Neuvième journée
Vendredi 30 novembre 1945.
Audience du matin.
La parole est au Ministère Public américain.
C’est le colonel Amen qui, ce matin représentera les États-Unis.
Plaise au Tribunal. Je propose d’appeler le premier témoin de l’Accusation, le général de division Erwin Lahousen.
Le Tribunal m’a demandé de déclarer que les preuves fournies par le témoin que vous vous proposez d’appeler doivent se limiter strictement au chef d’accusation que traitent les États-Unis d’Amérique, le chef d’accusation nº 1.
Puis-je disposer d’un instant pour en discuter avec le Procureur Général américain ?
Oui, certainement.
Monsieur le Président, à ma connaissance, le Ministère Public…
Voulez-vous déclarer qui vous représentez ? Représentez-vous l’accusé Keitel ?
Oui. À ma connaissance, un accord avait été conclu entre le Ministère Public et la Défense pour que, autant que possible, les questions qui devaient faire l’objet des débats du lendemain fussent rendues publiques à l’avance. Le but évident de cet accord très sensé était de permettre à l’avocat de discuter avec son client les questions à venir et par conséquent d’assurer aux débats un cours rapide et régulier.
Je n’ai pas été informé que l’Accusation dût faire entendre aujourd’hui le témoin Lahousen ; on ne m’a pas davantage dit sur quelles questions il devait être entendu.
Il était particulièrement important de le savoir parce qu’aujourd’hui, autant que j’en sois certain, le témoin Lahousen ne devait pas être entendu sur des questions ayant quelque rapport avec les exposés présentés ces jours derniers par le Ministère Public.
C’est le contraire de ce que j’ai dit. Ce que j’ai dit, c’est que le témoin devait se limiter aux preuves concernant le chef d’accusation nº 1 ; c’est le seul chef d’accusation dont nous ayons parlé jusqu’ici.
Estimez-vous, dans ces conditions, Monsieur le Président, afin de permettre à la Défense de contre-interroger le témoin, qu’il y a lieu de suspendre l’audience, après l’interrogatoire du Ministère Public, afin de permettre aux avocats de discuter avec leurs clients des questions à poser ? Autant que je m’en souvienne, le témoin Lahousen n’a jamais encore été nommé par le Ministère Public.
Est-ce tout ce que vous avez à dire ?
Oui.
Je pense que le Tribunal désire entendre le Procureur américain sur l’accord qu’invoque l’avocat de l’accusé Keitel, accord sur la communication préalable aux avocats des accusés de l’objet des débats à venir.
Je n’ai connaissance d’aucun accord prescrivant d’aviser la Défense de la comparution d’un témoin ou de la présentation de son témoignage ; je ne voudrais d’ailleurs pas qu’il en soit ainsi. Il y a des raisons de sécurité sur lesquelles je n’ai pas besoin d’insister, j’en suis sûr, qui ne nous permettent pas de révéler les noms des témoins aux avocats.
Nous les avons avisés que nous leur donnerions des renseignements sur les documents et je crois que cela a été fait.
Pour les témoins, cependant, se pose une question de sécurité. Ces témoins ne sont pas toujours internés. Il faut les traiter d’une autre façon que les détenus et leur protection est une affaire très importante, car ce Procès a lieu au foyer même de l’organisation nazie à laquelle s’identifiaient quelques avocats des accusés.
Je crois, Monsieur Justice Jackson, que cela suffit. Si vous dites au Tribunal qu’il n’y avait pas d’accord de ce genre, le Tribunal, naturellement est prêt à vous croire.
Je ne connais rien de cette nature à propos des témoins. Cela s’applique aux documents.
Nous estimons qu’il est très difficile de comprendre exactement le sens de la décision que le Tribunal vient de faire connaître. Le chef d’accusation nº 1 est un chef d’accusation de complot qui embrasse toute la partie substantielle de l’Acte d’accusation. Il y a naturellement des problèmes de chevauchement qui ont, je le suppose, été jusqu’à ce matin, résolus par les Ministères Publics. Il est impossible, en jugeant une affaire de complot, de s’abstenir de mentionner le fait que l’acte, qui fut l’objet du complot, fut accompli. En fait, c’est une partie de la preuve du complot.
Je sais que je n’ai pas besoin d’insister sur l’amplitude de la preuve dans une affaire de complot. Je crois que la meilleure façon de procéder est peut-être de faire prêter le serment au témoin et, si les autres procureurs trouvent que l’on empiète sur leur domaine ou si les juges trouvent que nous allons trop loin, ils peuvent à ce moment-là soulever une objection déterminée ; car je ne vois pas comment on peut séparer, surtout sans avertissement, le chef d’accusation nº 1 des autres chefs d’accusation.
Nous avons fait de notre mieux pour établir un accord équitable entre les autres procureurs et nous, mais nous nous trouvons dans l’impossibilité de toujours satisfaire tout le monde.
Avec la plus grande déférence pour la décision du Tribunal, je voudrais suggérer de nous laisser continuer. Je ne sais pas au juste quelles peuvent être les limites de cette décision, mais je crois que le seul moyen de les connaître est de continuer et d’attendre les objections particulières relatives à chacun des points particuliers que l’on estimera avoir été transgressés ; et, ce faisant, je tiens à dire que nous agirons avec le plus grand respect pour cette décision, mais qu’il se peut que nous nous trouvions en conflit avec elle car il est très difficile d’établir des limites en cette matière.
Docteur Stahmer ?
Monsieur le Président, il me faut revenir sur les questions soulevées par le Dr Nelte, particulièrement sur son assertion qu’avant le début du Procès, la Défense et le Ministère Public étaient parvenus à un accord d’après lequel la Défense serait toujours mise au courant la veille, des questions qui seraient traitées le lendemain. Il y eut en fait un tel accord et je ne comprends pas comment le Ministère Public n’en aurait pas été informé. Dans une réunion, nous avons envisagé la possibilité de cet accord et nous avons reçu l’assurance du docteur Kempner, qui est notre agent de liaison, que l’on y parviendrait. Je voudrais en outre faire remarquer ce qui suit :
Le Ministère Public a déclaré que, pour des motifs de sécurité, la Défense ne pourrait pas être avisée des noms des témoins à entendre au cours des débats du lendemain. La presse cependant a reçu dès hier des renseignements concernant les témoins qui doivent être appelés aujourd’hui. Nous l’avons entendu dire par des représentants de la presse ce matin et, autant que je le sache, ces informations figurent déjà dans les journaux d’aujourd’hui. Je ne comprends donc pas pourquoi ces noms nous ont été cachés et pourquoi l’on nous dit que, pour des raisons de sécurité, on ne nous les communiquerait pas. Je crois que cela équivaut à une méfiance absolument injustifiée à l’égard de la Défense. En outre, il n’est pas exact que nous recevions maintenant les documents en temps utile ; ils nous parviennent encore trop tard. Par exemple, un document dont on doit parler à l’audience aujourd’hui n’a été mis sur nos bureaux que ce matin et, de plus, en une langue que beaucoup d’avocats ne comprennent pas parce qu’ils n’ont pas une complète maîtrise de l’anglais.
Comme j’ai déjà soumis cette réclamation par écrit au Ministère Public, puis-je demander au Tribunal de prendre une décision aussi rapide que possible en la matière ?
Avez-vous terminé ?
Oui.
Il est tout à fait exact que le nom du témoin qui doit être entendu aujourd’hui a été donné à la presse. La question de notre ligne de conduite sur la communication du nom des témoins me fut soumise hier soir, après la fin de l’audience, parce que jusqu’ici nous ne nous étions pas servi de témoins ; j’ai alors déclaré au colonel Storey que le nom des témoins ne devait pas être remis aux avocats pour des raisons de sécurité. Il en fit part, je crois, au Dr Dix. Je me suis aperçu que ce nom avait été communiqué plus tard à la presse. Naturellement, les journalistes ont eu les renseignements appropriés sur ce témoin. Toutefois, pour revenir maintenant au principe, nous ne pouvons pas être soumis à l’obligation de communiquer aux avocats, les noms des témoins qui seront cités et qui sont à Nuremberg, mais qui ne sont pas détenus, la situation ne le permet pas. Nous ne pouvons pas davantage fournir à l’avance des procès-verbaux d’interrogatoires ou autres textes de ce genre concernant les témoins.
Nous voulons donner aux avocats tout ce qu’ils doivent avoir pour la bonne marche du Procès. Ils reçoivent maintenant beaucoup plus, à certains égards, en renseignements préalables, copies, assistance et service, qu’un citoyen des États-Unis qui comparaît devant un Tribunal de son pays ; et je crois qu’il n’est pas opportun de nous demander de leur dévoiler à l’avance soit les noms, soit les déclarations des témoins – souvent les déclarations dévoileraient le témoin. – On a déclaré hier que nous citerions un témoin aujourd’hui.
Nous avons déjà entendu deux avocats au nom de la Défense. Avez-vous à ajouter quelque chose qui soit différent de ce qu’ils ont dit ?
Oui, je crois pouvoir expliquer un malentendu et éclaircir l’ensemble de la situation.
Monsieur le Président, d’après mes renseignements (je ne sais pas de quoi l’on a discuté en mon absence), la situation est la suivante :
Bien qu’il y ait eu des négociations, le Ministère Public et la Défense n’ont abouti à aucun accord. Ainsi que le sait Votre Honneur, il n’existe qu’une décision du Tribunal, à l’égard des documents ; cette décision est connue et je n’ai donc pas besoin de la répéter. En ce qui concerne les témoins, je pense pouvoir présumer que nous sommes tous d’accord pour dire que le désir de la Défense de connaître à l’avance les noms des témoins est justifié.
Le Tribunal doit décider jusqu’à quel point les raisons de sécurité contrarient ce désir qui en lui-même est justifié. C’est là quelque chose que la Défense ne peut décider. Je crois avoir bien compris la pensée de M. Justice Jackson en disant que, si la presse est avisée des témoins qui seront entendus le lendemain, il va de soi que l’on doit donner les mêmes renseignements en même temps à la Défense. Cet incident n’est dû qu’à un concours de circonstances malheureuses qui peuvent être surmontées par la compréhension mutuelle et la bonne volonté.
Ainsi que je l’ai dit, je ne sais pas ce dont on est convenu avant que je sois présent ici. Je ne puis donc contredire sur ce point mon confrère le Dr Stahmer. Je crois possible, cependant, que le malentendu ait surgi à la suite de la décision du Tribunal d’après laquelle les documents devaient nous être transmis quarante-huit heures à l’avance et le film nous être présenté au préalable. Cette décision donna à mes confrères l’impression, que je considère comme justifiée, que toutes les affaires de ce genre devaient nous être soumises à l’avance. Bien entendu, nous ne comptons pas être informés du contenu des déclarations des témoins.
Après cet éclaircissement, je voudrais présenter la requête qu’à l’avenir nous puissions savoir aussitôt que possible quel témoin doit être cité ; je voudrais aussi demander que les considérations de sécurité soient inspirées par l’assurance que la Défense, en corps, est digne de confiance, résolue et capable d’aider le Tribunal à se faire une opinion en se conformant à la discipline des débats. Je demande donc que les cas dans lesquels l’officier de sécurité estime qu’il ne doit pas communiquer à l’avance le nom d’un témoin, soient réduits au strict minimum.
Le Tribunal prend en considération les requêtes formulées au nom des avocats des accusés à l’égard de ce qui doit ou ne doit pas leur être communiqué. Quant au témoin que les États-Unis désirent faire entendre, ils sont autorisés à l’appeler immédiatement. S’inspirant de la limitation de son témoignage au premier chef d’accusation, le Tribunal pense que le meilleur parti serait que les autres procureurs aient la possibilité de poser maintenant toute question qui leur semble justifiée, et qu’ils puissent avoir l’occasion, s’ils le désirent, de rappeler ce témoin plus tard sur leurs propres chefs d’accusation.
Quant au contre-interrogatoire, les avocats des accusés seront autorisés à y procéder de la façon la plus commode possible, de sorte que s’ils désirent communiquer avec leurs clients avant de contre-interroger, ils en auront la possibilité. Maintenant, nous allons poursuivre.
Pouvons-nous faire entrer le général Lahousen ?
Comment vous appelez-vous ?
Erwin Lahousen.
Épelez, s’il vous plaît.
L-A-H-O-U-S-E-N.
Répétez ce serment après moi :
Je jure devant Dieu, Tout-Puissant et Omniscient, que je dirai la pure vérité et que je ne cèlerai ni n’ajouterai rien.
Ne croyez-vous pas que le témoin ferait mieux de s’asseoir ?
Je pense qu’on doit lui permettre de s’asseoir, d’autant plus qu’il souffre d’une maladie de cœur qui peut s’aggraver.
Bien, asseyez-vous.
Où êtes-vous né ?
Je suis né à Vienne.
À quelle date ?
Le 25 octobre 1897.
Quelle était votre profession ?
J’ai fait mon instruction en Autriche, à l’Académie militaire de Wiener-Neustadt.
Êtes-vous devenu tout de suite officier ?
En 1915, j’ai été nommé sous-lieutenant d’infanterie.
Avez-vous servi au cours de la première guerre mondiale ?
Oui, en qualité de sous-lieutenant, puis de lieutenant d’infanterie.
Avez-vous ensuite été promu à des grades supérieurs ?
Oui, j’ai été promu selon les règlements normaux en vigueur en Autriche à cette époque.
Quel grade aviez-vous atteint en 1930 ?
En 1930, j’étais capitaine.
Et, à partir de 1930, avez-vous suivi une instruction complémentaire ?
En 1930, j’entrai à l’École de guerre autrichienne, qui correspond à l’Académie militaire de l’Armée allemande. Là, j’ai reçu la formation d’officier d’État-Major.
Combien de temps dura cette instruction ?
Cette instruction dura trois ans.
En 1933, à quelle unité de l’Armée régulière étiez-vous affecté ?
En 1933, je servais dans la deuxième division autrichienne, la division Vienne.
Quelles y étaient vos fonctions ?
J’étais officier de renseignements ; c’était la branche du service pour laquelle j’avais déjà été désigné à la fin de mon instruction.
Avez-vous alors reçu un nouvel avancement ?
Je fus promu normalement, en conformité avec les règlements applicables en Autriche et, vers la fin de 1933 environ, je passai commandant. Ensuite, vers 1935 ou au début de 1936, je fus transféré à l’État-Major général… et en juin ou en tout cas à l’été de 1936, je devins lieutenant-colonel à l’État-Major général autrichien.
Étiez-vous affecté au Service de renseignements à ce moment-là ?
J’entrai au Service de renseignements autrichien qui, techniquement, correspond à l’« Abwehr » dans l’Armée allemande. Je dois ajouter qu’un Service de renseignements ne fut adjoint à l’Armée autrichienne qu’à ce moment, c’est-à-dire en 1936 ; avant cette année-là, il n’en existait pas. Comme on avait projeté de rétablir le Service de renseignements militaires qui avait cessé d’exister après la chute de l’Empire austro-hongrois, je reçus l’instruction nécessaire pour organiser ce service dans le cadre de l’Armée autrichienne.
Après votre affectation au Service de renseignements, comment s’orienta principalement votre activité ?
Mon chef responsable ou plus exactement le chef responsable était alors le colonel d’État-Major général Böhme ; il était le chef de service dont je dépendais, le chef du Service de renseignements, c’est-à-dire l’homme devant qui j’étais responsable, de qui je recevais mes ordres et mes instructions et qui, plus tard, devint le chef de l’État-Major général autrichien.
Ne pouvez-vous pas abréger sur ce point, colonel Amen ? Nous n'avons vraiment pas besoin de tous ces détails.
Très bien, Monsieur le Président. Je pense, toutefois, qu'il est important pour le Tribunal d'entendre un peu plus de ces renseignements qu'il ne semble au premier abord, en raison du fait que le témoin a obtenu ultérieurement une situation correspondante dans l'Armée allemande, que je désirais faire apprécier par le Tribunal.
Voulez-vous dire maintenant au Tribunal quelles furent vos principales activités après votre affectation au Service des renseignements ? Quels renseignements trouviez-vous intéressants et essayiez-vous d'obtenir ?
Puis-je répéter ? Je ne sais si je vous ai bien compris. J'étais membre du Service de renseignements autrichien et non pas de l'Abwehr allemande.
Après l'Anschluss, quelle fut votre position ?
Après l'Anschluss, je fus automatiquement versé au Haut Commandement de l'Armée allemande où je faisais le même travail. Dans cette situation, j'étais alors membre de l'Abwehr et mon chef était l'amiral Canaris.
Quel était le poste de l'amiral Canaris ?
Canaris était, à ce moment-là, chef de l'Abwehr allemande, le Service de renseignements allemand.
Voulez-vous expliquer brièvement les activités des différentes subdivisions de l'Abwehr sous les ordres de l'amiral Canaris ?
Lorsque, après l'Anschluss, après 1938, je suis entré à l'« Amt Ausland/Abwehr », il y avait trois sections dans l'Abwehr et la section « Ausland » qui, ensemble, formaient l'organisation connue sous le nom d'Ausland/Abwehr. Telle était la structure de l'organisation de mon temps. Je ne puis dire exactement quelle était sa composition avant que,j'en devienne membre.
Et quelles étaient vos fonctions ?
D'abord, je vins automatiquement dans la première section de l'Abwehr. C'était la section qui s'occupait de réunir les renseignements; on l'appelait aussi le service secret de renseignements. Je travaillais sous les ordres d'un chef de section, Pieckenbrock, colonel de l'État-Major, que je connaissais déjà, ainsi que Canaris, de mon passé en Autriche.
L'amiral Canaris était votre supérieur immédiat ?
L'amiral Canaris était mon supérieur immédiat.
De temps en temps, avez-vous agi comme son représentant personnel ?
Oui, dans tous les cas et à toutes les occasions où son représentant immédiat, le colonel Pieckenbrock n'était pas présent, ou bien quand Canaris, pour une raison ou une autre, jugeait nécessaire ou utile de se faire représenter par moi.
En cette qualité, êtes-vous quelquefois entré en contact avec le Feldmarschall Keitel ?
Oui.
Avez-vous aussi été en contact avec Jodl ?
Oui, à l'occasion, mais moins.
Avez-vous, à l'occasion, assisté à des conférences auxquelles Hitler était aussi présent ?
Oui, j'ai pris part à quelques-unes des réunions ou des discussions auxquelles Hitler assista et qu'il dirigea.
Pouvez-vous dire au Tribunal si les chefs de l'Abwehr étaient favorables au programme de guerre de Hitler ?
Là-dessus, je voudrais préciser qu'à ce moment-là, nous, les chefs de l'Abwehr, étions profondément influencés et séduits par la personnalité de Canaris, par son comportement interne qui n'était parfaitement clair et sans équivoque que pour un petit groupe d'entre nous.
Y avait-il dans l'Abwehr un groupe spécial ou des groupes qui travaillaient contre les nazis ?
Il y avait à l'intérieur de l'Amt Ausland/Abwehr deux groupes qui, par leurs intentions et leurs actions, étaient étroitement liés mais qui, néanmoins, doivent être un peu distingués.
Quels étaient ces deux groupes ?
Avant de répondre à cette question, il me faut décrire brièvement la personnalité de Canaris qui était notre chef spirituel et le foyer de ce groupe.
Faites-le plus rapidement possible, s'il vous plaît.
Canaris était un pur intellectuel, une personnalité intéressante, très particulière et compliquée; il haïssait la violence comme telle et, par conséquent, il abhorrait la guerre, Hitler, son système et, en particulier, ses méthodes. Canaris, de quelque façon qu'on pût le considérer, était vraiment pleinement un homme.
Voulez-vous maintenant en revenir aux deux groupements que vous avez mentionnés et me parler de ces deux groupes et de leur composition ?
On peut caractériser le premier groupe comme étant le cercle de Canaris. Il comprenait les chefs de l'Amt Ausland/Abwehr, Canaris lui-même comme son chef spirituel, le général Oster qui était alors chef de la Section centrale (directeur de l'Amt Ausland/Abwehr) ; mon prédécesseur, le lieutenant-colonel Grosscurth qui m'avait introduit dans l'entourage de Canaris à Vienne dès 1938 ; le chef de la première section de l'Abwehr, le colonel Pieckenbrock, qui était un ami intime de Canaris ; de même le successeur de Pieckenbrock, le colonel Hansen, qui fut exécuté après le 20 juillet 1944 ; mon successeur, le colonel von Freytag-Loringhoven, qui, le 26 juillet 1944, se suicida avant d'être arrêté ; puis, d'une façon un peu différente, le chef de la section III de l'Abwehr, le colonel von Bentivegni et aussi différentes personnes de toutes ces sections, qui furent pour la plupart exécutées ou emprisonnées, en relation avec les événements du 20 juillet 1944.
Il me faut également nommer ici un homme qui n'appartenait pas à ce groupe, mais qui était au courant de certains actes destinés à empêcher l'exécution ou l'émission d'ordres d'assassinats et autres atrocités : c'était le chef de la section Ausland de l'époque, l'amiral Bürckner. Voilà, en somme, les chefs du premier groupe appelé le cercle de Canaris.
Le second groupe, beaucoup plus petit, avait pour centre le général Oster, comme chef spirituel ; ce groupe comprenait des membres de l'Ausland/Abwehr qui, dès 1938 (et cela m'est apparu clairement en 1939-1940 et plus tard) s'occupaient activement des projets et des plans destinés à se défaire, par la force, de Hitler, l'instigateur de cette catastrophe.
Quels étaient les buts du groupe auquel vous apparteniez, c'est-à-dire le cercle fermé de Canaris ?
Sur ses mobiles ou ses desseins politiques, je n'étais pas renseigné. Je peux simplement vous redire les pensées et les considérations que je connaissais bien, puisque j'étais l'un des plus intimes confidents de Canaris. Son attitude personnelle qui détermine non seulement mes propres actes, mais encore ceux de tous les autres officiels que je vous ai nommés, peut être décrite ainsi :
« Nous n'avons pas réussi à éviter cette guerre d'agression. La guerre implique la fin de l'Allemagne et de nous-mêmes, un malheur et une catastrophe de très grande étendue. Cependant un malheur encore pire que cette catastrophe serait le triomphe de ce système qui doit être empêché par tous les moyens ; tel doit être le but suprême et la raison de notre combat. »
Ce que je viens de vous rapporter, je l'ai souvent entendu dire en substance par Canaris à l'intérieur du groupe dont je parle.
Ce groupe auquel vous et Canaris apparteniez se réunissait-il fréquemment ?
Il me faut expliquer que ce groupe ou cercle ne doit pas être considéré comme une organisation au sens technique du mot, ni comme une sorte de club de conspirateurs. C'aurait été entièrement contraire à la nature de Canaris. C'était beaucoup plus une association spirituelle d'hommes ayant les mêmes convictions, d'hommes qui voyaient et savaient – leurs fonctions officielles leur fournissaient les renseigements nécessaires – d'hommes qui se comprenaient et agissaient, mais chacun selon sa propre manière et en conformité avec sa propre personnalité.
C'est aussi la raison des différenciations dont j'ai parlé plus tôt. On ne demandait pas la même chose à tout le monde ; Canaris s'adressait à celui dont il savait de source personnelle que ses dispositions le mettaient à même d'accomplir une tâche déterminée.
Aviez-vous des conversations à l'occasion de ces réunions officielles au cours desquelles Canaris aurait exposé ses vues, sur l'emploi de la force en Pologne par exemple ?
Ces méthodes et les méthodes similaires furent, je peux le dire, toujours discutées dans notre cercle et bien entendu, repoussées par nous tous.
Vous rappelez-vous ce que Canaris disait sur la guerre de Pologne à son début ?
Je me rappelle très clairement le moment où Canaris, complètement désemparé, entra pour nous dire que la situation était finalement devenue très sérieuse, bien qu'il ait eu auparavant l'impression que l'affaire pouvait encore être sauvée. Il me dit alors : « C'est la fin. »
Avez-vous eu des entretiens avec Canaris et les autres membres de votre groupe au sujet de l'élimination des nazis de votre État-Major ?
Tandis que j'étais encore à Vienne, avant de rejoindre mon poste à l'OKW, je reçus de Canaris l'ordre de n'amener aucun national-socialiste avec moi dans son service à Berlin. Je reçus également l'ordre de n'admettre dans ma section, et surtout aux postes élevés, autant que possible, aucun membre du Parti ou officiers sympathisants du Parti. Par conséquent, l'organisation...
Est-ce que Canaris tenait un journal ?
Oui, il tenait un journal. Il le tenait dès avant le début de la guerre. Je devais personnellement y contribuer et, en fait, j'y contribuai beaucoup.
Était-ce une de vos fonctions que d'écrire dans ce journal ?
Non, cela ne faisait pas partie réellement de mes fonctions, mais il m'incombait naturellement d'écrire les passages concernant les conférences auxquelles j'assistais avec Canaris ou comme son représentant.
Avez-vous conservé des copies de ce que vous avez écrit dans le journal de Canaris ?
Oui, j'en ai gardé, au su et avec l'approbation de Canaris.
Avez-vous aujourd'hui sur vous les originaux de quelques-unes de ces copies ?
Je ne les ai pas sur moi, mais je puis les avoir à ma disposition.
Avez-vous rafraîchi vos souvenirs sur ces passages ?
Oui.
Quel était le but de Canaris en tenant ce journal ?
Comme seule réponse à cette question, je ne puis que répéter les paroles que Canaris lui-même me dit à ce sujet. Le but et l'intention de ce journal, – et c'est la voix de Canaris qui parle par ma bouche – était de montrer pour l'avenir au peuple allemand et au monde, les chefs qui avaient alors en mains le destin de leur nation.
Vous rappelez-vous avoir assisté à des conférences avec Canaris au Quartier Général du Führer, juste avant la chute de Varsovie ?
Canaris et moi avons pris part à une discussion non pas au Quartier Général du Führer, mais dans le train special du Führer, peu avant la chute de Varsovie.
Et, après avoir rafraîchi votre mémoire en vous rapportant au contenu du journal de Canaris, pouvez-vous dire au Tribunal la date de ces conférences ?
D'après les notes et les documents à ma disposition, c'était le 12 septembre 1939.
Ces conférences eurent-elles lieu le même jour ?
Les discussions dans le train du Führer eurent lieu le même jour, c'est-à-dire le 12 septembre 1939.
Y eut-il plus d'une conférence ce jour-là ? Fut-elle fractionnée en plusieurs séances ?
On ne peut pas les appeler vraiment des conférences ; ce furent des discussions, des conversations de durée variable.
Et qui était présent, à cette occasion ?
Étaient présents, sans considération de temps et de lieu : le ministre des Affaires étrangères, von Ribbentrop ; Keitel, chef de l'OKW ; Jodl, chef de l'État-Major d'opérations de la Wehrmacht ; Canaris et moi-même.
Voyez-vous Ribbentrop dans cette salle d'audience ?
Oui.
Voulez-vous indiquer, afin que votre réponse figure au procès-verbal ; où il est assis ?
Là-bas – (montrant du geste) – au premier rang, le troisième en partant de la gauche.
Voyez-vous également Keitel dans la salle d'audience ?
Oui, il est à côté de Ribbentrop.
Voyez-vous aussi Jodl dans la salle ?
Oui, il est au second rang, à çôté de M. von Papen.
Maintenant, autant que vous le sachiez et qu'il vous en souvienne, voulez-vous expliquer au Tribunal, avec le plus de détails possible, ce qui fut dit et ce qui eut lieu à cette conférence dans le train du Führer ?
Canaris eut d'abord une courte conversation avec Ribbentrop au cours de laquelle ce dernier exposa les buts politiques généraux à l'égard de la Pologne, et en particulier en liaison avec la question ukrainienne. Le chef de l'OKW reprit la question ukrainienne au cours de discussions ultérieures qui eurent lieu dans son wagon privé. Elles sont relatées dans les dossiers que je préparai immédiatement sur l'ordre de Canaris. Alors que nous étions encore dans le wagon du chef de l'OKW, Canaris exprima ses graves inquiétudes à propos de l'intention de bombardement de Varsovie dont il venait d'avoir connaissance. Canaris insista sur les répercussions désastreuses qu'aurait ce bombardement sur la politique étrangère. Le chef de l'OKW, Keitel, répondit que ces mesures avaient été décidées directement entre le Führer et Goring et que lui, Keitel, n'avait aucune influence sur ces décisions. Je cite ici les propres paroles de Keitel, naturellement seulement après avoir relu mes notes. Keitel déclara : « Le Führer et Göring sont en relations téléphoniques suivies ; j'ai aussi entendu parfois une partie de ce qui se disait mais pas toujours. »
Ensuite, Canaris mit instamment en garde contre les mesures qui étaient parvenues à sa connaissance, à savoir les fusillades et les mesures de représailles projetées, dirigées particulièrement contre les intellectuels, la noblesse et le clergé polonais et, en fait, contre tous les éléments qui pouvaient être considérés comme chefs possibles de la résistance nationale. Canaris dit alors, je cite à peu près ses paroles : « Un jour, le monde rendra la Wehrmacht, sous les yeux de qui ces événements se sont passés, responsable de telles méthodes. »
Le chef de l'OKW répondit – ceci aussi est fondé sur mes notes, que j'ai relues il y a quelques jours-que ces choses avaient été décidées par le Führer et que le Führer, Commandant en chef de l'Armée, avait fait savoir qu'au cas où la Wehrmacht ne voudrait pas exécuter ces ordres ou ne les approuverait pas, elle devrait accepter la présence à ses côtés de SS, de la Sipo et d'unités similaires qui les exécuteraient. Un fonctionnaire civil serait alors nommé pour agir avec chaque commandant militaire.
Telle fut, en gros, notre discussion sur les fusillades et les mesures d'extermination prévues en Pologne.
A-t-on dit qÙelque chose d'un soi-disant « nettoyage politique » ?
Oui, le chef de l'OKW se servit d'une expression qui, certainement, provenait de Hitler et qui qualifiait ces mesures de « nettoyage politique ». Je me rappelle très clairement cette expression, même sans le secours de mes notes.
Pour que le procès-verbal puisse être parfaitement clair, quelles mesures exactement, selon Keitel, avait-on déjà décidées ?
Selon le chef de l'OKW, on était déjà tombé d'accord sur le bombardement de Varsovie et sur l'exécution des catégories de la population que j'ai mentionnées.
Quelles étaient-elles ?
Les intellectuels, la noblesse, le clergé et, naturellement, les Juifs.
Qu'a-t-on, le cas échéant, dit d'une collaboration possible avec un groupe ukrainien ?
Le chef de l'OKW, déclarant qu'il transmettait des instructions qu'il avait apparemment reçues de Ribbentrop, puisqu'il en parla à propos des projets politiques du ministre des Affaires étrangères, ordonna à Canaris de susciter dans l'Ukraine galicienne un soulèvement ayant pour but l'extermination des Juifs et des Polonais.
A quel moment Hitler et Jodl se mêlèrent-ils à cette réunion ?
Hitler et Jodl entrèrent soit après les discussions que je viens de décrire, soit vers la fin de l'ensemble de la discussion sur ce sujet, alors que Canaris avait déjà commencé son rapport sur la situation à l'Ouest ; c'est-à-dire sur les nouvelles qui étaient parvenues sur ces entrefaites à propos de la réaction de l'Armée française devant la « ligne Siegfried ».
Des discussions ultérieures eurent-elles alors lieu ?
Après cette discussion dans le wagon privé du chef de l'OKW, Canaris quitta la voiture et eut un autre bref entretien avec Ribbentrop qui, revenant sur la question de l'Ukraine, lui dit à nouveau que le soulèvement devait être monté de telle sorte que toutes les fermes et les habitations des Polonais fussent livrées aux flammes et que tous les Juifs fussent tués.
Qui a dit cela ?
Ribbentrop, alors ministre des Affaires étrangères, l'a dit à Canaris. Je me tenais à côté de lui.
Y a-t-il le moindre doute à ce sujet dans votre esprit ?
Non. Je n'ai pas le moindre doute làdessus. Je me rappelle particulièrement clairement la formule quelque peu nouvelle : « Toutes les fermes et les maisons doivent être livrées aux flammes » ; jusqu'alors on n'avait parlé que de « liquidation » et d'« élimination ».
Y a-t-il dans le journal de Canaris quelque note qui vous aide à vous souvenir aussi de ce point ?
Non.
Fut-il parlé de la France à ce moment-là, et, si oui, qu'en fut-il dit ?
En ce qui concerne la France, il y eut une discussion dans le wagon du fuef de l'OKW ; Canaris décrivit la situation à l'Ouest sur la base de rapports de l'Abwehr et dit qu'à son avis les Français préparaient une grande attaque du côté de Sarrebrück ; Hitler qui, sur ces entrefaites était entré dans la pièce, intervint, prit la direction de la discussion et repoussa très vivement les assertions de Canaris en avançant des arguments qu'avec le recul du temps je dois reconnaître exacts en fait.
Vous rappelez-vous si, au cours de cette conférence, Ribbentrop a parlé des Juifs ?
Au cours de la conversation qui avait iieu dans le wagon privé de l'OKW, Ribbentrop n'était pas présent.
Vous rappelez-vous si, à n'importe quel moment au cours de la conférence, Ribbentrop a parlé des Juifs ?
Je répète ; dans la discussion qui eut lieu dans le wagon, non.
Dans le but de préciser le procès-verbal, toutes les fois que vous avez parlé du chef de l'OKW, vous parliez de Keitel.
Oui.
A-t-on demandé l'aide de la Wehrmacht pour la campagne de Pologne ?
Oui.
Cette entreprise eut-elle un nom spécial ?
Ainsi qu'il est rapporté au journal de ma section le nom de cette entreprise, qui eut lieu juste avant la campagne de Pologne, était l'« opération Himmler ».
Voulez-vous expliquer au Tribunal de quelle nature était l'aide demandée ?
L'affafre sur laquelle je dépose maintenant est l'une des actions les plus mystérieuses qui se soient déroulées à l'Amt Ausland/AbWehr. Quelques jours ou quelque temps auparavant – je crois que c'était au milieu d'août ; la date exacte peut être trouvée dans le journal de la section – la première section de l'Abwehr, ainsi que la mienne, la section II, reçurent la mission de fournir des uniformes et des équipements polonais, des cartes d'identité, etc. pour l'« opération Himmler ». Cette demande, d'après la mention qui figure dans le journal de la section, qui n'était pas tenu par moi mais par mon adjoint, fut reçue par Canaris en provenance de l'État-Major d'opération de la Wehrmacht ou du Département de la Défense nationale. Je crois que l'on mentionna le nom du général Warlimont.
Pouvez-vous nous dire quelle était la source de cette demande ?
Je ne puis pas indiquer la source de cette demande ; je peux dire seulement qu'elle nous fut transmise sous la forme d'un ordre. C'était, à coup sûr, un ordre au sujet duquel nous, les chefs de section intéressés, avions déjà alors quelques idées personnelles sans savoir exactement ce qu'en fin de compte il signifiait. Le nom de Himmler, cependant, parlait de lui-même ; et c'est également ce qui ressort des passages du journal de mon service qui relatent la question que je m'étais posée de savoir pourquoi M. Himmler devait en venir à recevoir de nous des uniformes ?
A qui l'Abwehr devait-elle fournir le matériel polonais ?
Ces objets d'équipement devaient être tenus prêts et un jour, un homme des SS ou du SD, dont le nom figure au journal de guerre officiel de la section, vint les chercher.
Quand l'Abwehr fut-elle informée de la manière dont on devait utiliser ce matériel polonais ?
Le but réel était alors ignoré de nous ; il nous a échappé jusqu'à aujourd'hui dans ses détails. Nous avions tous, cependant, le soupçon très plausible que l'on préparait là quelque chose de tout à fait tortueux ; le nom de l'entreprise en était une garantie suffisante.
Avez-vous appris, par la suite, de Canaris, ce qui s'était passé ?
Les choses se déroulèrent en réalité de la manière suivante : lorsque le premier communiqué de la Wehrmacht parla d'une attaque d'unités polonaises sur le territoire allemand, Pieckenbrock qui tenait le communiqué entre les mains et le lisait à haute voix, fit observer que maintenant nous savions à quoi devaient servir nos uniformes.
Le même jour ou quelques jours plus tard, je ne sais plus, Canaris nous informa que des gens des camps de concentration avaient été déguisés avec ces uniformes et avaient reçu l'ordre d'entreprendre une attaque militaire contre la station de radio de Gleiwitz ; je ne puis me rappeler si l'on a mentionné le nom d'une autre localité. Bien que nous ayons été extrêmement intéressés, en particulier le général Oster, à connaître les détails de cette action, c'est-à-dire où et comment cela s'était passé (en fait, nous pouvions bien l'imaginer, mais nous ne savions pas comment cela s'était accompli), je ne puis pas encore dire aujourd'hui ce qui s'est exactement produit.
Avez-vous jamais découvert ce qu'il était advenu des hommes des camps de concentration qui portaient les uniformes polonais et créèrent l'incident ?
C'est étrange, cette question a toujours retenu mon intérêt au plus haut point. Même après la capitulation, j'en ai parlé, dans l'hôpital où nous étions tous deux, avec un SS Hauptsturmführer, un Viennois, et lui ai demandé des détails sur ce qui s'était passé. Cet homme, qui s'appelait Birckel, me dit : « C'est bizarre que même nos milieux n'aient entendu parler de cette affaire que beaucqup plus tard, et encore à mots couverts. D'après ce que je sais, même les membres du SD qui prirent part à cette opération furent éliminés, c'est-à-dire tués. » C'est la dernière chose que j'ai entendu dire sur cette affaire.
Vous rappelez-vous avoir assisté, en 1940, à une réunion au cours de laquelle le nom de Weygand a été prononcé?
Oui.
Vous rappelez-vous, par hasard, le mois au cours duquel cette. discussion a eu lieu ?
La discussion eut lieu pendant l'hiver 1940, soit en novembre soit en décembre, autant que je m'en souvienne. J'ai inscrit la date exacte dans mes notes personnelles, au su de Canaris et selon son désir.
Autant que vous le sachiez et qu'il vous en souvienne, qui était présent ?
Les trois chefs de section et le chef de la section Ausland, l'amiral Bürckner, étaient présents, comme presque chaque jour au cours de la conférence quotidienne sur la situation.
Que vous a dit Canaris au cours de cette réunion ?
Au cours de cette discussion, Canaris nous révéla que depuis un temps déjà considérable, Keitel faisait pression sur lui en vue de préparer l'élimination du général français Weygand et que, naturellement, c'était moi, c'est-à-dire mon service, qui serait chargé d'exécuter ce travail.
Quand vous dites « élimination », que voulez-vous dire ?
Tuer.
Que faisait Weygand à ce moment-là ?
Weygand, autant que je m'en souvienne, était alors en Afrique du Nord.
Quelle raison donnait-on pour tenter de tuer Weygand ?
La raison qu'on donnait était la crainte que Weygand, avec la partie invaincue de l'Armée française ne formât un centre de résistance en Afrique du Nord. Telle était, en gros, la raison, autant que je me souvienne aujourd'hui ; il est possible que d'autres facteurs soient entrés en jeu.
Après que Canaris vous eût donné cette information, que fut-il dit d'autre au cours de cette réunion ?
Cette demande, d'abord faite si ouvertement et dans une forme aussi peu déguisée à l'Abwehr militaire par un représentant des Forces armées, fut repoussée résolument et avec indignation par tous ceux qui étaient présents, moi-même qui étais l'intéressé, puisqu'on attendait de ma section qu'elle exécutât cette mission, je déclarai nettement, devant tous, que je n'avais pas la moindre intention d'exécuter cet ordre. Ma section et mes officiers sont faits pour combattre ; ce ne sont ni une bande d'assassins, ni des meurtriers.
Que dit alors Canaris ?
Canaris répondit à peu près : « Calmez-vous, nous en dirons un mot tout à l'heure ensemble » ou quelque chose d'approchant.
Avez-vous plus tard tiré la chose au clair avec Canaris ?
Lorsque les autres eurent quitté la salle, je parlai en tête-à-tête à Canaris et il me dit immédiatement : « Il est tout à fait évident non seulement que cet ordre ne sera pas exécuté, mais encore que nous ne le communiquerons à personne d'autre. » C'est ce qui se passa en fait.
Avez-vous été questionné plus tard pour savoir si vous aviez exécuté cet ordre ?
A l'occasion d'un rapport que Canaris faisait à Keitel, j'étais présent et Keitel aborda ce sujet ; il me demanda ce qui s'était produit et ce qui avait été fait dans cette affaire. La date de cet incident fut consignée dans mes notes sur la suggestion de Canaris et à sa connaissance.
Quelle réponse faites-vous à Keitel ?
Je ne peux évidemment pas me rappeler mes paroles mêmes, mais une chose est certaine ; je ne lui répondis pas que je n'avais pas l'intention d'exécuter cet ordre. Cela, je ne pouvais pas le dire et je ne l'ai pas dit, sans quoi je ne serais pas assis ici aujourd'hui. Sans doute, comme dans beaucoup de cas semblables, je répondis que c'était très difficile, mais que nous ferions tout notre possible, ou quelque chose de ce genre. Naturellement, je ne peux pas me rappeler exactement mes paroles.
Incidemment êtes-vous le seul de ce groupe d'intimes de Canaris qui soit encore vivant aujourd'hui ?
Je crois que je suis pour le moins un des très rares survivants. Peut-être Pieckenbrock vit-il encore ; peut être Bentivegni qui, cependant, n'appartenait pas au groupe le plus fermé. La plupart des autres furent liquidés à la suite des événements du 20 juillet.
Je vais aborder maintenant un autre sujet. En 1941, avez-vous assisté à une conférence où le général Reinecke était présent ?
Oui.
Qui était le général Reinecke ?
Le général Reinecke était alors chef du Service administratif de la Wehrmacht, service qui faisait partie de l'OKW.
Vous rappelez-vous la date approximative de cette réunion ?
C'était, en gros, pendant l'été de 1941, peu après le début de la campagne de Russie ; approximativement, en juillet.
Autant que vous le sachiez et qu'il vous en souvienne, pouvez-vous déclarer exactement qui était présent à cette conférence ?
A cette conférence, qui est aussi relatée dans les notes prises pour Canaris et à laquelle je le représentais, étaient présents : le général Reinecke, qui présidait l'Obergruppenführer Müller du RSHA, le colonel Breuer représentant le Service des prisonniers de guerre, et moi-même, en tant que représentant de Canaris de l'Ausland/Abwehr.
Voulez-vous nous dire qui était Müller et pourquoi il était à cette réunion ?
Müller était chef de section à fOffice central de sûreté du Reich (RSHA) ; il prit part à la réunion parce qu'il était responsable de la mise en pratique des mesures concernant le traitement des prisonniers de guerre russes, c'est-à-dire responsable des exécutions.
Voulez-vous expliquer qui était le colonel Breuer et pourquoi il était là ?
Le colonel Breuer représentait le service des prisonniers de guerre. Je ne sais pas de quel organisme dépendait alors ce service. En tout cas, le colonel était responsable à l'OKW des questions relatives aux prisonniers de guerre.
Quel était le but de cette conférence ?
Cette conférence avait pour but d'examiner des ordres pour le traitement des prisonniers de guerre russes, de les commenter, de les expliquer et de leur trouver des motifs raisonnables.
Avez-vous appris, d'après le cours des entretiens, la substance des ordres discutés ?
Ces ordres traitaient de deux groupes de mesures qui devaient être prises : premièrement, l'exécution des commissaires politiques russes ; deuxièmement, l'exécution de tous les éléments parmi les prisonniers de guerre russes qui, d'après le programme spécial de sélection du SD, pouvaient être reconnus comme complètement bolchevisés ou comme représentants actifs de l'idéologie bolchevique.
Avez-vous aussi appris, au cours de la conversation, quel était le fondement de ces ordres ?
Le fondement de ces ordres fut expliqué dans ses grandes lignes par le général Reinecke comme il suit : La guerre entre l'Allemagne et la Russie n'était pas une guerre entre deux États ou deux Armées, mais entre deux idéologies, l'idéologie nationale-socialiste et l'idéologie bolcheviste. Le soldat de l'Armée rouge ne devait pas être considéré comme un soldat dans le sens du mot qui s'applique à nos adversaires occidentaux, mais comme un ennemi idéologique, Il devait être regardé comme l'ennemi mortel du national-socialisme et traité en conséquence.
Canaris vous a-t-il dit pourquoi il vous choisissait comme représentant pour cette conférence ?
Canaris me donna peut-être deux ou trois raisons et motifs pour m'envoyer à cette conférence, bien que lui-même fût à Berlin. D'abord, il désirait éviter une rencontre avec Reinecke pour qui il nourrissait une forte aversion personnelle, le jugeant comme le type du général national-socialiste, toujours pressé de complaire. En second lieu, il me dit et me donna comme ligne de conduite d'essayer, par des arguments positifs, c'est-à-dire par des appels à la raison, d'obtenir l'annulation de cet ordre brutal et complètement insensé ou au moins la limitation de ses effets dans la mesure du possible. Il me désigna aussi pour des raisons de tactique, car en sa qualité de chef de service il ne pouvait avoir son franc-parler comme moi qui, grâce à ma situation subalterne, pouvait user d'un langage beaucoup plus énergique.
D'un autre côté, il était bien au courant de ma position personnelle à l'égard de cette question, position que j'avais manifestée chaque fois que je le pouvais au cours de mes nombreuses tournées au front, où j'étais témoin des mauvais traitements infligés aux prisonniers de guerre. Ce fait est aussi clairement relaté dans mes notes.
Canaris et les autres membres de votre groupe avaient-ils un surnom pour Reinecke ?
Non seulement dans notre groupe mais aussi dans d'autres milieux, il était connu comme le « petit Keitel » ou « l'autre Keitel ».
Avant que vous ne partiez pour cette conférence, Canaris a-t-il fait d'autres remarques sur ces ordres ?
Canaris avait déjà, lors de la réception de ces ordres, exprimé une forte hostilité à leur encontre, devant notre cercle intime ; quand je dis notre cercle, cela signifie principalement les chefs de section ; il avait émis une protestation par l’intermédiaire de la section Ausland, c’est-à-dire de Bürckner. Je ne me souviens plus si cela fut fait par écrit ou si Bürckner la transmit verbalement à Keitel directement. Je crois que les deux moyens furent employés. Bürckner serait, je pense, au courant.
Quand vous dites « protestation par l’intermédiaire de Bürckner » que voulez-vous dire ?
Quand je dis : Bürckner, je veux dire sa section ou un groupe, ou peut-être même un représentant de son service, dans lequel les questions de Droit international étaient confiées au comte Moltke, qui, incidemment parmi le cercle…
Voulez-vous répéter cela ?
Cette protestation ou cette réfutation sur la question du traitement des prisonniers de guerre russes fut transmise par Canaris par l’intermédiaire de la section Ausland, c’est-à-dire de Bürckner. La section Ausland avait un service qui s’occupait des questions de Droit international et l’autorité compétente dans ce service était le comte Moltke, qui était membre du cercle intime d’Oster et fut exécuté après le 20 juillet.
Serait-ce une heure convenable pour suspendre ?
Oui, Monsieur le Président.
Jusqu’à deux heures.