DIX-SEPTIÈME JOURNÉE.
Mardi 11 décembre 1945.
Audience de l’après-midi.
Ce matin, nous avons présenté des documents photographiques concernant l’histoire du national-socialisme de 1921 à septembre 1939. Nous avons montré comment la dignité de l’individu fut détruite en Allemagne par des hommes qui s’étaient consacrés à un nationalisme perverti, et avaient désigné à un peuple enrégimenté certains objectifs à atteindre par tous les moyens, y compris la guerre d’agression.
En septembre 1939, les nazis déclenchaient la première d’une série de guerres catastrophiques qui ne s’arrêtèrent que par l’effondrement militaire de l’Allemagne. C’est ce dernier chapitre de l’histoire du national-socialisme que le Ministère Public présente maintenant.
Puis-je rappeler une fois de plus au Tribunal que tous ces films représentés et les commentaires allemands qui les accompagnent, sont donnés dans leur forme originale, telle qu’elle fut filmée par les nazis ?
Le Ministère Public a terminé sa présentation du film intitulé « Plan nazi ». Nous remettrons au Tribunal, dès que possible, les films originaux projetés aujourd’hui, pour qu’ils soient placés dans ses archives.
Je vais dire quelques mots d’introduction à l’exposé qui va suivre. La fin de la semaine sera consacrée à l’exposé sur les crimes de guerre et crimes contre l’Humanité : travail forcé, camps de concentration, persécution des Juifs, germanisation et spoliation des territoires occupés. J’appelle l’attention du Tribunal sur le fait que beaucoup de ces crimes sont imputés aux organisations criminelles. On examinera ensuite le cas de ces dernières en commençant par « le Corps des chefs politiques du parti nazi », le Gouvernement du Reich, les SA, les SS et enfin le SD et la Gestapo.
M. Dodd va vous présenter son exposé sur « le travail obligatoire ».
Plaise au Tribunal. Nous nous proposons, pendant les quelques jours qui vont suivre, de soumettre, ainsi que vient de le déclarer le colonel Storey, les preuves relatives aux crimes perpétrés par les conspirateurs nazis, asservissement des travailleurs étrangers par le travail forcé, déportation, utilisation illégale des prisonniers de guerre, camps de concentration infâmes et persécution implacable contre les Juifs. Nous présenterons les preuves concernant les aspects généraux de ces programmes, laissant à nos collègues français et soviétiques le soin d’apporter les preuves relatives à leurs applications particulières à l’Ouest et à l’Est. Ces crimes furent commis avant et après que l’Allemagne nazie eut déclenché sa série d’agressions. Ils furent commis en Allemagne même, aussi bien que dans les pays étrangers ; bien que séparés dans le temps et dans l’espace, ces crimes ont, bien entendu, une relation résultant de leur source commune qui est l’idéologie nazie. Nous démontrerons qu’au sein de l’Allemagne, les conspirateurs nazis avaient fait de la haine et de la destruction du Juif une philosophie officielle et un devoir public. Les nazis ont prêché le concept de la race maîtresse avec comme corollaire l’esclavage pour les autres ; ils ont nié et détruit la dignité et les droits de l’être humain en tant qu’individu. Ils ont érigé la violence, la brutalité et la terreur en moyens de pouvoir politique et en ont fait des lieux communs de l’existence quotidienne. Nous avons l’intention de prouver qu’ils ont abrité les camps de concentration et leur vaste appareil de force militaire derrière leurs mythes raciaux et politiques, leurs lois et leurs systèmes. Ainsi que le savaient tous les ministres du Cabinet allemand et tous les hauts fonctionnaires, ce n’était pas spontanément que le peuple et ses représentants approuvaient les lois et les décrets publiés dans le Reichsgesetzblatt, mais seulement par terreur du camp de concentration et de la police d’État. Les conspirateurs nazis ont prêché que la guerre était une activité noble et que la force était le meilleur moyen de résoudre les différends internationaux en mobilisant en vue de la guerre la vie allemande tout entière ils ont plongé l’Allemagne et le monde dans la guerre.
Nous déclarons que ce système de haine, de sauvagerie, de négation des droits de l’individu, que les conspirateurs ont érigé en philosophie de Gouvernement, au sein de l’Allemagne ou, dans ce que nous appelons la constitution nazie, accompagna les Armées nazies lorsqu’elles envahirent l’Europe. Les Juifs des pays occupés ont subi le même sort que les Juifs d’Allemagne les travailleurs étrangers sont devenus les serfs de la « race des seigneurs » ; par millions, ils ont été déportés, réduits en esclavage. Beaucoup d’entre eux ont rejoint les victimes des camps de concentration où ils ont littéralement « travaillé à mort » selon le programme nazi d’extermination par le travail. Nous avons l’intention de prouver que cette combinaison spécifiquement nazie de queues interminables, de chambres de tortures et de chevalet du bourreau réunis en institution unique répugne horriblement à l’esprit du XXe siècle. Il est évident que le programme des camps de concentration, le programme antisémite, le programme du travail forcé, font tous partie d’un plus vaste plan, et cela deviendra de plus en plus clair à mesure que nous examinerons les preuves les concernant et leur légalité à l’égard du Droit international.
Les témoignages écrits concernant le programme nazi du travail forcé se trouvent rassemblés dans le livre de documents portant la lettre « R » ; en outre, à ce livre de documents s’ajoute un appendice consistant en photographies placées dans un dossier. MM. les juges verront que sur certains de ces livres, nous avons placé des onglets afin qu’ils trouvent plus facilement les documents.
Malheureusement, nous n’avons pas eu suffisamment de marques pour exécuter entièrement ce travail c’est ce qui explique qu’il n’y en ait pas sur quelques-uns des documents.
Ainsi nous pourrons mettre en lumière certains éléments des preuves que nous présenterons plus tard, après avoir indiqué les grands traits de la politique nazie concernant la main-d’œuvre étrangère. Comme je viens de le dire, c’était une politique de déportation et d’asservissement en masse. Elle a été exécutée par la force, la fraude, la terreur, le feu et par tous les moyens, sans se laisser arrêter par les lois de la guerre ou celles de l’Humanité et sans aucune considération de pitié. Cette politique consistait aussi à faire travailler les ouvriers étrangers au-dessus de leurs forces tout en les sous-alimentant, et à leur faire subir des traitements brutaux, dégradants et inhumains. C’était une politique qui forçait les ouvriers étrangers et les prisonniers de guerre à travailler dans des usines d’armement, à s’engager dans d’autres opérations de guerre dirigées contre leur propre pays. Le but de notre accusation est d’établir que cette politique constituait une violation flagrante des lois de la guerre et des lois de l’Humanité.
Nous montrerons que les accusés Sauckel et Speer sont les principaux responsables de cette politique et de ses applications : Sauckel, plénipotentiaire général nazi à la main-d’œuvre, dirigea le recrutement et organisa la déportation des travailleurs civils étrangers il autorisa et prescrivit l’usage de la force comme moyen de recrutement il était responsable des conditions d’existence de millions d’esclaves. C’est l’accusé Speer, en tant que ministre du Reich à l’Armement et aux Munitions, directeur de l’Organisation Todt et membre du Bureau central des plans, qui a fixé les effectifs d’esclaves étrangers exigés par la machine de guerre allemande. Il est responsable du recrutement forcé et des conditions brutales, inhumaines et dégradantes dans lesquelles des civils étrangers et des prisonniers de guerre durent travailler dans les usines d’armement et de munitions, pour la construction des fortifications et pour des opérations militaires actives.
Nous montrerons aussi que l’accusé Göring, en tant que plénipotentiaire général du Plan de quatre ans, est responsable de tous les crimes commis dans l’exécution du programme nazi de travail forcé. Enfin, nous montrerons que l’accusé Rosenberg en tant que ministre du Reich pour les territoires occupés de l’Est, et l’accusé Frank en tant que Gouverneur Général de Pologne, l’accusé Seyss-Inquart en tant que Commissaire du Reich pour les Pays-Bas, et l’accusé Keitel en tant que chef de l’OKW, partagent la responsabilité du recrutement des travailleurs par la violence et la terreur, et de la déportation en Allemagne d’habitants des régions envahies ou contrôlées par la Wehrmacht.
L’utilisation d’un grand nombre de travailleurs étrangers était projetée avant que l’Allemagne n’engageât la guerre, et fût partie intégrante du complot en vue de la guerre d’agression. Le 23 mai 1939, il y eut une réunion dans le bureau de Hitler à la Chancellerie du Reich. Étaient présents les accusés Göring, Raeder et Keitel.
Je mentionne maintenant le document L-79 qui a déjà été présenté comme USA-27. Ce document présente le procès-verbal de cette réunion, au cours de laquelle Hitler déclara, le Tribunal s’en souviendra, qu’il avait l’intention d’attaquer la Pologne dès qu’une occasion favorable se présenterait. Je voudrais citer le passage qui se trouve à la page 2 du texte anglais, à partir du paragraphe 13. Je signale en passant que, dans le texte allemand, il se trouve à la page 4, paragraphes 6 et 7. Je cite le texte anglais :
« Si un conflit avec l’Ouest vient à éclater, il sera avantageux de posséder à l’Est de vastes territoires. Nous pourrons compter sur d’excellentes récoltes, encore moins en temps de guerre qu’en temps de paix. La population des territoires non allemands ne fera pas de service militaire et sera disponible pour le travail. »
Nous prétendons que le programme de travail obligatoire des conspirateurs nazis avait deux buts, tous les deux criminels. Le but principal était naturellement de satisfaire aux exigences de la machine de guerre nazie en obligeant, en fait, les travailleurs étrangers à entrer en guerre contre leur propre pays et contre leurs alliés. Le but secondaire était de détruire ou d’affaiblir les peuples considérés comme inférieurs par les apologistes nazis des théories racistes, ou capables de s’opposer au plan de suprématie mondiale des nazis.
Ces buts ont été indiqués expressément par les conspirateurs nazis eux-mêmes.
Je voudrais sur ce point présenter le document PS-016 (USA-168). Il fut adressé par l’accusé Sauckel à l’accusé Rosenberg, le 20 avril 1942 et décrit le programme de mobilisation du travail de Sauckel. Je cite, page 2 du texte anglais, à partir du paragraphe 6 (texte allemand page 2, paragraphe 2).
« Le but de cette nouvelle et gigantesque mobilisation du travail est d’utiliser toutes les sources immenses de richesses dont se sont emparées par la conquête les Forces armées allemandes, sous le commandement d’Adolf Hitler, pour équiper l’Armée et ravitailler le pays. Il faut exploiter à fond, au profit de l’Allemagne et de ses alliés, toutes les ressources des pays conquis, tant en main-d’œuvre qu’en matières premières et en produits agricoles. »
La théorie de la race des seigneurs inspire aussi la politique nazie de main-d’œuvre dans l’Est.
Je me réfère maintenant au document nº PS-1130 (USA-169). C’est un compte rendu donné le 5 mars 1943 par un certain Erich Koch, Commissaire du Reich en Ukraine, au cours d’une réunion du parti national-socialiste à Kiev. Je cite un passage à la page 1 du texte anglais, à partir du paragraphe 1 (texte allemand paragraphe 1 de la page 2) je lis le texte anglais ; Koch y déclare :
« 1. Nous sommes la race d’élite et nous devons gouverner durement, mais justement…
« 2. Je tirerai de ce pays ses dernières ressources. Je suis venu aider le Führer. La population doit travailler, travailler, et travailler toujours… Certains s’excitent et s’inquiètent de ce que la population n’ait pas assez à manger. La population ne peut pas l’exiger, elle doit seulement se souvenir des privations que nos héros ont subies à Stalingrad… Nous ne sommes pas venus ici en définitive pour répandre la manne, mais pour y établir les bases de la victoire.
« 3. Nous sommes une race d’élite, un peuple de seigneurs, nous devons nous souvenir que le dernier des travailleurs allemands a, au point de vue racial et biologique mille fois plus de valeur que la population d’ici. »
Je voudrais déposer à ce sujet le document PS-1919 (USA-170). Ce document contient un discours adressé à un groupe de généraux SS à Posen, le 4 octobre 1943, par Himmler Reichsführer SS. Je me réfère à la première page du texte anglais, paragraphe 3. J’indique pour les interprètes que ce passage se trouve à la page 23, paragraphe 1 du texte allemand. Je donne l’extrait du document :
« Ce qui arrive aux Russes ou aux Tchèques ne m’intéresse pas du tout. L’apport de sang pur de notre race que peuvent nous fournir ces nations, nous le prendrons, s’il est nécessaire, en enlevant leurs enfants pour les élever chez nous. Que les autres nations vivent en prospérité, ou meurent d’inanition, cela ne m’intéresse que dans la mesure où nous les utilisons comme esclaves pour les besoins de notre culture. Sinon, cela ne m’intéresse pas. Que 10.000 femmes russes tombent d’épuisement ou non en creusant un fossé anti-chars ne m’intéresse qu’autant que le fossé anti-chars est terminé pour l’Allemagne. »
Quel est l’auteur de ce document ?
L’auteur de ce document est le Reichsführer SS, Heinrich Himmler.
Je me réfère ensuite au document PS-031 (USA-171).
Ce document est un mémorandum très secret rédigé le 12 juin 1944 pour le ministère des Territoires occupés de l’Est, et approuvé par l’accusé Rosenberg. Je cite le texte anglais à partir du premier paragraphe. Ce passage se trouve dans le texte allemand à la page 2, paragraphe 1 :
« Le centre groupe d’armée a l’intention d’appréhender dans la zone des armées 40.000 à 50.000 jeunes gens de dix à quatorze ans pour les transporter dans le Reich. »
Je voudrais passer maintenant à la ligne 21 du paragraphe 1, où je lis le passage suivant :
« On a l’intention d’affecter ces jeunes gens, principalement dans le commerce allemand, en qualité d’apprentis pour être employés comme spécialistes après un apprentissage de deux ans. C’est l’organisation Todt qui s’occupera de cet arrangement puisqu’elle est particulièrement équipée pour ce genre de travail, grâce à ses services techniques et autres. Les milieux commerciaux allemands accueilleront avec joie une mesure qui parera de façon décisive à la pénurie d’apprentis. »
Un peu plus loin, je voudrais attirer l’attention du Tribunal sur le premier paragraphe de la page 2 ; je le cite directement :
« Cette action n’a pas seulement pour but d’empêcher un renforcement direct des forces militaires ennemies, mais aussi de diminuer pour l’avenir son potentiel biologique.
« Ces idées ont été exprimées non seulement par le Reichsführer SS, mais aussi par le Führer. Des ordres ont été donnés en ce sens au moment du retrait des troupes du secteur sud… »
J’attire particulièrement l’attention du Tribunal sur le fait que l’accusé Rosenberg a lu et approuvé ce document. C’est noté à l’encre sur l’original. Je lis cette note à la page 3 de ce document :
« L’Obergruppenführer Berger a reçu le 14 juin, un autre mémorandum, selon lequel le ministre du Reich a maintenant approuvé cette action. »
Monsieur Dodd, avez-vous l’intention de passer la dernière phrase de la page 1 ?
Non, Monsieur le Président, mais je n’ai pas besoin de m’y référer maintenant. J’ai l’intention de la lire plus tard.
Est-ce qu’en réalité ces mots : « Voici les arguments… » ne font pas partie du passage que vous avez cité en haut de la page 2 ?
Je les avais oubliés. Je croyais que vous parliez de la phrase précédente. Excusez-moi. « Voici les arguments sur la décision du ministre » ; puis le passage cité : « Cette action n’a pas seulement pour but d’empêcher un renforcement direct des forces militaires… »
Bien. Vous nous disiez comment l’accusé Rosenberg était impliqué.
Sur la dernière page du document original, on trouve une note à l’encre, reproduite en dactylographie sur la copie ronéotypée : « L’Obergruppenführer Berger a reçu le 14 juin un autre mémorandum, selon lequel le ministre du Reich a maintenant approuvé cette action. »
Dans le même document, à la page précédente, la quatrième phrase du premier paragraphe, commençant par : « Le ministre a approuvé l’exécution de la “Heu-Aktion” dans la zone des Armées, avec les réserves et les conditions obtenues au Quartier Général au cours d’entretiens. »
Les buts du programme de travail obligatoire que je viens d’indiquer, à savoir le renforcement de la machine de guerre nazie, et la destruction ou l’affaiblissement de peuples jugés inférieurs par les conspirateurs nazis, furent atteints, je le répète, par l’enrôlement forcé et la déportation de millions de personnes en Allemagne, pour le travail obligatoire. À cause de ces mesures, des hommes furent séparés de leurs femmes, des enfants de leurs parents, et vécurent dans des conditions inhumaines telles qu’elles causèrent la mort d’un très grand nombre de personnes.
La Pologne en fut la première victime. L’accusé Frank, en tant que chef du Gouvernement Général de Pologne, annonça que, selon son programme, 1.000.000 de travailleurs devaient être envoyés en Allemagne, et ordonna de cerner des villages polonais pour emmener les habitants en déportation.
Je présente sur ce point le document PS-1375 (USA-172). C’est une lettre de l’accusé Frank à l’accusé Göring, datée du 25 janvier 1940. Je cite la première page du texte anglais, à partir du paragraphe 1 (texte allemand page 1, paragraphe 1) :
« 1. En raison des besoins actuels du Reich pour son industrie de défense, il est actuellement absolument impossible de mener dans le Gouvernement Général une politique économique à longue échéance. Il est plutôt nécessaire de pousser l’économie du Gouvernement Général de façon à ce qu’il puisse le plus tôt possible donner le maximum de rendement, pour renforcer immédiatement notre capacité de défense.
« 2. Voici en particulier les rendements prévus pour tout le système économique du Gouvernement Général. »
Je voudrais passer maintenant à la seconde page de ce texte, au paragraphe G de la traduction anglaise ; texte allemand même passage, page 3, paragraphe G :
« Recrutement et transport dans le Reich d’au moins 1.000.000 de travailleurs de l’agriculture et de l’industrie, hommes et femmes, dont un minimum de 750.000 travailleurs agricoles avec une proportion de femmes d’au moins 50 %, afin de garantir la production agricole du Reich et de remplacer les ouvriers qui manquent dans le Reich. »
L’accusé Frank a étudié les méthodes de recrutement de ces ouvriers, ainsi que le montre le document que je vais présenter.
C’est une note du journal de Frank, document classé sous le nº PS-2233 (a) (USA-173).
Je vais lire les notes du vendredi 10 mai 1940. Ce passage se trouve page 3 du document nº PS-2233 (a) au milieu de la page :
« Puis le Gouverneur Général traite le problème du Service du travail obligatoire des Polonais. Sur la pression du Reich, on a maintenant décrété que le recrutement se ferait par la force, la main-d’œuvre volontaire pour le travail dans le Reich allemand étant insuffisante. Ce recrutement obligatoire donne la possibilité d’arrêter des Polonais, hommes ou femmes. Ces mesures ont causé une certaine inquiétude, qui, d’après des rapports individuels se propage et pourrait amener des difficultés dans toutes les organisations. Le Feldmarschall Göring, il y a quelque temps, a signalé dans un long discours la nécessité de déporter dans le Reich 1.000.000 de travailleurs. On en avait obtenu jusque-là 160.000. Toutefois, il y a ici de grandes difficultés à surmonter c’est pourquoi il serait judicieux de collaborer avec les chefs de districts et les maires, pour l’exécution de ces mesures de contrainte, afin d’être assuré, dès le début, que cette action donnera des résultats satisfaisants. L’arrestation de jeunes Polonais à la sortie de l’église ou du cinéma augmenterait la nervosité de la population. » D’une façon générale, il ne voit « pas d’objection à ce que des fainéants qui flânent alors qu’ils seraient capables de travailler, soient appréhendés dans les rues. La meilleure méthode serait de faire une rafle et il est absolument légitime d’arrêter dans la rue un Polonais pour l’interroger sur ses occupations, son lieu de travail, etc. »
Je voudrais mentionner également d’autres passages du journal de l’accusé Frank, et je présente un extrait des notes du 16 mars 1940, qui figure dans le livre de documents sous le nº PS-2233 (b) (USA-174). J’aimerais en particulier citer la page 3 du texte anglais.
« Le Gouverneur Général fait remarquer qu’il a eu de longues négociations à Berlin avec les représentants du ministère des Finances et du ministère du Ravitaillement qui ont réclamé d’urgence le transport dans le Reich d’un plus grand nombre d’ouvriers agricoles polonais. Il a déclaré à Berlin que, si on le lui demandait, il pourrait évidemment faire usage de la force en faisant cerner des villages par la police et arrêter les habitants, hommes et femmes, pour les envoyer en Allemagne. On peut aussi agir différemment, en dehors de ces mesures de police, en retenant la prime de chômage de ces ouvriers. »
Les moyens de violence et de terreur utilisés pour réaliser ce programme atteignirent la vie polonaise dans la plupart de ses manifestations. Les services du travail allemand firent des rafles dans les églises et les théâtres et prirent tous ceux qui s’y trouvaient pour les envoyer en Allemagne. Tous ces renseignements se trouvent dans le mémorandum adressé à Himmler que je dépose sous le nº PS-2220 (USA-175).
Ce mémorandum porte la date du 17 avril 1943 il a été rédigé par le Dr Lammers, chef de la Chancellerie du Reich, et traite de la situation dans le Gouvernement Général de Pologne.
Je voudrais attirer l’attention du Tribunal sur le fait que les trois derniers documents qui ont été lus ne m’ont pas été communiqués auparavant ; ils n’étaient pas mentionnés dans la liste originale, et je ne les ai pas non plus trouvés dans la liste ultérieure que j’ai contrôlée.
C’est pourquoi je demande que la lecture de ces documents soit suspendue jusqu’à ce que j’aie pu en prendre connaissance et en parler avec mon client.
Peut-être, pourrais-je en même temps présenter une autre réclamation ? J’ai reçu avant-hier plusieurs comptes rendus d’interrogatoires en anglais. J’en ai parlé avec mon client, qui m’a déclaré qu’il ne s’agissait pas, à vrai dire, d’une transcription textuelle de ses interrogatoires : il a été interrogé en allemand ; un interprète a traduit en anglais sa déposition, et c’est cette traduction qui a été notée. Ces comptes rendus ne peuvent avoir force de preuve tant qu’ils n’ont pas été reconnus par l’accusé comme étant les siens ; or, il ne les a pas signés et ils n’ont pas été relus devant lui. Ils sont d’ailleurs transcrits en anglais, langue que l’accusé comprend mal ou ne comprend pas du tout.
J’ai pu constater également qu’un procès-verbal d’interrogatoire concernant l’accusé Speer contenait des déclarations qui chargent mon client et qui sont absolument inexactes, ainsi que j’ai pu m’en rendre compte au cours d’un entretien avec l’accusé Speer.
Je désirerais avoir la possibilité de discuter ces questions avec le représentant de l’Accusation pour tirer au clair ces différences et voir s’il m’est possible d’accepter l’utilisation de ces documents. Pour le moment, je suis obligé de m’opposer à ce qu’on utilise ces documents, que l’Accusation doit présenter aujourd’hui ou demain au plus tard.
Si je comprends bien, vous dites que les trois derniers documents ne vous ont pas été communiqués et qu’ils n’étaient pas dans la liste originale. Est-ce bien cela ?
Pas tout à fait. Je voudrais pouvoir examiner d’avance ces documents. Or, on les lit ici avant même que je les aie vus.
Ensuite, vous avez parlé des procès-verbaux d’interrogatoires qui n’ont pu être présentés comme preuves.
Sans doute ces interrogatoires seront-ils déposés demain ou probablement aujourd’hui et j’ai saisi l’occasion de faire connaître au Tribunal mon désir de discuter d’avance ces documents avec l’Accusation ; je dois au préalable m’opposer à leur dépôt comme preuves.
Monsieur Dodd, savez-vous comment il se fait que ces trois documents n’ont pas été fournis aux avocats ?
Non, Monsieur le Président. Ils ont été déposés au centre d’information de la Défense et indiqués en partie sur la liste des documents. Il est possible qu’on ait passé par inadvertance ces notes de journal.
J’ai maintenant ces pièces entre les mains ; elles ne portent pas de numéros : la première, qui concerne Sauckel, commence à la page 10 : question, et réponse pages 11 et 12. En somme, ce n’est pas un document cohérent, mais des parties d’une copie dont je désirerais vérifier l’origine.
Je suis sûr que le Ministère Public vous fournira ces documents cet après-midi, après l’audience. À propos de cet interrogatoire, si l’on a l’intention de l’utiliser demain, on vous fournira les documents qui le concernent.
Je vous remercie.
Je crois que j’étais en train de mentionner le document PS-2220.
Oui, c’est cela ; vous n’aviez pas encore commencé à le lire.
J’ai l’intention de lire le paragraphe 2, page 4 du texte anglais, en haut de la page, et en particulier, les deux dernières phrases dans le texte allemand, le passage se trouve page 10, paragraphe 1. Je cite :
« Étant donné la situation, le service du travail dut employer pour recruter la main-d’œuvre des méthodes plus ou moins brutales, par exemple l’arrestation de personnes à la sortie des églises ou des cinémas, sans distinction, pour les déporter dans le Reich. Il est évident que de telles méthodes sapent si profondément la volonté de travail et la confiance du peuple qu’il est impossible de les faire renaître, même par la terreur elles aboutissent en fait à un renforcement des mouvements de résistance politique. »
La citation se termine ici. Nous avons dit que les fermes polonaises furent confisquées avec l’aide des SS ; elles furent distribuées à des ressortissants allemands ou exploitées au profit de la communauté allemande les anciens propriétaires furent employés comme ouvriers ou déportés en Allemagne contre leur gré. Nous mentionnons maintenant le document PS-1352 (USA-176). C’est un rapport des SS intitulé : « Confiscation d’exploitations agricoles polonaises dans le but de déporter les Polonais dans l’ancien Reich (Altreich) comme ouvriers agricoles. »
J’ai l’intention de lire le passage qui se trouve à la page 1 du texte anglais, paragraphe 5 ; page 9, paragraphe 1 dans le texte allemand :
« La confiscation des petites exploitations agricoles pourra être opérée sans difficulté dans les villages où des exploitations plus importantes ont déjà été confisquées et placées sous l’administration de la corporation allemande de l’Est pour le développement de l’agriculture. »
Je passe trois phrases et je cite le passage suivant :
« Les offices du travail sont chargés de faire transporter dans l’Altreich les anciens propriétaires des fermes avec leurs familles, à titre d’ouvriers agricoles. C’est le moyen le plus simple et le plus rapide de mettre à la disposition de l’agriculture de l’Altreich des centaines d’ouvriers agricoles polonais. De cette façon, on pourra dès maintenant parer aux besoins les plus pressants, surtout dans les terres où l’on cultive les plantes fourragères et où le manque de main-d’œuvre se faisait particulièrement sentir. »
Conformément aux directives de l’accusé Sauckel, ses agents et les SS déportèrent les Polonais en Allemagne sans leur famille, remplissant ainsi l’un des buts fondamentaux du programme, à savoir de fournir de la main-d’œuvre à l’effort de guerre allemand et de diminuer en même temps les possibilités d’accroissement du peuple polonais.
Je voudrais citer le document L-61 (USA-177). C’est une lettre de l’accusé Sauckel aux présidents des offices régionaux de travail, datée du 26 novembre 1942.
Je cite le premier paragraphe de cette lettre :
« En accord avec le chef de la Police de sûreté et du SD, les Juifs qui travaillent encore seront, désormais, évacués du territoire du Reich et remplacés par des Polonais que l’on évacue du Gouvernement Général. »
Je passe à la déclaration suivante, au paragraphe 3 de cette même lettre :
« Si les Polonais évacués en vertu de cette mesure sont des éléments criminels ou asociaux, ils devront travailler dans des camps de concentration. Les autres Polonais bons pour le travail seront déportés sans leur famille dans le Reich, en particulier à Berlin, où ils seront mis à la disposition des offices du travail pour être employés dans les usines d’armement à la place des Juifs.»
Quel est le chef de la Police de sûreté mentionné dans le paragraphe 2 ?
C’est Himmler ; il était aussi Führer des SS.
Puis-je ajouter encore quelque chose au sujet de ce document : l’accusé Sauckel se défend d’en avoir eu connaissance et dit qu’il serait intéressant de mentionner l’origine de cette lettre, ce qui n’a pas été fait au cours de la lecture. D’après son en-tête, ce document a été rédigé au 96 Saarlandstrasse où ne se trouvaient pas les bureaux de l’accusé Sauckel.
Deuxièmement, cette lettre n’a pas été signée par l’accusé Sauckel contrairement à l’indication de la liste des documents où elle est classée comme lettre originale ce n’est qu’une copie portant la mention « Signé : Sauckel ». Il y manque, de plus, l’attestation de la signature qui doit figurer sur tous les documents.
Je prierai donc l’Accusation de prendre note de ce point dans son procès-verbal, afin que je puisse y revenir ultérieurement.
Si la procédure établie par le Tribunal a été respectée il doit y avoir dans votre Centre d’information, soit le document original, soit une photocopie vous pourrez donc comparer ou montrer à votre client la photocopie ou l’original.
Je n’ai fait objection qu’au fait qu’on ait lu le document partiellement, en sautant des passages très importants, à mon avis. Si l’on doit lire cette lettre ici, il faut le faire entièrement en citant ces passages que je considère comme essentiels j’attache de l’importance à l’en-tête et à la manière dont elle est signée.
Voulez-vous répéter ?
Je demande que la lettre soit lue entièrement, si l’on doit en tenir compte ici, c’est-à-dire avec l’en-tête et la signature de l’accusé Sauckel telle qu’elle y figure. Cette signature n’est pas certifiée et mon client tire de ce fait des conclusions en sa faveur.
Vous aurez la possibilité de voir ce document après l’audience, et on vous a déjà dit que vous pourriez vous référer à tous les documents in extenso lorsque votre tour viendra de présenter votre défense. Il ne convient pas au Tribunal d’être constamment interrompu de cette façon et, si vous voulez mentionner tout le document, vous pourrez le faire plus tard.
J’en conclus, Monsieur le Président, qu’on peut donc lire des extraits au lieu du document tout entier ; ai-je bien compris le Tribunal ?
Oui, vous pourrez, quand viendra votre tour, vous référer à une partie ou à tout le document.
Nous allons, maintenant, suspendre l’audience.
Monsieur Dodd, vous donnerez satisfaction à cet avocat en lui exposant les raisons pour lesquelles il n’a pu se procurer ces documents.
Certainement, Monsieur le Président.
Assurez-vous qu’il ait la possibilité de voir l’original, pour en vérifier la signature.
Ce sera fait. Je vais m’occuper de lui procurer cet original.
L’audience est levée.