Douzième journée
Mardi 4 décembre 1945.

Audience du matin.

LE PRÉSIDENT

Je donne la parole au Procureur Général de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord.

SIR HARTLEY SHAWCROSS (Procureur Général britannique)

Plaise au Tribunal. Dans une circonstance dont il a été et sera fait mention, Hitler, le chef des conspirateurs nazis qui comparaissent aujourd’hui devant vous passe pour avoir dit, à propos de leurs plans belliqueux :

« Je donnerai un prétexte pour déclencher la guerre, qu’il soit vrai ou faux. Lorsque nous serons vainqueurs, personne ne nous demandera si nous disions la vérité ou non. Lorsque l’on déclenche une guerre, ce n’est pas le Droit qui compte mais la victoire. C’est le plus fort qui a le Droit pour lui. »

L’Empire britannique avec ses alliés a, deux fois en l’espace de vingt-cinq ans, été vainqueur de guerres qu’on lui avait imposées. Mais c’est précisément parce que nous nous rendons compte qu’il ne suffit pas de vaincre, que la force n’est pas nécessairement le Droit, qu’une paix durable et le règne du Droit international ne doivent pas être assurés uniquement par la force, que la nation britannique prend part à ce Procès. Peut-être y aura-t-il des gens qui diront qu’on aurait dû en finir avec ces misérables, sans jugement, par exécution sommaire, que leur puissance maléfique une fois anéantie, on devrait les rejeter dans l’oubli, sans cette enquête compliquée et minutieuse sur le rôle qu’ils ont joué en précipitant le monde dans la guerre. Vae Victis ! Qu’ils paient le prix de la défaite !

Mais telle n’était pas l’opinion du Gouvernement britannique. Ce n’est pas ainsi que sera établi et affermi le règne du Droit sur le plan international comme sur le plan national ; ce n’est pas ainsi que les générations futures se rendront compte que le Droit n’est pas toujours du côté des gros bataillons, ce n’est pas ainsi que le monde saura que le fait de déclarer une guerre d’agression n’est pas seulement une aventure dangereuse, mais aussi criminelle.

Les hommes ont la mémoire très courte. Ceux qui font l’apologie des nations vaincues peuvent quelquefois profiter de la sympathie et de la magnanimité de leurs vainqueurs, de telle sorte que la réalité des faits s’obscurcit et s’estompe, faute d’avoir jamais été recueillie avec autorité. Il n’est besoin que de se rappeler les circonstances de la dernière guerre pour voir les dangers auxquels est exposé un peuple crédule ou tolérant, en l’absence de toute décision judiciaire. À mesure que le temps passe, ce peuple crédule et tolérant tend à écarter, peut-être en raison de leur horreur même, les récits d’agressions et d’atrocités qui peuvent lui être faits. Égaré par des propagandistes fanatiques ou malhonnêtes, il en vient à croire que ce n’étaient pas les vaincus, mais leurs adversaires qui étaient coupables.

Aussi croyons-nous que le Tribunal, agissant comme nous savons qu’il le fera, sans tenir compte de sa nomination par les puissances victorieuses, agissant avec une complète objectivité, fournira un témoignage de son époque ainsi qu’un procès-verbal impartial auquel pourront se rapporter les futurs historiens soucieux de vérité, et qui servira d’avertissement aux futurs hommes d’État. Par ce procès-verbal, les générations futures apprendront non seulement que notre génération a souffert, mais aussi que notre souffrance était la conséquence de crimes, crimes contre les lois affirmées par les peuples du monde, et qu’ils affirmeront dans l’avenir, non pas seulement par la coopération internationale et les alliances militaires, mais en prenant les règles de Droit comme base, et comme base solide. Bien que cette procédure et cette mise en accusation d’individus puissent être nouvelles, les principes que nous cherchons à renforcer en intentant ce procès ne sont pas d’introduction récente. Bien que les sanctions se soient malheureusement avérées inefficaces en elles-mêmes, les nations du monde avaient, comme j’ai l’intention de le montrer devant ce Tribunal, cherché à faire de la guerre d’agression un crime international, et bien que la tradition antérieure ait cherché à punir les États plutôt que les individus, il est à la fois logique et juste que, si le fait de déclencher une guerre est lui-même un crime contre le Droit international, les individus qui ont une responsabilité personnelle dans le déclenchement de telles guerres soient personnellement responsables du chemin qu’ils ont fait parcourir à leurs États. Encore une fois, les crimes de guerre individuels ont été depuis longtemps reconnus par le Droit international comme justiciables des Tribunaux des États dont les nationaux ont été les victimes, aussi longtemps du moins qu’un état de guerre persiste.

Il serait tout à fait illogique que ceux qui étaient responsables de violations systématiques des lois de la guerre commises contre les ressortissants de nombreux États échappent au châtiment par le seul fait qu’ils n’ont pas commis ces crimes de leurs propres mains. Il en est de même en ce qui concerne les crimes contre l’Humanité. Le droit d’intervention humanitaire au nom des Droits de l’homme foulés aux pieds par un État d’une façon révoltant l’Humanité est, depuis longtemps, considéré comme relevant du Droit international. Ici aussi, l’Acte constitutif ne fait que développer un principe préexistant. Si le meurtre, le pillage et le vol sont passibles de poursuites selon les lois nationales ordinaires de nos pays, comment ceux qui ne diffèrent des criminels de Droit commun que par l’étendue et la nature systématique de leurs crimes échapperaient-ils à l’accusation ? Ainsi que je le montrerai, le point de vue du Gouvernement britannique est qu’en la matière, le Tribunal devra appliquer aux individus non pas la loi du vainqueur, mais les principes reconnus de la coutume internationale, de façon, si c’est possible, à confirmer et à renforcer la règle de Droit international et à sauvegarder la paix et la sécurité futures de ce monde ravagé par la guerre.

Par un accord entre les Procureurs Généraux, il m’appartient, au nom du Gouvernement britannique et des autres États associés à cette poursuite, de présenter les charges du chef d’accusation n° 2 et de montrer comment ces accusés, en complotant entre eux et avec des personnes non présentes devant le Tribunal, ont préparé et mené une guerre d’agression en violation de traités par lesquels, selon la loi internationale, l’Allemagne, comme d’autres États, avait cherché à rendre ces guerres impossibles.

Cette tâche se divise en deux parties : la première consiste à démontrer la nature et le fondement de ce crime contre la Paix que représente, d’après l’Acte constitutif, le fait de mener des guerres d’agression en violation de traités. La seconde est d’établir d’une façon indubitable que de telles guerres ont été menées par les accusés. En ce qui concerne la première partie, il n’y a aucun doute qu’il suffirait de dire ceci : il n’appartient pas au Ministère Public de prouver que les guerres d’agression et les guerres menées en violation de traités internationaux sont ou devraient être des crimes internationaux. L’Acte constitutif de ce Tribunal a décidé que ce sont là des crimes et il édicte la loi de ce Tribunal. Pourtant, bien que telle soit la loi claire et impérieuse réglementant la juridiction de ce Tribunal, nous sentons que nous n’accomplirions pas entièrement notre devoir dans l’intérêt durable de la justice et de la morale internationale si nous ne montrions pas au Tribunal et, à vrai dire, au Monde, la position de cette disposition de l’Acte constitutif dans l’ensemble du Droit international. Car de même que, dans la pratique de notre pays, certains vieux actes constitutifs anglais ne sont que déclaratifs du Droit coutumier, de même, cet Acte constitutif reconnaît et crée simplement une juridiction en fonction de données préexistantes du Droit international.

Il n’est pas sans importance d’insister sur cet aspect de la question, de crainte que tôt ou tard certains ne laissent fausser leur jugement à l’égard de ces accusés par des formules spécieuses ou par un sentiment de justice déformé ou aveugle. Il n’est pas difficile d’être égaré par des critiques telles que celles-ci : le recours à la guerre n’a pas été un crime dans le passé ; le pouvoir de recourir à la guerre est une des prérogatives de l’État souverain ; et même cet Acte constitutif, en faisant un crime des guerres d’agression, a imité l’une des doctrines les plus nuisibles de la jurisprudence nationale-socialiste – c’est-à-dire la rétroactivité des lois – que l’Acte à cet égard appelle les « Bills d’attainder » (Le « Bill d’attainder » était une loi votée par le Parlement permettant de mettre un ministre en accusation, et qui était rétroactive), et cette procédure n’est qu’une mesure de vengeance subtilement cachée sous le manteau de la procédure judiciaire que le vainqueur impose au vaincu.

Ces arguments peuvent paraître plausibles ; pourtant ils ne sont pas probants. Il n’est pas niable en fait que quelques aspects de l’Acte constitutif portent la marque d’un esprit novateur et salutaire. Mais nous affirmons devant le Tribunal et le Monde, et c’est notre conviction, que les dispositions qui qualifient de crimes les guerres telles que celles que ces accusés ont ensemble projetées et déclenchées ne constituent en aucune façon une innovation. Ces dispositions se bornent à créer une juridiction compétente pour punir ce dont non seulement la conscience éclairée de l’Humanité, mais aussi la loi des nations elle-même, avait fait un crime international avant que ce Tribunal fût établi et avant que cet Acte fît partie du Droit international public.

Disons donc d’abord : Il peut être vrai qu’il n’y ait aucun code international, aucune loi, au sens ou l’entendait Austin, c’est-à-dire aucune règle imposée par un souverain à un sujet qui sera contraint de s’y conformer sous peine de sanctions déterminées, cependant depuis cinquante ans ou plus, les peuples de l’Univers tendent vers cet idéal dont parle le poète :

« Quand les tambours de la guerre ne vibreront plus,

« et que les drapeaux du combat seront pliés, alors

« dans le Parlement des hommes, la Fédération mondiale… »

Ils ont cherché a créer un système de règles efficaces fondé sur le consentement des nations à stabiliser les relations internationales, à prévenir toute guerre et à atténuer les effets de celles qui pourraient avoir lieu. Le premier traité de ce genre fut naturellement la Convention de la Haye de 1899, pour le règlement pacifique des conflits internationaux. Cette convention eut à peine plus d’effet qu’un sermon, et nous n’y attachons aucune importance dans ce Procès ; mais elle a bien établi un accord d’après lequel, au cas où de sérieux conflits s’élèveraient entre les puissances signataires, celles-ci, se soumettraient autant que possible à la médiation. Cette convention fut suivie en 1907 par une autre, réaffirmant et renforçant légèrement l’accord précédent. Ces premières conventions, il est vrai, furent loin de mettre la guerre hors la loi ou de créer une ferme obligation d’arbitrage. Je ne demanderai certainement pas au Tribunal de déclarer qu’un crime quelconque a été commis en violation de ces conventions.

Mais elles ont établi au moins l’acceptation par les puissances du principe général que, dans la mesure du possible, on n’aurait recours à la guerre que si la médiation échouait.

Bien que ces conventions soient mentionnées dans l’Acte d’accusation, je ne m’appuie sur elles que pour montrer le développement historique de la loi. Il n’est pas nécessaire de discuter leur effet, car la place qu’elles occupaient jadis a été prise par des accords beaucoup plus efficaces. Je les mentionne maintenant, uniquement parce qu’elles constituaient les premiers pas vers cet ensemble de règles légales que nous nous efforçons ici de faire respecter.

Il y eut, bien entendu, d’autres accords particuliers entre certains États, accords qui cherchaient à préserver la neutralité de certaines nations, comme par exemple celle de la Belgique, mais ces accords ne purent, en l’absence de toute volonté réelle de s’y conformer, empêcher la première guerre mondiale en 1914.

Émues par cette catastrophe, les nations d’Europe, sans excepter l’Allemagne et d’autres parties du monde, en arrivèrent à la conclusion que, dans l’intérêt de tous, une organisation permanente des nations devait être établie pour maintenir la paix. C’est ainsi que le Traité de Versailles fut préfacé par le Pacte de la Société des Nations.

Je ne dirai rien ici des mérites généraux des diverses clauses du Traité de Versailles. Elles ont été critiquées, quelques-unes, peut-être, à juste titre et en Allemagne, on en fit assurément l’objet d’une propagande belliqueuse. Mais il est inutile de discuter cette question, car, pour si injustes qu’on pût tenir les clauses du Traité, elles ne contenaient aucune excuse pour déclencher une guerre afin d’obtenir leur modification.

Ce Traité ne constituait pas seulement un règlement par accord général de toutes les difficultés territoriales qui avaient été laissées pendantes par la guerre elle-même, mais il établissait la Société des Nations qui, si elle avait été loyalement soutenue, aurait si bien pu donner à ces différends internationaux une solution autre que celle qui nous a conduits à la guerre. Avec le Conseil de la Société, avec l’Assemblée et la Cour permanente de Justice internationale, il mettait sur pied un mécanisme destiné non seulement à assurer le règlement pacifique des différends internationaux, mais aussi à procéder au libre examen de tous les problèmes internationaux par une discussion franche et ouverte. À cette époque, dans les années qui suivirent la dernière guerre, les espoirs du monde étaient très grands. Des millions d’hommes de tous les pays – peut-être même en Allemagne – avaient sacrifié leur vie, pour ce qu’ils croyaient et espéraient être une guerre, qui serait la dernière. L’Allemagne elle-même avait adhéré à la Société des Nations et obtenu un siège permanent au Conseil et, dans ce Conseil comme dans l’assemblée de la Société, les gouvernements allemands qui précédèrent celui de l’accusé von Papen en 1932 jouèrent un rôle actif.

Au cours des années qui s’écoulèrent de 1919 à cette période de 1932, en dépit d’incidents relativement secondaires dans l’atmosphère surchauffée qui suivit la fin de la guerre, les travaux pacificateurs de la SDN se poursuivirent ; et ce n’était pas seulement le fonctionnement de la Société qui donnait des raisons, et de bonnes raisons, d’espérer que le règne du Droit remplacerait celui de l’anarchie sur le plan international.

Les hommes d’État du monde entier entreprirent délibérément de considérer les guerres d’agression comme un crime international. Ce ne sont pas là des termes nouveaux inventés par les vainqueurs pour les faire figurer dans cet Acte. Ils ont figuré, et à une place éminente, dans de nombreux traités, dans des déclarations gouvernementales et dans des déclarations d’hommes d’État durant la période précédant la seconde guerre mondiale. Dans les traités conclus entre l’URSS et d’autres États tels que la Perse en 1927, la France en 1935, la Chine en 1937, les parties contractantes s’engageaient à s’abstenir de tout acte d’agression contre l’autre partie ; en 1933, l’Union des Soviets signa un grand nombre de traités contenant une définition détaillée de l’agression, et la même définition apparut cette année-là dans l’important rapport du comité sur les questions de sécurité, établi en liaison avec la conférence pour la réduction et la limitation des armements.

Mais, au cours de la même période, les Etats allaient faire plus encore que de s’engager à s’abstenir de guerres d’agression et à assister les États qui en seraient les victimes. Ils condamnaient l’agression en termes non équivoques. Ainsi, dans le traité contre la guerre, traité de non-agression et de conciliation qui fut signé le 10 octobre 1933, par un certain nombre d’États américains, auxquels se joignirent plus tard pratiquement tous les États du continent américain de même qu’un certain nombre de nations européennes, les parties contractantes déclarèrent solennellement « qu’elles condamnent la guerre d’agression dans leurs relations mutuelles ou dans celles des autres États ». Ce traité fut complètement incorporé dans la Convention de Buenos-Aires de 1936, signée et ratifiée par un grand nombre de pays américains, y compris naturellement les États-Unis. Auparavant, en 1928, la sixième Conférence pan-américaine avait adopté une résolution déclarant que, comme « la guerre d’agression constitue un crime contre l’espèce humaine… toute agression est illicite et comme telle, est déclarée interdite. » Un an plus tôt, ce qui remonte à septembre 1927, l’Assemblée de la SDN, adopta une résolution affirmant sa conviction qu’« une guerre d’agression ne pouvait jamais constituer un moyen de règlement des différends internationaux et constituait par conséquent un crime international » ; ajoutant plus loin que « toutes les guerres d’agression étaient et seraient toujours interdites ».

L’article premier du projet de Traité d’assistance mutuelle de 1923 était ainsi rédigé : « Les Hautes Parties contractantes, affirmant que la guerre d’agression est un crime international, prennent l’engagement solennel de ne pas se rendre coupables de ce crime contre toute autre nation. »

Dans le préambule au protocole de Genève de 1924, il fut déclaré que « la guerre offensive constitue une infraction à la solidarité et un crime international ». Les textes que je viens de mentionner restèrent – il est vrai – sans ratification pour diverses raisons, mais ils ne sont pas sans signification ni valeur.

Ces déclarations répétées, ces condamnations répétées des guerres d’agression témoignaient du fait qu’avec l’établissement de la Société des Nations et avec l’évolution juridique qui suivit, la place de la guerre dans le Droit international avait subi un profond changement. La guerre cessait d’être la prérogative sans restriction des États souverains. Le Pacte de la SDN n’abolissait pas totalement le droit à la guerre. Il laissait peut-être certaines brèches, qui étaient probablement plus grandes en théorie qu’en pratique. Mais en fait, il entourait le droit à la guerre de restrictions et de délais de procédure substantiels qui, si l’on avait suivi fidèlement le Pacte, auraient eu pour résultat l’élimination de la guerre, non seulement entre les membres de la Société des Nations, mais aussi, en raison de certaines clauses du Pacte, dans les relations entre les États qui n’y appartenaient pas. Et ainsi, le Pacte de la Société rétablissait la situation qui existait à l’aube du Droit international, au temps où Grotius édifiait les fondations du Droit international moderne et établissait la distinction entre une guerre juste et une guerre injuste, distinction qui eut de profondes conséquences juridiques, par exemple dans le domaine de la neutralité.

Et cette évolution ne fut pas arrêtée par l’adoption du protocole de la Société des Nations. Le droit à la guerre fut encore restreint par une série de traités d’arbitrage et de conciliation, au nombre étonnant mais exact de près de un millier, atteignant pratiquement toutes les nations du monde. La clause dite facultative de l’article 36 du Statut de la Cour permanente de Justice internationale, qui conférait à la Cour compétence obligatoire en ce qui concerne les plus vastes catégories de conflits, et qui constituait en fait le traité d’arbitrage obligatoire de loin le plus important de la période d’après-guerre, fut dûment signée et ratifiée. L’Allemagne elle-même la signa en 1927, et sa signature fut renouvelée pour une période de cinq ans par le gouvernement nazi en 1933. Il est significatif de constater que cette ratification ne fut pas renouvelée par l’Allemagne à l’expiration de ses cinq ans de validité, en mars 1938. Depuis 1928 un nombre considérable d’États ont signé et ratifié l’Acte général pour le règlement pacifique des différends internationaux qui fut rédigé afin de remplir les brèches laissées par la clause facultative et par les traités d’arbitrage et de conciliation existants. Et tout ce vaste réseau d’instruments de règlement pacifique témoignait de la conviction grandissante que la guerre cessait d’être le moyen normal ou légitime dans le monde civilisé, de régler les différends internationaux. La condamnation expresse des guerres d’agression, que j’ai déjà mentionnée, fournissait le même témoignage. Mais il y avait aussi, de façon toute naturelle, des témoignages plus directs dans le même sens. Le Traité de Locarno du 16 octobre 1925, auquel j’aurai maintenant l’occasion de me reporter, et dont l’Allemagne était signataire, était plus qu’un traité d’arbitrage et de conciliation dans lequel les parties assumaient des obligations définies concernant le règlement pacifique des différends qui pourraient s’élever entre elles. Ce fut, soumise à des exceptions d’auto-défense clairement spécifiées applicables en certaines circonstances, un acte de portée plus générale dans lequel les parties convenaient « qu’elles ne s’attaqueraient ou ne s’envahiraient réciproquement en aucun cas, et qu’elles ne recourraient point à la guerre l’une contre l’autre ». Ceci constituait une renonciation générale à la guerre ; et c’est ainsi que ce traité fut considéré par les juristes internationaux et l’opinion publique mondiale. Le Traité de Locarno n’était pas simplement un traité d’arbitrage parmi tant d’autres qui se concluaient à ce moment. Il fut considéré comme une sorte de pierre angulaire dans le règlement européen et dans le nouvel ordre légal en Europe, en remplacement partiel, juste et vraiment généreux des rigueurs du Traité de Versailles. Avec ce traité, l’expression « mise hors la loi de la guerre » quitta le terrain de la simple propagande pacifiste. Elle devint courante dans les écrits de Droit international et dans les déclarations officielles des Gouvernements. Après le Traité de Locarno, personne ne pouvait plus dire, personne ne pouvait plus souscrire à l’affirmation plausible qu’en tout cas, entre les parties au Traité, la guerre restait le droit imprescriptible des États souverains. Mais, bien que l’effet du Traité de Locarno fût limité aux parties contractantes, il eut une influence plus large en préparant la voie à cet acte absolument révolutionnaire et véritablement fondamental du Droit international moderne ; j’ai nommé le traité général de renonciation à la guerre du 27 août 1928, le Pacte de Paris, le Pacte Briand-Kellogg. Ce traité, document de Droit international très soigneusement conçu et préparé, liait en 1939 plus de soixante nations, y compris l’Allemagne. Il était, et il est resté, l’instrument international le plus universellement signé et ratifié. Il ne contenait aucune clause d’abrogation, et il était conçu, ainsi que je l’ai dit, comme la pierre angulaire de tout ordre international futur digne de ce nom. Il fait vraiment partie du Droit international tel qu’il existe aujourd’hui, et n’a été en aucune façon modifié ou remplacé par la Charte des Nations unies. À cette heure solennelle de l’Histoire du monde, où les chefs responsables d’un État sont accusés de violations préméditées de ce grand traité, qui demeure une source d’espoir et de foi pour l’Humanité, il est juste d’exposer en détails ses deux articles essentiels et son préambule. Qu’il me soit permis de les lire au Tribunal. Tout d’abord le préambule qui débute ainsi : « Le Président du Reich allemand et les autres États associés… »

LE PRÉSIDENT

Pouvons-nous le trouver parmi les documents ?

SIR HARTLEY SHAWCROSS

Il sera versé au dossier. Je ne pense pas que vous l’ayez en ce moment.

« … ayant le sentiment profond du devoir solennel qui leur incombe de développer le bien-être de l’Humanité ; persuadés que le moment est venu de procéder à une franche renonciation à la guerre comme instrument de politique nationale afin que les relations pacifiques et amicales existant actuellement entre leurs peuples puissent être perpétuées ;

« Convaincus que tous changements dans leurs relations mutuelles ne doivent être recherchés que par des procédés pacifiques et être réalisés dans l’ordre et dans la paix, et que toute Puissance signataire qui chercherait désormais à développer ses intérêts nationaux en recourant à la guerre devra être privée du bénéfice du présent Traité. Espérant que, encouragées par leur exemple, toutes les autres nations du monde se joindront à ces efforts humanitaires et, en adhérant au présent Traité dès qu’il entrera en vigueur, mettront leurs peuples à même de profiter de ses bienfaisantes stipulations, unissant ainsi les nations civilisées du monde dans une renonciation commune à la guerre comme instrument de leur politique nationale… »

Tout d’abord, article premier :

« Les Hautes Parties Contractantes déclarent solennellement au nom de leurs peuples respectifs qu’elles condamnent le recours à la guerre pour le règlement des différends internationaux, et y renoncent en tant qu’instrument de politique nationale dans leurs relations mutuelles. »

Article 2 :

« Les Hautes Parties Contractantes reconnaissent que le règlement ou la solution de tous les différends ou conflits de quelque nature ou de quelque origine qu’ils puissent être, qui pourront surgir entre elles, ne devra jamais être recherché que par des moyens pacifiques. »

Dans ce traité, traité général de renonciation à la guerre, le monde civilisé pratiquement tout entier abolit la guerre en tant que moyen légal d’imposer une règle ou de la changer. Le droit à la guerre ne fit plus partie de l’essence de la souveraineté. Quelle qu’ait pu être la situation au moment de la Convention de la Haye, quelle qu’ait pu être la situation avant 1914 et en 1918 – et il n’est pas nécessaire d’en discuter – aucun juriste international en renom, aucun homme d’État responsable, aucun soldat intéressé à l’emploi légal des forces armées, aucun homme d’affaires ou industriel s’occupant de l’économie de guerre de son pays, n’aurait pu douter que sous le régime du Pacte de Paris, une guerre d’agression ne fût contraire au Droit international. Et les violations répétées du Pacte par les puissances de l’Axe n’ont en aucune façon affecté sa validité. Voilà ce qu’il faut déclarer clairement et fermement. Ces violations mêmes, sauf peut-être pour les esprits cyniques et malveillants, ont ajouté à la force du traité ; elles ont provoqué la colère évidente des peuples irrités par la violation méprisante de ce grand accord et déterminés à en maintenir les clauses. Le Pacte de Paris est le droit des nations ; ce Tribunal le déclarera. Le monde doit l’appliquer.

Disons aussi que le Pacte de Paris ne constituait pas un système boiteux et maladroit, destiné à servir de poteau indicateur aux coupables. Il mettait l’Allemagne dans l’impossibilité d’entrer en guerre contre la Pologne, la Grande-Bretagne et la France, et l’empêchait de se faire octroyer aucune garantie de neutralité en invoquant les clauses mêmes du Pacte. Car celui-ci déclarait expressément dans son préambule que tout État qui se serait rendu coupable de violation de ses clauses ne pourrait en invoquer les bénéfices. Et quand, lors du déclenchement de la seconde guerre mondiale, la Grande-Bretagne et la France avertirent la SDN qu’un état de guerre existait entre elles et l’Allemagne à dater du 3 septembre 1939, elles déclarèrent que l’Allemagne en commettant un acte d’agression contre la Pologne, avait violé les obligations contractées non seulement envers la Pologne, mais aussi envers les autres puissances signataires du Pacte. Une violation du Pacte à l’égard d’un seul des signataires constituait une attaque contre tous les autres signataires et ils étaient en droit de la traiter comme telle. J’insiste sur ce point pour éviter qu’un de ces accusés ne s’attache à la lettre des détails du chef d’accusation n° 2, et ne cherche à suggérer que ce n’est pas l’Allemagne qui commença la guerre contre le Royaume-Uni et la France le 3 septembre 1939. La déclaration de guerre fut le fait du Royaume-Uni et de la France ; l’acte de la guerre et son déclenchement furent le fait de l’Allemagne, qui viola l’accord fondamental auquel elle était partie.

Le traité général de renonciation à la guerre, ce grand mécanisme constitutionnel d’une société internationale rendue consciente des périls mortels d’une autre conflagration, ne resta pas un effort isolé bientôt voué à l’oubli dans le tourbillon des crises internationales sans cesse renaissantes. Il devint, en liaison avec le Pacte de la Société des Nations ou indépendamment de lui, le point de départ d’une nouvelle orientation des Gouvernements en matière de paix, de guerre et de neutralité. La chose est d’importance, et je désire citer simplement une ou deux des déclarations qui furent faites à ce moment-là par des gouvernements sur les effets du Pacte. En 1929, le Gouvernement de Sa Majesté déclara à l’occasion de la proposition de conférer à la Cour Permanente de Justice Internationale juridiction sur l’exercice des droits des belligérants vis-à-vis des États neutres – et ceci met en lumière le profond changement admis comme conséquence du Pacte de Paris sur le Droit international :

« Mais toute la situation repose – et à ce sujet on a édifié une théorie complète de Droit international – sur l’hypothèse que l’usage de la guerre comme instrument de politique nationale n’a rien d’illégitime et, comme corollaire nécessaire, que la position et les droits des neutres sont entièrement indépendants des circonstances de toute guerre qui peut aller en se développant. Avant l’acceptation du Pacte, la base de la loi de neutralité était que les droits et les obligations des neutres étaient identiques à l’égard des deux belligérants et restaient entièrement indépendants du bien et du mal fondé du différend qui avait provoqué la guerre, ou de la position respective des belligérants devant l’opinion mondiale.

« Maintenant, c’est précisément cette hypothèse qui ne vaut plus en ce qui concerne les États membres de la SDN et signataires du Pacte de la Paix. L’effet de ces accords, pris dans leur ensemble, est de priver les nations du droit d’utiliser la guerre comme instrument de politique nationale, et d’interdire aux États qui les ont signés de donner aide ou secours à un agresseur. »

Ceci fut dit en 1929, alors qu’il n’y avait point de guerre à l’horizon.

« Entre ces États, il y a eu en conséquence un changement fondamental dans toute la question des droits de belligérance et de neutralité. Toute la politique du Gouvernement actuel de Sa Majesté (et, à ce qu’il semble, de tout autre Gouvernement), est basée sur la détermination de se conformer à ses obligations selon le Pacte de la Société des Nations et le Pacte de la Paix. Les choses étant ainsi, la situation que nous devons envisager dans le cas d’une guerre où nous serions engagés n’est pas celle dans laquelle les droits et les devoirs des belligérants et des neutres dépendront des vieilles règles de la guerre et de la neutralité, mais celle dans laquelle la position des membres de la Société sera déterminée par le Pacte de 1919 et par le Pacte de 1928. »

Le Procureur général des États-Unis d’Amérique a mentionné dans son discours d’ouverture devant ce Tribunal l’importante déclaration de M. Stimson, Secrétaire à la Guerre, qui, en 1932, exprimait le changement radical apporté au Droit international par le Pacte de Paris et il convient peut-être de citer in extenso le passage qui s’y rapporte :

« La guerre entre les nations a été l’objet d’une renonciation de la part des signataires du Pacte Briand-Kellogg. Cela signifie qu’elle est devenue illégale pratiquement dans le monde entier. Elle n’est plus la source et le sujet de droits. Elle ne doit plus être le principe autour duquel évoluent les devoirs, la conduite, et les droits des nations. C’est un acte illégal. Désormais, quand deux nations s’engagent dans un conflit armé, l’une, ou bien toutes les deux, doivent être coupables car elles violent la règle de ce traité général. Nous ne formons plus cercle autour d’elles et nous ne les traitons plus avec l’étiquette du Code des duellistes. Au contraire, nous les dénonçons comme ayant enfreint la loi. »

Et presque dix ans plus tard, au moment où de nombreux États indépendants étaient repliés sur eux-mêmes, ébranlés ou menacés dans leur existence même, par suite du choc de la machine de guerre nazie, le Procureur général des États-Unis, qui, par la suite, est devenu un membre distingué du plus haut tribunal de ce grand pays, exprima d’une manière remarquable le changement qui avait été introduit dans le Droit comme conséquence du Pacte de Paris, dans un discours dont les peuples du monde épris de liberté lui seront toujours reconnaissants. Le 27 mars 1941 (et j’en fais mention maintenant, car ce discours n’est pas seulement celui d’un homme d’État, mais reflète aussi une opinion considérée comme celle d’un juriste éminent), il déclara ceci :

« Le Pacte Briand-Kellogg de 1928 par lequel l’Allemagne l’Italie et le Japon s’engagèrent avec nous aussi bien qu’avec d’autres nations, à renoncer à la guerre comme instrument de politique, a rendu définitive la mise hors la loi de celle-ci et a nécessairement changé la conception des obligations des neutres qui en dépendaient.

« Le Traité de renonciation à la guerre et le Traité argentin contre la guerre privèrent leurs signataires du droit à la guerre comme instrument de politique nationale ou d’agression et rendirent illégales les guerres entreprises en violation de leurs dispositions. En conséquence, ces traités détruisirent les fondations historiques et juridiques de la doctrine de neutralité conçue comme une attitude d’impartialité absolue à l’égard des guerres d’agression… Il s’ensuit que l’État qui est parti en guerre en violation de ces obligations n’acquiert aucun droit à l’égalité de traitement de la part d’autres États, à moins que les obligations du traité n’exigent un traitement différent. Son illégalité ne lui donne aucun droit. Dans les cas flagrants d’agressions où les faits parlent si clairement que l’opinion mondiale les tient pour acquis, nous ne pouvons pas étouffer le Droit international et permettre que ces grands traités deviennent lettre morte. La conscience publique mondiale qui ne craint pas de s’exprimer et les États américains, par leur intervention, ont décidé que les puissances de l’Axe étaient les agresseurs au cours des guerres actuelles, ce qui constitue une base convenable pour la politique que nous devons mener dans l’état présent de l’organisation internationale. »

Ainsi, il n’y a aucun doute qu’au moment où l’État national-socialiste allemand s’est lancé dans la préparation d’une guerre d’agression contre le monde civilisé et au moment où il a accompli ce dessein, la guerre d’agression était devenue, en vertu du Pacte de Paris et des autres traités et déclarations auxquels je me suis reporté, une entreprise illégale et un crime absolument avéré. C’est sur cette proposition, et surtout sur ce traité de portée universelle qu’est le Pacte Briand-Kellogg, que le chef d’accusation n° 2 est principalement basé.

Le Ministère Public a jugé nécessaire – et même indispensable – d’établir d’une façon qui interdise toute critique, dussent les débats en être prolongés, que seule une légèreté ou une sentimentalité coupable, peut permettre d’avancer qu’il existe le moindre élément de rétroactivité dans la thèse des auteurs de l’Acte constitutif selon laquelle la guerre d’agression serait un acte criminel répudié par le Droit des gens. Nous avons décrit la limitation progressive du droit à la guerre, la renonciation et la condamnation de toute guerre d’agression et, par-dessus tout, la prohibition totale et la condamnation de toute guerre conçue comme instrument de politique nationale. Quel homme d’État ou quel homme politique pouvait douter, à partir de 1928, que la guerre d’agression ou que toute autre guerre, sauf celle menée en cas de légitime défense ou pour l’application collective de la loi, ou contre un État qui avait lui-même violé le Pacte de Paris, fut illégale et hors la loi ? Quel homme d’État ou quel homme politique s’engageant dans une telle guerre pouvait, de façon raisonnable et justifiée, compter sur une immunité autre que celle d’un résultat favorable de l’aventure criminelle ? Quelle preuve plus décisive d’une prohibition prononcée par le Droit international positif pouvait désirer tout juriste, que celle apportée devant ce Tribunal ?

Il y a, il est vrai, certains juristes de campagne qui nient l’existence même de tout Droit international ; et, en vérité, comme je l’ai dit, les règles du Droit des nations ne peuvent pas subir avec succès l’épreuve soutenue par Austin qui exige qu’elles soient imposées par un souverain. Mais les règles légales des relations internationales reposent sur des bases juridiques tout à fait différentes. Elles dépendent du consentement, mais d’un consentement qui, une fois donné, ne peut être retiré par action unilatérale. Sur le plan international, la source du Droit n’est point l’ordre imposé par un souverain, mais l’accord par traité obligeant chaque État qui y a adhéré. Et de fait, il est vrai, – et la reconnaissance actuelle de cette vérité par tous les grands pouvoirs du monde est d’une importance vitale pour notre paix future – et de fait, il est vrai que, comme M. Litvinov l’a dit un jour, et comme la Grande-Bretagne l’accepte pleinement, « la souveraineté absolue et l’entière liberté d’action appartiennent seulement aux États qui n’ont pas souscrit à des obligations internationales. Dès qu’un État accepte des obligations internationales, il limite sa souveraineté. »

C’est de ce côté et de ce côté seulement que se trouve la future paix du monde.

On pourrait pourtant objecter que, bien que la guerre elle-même ait été mise hors la loi et interdite, elle ne l’a pas été criminellement. Le Droit international, peut-on dire, n’attribue pas de criminalité aux États et encore moins aux individus. Mais peut-on réellement affirmer en faveur de ces accusés que le fait de ces guerres d’agression qui ont précipité des millions d’individus vers la mort, qui, par des crimes de guerre et des crimes contre l’Humanité, ont causé la torture et l’extermination d’innombrables milliers de civils innocents, dévasté des cités, détruit toute douceur de vivre et même, les données les plus élémentaires de la civilisation dans de nombreux pays, qui ont amené le monde au bord de la ruine, d’où il faudra des générations pour l’en retirer, ces accusés pourront-ils sérieusement affirmer qu’une telle guerre n’est qu’un délit, qu’une illégalité, qu’une matière à condamnation à dommages-intérêts, mais non un crime justiciable d’un tribunal quelconque ? Aucune loi digne de ce nom ne peut se permettre d’être réduite de cette façon à une telle absurdité, et les grandes puissances responsables de cet Acte constitutif ne sont certainement pas disposées à l’admettre. Elles tirent une conclusion inévitable de la renonciation, de la prohibition, de la condamnation de la guerre qui était devenue partie intégrante du Droit international, et elles refusent de réduire la justice à l’impuissance, en souscrivant aux doctrines périmées d’après lesquelles un État souverain ne peut commettre de crime et qu’aucun crime ne peut être commis au nom de l’État souverain par des individus agissant pour son compte. Elles refusent de souscrire à une telle absurdité ; leur refus et leur décision ont définitivement formulé le Droit de ce Tribunal.

S’il s’agit d’une innovation, c’est une innovation désirable et bonne, attendue depuis longtemps, tout à fait conforme à la justice, au bon sens, et aux buts durables du Droit international. Mais, est-ce vraiment une innovation ? Ou n’est-ce rien de plus que le développement logique du Droit ? Il fut en effet un temps où les spécialistes du Droit international avaient l’habitude de soutenir que la responsabilité de l’État, à cause de sa souveraineté, était limitée à une responsabilité contractuelle. Les tribunaux internationaux n’ont pas accepté cette opinion. Ils ont affirmé de façon réitérée qu’un État peut commettre une infraction ; qu’il peut être coupable de délit contre les biens et de négligence. Et ils sont allés plus loin. Ils ont estimé qu’un État peut être condamné à payer ce qui constitue, en fait, une amende pénale. Dans un cas récent, tranché en 1935 entre les États-Unis et le Canada, un tribunal d’arbitrage, avec la participation du représentant américain, a décidé que les États-Unis devaient payer, selon le Droit pénal, des dommages pour atteinte à la souveraineté canadienne. Et sur un plan plus large, le Pacte de la SDN, en prévoyant des sanctions, a reconnu le principe qui consiste à imposer une loi à des collectivités, application forcée qui peut avoir, s’il est nécessaire, un caractère pénal. Et ainsi, il n’y a rien de spécialement nouveau dans l’adoption du principe que l’État, en tant que tel, est responsable de ses actes criminels. En fait, à part l’appui que l’on peut prendre sur l’argument peu convaincant de la souveraineté, il n’y a, en Droit, aucune raison pour qu’un État ne soit pas responsable de crimes commis en son nom. Il y a cent ans, le Docteur Lushington, grand juge anglais de l’Amirauté, refusait d’admettre qu’un État ne pouvait être pirate. L’Histoire – et l’Histoire très récente – ne garantit pas qu’un État ne puisse être un criminel. D’autre part, les possibilités incommensurables de faire le mal, propres à l’État, dans cette ère de science et d’organisation, semblent exiger tout à fait impérativement des moyens de répression d’une conduite criminelle plus absolus et plus effectifs encore que dans le cas des individus. Et dans la mesure, par conséquent, où l’Acte constitutif tient pour acquis le principe de la responsabilité criminelle de l’État, on doit y applaudir comme à une mesure internationale sage et prévoyante.

(L’audience est suspendue.)
SIR HARTLEY SHAWCROSS (continuant)

Je disais, avant la suspension, qu’on ne pouvait pas mettre en doute le principe de la responsabilité criminelle de l’État qui a engagé une guerre d’agression.

Il est de fait que la conscience recule devant les rigueurs du châtiment collectif, qui peut tomber sur les innocents comme sur les coupables, bien que, on peut le noter, la plupart de ces victimes innocentes n’auraient pas hésité à recueillir les fruits du crime en cas de succès. L’humanité et la justice arriveront à tempérer l’injustice dans le châtiment collectif. Et surtout, il est possible d’éviter une telle rigueur en faisant tomber le châtiment sur les individus qui étaient directement et personnellement responsables de la conduite criminelle de leur Etat. En cela, les puissances qui ont participé à la rédaction de l’Acte constitutif ont pris une décision à laquelle on doit applaudir sans objection ni réserve, car elle s’appuie sur la justice, le bon sens juridique et une appréciation éclairée du bien de l’Humanité. L’Acte constitutif stipule expressément qu’il y aura responsabilité individuelle des crimes, y compris les crimes contre la Paix commis au nom de l’État. L’État n’est pas une entité abstraite. Ses droits et ses devoirs sont les droits et les devoirs des hommes. Ses actions sont les actions des hommes. C’est un principe salutaire, un principe de droit que les hommes politiques qui s’engagent dans une politique donnée, ici une politique de guerre d’agression, ne puissent pas s’abriter derrière la personne intangible de l’État. C’est une règle de droit salutaire que les personnes qui, en violation du droit, entraînent leur propre pays ainsi que d’autres nations, dans une guerre d’agression, doivent le faire la corde au cou.

Dire que ceux qui ont aidé, toléré, conseillé, et facilité un crime sont eux-mêmes des criminels est un lieu commun de notre droit interne. Et le principe de la responsabilité individuelle internationale des délits contre le Droit des peuples n’est pas absolument nouveau. Il n’a pas été appliqué aux seuls pirates. Toute la législation des crimes de guerre, distincts du crime de la guerre en elle-même, est fondée sur le principe de la responsabilité individuelle. L’avenir du Droit international et, en fait, du monde lui-même, dépend de son application dans une sphère plus large, en particulier, dans le but de sauvegarder la paix mondiale. On doit reconnaitre, non seulement comme dans la Charte des Nations Unies, les droits fondamentaux de l’homme, mais également, comme dans l’Acte constitutif de ce Tribunal, ses devoirs fondamentaux. De ceux-ci, aucun n’est plus vital, aucun n’est plus fondamental que celui de ne pas troubler la paix du monde en violant les interdictions et les engagements légaux les plus clairs. Si ceci est une innovation, innovation que nous sommes prêts à défendre et à justifier, ce n’est pas en tout cas une innovation créant un crime nouveau. Le Droit international a déjà, avant l’adoption de l’Acte constitutif, fait de la guerre d’agression un acte criminel.

Il n’y a donc aucune rétroactivité essentielle dans les dispositions de l’Acte constitutif. Il ne fait que fixer la responsabilité d’un crime déjà reconnu comme tel par le droit établi en l’attribuant à ses véritables auteurs. Il comble une lacune dans la procédure criminelle internationale. C’est toute la différence qui existe entre dire à un homme : « Vous allez être puni pour un acte qui n’était pas du tout un crime au moment où vous l’avez commis », et lui dire : « Vous allez maintenant être châtié pour des actes qui étaient contraires à la loi et qui constituaient un crime lorsque vous les avez commis, bien que, en raison de l’imperfection du mécanisme international, il n’y eût pas alors de tribunal compétent pour passer jugement contre vous. » C’est cette dernière ligne de conduite que nous adoptons et, s’il y a rétroactivité, nous proclamons qu’elle est absolument compatible avec la justice supérieure qui, dans l’usage des États civilisés, a fixé des limites définies aux effets rétroactifs des lois. Que les accusés et leurs protagonistes se plaignent que l’Acte constitutif soit sur ce point un ex parte fiat des vainqueurs. Ces vainqueurs composant en fait l’immense majorité des nations du monde représentent aussi le sens de la justice du monde qu’on offensait en laissant impuni le crime de guerre après ce deuxième conflit mondial. En déclarant, en interprétant, en complétant ainsi le droit existant, ces États ne craignent pas d’affronter le jugement de l’Histoire. Securus judicat orbis terrarum. Dans la mesure où l’Acte constitutif du Tribunal introduit un droit nouveau, ses auteurs ont établi pour l’avenir un précédent – précédent valable à l’égard de tous, y compris lui-même – mais, en son essence, cette loi, qui fait du recours à la guerre d’agression un crime international, était bien établie quand l’Acte constitutif fut adopté. C’est seulement par une corruption de langage qu’on a pu la qualifier de rétroactive.

Reste une question sur laquelle je ne retiendrai pas longtemps le Tribunal, à savoir si ces guerres, déclenchées par l’Allemagne et ses chefs en violation de traités, accords ou assurances, furent aussi des guerres d’agression. Une guerre d’agression est une guerre à laquelle on a recours en violation de l’obligation internationale de ne point recourir à la guerre ou, dans les cas où l’on n’a pas totalement renoncé à la guerre, une guerre à laquelle on a recours en négligeant d’utiliser la procédure de règlement pacifique qu’on s’est engagé à observer. De fait, il y eut pendant la période qui s’étend entre les deux guerres mondiales, des divergences d’opinions parmi les juristes et les hommes d’État sur la question de savoir s’il était préférable d’essayer à l’avance de donner une définition légale de l’agression, ou de laisser aux États intéressés et aux organes collectifs de la communauté internationale la liberté d’apprécier les faits dans tous les cas particuliers qui pourraient se présenter. Ceux qui soutenaient ce dernier point de vue donnaient comme argument qu’une définition rigide pourrait être habilement utilisée par un État sans scrupules en l’adaptant à ses desseins d’agression ; ils craignaient, et le Gouvernement britannique fut un moment de ceux qui partageaient ce point de vue, qu’une définition automatique de l’agression ne devint « un piège pour l’innocent et un poteau indicateur pour le coupable ». D’autres soutenaient que, pour plus de certitude et de sécurité, il était convenable et utile de donner une définition de l’agression, comme on donne une définition de chaque crime en droit interne. Ils faisaient valoir qu’on pouvait faire crédit aux organes internationaux compétents, politiques et judiciaires, pour éviter, dans tous les cas particuliers, une définition de l’agression susceptible de conduire à une absurdité ou de devenir une entrave. En mai 1933, la Commission aux questions de sécurité de la Conférence du Désarmement proposa de définir l’agression en ces termes :

« En vertu des accords en vigueur entre les parties au sujet des conflits, sera considéré comme agresseur dans une guerre internationale, l’État qui, le premier, aura commis une des actions suivantes :

« 1. Déclaration de guerre à un autre État ;

« 2. Invasion par ses Forces armées, avec ou sans déclaration de guerre, du territoire d’un autre État ;

« 3. Attaque par ses Forces terrestres, navales ou aériennes, avec ou sans déclaration de guerre, du territoire, de navires ou d’avions d’un autre État ;

« 4. Blocus naval des côtes ou des ports d’un autre État ;

« 5. Fourniture d’assistance à des bandes armées formées sur son territoire et ayant envahi le territoire d’un autre État, ou refus, malgré la demande de l’État envahi, de prendre sur son propre territoire toutes les mesures en son pouvoir pour priver ces bandes d’assistance ou de protection. »

Les différents traités conclus en 1933 par l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques et d’autres États se conformèrent étroitement à cette définition. Il en fut de même du projet de convention proposé en 1933 par le Gouvernement de Sa Majesté à la Conférence du Désarmement.

Cependant, il est inutile de développer ici tous les détails du problème ou de la définition de l’agression. Ce Tribunal ne se laissera pas détourner de son but par des tentatives de discussion d’une controverse académique sur les circonstances purement abstraites de la nature d’une guerre d’agression. En effet il n’existe aucune définition de l’agression, générale ou particulière, qui ne s’applique absolument d’une manière irrésistible et sans objection possible, à l’attaque préméditée que l’Allemagne a déclenchée contre l’intégrité territoriale et l’indépendance politique de tant d’États souverains.

Ayant posé comme règle – et nous prions le Tribunal de l’admettre – que, par le Pacte de Paris, les peuples du monde ont définitivement mis la guerre hors la loi et l’ont rendue criminelle, je passe maintenant aux faits afin d’examiner comment ces accusés, sous la direction de leurs chefs et avec leurs associés, ont détruit les plus grandes espérances de l’humanité et ont essayé de retourner à l’anarchie internationale. Tout d’abord, affirmons ce qui sera établi sans aucun doute possible par les documents que vous allez voir : dès l’instant où Hitler devint Chancelier en 1933, avec l’accusé von Papen comme Chancelier du Reich et l’accusé von Neurath comme ministre des Affaires étrangères, toute l’atmosphère du monde s’assombrit. Les espoirs des peuples commencèrent à s’affaiblir. Les traités ne semblaient plus l’objet d’obligations solennelles, mais étaient conclus avec un cynisme absolu comme moyen de tromper d’autres États sur les intentions belliqueuses de l’Allemagne. Les conférences internationales ne devaient plus servir à assurer des règlements pacifiques mais devaient être des occasions de satisfaire, par le chantage, à des exigences qui devaient être éventuellement appuyées par la guerre. Le monde en vint à connaître la « guerre des nerfs », la politique du fait accompli, du chantage et de la brutalité.

En octobre 1933, Hitler déclara à son Cabinet que la Convention de Désarmement n’accordant pas entière égalité de droits à l’Allemagne, « il serait nécessaire de torpiller la Conférence du Désarmement. Il n’était pas question de négocier : l’Allemagne quitterait la Conférence et la SDN ». Ce qu’elle fit le 21 octobre 1933, portant ainsi un coup mortel à tout le mécanisme de sécurité édifié sur la base du Pacte de la SDN. À partir de ce moment, l’histoire de sa politique étrangère ne marqua plus qu’un complet mépris des obligations internationales, même celles auxquelles elle avait elle-même solennellement souscrit. Hitler lui-même avoua expressément à ses associés : « Les accords ne sont observés que tant qu’ils servent un but quelconque. » Il aurait pu ajouter que, la plupart du temps, ce but n’était que d’endormir une future victime dans une illusoire impression de sécurité. Ceci devint un fait si évident qu’être invité par l’accusé Ribbentrop à signer un pacte de non-agression avec l’Allemagne était presque l’indice que l’Allemagne avait l’intention d’attaquer son co-contractant. Et ce ne sont pas seulement les traités officiels dont ils se servaient et qu’ils violaient selon les circonstances. Ces accusés sont inculpés également d’avoir violé les assurances moins officielles que, conformément aux usages diplomatiques, l’Allemagne donnait aux États voisins. Vous verrez quelle importance Hitler lui-même attachait publiquement à des assurances de ce genre. Aujourd’hui avec les progrès de la science, le monde possède des moyens de transports et de communications jusqu’alors inconnus et, comme Hitler lui-même l’a reconnu expressément dans ses déclarations publiques, les relations internationales ne dépendent plus uniquement des traités. Les méthodes de la diplomatie se transforment. Le Chef d’une nation peut s’adresser directement au Gouvernement et au peuple d’une autre nation, et ce moyen a été assez fréquemment adopté par les conspirateurs nazis. Mais, malgré le changement de méthodes, les principes de bonne foi et d’honnêteté reconnus comme les fondements de la Société civilisée, aussi bien dans la sphère internationale que dans la sphère nationale, demeurent inchangés. Il y a longtemps que l’on a dit que nous sommes solidaires les uns des autres, et si aujourd’hui les différents États sont plus étroitement liés et font ainsi plus que jamais partie d’une société mondiale, de même ils ont, plus qu’auparavant, besoin que règnent entre eux la bonne foi et l’honnêteté.

Voyons maintenant comment ces accusés, ministres ou officiers supérieurs dans le gouvernement nazi, se comportèrent individuellement et collectivement dans ce domaine.

Le 1er septembre 1939, au premières heures de la matinée, sous des prétextes forgés et en tous cas insuffisants, les Forces armées du Reich envahirent la Pologne sur toute l’étendue de ses frontières et déclenchèrent ainsi la guerre qui devait abattre tant de piliers de notre civilisation.

C’était une violation des conventions de La Haye. C’était une violation du Traité de Versailles, qui avait établi les frontières entre l’Allemagne et la Pologne. Quelque haine que l’Allemagne pût avoir envers ce traité – bien que Hitler eût expressément déclaré qu’il en respecterait les clauses territoriales – quelque aversion qu’elle éprouvât à son égard, elle n’était pas libre de le rompre par une action unilatérale. C’était une violation du Traité d’Arbitrage entre l’Allemagne et la Pologne conclu à Locarno le 16 octobre 1925. Par ce Traité, l’Allemagne et la Pologne s’engageaient expressément à référer de tout sujet de différend impossible à régler par le mécanisme diplomatique ordinaire à la décision d’un tribunal d’arbitrage ou de la Cour permanente de Justice Internationale. C’était une violation du Pacte de Paris. Mais ce n’est pas tout. C’était aussi une violation d’un engagement plus récent et, en considération de l’importance que Hitler lui-même lui accorda à plusieurs reprises, d’un engagement en quelque sorte plus important auquel l’Allemagne nazie avait souscrit envers la Pologne. Après l’arrivée au pouvoir du Gouvernement nazi, le 26 janvier 1934, les Gouvernements allemand et polonais avaient signé un pacte de non-agression pour une durée de dix ans. C’était aussi, comme le déclarèrent les signataires eux-mêmes, inaugurer une ère nouvelle dans les relations politiques entre la Pologne et l’Allemagne. Il était dit dans le texte même du pacte que « le maintien et la garantie d’une paix durable entre les deux pays était une condition essentielle de la paix générale en Europe ». Les deux Gouvernements s’accordaient donc pour fonder leurs relations mutuelles sur les principes exprimés par le pacte de Paris et déclaraient solennellement que :

« En aucune circonstance… ils n’utiliseraient la force en vue d’obtenir une décision dans les différends de ce genre. »

Cette déclaration et cet accord devaient rester en vigueur au moins dix ans et restaient ensuite valides à moins d’être dénoncés par l’un des Gouvernements six mois avant l’expiration des dix ans ou par une dénonciation ultérieure avec six mois de préavis. Au moment de sa signature comme pendant les quatre années qui suivirent, Hitler parla publiquement de l’accord germano-polonais comme de la pierre angulaire de sa politique étrangère. Par cet accord, il persuada bien des gens que ses intentions étaient véritablement pacifiques, car la résurrection après la guerre d’une nouvelle Pologne indépendante avait coûté à l’Allemagne beaucoup de territoires et avait séparé du Reich la Prusse orientale. Et le fait que, de son propre gré, Hitler entrait en relations amicales avec la Pologne, que dans ses discours sur la politique étrangère il déclarait reconnaître la Pologne et son droit à un débouché sur la mer ainsi que la nécessité pour les Allemands et les Polonais de vivre côte à côte dans l’amitié, ces faits semblaient donner au monde la preuve convaincante que Hitler n’avait pas de buts « révisionnistes » susceptibles de menacer la paix de l’Europe, et qu’il était même sincèrement désireux de mettre fin à l’hostilité séculaire entre le Germain et le Slave. Si ses professions de foi, telles qu’elles étaient incorporées au Traité et contenues dans ses déclarations, étaient véridiques, sa politique rendait impossible un renouveau de ce qu’on appelait le « Drang nach Osten » et allait ainsi contribuer à la paix et à la stabilité de l’Europe. C’est ce que les gens étaient amenés à penser. Nous aurons assez d’occasions de voir quelle faible part de vérité contenaient ces professions de foi pacifiques.

L’histoire des années fatales de 1934 à 1939 montre très clairement que les Allemands se sont servis de ce traité comme de tant d’autres, simplement comme d’un instrument politique pour servir leurs buts d’agression. Il ressort clairement des documents qui seront présentés au Tribunal que ces cinq années se divisent en deux phases distinctes dans la réalisation des buts d’agression qui formaient toujours la base de la politique nazie. Il y eut d’abord la période qui s’étend de la prise du pouvoir par les nazis en 1933 jusqu’à l’automne 1937. Ce fut la période préparatoire. C’est au cours de cette période que se produisirent les violations des Traités de Versailles et de Locarno, le réarmement fébrile de l’Allemagne, la réintroduction de la conscription, la réoccupation et la remilitarisation de la Rhénanie et toutes les autres mesures préparatoires nécessaires à une agression future, que mes collègues des États-Unis ont déjà exposées de façon admirable devant le Tribunal.

Pendant cette période – la période préparatoire – l’Allemagne berçait la Pologne d’une illusion de sécurité. Non seulement Hitler, mais aussi l’accusé Göring et l’accusé Ribbentrop firent des déclarations approuvant le pacte de non-agression. En 1935, Göring disait que « le pacte n’était pas prévu pour une période de dix ans, mais pour toujours ; il n’y avait absolument pas lieu de craindre qu’il ne fût prorogé. » Bien que l’Allemagne fût en train de construire la plus grande machine de guerre que l’Europe ait jamais connue et qu’en janvier 1937 la position militaire allemande fût si forte et si sûre que, en dépit des violations de traités qu’impliquait cette déclaration, Hitler pouvait parler ouvertement de sa puissante armée, il prit la peine de dire en même temps – je fais ici une nouvelle citation – : « Par une série d’accords, nous avons fait disparaître les tensions existantes et, par là, contribué grandement à rendre plus respirable l’atmosphère européenne. Je rappelle simplement l’accord avec la Pologne qui a tourné au bénéfice des deux parties ».

Et ainsi de suite : à l’étranger, protestation d’intentions pacifiques ; à l’intérieur : « Des canons d’abord, du beurre après ».

En 1937, cette période préparatoire prit fin, et la politique nazie évolua de la préparation générale de l’agression future aux projets particuliers en vue d’atteindre certains buts spéciaux d’agression. Deux documents en particulier marquent ce changement.

Le premier de ceux-ci, intitulé « Directives pour l’unification des préparatifs de guerre », fut émis en juin 1937 – le 29 juin 1937 – par le ministre de la Guerre du Reich, qui était alors von Blomberg, Commandant en chef de la Wehrmacht. Ce document est important, non seulement à cause des directives militaires qu’il contient, mais parce qu’il donne une appréciation de la situation européenne et révèle quelle était la position des nazis à cet égard.

« La situation politique générale », déclarait von Blomberg – je cite le document – « permet de supposer que l’Allemagne n’a pas lieu d’envisager une attaque d’où qu’elle vienne. La raison en est qu’en plus de l’absence de désirs belliqueux chez presque toutes les nations, en particulier chez les puissances occidentales, la préparation à la guerre dans un certain nombre d’États, en particulier en Russie, est insuffisante. »

Il est vrai qu’il ajoutait : « L’Allemagne n’a pas davantage l’intention de déchaîner une guerre européenne. » II se peut que cette phrase ait été soigneusement choisie, parce que, comme les documents le montreront, l’Allemagne espérait conquérir l’Europe, et peut-être le monde, par degrés successifs ; elle espérait combattre sur un seul front à la fois, contre une seule puissance à la fois, et non point déchaîner un conflit général.

Mais von Blomberg continuait : « La situation mondiale politiquement mouvante, qui n’exclut pas les incidents de surprise, exige un état de préparation continuelle de la part des Forces armées allemandes : a) Pour contre-attaquer à n’importe quel moment – et il venait pourtant de dire que l’on n’avait aucune attaque à craindre et "b)" – j’invite le Tribunal à méditer cette phrase – "Pour permettre d’exploiter militairement les possibilités éventuellement offertes par l’évolution politique". »

Cette phrase n’est autre chose qu’une définition euphémiste de la guerre d’agression. Elle révèle que les chefs militaires allemands s’attachaient toujours à la doctrine selon laquelle la puissance militaire et, en cas de nécessité, la guerre, devait être utilisée comme instrument politique – doctrine qui avait été explicitement condamnée par le pacte Kellogg et à laquelle on avait renoncé dans le pacte avec la Pologne et beaucoup d’autres traités.

Le document continue à exposer les préparatifs généraux nécessaires pour une guerre éventuelle dans la période de mobilisation 1937-1938. Ce document est au moins une preuve que les chefs de la Wehrmacht avaient l’intention d’utiliser la puissance militaire qu’ils édifiaient dans des buts d’agression. Aucune raison, disent-ils, de prévoir une attaque d’un côté quelconque… Il n’y a pas de désir de guerre. Et pourtant, ils se préparaient à exploiter des occasions favorables au point de vue militaire.

Une preuve encore plus importante de ce passage à une agression préparée est constituée par le procès-verbal de l’importante conférence que Hitler tint à la Chancellerie du Reich, le 5 novembre 1937, à laquelle étaient présents von Blomberg, ministre de la guerre du Reich, von Fritsch, Commandant en Chef de l’Armée, Göring, Commandant en Chef de la Luftwaffe, Raeder, Commandant en Chef de la Flotte, et von Neurath, alors ministre des Affaires étrangères. Les procès-verbaux de cette conférence ont déjà été déposés comme preuves. Je les mentionne maintenant uniquement pour insister sur certains passages qui révèlent clairement l’intention de déclencher finalement une guerre d’agression. Vous vous souvenez que l’essentiel de l’argumentation de Hitler, à cette conférence, était que l’Allemagne avait besoin de plus de territoires en Europe. L’Autriche et la Tchécoslovaquie étaient spécialement visées. Mais Hitler se rendait compte que la conquête de ces deux pays pourrait bien faire jouer les obligations des traités signés par la Grande-Bretagne et la France. Il était prêt à courir le risque. Vous vous rappelez le passage :

« L’histoire de tous les temps, l’Empire romain, l’Empire Britannique, ont prouvé que toute expansion territoriale ne peut être effectuée qu’en brisant une résistance et en prenant des risques. On ne peut même éviter quelques revers : autrefois pas plus qu’aujourd’hui, on ne trouvait de territoires sans maître. L’agresseur se heurte toujours au propriétaire. La question pour l’Allemagne est de savoir où elle pourra effectuer le maximum de conquêtes au minimum de frais. »

Au cours de cette conférence, Hitler avait prévu et discuté la possibilité d’intervenir en Pologne si les buts d’expansion agressive qu’il exposait devaient amener, au cours de leur réalisation par l’État nazi, une guerre européenne. Et quand, par conséquent, le jour même où cette conférence avait eu lieu, Hitler assurait l’ambassadeur de Pologne de la grande valeur du Pacte de 1934 avec son pays, on peut seulement conclure que sa véritable valeur, aux yeux de Hitler, était de tranquilliser la Pologne jusqu’à ce que l’Allemagne ait acquis une position territoriale et stratégique telle que la Pologne ne puisse plus représenter un danger.

Cette opinion est confirmée par les événements qui suivirent. Au début de février 1938 se manifeste donc le changement qui va des préparatifs d’agression des nazis à l’agression elle-même. Il fut marqué par le remplacement de Neurath par Ribbentrop comme ministre des Affaires étrangères et de Blomberg par Keitel comme Chef de l’OKW. Ces premiers résultats furent le traitement brutal de Schuschnigg à Berchtesgaden, le 12 février 1938, et l’annexion par la force de l’Autriche en mars. Plus tard, le « Fall Grün » pour la destruction de la Tchécoslovaquie se développa régulièrement selon le processus qui fut exposé hier devant vous – ce plan échoua en partie ou du moins son exécution finale fut retardée par l’accord de Munich.

Mes collègues américains ont déjà traité de ces aspects, de ces phases de l’agression nazie. Mais il est évident que l’acquisition de ces deux pays, de leurs ressources en main-d’œuvre, de leurs ressources en production de munitions de guerre, renforça immensément la position de l’Allemagne envers la Pologne. Par conséquent, il n’est peut-être pas surprenant que, comme l’accusé Göring assurait au ministre tchécoslovaque à Berlin, au moment de l’invasion de l’Autriche par les nazis, que Hitler reconnaissait la validité du traité d’arbitrage germano-tchécoslovaque de 1925 et que l’Allemagne n’avait point de visées à l’égard de la Tchécoslovaquie elle-même – vous vous rappelez « je vous donne ma parole d’honneur », dit l’accusé Göring – cette manœuvre n’est pas surprenante, de même il n’est peut-être pas surprenant que des assurances continuelles aient été données à la Pologne, pendant toute l’année 1938, de façon à empêcher ce pays de se mêler de l’agression nazie contre les voisins de la Pologne.

Ainsi, le 20 février 1938, à la veille de l’invasion de l’Autriche, Hitler, à l’occasion du quatrième anniversaire du pacte polonais, se permit de déclarer au Reichstag : « … et c’est ainsi qu’on a frayé avec succès, le chemin vers une compréhension amicale qui, en débutant par Dantzig, a réussi aujourd’hui, malgré les tentatives des semeurs de fausses nouvelles, à éliminer le poison qui gâtait les relations entre l’Allemagne et la Pologne, les transformant en une coopération sincère et amicale… Comptant sur ses amitiés, l’Allemagne fera tout pour sauver cet idéal, base de la tâche qui nous attend, la Paix ».

Plus frappantes encore peut-être sont les cordiales allusions à la Pologne que contient le discours prononcé par Hitler au Palais des Sports de Berlin le 26 septembre 1938. « Le problème le plus difficile était celui de nos relations avec la Pologne. Il y avait lieu de craindre que les Polonais et les Allemands ne se considérassent réciproquement comme des ennemis héréditaires. J’ai voulu empêcher cela. Je sais trop bien que je n’aurais pas réussi si la Pologne avait eu une constitution démocratique, car ces démocraties qui se répandent en discours pacifistes sont les plus sanguinaires des agitateurs belliqueux. La Pologne n’était pas gouvernée par une démocratie, mais par un homme : avec lui j’ai réussi, en l’espace d’un an, à conclure un accord qui écarte, en principe, pour une première période de dix années, tout danger de conflit. Nous sommes tous convaincus que cet accord amènera une pacification durable. Nous nous rendons compte qu’il y a là deux peuples qui doivent vivre ensemble et aucun d’eux ne peut supprimer l’autre. Un peuple de trente-trois millions d’hommes s’efforcera toujours d’avoir un accès à la mer. En conséquence, il fallait d’abord trouver un accommodement dont les termes seraient développés plus tard. Mais le fait essentiel est que les deux Gouvernements, et tous les gens raisonnables et clairvoyants parmi la population de ces deux pays, possèdent la ferme volonté d’améliorer leurs relations. Ce fut une véritable œuvre de paix, de plus de valeur que tout le bavardage du Palais de la Société des Nations à Genève. »

Et c’est ainsi que la flatterie envers la Pologne précéda l’annexion de l’Autriche ; le même procédé fut employé avant l’annexion projetée de la Tchécoslovaquie. Les réalités qui se trouvaient derrière ces expressions extérieures de bonne volonté se révèlent clairement dans les documents relatifs au « Cas vert » qui sont déjà sous les yeux du Tribunal. Ils montrent que Hitler savait pertinemment qu’il courait le risque d’une entrée en guerre de la Pologne, de l’Angleterre et de la France pour empêcher l’annexion de la Tchécoslovaquie par l’Allemagne et que, se rendant compte de ce risque, il l’acceptait. Dans ses ordres très secrets du 25 août 1938 adressés aux Forces aériennes allemandes et concernant les opérations à effectuer contre l’Angleterre et la France, si elles intervenaient, il était indiqué que, le traité franco-tchécoslovaque ne prévoyant l’assistance que dans le cas d’une attaque « non provoquée », il faudrait un jour ou deux à la France et à l’Angleterre, et je suppose, à leurs juristes, pour décider si, légalement, l’attaque avait été provoquée ou non et s’il fallait par conséquent livrer une guerre éclair atteignant son but avant que la France ou l’Angleterre puisse intervenir effectivement.

Le même jour, on transmit un mémorandum de la Luftwaffe sur l’organisation future, auquel était jointe une carte sur laquelle les États Baltes, la Hongrie, la Tchécoslovaquie et la Pologne étaient indiqués comme faisant tous partie de l’Allemagne ; l’on discuta des préparatifs destinés à augmenter les effectifs de la Luftwaffe, « à mesure que le Reich croît en espace », aussi bien que des dispositions à prendre pour une guerre sur deux fronts, contre la France et la Russie. Le jour suivant, le procès-verbal relatait le rapport de von Ribbentrop sur les réactions de la Pologne en face du problème tchécoslovaque. Je cite : « Le fait qu’après la liquidation de la question tchèque, on supposera généralement que ce sera bientôt le tour de la Pologne, ne peut être nié », mais déclare-t-on « plus tard cette supposition pénétrera les esprits, mieux cela vaudra. »

Je vais m’arrêter un instant à la date de l’accord de Munich, et demander au Tribunal de se souvenir de ce que les preuves documentaires et les faits historiques établissent jusqu’à ce jour. L’esprit d’agression des nazis ainsi que l’agression active et réelle sont devenus des faits indéniables. Non seulement la Conférence de 1937 nous montre Hitler et ses complices envisageant délibérément d’acquérir, par la guerre si c’est nécessaire, l’Autriche et la Tchécoslovaquie, mais nous voyons encore que la première de ces opérations a été exécutée en mars 1938. La seconde opération, accompagnée de manœuvres d’intimidation qui étaient bien davantage que du bluff puisqu’il s’agissait d’une véritable menace de guerre, bien qu’elle fût sans nécessité réelle, assura pour une large part, comme je l’ai dit, la conquête du deuxième objectif en septembre 1938. – Et, ce qui était plus menaçant encore, Hitler avait révélé qu’il restait fidèle aux vieilles doctrines essentiellement agressives que nous vous exposerons, telles qu’elles sont contenues dans Mein Kampf, longtemps considéré comme la bible du parti nazi. Hitler indique de façon très claire non seulement à ses associés, mais au monde tout entier, qu’il est à la recherche de « Lebensraum » et qu’il a l’intention de l’obtenir par des menaces de violence ou, si les menaces de violence échouent, par la violence elle-même, par la guerre d’agression.

Jusqu’alors, on avait évité une guerre proprement dite par amour de la paix, par manque de préparation, par patience, par lâcheté – appelez cela comme vous voudrez – de la part des puissances démocratiques, mais, après Munich, la question qui remplissait d’une profonde angoisse l’esprit de tous les gens qui réfléchissaient était « Jusqu’où cela ira-t-il ? Hitler est-il maintenant satisfait comme il le déclare, ou, sa recherche du "Lebensraum" va-t-elle le mener à de nouvelles agressions, devra-t-il même se lancer ouvertement dans une guerre pour l’obtenir ? »

Les événements de Tchécoslovaquie et de Pologne devaient répondre à ces questions. Jusqu’à l’accord de Munich, aucune menace directe et immédiate n’avait été adressée à la Pologne. Les deux documents dont je viens de citer des extraits montrent évidemment que des officiers supérieurs de l’État-Major de l’Air de l’accusé Göring considéraient déjà l’expansion du Reich, c’est-à-dire la destruction et l’absorption de la Pologne, comme un fait accompli. À vrai dire, ils prévoyaient déjà la dernière phase de la politique de Hitler telle qu’elle était exposée dans Mein Kampf, c’est-à-dire la guerre en vue de détruire la France, et de s’assurer de l’espace vital en Russie. Celui qui écrivait le procès-verbal de l’exposé de Ribbentrop tenait déjà pour acquis que, après la Tchécoslovaquie, la Pologne serait attaquée. Plus impressionnant encore que ces deux documents est le fait qu’on ait comme je l’ai dit, envisagé froidement et calmement, à la Conférence du 5 novembre 1937, la guerre avec la Pologne, au cas où celle-ci essaierait d’empêcher l’agression allemande contre la Tchécoslovaquie, et que les chefs nazis étaient prêts à en courir le risque. Ils avaient également envisagé et accepté le risque d’une guerre avec l’Angleterre et la France dans les mêmes conditions. Comme je l’ai indiqué, une telle guerre aurait été naturellement une guerre d’agression de la part de l’Allemagne, et ils envisageaient une guerre d’agression. Car obliger un État à prendre les armes pour en défendre un autre contre une agression, en d’autres termes, pour remplir les obligations de ses traités, c’est, à n’en pas douter, engager une guerre d’agression contre ce premier État. Mais, en dépit de ces projets, en dépit de ces intentions secrètes, il reste vrai que, jusqu’à Munich, Hitler et ses complices n’avaient apparemment pas encore pris la décision d’attaquer directement la Pologne et de la détruire par une guerre d’agression.

Je passe maintenant à la transition entre l’intention et la préparation d’une guerre d’agression, telles qu’elles se dévoilent dans l’affaire de la Tchécoslovaquie, et le véritable déclenchement et la poursuite d’une guerre d’agression contre la Pologne. Cette transition occupe les onze mois qui vont du 1er octobre 1938 à l’attaque proprement dite contre la Pologne, le 1er septembre 1939.

Moins de six mois après la signature de l’accord de Munich, les chefs nazis avaient occupé le reste de la Tchécoslovaquie, que par cet accord ils avaient déclaré vouloir garantir. Le 14 mars 1939, Hacha, Président âgé et infirme de ce qui restait de la Tchécoslovaquie, et son ministre des Affaires étrangères furent convoqués à Berlin. Au cours d’une réunion qui eut lieu entre une heure et deux heures quinze, dans la nuit du 15 mars, en présence de Hitler et des accusés Ribbentrop, Göring et Keitel, ils furent brutalisés et menacés, et prévenus sans ménagement que Hitler avait « donné l’ordre aux troupes allemandes de pénétrer en Tchécoslovaquie et d’incorporer ce pays au Reich allemand. »

On leur fit voir très clairement que toute résistance serait inutile et qu’elle serait écrasée « par la force des armes et par tous les moyens disponibles », et c’est ainsi que fut fondé le Protectorat de Bohême-Moravie et que la Slovaquie fut transformée en satellite de l’Allemagne bien qu’elle fût nominalement un état indépendant. Par leur action unilatérale, usant de prétextes qui n’avaient pas l’ombre de validité, sans en référer au Gouvernement d’aucun autre pays, sans médiation, et en contradiction directe avec le sens et l’esprit de l’accord de Munich, les Allemands s’emparèrent de ce qu’ils avaient convoité en septembre de l’année précédente et même bien plus tôt, mais que, à l’époque, ils ne s’étaient pas sentis capables d’obtenir sans exposer trop visiblement leurs intentions agressives. Cette agression, couronnée de succès, ne fit qu’aiguiser leur appétit pour celle à venir. Il y eut des protestations. L’Angleterre et la France envoyèrent des notes diplomatiques ; c’était en fait des protestations. Les nazis avaient clairement montré leur jeu. Jusqu’alors, ils avaient caché au monde extérieur que leurs exigences allaient au delà de l’intégration dans le Reich de personnes de race allemande vivant dans les territoires limitrophes. Maintenant, pour la première fois, en dépit des assurances contraires qu’ils avaient solennellement données, un territoire et un peuple non allemands avaient été annexés. Cette acquisition de la Tchécoslovaquie tout entière, en même temps que l’occupation tout aussi illégale du territoire de Memel, le 22 mars 1939, eut pour résultat un renforcement immense de la position allemande, tant au point de vue politique que stratégique, tout comme Hitler l’avait prévu quand il discutait la question, à cette conférence de novembre 1937.

Mais bien avant d’exécuter leur agression contre la Tchécoslovaquie, les chefs nazis avaient commencé à présenter des revendications à la Pologne. L’accord de Munich terminé le 25 octobre 1938, c’est-à-dire à moins d’un mois du discours rassurant de Hitler au sujet de la Pologne, discours auquel je me suis déjà référé, et moins d’un mois après l’accord de Munich, M. Lipski, ambassadeur de Pologne à Berlin, rapporta à M. Beck, ministre polonais des Affaires étrangères, que, au cours d’un déjeuner à Berchtesgaden, le jour précédent, c’est-à-dire le 24 octobre 1938, l’accusé Ribbentrop avait fait des représentations pour la réunion de Dantzig au Reich et pour la construction d’une route et d’une ligne de chemin de fer extra-territoriale à travers la partie de la Poméranie que les Allemands appelaient le Corridor. À partir de ce moment, et jusqu’à ce que le Gouvernement polonais eut déclaré clairement – comme il le fit au cours d’une visite de l’accusé Ribbentrop à Varsovie en janvier 1939 – qu’il ne consentirait pas à remettre Dantzig sous la souveraineté allemande, des négociations concernant ces exigences allemandes se poursuivirent. Et même après cette visite de Ribbentrop à Varsovie, Hitler jugea bon de dire dans son discours au Reichstag du 30 janvier 1939 : « Nous venons de célébrer le cinquième anniversaire de la conclusion de notre Pacte de non-agression avec la Pologne. Il ne peut guère y avoir aujourd’hui de différences d’opinions parmi les véritables amis de la paix quant à la valeur de cet accord. Il suffit de se demander ce qui serait arrivé en Europe si cet accord, qui a amené une telle détente, n’avait pas été conclu il y a cinq ans. En le signant, le grand Maréchal et patriote polonais a rendu à son peuple un service aussi grand que celui que les chefs de l’État national-socialiste ont rendu au peuple allemand. Pendant les mois troublés de l’année dernière, l’amitié entre l’Allemagne et la Pologne a été l’un des facteurs rassurants de la vie politique de l’Europe. »

Mais cette déclaration fut la dernière parole d’amitié adressée à la Pologne par l’Allemagne et la dernière fois que les chefs nazis exprimèrent leur approbation de l’accord germano-polonais. Durant le mois de février 1939, le silence se fit sur les exigences allemandes envers la Pologne. Mais aussitôt après l’absorption finale de la Tchécoslovaquie et l’occupation de Memel, la pression nazie sur la Pologne s’exerça de nouveau. Au cours de deux conversations, entre l’ambassadeur de Pologne et l’accusé Ribbentrop qui eurent lieu le 21 et le 26 mars, les Allemands renouvelèrent leurs exigences et continuèrent à exercer une pression sur la Pologne. Étant donné le destin de la Tchécoslovaquie, étant donné l’affaiblissement, sérieux de sa position stratégique vis-à-vis de l’Allemagne, il n’est pas surprenant que le Gouvernement de la Pologne se soit alarmé de cette évolution. Et il n’était pas le seul. Les événements de mars 1939 avaient enfin convaincu les Gouvernements anglais et français que les desseins d’agression des nazis n’avaient pas pour unique cause les questions de minorités et que le spectre d’une guerre européenne provenant de nouvelles agressions de l’Allemagne nazie n’avait pas été définitivement écarté par l’accord de Munich.

C’est pourquoi, en raison des inquiétudes de la Pologne, de l’Angleterre et de la France devant les événements de Tchécoslovaquie et devant la nouvelle pression exercée sur la Pologne, eurent lieu des conversations entre les Gouvernements anglais et polonais, et le 31 mars 1939, M. Neville Chamberlain déclara devant la Chambre des Communes que le Gouvernement de Sa Majesté avait donné l’assurance de son aide à la Pologne en cas d’action menaçant clairement l’indépendance polonaise et à laquelle, par conséquent, le Gouvernement polonais considérait comme vital de résister. Le 6 avril 1939 un communiqué anglo-polonais déclara que les deux gouvernements étaient prêts à conclure un accord permanent contenant une clause de réciprocité pour remplacer l’assurance existante temporaire et unilatérale, donnée par le Gouvernement de Sa Majesté.

Il n’est pas difficile de justifier cette inquiétude de la part des gouvernements démocratiques. D’après les preuves que nous avons maintenant de ce qui se tramait au Conseil du Reich et dans la Wehrmacht au cours de ces mois, il est manifeste que le Gouvernement allemand avait l’intention de s’emparer de la Pologne tout entière, que Dantzig – comme Hitler lui-même devait le dire en son temps, un mois plus tard – « n’était pas du tout le sujet du conflit ». Le Gouvernement nazi avait décidé l’agression et les exigences et les négociations relatives à Dantzig n’étaient qu’un masque et un prétexte pour la conquête à venir.

Ne pourrions-nous nous arrêter là ?

LE PRÉSIDENT

Nous allons suspendre l’audience jusqu’à 14 heures.

(L’audience est suspendue jusqu’à 14 heures.)