Quatrième journée
Vendredi 23 novembre 1945.

Audience de l’après-midi.

M. DODD

Je reprends l’examen des documents dont je n’ai pas terminé le commentaire ce matin.

Nous parlions d’un document portant le nº D-203, et j’avais souligné le deuxième paragraphe de la troisième page. Je vais en lire quelques lignes :

« La question de la remise sur pied de la Wehrmacht ne sera pas décidée à Genève, mais en Allemagne, quand la pacification intérieure aura accru notre force. »

J’aimerais me reporter à la même page du même document, au dernier paragraphe, dernière phrase qui concerne l’accusé Göring, qui assistait à cette réunion du 20 février 1933 à Berlin : Göring déclara que les sacrifices exigés sembleraient certes moins lourds à l’industrie si elle savait que les élections du 5 mars seraient certainement les dernières pour les dix ans à venir, et probablement même pour un siècle.

Dans un mémorandum daté du 22 février 1933 (document D-204 du livre de documents), Gustav Krupp a décrit brièvement cette réunion et indiqué qu’il avait exprimé à Hitler les remerciements des vingt-cinq industriels présents à cette conférence du 20 février 1933. Cette note renferme d’autres déclarations, mais elles ne me semblent pas particulièrement utiles à l’accusation quant aux charges que nous exposons présentement. Ce mémorandum corrobore également l’affidavit de Puhl mentionnant l’existence de cette réunion.

Je signale que ce mémorandum et le compte rendu du discours de Hitler ont été trouvés par les Armées britanniques et américaines dans les archives personnelles de l’accusé Krupp.

Plaise au Tribunal. Je me rends compte que la méthode que j’emploie ici est quelque peu ennuyeuse, car je me rapporte un à un aux documents et extraits que je cite ; cet exposé est donc très différent des précédents. Je pense toutefois que vous m’accorderez votre indulgence, car cette partie de l’accusation exige des explications précises et détaillées.

Au mois d’avril 1933, après que Hitler se fut installé au pouvoir, Gustav Krupp, en sa qualité de président de l’Association de l’Industrie allemande, qui était la plus vaste association d’industriels allemands, entreprit d’adapter cette association aux buts des conspirateurs et d’en faire un instrument effectif pour la réalisation de leurs fins.

Dans une lettre de transmission, Krupp déclara que le plan de réorganisation qu’il soumettait au nom de l’Association des industriels était caractérisé par le désir de coordonner les mesures économiques avec les nécessités politiques, tout en se conformant aux conceptions que le Führer se faisait du nouvel État allemand. Un exemplaire de cette lettre se trouve dans le livre de documents sous le nº D-157. Dans le plan de réorganisation proprement dit, Krupp déclara :

« L’évolution des événements politiques correspond aux désirs que moi-même et le Conseil d’administration nourrissons depuis longtemps… Au cours de la réorganisation de l’Association des industriels allemands, je serai guidé par l’idée de faire cadrer cette nouvelle organisation avec les buts politiques du Gouvernement du Reich. »

Les idées exprimées par Krupp au nom des membres de l’Association des industriels allemands, relatives à l’introduction du principe du chef dans l’industrie, furent ultérieurement adoptées. Je me permets de renvoyer le Tribunal au Reichsgesetzblatt de 1934, partie I, page 1194, paragraphes 11, 12 et 16. En exécution du décret qui introduisait le principe du chef dans l’industrie, chaque groupe industriel devait avoir un chef assurant son service sans rémunération. Ces chefs étaient nommés et pouvaient être révoqués ad nutum par le ministre de l’Économie, le statut de chaque groupe devait être fixé par le chef qui devait diriger son groupe en accord avec les principes de l’État national-socialiste.

L’introduction du principe du chef dans l’organisation des entreprises a permis la centralisation de l’autorité et garanti la bonne exécution des ordres donnés par le Gouvernement aux entreprises, afin de faciliter le passage à l’économie de guerre. Le soutien formidable donné par les industriels allemands au programme de guerre nazi est décrit d’une façon vivante dans un discours que Gustav Krupp devait prononcer en janvier 1944 à l’Université de Berlin. J’invite respectueusement le Tribunal à se référer à nouveau au document D-317. Je n’ai pas l’intention d’importuner le Tribunal en lisant ce document in extenso, mais j’aimerais cependant en citer des extraits, sans les séparer trop nettement de leur véritable contexte. Cette déclaration commence aux paragraphes 3 et 4 du grand paragraphe 1 de la page 1 :

« Le matériel de guerre sauvegarde la vie du peuple, et quiconque travaille pour le matériel de guerre peut en être fier. L’entreprise considérée comme une entité, trouve ici la plus haute justification de son existence, et, si je puis ouvrir cette parenthèse, cette justification s’est imposée surtout dans la période de 1919 à 1933, au moment ou l’Allemagne gisait désarmée… »

Et plus loin :

« C’est l’un des plus grands mérites de l’économie de guerre allemande, que de n’être pas restée inactive au cours de ces années difficiles, bien que, pour des raisons évidentes, son activité n’ait pu se développer au grand jour. Au cours des années de travail secret, on a créé les conditions scientifiques et matérielles qui ont permis, au moment voulu et sans expériences inutiles, de restaurer à nouveau l’Armée allemande. » Dans le même discours, dernier paragraphe de la première page : « Seules l’activité clandestine des entreprises allemandes et l’expérience acquise entre temps par la production, organisée conformément à une économie de paix, ont permis, après 1933, d’affronter les tâches nouvelles qui se présentaient, c’est-à-dire de restaurer la puissance militaire allemande. Ce n’est que grâce à cet effort que purent être résolus les divers problèmes entièrement nouveaux, soulevés par le Plan de quatre ans du Führer. Il était nécessaire de se procurer de nouvelles matières premières, d’explorer et de faire des recherches, d’investir des capitaux, pour rendre l’économie allemande indépendante et forte, bref, de lui donner la puissance d’une économie de guerre. Je cite un peu plus loin un passage du même discours : « Je crois pouvoir dire ici que les industriels allemands ont suivi les voies nouvelles de façon enthousiaste, qu’ils ont adopté les grands projets du Führer avec une louable émulation et une gratitude consciente, et qu’ils l’ont suivi fidèlement. De quelle autre façon aurait-on accompli les tâches qui se présentaient entre 1933 et 1939, et surtout après 1939 ? »

Nous devons souligner que le programme de réarmement secret a reçu un début d’exécution immédiate dès que les conspirateurs nazis eurent pris le pouvoir. Le 4 avril 1933, le cabinet du Reich a créé le Conseil de Défense du Reich. La tâche de ce Conseil était de mobiliser secrètement, en vue de la guerre. À la deuxième réunion du 22 mai 1933 de la Commission de travail des conseillers de la Défense du Reich, qui fut l’ancêtre du Conseil de Défense du Reich, c’était l’accusé Keitel, alors colonel, qui présidait. Il déclara que le Conseil de Défense du Reich devait se préparer à l’éventualité d’une guerre. Il souligna que le Conseil était prêt à passer outre à tous les obstacles. Pleinement conscient du fait que cette activité était une violation flagrante du Traité de Versailles, l’accusé Keitel souligna l’importance extrême du secret. Je cite le document EC-177, page 5. Le colonel Keitel déclara : « Aucun document ne doit être perdu, car il pourrait tomber entre les mains du service de renseignement ennemi. On ne peut pas prouver des ordres oraux, et ils peuvent être niés par nous à Genève. »

Les conspirateurs nazis ont dirigé l’économie allemande vers un seul but : forger une machine de guerre ; c’est ce qui ressort mieux encore du procès-verbal secret de la sixième réunion du comité de travail du soi-disant Conseil de Défense du Reich, qui eut lieu le 7 février 1934. C’est le document EC-404, portant la mention : « Affaire secrète de commandement », daté du 7 février 1934. À cette séance, le général Beck a dit : « Le sujet de cette réunion est l’état actuel des préparatifs. »

Entre parenthèses, j’ajoute qu’il est mentionné à la première page de ce document qu’outre le général Beck, l’accusé Jodl était présent : il était à l’époque lieutenant-colonel. Il est également question d’un capitaine Schmundt et d’un colonel Guderian, d’un général von Reichenau, d’un commandant Warlimont ; tous ces noms, le Tribunal les entendra encore au cours de la présentation de notre exposé.

Des mesures détaillées de financement d’une guerre future furent discutées, et on souligna que les aspects financiers de l’économie de guerre seraient réglés par le ministère des Finances du Reich et par la Reichsbank, à la tête de laquelle se trouvait l’accusé Schacht.

Comme on l’a dit ce matin, l’accusé Schacht fut secrètement nommé, le 21 mai 1935, plénipotentiaire général à l’Économie de guerre ; ses fonctions consistaient à placer toutes les forces économiques de la nation au service de la machine de guerre nazie. La loi secrète de Défense du 21 mai 1935 (nommant secrètement Schacht à ce poste), lui confia toute la responsabilité de l’économie de guerre. En cas de guerre, il devait devenir véritablement le dictateur économique de l’Allemagne ; son travail consistait à placer toutes les forces économiques au service de la conduite de la guerre et à assurer économiquement la vie du peuple allemand. Les ministres de l’Économie, du Travail, du Ravitaillement, de l’Agriculture, des Eaux et Forêts, ainsi que tous les services du Reich contrôlés directement par le Führer furent subordonnés à Schacht. Il était responsable tout aussi bien du financement que de la conduite de la guerre. Schacht fut même autorisé à édicter des ordonnances dans la sphère de ses responsabilités, même si elles ne cadraient pas avec les lois existantes.

Le réarmement de l’Allemagne continua à une cadence très rapide. Dans l’été de 1935, les conspirateurs nazis s’étaient enhardis jusqu’à faire des plans pour la réoccupation de la Rhénanie. À la dixième réunion de ce même comité de travail du Conseil fut discutée la question des mesures à prendre pour la réoccupation de la Rhénanie (document EC-405). Au cours de cette réunion du 25 juin 1935, on décida que la question rhénane devait être abordée avec précaution, car Hitler avait assuré les Français qu’aucune action militaire ne serait entreprise dans la zone démilitarisée. Entre autres questions nécessitant un soin tout spécial, il y avait la préparation de la mobilisation économique, tâche qu’on avait confiée spécialement à l’accusé Schacht, en sa qualité de plénipotentiaire secret pour l’Économie de guerre.

LE PRÉSIDENT

Lisez-vous ce document ?

M. DODD

J’en cite des extraits, Votre Honneur : C’est sur les pages 4 et 5 de ce document que j’étaye mon argumentation. Je m’excuse de me référer constamment aux textes, mais j’ai pensé que c’était la meilleure façon de procéder pour informer pleinement le Tribunal.

LE PRÉSIDENT

Bien ; si vous nous dites où cela se trouve dans le document, nous pourrons suivre.

M. DODD

Page 4, milieu de la page, cinquième paragraphe, première phrase : « La zone démilitarisée demande des précautions » et page 5, j « Préparatifs de mobilisation économique ». Au dernier paragraphe de la page 4, avant les lettres a, b, c, d, on trouve…

LE PRÉSIDENT

Je crois que vous devriez lire page 4, l’avant-dernier paragraphe : « Puisque les démêlés politiques… »

M. DODD

« Puisque les démêlés politiques avec l’étranger doivent être évités, actuellement, à tout prix… seules les mesures préparatoires qui sont absolument nécessaires doivent être poursuivies. L’existence de ces préparatifs ou leurs projets doivent être gardés absolument secrets dans la zone en question, aussi bien que dans tout le Reich. »

Ainsi sont dévoilés ces préparatifs comprenant, ainsi que je vous l’ai dit il y a quelques minutes, la préparation de la mobilisation économique. Il y en a évidemment beaucoup d’autres, le rassemblement préliminaire des véhicules hippomobiles et à moteur, la préparation des mesures d’évacuation et ainsi de suite…

Abandonnant maintenant ce document, nous dirons que le rapide succès du réarmement allemand est dû, en majeure partie, à l’activité de l’accusé Schacht. À l’automne 1934, les conspirateurs nazis annoncèrent un « Nouveau plan », visant à contrôler les importations et les exportations pour obtenir les matières premières nécessaires à l’armement ainsi que les devises étrangères destinées à soutenir ce programme. Ce nouveau plan, création de l’accusé Schacht, donna à celui-ci le contrôle des importations en étendant le système des bureaux de contrôle des importations, précédemment limité aux groupes essentiels de matières premières, à toutes les marchandises importées en Allemagne, soit sous forme de matières premières, de produits semi-manufacturés, soit sous forme de produits finis. L’exigence de licences d’importation permit aux conspirateurs nazis de limiter les importations aux produits servant leurs projets de guerre.

Par la suite, en février 1935, fut promulguée la loi sur les devises : on la trouvera au Reichsgesetzblatt de 1935, partie I, page 105. Aux termes de cette loi, toutes les transactions comportant des échanges monétaires avec l’étranger étaient soumises à l’approbation des Devisenstellen (Offices de contrôle des changes). En contrôlant ainsi la circulation des devises étrangères, les conspirateurs pouvaient modeler le commerce extérieur au gré de leurs besoins et de leurs désirs.

Ainsi tous les secteurs de l’économie allemande étaient mis au service de la guerre sous l’impulsion, en particulier, de l’accusé Schacht. Dans une étude sur la mobilisation économique en vue de la guerre, datée du 30 septembre 1934, il est dit qu’on avait déjà pris des dispositions pour constituer des stocks, pour mettre sur pied de nouveaux moyens d’obtention de produits rares, pour centraliser l’industrie dans les zones sûres et pour contrôler la politique fiscale et commerciale. On a fait allusion au fait que le travail de stockage avait été gêné par l’exigence du secret et du camouflage. Des réserves de carburant pour automobiles et des stocks de charbon furent accumulés et la production d’essence synthétique accélérée. On régla intentionnellement les besoins civils afin que les usines pussent, pour la plupart, travailler pour les Forces armées allemandes. On étudia les possibilités d’un commerce d’échanges en nature avec des nations qu’on supposait devoir être neutres en cas de guerre.

La question du financement du programme d’armement se révélait un problème très difficile à résoudre pour les conspirateurs. En 1934 et 1935, l’économie allemande n’aurait pu, par aucun moyen, trouver l’argent nécessaire à la réalisation d’un programme d’armement avec les seuls impôts et emprunts publics. Dès l’origine, le programme d’armement supposait « l’engagement des dernières réserves ». En dehors du problème consistant à trouver des sommes considérables nécessaires au financement de ce programme, les conspirateurs nazis étaient extraordinairement soucieux, au début, de dissimuler l’extension de leurs fébriles préparatifs d’armement. Après avoir considéré les diverses techniques de financement du programme d’armement, l’accusé Schacht proposa la création de traites « Mefo ». L’un des avantages de ce système, résidait dans le fait que les chiffres qui devaient indiquer l’extension du réarmement seraient devenus publics si l’on avait utilisé une autre méthode, mais on put les tenir secrets en utilisant le système des traites « Mefo », car ces traites étaient exclusivement employées pour le financement de l’armement. Les transactions par traites « Mefo » s’opéraient de la façon suivante :

Ces traites « Mefo » étaient émises par les entrepreneurs d’armement et acceptées par une compagnie à responsabilité limitée, la Metallurgische Forschungsgesellschaft m. b. H. dont les initiales forment le mot « Mefo ». Cette compagnie avait un capital nominal de 1.000.000 de Reichsmark et était une société camouflée ; les traites étaient reçues par toutes les banques allemandes pour réescompte possible auprès de la Reichsbank et elles étaient garanties par le Reich. Le secret était assuré par le fait qu’elles ne figuraient ni dans les bilans publiés par la Reichsbank, ni dans les postes du budget.

Le système des traites « Mefo » a fonctionné jusqu’au 1er avril 1938 ; à cette date, 12.000.000.000 de Reichsmark de traites « Mefo » avaient été mis en circulation pour financer le réarmement. Comme on ne jugeait plus nécessaire – c’était au mois d’avril 1938 – de camoufler les grands progrès faits par le réarmement allemand, on cessa d’utiliser ce système de financement « Mefo ».

Une autre source de fonds utilisée par l’accusé Schacht pour financer le programme d’armement secret était constituée par les fonds des adversaires politiques du régime nazi et par les marks des étrangers en dépôt à la Reichsbank. Je cite Schacht : « Nos armements sont aussi financés, en partie, avec l’argent de nos adversaires politiques. » Ces mots figurent dans le mémorandum de Schacht à Hitler du 3 mai 1935, PS-1168 dans le livre de documents.

Ces traites « Mefo » étaient une menace perpétuelle pour la stabilité de la monnaie, puisqu’on pouvait les faire réescompter par la Reichsbank, auquel cas la circulation monétaire s’en serait trouvée automatiquement augmentée. Il subsistait donc toujours une menace d’inflation. Mais l’accusé Schacht poursuivit cette politique parce que, disait-il, « il suivait le Führer avec un loyalisme inébranlable, il adhérait pleinement aux idées fondamentales du national-socialisme et, en définitive, les ennuis provoqués ne pouvaient être comparés à la grandeur des tâches à accomplir. »

Des officiers supérieurs rendirent hommage aux efforts entrepris par l’accusé Schacht pour développer la machine de guerre allemande. Dans un article paru dans la Gazette militaire hebdomadaire en janvier 1937, il est dit :

« La Wehrmacht salue aujourd’hui le Dr Schacht comme l’un des hommes qui ont accompli une œuvre impérissable pour l’Armée et son développement, conformément aux directives du Führer et Chancelier du Reich. La Wehrmacht doit à l’adresse et à la grande capacité de Schacht d’avoir pu, conformément au plan établi et en dépit de toutes les difficultés monétaires, atteindre l’effectif actuel en partant d’une armée de 100.000 hommes. »

Après la réoccupation de la Rhénanie, les conspirateurs nazis redoublèrent d’efforts pour préparer l’Allemagne à une grande guerre. Le Plan de quatre ans, comme nous l’avons indiqué précédemment, fut annoncé par Hitler, dans son allocution au congrès du Parti à Nuremberg, le 9 septembre 1936, et fut consacré par un décret d’exécution en date du 18 octobre 1936. On le trouve au Reichsgesetzblatt de 1936, première partie, page 887. Aux termes de ce décret, l’accusé Göring était responsable du plan ; il pouvait mettre en œuvre toutes les mesures légales ou administratives qu’il jugeait nécessaires à l’accomplissement de sa tâche et donner des ordres et des instructions à tous les organismes gouvernementaux, y compris les plus hautes autorités du Reich. Le but de ce plan était de permettre à l’Allemagne nazie d’arriver à se suffire complètement en matières premières essentielles : carburants, caoutchouc, fibres textiles et métaux non ferreux, et à intensifier les préparatifs de guerre. Le développement des produits synthétiques fut accéléré considérablement, en dépit d’un prix de revient élevé.

En plus de ce programme autarcique, les conspirateurs nazis avaient besoin de devises étrangères pour financer leur propagande et leur espionnage à l’étranger. Dans un discours du 1er novembre 1937, prononcé devant la Wehrmacht-Akademie, le général Thomas déclara :

« Si vous considérez que l’on aura besoin durant la guerre de moyens considérables pour organiser la propagande nécessaire, pour payer le service d’espionnage et pour d’autres besoins similaires, il est clair que notre mark intérieur ne pourra plus être utile et que, par conséquent, des devises étrangères seront indispensables. »

Ce besoin de monnaie étrangère fut réduit en partie par les services d’espionnage et de propagande, que beaucoup de grands industriels rendaient gratuitement à l’État nazi. J’ai ici un document portant le nº D-206. Il est daté du 12 octobre 1935, de Essen. Il fut trouvé dans les archives de la firme Krupp par les représentants des Armées américaines et britanniques. Je ne lirai pas ce document en entier, à moins que vous ne me le demandiez. J’en lirai le début pour en préciser l’objet ; c’est un mémorandum portant le titre « Objet : diffusion de littérature officielle de propagande à l’étranger, par les soins de nos relations étrangères ». Puis :

« Au matin du 11 octobre, le représentant local du bureau privé des Affaires étrangères de Ribbentrop (Dienststelle Ribbentrop) prit rendez-vous par téléphone pour un certain M. Lackmann, qui devait arriver à une heure déterminée… Quand je lui demandai à qui j’avais l’honneur de parler et quel bureau officiel il représentait, mon interlocuteur me dit qu’il n’était pas lui-même le représentant local du bureau privé des Affaires étrangères de Ribbentrop, mais qu’un certain Landrat, M. Bollmann, en était le représentant et que lui, Lackmann, venait sur ordre de Bollmann. »

Voici le paragraphe suivant : « …Il existe un grand désordre dans le domaine de la propagande à l’étranger, et les services de Ribbentrop veulent créer à cet effet une organisation plus stricte. Dans ce but, le soutien de notre firme et par-dessus tout un fichier de tous nos correspondants sont nécessaires. »

Puis la phrase suivante, troisième paragraphe : « J’ai dit à M. Lackmann que notre maison s’était mise depuis des années à la disposition des organismes officiels pour aider la propagande à l’étranger et que nous avions rendu au maximum tous les services qui nous avaient été demandés. »

J’ai ici un document portant le numéro D-167 qui est une copie d’un document trouvé dans les archives de la maison Krupp par des représentants des Armées américaine et britannique, et qui est daté du 14 octobre 1937. C’est un mémorandum de M. Sonnenberg relatif à la réunion d’Essen, du 12 octobre 1937, et rapportant qu’un certain Menzel, représentant le service de renseignements de différents offices ministériels placés sous l’autorité du département de la Guerre, recueillait les renseignements sur les armements étrangers (à l’exclusion de ceux qui étaient publiés par les journaux), que M. Krupp avait reçus de ses agents à l’étranger, dans le but de les transmettre à ce service. Il y est dit, au troisième paragraphe : « De notre côté, nous avons entrepris de fournir des renseignements à l’Abwehrabteilung… comme il nous l’avait été demandé. »

J’en ai fini avec la lecture de ce document et j’en reviens au programme des conspirateurs. Comme je l’ai dit, celui-ci progressa avec une rapidité stupéfiante, vraiment stupéfiante. La production de l’acier, par exemple, d’après les publications officielles allemandes, était la suivante :

En 1933 une production de 74.000 tonnes.

— 1934 — 105.000 —

— 1935 — 145.000 —

— 1936 — 186.000 —

— 1937 — 217.000 —

— 1938 — 477.000 —

La production de l’essence a crû encore plus vite : de 370.000 tonnes en 1934 à 1.494.000 tonnes en 1938.

Les conspirateurs nazis pressaient l’achèvement de leur programme d’armement avec une hâte qui trahissait clairement leur conscience de l’imminence de la guerre. Göring déclara lors d’une réunion tenue le 4 septembre 1936 : « Toutes mesures doivent être prises exactement comme si la guerre était imminente. » II fit remarquer que « si la guerre était déclenchée demain, nous serions obligés de prendre des mesures… que nous pourrions hésiter à prendre en ce moment… il faut donc les prendre ». L’extrême urgence fut soulignée par Göring qui remarqua que les « réserves existantes devront être entamées pour nous permettre de franchir ce cap difficile, jusqu’à ce que le but du Führer soit atteint… De toute façon, en cas de guerre, ajouta-t-il, elles ne constituent pas un fonds sur lequel on puisse compter ».

Par une lettre très secrète du 21 août 1936, l’accusé Schacht fut avisé que Hitler avait ordonné que toutes les formations de l’Aviation fussent prêtes pour le 1er avril 1937. Ceci servit à accentuer le caractère d’urgence qui avait marqué l’économie de guerre nazie dès le début. Enivrés de leur succès en Rhénanie, les conspirateurs nazis posaient ainsi les bases d’une action offensive ultérieure.

LE PRÉSIDENT

Autant que je puisse en juger, vous ne vous êtes référé à aucun document, depuis le 167 ?

M. DODD

Non, Votre Honneur. Les chiffres sur la production d’acier et de carburant liquide proviennent de l’annuaire statistique du Reich de 1939-1940 et 1941-1942. Je veux parler des chiffres concernant l’acier ; les chiffres que j’ai cités pour la production de l’essence proviennent de l’annuaire statistique du Reich allemand 1941 et 1942. Quant aux déclarations de l’accusé Göring, elles sont tirées du document EC-416 du livre de documents.

LE PRÉSIDENT

Vous avez déjà parlé de ce document, n’est-ce pas ?

M. DODD

Oui, je m’y suis déjà référé, je crois. Quelques-uns de ces documents contiennent des références à plusieurs parties de l’exposé, et je dois y faire allusion à diverses reprises, au cours de mon exposé.

LE PRÉSIDENT

Très bien, continuez si vous désirez vous y reporter.

M. DODD

À la première page, sixième paragraphe :

« Les réserves existantes devront être entamées pour nous permettre de franchir le cap difficile, jusqu’à ce que le but du Führer soit atteint. De toute façon, en cas de guerre, elles ne constituent pas un fonds sur lequel on puisse compter. » Et, à la deuxième page, paragraphe 8 :

« Si la guerre était déclenchée demain, nous serions bien obligés de prendre des mesures que nous pourrions hésiter à prendre en ce moment. Il faut donc les prendre. »

En ce qui concerne le fait que l’accusé Schacht a été avisé de l’ordre donné aux formations de l’Air, d’être prêtes pour le 1er avril 1937, je me réfère au document PS-1301, daté du 31 août 1936. On me signale que ce document devait porter un numéro supplémentaire et devait être numéroté PS-1301-7. On lit à la première page, troisième paragraphe, après le mot « Aviation » : « D’après un ordre du Führer, toutes les unités aériennes devaient être prêtes pour le 1er avril 1937 » ; et si Votre Honneur veut prendre la page 20, vers le milieu, vous verrez qu’un exemplaire de ce document a été envoyé au président de la Reichsbank, le Dr Schacht.

Après leurs succès en Autriche et dans le pays des Sudètes, les conspirateurs nazis redoublèrent d’efforts pour s’équiper en vue d’une guerre d’agression. Dans une conférence du 14 octobre 1938, peu avant que les conspirateurs nazis ne présentassent leurs premières exigences à la Pologne, Göring déclara que le Führer lui avait donné des instructions pour mener à bien un programme gigantesque, en comparaison duquel les réalisations faites jusqu’alors étaient insignifiantes. Il ferait face aux difficultés et les surmonterait avec la plus grande énergie et la plus grande rigueur. Cette déclaration se trouve dans le document PS-1301, page 25, deuxième phrase du premier paragraphe :

« Chacun sait, par la presse, comment se présente la situation internationale et, en conséquence, le Führer a donné l’ordre de réaliser un programme gigantesque, auprès duquel tout ce qui a été fait jusqu’ici paraîtra insignifiant. Il lui faudra faire face à des difficultés qu’il surmontera avec la plus grande énergie et la plus grande rigueur. »

Le stock de devises étrangères avait baissé à cause des préparatifs d’invasion de la Tchécoslovaquie : on considéra comme nécessaire de le remonter. Maintenant, je me réfère au paragraphe 3 de la même page 25 du document PS-1301.

« Les bénéfices provenant des exportations devront être utilisés pour accroître les armements. L’armement ne doit pas souffrir de l’exportation. Göring a reçu l’ordre du Führer de développer l’armement dans une mesure anormale, avec priorité pour la Luftwaffe. Dans les délais les plus courts, l’Aviation devra être quintuplée, la Marine et l’Armée devront obtenir de grandes quantités d’armes offensives à une cadence plus rapide, en particulier des pièces d’artillerie lourde et des chars lourds. En même temps que la production d’armements, on devra faire passer au premier plan une production considérable de tous matériaux nécessaires à la guerre, en particulier de carburants, de poudre et d’explosifs. Ce travail sera accompagné d’une extension accélérée du réseau des grandes routes, des canaux et surtout des chemins de fer. »

Au cours de ces préparatifs de guerre, deux volontés se heurtèrent, celle de l’accusé Göring et celle de l’accusé Schacht. Le résultat fut, en novembre 1937, la démission de l’accusé Schacht de ses fonctions de ministre de l’Économie et de plénipotentiaire à l’Économie de guerre et son renvoi, en janvier 1939, de la présidence de la Reichsbank. Je n’ai pas l’intention d’approfondir actuellement les détails de cette controverse. On en dira davantage sur ce sujet lors d’une phase ultérieure des débats. Mais, pour le moment, j’aimerais à faire remarquer que nous soutenons que le départ de Schacht n’impliquait aucun désaccord de sa part avec les buts de guerre essentiels des nazis. L’accusé Schacht était particulièrement fier de ses grands succès économiques et financiers qui soutinrent la machine de guerre nazie. Et, dans le document EC-257, qui est une copie d’une lettre adressée par Schacht au général Thomas, le premier paragraphe est ainsi conçu :

« C’est avec satisfaction que je me remémore l’oeuvre entreprise par le ministère de l’Économie qui m’a donné l’occasion d’aider au réarmement du peuple allemand, lors de la période la plus critique, non seulement dans la sphère financière, mais aussi dans la sphère économique. J’ai toujours considéré le réarmement du peuple allemand comme la condition sine qua non de l’établissement d’une nouvelle nation allemande. »

Le second paragraphe est d’un caractère plus personnel. Il n’a pas de rapport direct avec les questions que nous traitons en ce moment.

Dans une lettre adressée au général von Blomberg, le 8 juillet 1937, l’accusé Schacht écrivait (document EC-252) :

« La direction de l’Économie de guerre par le plénipotentiaire ne se trouverait jamais, dans ce cas, complètement indépendante du reste de la machine de guerre, mais devrait tendre vers les buts politiques de guerre avec l’aide de toutes les forces économiques. Je suis tout à fait disposé à participer à l’élaboration de l’ordonnance d’exécution de la loi sur la Défense du Reich. »

Au printemps de 1937, l’accusé Schacht, en compagnie des représentants des trois armes de la Wehrmacht, participa à des manœuvres dans le domaine de l’économie de guerre. C’est, ou c’était probablement, quelque chose de nouveau en matière d’exercice militaire. Ces manœuvres militaires eurent lieu à Godesberg (Allemagne). Je me réfère au document EC-174. Il porte le titre : « Voyage d’inspection de l’Économie de guerre entrepris à Godesberg, du 25 mai au 2 juin, par l’État-Major général ». Il reste assez vague et pas très clair en ce qui concerne la manière exacte dont fut conduite la manœuvre d’économie de guerre, mais il ne laisse subsister aucun doute sur le fait qu’une telle manœuvre eut effectivement lieu à Godesberg à cette époque. Au dernier paragraphe de la page 2 de ce document, nous avons la traduction de la première partie du discours de bienvenue adressé au Dr Schacht :

« Avant que je n’aborde le sujet de ces manœuvres de l’économie de guerre, je désire exprimer notre gratitude à tous à votre égard, Monsieur le Président Schacht, pour vous être donné la peine de participer personnellement à notre discussion finale aujourd’hui, en dépit de toutes vos autres activités. Ce fait nous prouve l’intérêt profond que vous avez montré, en tout temps, pour les tâches de l’économie de guerre, et votre présence ici est une nouvelle preuve de votre volonté de nous faciliter, à nous soldats, la préparation malaisée de l’économie de guerre et de renforcer la coopération harmonieuse de vos services avec les nôtres. »

Je voudrais également attirer l’attention du Tribunal sur l’avant-dernier paragraphe de la première page. Ce paragraphe ne comporte qu’une seule phrase, qui dit simplement : « Je tiens à faire remarquer toutefois qu’on doit garder le secret le plus strict sur toutes ces affaires et sur tous les renseignements reçus ». Cette phrase se rapporte au paragraphe précédent concernant les manœuvres en question.

Il semble que l’annexion de l’Autriche ait été un but poursuivi depuis longtemps par Schacht. Dans un discours aux employés de l’ancienne Banque nationale autrichienne, tel qu’il est exposé dans le document EC-297, nous trouvons au paragraphe 2, page 1, quatre ou cinq lignes avant la fin du paragraphe, les paroles suivantes, immédiatement après « Nombreux applaudissements » :

« L’Autriche a certainement une grande mission à remplir : être le dépositaire de la culture allemande, inspirer, surtout aux peuples du Sud-Est, le respect et la considération du nom allemand. Cette mission ne peut être accomplie qu’à l’intérieur du Grand Reich allemand. Elle ne peut être basée que sur le pouvoir d’une nation de 75.000.000 de personnes, qui forme, que ses adversaires le veuillent ou non, le cœur et l’âme de l’Europe. »

Le Dr Schacht poursuit :

« Au cours des derniers jours, nous avons lu toute une série d’articles de la presse étrangère prétendant que si ce but, l’union des deux pays, était justifiée dans une certaine mesure, la méthode employée pour y parvenir était terrible… Cette méthode qui, certainement, ne convient pas à telle ou telle puissance étrangère, n’est rien d’autre que la conséquence d’innombrables perfidies, brutalités et violences, que les pays étrangers ont exercées contre nous. »

Je me réfère maintenant au quatrième paragraphe de la page 3 du même document, au milieu de la page environ ; je lis ce passage :

« J’ai la réputation de prononcer parfois des paroles offensantes à l’égard de certaines gens et je ne voudrais pas me départir ici de cette habitude. Je sais que, même ici, il y a quelques personnes (je crois qu’elles ne sont pas trop nombreuses), qui n’apprécient pas les événements survenus ces derniers jours. Mais je crois que personne ne doute du résultat, et tous les mécontents doivent savoir qu’on ne peut satisfaire tout le monde. Tel dit qu’il aurait peut-être agi autrement, mais le fait à noter est qu’il n’a pas agi, et que c’est notre Adolf Hitler seul qui a agi ; s’il y a encore quelque chose à améliorer, ces mécontents devraient essayer d’apporter leur contribution au Reich allemand et à l’intérieur de la communauté allemande, et non pas de nous importuner de l’extérieur. »

Dans le mémorandum du 7 janvier 1939 adressé à Hitler par l’accusé Schacht et les autres directeurs de la Reichsbank demandant instamment l’équilibre du budget en raison du danger menaçant d’inflation, il était dit – et je me réfère maintenant au document EC-369 et plus particulièrement au dernier paragraphe de la première page de ce document :

« Dès le début, la Reichsbank avait conscience du fait qu’une politique étrangère fructueuse ne pouvait être réalisée que par la reconstruction des Forces armées allemandes. Elle (la Reichsbank), a donc assumé, dans une très large mesure, la responsabilité de financer le réarmement en dépit des dangers que cela comportait pour le volume de la circulation ; la justification de cette politique était une nécessité qui rejeta à l’arrière-plan toutes les autres considérations, la nécessité de créer sur-le-champ, en partant de zéro et, qui plus est, sous le manteau, l’armement qui rendît possible une politique étrangère commandant le respect. »

Les directeurs de la Reichsbank, en tant qu’experts en matière monétaire, croyaient qu’on avait atteint le point à partir duquel une plus grande production d’armement n’était plus possible. C’était simplement un avis sur la situation, et non un principe moral. Il n’y avait pas d’opposition à la politique d’agression de Hitler, mais des doutes subsistaient sur le point de savoir s’il pouvait financer cette politique. Le document EC-397 est une lettre de Hitler à Schacht à l’occasion de son départ de la Reichsbank, où il le félicite de son grand effort pour aider le programme des conspirateurs nazis. À ce moment, les Forces armées avaient permis à Hitler de s’emparer de l’Autriche et du Pays des Sudètes. Schacht, jusqu’à présent, avait bien rempli sa tâche. Et, pour citer le document EC-397, dans les propres termes de Hitler, rapportés dans cette lettre qu’il écrivit à l’accusé Schacht : « Votre nom, par-dessus tous les autres, sera à jamais lié à la première phase du réarmement national. »

Bien qu’ayant été écarté de la présidence de la Reichsbank, Schacht resta cependant ministre sans portefeuille et conseiller intime de Hitler. L’accusé Funk prit la place de Schacht comme président de la Reichsbank. Je demande à ce sujet au Tribunal, d’accorder force probante au Völkischer Beobachter du 21 janvier 1939. L’accusé Funk ne se montrait nullement paralysé par la crainte de l’inflation, car, comme Göring, sous les ordres duquel il avait travaillé au Plan de quatre ans, il ne voyait aucun obstacle au plan d’attaque de la Pologne.

Dans le document PS-699, lettre adressée à Hitler le 25 août 1939, quelques jours seulement avant l’attaque de la Pologne, l’accusé Funk rendit compte à Hitler que la Reichsbank était prête à affronter toutes les perturbations qu’une guerre de grande envergure pouvait amener dans la circulation monétaire et le système de crédit internationaux. Il disait, dans ce rapport, qu’il avait transféré en or à l’étranger tous les fonds disponibles de la Reichsbank et que l’Allemagne était prête à faire face à toutes les tâches financières et économiques qui se présenteraient.

Il semble simple et clair, d’après les écrits, d’après les actes, d’après les discours des conspirateurs nazis eux-mêmes, qu’ils dirigeaient en fait l’économie allemande vers la préparation d’une guerre d’agression. Pour paraphraser les paroles que l’accusé Göring prononça une fois, les conspirateurs ont donné aux Allemands « des canons au lieu de beurre ». Et nous affirmons qu’ils ont donné également à l’Histoire, l’exemple le plus frappant d’une nation qui se dirige, en temps de paix, dans une voie unique, celle de la guerre d’agression. Leurs préparatifs économiques, fixés et appliqués avec l’énergie rigoureuse de Göring, la cynique sorcellerie financière de l’accusé Schacht et la complicité consciente de Funk, entre autres, constituèrent le premier acte indispensable de la douloureuse tragédie que leur agression infligea au monde.

J’aimerais déposer maintenant, si cela convient au Tribunal, les documents auxquels je me suis référé au cours de cet exposé. Nous avons ici les originaux dans les dossiers et ils peuvent être rapprochés des traductions que nous avons présentées au Tribunal.

LE PRÉSIDENT

Est-ce que les accusés ont eu la latitude d’étudier ces documents ?

M. DODD

Je doute qu’ils en aient eu pleinement la possibilité. Les photocopies sont là, mais je pense qu’elles n’y sont pas depuis assez longtemps pour que les accusés aient pu les examiner.

LE PRÉSIDENT

Bien. Le Tribunal pense qu’ils doivent avoir toute faculté de les examiner et de les comparer avec les exemplaires qui nous ont été présentés, avant que les originaux ne soient déposés.

M. DODD

Très bien, Votre Honneur ; nous pourrons déposer ces documents plus tard, si je comprends bien, Votre Honneur ?

LE PRÉSIDENT

Certainement. Le Tribunal suspend l’audience pour 10 minutes.

(L’audience est suspendue.)
COLONEL STOREY

Plaise au Tribunal. Le Ministère Public américain abordera maintenant la partie de l’exposé qui traite de la guerre d’agression ; elle sera présentée par M. Alderman.

M. ALDERMAN

Plaise au Tribunal. Je viens produire, au nom du Ministère Public américain, les preuves des charges imputées au chef d’accusation nº 1, relatives aux projets, à la préparation, au déclenchement et à la conduite d’une guerre illégale d’agression, et au complot visant à commettre ce crime.

La phase de la guerre d’agression dans la partie relative au complot visé par le premier chef d’accusation, ou même dans l’ensemble de l’accusation, constitue à notre avis le centre des débats. Si nous ne traitions pas de cette guerre dans notre présentation, nous n’atteindrions pas le cœur du sujet ; si nous ne l’exposions pas au Tribunal avec les détails indispensables, nous n’en fournirions pas les éléments nécessaires pour connaître l’essentiel de l’affaire.

Sans conteste, dans ce tableau, tous les autres crimes si dramatiques, si sordides, si choquants et si révoltants qu’ils soient pour la conscience commune des peuples civilisés, ont été commis à l’occasion ou en conséquence de la guerre d’agression.

Toute la dramatique histoire des événements d’Allemagne durant les premières phases du complot, les idéologies mises en œuvre, le recours à des méthodes terroristes et à la suppression des libertés humaines comme moyens d’action pour la conquête du pouvoir, et même les camps de concentration et les crimes contre l’Humanité, les persécutions, les tortures et les meurtres, tous ces crimes auraient eu une faible signification au point de vue du Droit international, si l’Allemagne ne s’était pas préparée ainsi à commettre des agressions contre des nations voisines pacifiques.

Même les aspects du Procès relevant des crimes de guerre au sens strict du mot ne sont que le résultat inévitable et immédiat des guerres d’agression déclenchées et menées par ces conspirateurs et de la nature de la guerre qu’ils ont conduite : la guerre totale, résultat naturel de leur conception d’un État totalitaire dominé par un parti, la guerre impitoyable, résultat naturel des doctrines, des desseins et des buts impitoyables de ces fauteurs de guerre.

C’est pour ces raisons, je le répète, qu’à notre avis, l’ensemble des événements qui ont permis les gains territoriaux acquis par la menace de la force, par de véritables agressions et par des guerres d’agression, constitue le véritable cœur du sujet. En conséquence, nous nous excusons auprès du Tribunal de mentionner autant de détails, mais l’importance considérable de la cause nous y oblige.

La ligne générale de la tâche du Ministère Public américain a été définie dans le discours introductif de M. Justice Jackson. Dans cet exposé, il a indiqué au Tribunal la nature générale et le caractère des preuves qui seront fournies par le Ministère Public américain à l’appui des points de l’accusation que je vais traiter. Cependant, avant de m’occuper de la présentation proprement dite de ces preuves et pour faire un exposé bien ordonné de la question, je crois devoir faire une courte introduction à cette partie spéciale de l’exposé américain. En procédant ainsi, je n’essaierai pas de refaire le chemin parcouru avec tant de maîtrise par M. Justice Jackson ; au contraire, je limiterai mes remarques préliminaires à des questions qui portent spécifiquement et particulièrement sur la partie de l’exposé américain, relative au crime de guerre illégale, ainsi qu’au plan concerté ou complot visant à la commission de ces crimes.

Les règles de Droit dont s’inspirent ici les considérations du Tribunal et celles dont s’inspirera le jugement final, sont définies dans l’article 6 du Statut. Voici le passage de l’article 6 qui nous intéresse ici :

« Le Tribunal établi par l’accord mentionné à l’article premier ci-dessus pour le jugement et le châtiment des grands criminels de guerre des pays européens de l’Axe, sera compétent pour juger et punir toutes personnes qui, agissant pour le compte des pays européens de l’Axe, auront commis, individuellement ou à titre de membres d’organisations, l’un quelconque des crimes suivants :

« Les actes suivants, ou l’un quelconque d’entre eux, sont des crimes soumis à la juridiction du Tribunal et entraînent une responsabilité individuelle :

« a) Les crimes contre la Paix : C’est-à-dire la direction, la préparation, le déclenchement ou la poursuite d’une guerre d’agression, ou d’une guerre en violation des traités, assurances ou accords internationaux ou la participation à un plan concerté ou à un complot pour l’accomplissement de l’un quelconque des actes qui précèdent. »

Les sous-paragraphes b et c de l’article 6 ne s’appliquent pas à l’aspect de la cause que nous devons exposer.

Par contre, le paragraphe final non numéroté de cet article 6 est très important pour nous. Le voici :

« Les dirigeants, organisateurs, provocateurs ou complices qui ont pris part à l’élaboration ou à l’exécution d’un plan concerté ou d’un complot pour commettre l’un quelconque des crimes ci-dessus définis sont responsables de tous les actes accomplis par toutes personnes, en exécution de ce plan. »

Je demande au Tribunal, quand il recevra les preuves relatives à cette partie de l’exposé des faits, d’avoir présents à l’esprit les cinq principes que l’on peut poser d’après les passages du Statut que je viens de vous lire.

1. Le Statut établit une responsabilité individuelle pour des actes constituant des crimes contre la Paix.

2. L’expression « crimes contre la Paix » englobe la conception, la préparation, le déclenchement ou la poursuite d’une guerre illégale.

3. L’expression « crimes contre la Paix » embrasse aussi la participation à un plan concerté ou complot en vue de faire une guerre illégale.

4. Par « guerre illégale », on entend soit une guerre d’agression, soit une guerre en violation des traités, assurances ou accords internationaux. Ces deux sortes de guerre illégale ne sont pas nécessairement les mêmes. Il suffira donc au Ministère Public de prouver que telle guerre fut une guerre d’agression, qu’elle ait été ou non conduite en violation d’assurances, de traités ou d’accords internationaux, ou bien qu’elle fut conduite en violation d’assurances, de traités ou d’accords internationaux, qu’elle ait été ou non une guerre d’agression. Les preuves présentées au cours de cette partie de l’exposé, établiront d’une façon décisive que les guerres projetées, préparées, déclenchées et conduites par ces accusés et les guerres qui furent l’objet de leurs plans concertés ou complot furent illégales sous ces deux formes.

5. D’après le Statut, la responsabilité pénale individuelle d’un accusé ne résulte pas uniquement de sa participation directe au crime, mais il suffit au Ministère Public, pour l’établir, de prouver que cet accusé fut un chef, un organisateur, un instigateur ou un complice ayant participé, soit à l’élaboration, soit à l’exécution d’un plan concerté ou d’un complot visant à commettre des crimes contre la Paix.

Pour beaucoup d’accusés, il sera possible de prouver leur participation personnelle directe au crime lui-même pour quelques-uns cependant, on ne pourra retenir qu’une participation à l’élaboration et à l’exécution d’un plan concerté ou complot. Au cours de l’exposé concernant chaque accusé individuel, les preuves établiront une responsabilité individuelle entière pour les crimes contre la Paix, tels qu’ils sont définis dans le Statut de ce Tribunal. Je désire donc insister sur le point suivant : le Statut déclare que la responsabilité des conspirateurs ne s’étend pas seulement à leurs propres actes, mais aussi à tous les actes accomplis par toutes personnes en exécution du complot.

Il existe une loi bien connue dans mon pays : si deux ou plusieurs personnes s’entendent pour piller une banque, conformément au plan criminel, et si, au cours de l’exécution de ce plan, l’un des complices commet un meurtre, tous ceux qui ont participé à la direction et à l’exécution du pillage de la banque sont coupables de meurtre, qu’ils y aient ou non participé personnellement d’une manière quelconque. Cette règle juridique élémentaire a été adoptée par le Statut. Tous ceux qui ont participé à un plan concerté ou complot sont solidaires les uns des autres et chacun est responsable, en tant qu’auteur principal, de tous les actes de tous les autres considérés comme des co-auteurs.

J’en ai fini avec les termes du Statut relatifs à cet aspect de l’exposé.

J’attire l’attention du Tribunal sur les parties de l’Acte d’accusation concernant les accusés présents et relatives aux crimes de guerre illégale ou de guerre d’agression. En particulier, je demande au Tribunal de considérer la qualification des crimes se rapportant aux chefs nos 1 et 2 de l’Acte d’accusation.

La qualification des crimes tombant sous le chef d’accusation nº 1 est contenue dans le paragraphe III. Les crimes qui y sont exposés, pour autant qu’ils relèvent du sujet que nous traitons actuellement, sont les suivants :

« Tous les accusés, de concert avec diverses autres personnes, ont, pendant un certain nombre d’années, antérieurement au 8 mai 1945, participé en qualité de chefs, d’organisateurs, d’instigateurs ou de complices, à la conception ou à l’exécution d’un plan concerté ou complot ayant pour objet de commettre des crimes contre la Paix, ou impliquant la perpétration de ces crimes, tels qu’ils sont définis dans le Statut de ce Tribunal. … Ce plan concerté ou complot a comporté ou entraîné la perpétration de crimes contre la Paix, du fait que les accusés conçurent, préparèrent, déclenchèrent et menèrent des guerres d’agression qui furent aussi des guerres faites en violation de traités, d’accords ou d’engagements internationaux. »

La qualification des crimes tombant sous le chef d’accusation nº 2 relève aussi de ce point. Il doit être évident que les chefs d’accusation numéros 1 et 2 sont indissolublement liés dans l’Acte d’accusation. La qualification de l’infraction, exposée sous le chef d’accusation nº 2, paragraphe V de l’Acte d’accusation, est la suivante :

« Tous les accusés, avec diverses autres personnes, ont, pendant plusieurs années antérieures au 8 mai 1945, participé à la conception, à la préparation, au déclenchement et à la conduite de guerres d’agression, qui furent aussi des guerres en violation de traités, accords et engagements internationaux. »

La qualification des crimes tombant sous le chef d’accusation nº 1 de l’Acte d’accusation met l’accent sur le plan concerté ou complot, celle du chef d’accusation nº 2, sur la nature des crimes visés par le complot, et qui furent commis au cours et à l’occasion de cette conspiration.

Je m’empresse d’ajouter ici que, dans la division du travail opérée entre les Ministères Publics des quatre Gouvernements accusateurs, la responsabilité de la présentation des preuves relatives au chef d’accusation nº 1 a été confiée au Ministère Public américain et la responsabilité de la présentation des preuves relatives au chef d’accusation nº 2, au Ministère Public britannique. Mais, comme nous le montrerons plus tard, il y aura, dans une certaine mesure, une coopération entre les deux Ministères Publics, pour présenter ensemble certains points communs aux deux chefs d’accusation. Outre l’exposé des charges relatives à la guerre illégale, dans le paragraphe III, le premier chef d’accusation contient aussi des détails sur ce crime. Dans la mesure où ces détails se rapportent à la guerre illégale, ils sont contenus dans le paragraphe IV-F de l’Acte d’accusation, sous le titre général « Utilisation du contrôle nazi en vue de l’agression contre l’Étranger ». Les griefs portant sur cet ensemble de détails ont été lus en audience publique, en présence des accusés, et le Tribunal comme les accusés est certainement au courant de leur contenu. Je vais cependant attirer votre attention sur eux, afin que l’intérêt se concentre sur les parties de l’Acte d’accusation qui se rapportent au même sujet que les preuves que j’ai l’intention de présenter devant ce Tribunal.

Mon introduction à la présentation de ces preuves serait incomplète si je n’invitais pas le Tribunal à considérer avec moi le lien existant entre l’Histoire et les preuves relatives à cet exposé. Le Tribunal et les avocats ne peuvent s’occuper de ce premier problème, évaluer ou considérer ces preuves dans leur cadre adéquat, discuter ou éclaircir l’enchevêtrement terrible des preuves qui vont être soumises sans être au courant des données historiques, sans replacer ces preuves dans le cadre de l’Histoire officielle, et par l’Histoire officielle, j’entends simplement l’histoire des douze dernières années.

Le juge Oliver Wendell Holmes, de la Cour suprême des États-Unis, déclare avec son expérience de juriste « qu’une page d’Histoire vaut un volume de logique ». Il a encore mieux exprimé cette idée, me semble-t-il, dans la préface de son ouvrage de Droit coutumier, où il déclare : « La vie du Droit n’est pas logique, mais empirisme ». J’estime que, dans le Procès actuel, une page d’Histoire vaut une centaine de tonnes de preuves. En tant qu’avocats et juges nous ne pouvons ignorer les données de notre expérience humaine. L’histoire des douze années passées est une histoire brûlante, toute proche encore dans nos souvenirs ; les faits historiques s’accumulent sur nos têtes et exigent que nous en tenions compte. Dans tous les systèmes juridiques, les faits de notoriété publique n’ont pas besoin d’être prouvés et les tribunaux doivent en prendre acte sans autre forme de procès. Le Statut de ce Tribunal, s’appuyant sur ce principe universellement reconnu, déclare dans l’article 21 :

« Le Tribunal n’exigera pas que soit apportée la preuve de faits de notoriété publique, mais les tiendra pour acquis ».

Les données de l’Histoire officielle fournissent des exemples typiques de faits de notoriété publique qui ne demandent aucune preuve. Aucun tribunal ne demanderait de prouver que la bataille de Hastings s’est déroulée en 1066, ou que la Bastille tomba le 14 juillet 1789, ou que le Tsar Alexandre 1er libéra les serfs en 1863, ou que George Washington fut le premier président des États-Unis, ou que George III régnait en Angleterre à la même époque.

Je vais me permettre de rappeler ce que disait un de mes vieux professeurs de Droit, pour présenter une particularité juridique : un juge n’est nullement tenu de connaître la loi, un avocat doit en avoir de bonnes notions, mais l’homme de la rue, lui, est censé la connaître à fond. C’est le contraire pour les faits de notoriété publique. Ici, le juge est censé les connaître tous, bien qu’en tant qu’individu il ait pu en oublier beaucoup. L’un des buts de cet exposé sera de préciser les connaissances que les juges sont censés avoir et que probablement ils possèdent en fait.

Nous n’avons nullement l’intention de transformer le procès-verbal de ces débats en un livre d’Histoire. Les preuves que nous présenterons dans cet exposé sont celles qui ont été cachées jusqu’ici par les historiens. Elles s’intégreront dans l’Histoire officielle, mais doivent être interprétées à la lumière des faits de notoriété publique. Les preuves, dans cette affaire, consistent en documents saisis. Ces documents constituent les coulisses de cette scène historique, que tout le monde connaît déjà. Les preuves que nous allons déposer constituent une illustration de l’Histoire des temps présents, telle que tout le monde les connaît. Les preuves que nous devons déposer ne remplacent pas l’Histoire, mais nous espérons que le Tribunal trouvera qu’elles l’authentifient. Les preuves que nous avons tirées des documents saisis, établissent la véritable histoire des douze dernières années, l’histoire de bien des agressions commises par les conspirateurs nazis.

Comme je présenterai au Tribunal chaque document séparément, je lui demanderai de voir dans ces documents un apport décisif à l’Histoire, l’apport de nouveaux éléments depuis longtemps soupçonnés et maintenant prouvés. Les éléments que les documents saisis, relatifs à cet aspect particulier de la cause, ajouteront à l’Histoire officielle, sont les suivants :

Premièrement, la nature de la conception et de la préparation des agressions nazies déjà connues de l’Histoire, qui leur donne le caractère d’un complot. Deuxièmement, la préméditation délibérée qui précéda ces actes d’agression. Troisièmement, les motifs répréhensibles qui conduisirent aux crimes. Quatrièmement, la participation individuelle de personnes impliquées dans le complot nazi visant à l’agression. Cinquièmement, la fausseté des prétextes invoqués par les agresseurs comme raisons de leurs activités criminelles. Ce sont ces éléments que révéleront les documents saisis, et nous pensons que, dans le cadre des faits historiques, ces éléments constituent tout ce que nous avons besoin de montrer.

La période critique qui s’étend entre la prise du pouvoir par les nazis et le déclenchement de la première guerre d’agression, fut une période très courte. Cette période critique, où se firent cette préparation illégitime et ce plan illégal qui eurent pour ultime résultat de mettre le feu au monde entier, fut incroyablement brève. Elle couvrit six années, de 1933 à 1939. La rapidité avec laquelle tout fut accompli prouve, dès maintenant, le fanatisme intense des conspirateurs et leurs capacités diaboliques. C’est au cours de ces six années que s’accumulèrent les événements qui préparèrent la plus grande tragédie qui se soit jamais abattue sur l’Humanité.

Pour comprendre parfaitement ces six années et les six intenses années de guerre qui suivirent, il faut envisager cette période en la divisant en phases définies, qui reflètent le développement et l’exécution de l’essentiel du plan nazi. Je demanderai au Tribunal, quand il recevra les preuves, de les diviser en cinq parties correspondant à ces cinq périodes : la première période fut essentiellement préparatoire, bien qu’elle ait compris des actions directes non déguisées. Cette phase couvre, en gros, la période 1933-1936. Durant cette période, les conspirateurs nazis ayant acquis le contrôle gouvernemental de l’Allemagne – vers le milieu de l’année 1933 – se préoccupèrent d’utiliser ce contrôle en vue d’une agression contre l’étranger. Leur plan, à ce moment-là, était d’acquérir une puissance militaire et un pouvoir de marchandage politique susceptibles d’être employés contre d’autres nations, et ils y réussirent. La deuxième phase de leur agression fut plus courte. Il est intéressant de voir qu’à mesure que la conspiration gagnait en étendue, elle gagnait aussi en rapidité. Au cours de chaque phase, les conspirateurs réussirent à accomplir de plus en plus de choses dans un temps de moins en moins long, jusqu’à ce que, à la fin de cette période, le rythme d’exécution de leur complot devînt frénétique. La deuxième phase d’utilisation du contrôle en vue d’une agression contre l’étranger comprend la véritable conquête et l’absorption, dans ce but, de l’Autriche et de la Tchécoslovaquie. En mars 1939 ils avaient clos cette phase. La troisième période se mesure plutôt en mois qu’en années ; elle va de mars 1939 à septembre 1939. L’agression précédente ayant été couronnée de succès sans qu’il ait été nécessaire de recourir à une véritable guerre, les conspirateurs avaient acquis des ressources et des bases convoitées depuis longtemps et étaient prêts à entreprendre d’autres agressions par le moyen de la guerre, si cela s’avérait nécessaire. En 1939, au mois de septembre, la guerre s’abattit sur le monde. La quatrième phase de l’agression consista à transformer la guerre en une guerre d’agression généralisée contre l’Europe. En avril 1941, la guerre qui s’étendait, jusque-là limitée à la Pologne, au Royaume-Uni et à la France, prit de l’extension du fait de l’invasion de la Scandinavie, des Pays-Bas et des Balkans. Au cours de la dernière phase, les conspirateurs nazis portèrent la guerre vers l’Est, envahissant le territoire de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques et enfin, grâce à leur allié du Pacifique, le Japon, précipitèrent l’attaque contre les États-Unis à Pearl Harbor. Le résultat final de ces agressions est vivant dans nos mémoires.

Je vais maintenant présenter un certain nombre de preuves importantes. Bien que nous n’ayons pas l’intention, au cours de cette phase de l’exposé, de nous en tenir à ces seules preuves, les éléments essentiels du crime dont j’ai fait mention peuvent être délimités par une poignée de documents saisis. L’ordre que j’adopte pour les produire consistera tout d’abord à présenter un à un ces groupes de documents, qui fournissent entièrement les éléments essentiels du crime de guerre d’agression. Ces documents ne laisseront aucun doute sur la préméditation de cette guerre. Quelques-uns de ces documents forment la base spécifique d’allégations particulières contenues dans l’Acte d’accusation. À mesure que j’aborderai ces documents, j’attirerai l’attention du Tribunal sur les points de l’Acte d’accusation qui s’y rapportent. Après avoir, de cette manière, prouvé le crime lui-même, je poursuivrai l’exposé des preuves par une présentation plus ou moins chronologique des détails de la guerre d’agression, en déposant des preuves plus détaillées sur les activités relatives à ces charges et déployées par les conspirateurs de 1933 à 1941.

Les documents que nous avons choisis afin de les présenter maintenant, avant d’arriver aux développements détaillés, sont au nombre de dix. Ces documents ont été choisis pour établir les faits principaux concernant chaque phase du développement du complot nazi en vue de l’agression. Chacun de ces documents est de nature à prouver la conspiration ; il est jusqu’à présent, je crois, ignoré de l’Histoire, et forme un tout qui n’a pas besoin d’être commenté. Voilà les trois critères que nous avons essayé d’appliquer dans notre choix.

Je vais maintenant traiter de la période de 1933 à 1936, caractérisée par une succession ordonnée et dirigée de préparatifs de guerre. C’est la période dont parlent les paragraphes 1 et 2 de la section IV-F de l’Acte d’accusation. La caractéristique essentielle de cette période a été l’élaboration et l’exécution du plan de réarmement, de réoccupation et de fortification de la Rhénanie, en violation du Traité de Versailles et d’autres traités, afin d’acquérir une puissance militaire et un pouvoir de marchandage politique destinés à être utilisés contre d’autres nations.

Plaise au Tribunal. Nous allons maintenant nous reporter aux livres de documents. Ce sont des traductions anglaises de documents allemands et dans certains cas, des textes allemands. Je demanderai qu’on me les fasse parvenir afin d’en remettre un exemplaire aux avocats. Il a été matériellement impossible d’en préparer vingt et un jeux. Si c’est possible, nous essaierons de fournir ultérieurement d’autres exemplaires aux accusés ; les documents allemands originaux…

Dr DIX

Je vous en serais très obligé. Afin qu’il n’y ait pas de malentendu, il est convenu que nous verrons demain, avec le Ministère Public, comment l’ensemble des preuves pourra être mis à la disposition de tous les avocats. Il est naturellement nécessaire qu’aucun n’ait de privilège ; c’est pourquoi, tout en appréciant la bonne volonté avec laquelle le Ministère Public essaie de surmonter les difficultés, je dois refuser son aimable proposition de me remettre un exemplaire du livre de documents, car en acceptant j’agirais de façon déloyale. Je ne suis naturellement pas en mesure de donner à mes collègues connaissance des documents pendant les débats. Je vous demande donc de comprendre les raisons pour lesquelles j’ai refusé d’accepter ces documents. Je suis convaincu que demain nous arriverons à un accord sur la manière la plus satisfaisante d’obtenir les documents. Pour aujourd’hui, nous essaierons de continuer comme nous l’avons fait précédemment.

LE PRÉSIDENT

M. Alderman, pourriez-vous nous dire combien de copies de ces documents vous pourriez fournir aux avocats d’ici lundi ?

M. ALDERMAN

Je ne puis le faire pour l’instant. Plaise à Votre Honneur, puis-je faire à cet égard une suggestion qui, je pense, pourra aider tous les intéressés ? Je crois que beaucoup d’entre nous ont sous-estimé ce que le système d’interprétation était susceptible de nous apporter au cours de ce Procès. Nous voyons tous comment ce système a accéléré les débats ; mais pour la présentation des documents allemands, je laisserai la parole à ces documents. J’ai l’intention de lire les parties pertinentes de ces documents, afin que grâce à l’interprétation, elles figurent dans le procès-verbal. Les avocats allemands auront leur procès-verbal en allemand. Nos alliés français et russes recevront leur procès-verbal dans leur propre langue et ce sera la meilleure façon de surmonter les difficultés linguistiques. Je reconnais que le fait pour le Dr Dix de recevoir les traductions anglaises de documents allemands ne lui est pas d’un grand secours. De plus, pour nous aider, nous aurons un document original allemand déposé devant le Tribunal, ou une copie, et s’il plaît au Tribunal, je demanderai que le document original allemand, dont je lirai des extraits, soit remis à l’interprète d’allemand du service du colonel Dostert. Ainsi, au lieu d’avoir à traduire une traduction anglaise en un allemand plus ou moins bon, il aura devant lui le document original et le texte allemand exact sera reproduit dans le procès-verbal quotidien pour tous les avocats. J’espère que cette suggestion sera utile.

LE PRÉSIDENT

Ceci dépend dans une certaine mesure de l’étendue de vos citations ?

M. ALDERMAN

C’est vrai, Monsieur le Président, en ce qui concerne les dix documents dont je propose que l’on s’occupe immédiatement. J’ai l’intention de lire pratiquement la totalité de ces documents afin qu’ils figurent au procès-verbal, car la totalité de leur texte est significative, beaucoup plus significative que tout ce que je pourrais dire. Ces dix documents, je crois, figuraient sur la liste de documents que nous avons fournie aux avocats, le 1er novembre.

LE PRÉSIDENT

Vous nous dites qu’ils figuraient… ?

M. ALDERMAN

Sur la liste. Mais je reconnais naturellement qu’une liste de documents est très différente des documents eux-mêmes.

LE PRÉSIDENT

Ces documents sont-ils très longs ?

M. ALDERMAN

Certains sont très longs, d’autres très courts. On ne peut généraliser. Quand il s’agit d’un discours de Hitler, vous pouvez être sûr que c’est extrêmement long.

LE PRÉSIDENT

Ne pouvez-vous, d’ici lundi, avoir remis à tous les avocats allemands, une copie de ces dix documents ? On me suggère que des photocopies pourraient être faites très facilement.

M. ALDERMAN

Je crois savoir que nos installations de photographie et de ronéotypie sont submergées de travail. C’est un problème matériel très délicat.

COLONEL STOREY

Si le Tribunal désire d’autres explications, les documents que M. Alderman a l’intention de présenter figurent sur la liste déposée au Centre d’information, le 1er novembre 1945 ; le lieutenant Barrett a fait vingt-trois photocopies de chacun des documents, aussi loin que possible sur la liste. Six copies sont allées au Centre d’information. Cependant, nous ne pouvons pas dire si les six copies, en l’espèce les photocopies de chaque document, ont été fournies aux accusés ; mais, toutes les fois qu’ils ont désiré prendre connaissance d’un document quelconque, on leur en a montré l’original, ou on en a fait des photocopies.

Encore une fois. Messieurs, j’attire votre attention sur les difficultés matérielles. Il est pratiquement impossible de faire vingt-trois photocopies de chaque document. Et maintenant, Monsieur le Président…

LE PRÉSIDENT

Puis-je vous interrompre ? Je pense que la liste déposée le 1er novembre ne contenait pas seulement ces dix documents, mais un grand nombre d’autres.

COLONEL STOREY

C’est juste, Monsieur le Président.

LE PRÉSIDENT

Ainsi, les avocats ne savent pas exactement quels sont les documents sur lesquels on s’appuiera.

COLONEL STOREY

Mais ils ont été avertis que l’Accusation emploierait une partie de ces documents ou même tous, si c’était nécessaire. Si on ne leur a pas fourni de copies au moment où ils l’ont demandé, c’est fait maintenant. Puis-je dire, Monsieur le Président que, travaillant vingt-quatre heures par jour, nous essayons d’en fournir dix séries à la Défense, et nous le ferons ? Une série complète a été remise aux avocats pour faciliter leur tâche. Les autres séries, j’en suis sûr, leur seront remises avant dimanche, mais nous leur transmettons déjà une liste complète, non pas une liste, mais des copies complètes.

Dr WALTER SIEMERS (avocat de l’accusé Raeder)

Je voudrais attirer l’attention sur un fait. Le Ministère Public a déclaré ce matin, que les documents produits aujourd’hui figurent sur la liste qui nous a été soumise le 1er novembre, c’est-à-dire celle qui a été déposée ce matin. Une liste nous a été communiquée ce matin à la chambre 54. Je l’ai entre les mains. Ce matin, neuf documents ont été présentés. Un seul d’entre eux, contrairement à ce qu’a dit le Ministère Public, figurait sur l’ancienne liste. Les huit autres ne figurent ni sur l’ancienne liste, ni sur la nouvelle. Ces huit documents, comme je m’en suis assuré à la suspension de midi, ne sont pas à la salle d’information. Ils n’ont pas été photocopiés et n’ont donc pu être mis à ma disposition. Je crois, Messieurs les Juges, qu’il ne nous est pas possible de travailler sur cette base. C’est pourquoi je demande qu’on attende que nous ayons eu notre conférence de demain avec le Ministère Public qui nous l’a aimablement proposé, afin de voir comment…

LE PRÉSIDENT

Le Tribunal propose de suspendre l’audience et de donner à la Défense l’occasion de se réunir avec le Ministère Public, demain matin. Le Ministère Public et la Défense semblent parfaitement prêts à faire tous les efforts possibles pour agir de la façon la plus raisonnable. Au cours de cette réunion, nous pourrons discuter de ces documents qui, dites-vous, ont été omis, et le Ministère Public essaiera de vous satisfaire en ce qui concerne les autres.

Dr SIEMERS

J’ai encore une requête à présenter. Le Ministère Public vient de dire qu’il serait à peine possible de faire vingt-trois photocopies. Je crois, Messieurs, que s’il s’agit de documents aussi importants que l’a prétendu aujourd’hui le Ministère Public, il est absolument indispensable que chaque défenseur et chaque accusé aient une photocopie de ces documents. Pour faire une photocopie, il ne faut que quelques heures. Avec l’excellent matériel dont dispose le Ministère Public, il devrait être facile de faire vingt ou quarante photocopies de ces dix documents en quarante-huit heures.

LE PRÉSIDENT

Vous vous réunirez avec le Ministère Public demain et vous essaierez d’arriver à un accord. L’audience est levée.

(L’audience sera reprise le 26 novembre 1945 à 10 heures.)