Neuvième journée
Vendredi 30 novembre 1945.
Audience de l’après-midi.
Veuillez continuer, colonel Amen.
Avant la suspension de midi, vous déposiez sur une conférence de 1941, entre Reinecke et d’autres. Avant cette conférence, Canaris vous a-t-il dit le genre d’appel que vous deviez adresser à ceux qui assistaient à cette réunion ?
Avant l’entrevue, Canaris me dit, comme je l’ai déjà fait remarquer, que je devais user d’arguments positifs pour obtenir le retrait de cet ordre ou, au moins, pour en diminuer les effets, mais que je ne devais pas me laisser aller à me servir d’arguments d’ordre humanitaire de peur de me rendre ridicule.
Et maintenant, voulez-vous expliquer au Tribunal, autant qu’il vous en souvienne, ce qui s’est passé et dit au cours de cette conférence ?
La discussion fut ouverte par le général Reinecke ; il expliqua ces ordres de la façon dont je les ai décrits avant la suspension d’audience. Il déclara que ces mesures étaient nécessaires et qu’il était essentiel aussi de préciser cette idée à la Wehrmacht et, surtout, au corps des officiers, parce qu’apparemment ils pensaient encore comme à l’âge de pierre et non comme à l’ère actuelle du national-socialisme.
Quel point de vue avez-vous exposé au cours de cette conférence ?
Conformément aux instructions, je soutins les vues de l’Ausland/Abwehr – c’est-à-dire de Canaris – et en gros je soulignai d’abord l’effet très défavorable de ces mesures sur les troupes, c’est-à-dire les troupes du front, indiquant qu’elles ne comprendraient jamais de tels ordres, surtout pas le simple soldat. Nous avions, en outre, des rapports précisant que les exécutions avaient lieu quelquefois sous leurs yeux.
Ensuite, j’apportai les objections de mon service qui touchaient à l’activité du service lui-même : l’effet de ces mesures sur l’ennemi, c’est-à-dire pratiquement la suppression de la désertion des Russes qui se rendaient jusqu’au dernier homme sans résistance ; aussi les grosses difficultés qu’avait l’Abwehr à recruter des agents, c’est-à-dire des personnes qui, pour des raisons diverses, s’étaient volontairement déclarées prêtes à travailler pour les Allemands.
Afin que ceci soit clair dans le procès-verbal car je crois qu’il y a eu une certaine confusion dans la traduction, je désire souligner à nouveau un ou deux points de ce raisonnement. Qu’avez-vous dit à cette conférence à propos de l’effet de l’exécution de ces ordres sur les soldats russes ?
J’ai fait d’abord remarquer, que, du fait de ces ordres, certains éléments parmi les soldats russes qui étaient enclins à se rendre, se trouvaient empêchés de le faire ; ensuite que les gens qui, pour des raisons diverses, auraient offert leurs services à l’Abwehr, en seraient également détournés par ces mesures ; et qu’en résumé, par-dessus tout, on obtiendrait l’effet contraire de celui qu’on désirait et que la force de résistance des soldats de l’Armée rouge serait accrue à l’extrême.
Et afin que tout soit parfaitement clair, qu’avez-vous dit à propos de l’effet de l’exécution de ces ordres sur les troupes allemandes ?
Je leur dis que, d’après de nombreux rapports venant du front, l’effet sur le moral et la discipline des troupes était désastreux.
Y eut-il une discussion de droit international à cette conférence ?
Non. À cette occasion, il n’y eut aucune discussion de droit international. On insista particulièrement sur la méthode de sélection des prisonniers de guerre. Elle était complètement arbitraire, sans parler de l’ordre général en lui-même.
Nous y viendrons dans un moment. Vos vues furent-elles adoptées à cette conférence ?
Mes vues, celles de l’Amt Abwehr que je représentais, furent combattues de la façon la plus catégorique par Müller, qui repoussa, avec les clichés habituels, les arguments que j’avais présentés ; la seule concession qu’il accorda fut que les exécutions, pour ménager les sentiments des troupes, se feraient, non pas devant elles, mais à l’écart. Il fit aussi quelques concessions sur la question de la sélection, qui était tout à fait arbitraire, puisqu’elle était simplement laissée à l’initiative des chefs de commandos (Einsatzführer).
Et à la suite de cette conférence, avez-vous appris que des ordres furent donnés pour que ces exécutions eussent lieu en dehors de la vue des troupes allemandes ?
À part la promesse de Müller, que j’ai mentionnée, je n’en ai plus entendu parler alors. J’ai trouvé confirmation des résultats de la conférence et des promesses qui me furent alors faites, dans un ordre qui vient seulement de m’être présenté.
A-t-on discuté au cours de cette conférence sur la manière dont ces ordres de massacres étaient exécutés ?
Oui. Dans le cours de la discussion, tout le problème fut débattu, y compris la façon dont les ordres étaient exécutés ; d’après mes souvenirs, c’était par des détachements spéciaux du SD (Einsatzkommandos), qui étaient chargés à la fois du triage des gens en question dans les camps et dans les centres de rassemblement de prisonniers de guerre, et des exécutions.
Reinecke discuta aussi des mesures concernant le traitement des prisonniers de guerre russes dans les camps. Il approuva nettement, non point mes arguments, mais ceux de Müller et exprima son opinion en termes particulièrement énergiques et vigoureux.
Voulez-vous expliquer maintenant au Tribunal, d’après ce que vous avez appris à cette conférence, la manière exacte dont étaient choisis ces prisonniers, et de quelle façon on déterminait ceux d’entre eux qui devaient être exécutés.
Les prisonniers étaient triés par des commandos du SD suivant des principes particuliers et complètement arbitraires. Certains des chefs de ces Einsatzkommandos se guidaient sur des considérations raciales ; en particulier, si quelqu’un était Juif, ou de type juif, ou pouvait être classé de quelque manière comme étant d’une race inférieure, il était prélevé pour l’exécution. D’autres chefs du SD choisissaient les gens d’après leur intelligence. D’autres avaient des idées tout à fait personnelles et en général des plus bizarres, de sorte que je me sentis contraint de demander à Müller : « Dites-moi, d’après quels principes se fait cette sélection ? Est-ce que c’est d’après la taille de l’individu ou d’après la pointure de ses souliers ? » Müller repoussa très vivement ces objections et toutes les autres et Reinecke adopta strictement le point de vue de Müller au lieu de souscrire à mes opinions, c’est-à-dire à celles de l’Amt « Ausland/Abwehr » qui voulait lui construire un pont d’or. Tel fut l’essentiel de la discussion à laquelle je pris part.
Avez-vous reçu des informations sur la manière dont ces ordres furent exécutés par les rapports officiels qui vous étaient transmis ?
Nous étions tenus au courant de tous les événements par nos agents, soit du front, soit des camps. Dans ces camps agissaient des officiers de la section III de l’Abwehr ; par ce moyen, c’est-à-dire par la voie normale de service, nous reçûmes des rapports et des exposés verbaux relatifs à l’exécution de toutes ces mesures et à leurs effets.
Les informations que vous receviez étaient-elles secrètes et confidentielles ; étaient-elles connues d’autres personnes ?
Les renseignements étaient confidentiels en conformité avec l’usage de nos services. En fait, cependant, ce qui se passait dans les camps et les incidents qui avaient lieu au cours des sélections étaient connus de groupes étendus de la Wehrmacht.
Au cours de cette conférence, Reinecke vous apprit-il quelque chose quant au traitement des prisonniers russes dans les camps ?
Dans cette conférence, Reinecke parla du traitement des prisonniers de guerre russes dans les camps ; il était d’avis que dans les camps, leur traitement ne devait pas être le même que celui des autres prisonniers alliés, mais qu’il fallait, là aussi, appliquer des mesures appropriées et discriminatoires. Les gardes des camps devaient, quoi qu’il arrivât, être munis de fouets et au moindre indice d’une tentative d’évasion ou d’un autre acte répréhensible avaient le droit de faire usage de leurs armes.
À part les fouets, quel autre équipement donnait-on aux gardes des stalags ?
Ce sont des détails que je ne me rappelle pas pour le moment. Je ne peux que vous dire ce qui fut mentionné au cours de cette discussion.
Reinecke a-t-il dit quelque chose sur les fouets ?
Reinecke dit que les hommes de garde devaient se servir de leurs fouets ou de leurs bâtons ou d’instruments semblables.
Avez-vous entendu parler par des voies officielles de l’ordre de marquer au fer rouge les prisonniers de guerre russes ?
Colonel Amen, je crois que vous devriez les désigner sous le terme de prisonniers « soviétiques » et non pas « russes ».
Oui, Votre Honneur. Avez-vous entendu parler d’un ordre de ce genre ?
J’en ai entendu parler au cours de l’une des conférences à laquelle la plupart des chefs de service que j’ai déjà nommés assistaient habituellement. La majorité d’entre eux au moins a dû s’y trouver.
Savez-vous s’il y eut des protestations au sujet de cet ordre ?
Dès que l’intention de marquer au fer rouge ces prisonniers soviétiques fut dévoilée, Canaris éleva immédiatement une très violente protestation par l’intermédiaire du service Ausland et en réalité de Bürckner en personne.
Que vous a dit Canaris au sujet de cet ordre ?
Canaris nous a dit que cette question avait déjà été traitée dans un rapport médical par des médecins, et qu’il s’était effectivement trouvé des gens pour consentir à traiter d’une telle folie dans un rapport médical écrit. Tel fut le sujet principal de cette discussion.
Quelles informations, le cas échéant, reçûtes-vous par la voie officielle, à propos des plans formés pour ramener en territoire allemand les prisonniers de guerre soviétiques ?
Dans le même cadre et dans le même groupe, je dois toujours le répéter, c’est-à-dire au cours des conférences entre Canaris et ses chefs de sections, j’ai entendu dire que l’État-Major général avait projeté d’amener un certain nombre de prisonniers soviétiques en Allemagne, mais que ces projets avaient été soudainement abandonnés. Je me souviens que c’était sur l’ordre direct de Hitler ; c’était la confirmation des conditions existant dans les camps du théâtre des opérations, où les prisonniers étaient entassés, ne pouvaient être convenablement nourris, logés ou vêtus, ce qui provoquait dans ces camps des épidémies et suscitait le cannibalisme.
Je ne suis pas très sûr que nous ayons bien entendu une partie de votre réponse précédente. Voudriez-vous à nouveau nous dire quels furent les changements apportés à ces ordres ?
Voudriez-vous, s’il vous plaît, répéter la question ?
Vous avez mentionné un changement dans les projets de transport des prisonniers soviétiques en territoire allemand. Est-ce exact ?
Oui, ils ne furent pas ramenés en Allemagne.
Et quel fut le résultat de cet acte, c’est-à-dire du fait qu’ils ne furent pas ramenés, sur ordre direct de Hitler ?
Le résultat fut celui que je viens de vous décrire.
Mais je voudrais que vous le répétiez, parce que nous avons manqué certaines de vos réponses pendant la traduction. Veuillez simplement répéter à nouveau.
La plupart des prisonniers restèrent dans la zone des opérations, sans soins – soins au sens des conventions sur les prisonniers de guerre – quant au logement, à la nourriture, aux soins médicaux, et beaucoup d’entre eux moururent sur le sol nu. Des épidémies éclatèrent ; le cannibalisme même fit son apparition, c’est-à-dire que des hommes, poussés par la faim, s’entre-dévorèrent.
Étiez-vous personnellement sur le front pour observer ces conditions ?
J’ai fait plusieurs tournées avec Canaris et j’ai vu, de mes propres yeux, une partie de ce que je viens de vous décrire. J’ai noté mes impressions à l’époque ; ces notes ont été trouvées dans mes papiers.
Avez-vous aussi obtenu des renseignements à ce sujet par la voie officielle de l’Abwehr ?
Oui, j’ai reçu ces renseignements par mes propres services subordonnés et par l’Ausland/Abwehr.
D’après vos renseignements officiels, dans quelle mesure la Wehrmacht était-elle impliquée dans ces mauvais traitements infligés aux prisonniers de guerre ?
D’après mes informations, la Wehrmacht était impliquée dans toutes les questions qui se rapportaient aux prisonniers, excepté les exécutions qui étaient du ressort des commandos du SD et du Service central de Sécurité du Reich.
Mais n’est-ce pas un fait que les camps de prisonniers étaient entièrement soumis à la juridiction de la Wehrmacht ?
Oui, les prisonniers de guerre étaient placés sous la juridiction du commandement suprême de la Wehrmacht.
Mais avant qu’ils ne soient placés dans ces camps, les commandos spéciaux de SS étaient responsables essentiellement de l’exécution et de la sélection des gens destinés à être exécutés, n’est-ce pas ?
Oui.
Avez-vous reçu par la voie officielle des informations concernant l’existence d’un ordre sur l’exécution des commandos britanniques ?
Oui.
Qu’avez-vous entrepris, Canaris et vous-même, à la réception de cet ordre ?
L’ordre, autant que je m’en souvienne et même l’intention de donner un tel ordre, furent discutés dans notre cercle. Nous étions tous unanimes pour nous y opposer. Exception faite des considérations de Droit international, il y avait aussi le fait que l’Amt Ausland avait sous sa juridiction une formation rattachée à notre section, appelée le régiment Brandenbourg, qui avait à exécuter les mêmes missions que les commandos. En tant que chef de la section à laquelle était rattaché ce régiment et pour laquelle je me considérais comme responsable, et en raison des mesures de représailles qui étaient à craindre j’ai protesté tout de suite et avec beaucoup d’insistance contre ces ordres.
Avez-vous personnellement participé à la rédaction de ces protestations ?
Je sais que deux fois une protestation fut élevée contre cet ordre, par Canaris et par l’Amt Ausland par l’intermédiaire de Bürckner. La première fois, verbalement ou par écrit, aussitôt que l’ordre eut été donné et la deuxième fois, dès que les premières exécutions eurent lieu, en application de cet ordre. Je suis intervenu moi-même dans la préparation de l’une de ces protestations écrites ; je ne sais si c’est la première ou la seconde ; je l’ai fait expressément dans l’intérêt de ma section et du régiment Brandenbourg qui avait des fonctions semblables, tout à fait semblables à celles des commandos.
À qui, de façon habituelle, étaient adressées ces protestations ?
Les protestations allaient au supérieur de Canaris, c’est-à-dire au chef de l’OKW.
Qui était-ce ?
C’était Keitel à ce moment-là.
Est-ce que les protestations, de façon habituelle, atteignaient aussi Jodl ?
Je ne peux pas le dire, mais c’est possible.
Maintenant, voudriez-vous dire au Tribunal quels étaient les motifs des protestations que vous avez faites ?
Les protestations étaient surtout basées sur le fait qu’il était contraire à l’interprétation du Droit international que des soldats, non pas des espions ou des agents de l’étranger, mais des soldats qui agissaient en soldats, et reconnaissables comme tels, fussent exécutés après avoir été faits prisonniers. C’était un point essentiel qui concernait ma section puisqu’elle comprenait aussi des soldats qui, comme tels, devaient remplir des missions de ce genre.
A-t-on invoqué d’autres raisons pour protester contre ces ordres ?
Certainement, d’autres raisons furent également invoquées qui se rapportaient aux intérêts des différents services que touchaient ces ordres. Pour l’Amt Ausland, c’était le point de vue du Droit international. La division III de l’Abwehr était intéressée à l’interrogatoire des prisonniers capturés au cours de ces actions de commandos, mais jamais à leur exécution.
D’autres chefs du service de l’Abwehr prirent-ils part à la rédaction de ces protestations ?
Autant que je puisse m’en souvenir aujourd’hui, non.
Vous avez mentionné l’amiral Bürckner, n’est-ce pas ?
Oui, Bürckner n’était pas le chef de l’Amt Ausland/Abwehr, mais simplement le chef de l’Amt Ausland.
Avez-vous jamais entendu parler d’une opération connue sous le nom de « Gustav » ?
Le nom de « Gustav » ne signifiait pas une opération, mais une entreprise semblable à celle qui envisageait l’assassinat du général Weygand.
Pourriez-vous dire au Tribunal ce que signifiait ce nom de « Gustav » ?
« Gustav » était utilisé par le chef de l’OKW comme un nom de code à employer dans les conversations relatives au général Giraud.
Quand vous dites « le chef de l’OKW », vous voulez dire Keitel ?
Oui.
Vous voulez bien parler du général Giraud de l’Armée française ?
Oui, je veux dire le général Giraud de l’Armée française qui, suivant mes souvenirs, s’est évadé de Königstein en 1942.
Savez-vous si un ordre a été donné concernant le général Giraud ?
Oui.
Qui a lancé cet ordre ?
Cet ordre a été donné à Canaris par le chef de l’OKW, Keitel. Ce n’était pas un ordre écrit mais verbal.
Alors comment se fait-il que vous soyez au courant de cet ordre ?
Je connaissais cet ordre de la même manière que certains autres chefs de service, par exemple Bentivegni, chef de la section I de l’Abwehr, Pieckenbrock, ou un certain nombre d’autres officiers qui en avaient entendu parler au cours d’une conférence avec Canaris.
Quelle était la substance de cet ordre ?
Le contenu essentiel de cet ordre était d’éliminer Giraud de là même façon que Weygand.
Quand vous employez le terme « éliminer », que voulez-vous dire ?
Je veux dire la même chose que pour le général Weygand, il fallait le tuer.
Vous souvenez-vous de la date approximative à laquelle cet ordre fut donné par Keitel à Canaris ?
Cet ordre a été donné à Canaris à plusieurs reprises. Quand a-t-il été donné pour la première fois, je ne peux pas le dire avec certitude parce que je n’étais pas présent ; cet ordre a été donné probablement après la fuite de Giraud de Königstein et avant l’attentat sur Heydrich à Prague. D’après mes notes, Keitel a discuté cette affaire avec moi, en présence de Canaris, en juillet de la même année.
Bien. Maintenant, que vous a d’abord dit personnellement Keitel à propos de cette affaire ?
Je ne peux naturellement pas répéter textuellement ses paroles, mais tel est leur sens : il m’a fait connaître son intention de faire disparaître Giraud et il m’a demandé, comme dans l’affaire Weygand, où en était l’opération à ce moment-là.
Et que lui avez-vous répondu ?
Je ne puis me rappeler les mots exacts. J’ai dû faire une réponse dilatoire ou ambiguë pour gagner du temps.
La question a-t-elle été discutée une nouvelle fois ?
D’après mes souvenirs, la question a été discutée en août ; la date exacte de cette discussion se trouve dans mes notes. Canaris m’adressa, le soir, une communication téléphonique, à mon domicile. Il me dit, avec impatience, que Keitel « le relançait » à nouveau au sujet de Giraud et qu’il faudrait que tous les chefs de section se réunissent le lendemain matin afin de conférer sur cette affaire. Le jour suivant, il y eut une conversation entre nous tous et Canaris répéta ce qu’il m’avait dit la veille au téléphone, c’est-à-dire que Keitel le pressait toujours et qu’il fallait faire quelque chose dans cette affaire.
Notre attitude fut la même que dans l’affaire Weygand. Tous ceux qui étaient présents rejetèrent catégoriquement cette nouvelle suggestion de préparer et de commettre un assassinat. Nous fîmes connaître notre opinion à Canaris qui était naturellement de notre avis, et là-dessus Canaris alla chez Keitel pour lui conseiller de laisser l’Abwehr militaire en dehors de cette affaire et demanda, ainsi qu’il en avait été d’abord convenu, qu’elle fût entièrement abandonnée au SD.
Entre temps, comme nous étions tous réunis, je me souviens que Pieckenbrock fît la remarque suivante et je me rappelle chaque parole qu’il a prononcée à ce moment : il faudrait enfin expliquer à Keitel qu’il dise à son M. Hitler que nous, c’est-à-dire l’Abwehr militaire, n’étions pas une organisation d’assassins comme les SS ou le SD. Après quelque temps, Canaris revint et dit que tout était réglé désormais, qu’il avait convaincu Keitel que nous, l’Abwehr militaire, devions être tenus à l’écart de telles questions et que la poursuite de l’affaire serait laissée aux SD.
Je dois faire remarquer ici et rappeler que Canaris m’avait dit, lorsque cet ordre avait été donné, qu’on devait en empêcher l’exécution à tout prix. Il voulait s’en occuper et je devais l’aider.
Je ne pense pas que vous m’avez encore dit exactement quelles étaient les personnes présentes à cette conférence ?
Les trois chefs de l’Abwehr étaient le colonel Pieckenbrock que j’ai déjà nommé, le colonel Bentivegni et moi-même. Il y avait aussi vraisemblablement le général Oster, peut-être Bürckner, mais je ne m’en souviens pas. Je ne crois pas que dans les notes relatives à ces conversations j’ai nommé d’autres personnes que les trois chefs de l’Abwehr qui tous trois rejetèrent catégoriquement la proposition.
À quel moment cette affaire fut-elle à nouveau portée à votre attention ?
Un peu plus tard, ce doit être en septembre, la date exacte a été notée, j’ai été appelé par téléphone à mon domicile par Keitel, alors chef de l’OKW, qui me demanda : « Qu’advient-il de “Gustav” ? Vous savez ce que j’entends par “Gustav” ? » – J’ai répondu : « Oui, je sais. » – « Où en est l’affaire ? – demanda Keitel – il faut absolument que je le sache. » – Je répondis : « Je n’en sais rien car c’est Canaris qui se l’est réservée lui-même et Canaris n’est pas là, il est à Paris. »
Là-dessus, j’ai reçu l’ordre de Keitel, mais avant de donner cet ordre il me posa encore une question : « Vous saviez bien que l’affaire devait être prise en mains par d’autres ? » (les autres c’étaient les SS ou le SD). Ma réponse fut : « Oui, je sais. » Alors Keitel me donna un ordre : « Allez tout de suite chez Müller, me dit-il, et voyez où en est la question, c’est urgent. » J’ai répondu : « Oui », mais suis allé immédiatement à l’Amt Ausland/Abwehr, chez le général Oster que j’ai mis au courant de la conversation en lui demandant conseil sur ce qu’il fallait faire devant cette situation critique et difficile devant laquelle nous nous trouvions avec Canaris. Je lui ai dit, et Oster ne l’ignorait pas, que Canaris n’avait jamais jusqu’alors transmis un seul mot au SD de l’ordre qu’il devait exécuter, c’est-à-dire l’assassinat de Giraud. Oster me répondit de prendre de suite l’avion pour Paris afin de mettre Canaris en garde, et je partis pour Paris en avion. Le lendemain même, je vis Canaris dans un hôtel, en train de souper en petit comité. Près de lui se trouvait l’amiral Bürckner. Je le mis au courant de ce qui s’était passé. Canaris fut consterné et sur le moment ne trouva aucune solution. Pendant le dîner Canaris me demanda devant Bürckner et deux officiers, le colonel Rudolf et un autre dont j’ai oublié le nom, quand Giraud s’était évadé de Königstein, à quelle date avait eu lieu la conférence à Prague de la section III de l’Abwehr et enfin une troisième date, celle du meurtre de Heydrich. Je lui fournis ces dates que je ne savais plus par cœur. Quand il les eut obtenues il apparut visiblement soulagé et son visage préoccupé s’éclaira. Il était certainement soulagé à tous égards. Je dois ajouter qu’à cette importante conférence de l’Abwehr III, Heydrich était présent. C’était une rencontre de l’Amt III de l’Abwehr et des fonctionnaires du SD qui collaboraient avec lui et qui faisaient aussi partie des services de contre-espionnage. Canaris établit alors tout son plan sur ces trois dates. Ce plan consistait à faire naître l’apparence qu’il avait au cours de la conférence transmis à Heydrich l’ordre d’exécuter l’action, et à utiliser la mort d’Heydrich pour justifier l’anéantissement de toute l’affaire. Le jour suivant, nous partîmes en avion pour Berlin et Canaris rapporta à Keitel que l’affaire suivait son cours, que lui, Canaris, lors de la conférence de l’Abwehr III à Prague, avait donné à Heydrich les directives nécessaires et que ce dernier avait tout mis en train pour tuer Giraud. Ainsi l’affaire était réglée et avait définitivement échoué.
II y a eu une erreur dans la traduction. Si vous voulez bien revenir au moment où vous avez renseigné pour la première fois Heydrich, propos que vous rapportiez à Canaris. Je vous prie de répéter ce passage, car il me semble que la traduction est incorrecte. En d’autres termes, revenez au moment où Canaris semble soulagé et entreprend de vous expliquer quelle solution choisir.
Pour tous ceux qui étaient présents à la réunion, Canaris se trouva certainement soulagé lorsqu’il eut appris de ma bouche les trois dates qu’il me demandait. Toute sa manœuvre consista en une combinaison purement intellectuelle, caractéristique de sa forme d’esprit, échafaudée sur ces trois dates. La date de l’évasion de Giraud et celle de la conférence de trois jours étaient essentielles, car, si la conférence de l’Abwehr III avait eu lieu avant l’évasion de Giraud, la combinaison n’aurait probablement pas résisté à l’épreuve.
Colonel Amen, quelle est la raison de cette répétition ?
II y a eu une erreur dans le procès-verbal. Si c’est le désir du Tribunal, je ne ferai pas répéter plus avant.
Ce qui a été dit semble parfaitement clair au Tribunal.
Très bien. Que se produisit-il ensuite dans l’affaire Giraud ?
II ne se produisit plus rien. Giraud s’est enfui comme on le sait en Afrique du Nord ; j’ai entendu dire seulement beaucoup plus tard que Hitler avait été hors de lui en apprenant cette évasion, qu’il aurait déclaré que le SD avait échoué lamentablement et que le fait serait mentionné dans les archives sténographiques de son Quartier Général. L’homme qui m’a transmis cette information est dans la zone américaine d’occupation.
Connaissiez-vous le colonel Rowehl ?
Oui.
Qui était-ce ?
C’était un colonel d’aviation.
Quel était la tâche de l’escadrille spéciale à laquelle il appartenait ?
Rowehl avait une escadrille spéciale pour les vols à haute altitude qui opérait en liaison avec l’Ausland/Abwehr pour la reconnaissance de certains territoires ou de certains États.
Vous trouviez-vous toujours présent lorsqu’il présentait des rapports à l’amiral Canaris ?
J’étais présent à l’occasion.
Vous souvenez-vous de ce que Rowehl disait alors à Canaris ?
Rowehl faisait des rapports sur le résultat des vols de reconnaissance et soumettait, il me semble, à l’Abwehr I, section « Air », les photographies qui pouvaient être utilisées d’une façon ou d’une autre.
Savez-vous au-dessus de quels pays étaient effectués ces vols de reconnaissance ?
Ces vols ont été effectués au-dessus de la Pologne, puis au-dessus de l’Angleterre et dans le Sud-Est. Je ne puis dire exactement au-dessus de quels États du Sud-Est de l’Europe, mais je sais que l’escadrille était stationnée à Budapest lors de telles missions.
Avez-vous personnellement vu certaines de ces photographies ?
Oui.
Voulez-vous dire au Tribunal la date à laquelle vous avez appris que des vols de reconnaissance étaient effectués au-dessus de Londres et de Leningrad ?
Je ne puis donner les dates exactes. Je me souviens seulement d’avoir été présent lors de discussions entre Rowehl et Canaris. Pieckenbrock était présent aussi quelquefois. Je me rappelle que ces vols de reconnaissance avaient été effectués sur ces territoires, qu’on avait rapporté des documents photographiques, que l’escadrille opérait de bases hongroises situées aux environs de Budapest. J’ai moi-même volé une fois sur un de ces avions, de Budapest à Berlin. Je connaissais quelques-uns de ces pilotes en raison de leur activité.
Ce que je vais vous demander maintenant c’est l’année ou les années où ces vols de reconnaissance ont été effectués ?
Ils ont été effectués en 1939, c’est-à-dire avant la campagne de Pologne.
Est-ce que ces vols de reconnaissance étaient gardés secrets ?
Oui, naturellement, ils ont été gardés secrets.
Savez-vous pourquoi ces vols partaient de Hongrie ?
II faudrait un spécialiste de l’aviation pour répondre.
Avez-vous en votre possession un rapport sur le traitement des Juifs dans certains territoires ?
Oui, j’ai un rapport que j’ai reçu probablement par la voie de la section III de l’Abwehr, j’en ai fait plusieurs copies pour Canaris et une pour moi-même. Il s’agissait d’exécution de Juifs à Borrisov.
Est-ce un rapport officiel ?
Oui. Il nous parvint par le canal de l’Abwehr. Les archives montreraient quel bureau nous l’avait transmis. À propos de ces exécutions de Juifs à Borrisov, on a mentionné le nom d’un officier de l’Abwehr que je connaissais très bien et qui était autrichien comme moi.
S’il plaît au Tribunal, je désirerais déposer comme preuve une photocopie ou une copie des déclarations détaillées faites par le témoin avec une photocopie du rapport. Les originaux se trouvent ici dans les dépendances du Tribunal, mais ils ne peuvent être retirés du coffre où ils sont placés. Ils ont été très endommagés à la suite d’une explosion de bombe, à tel point qu’en les retirant du coffre on les détruirait entièrement ; mais nous en avons fait établir une photocopie et ces photocopies peuvent être produites. Ce rapport constituera le document USA-80 (PS-3047).
Colonel Amen, si je comprends bien, les seules parties de ces documents qui sont lues devant le Tribunal seront présentées comme preuve ?
Ces extraits ont été utilisés par le témoin pour se rafraîchir la mémoire.
Oui, je sais.
Et aucun passage n’en a été lu intégralement devant le Tribunal, mais on peut les lire à n’importe quel moment, Monsieur le Président.
Si vous voulez que ces documents soient déposés comme preuve, il faut naturellement en faire la lecture. Colonel Amen, avez-vous l’intention d’employer encore ces documents ainsi que vous l’avez déjà fait pour rafraîchir la mémoire du témoin ?
Non, Monsieur le Président, je ne pense pas les utiliser d’autre façon. Il me semble juste que le Tribunal puisse maintenant en prendre connaissance et les examiner. En ce qui me concerne personnellement, ils ont rempli leurs fonctions.
Si la Défense désire voir ces documents pour pouvoir contre-interroger, elle en aura naturellement le droit.
Naturellement, Monsieur le Président, j’ai déjà déposé ces documents sous le nº USA-80 (PS-3047).
Ils ne peuvent pas être utilisés comme moyens de preuve en d’autres conditions.
C’est exact.
Ce document endommagé semble contenir un rapport sur l’exécution des Juifs de Borrisov.
Oui.
Encore une fois, ce document ne peut valoir comme preuve si vous ne le lisez pas.
Très juste, Monsieur le Président. Nous le ferons rentrer dans la proposition que je viens de vous soumettre, que je ne déposerai officiellement les documents et ne les lirai que si le Tribunal en fait la demande.
Très bien, le Tribunal ne le désire pas.
Très bien. (Au témoin) En tant que membre de l’Abwehr, étiez-vous en général bien informé du plan du Reich allemand pour la conduite de la guerre ?
Oui, pour autant que les effets des plans étaient en relation avec les activités préparatoires ou la coopération de l’Amt Ausland/Abwehr.
Vous a-t-on fait parvenir des renseignements secrets qu’une simple personne ou qu’un simple officier de l’Armée n’aurait pas pu connaître ?
Oui, naturellement, c’était la tâche de mon service.
Et sur la base de la connaissance que vous obteniez ainsi, avez-vous, dans votre groupe, pris des décisions quelconques pour savoir si l’attaque contre la Pologne par exemple était une attaque sans provocation ?
Bien…
Je vous prie de répéter cette question.
Colonel Amen, c’est là un point essentiel sur lequel le Tribunal aura à prendre une décision. Vous ne pouvez présenter des preuves sur une question dont la solution appartient encore au Tribunal.
Très bien, Monsieur le Président, le témoin est maintenant à la disposition des personnes qui désirent le contre-interroger.
Est-ce que le Ministère Public soviétique désire poser des questions au témoin ? Général Rudenko ?
Témoin Lahousen, vous avez donné des réponses précises à certaines questions posées par le colonel Amen, et je voudrais vous demander quelques détails. Est-ce que je vous ai bien compris lorsque vous affirmiez que les unités rebelles de nationalistes ukrainiens avaient été organisées sous la direction d’un commandement allemand ?
C’étaient des immigrants ukrainiens de Galicie.
Et avec ces immigrants, on a organisé des commandos ?
Oui. Commandos n’est peut-être pas l’expression juste, c’étaient des gens rassemblés dans des camps et qui étaient soumis à une instruction militaire ou semi-militaire.
Mais quelles étaient les tâches de ces commandos ?
C’étaient, comme je l’ai déjà dit, des organisations formées d’immigrants de la Galicie ukrainienne qui travaillaient avec l’Amt Ausland/Abwehr.
Quelles étaient les tâches que ces troupes avaient à accomplir ?
Les tâches leur étaient assignées avant chaque opération par le bureau chargé du commandement, c’est-à-dire par l’OKW, dans le cas d’ordres provenant du bureau auquel j’appartenais.
Quelles étaient les tâches de ces troupes ?
Ces commandos avaient à accomplir toutes sortes de sabotages derrière les lignes ennemies.
Mais sur quel territoire ?
Sur tous les territoires où l’Allemagne était en guerre, et, dans l’affaire qui nous occupe, c’est en Pologne.
Naturellement en Pologne. Bon, du sabotage, et quoi d’autre ?
Sabotage tel que faire sauter les ponts et autres objectifs d’importance militaire. L’État-Major d’opérations de la Wehrmacht déterminait ce qui était d’importance militaire, fixait les détails de cette activité que je viens de décrire, c’est-à-dire destruction d’objectifs d’importance militaire ou objectifs importants pour une opération particulière.
Et l’activité terroriste ? Je vous demande l’activité terroriste de ces unités ?
Nous, c’est-à-dire l’Amt Ausland/Abwehr, ne leur donnions pas de tâches politiques. Ces missions leur étaient données par les services compétents du Reich, ou, souvent, comme résultats…
Vous m’avez mal compris. Vous me parlez du sabotage et je vous pose des questions concernant les activités terroristes de ces organisations. Me comprenez-vous ? L’activité terroriste était-elle une de leurs tâches ? Laissez-moi répéter encore : leur a-t-on assigné aussi bien que des missions de sabotage, des missions terroristes ?
Jamais de notre part.
Vous m’avez dit que de votre part il n’a pas été question de terrorisme, mais alors d’où venaient ces ordres ? Qui s’occupait de cet aspect de la question ?
Telle a toujours été la question. Chaque unité de l’Abwehr militaire était constamment invitée à coordonner les tâches de notre organisation purement militaire qui étaient déterminées par les besoins de l’État-Major de la Wehrmacht, ainsi qu’il ressort clairement par exemple, des instructions données lors de la préparation de la campagne de Pologne.
Vous avez répondu au colonel Amen que le soldat de l’armée rouge était considéré comme un ennemi idéologique et devait être soumis de ce fait à des mesures correspondantes. Que voulez-vous dire par « mesures correspondantes » ?
Par mesures correspondantes, je comprends toutes les mesures brutales qui ont été prises dans la pratique. J’en ai déjà parlé et je suis convaincu qu’il y en a eu beaucoup plus que celles dont j’ai pu être informé dans mon champ d’activités restreint.
Vous avez déjà déclaré au Tribunal qu’il y avait des commandos spéciaux qui triaient les prisonniers de guerre. Pour autant que je sache, la répartition se faisait de la façon suivante : on décidait de ceux qui seraient tués et de ceux qui seraient envoyés dans les camps d’internement. Est-ce exact ?
Oui, des commandos spéciaux, c’est-à-dire des détachements d’action du SD, étaient chargés uniquement de l’exécution des hommes choisis parmi les prisonniers de guerre.
Si bien que c’étaient les chefs de ces commandos qui décidaient qui devait être tué et qui ne devait pas l’être.
Oui, ce fut précisément le sujet d’une discussion chez Reinecke de savoir si l’on devait laisser au chef d’un tel commando, la discrimination de ceux qui devaient ou non être considérés comme teintés de bolchevisme au sens de l’ordre.
Et c’était le chef du commando qui, de sa propre initiative, décidait de ce qui devait leur arriver.
Tout au moins à l’entrevue à laquelle j’ai pris part, sur l’ordre de Canaris.
Vous avez parlé de votre protestation, de celle de Canaris contre ces cruautés, ces meurtres, etc. ; quels furent les résultats de ces protestations ?
Comme je l’ai déjà dit, ils furent si modestes que c’est à peine si l’on peut les qualifier de résultats : les exécutions devaient avoir lieu hors de la vue des troupes, au moins à une distance de cinq cents mètres. Je ne puis en aucune manière appeler cela un bon résultat.
Quelles conversations avez-vous eues avec Müller au sujet des concessions qu’il avait faites ? Vous nous avez répondu, à la demande du général Alexandrov…
Qui est Alexandrov ?
Vous aviez été questionné par le colonel Rosenblith, représentant de la Délégation soviétique… Je m’excuse, j’ai commis une erreur. Vous vous souviendrez peut-être de vos déclarations au colonel Rosenblith au sujet de la conversation et des concessions faites par Müller. Je vous demanderai de nous parler encore de cette question.
Ce nom d’Alexandrov ne me rappelle rien et je ne vois pas ce qu’il vient faire en la circonstance.
Alexandrov était une erreur de ma part, n’y faites pas attention. Ce qui m’intéresse, c’est la question de Müller relative aux exécutions, aux tortures, etc.
J’ai eu une longue conversation avec Müller, spécialement en ce qui concerne les sélections. J’ai cité, pour être précis, comme exemple des méthodes utilisées, le cas des Tartares de Crimée, soldats de la Russie soviétique qui, d’après leur nationalité, étaient originaires de la Crimée, et le cas où, pour certaines raisons, des Mahométans étaient déclarés Juifs et, de ce fait, exécutés. Ainsi, sans parler de la brutalité de ces mesures ou d’autres mesures semblables, le fait montre le point de vue absolument arbitraire, incompréhensible à tout homme normal, qui caractérisait les méthodes employées dans toute l’affaire. J’ai alors attiré l’attention là-dessus.
Vous nous avez dit comment ces méthodes furent appliquées.
Le témoin ne peut pas vous comprendre. Poursuivez plus lentement, je vous prie.
Avez-vous terminé le récit de la conversation que vous avez eue avec Müller ?
Non. Je n’ai pas tout à fait terminé. J’ai discuté très souvent avec Müller de ce sujet qui était le pivot de toutes ces conversations. Toutes les questions sur lesquelles j’ai témoigné ici ont été discutées d’abord avec Müller qui était l’homme compétent, au moins dans son secteur. Quant à Reinecke, il décidait uniquement selon ses idées, contraires aux miennes et à celles de mon service. Je vous serais reconnaissant de me dire sur quel point particulier vous désirez avoir des éclaircissements et je me ferai un plaisir de répéter.
Votre thème habituel de conversation roulait sur les meurtres, les fusillades et ainsi de suite, surtout les fusillades. Tout cela m’intéresse. Que disait Müller à ce sujet ? Comment les fusillades devaient-elles avoir lieu, en particulier à la suite de vos protestations ?
II m’a déclaré d’une façon assez cynique que, dans ce cas, les fusillades auraient lieu quelque part ailleurs si elles gênaient trop les troupes et si, comme je le disais, leur moral en souffrait, etc. Tel était, en gros, le sens de ses paroles.
Fut-ce le résultat de vos protestations ?
Oui. Ce fut le résultat assez maigre de ma protestation ainsi qu’une certaine concession…
Une dernière question. Les conditions de vie dans les camps de concentration où les prisonniers soviétiques étaient envoyés et où des assassinats en masse de prisonniers avaient lieu, tout cela fut-il le résultat d’instructions du Haut Commandement allemand ?
Oui. Avec, dans une certaine mesure la coopération des autorités compétentes de l’office central de Sécurité du Reich (RSHA). Je dois ajouter à mes précédentes déclarations qu’à l’époque je n’ai pas personnellement lu les ordres et que je n’ai été instruit de collaboration ou de coordination que par ces conversations avec Reinecke, qui vint chez moi en tant que représentant de l’OKW, avec Müller dont j’ai déjà parlé.
Excusez-moi. Avez-vous appris cela par de simples conversations ou lors de conférences privées ou officielles ?
Je l’ai appris à une réunion rigoureusement officielle qui s’est tenue sous la présidence du général Reinecke. Je n’y assistais pas à titre personnel mais en qualité de représentant de l’Amt Ausland/Abwehr.
Et les ordres que vous receviez au cours de ces conférences émanaient-ils directement du Haut Commandement allemand ?
Ils émanaient de l’OKW et d’une autorité supérieure de l’office central de Sécurité du Reich (RSHA), d’après ce que disait Reinecke. Je ne les ai jamais vus ou lus de mes propres yeux. C’est tout ce que je puis dire.
Mais vous avez entendu dire au cours de ces réunions où et quand ces ordres étaient discutés ?
Oui naturellement, ils étaient discutés au cours de ces réunions que je vous ai déjà décrites, ou dont je vous ai décrit au moins les phases essentielles.
Et au cours de ces conversations dont vous venez de parler, a-t-on agité des questions de meurtres et d’incendies de villes ?
Dans ces conversations on n’a pas parlé des incendies, mais on a parlé d’ordres donnés relativement aux prisonniers.
Au sujet de meurtres seulement ?
Au sujet d’exécutions.
C’est tout.
Est-ce que le Ministère Public français désire poser des questions ?
Une seule question. Qui a donné l’ordre pour la liquidation des commandos ?
Que voulez-vous dire exactement ? Je suppose qu’il s’agit du meurtre de membres des troupes de commandos.
Qui a donné l’ordre de l’exécution ?
Je n’ai pas lu l’ordre personnellement, mais, d’après ce qui fut dit dans notre cercle à ce sujet, l’idée venait de Hitler lui-même. Mais qui fut responsable de la transformation de cette idée en un ordre, je ne puis le dire.
Les accusés Keitel ou Jodl, quel ordre ont-ils transmis, quel ordre ont-ils donné ?
Je ne puis le dire car je ne le sais pas.
Quelles étaient, d’après vous, les raisons de ces ordres ?
Ce n’était pas seulement mon opinion personnelle, mais c’était une chose bien connue de tous, que la raison de ces ordres résidait dans l’effet intimidant susceptible de paralyser et de réduire à néant l’activité des commandos.
Qui a donné l’ordre de faire assassiner le général Giraud ?
Je n’ai pas entendu la première partie de la question.
Qui a donné l’ordre de tuer Weygand et Giraud ?
L’ordre de liquider, c’est-à-dire, pour être explicite, d’assassiner Weygand et Giraud me fut donné par Canaris qui le reçut de Keitel. Cet ordre et cette intention vis-à-vis de Weygand me furent, plus tard, transmis directement par Keitel au cours d’une conversation.
Après que Canaris lui eut lu un rapport en ma présence le 23 décembre 1940, selon mes notes, Keitel m’interrogea sur le progrès de l’affaire Weygand.
En ce qui concerne la deuxième affaire, c’est-à-dire l’affaire Giraud, j’ai su de Canaris lui-même, comme les autres chefs de service qui étaient aussi présents, que l’ordre lui avait été adressé par Keitel. J’en ai entendu parler une autre fois dans un rapport de Canaris à Keitel, rapport fait en ma présence en juillet 1942, date à laquelle on me communique cet ordre d’une façon analogue à celle dont on me l’avait communiqué dans l’affaire Weygand. Une dernière fois, je l’ai reçu directement de Keitel, au cours d’une conversation téléphonique que j’ai décrite ici. Il était transmis comme renseignement urgent.
Docteur Nelte, désirez-vous poser une question ?
Le témoin Lahousen a fait de très importantes déclarations chargeant particulièrement et d’une façon très grave l’accusé Keitel que je représente ici.
Avez-vous maintenant l’intention de faire un discours ?
Mon client, l’accusé Keitel désire poser de nombreuses questions au témoin, après en avoir parlé au préalable avec moi. Je prie le Tribunal de m’accorder maintenant une suspension assez longue ou bien de m’autoriser lors de la prochaine audience à poser ces questions en contre-interrogatoire.
Très bien, vous aurez la possibilité de contre-interroger, à dix heures demain matin. Est-ce qu’un membre du Tribunal désire poser des questions maintenant ?
J’aimerais demander au témoin si les ordres de tuer les Russes et ceux qui se rapportaient au traitement des prisonniers étaient donnés par écrit ?
À ma connaissance, oui. Mais je ne les ai ni vus, ni lus moi-même.
Étaient-ce des ordres officiels ?
Oui, c’étaient des ordres officiels, naturellement, bien que les faits aient été présentés d’une façon détournée. Ces ordres furent commentés par Reinecke et les autres ; c’est ainsi que j’ai été renseigné sur l’essentiel de leur contenu. Je ne les ai pas lus moi-même, à ce moment-là, mais je savais qu’il ne s’agissait pas d’accords oraux puisqu’on les commentait ; par conséquent, je savais qu’il existait quelque chose d’écrit. Seulement, je ne pouvais et ne puis dire s’il s’agissait d’un seul ou de plusieurs ordres, ni qui les a signés. Je n’ai pas prétendu le savoir. J’ai dit ce que je savais, qui est basé uniquement sur des discussions et des rapports dont j’ai pu avec certitude déduire l’existence d’ordres.
Savez-vous à qui ou à quelles organisations ces ordres étaient habituellement adressés ?
Les ordres de cette sorte comportant une question de principe allaient à l’OKW, car les mesures concernant les prisonniers de guerre étaient et devaient être du ressort de l’OKW, et en particulier de Reinecke, ce qui explique aussi les discussions avec ce dernier.
De sorte qu’habituellement, les membres ou quelques-uns des membres de l’État-Major général étaient au courant de ces ordres, n’est-ce pas ?
Certainement, de nombreux membres de la Wehrmacht ont connu le contenu essentiel de cet ordre, car la réaction de la Wehrmacht fut extraordinaire. En dehors des discussions officielles que j’ai exposées ici, ces ordres furent très discutés dans les cercles d’officiers et ailleurs parce que tous ces événements devenaient manifestes, ce qui était éminemment regrettable et avait un effet déplorable sur les troupes. En fait, des officiers et même des officiers supérieurs au front, ou bien ne transmirent pas ces ordres, ou bien s’efforcèrent de les éluder d’une façon quelconque, et toute l’affaire fit l’objet de discussions nombreuses. J’ai nommé un certain nombre de ces officiers ; certains d’entre eux figurent dans mes notes, dans mon journal, etc. Il ne s’agissait pas d’une éventualité quotidienne, mais d’un fait qui constituait le sujet de conversation du moment.
Est-ce que ces ordres étaient connus des chefs des SA et du SD ?
Ils devaient l’être, car les simples soldats qui ont suivi toute l’affaire les connaissaient et en parlaient. Jusqu’à un certain point, ils étaient même connus de la population civile ; les civils apprenaient des soldats blessés venant du front beaucoup plus de détails que je ne pourrais le rapporter ici.
Le général Nikitchenko désire poser une question.
Vous nous avez dit que vous aviez reçu des instructions sur le meurtre des prisonniers de guerre et leur traitement inhumain. Avez-vous reçu des ordres de Reinecke ?
Je dois rectifier ce que j’ai dit. Ce n’est ni moi, ni l’Amt Ausland/Abwehr qui reçûmes cet ordre parce que nous n’avions rien à voir avec cela, mais j’ai eu connaissance de cette affaire par ma présence à cette conférence comme représentant de l’Amt Ausland/Abwehr. Nous n’avions rien à voir avec le traitement des prisonniers de guerre et certainement pas dans ce sens négatif.
En dehors de ces réunions du Haut Commandement, de telles instructions furent-elles jamais données ? Y avait-il des conférences au Quartier Général sur le meurtre et le mauvais traitement des prisonniers de guerre ?
Il avait certainement dû y avoir diverses conversations à ce sujet, mais je ne fus présent qu’à une seule, que j’ai relatée, et je ne puis pas en dire davantage.
Au Quartier Général ?
À l’OKW, au Quartier Général.
Au Quartier Général de l’Armée allemande ?
Naturellement, à l’OKW où l’Amt Ausland/Abwehr avait un délégué en ma personne, pour la seule raison de déposer des protestations. En fait, notre service n’avait rien à voir avec les prisonniers de guerre à cet égard. Mais, tout au contraire, nous étions, pour des raisons techniques facilement compréhensibles, intéressés à ce que les prisonniers fussent bien traités.
Ces conférences ne portaient pas sur le bon traitement des prisonniers de guerre, mais plutôt sur leur mauvais traitement et leur assassinat. Ribbentrop participait-il aussi à ces conversations ?
Non, certainement pas. Ces conversations, c’est-à-dire ces entretiens dont je viens de parler, avaient lieu une fois le fait accompli. Tout était déjà consommé, les exécutions avaient déjà eu lieu et les effets commençaient à se faire sentir. Des protestations de toutes sortes en résultaient venant du front et d’ailleurs, par exemple de notre propre service, l’Amt Ausland/Abwehr. Cette conférence avait pour but de montrer la nécessité des ordres qu’on avait déjà donnés, et de justifier les mesures qu’on avait déjà prises. Ces discussions avaient lieu après le commencement des opérations, même après l’exécution des ordres qui avaient été donnés. Tout ce que j’ai signalé ou déclaré avait déjà produit ses mauvais effets. Ces faits qui s’étaient déjà produits étaient discutés à fond avec l’idée de faire une nouvelle tentative, la dernière de notre part, pour tenter de mettre fin à cette situation.
Toutes ces conversations amenèrent-elles des résultats ?
C’est ce que j’ai dit, et c’était le sujet des discussions avec Reinecke auxquelles je pris part. Je n’ai pas pris part aux autres discussions et je n’ai donc rien à en dire.
À quelles autres conférences a-t-on donné des ordres relatifs aux massacres d’Ukrainiens et aux incendies de villes et de villages en Galicie ?
Je voudrais comprendre clairement ce que le général veut dire. Est-ce que cela se rapporte à la conférence de 1939 dans le train spécial du Führer avant la chute de Varsovie ? Selon les notes du journal de Canaris, elle a eu lieu le 12 septembre 1939. Cet ordre ou cette directive que Ribbentrop formula et que Keitel transmit à Canaris, que Ribbentrop d’ailleurs remit aussi à Canaris au cours d’un bref entretien, était relatif aux organisations de nationaux ukrainiens avec lesquels l’Amt Ausland/Abwehr coopérait dans le domaine militaire et qui devaient susciter un soulèvement en Pologne. Ce soulèvement visait à exterminer les Polonais et les Juifs, c’est-à-dire par-dessus tout, les éléments de la population dont il était toujours question au cours de ces conversations. Quand on parle de Polonais, il faut entendre en premier lieu les intellectuels et toutes personnes qui incarnaient la volonté de résistance nationale. Tel était l’ordre donné à Canaris dans l’affaire que j’ai déjà rapportée, ainsi qu’il a déjà été inscrit au procès-verbal. L’idée n’était pas de tuer les Ukrainiens, mais au contraire, pour nous, d’accomplir avec eux cette tâche d’une nature purement politique et terroriste. La coopération entre l’Amt Ausland/Abwehr et ces gens, qui n’étaient que cinq cents ou mille, et tout ce qui eut lieu en fait, ressort clairement du journal. Il ne s’agissait que d’une préparation pour le sabotage militaire.
Est-ce que ces ordres émanaient de Ribbentrop et de Keitel ?
Ils venaient de Ribbentrop. De tels ordres relatifs à des buts politiques ne pouvaient venir de l’Amt Ausland/Abwehr, car tout…
Je ne vous demande pas s’ils pouvaient ou s’ils ne pouvaient pas. Dites-moi d’où ils venaient.
Ils ont été donnés par Ribbentrop ainsi qu’il résulte du mémorandum. Je veux dire du mémorandum que j’ai rédigé pour Canaris.
J’ai trois courtes questions. Puis-je les poser ?
Il est maintenant plus de quatre heures, et nous devons entendre les requêtes relatives à l’accusé Hess. Le Tribunal va s’en acquitter, aussi vaudrait-il mieux remettre vos questions à demain.
Je demande à l’avocat de l’accusé Hess de prendre la parole.
Messieurs les Juges, je m’adresse au Tribunal en qualité de défenseur de l’accusé Hess. Les débats qui vont s’ouvrir maintenant contre l’accusé Hess en particulier, devront décider s’il est capable ou non d’y participer et de plus, s’il peut même être considéré comme totalement irresponsable. Le Tribunal a lui-même exprimé cette opinion en demandant aux experts de se prononcer sur les deux points suivants :
1º L’accusé est-il en état de se défendre ?
2º En ce qui concerne sa responsabilité, l’accusé est-il sain d’esprit ou non ?
S’agissant de la première proposition, l’accusé est-il capable de se défendre, le Tribunal a posé aux experts une question particulière, en demandant si l’accusé était suffisamment en possession de ses facultés intellectuelles pour suivre le cours des débats et se défendre convenablement, c’est-à-dire récuser un témoin et comprendre les détails des preuves présentées.
Les experts à qui cette tâche a été confiée ont, en plusieurs commissions, examiné l’accusé Hess pendant quelques jours et ont remis au Tribunal un rapport d’expertise dans lequel ils se prononcent à ce sujet. En qualité de défenseur de l’accusé, je considère qu’il est de mon devoir, après avoir étudié le rapport d’expertise, auquel je n’ai d’ailleurs pas pu, en raison du manque de temps, consacrer autant d’attention qu’il aurait apparu nécessaire, de déclarer que je suis personnellement convaincu, après étude de l’expertise et étant données l’expérience et les connaissances que j’ai personnellement acquises au cours de conversations presque quotidiennes avec l’accusé Hess, que l’accusé n’est pas capable de participer aux débats. J’ai donc le devoir de présenter au nom de l’accusé Hess les requêtes suivantes :
1º Je demande que le Tribunal prenne une décision qui suspende provisoirement la procédure engagée contre l’accusé Hess.
2º Au cas où le Tribunal déclarerait l’accusé incapable de participer aux débats, je demande au Tribunal de renoncer à le juger par défaut.
3º Si le Tribunal décide que Hess est capable de prendre part aux débats, je demande qu’une contre-expertise soit confiée à d’autres psychiatres compétents.
Avant d’en venir aux raisons qui ont motivé mes requêtes, j’aimerais déclarer, conformément à l’intention de l’accusé, que celui-ci se considère personnellement comme capable de participer aux débats et désire lui-même en faire part au Tribunal.
J’en viens maintenant aux motifs de mes requêtes :
S’il est exact que l’accusé est incapable de prendre part aux débats, le Tribunal devrait suspendre provisoirement la procédure engagée contre lui. À ce sujet, je pense que je peux, pour expliquer les motifs de ma requête, me reporter aux rapports d’expertise remis au Tribunal. À la suite des questions qui leur ont été posées par le Tribunal, les experts en sont venus à la conclusion suivante, qui ressort de ce que je pourrais appeler l’expertise principale, effectuée par une délégation mixte, composée pour autant que je sache, d’experts anglais, soviétiques et américains, et portant la date du 14 novembre 1945 ; je cite textuellement ce rapport, qui déclare « que les facultés de l’accusé sont amoindries » c’est-à-dire « ses facultés de se défendre lui-même, d’affronter un témoin et de comprendre les détails des preuves présentées ». J’ai cité cette opinion qui résulte de l’expertise du 14 novembre, parce que c’est elle qui correspond le mieux aux questions posées par le Tribunal aux experts. D’autre part, un autre rapport d’expertise déclare que « même si l’amnésie de l’accusé ne l’empêche pas de comprendre ce qui se passe autour de lui et de suivre le cours des débats… »
Voudriez-vous parler un peu plus lentement ? Les interprètes ne peuvent pas traduire aussi rapidement. Voudriez-vous aussi nous indiquer expressément quelles sont les parties de ces rapports médicaux sur lesquelles vous désirez attirer notre attention ? Avez-vous compris ce que j’ai dit ?
Oui. Je me permettrai simplement de faire remarquer que je ne peux pas indiquer le numéro des pages des extraits du texte original ou du texte anglais, car je n’en ai qu’une traduction allemande. Je peux donc seulement indiquer, comme je le disais, que le premier extrait…
Vous pouvez lire le texte en allemand, il sera traduit en anglais. De quel rapport parlez-vous ?
La citation que j’ai lue était extraite du rapport du 14 novembre 1945, autant que je puisse le voir d’après la traduction allemande, rapport qui semble être signé par des experts appartenant aux délégations anglaise, soviétique et américaine et qui accompagne le rapport du 17 novembre. Ce passage est ainsi rédigé, si je puis répéter :
« Les facultés de l’accusé Hess sont amoindries et il n’est pas en état de se défendre, d’affronter un témoin et de comprendre le détail des preuves présentées. »
Je prie le Tribunal de me dire…
Pouvez-vous indiquer quels sont les médecins que vous citez ?
II s’agit du rapport qui sur mon exemplaire porte la date du 14 novembre 1945 et est vraisemblablement signé, comme je l’ai déjà dit, par les médecins soviétiques, américains et anglais. L’exemplaire original ne m’a malheureusement pas été rendu hier soir après avoir été traduit en allemand et je n’ai pas réussi à me le procurer maintenant en raison du manque de temps.
Le Ministère Public anglais a-t-il un exemplaire et peut-il nous dire lequel c’est ?
Je m’excuse, mais je crois que je rencontre les mêmes difficultés que vous, Monsieur le Président. Le document que je possède comporte quatre rapports médicaux. Votre Honneur remarquera qu’à la fin du document intitulé « Décision » est portée la mention « copie de quatre rapports médicaux ». Le premier est signé de trois médecins anglais et daté du 19 novembre. Le deuxième est signé de trois médecins américains et d’un médecin français et daté du 20 novembre 1945. Et le troisième est signé de trois médecins russes et daté du 17 novembre. Enfin il y en a un autre signé de trois médecins russes et d’un médecin français, daté du 16 novembre. Voilà les seuls rapports que je possède.
Oui. Je ne sais pas quel est le rapport auquel vous faites allusion.
Le docteur von Rohrscheidt semble posséder un rapport non signé, en date du 14.
Docteur von Rohrscheidt, avez-vous les quatre rapports qui sont devant nous ? Je vais vous les lire : le premier rapport que j’ai en mains est du 19 novembre 1945 et est établi par Lord Moran, le docteur Rees et le docteur Riddoch. L’avez-vous ? C’est le rapport anglais.
Je n’ai ce rapport que dans sa traduction allemande, mais pas dans le texte original.
Si vous en avez la traduction allemande, c’est tout à fait suffisant.
Le suivant est daté du 20 novembre 1945 et établi par le docteur Jean Delay, le docteur Nolan Lewis, le docteur Cameron et le colonel Paul Schroeder. L’avez-vous ?
Oui, je l’ai.
En voilà deux.
Le suivant est daté du 16 novembre : il est signé par trois médecins russes et un médecin français, le docteur Jean Delay. L’avez-vous ?
Oui.
Il y a encore un rapport du 17 novembre, signé par trois médecins russes seuls, sans le médecin français.
Oui, je l’ai aussi.
Voulez-vous maintenant, je vous prie, nous dire quels sont les passages de ces rapports auxquels vous vous référez ? Il y a encore ici un rapport établi par deux médecins anglais qui est pratiquement le même. C’est celui que je viens de mentionner et qui ne porte pas le nom de Lord Moran à la date du 19 novembre.
Oui. Je pense que je peux écourter cet exposé devant le Tribunal en disant qu’à mon point de vue, l’opinion des experts est unanime sur le fait que la capacité de l’accusé Hess de se défendre, de répondre à un témoin et de comprendre les détails des preuves présentées, est atténuée, quand bien même cette opinion ne serait pas formulée exactement dans ces termes.
Si nous admettons que tous les experts s’accordent pour reconnaître que l’accusé n’a pas les capacités suffisantes pour se défendre, je voudrais en conclure, en tant que conseil, qu’il n’est pas non plus capable de participer aux débats. La diminution des facultés de l’accusé qui l’empêche de se défendre, diminution causée par un trouble mental qualifié d’amnésie par tous les experts, qui décrivent cette maladie comme un état mental de caractère mixte mais plus qu’une anomalie mentale, doit amener à la conclusion que l’accusé ne peut comparaître.
À mon avis, la conclusion des experts a une si grande portée, que, d’après les termes mêmes de la question posée, « l’accusé Hess est dans l’incapacité de se défendre convenablement en raison de sa faiblesse mentale, c’est-à-dire de son amnésie ». Les experts émettent en outre l’opinion que l’accusé n’est pas atteint d’une maladie mentale. Ce n’est pas d’ailleurs le point important pour le moment, car selon le rapport médical, il est, à mon avis, reconnu de manière convaincante, qu’en raison de sa capacité mentale réduite, l’accusé n’est pas en état de comprendre entièrement les débats.
En ce qui me concerne – et je pense que je suis d’accord là-dessus avec les médecins – je crois que l’accusé est totalement incapable de se faire comprendre comme on peut et on doit s’y attendre de la part d’un accusé mentalement normal.
D’après ma propre expérience, je considère que l’accusé est incapable de saisir les accusations que le Tribunal portera contre lui, dans une mesure suffisante pour assurer sa défense, en raison de la très grande altération de sa mémoire. En raison de cette perte de mémoire, il ne se souvient ni des événements passés, ni des personnes qui l’entouraient jadis. J’estime donc qu’on ne doit pas retenir la prétention de l’accusé lui-même, selon laquelle il serait en état de comparaître. Étant donné que, d’après les conclusions des experts, il n’est pas possible de prévoir quand l’accusé retrouvera ses facultés, je pense que les poursuites contre l’accusé Hess devraient être suspendues. Il n’est pas encore certain que le traitement par narco-synthèse suggéré par les médecins experts, amènerait les résultats désirés, ni qu’on pourrait déterminer la période de temps au bout de laquelle ce traitement aurait pour résultat la guérison complète de l’accusé. Le rapport médical fait à l’accusé le reproche d’avoir refusé délibérément de se soumettre à un tel traitement. L’accusé me dit qu’au contraire il serait prêt à se soumettre à un traitement, mais qu’il refuse le traitement proposé parce qu’il estime d’abord qu’il se trouve actuellement en parfaite santé et en état de comparaître, et considère donc ce traitement comme parfaitement inutile, ensuite parce qu’il désapprouve de telles méthodes de violence et enfin parce qu’il est d’avis qu’une telle opération pourrait, surtout à l’heure actuelle, le rendre incapable de comparaître ou de reprendre part aux débats, ce qui est justement la chose qu’il désire éviter.
Si, cependant, l’accusé est incapable de participer aux débats, s’il n’a donc pas, ainsi que le déclare le rapport médical, la faculté de se défendre et si cette incapacité doit durer un certain temps, il y aurait là, à mon avis, un motif pour suspendre temporairement les poursuites contre lui.
J’en arrive à une seconde requête : au cas où le Tribunal entrerait dans mes vues en considérant l’accusé Hess comme incapable de suivre les débats, il reste la possibilité, suivant l’article 12 du Statut, de juger l’accusé par défaut. L’article 12 prescrit que le Tribunal a le droit de juger un accusé « par défaut » s’il ne peut être trouvé, s’il le juge nécessaire dans l’intérêt de la justice ou pour d’autres raisons.
Est-il donc de l’intérêt de la justice de juger l’accusé par défaut ? À mon avis, c’est incompatible avec une justice objective lorsqu’il existe des preuves tangibles comme dans le cas présent, que la capacité mentale de l’accusé est réduite par suite de maladie, l’amnésie qui a été constatée par tous les rapports médicaux, et qu’il est, par conséquent, incapable de sauvegarder personnellement ses droits en assistant aux débats.
Dans un procès où les accusations portées contre les accusés sont si graves qu’elles peuvent entraîner la peine de mort, il semble incompatible avec une justice objective que l’accusé soit, en raison de sa déficience, privé des droits qui lui sont accordés par l’article 16 du Statut. L’article 16 du Statut établit des dispositions relatives à la défense personnelle des accusés, leur donnant la possibilité d’apporter des preuves personnelles et de faire procéder au contre-interrogatoire de chacun des témoins cités par le Ministère Public. Tout cela est d’une si grande importance pour la Défense que le fait de ne pas faire usage de l’un de ces privilèges constituerait, à mon avis, une grave injustice à l’égard de l’accusé. En conséquence, un jugement par défaut ne pourrait pas constituer une bonne justice.
Si, comme je me suis permis de le déclarer, l’accusé n’a pas les facultés nécessaires pour se défendre, pour les raisons exposées à l’unanimité dans les rapports d’expertise et dans la mesure déterminée par les mêmes rapports, il n’est pas en état de fournir à son avocat les renseignements nécessaires pour lui permettre de le défendre en son absence.
Puisque le Statut a établi d’une manière aussi précise les droits des accusés relatifs à leur défense, il me semble injuste, en tant que défenseur, d’en priver l’accusé dans un cas où, pour une raison de santé, il est empêché d’assurer personnellement sa défense et d’assister aux débats du Tribunal.
La règle établie par l’article 12 du Statut sur la conduite des débats par défaut d’un accusé doit certainement être considérée comme une mesure exceptionnelle qui, à mon avis, ne devrait s’appliquer à un accusé que s’il tente de se soustraire aux débats, alors qu’il est capable de les suivre. Mais l’accusé Hess m’a déclaré qu’il était prêt, et il soutiendra probablement la même opinion devant le Tribunal, à assister aux débats, et il estimera pour cette raison qu’il serait particulièrement injuste qu’on le juge par défaut, alors qu’il est prêt à comparaître devant le Tribunal.
Je demande donc au Tribunal, au cas où il déclarerait que l’accusé n’est pas en état de comparaître, de renoncer à le juger par défaut.
Et maintenant, une troisième requête : si le Tribunal estime, ce qui est contraire à mon opinion et, à mon avis, aux conclusions des rapports médicaux, que l’accusé Hess est cependant capable d’assister aux débats, je demande que d’autres experts soient nommés pour procéder à un nouvel examen, car il me semble ressortir des rapports que chaque expert n’a examiné l’accusé et ne lui a parlé que quelques heures pendant une seule journée, pendant deux jours dans un seul cas. Dans une affaire aussi importante que celle-ci, il me semble qu’il serait nécessaire, afin d’avoir sur ce point une opinion complète sur l’accusé, de l’admettre dans une maison de santé appropriée et de procéder à un examen et à une observation portant sur plusieurs semaines qui permît d’arriver à une conclusion sûre. Les experts eux-mêmes ne sont, apparemment, pas parfaitement sûrs que l’accusé Hess, outre son incapacité à comparaître, souffre d’une maladie mentale ou soit au moins irresponsable : ceci ressort du fait que tous les rapports médicaux concluent en déclarant que si le Tribunal ne considère pas l’accusé comme inapte à comparaître, il devra être soumis à un examen mental.
Je pense donc que l’on devrait dans ce cas se conformer à l’opinion des experts qui ont déjà examiné l’accusé, suivant laquelle il devrait être l’objet, d’un nouvel examen approfondi. Je demande donc, au cas où le Tribunal considérerait l’accusé comme apte à comparaître, que la suggestion des psychiatres soit retenue et que l’on procède à un nouvel examen approfondi.
Je voudrais vous poser une question : l’opinion des experts n’est-elle pas unanime à déclarer que l’accusé est capable de suivre le cours des débats, et que le seul trouble dont il souffre est l’oubli de ce qui s’est passé avant son départ pour l’Angleterre ?
Il est exact, Monsieur le Président, que les experts estiment que l’accusé Hess est en état de suivre les débats. C’est exact. Mais dans leur réponse aux questions posées par le Tribunal, ils insistent par ailleurs sur le fait que l’accusé est incapable de se défendre.
Le Tribunal a demandé aux experts de se prononcer sur la question suivante que je me permets de relire et qui constitue le deuxième point : « L’accusé est-il sain d’esprit ou non ? » Tous les experts ont répondu à cette question par l’affirmative, c’est-à-dire que l’accusé n’est pas malade mentalement, mais ceci n’exclut cependant pas le fait que l’accusé est, pour le moment, incapable de suivre les débats, et à ce sujet, les experts se sont conformés à la question posée par le Tribunal : « … Le Tribunal désire savoir si l’accusé est suffisamment en possession de ses facultés mentales pour suivre les débats, se défendre utilement, récuser un témoin et comprendre le détail des preuves présentées. » Tels sont les termes de la traduction que j’ai en ma possession. Il me semble que les experts ont répondu à cette question en disant que l’accusé est incapable de se défendre convenablement, de récuser un témoin ou de comprendre le détail des preuves présentées. Autant que je puisse le voir, cela constitue la conclusion de tous les rapports des experts, à l’exception du rapport signé par les Russes. Je me référerai au rapport de la délégation américaine, en date du 20 novembre 1945 qui déclare, au paragraphe I : « Comme résultat de notre examen et de nos observations, nous estimons que Hess souffre d’une hystérie qui se manifeste partiellement par une perte de mémoire. » J’en viens maintenant au passage sur lequel je voudrais attirer l’attention du Tribunal : « La perte de mémoire est de nature telle qu’elle ne diminuera pas sa compréhension des débats, mais qu’elle réduira sa capacité de répondre aux questions sur son passé et affaiblira ses possibilités de défendre. » Ce rapport établit donc que la défense de Hess sera entravée. Et je crois que si les experts vont jusqu’à admettre que « sa mémoire est affectée » on peut bien alors admettre que, dans une large mesure, il est incapable de suivre les débats. Le rapport de la délégation franco-soviétique, signé par les professeurs russes et par le professeur Jean Delay, va même plus loin : il indique que, bien que l’accusé soit capable de comprendre tout ce qui se passe autour de lui, son amnésie affecte sa capacité de se défendre et de comprendre les détails du passé, et que cette amnésie doit être considérée comme un obstacle. Autant que je puisse en juger, ce rapport signifie clairement que, bien que l’accusé ne soit pas fou, bien qu’il puisse donc suivre les débats, il ne peut toutefois se défendre, car il souffre d’une forme d’amnésie d’origine hystérique, ce qui est vraisemblable.
Acceptez-vous l’opinion des experts ?
Oui.
J’aimerais attirer l’attention du défenseur sur le fait qu’il s’est référé d’une façon erronée aux conclusions des experts soviétiques et français. Il a reproduit des conclusions dans une traduction libre qui ne correspond pas au texte original.
Puis-je demander s’il s’agit du rapport du 16 novembre ? Puis-je lire encore une fois ma traduction ? Je ne puis me référer qu’à la traduction du texte anglais qui m’a été remise. Cette traduction a été faite par la section de traduction du Secrétariat et m’a été transmise.
Puis-je répéter que la traduction que je possède est celle du rapport du 16 novembre 1945, qui est signé des membres de la Délégation soviétique et du professeur Delay de Paris ? Au point 3 de ce rapport se trouve la déclaration suivante :
« À l’heure actuelle, l’accusé n’est pas fou au sens strict du mot. Son amnésie ne l’empêche pas de suivre tout ce qui se passe autour de lui ; mais elle affecte sa capacité de se défendre et de comprendre tous les détails du passé qui pourraient apparaître comme des données de fait. » Tel est le texte que j’ai sous les yeux, dans la version allemande authentique.
C’est tout ce que nous désirons vous demander. Le Procureur Général américain désire-t-il s’adresser au Tribunal ?
Je pense que le général Rudenko aimerait ouvrir la discussion.
Oui. Voulez-vous prendre la parole ?
Au sujet de la déclaration faite par le défenseur de l’accusé Hess, quant aux résultats de l’examen de l’état mental de Hess, examen d’experts qui constitue une preuve, je considère comme essentiel de faire la déclaration suivante : l’état mental de l’accusé a été certifié par des experts désignés par le Tribunal. Ces experts ont unanimement conclu que l’accusé est sain d’esprit et qu’il est responsable de ses actes. Les Procureurs Généraux, après avoir discuté des résultats des observations et agissant conformément à la décision du Tribunal, répondent comme suit à la demande du Tribunal :
Tout d’abord, nous ne mettons pas en doute les conclusions de la Commission. Nous considérons que l’accusé Rudolf Hess est parfaitement en état de comparaître. Tel est l’avis unanime des Procureurs Généraux.
Je considère que les conclusions des experts sont pleinement suffisantes pour que nous puissions déclarer que Hess est sain d’esprit et qu’il est en état d’assister au Procès. Nous demandons par conséquent au Tribunal de prendre la décision que nous requérons aujourd’hui même.
En indiquant ses raisons pour retarder les débats ou pour régler la situation de l’accusé, son avocat s’est référé à la décision des experts. Je dois dire toutefois que cette décision – et je ne sais pas en vertu de quel principe elle a été obtenue – est citée de façon absolument inexacte. Dans le mémoire présenté par son défenseur, il est souligné que la condition mentale de l’accusé Hess ne lui permet pas de se défendre, de répondre aux témoins ou de comprendre tous les détails des preuves présentées. Ceci est contraire aux conclusions présentées par les experts dans leur déclaration. La conclusion finale des experts déclare expressément que sa perte de mémoire ne l’empêcherait pas entièrement de comprendre les débats, mais le mettrait dans l’impossibilité de se défendre et de se rappeler les détails de son passé. Je considère que ces détails, que Hess est incapable de se rappeler, n’intéresseraient pas particulièrement le Tribunal. Le point le plus important est celui qui a été souligné par les experts dans leur décision ; c’est un point dont ils n’ont jamais douté eux-mêmes et dont, entre parenthèses, le défenseur de Hess n’a jamais douté non plus : à savoir le fait que Hess est sain d’esprit, ce qui fait tomber l’accusé sous la juridiction du Tribunal International. En m’appuyant sur ces faits, je considère que la demande de la Défense doit être repoussée comme étant dénuée de fondement.
Plaise au Tribunal. Puis-je me permettre, ainsi qu’on me l’a suggéré, de dire juste un mot, aussi brièvement que possible sur les conceptions juridiques qui régissent la situation dans laquelle se trouve actuellement placé le Tribunal ainsi que l’accusé ?
La question qui se pose au Tribunal est de savoir si cet accusé est en état de se défendre contre les charges de l’Acte d’accusation et s’il doit être jugé actuellement.
Il me semble utile maintenant de renvoyer le Tribunal aux courts passages du rapport qui, à mon avis, sont pertinents. D’après les annexes jointes à la décision du Tribunal que j’ai en main, le premier rapport est celui signé par les médecins britanniques, le 19 novembre 1945. Je prie le Tribunal de se référer au paragraphe 3 de ce rapport, dans lequel les signataires déclarent que pour le moment il n’est pas fou au sens strict du mot. Sa perte de mémoire ne gênera pas entièrement sa compréhension des débats, mais elle affaiblira sa capacité de présenter sa défense et de comprendre les détails du passé qui seront présentés comme preuves.
Le rapport suivant est celui signé par les médecins américains et français ; au paragraphe 1, le Tribunal lira : « En conclusion de notre examen et de nos observations, nous estimons que Rudolf Hess souffre d’une hystérie qui est particulièrement caractérisée par une perte de mémoire. La nature de cette perte de mémoire est telle qu’elle ne diminuera pas sa compréhension des débats, mais qu’elle réduira sa capacité de répondre aux questions relatives à son passé et qu’elle gênera ses possibilités de défense. »
Si le Tribunal veut bien passer au troisième rapport, signé par les médecins soviétiques, au bas de la page 1, sur l’exemplaire que je possède, il y a un paragraphe commençant par le mot : « Psychologiquement » – je suppose que cela est important :
« Psychologiquement, Hess se trouve dans un état de conscience parfaite. Il sait qu’il est en prison à Nuremberg, et qu’il est accusé comme criminel de guerre ; il a lu et, conformément à ses propres paroles, il connaît les accusations portées contre lui. Il répond aux questions rapidement et avec exactitude ; son langage est cohérent. Ses pensées se forment avec précision et correction, et sont accompagnées de mouvements qui expriment suffisamment ses émotions. De même, il n’y a pas trace de paralogisme. On doit remarquer également ici que cet examen psychologique fait par le lieutenant Gilbert, docteur en médecine, témoigne que l’intelligence de Hess est normale et, dans certains cas, au-dessus de la moyenne. Ses mouvements sont naturels et non pas exagérés. »
J’en viendrai maintenant au rapport suivant, signé par les trois médecins soviétiques et le professeur Delay, de Paris, en date du 16, qui est le dernier de ma liasse ; il y est dit au paragraphe 3 :
« Pour le moment, il n’est pas fou au sens strict du mot. Son amnésie ne l’empêche pas de comprendre complètement ce qui se passe autour de lui, mais gênera sa capacité de présenter sa défense et de comprendre les détails du passé qui seraient présentés comme des données de fait. »
Je me réfère, sans les citer, car je ne considère pas qu’elles soient d’une telle importance à cet égard, aux explications concernant la nature et la cause de l’amnésie de Hess qui ressortent du rapport soviétique en date du 17 novembre, aux numéros 1, 2 et 3, à la fin du rapport. Mais je rappellerai au Tribunal que tous ces rapports concordent pour déclarer que ce n’est pas une forme d’aliénation mentale.
Dans ces circonstances, la question, en Droit anglais, – et je soumets respectueusement cet avis à l’attention du Tribunal comme représentant la Justice naturelle à cet égard – la question est, en décidant si l’accusé est en état de se défendre, de savoir si l’accusé est fou ou non ; et le moment convenable pour trancher sur ce point est la date de la mise en accusation et non pas une date antérieure quelconque.
Différents points de vue ont été exprimés sur le point de savoir quelle est la partie à laquelle incombe la charge de la preuve dans cette affaire, mais l’opinion la plus récemment exprimée et logiquement la meilleure, est que la preuve est à la charge de la Défense, car on présume toujours qu’une personne est saine d’esprit, jusqu’à preuve du contraire.
Maintenant, j’aimerais renvoyer le Tribunal à une affaire qui, je le suppose, si je puis dire ainsi, était présente à l’esprit des juges en raison de la nature des débats d’aujourd’hui ; il s’agit de l’affaire Pritchard, tome 7, Carrington et Pike, à laquelle se réfère Archibold dans sa Jurisprudence criminelle, édition 1943, page 147.
Dans l’affaire Pritchard, où un prisonnier inculpé de félonie se révéla être sourd, muet et, de plus, atteint d’aliénation mentale, le baron Alderson posa trois questions distinctes au jury en lui demandant de prêter serment séparément sur chacune d’elles : 1º Le prisonnier était-il muet volontairement ou parce qu’il était visité par l’esprit de Dieu ? 2º Était-il en état de suivre les débats ? 3º Était-il sain d’esprit ou non ? À la fin, on lui demanda de rechercher si le prisonnier avait l’entendement suffisant pour saisir le déroulement des débats du procès de façon à présenter une défense convenable, à récuser un juré contre lequel il élevait des objections, et à comprendre les détails des preuves ; et le baron Alderson indiqua au jury que s’il n’existait pas de moyen sûr de communiquer au prisonnier les détails des preuves de façon qu’il pût les comprendre clairement et fût à même de se défendre contre les charges qui pesaient sur lui, le jury devait considérer qu’il n’était pas sain d’esprit.
J’indique au Tribunal que les mots cités ici, « saisir le déroulement des débats du procès de façon à présenter une défense convenable », font ressortir le fait que le moment important, le seul qui doive être pris en considération, est l’instant du procès ; en d’autres termes, l’accusé comprend-il à ce moment quelle est l’accusation portée contre lui et les preuves qui étayent ces accusations ?
II n’est pas question de l’état de sa mémoire à ce moment.
C’est-à-dire, et je suis respectueusement d’accord avec Votre Honneur, qu’il n’est pas question de l’état de sa mémoire. À ma connaissance, on n’a jamais considéré, en jurisprudence anglaise, comme un obstacle au jugement ou au châtiment le fait qu’une personne capable de comprendre l’accusation et les preuves n’a plus souvenir de ce qui s’est passé à l’époque. Naturellement c’est une question entièrement différente, qui n’est posée ni dans ces paroles ni dans la décision du Tribunal, que de savoir quel était l’état mental de l’accusé au moment où les actes ont été commis. Personne ici ne prétend que l’état mental de l’accusé, au moment où l’action incriminée fut commise, était anormal, et cette question ne se pose pas en la matière.
II me semble qu’il aura la possibilité d’utiliser son amnésie comme moyen de défense…
Certainement, Votre Honneur.
Et de dire : « J’aurais pu présenter une meilleure défense si j’avais pu me souvenir de ce qui s’est passé à l’époque. »
Oui, Votre Honneur. J’aimerais rappeler à ce propos un cas très simple que je connais bien et que, j’en suis sûr, les membres du Tribunal connaissent bien également, car il se présente très fréquemment devant les tribunaux britanniques. Lorsque, après un accident d’automobile, un homme est accusé d’homicide ou de blessures graves, il a souvent la possibilité de dire : « En raison de l’accident, ma mémoire n’est pas bonne ou me fait défaut quant aux actes qui me sont reprochés. » Cela ne devrait pas, et personne n’a jamais prétendu que cela pourrait être un motif d’exonération de sa responsabilité criminelle. J’espère que le Tribunal ne considérera pas que j’ai pris une trop grande partie de son temps, mais j’ai pensé qu’il n’était pas inutile de présenter l’affaire sous le jour du Droit anglais, tel que je le comprends.
Si je vous comprends bien, Sir David, l’une des questions posées dans l’affaire Pritchard était de savoir si oui ou non l’accusé était en état de présenter une défense convenable. Est-ce exact ?
Puis-je très respectueusement vous prier de lire les mots précédents qui fixent la question. « Le prisonnier a-t-il un entendement suffisant pour saisir le déroulement des débats du Procès de manière à présenter convenablement se défense ? »
Désireriez-vous interpréter cette citation en ce sens que l’accusé pourrait présenter convenablement sa défense, selon la procédure de ce Tribunal, si vous reconnaissez également comme un fait, que je pense vous ne discutez pas et que même vous avez effectivement reconnu, que, bien qu’il ne soit pas fou, – et je cite – « il ne comprend pas, ou plutôt son amnésie ne l’empêche pas entièrement de comprendre ce qui se passe autour de lui, mais affaiblira sa capacité de présenter sa défense et de comprendre les détails du passé ? » Ne pensez-vous pas que cette interprétation ne concorde pas avec vos conclusions précédentes ?
Mais non, je ne le crois pas. Cela fait partie de sa défense, et il pourrait fort bien dire : « Je ne me rappelle absolument rien de tout cela. » Et il pourrait fort bien ajouter encore : « D’après mon attitude générale ou d’après d’autres actions que j’ai indubitablement commises, il est extrêmement peu vraisemblable que je l’aie fait. » Telle est la seule défense qui lui reste. Et il doit l’utiliser, telle est mon opinion.
De telle sorte que même si, pour les besoins de l’argumentation, nous supposons que son amnésie est complète et qu’il ne se souvient de rien de ce qui s’est passé avant la lecture de l’Acte d’accusation, bien qu’actuellement il puisse suivre les débats, vous pensez qu’il doit être jugé ?
J’estime qu’il doit être jugé. Telle est mon opinion du point de vue juridique. J’espère que le Tribunal appréciera le fait, que je n’ai naturellement pas discuté, de l’importance de son amnésie, car ce n’est pas ce que je voulais exposer au Tribunal ; je voulais exposer au Tribunal la base juridique sur laquelle il est fait opposition à cette requête. Par conséquent, je suis prêt à admettre le cas extrême que l’éminent juge américain a présenté.
M. Donnedieu de Vabres désire poser une question.
J’aimerais savoir à quelle période s’applique l’amnésie réelle de Hess. Il prétend avoir oublié des faits anciens de plus de quinze jours, mais il peut s’agir d’une simulation, ou comme disent les rapports, d’une sursimulation. Je voudrais donc savoir si, d’après les rapports, Hess a réellement perdu le souvenir des faits qui sont visés par l’Acte d’accusation, faits qui sont compris dans la période visée par l’Acte d’accusation.
Les faits qui sont compris dans l’Acte d’accusation, les explications que les médecins donnent de son amnésie sont très clairement reproduits dans les paragraphes du rapport soviétique ; c’est le troisième rapport, en date du 17 novembre 1945, page 2, paragraphes numérotés de 1 à 3. Il y est dit :
« Il n’y a pas, dans la personnalité psychologique de Hess, de changement caractéristique d’une affection schizophrénique croissante. » C’est-à-dire qu’il n’y a pas de changement caractéristique du développement progressif d’une double personnalité. « Par conséquent, les erreurs sensorielles dont il a souffert périodiquement en Angleterre ne peuvent être considérées comme des manifestations d’une paranoïa schizophrénique et doivent être reconnues comme l’expression d’une réaction paranoïaque psychogénique, c’est-à-dire la réaction psychologiquement compréhensible. » Maintenant, je demande à l’éminent juge français de prendre note de la phrase suivante : « … d’une personnalité instable quant à la situation (à l’échec de sa mission, à son arrestation et à son incarcération). Telle est l’interprétation des déclarations insensées de Hess en Angleterre comme le dénotait l’alternance de leur disparition, de leur apparition, puis à nouveau de leur disparition, dépendant des circonstances extérieures qui affectaient l’état mental de Hess. »
Paragraphe 2 : « La perte de mémoire de Hess ne résulte pas d’une quelconque maladie mentale, mais constitue une amnésie hystérique dont le fondement est une inclination subconsciente à l’auto-défense. » Je demanderai encore à l’éminent juge français de prendre note des mots suivants : « De même qu’une tendance délibérée et consciente à cette auto-défense. Une telle attitude disparaît souvent, lorsque la personne hystérique se trouve en face de la nécessité inéluctable de se conduire correctement. En conséquence, l’amnésie de Hess peut cesser par sa comparution au Procès. »
Paragraphe 3 : « Rudolf Hess, avant son départ pour l’Angleterre, ne souffrait d’aucune sorte de démence, et il n’en souffre pas davantage à l’heure actuelle. Actuellement, il a une attitude hystérique qui présente des signes – et je prierai encore l’éminent juge français de noter ce point – d’un caractère conscient et intentionnel simulé qui ne l’exonèrent pas de sa responsabilité au regard de l’Acte d’accusation. »
La dernière phrase touche un sujet qui est du ressort du Tribunal. Mais, dans les circonstances actuelles, il serait impossible de dire si l’amnésie continue à être complète ou est entièrement inconsciente. Les éminents médecins ont délibérément évité de se prononcer. En conséquence, le Ministère Public ne prétend pas que telle est la question, mais déclare que même si l’amnésie était complète, la base juridique que j’ai proposée au Tribunal est suffisante pour permettre d’intenter une action en la cause.
Merci, Sir David. Le docteur Rohrscheidt désire-t-il ajouter quelque chose en réponse ?… (Un instant, M. Justice Jackson)… aux dires de Sir David ; je pensais qu’il avait parlé en votre nom et au nom du Ministère Public français, est-ce exact ?
Je fais miennes toutes ses paroles. Je désire seulement ajouter quelques mots avec votre permission.
Docteur Rohrscheidt, M. le Juge Jackson a une déclaration à faire avant vous.
Je fais miennes toutes les paroles de Sir David et je ne les répéterai pas. Trois requêtes ont été présentées au Tribunal. L’une d’elles réclame un nouvel examen médical. Je ne m’y attarderai pas longtemps. Je pense que jusqu’ici, en ce qui concerne cet examen, nous avons fait de l’histoire médicale en obtenant l’accord unanime de sept psychiatres appartenant à cinq nations. Un résultat de cette sorte ne saurait être mis en doute.
La seule raison valable présentée ici est qu’on n’a consacré à cet examen qu’un temps relativement court, mais je me permets d’indiquer au Tribunal que telle n’est pas la situation, car on dispose des rapports d’examen et d’observations ainsi que de l’historique de la maladie de Hess durant son internement en Angleterre depuis 1941 ; on possède également les rapports des psychiatres de l’Armée américaine depuis que Hess a été amené à Nuremberg, et tous ces rapports concordent. De telle sorte qu’on a là un historique médical plus complet que dans bien des cas.
La deuxième requête est relative au procès par défaut. Je ne m’y attarderai pas, car il ne semble pas qu’il soit opportun de juger Hess par défaut s’il ne doit pas être jugé contradictoirement. Je pense qu’il ne devrait pas alors être jugé du tout. C’est tout ce que je vois dans l’affaire.
J’aimerais attirer votre attention sur la seule chose dans tout cela, la seule déclaration sur la base de laquelle il pourrait être procédé à un ajournement. C’est la déclaration sur laquelle nous sommes tous d’accord : que l’état de Hess l’empêcherait de répondre aux questions relatives à son passé et affaiblirait ses capacités de défense. Je crois que cet état gênera vraiment sa défense s’il persiste, et je suis sûr que son avocat doit faire face à une tâche très difficile. Mais Hess a refusé de se soumettre au traitement et j’ai remis au Tribunal le rapport du commandant Kelly, psychiatre américain, aux soins duquel Hess a été confié dès son arrivée à Nuremberg. Il a refusé de se soumettre même aux traitements les plus simples qui lui ont été proposés. Il a refusé de se soumettre aux choses ordinaires auxquelles nous nous soumettons chaque jour, telles qu’analyses du sang, examens, etc., et il dit qu’il ne se soumettra à aucun traitement jusqu’à la clôture des débats. La méthode curative qui fut suggérée pour le faire sortir de son état hystérique – et tout psychiatre reconnaît que c’est simplement un état hystérique, dans la mesure où il ne s’agit pas d’une simulation – était l’emploi d’injections intra-veineuses de la série barbitale, soit amytal de sodium, soit phénotal de sodium, c’est-à-dire les sédatifs ordinaires qu’il vous arrive de prendre par une nuit d’insomnie. Nous devons dire en toute franchise que nous n’avons pas osé lui administrer ces remèdes en passant outre à son objection, parce que nous avons estimé que, tout inoffensives qu’elles soient, – et dans plus de mille cas observés par le major Kelly il n’y a pas eu une seule action nocive bien qu’on ait signalé des cas où cela se soit produit, – nous avons considéré que, eût-il été frappé par la foudre un mois après, nous aurions encore été accusés d’avoir fait quelque chose qui aurait causé sa mort ; et nous ne désirions pas lui imposer un tel traitement.
Mais qu’il me soit permis de suggérer respectueusement qu’un homme ne peut comparaître devant un tribunal et affirmer que son amnésie doit empêcher son jugement, alors qu’au même moment il refuse les traitements médicaux les plus simples, qui, de l’avis de tous, lui seraient utiles.
Il fait de l’amnésie sur commande. Quand il se trouvait en Angleterre, il a, dit-on, déclaré que son amnésie antérieure était simulée. Il sortit de cet état au cours d’une certaine période en Angleterre, puis y retomba. Son amnésie est maintenant hautement sélective, c’est-à-dire que vous ne pouvez être sûr de ce que Hess se rappellera et de ce qu’il ne se rappellera pas. Son amnésie n’est pas du type de l’effacement total de la personnalité, du type qui serait fatal à sa défense.
De sorte que nous considérons que tant que Hess refuse les médicaments simples et ordinaires, même si son amnésie est réelle, il n’est pas dans une situation qui lui permette de continuer à affirmer qu’il ne doit pas comparaître devant le Tribunal. Nous pensons qu’il ne doit pas être jugé par défaut, et que l’action publique doit continuer contre lui.
Hess n’affirme-t-il pas qu’il veut être jugé ?
Je ne sais rien à ce sujet. Il a été interrogé à maintes reprises par nous, interrogé par ses co-accusés, et je ne m’avancerai pas à dire ce qu’il veut maintenant. Je n’ai pas remarqué que l’affaire lui causât une profonde angoisse. Franchement, je doute fort qu’il aimerait être absent, mais je n’ai pas l’intention de parler en son nom.
M. Dubost désire-t-il ajouter quelque chose ?
Puis-je ajouter quelques mots pour préciser une fois de plus mon point de vue devant le Tribunal ?
1º C’est un fait que l’accusé Hess, conformément aux rapports unanimes des médecins, n’est pas atteint d’aliénation mentale. Il n’y a donc pas de diminution de ses facultés mentales.
2º L’accusé Hess souffre d’une amnésie dont tous les experts médicaux reconnaissent l’existence. Les différents rapports divergent simplement sur le point de savoir si cette amnésie est de nature pathologique ou de nature psychogénique ou hystérique. Ils sont cependant d’accord sur le fait qu’elle repose sur un état pathologique de l’activité mentale : la conclusion en est que l’accusé n’est pas fou mais qu’il souffre d’un trouble mental. Il en résulte à mon avis, sur le plan juridique, que l’accusé ne peut s’en prévaloir pour être déclaré irresponsable de ses actes, car, au moment où les actes dont il est accusé ont été commis, il ne souffrait certainement pas d’une maladie mentale. Par conséquent il peut être tenu pour responsable. Il existe cependant une différence, tout au moins en Droit allemand, suivant que l’accusé est à l’heure actuelle en état ou non de suivre le procès, c’est-à-dire suivant qu’il est ou non capable de participer aux débats. À mon avis, cette question doit, sur la base des rapports médicaux que j’ai déjà cités, recevoir une réponse négative. Il n’est pas capable de participer aux débats.
J’admets que des doutes soient possibles et que le Tribunal puisse se demander si les réponses des experts sont suffisantes pour établir ou non que les facultés de défense de l’accusé sont en fait diminuées, et qu’il ne peut pas, suivant les termes employés peut-être délibérément par le Tribunal, assurer convenablement sa défense. Je crois que c’est peut-être là le point qu’il faut souligner. Je prétends que cette perte de mémoire, cette amnésie, confirmée par tous les experts, est de nature à empêcher l’accusé d’assurer convenablement sa défense. Il est possible que dans certains cas l’accusé soit capable de se défendre, et qu’à certains moments il puisse élever des objections, et qu’apparemment il semble capable de suivre les débats. Mais sa défense ne pourrait être considérée comme suffisante et ne serait pas comparable à celle d’une personne en pleine possession de ses facultés mentales.
Puis-je ajouter encore un mot ? J’ai déjà expliqué que l’accusé m’a déclaré qu’il désirait suivre le cours des débats, car il ne se considère absolument pas comme incapable de comparaître ; de l’avis de la Défense cela est tout à fait en dehors de la question. C’est au Tribunal qu’il appartient d’examiner ce problème, dans lequel l’opinion personnelle de l’accusé ne compte pas.
En ce qui concerne les conclusions que le Procureur Général américain tire du refus de l’accusé de se soumettre au traitement par narco-synthèse préconisé par les médecins, cela n’est pas une question de mauvaise volonté. Hess a refusé de se soumettre au traitement simplement parce que, m’a-t-il déclaré, il craignait que les injections intra-veineuses, faites à ce moment déterminé, dans son état d’affaiblissement, ne le rendissent incapable de suivre les débats. Il désire cependant comparaître devant le Tribunal. Et il a refusé parce que, comme je l’ai déjà indiqué, il pense lui-même qu’il est en bonne santé et déclare : « Je n’ai besoin d’aucune injection intra-veineuse, je me guérirai avec le temps ». L’accusé Hess m’a fait part de sa désapprobation des traitements de ce genre. Cela est exact, car aux heures malheureuses du régime national-socialiste, il fut toujours partisan des remèdes naturels. Il fonda même l’hôpital Rudolf Hess, à Dresde, qui utilisa des méthodes naturelles plutôt que médicales.
Puis-je présenter une observation au Tribunal ?
Oui.
L’argument que l’avocat vient de présenter illustre cette sélectivité de mémoire dont je vous ai parlé. Hess peut apparemment informer son défenseur de son attitude sur cette question particulière au temps du régime national-socialiste. Son défenseur peut nous dire ce qu’il pensait des choses médicales au cours du régime national-socialiste, mais quand nous lui posons des questions relatives à des faits auxquels il a participé et qui peuvent avoir un aspect criminel, sa mémoire devient mauvaise. J’espère que le Tribunal n’a pas négligé de considérer les questions dont il se souvient parfaitement.
Puis-je apporter une correction ?
Il n’est pas d’usage d’entendre deux fois un avocat, mais comme M. Justice Jackson a repris la parole, nous écouterons ce que vous avez à dire.
Je voudrais simplement faire observer que j’ai été mal compris. Ce n’est pas l’accusé qui m’a dit qu’il avait toujours été partisan de la médecine naturelle. C’est moi qui ai déclaré ce que je savais. C’est moi qui, d’après ma propre expérience, ai affirmé cela afin de montrer qu’il a une aversion instinctive pour les interventions médicales. Ma remarque n’est pas basée sur la mémoire de l’accusé Hess, mais sur un fait qui m’est connu.
Dr von Rohrscheidt, le Tribunal aimerait, si cela vous convient, que l’accusé Hess exprimât ses vues sur la question.
En tant que défenseur de l’accusé, je n’ai certainement rien à objecter et, à mon sens, je pense que cela correspond au désir de l’accusé d’être entendu ; le Tribunal sera ainsi à même de juger de son état.
Il peut déclarer s’il estime qu’il est en état de comparaître, en parlant de sa place.
Monsieur le Président, voici ce que je voudrais dire. Au commencement de l’audience de cet après-midi, j’ai fait passer à mon défenseur une note indiquant qu’à mon avis les débats pourraient être écourtés si l’on voulait me permettre de parler. Je désire déclarer ce qui suit :
Afin d’éviter que je puisse être déclaré incapable de comparaître, malgré mon désir d’assister aux débats ultérieurs et d’entendre le verdict au côté de mes camarades, je veux faire la déclaration suivante devant le Tribunal, bien qu’à l’origine j’aie eu l’intention de la faire à un stade ultérieur des débats.
Je dispose désormais de ma mémoire dans mes rapports avec le monde extérieur. C’est pour des raisons tactiques que j’ai simulé une perte de mémoire. Seule ma capacité de concentration est à vrai dire quelque peu réduite. Toutefois, mon aptitude à suivre le Procès, à me défendre, à poser des questions n’en est nullement affectée.
Je souligne que je porte la responsabilité entière de tout ce que j’ai fait ou signé en tant que signataire ou co-signataire. Mon attitude de principe selon laquelle le Tribunal n’est pas compétent, n’est pas affectée par la déclaration que je viens de faire. J’ai également simulé l’amnésie dans les conversations que j’ai eues avec mon avocat officiel. C’est donc de bonne foi qu’il m’a représenté.
L’audience est levée.