DIX-HUITIÈME JOURNÉE.
Mercredi 12 décembre 1945.
Audience du matin.
Le Tribunal suspendra l’audience ce matin à 12 h 30 pour une séance à huis clos et reprendra l’audience à 2 heures.
Plaise au Tribunal. Je désire faire ce matin une déclaration relative aux questions qui se sont posées hier au sujet de trois documents.
Après la suspension d’audience, nous avons découvert que le document PS-2220 se trouvait au centre d’information de la Défense sous forme de photocopie et que les deux autres, constitués par des extraits du journal de Frank, s’y trouvaient aussi quoique sous une forme différente. Ce journal comprend une quarantaine de volumes que nous n’avons évidemment pas pu photocopier. Aussi n’en avons-nous déposé au centre d’information que des extraits à vrai dire, tout le livre de documents y a été déposé au complet.
Hier le représentant du Ministère Public a présenté des documents concernant l’accusé Frank : ce sont les nos PS-2233 (a) et PS-2233 (b) (USA-173 et 174). Il ne s’agit pas de documents ordinaires mais d’extraits du journal de Frank. J’ai demandé par écrit à plusieurs reprises depuis six semaines, que ce journal, qui comprend 42 gros volumes, me soit communiqué : une première fois le 2 septembre, la deuxième fois le 16 novembre, la troisième fois le 18 novembre et la quatrième fois le 3 décembre. Malheureusement je ne l’ai pas reçu jusqu’à présent. Je prie le Tribunal de me faire transmettre le plus tôt possible ces volumes, en particulier parce qu’il s’agit de pièces à conviction que l’accusé Frank a remises lui-même à l’officier qui a effectué son arrestation, afin qu’elles puissent servir à sa défense.
Je ne suis évidemment pas en mesure de compulser ce volumineux document en quelques jours et je prie le Tribunal de me faire remettre ce journal le plus tôt possible.
À ce sujet, je désirerais attirer l’attention du Tribunal sur un autre point : le Tribunal a déjà admis que le texte des quatre grands discours prononcés en Allemagne par l’accusé Frank au cours de l’année 1942 et qui ont entraîné la révocation par Hitler de toutes ses fonctions à l’intérieur du Parti, serait mis à ma disposition. Le Secrétaire général du Tribunal m’en a avisé dès le 4 décembre, mais je n’ai malheureusement pas pu, jusqu’à ce jour, obtenir copie de ces discours. Je serais reconnaissant au Tribunal qu’il s’assurât de l’exécution de ses décisions afin que je puisse obtenir ces documents sans délai.
Le Tribunal étudiera ces questions avec le Secrétaire général du Tribunal et fera en sorte que ces documents soient mis à votre disposition au Centre d’information de la Défense.
Merci.
Monsieur Dodd.
Si je puis revenir brièvement sur la discussion que nous avions engagée hier, je désire rappeler au Tribunal que nous parlions du document L-61, relatif à une lettre écrite par l’accusé Sauckel aux présidents des services régionaux de la main-d’œuvre ; j’en avais lu deux extraits.
La campagne nazie de violence, de terreur, de déportation est décrite dans une autre lettre adressée à l’accusé Frank et qui constitue le document PS-1526 que nous désirons déposer en preuve.
Avant que vous passiez à cette lecture, Monsieur Dodd, je voudrais vous demander si c’est l’original ou une photocopie de ce document qui a été remis au défenseur de Sauckel.
Oui, une photocopie se trouve au Centre d’information de la Défense et nous avons remis l’original à l’avocat hier, après la suspension d’audience, dans cette salle.
En a-t-il pris connaissance ?
Oui, Monsieur le Président.
Très bien.
Ce document, PS-1526 (USA-178) est une lettre écrite par le président du Comité principal ukrainien à Cracovie en février 1943. Je vais en donner lecture, à partir de la page 3 du texte anglais, paragraphe 2 le même passage se trouve, dans le texte allemand, à la page 2, paragraphe 5. Je cite :
« La nervosité générale se trouve encore accentuée par les méthodes défectueuses de recrutement de la main-d’œuvre qui ont été utilisées de plus en plus fréquemment au cours des derniers mois. La chasse à l’homme, telle qu’elle a été partout exercée, sauvagement, impitoyablement, dans les villes et dans les campagnes, dans les rues, sur les places, dans les gares et même dans les églises, le soir dans les maisons, a ébranlé le sentiment de sécurité des habitants. Chacun est exposé au danger d’être arrêté n’importe où, à n’importe quelle heure par des membres de la Police, d’une façon soudaine et inattendue, et d’être traîné dans un camp de rassemblement. La famille ignore ce qu’il est advenu de son parent et ce n’est qu’après des semaines ou des mois que les uns ou les autres donnent, par une carte postale, des nouvelles de leur sort. »
Je passe à l’annexe 5 de la page 8 du même document :
« Au mois de novembre de l’année dernière, un recensement de tous les hommes nés entre 1910 et 1920 fut ordonné dans la région de Zaleschczyki (district de Czortkow). Quand les hommes se furent présentés au conseil de révision, tous ceux qui avaient été choisis furent immédiatement arrêtés, entassés dans des trains et envoyés dans le Reich. Le recrutement de travailleurs pour le Reich a eu lieu selon ce procédé dans d’autres localités de ce district. Puis, à la suite de quelques interventions, les opérations furent arrêtées. »
La résistance du peuple polonais à ce programme d’asservissement et la nécessité d’un resserrement de la coercition furent exposées par Timm, délégué de l’accusé Sauckel, au cours d’une réunion du Comité central du Plan qui était en fait l’agence d’exécution des projets de guerre de Hitler, et qui se composait de l’accusé Speer, du Feldmarschall Milch et du secrétaire d’État Koerner. Le Comité central du Plan était l’organisme économique suprême, qui exerçait le contrôle de la production en effectuant aux industriels des allocations de matières premières et de main-d’œuvre.
Je dépose à titre de preuve le document nº R-124 (USA-179). Ce document consiste en extraits de comptes rendus des réunions du Comité central du Plan et des conférences entre l’accusé Speer et Hitler. Bien entendu, je n’apporte à titre de preuve que les extraits de ces comptes rendus qui nous intéressent, mais le texte complet des documents peut être remis au Tribunal s’il le désire.
Le délégué de Sauckel, Timm, fit à la 36e conférence du Comité central du Plan une déclaration qui apparaît à la page 14, paragraphe 2, du texte anglais et à la page 10, paragraphe 2, du texte allemand.
« En Pologne, particulièrement, la situation est actuellement très sérieuse. On sait que de violents combats ont eu lieu à cause de ces opérations. La résistance à l’administration que nous avons établie est très forte. Un grand nombre de nos hommes ont été exposés à des dangers accrus, et au cours des deux ou trois dernières semaines plusieurs d’entre eux ont été abattus, notamment le chef de l’office du Travail de Varsovie, tué il y a quinze jours d’un coup de feu dans son bureau hier un autre encore. Telle est la situation actuelle, et le recrutement, même s’il est fait avec la meilleure volonté, reste extrêmement difficile, quand nous ne disposons pas de forces de police. »
La déportation et l’asservissement des civils atteignirent un niveau sans précédent dans les territoires occupés de l’Est. Ces déportations massives résultaient directement des exigences de main-d’œuvre faites par l’accusé Sauckel à l’accusé Rosenberg, ministre du Reich pour les territoires occupés de l’Est, et à ses subordonnés. Des demandes semblables furent aussi adressées directement par l’accusé Sauckel à la Wehrmacht.
Le 5 octobre 1942, par exemple, l’accusé Sauckel écrivait à l’accusé Rosenberg, déclarant qu’on avait besoin de deux millions de travailleurs étrangers et que la majorité de ceux-ci devait être tirée des territoires de l’Est récemment occupés, particulièrement de l’Ukraine.
Je désire mentionner maintenant le document PS-017 (USA-180). J’ai l’intention de lire en entier cette lettre de l’accusé Sauckel à l’accusé Rosenberg. Elle débute en ces termes :
« Le Führer a établi de nouveaux plans extrêmement urgents pour l’armement ces plans nécessitent la mobilisation rapide de deux nouveaux millions de travailleurs étrangers. Le Führer m’a en conséquence accordé, en application de son décret du 21 mars 1942, de nouveaux pouvoirs pour l’exécution de ma tâche. Il m’a en particulier autorisé à prendre toutes les mesures que je jugerais nécessaires, dans le Reich, le Protectorat, le Gouvernement Général ainsi que dans les territoires occupés, afin d’assurer en toutes circonstances une mobilisation ordonnée de la main-d’œuvre destinée à l’industrie d’armement allemande.
« La main-d’œuvre additionnelle devra être tirée en majeure partie des territoires de l’Est récemment occupés et en particulier du Reichskommissariat d’Ukraine. Cette région devra donc fournir 225.000 travailleurs pour le 31 décembre 1942 et 225.000 autres pour le premier mai 1943.
« Je vous demande d’informer immédiatement le commissaire du Reich, Gauleiter et camarade du Parti, Koch, de la situation et des exigences nouvelles, et de veiller en particulier à ce qu’il s’occupe personnellement et sous tous les rapports de l’exécution de cette nouvelle tâche.
« J’ai l’intention de rendre visite au camarade du Parti, Koch, dans quelque temps. Je lui serais reconnaissant de me dire où et quand je pourrai le voir afin d’avoir avec lui un entretien personnel.
« Je voudrais cependant que ce recrutement soit entrepris dès maintenant, avec toute la fermeté possible, en mettant en œuvre toutes les autorités, notamment celle des techniciens des offices du Travail. Toutes les directives qui avaient temporairement limité le nombre des travailleurs de l’Est sont annulées. Le recrutement de la main-d’œuvre pour le Reich doit, au cours des prochains mois, avoir la priorité sur toutes les autres mesures…
« Je n’ignore pas les difficultés soulevées par l’exécution de ces nouvelles exigences, mais je suis convaincu qu’avec la mise en œuvre inflexible de toutes les ressources et avec la coopération de tous ceux qui y participent, l’exécution de ces nouvelles exigences sera accomplie pour la date fixée.
« Je viens de communiquer par télétype ces demandes nouvelles au Commissaire du Reich en Ukraine.
« Comme suite à notre entretien téléphonique d’aujourd’hui, je vous enverrai le texte du décret du Führer au début de la semaine prochaine. »
J’aimerais rappeler au Tribunal que nous avons déjà mentionné hier après-midi ce commissaire du Reich, Gauleiter, camarade du Parti, Koch et que nous avons cité sa déclaration dont le Tribunal se souviendra : « Nous sommes la race des seigneurs, nous devons être durs, etc. »
Le 17 mars 1943, l’accusé Sauckel écrivit à nouveau à l’accusé Rosenberg, lui demandant le transfert d’un autre million d’hommes et de femmes en provenance des territoires de l’Est dans les quatre mois à venir.
J’apporte en preuve le document nº PS-019 (USA-181) que je cite en entier :
« Après une longue maladie, mon délégué pour le recrutement de la main-d’œuvre dans les territoires de l’Est, le Conseiller d’État Peuckert va se rendre sur place afin de réglementer le recrutement, aussi bien pour l’Allemagne que pour les territoires occupés.
« Je vous demande, cher camarade du Parti, Rosenberg, de lui accorder tout votre appui, étant donné l’urgence de sa mission. Je désire dès maintenant vous remercier pour le bon accueil que vous avez jusqu’ici réservé à Peuckert. Lui-même est chargé par moi de collaborer totalement et sans réserve avec tous les services des territoires de l’Est.
« Ce sont en particulier les apports de main-d’œuvre à l’agriculture allemande et au programme d’armement ordonné par le Führer qui exigent l’importation rapide d’environ un million d’hommes et de femmes en provenance des territoires de l’Est dans les quatre mois à venir. À dater du 15 mars, les transports journaliers devront atteindre le chiffre de 5.000 hommes ou femmes au début d’avril ce chiffre devra s’élever à 10.000, si l’on veut que les programmes urgents ainsi que les labours de printemps et les autres travaux agricoles ne soient pas retardés, au détriment du ravitaillement et de la Wehrmacht. En accord avec les spécialistes de vos services, j’ai prévu comme suit les prélèvements de main-d’œuvre dans les différents territoires :
« Quotités journalières à compter du 15 mars 1943 :
« Commissariat général de Ruthénie Blanche : 500 personnes.
« Inspection économique du Centre : 500 personnes.
« Commissariat du Reich en Ukraine : 3.000 personnes.
« Inspection économique du Sud : 1.000 personnes.
« Au total : 5.000 personnes.
« À partir du 1er avril 1943, ces chiffres devront être doublés en correspondance avec la quantité totale, doublée également.
« J’espère me rendre personnellement dans les territoires de l’Est vers la fin de ce mois et je fais appel une fois de plus à votre bon concours. »
L’accusé Sauckel se rendit effectivement dans l’Est. Il alla à Kovno en Lituanie afin d’appuyer ses exigences.
J’apporte en preuve le document PS-204 (USA-182).
Ce document est l’abrégé d’un rapport du commissaire municipal de Kovno et le compte rendu d’une réunion à laquelle assista l’accusé Sauckel. Je lis la page 2 du texte anglais, à partir du premier paragraphe le même passage se trouve, dans le texte allemand à la page 5, paragraphe 2 :
« Dans une conférence faite par le plénipotentiaire général à la main-d’œuvre, Gauleiter Sauckel, le 18 juillet 1943 à Kovno, et au cours de l’entrevue officielle qui suivit entre le Gauleiter Sauckel et le commissaire général, la situation critique du recrutement de la main-d’œuvre pour le Reich fut à nouveau évoquée, et de manière pressante. Le Gauleiter Sauckel demanda une fois de plus que la main-d’œuvre lituanienne fût recrutée en quantité accrue pour satisfaire aux besoins du Reich. »
Qui était le commissaire général, Rosenberg ?
Le plénipotentiaire à la main-d’œuvre ?
Non, le commissaire général.
Son nom ne nous est pas connu c’était vraisemblablement un fonctionnaire local du Parti.
L’accusé Sauckel visita également Riga en Lettonie pour appuyer ses exigences. Le but de cette visite est décrit dans le document PS-2280 (USA-183). C’est une lettre du commissaire du Reich pour l’Ostland (territoires baltes) au commissaire général à Riga, datée du 3 mai 1943. Je lis la première page du texte anglais, en commençant au premier paragraphe :
« Comme suite aux déclarations de principe faites par le plénipotentiaire général à la main-d’œuvre, le Gauleiter Sauckel, à l’occasion de sa visite à Riga le 21 avril 1943, il a été décidé en raison de la situation critique et en faisant abstraction de toutes autres considérations, qu’un total de 183.000 travailleurs devait être fourni par l’Ostland au territoire du Reich. Cette opération devra absolument être exécutée dans les 4 mois à venir et terminée au plus tard à la fin d’août. »
Ici, encore, nous ne connaissons pas le nom et l’identité du commissaire général pour l’Ostland.
Sauckel demande à l’armée allemande de l’aider à recruter et à transférer la main-d’œuvre civile en provenance de ces territoires.
Je me réfère maintenant au document PS-3010 (USA-184).
Monsieur Dodd, ne disiez-vous pas que vous ignoriez de qui émanait ce document ?
Non, Monsieur le Président, c’est une lettre du commissaire du Reich pour l’Ostland au commissaire général à Riga, mais nous ne connaissions pas leurs noms à l’époque à laquelle cette lettre a été écrite.
Vous ne savez pas qui était le commissaire du Reich pour les territoires de l’Est ?
Nous ne le connaissons que par le titre : commissaire du Reich pour l’Ostland… Je suis informé à l’instant que son nom était Lohse. Je croyais que nous l’ignorions.
Très bien.
Ce document PS-3010 est un ordre d’opérations secret du Groupe d’armées Sud daté du 17 août 1943. Je lis les deux premiers paragraphes de la première page du texte anglais :
« Le plénipotentiaire général pour la main-d’œuvre a ordonné par décret AZ. VI A 5780. 28, dont copie ci-jointe (annexe I), la révision et l’incorporation de deux classes complètes dans l’ensemble des territoires nouvellement occupés de l’Est. Le ministère du Reich pour l’Armement et les Munitions a donné son approbation à cet ordre.
« En application de cet ordre du plénipotentiaire général pour la main-d’œuvre, il vous appartient de procéder à la révision et au transfert immédiat dans le Reich de tous les travailleurs nés en 1926 et 1927. L’ordonnance sur le service du travail obligatoire et l’utilisation de la main-d’œuvre dans la zone d’opérations des territoires nouvellement occupés de l’Est, en date du 6 février 1943, et les ordres afférents sont applicables à l’exécution de ces mesures. Le recrutement devra être terminé le 30 septembre 1943 au plus tard. »
II est donc clair, je répète, que les exigences de l’accusé Sauckel eurent pour résultat la déportation des civils des territoires occupés de l’Est. L’accusé Speer a consigné par écrit les termes de ses conversations avec Hitler en date des 10, 11 et 12 août 1942. Ces comptes rendus constituent le document R-124 qui a déjà été apporté comme preuve sous la référence USA-179. Je désire citer la page 34 de ce document, paragraphe premier du texte anglais ; dans le texte allemand c’est le paragraphe 2 de la page 23 :
« Le Gauleiter Sauckel assure qu’il pourra fournir le nombre demandé de travailleurs russes nécessaires à l’exécution des programmes du fer et du charbon il fait savoir en outre que, si cela est nécessaire, il pourra fournir encore un million de travailleurs russes à l’industrie allemande d’armement, d’ici la fin du mois d’octobre 1942. Il a déjà, jusqu’à ce jour, fourni un million de personnes à l’industrie et 700.000 à l’agriculture.
« À ce sujet, le Führer déclare que le problème de la main-d’œuvre peut être résolu dans tous les cas et à n’importe quelle échelle et qu’il donne au Gauleiter Sauckel tous les pouvoirs pour prendre toutes les mesures utiles.
« Il est d’accord sur l’emploi de mesures de coercition au cas où cette question ne pourrait être résolue sur la base du volontariat et cela, non seulement pour l’Est, mais aussi pour les territoires occupés de l’Ouest. »
Afin de répondre à cette demande de 1.700.000 hommes, ces demandes prenant 100.000 hommes ici et 100.000 hommes là, les conspirateurs nazis firent de la terreur, de la violence et de l’incendie, les instruments fondamentaux de leur politique d’esclavage. Vingt jours après le 5 octobre 1942, date de la publication des exigences de l’accusé Sauckel, un personnage officiel très important du ministère de l’accusé Rosenberg, décrivait les mesures prises pour satisfaire à ces demandes. Je désire me référer au document PS-294 (USA-185). Ce document est un mémorandum très secret, daté du 25 octobre 1942 et signé par un certain Bräutigam. Je cite à partir de la page 4 du texte anglais en commençant au dernier paragraphe dans le texte allemand page 8, paragraphe 2 :
« Nous nous livrons à la tâche grotesque, alors que des prisonniers de guerre sont morts d’inanition comme des mouches, de recruter des millions de travailleurs dans les territoires occupés de l’Est, afin de remplir les vides à l’intérieur de l’Allemagne. Maintenant, d’un jour à l’autre, la question alimentaire ne se pose plus. À cause du mépris incommensurable qui existe à l’égard de l’humanité slave, des méthodes de recrutement ont été utilisées, qui n’ont probablement de précédent que dans les périodes les plus noires de la traite des esclaves. Une chasse à l’homme a été organisée. Sans considération de santé ou d’âge, on a déporté en Allemagne des gens dont on s’est aperçu aussitôt que plus de 100.000 d’entre eux devaient être renvoyés à cause de maladies graves ou d’autres causes d’incapacité de travail. »
L’accusé Rosenberg a écrit lui-même au sujet de ces brutalités, à leur instigateur, l’accusé Sauckel. Je me réfère au document PS-018 (USA-186).
Monsieur Dodd, d’où vient ce document secret ?
Des archives de l’accusé Rosenberg. Le document PS-018 (USA-186) est une lettre de l’accusé Rosenberg à l’accusé Sauckel datée du 21 décembre 1942 avec ses annexes. Je cite, à la page 1 du texte anglais en commençant au milieu du deuxième paragraphe :
« Les rapports que j’ai reçus montrent que l’accroissement du nombre des bandes de guérillas dans les territoires occupés de l’Est est en grande partie dû au fait que les méthodes de recrutement des travailleurs dans ces régions sont considérées comme des mesures de déportation en masse, si bien que les personnes qui se trouvent en danger préfèrent échapper à leur sort en se réfugiant dans les bois ou en rejoignant les bandes de guérillas. »
Je cite maintenant la page 4 du texte anglais de ce document ; c’est une annexe à la lettre de Rosenberg, constituée par des extraits de lettres d’habitants des territoires de l’Est, vraisemblablement relevés par les censeurs nazis dans le texte allemand, page 6, paragraphes 1 et 2. Je cite :
« Ici, de nouveaux événements se sont produits. On déporte les gens en Allemagne. Le 5 octobre, quelques personnes du district de Kowkuski ont été désignées pour partir, mais elles n’ont pas voulu y consentir et le village a été incendié. Ils ont menacé de faire la même chose à Borowytschi, ceux qui avaient été désignés n’ayant pas tous accepté de partir. Alors, trois camions pleins d’Allemands sont arrivés et ont mis le feu à leurs maisons. À Wrasnytschi, douze maisons et à Borowytschi, trois maisons ont été brûlées.
« Le 1er octobre, une nouvelle conscription de travailleurs a eu lieu. Je te décrirai ce qui s’est passé de plus important. Tu ne peux imaginer une telle bestialité. Tu te souviens sûrement de ce qu’on nous a dit des Soviets sous le gouvernement polonais. À ce moment-là, nous ne le croyions pas et maintenant, cela semble tout aussi incroyable. On avait reçu l’ordre de fournir 25 travailleurs, mais personne ne se présenta tous avaient fui. Alors, la gendarmerie allemande arriva et commença à incendier les maisons de ceux qui avaient fui. L’incendie devint d’autant plus violent qu’il n’avait pas plu depuis deux mois. Il finit par s’étendre au grain qui avait été entassé dans les cours des fermes. Tu imagines ce qui a pu se passer les gens qui avaient accouru sur les lieux se virent interdire d’éteindre le feu. Ils furent battus, arrêtés, et six maisons furent brûlées. Pendant ce temps-là, les gendarmes continuaient à incendier d’autres maisons. Les paysans tombèrent à genoux et leur baisèrent les mains mais ils furent frappés à l’aide de matraques de caoutchouc et menacés de voir incendier tout le village. Je me demande comment cela se serait terminé si Sapurkany n’était intervenu. Il promit que des travailleurs seraient fournis pour le lendemain. Durant l’incendie, la gendarmerie parcourait les villages voisins et arrêtait les travailleurs. Si elle n’en trouvait pas, elle retenait les parents jusqu’à ce que les enfants arrivent. C’est ainsi qu’ils ont sévi toute la nuit à Bielosirka.
« … Les travailleurs qui n’avaient pas encore répondu à l’ordre devaient être fusillés. Toutes les écoles ont été fermées. Les instituteurs mariés se sont vu assigner un travail sur place, alors que les célibataires ont été envoyés en Allemagne. On fait maintenant la chasse aux hommes comme autrefois la chasse aux chiens. Il y a déjà une semaine qu’ils chassent et ils ne sont pas encore satisfaits. Les travailleurs arrêtés sont enfermés dans les écoles. Ils ne peuvent même pas satisfaire leurs besoins naturels autrement que comme des porcs, dans la même pièce. Des gens qui venaient un jour de plusieurs villages en pèlerinage au couvent de Potchaew ont tous été arrêtés, enfermés et vont être envoyés au travail. Il y avait parmi eux des paralytiques, des aveugles et des vieillards. »
Bien que l’accusé Rosenberg ait écrit cette lettre avec son annexe, nous affirmons qu’il n’en a pas moins admis l’usage de la force pour fournir à l’Allemagne de la main-d’œuvre esclave et qu’il a reconnu sa responsabilité pour les mesures « exceptionnellement dures » qui ont été employées. Je me réfère à des extraits du procès-verbal d’un interrogatoire sous serment de l’accusé Rosenberg, en date du 6 octobre 1945, document USA-187 je citerai la page 1 du texte anglais, paragraphe 9.
Vous n’avez pas indiqué le numéro PS.
Ce document ne porte pas de numéro PS.
Je vous demande pardon. Une copie en a-t-elle été donnée à l’avocat de Rosenberg ?
Oui, Votre Honneur. C’est à la fin du livre de documents que possède le Tribunal.
Au nom de mon client, je proteste contre la lecture de ce document, et cela pour les raisons suivantes :
Mon client a été interrogé à plusieurs reprises au cours des audiences préliminaires sur les questions d’utilisation de la main-d’œuvre en provenance des peuples de l’Est de l’Europe. Il a déclaré que Sauckel, par l’effet des pleins pouvoirs reçus du Führer et par ordre du délégué au Plan de quatre ans, avait le droit de lui donner des ordres, qu’il avait cependant demandé que le recrutement soit effectué sur la base du volontariat et qu’il en fût ainsi fait, avec l’accord de Sauckel, pour les cas où le contingent prescrit était atteint. Rosenberg a déclaré d’autre part que son ministère avait demandé à plusieurs reprises, au cours de réunions communes, que les contingents réclamés fussent réduits et qu’il avait obtenu satisfaction partielle.
Le document qui doit être produit ne contient que des fragments de ces déclarations. Pour permettre au Tribunal ainsi qu’à la Défense d’en avoir une vue d’ensemble, je demande au Tribunal d’inviter le Ministère Public à produire ici l’interrogatoire complet ; et, avant la communication de ce document, à en discuter la traduction avec la Défense pour éviter les malentendus.
Je ne suis pas sûr de comprendre votre objection. Vous avez dit, si je vous entends bien, que Sauckel avait reçu ses pouvoirs de Hitler, n’est-ce pas ?
Oui.
Et que Rosenberg était un agent d’exécution ?
Oui.
Mais tout ce que le Ministère Public tente de faire pour le moment, c’est d’apporter comme preuve un interrogatoire de Rosenberg. Vous demandez que l’on produise l’interrogatoire entier ?
Oui.
Mais nous ne savons pas encore si le Ministère Public a l’intention de produire tout l’interrogatoire ou une partie seulement.
Je ne sais qu’une chose ; le document que le Ministère Public veut produire est déjà entre mes mains et je constate qu’il ne contient que des extraits de l’interrogatoire. En particulier il ne mentionne pas le fait que Rosenberg a toujours demandé qu’on ne recrute que des volontaires et qu’on diminue les contingents exigés.
Si le Ministère Public lit une partie de l’interrogatoire et que vous souhaitiez vous référer à un passage en vue d’éviter une mauvaise interprétation de la partie lue, vous aurez toute liberté de le faire lorsque cette lecture sera terminée. Est-ce clair ?
Oui, je prie alors le Tribunal de demander au représentant du Ministère Public si le document qu’il a l’intention de produire contient la déclaration intégrale de Rosenberg.
Monsieur Dodd, alliez-vous déposer tout l’interrogatoire ?
Non, Votre Honneur, je n’avais pas l’intention de déposer l’interrogatoire intégral de Rosenberg mais seulement certaines parties qui en ont été mises à la disposition de l’avocat. Toutefois le texte anglais de l’ensemble de cet interrogatoire a été remis à l’avocat de Sauckel, qui le possède au complet, le seul exemplaire dont nous disposons.
Est-ce que l’avocat de Rosenberg n’a pas tout le document ?
Non, il n’a que les extraits que nous avions l’intention de lire ce matin.
Puis-je prendre la parole ?
Monsieur Dodd, le Tribunal considère que si vous vous proposez de déposer une partie de l’interrogatoire, l’ensemble de celui-ci devrait être remis à l’avocat de l’accusé, de telle façon que vous puissiez lire la partie que vous aviez choisie et qu’en même temps l’avocat puisse se référer directement à n’importe quel autre passage, si cela lui paraît nécessaire pour commenter la partie qui aura été lue par le Ministère Public. Donc, avant que vous n’utilisiez cet interrogatoire, l’avocat de Rosenberg doit en avoir une copie intégrale.
Je dois dire, Votre Honneur, que nous avons donné tout l’interrogatoire à l’avocat de Sauckel, avec la pensée qu’il le communiquerait aux autres avocats, ce qui apparemment ne s’est pas produit.
Je vous remercie.
Hier soir, ces documents m’ont été remis par le Ministère Public ils étaient en langue anglaise. Cela me suffit personnellement, mais les défenseurs des autres accusés ne sont pas tous à même de lire et de comprendre le texte anglais. C’est ainsi que certaines difficultés ont surgi et il me faut le temps nécessaire pour traduire ce document à mes confrères.
Il serait cependant souhaitable que le Ministère Public puisse leur donner le texte allemand, car l’interrogatoire a eu lieu en allemand et l’anglais n’est qu’une traduction. Nous devrions avoir en mains le texte original allemand. Telle est la difficulté et je suggérerais que ce texte soit mis le plus tôt possible à notre disposition.
À propos de ce soi-disant texte allemand, je me permets d’observer que l’original est un texte anglais. Ces interrogatoires ont été effectués par le truchement d’un interprète, et ont été rédigés directement en anglais. Le texte original est donc en anglais et c’est celui-ci que l’on a donné à l’avocat de l’accusé Sauckel avec la pensée qu’il se trouverait ainsi à la disposition des autres avocats.
Mais cela n’apporte pas de solution aux difficultés qu’éprouvent les avocats qui ne parlent pas tous anglais, ou ne sont pas tous à même de le lire. Je crains donc que nous ne soyons obligés d’attendre que l’avocat de Rosenberg ait une copie entière de l’interrogatoire dans sa propre langue.
Très bien. Nous laissons de côté le document auquel nous venons de nous référer, et que, conformément au règlement du Tribunal, nous produirons à une date ultérieure.
Nous possédons une lettre datée du 21 décembre 1942, document PS-018 (USA-186), adressée par l’accusé Rosenberg à l’accusé Sauckel. Je cite la page 1, paragraphe 3 du texte anglais (page 3, paragraphe 1 du texte allemand) :
« Sans méconnaître le fait que les contingents nécessaires, réclamés par le ministre des Munitions et de l’Armement, ainsi que par l’Économie agricole, justifient des mesures inhabituelles et dures, je dois demander instamment, en vertu de la responsabilité qui m’incombe dans les territoires occupés de l’Est, que de telles mesures ne soient plus employées pour arriver aux contingents demandés, car le fait de les tolérer avec leurs conséquences sera retenu un jour contre moi et mes collaborateurs. »
En Ukraine, on utilisa l’incendie comme moyen de terreur pour renforcer les mesures de conscription. Nous nous référons maintenant au document PS-254 (USA-188). Il émane d’un fonctionnaire du ministère de Rosenberg et a également été trouvé dans les dossiers de cet accusé. Il est daté du 29 juin 1944 et comprend la copie d’une lettre adressée par un certain Paul Raab, commissaire de district du territoire de Wassilkow, à l’accusé Rosenberg. Je cite la lettre de Raab, page 1, paragraphe 1 du texte anglais :
« Selon une accusation portée par l’OKH, j’aurais fait brûler, dans le territoire de Wassilkow (Ukraine), quelques maisons appartenant à des réfractaires au travail obligatoire. Cette accusation est fondée. »
Je passe maintenant au troisième paragraphe :
« Au cours de l’année 1942, la conscription des travailleurs a été accomplie presque exclusivement par des moyens de propagande, et ce n’est que rarement que l’usage de la force a été nécessaire. Au mois d’août 1942, on a simplement pris des mesures contre deux familles des villages de Glewenka et Salisny-Chutter : chacune d’elles devait fournir un travailleur. On le leur a demandé une première fois en juin, mais elles n’obéirent pas à cet ordre, qui avait pourtant été réitéré. On dut les amener de force, mais ils réussirent deux fois à s’échapper, soit du camp de rassemblement de Kiev, soit au cours de leur transport. Avant la seconde arrestation, les pères de ces deux hommes avaient été arrêtés comme otages et devaient être relâchés lorsque leurs fils se présenteraient. Lorsque, après la seconde évasion, une nouvelle arrestation des deux pères et des deux fils fut ordonnée, les patrouilles de police trouvèrent les maisons vides. »
Je passe au paragraphe 4, et je cite :
« C’est alors que je décidai enfin de prendre des mesures pour montrer à la jeunesse ukrainienne, qui était de plus en plus rebelle, que nos ordres devaient être exécutés. J’ordonnai que l’on brûlât les maisons des deux fugitifs. »
Votre Honneur désire-t-il que je lise la fin de ce paragraphe ?
Je pense que vous devriez lire les quelques lignes suivantes.
« Le résultat fut que par la suite, les gens obéirent de leur plein gré aux ordres concernant le travail obligatoire. Cependant, ce n’est pas moi qui pris l’initiative de faire brûler les maisons. Cette mesure a été suggérée dans une lettre secrète du Commissaire à la main-d’œuvre comme une mesure de coercition au cas où les autres mesures viendraient à échouer. Cette punition exemplaire fut acceptée avec satisfaction par la population. »
Un ordre du Commissaire à la main-d’œuvre, venez-vous de dire, Monsieur Dodd ? Qui était-ce ?
Nous nous sommes entretenus de ce sujet avant de venir à l’audience et le document n’identifie pas cet homme par son nom. Nous sommes hésitants. L’accusé Sauckel portait le titre de plénipotentiaire général pour la main-d’œuvre. Nous préférons ne pas nous avancer trop et reconnaître que nous ignorons qui était le commissaire. Rien n’est prouvé.
Merci.
Je relis la dernière phrase :
« Cette punition exemplaire fut acceptée avec satisfaction par la population, parce que ces deux familles avaient tourné en dérision l’ensemble de la population qui était consciente de ses devoirs et qui pour une grande part envoyait volontairement ses enfants au recrutement. »
Je passe au deuxième paragraphe de la page 2, en débutant aux deux tiers du paragraphe (page 3, paragraphe 1 du texte allemand) :
« Après les succès de cette méthode au début, la population commença à exercer une résistance passive, qui me força finalement à recommencer les arrestations, les confiscations et les déportations dans des camps de travail. Quelque temps après, un convoi de travailleurs déborda la police dans la gare de Wassilkov et s’échappa. Je vis à nouveau la nécessité de prendre des mesures strictes. Quelques fortes têtes qui s’étaient échappées furent retrouvées à Plissezkoje et à Mitnitza. Après des tentatives répétées pour s’emparer d’eux, leurs maisons furent brûlées. »
Enfin, je voudrais citer le dernier paragraphe de la page 3 du même document : dans le texte allemand page 5, paragraphe 7 :
« Les entreprises que j’ai menées contre les réfractaires au travail obligatoire ont toujours fait l’objet d’un rapport au commissaire de district Doehrer, qui exerçait ses fonctions à Wassilkov, ainsi qu’au commissaire général à Kiev. Tous deux étaient au courant de la situation et approuvaient les mesures prises, en raison de leur succès. »
Ce commissaire général à Kiev, comme nous l’avons dit hier et répété ce matin, était le nommé Koch, dont nous avons cité les déclarations sur la race des seigneurs.
Un autre document confirme le recours à l’incendie des maisons comme moyen de mettre en œuvre ce programme de travail forcé, dans le village de Biloserka en Ukraine, en cas de résistance au recrutement. Les atrocités commises dans ce village sont rapportées dans le document PS-018, déjà déposé comme preuve sous le nº USA-186. Je produis en outre le document PS-290 sous le nº USA-189. Il consiste en une correspondance émanant du ministère de Rosenberg qui était, comme on le sait, le poste de commandement de cet accusé, datée du 12 novembre 1943. Je cite la page 1 du texte anglais, en commençant à la dernière ligne :
« Cependant, même si Müller avait assisté à l’incendie des maisons, à l’occasion de la conscription à Biloserka, cela n’aurait en aucune façon entraîné sa révocation. »
C’est ce qui ressort de directives du commissaire général à Luzk en date du 21 septembre 1942, concernant l’urgence extrême de la conscription :
« Les biens des réfractaires doivent être brûlés, leurs parents doivent être arrêtés comme otages et emmenés dans des camps de travail forcé. »
Les troupes SS devaient participer à la déportation des travailleurs, aux razzias et à l’incendie des villages. Elles avaient des instructions pour envoyer toute la population au travail forcé en Allemagne.
Nous nous référons au document PS-3012, qui porte le nº USA-190. Il s’agit d’un ordre SS secret, daté du 19 mars 1943. Je cite la page 3 du texte anglais, en commençant au paragraphe 3 (texte allemand page 2, paragraphe 3) :
« L’activité des services du travail ou des commissions de recrutement, doit être encouragée à un degré extrême. Il est souvent impossible d’éviter le recours à la force. Au cours d’une entrevue avec le Chef de l’État-Major des Services de la main-d’œuvre, un accord a été conclu, stipulant que tout détenu libéré devait être mis à la disposition du commissaire de l’Office du Travail. Lorsqu’on perquisitionne dans les villages, ou que l’on constate la nécessité de les incendier, toute la population doit être mise par la force à la disposition du commissaire. »
Ne devriez-vous pas lire le nº 4 ?
Le nº 4 dit : « En principe, les enfants ne seront pas fusillés. »
J’aimerais faire remarquer à Votre Honneur que certains passages de ces documents seront ultérieurement utilisés à d’autres fins. Il peut parfois sembler au Tribunal que je néglige certains passages. Néanmoins, je vous suis reconnaissant de les rappeler à mon attention car ils étayent parfaitement les faits que j’expose.
De la commune de Jitomir, où l’accusé Sauckel lança un appel pour obtenir d’autres travailleurs pour le Reich, le commissaire général fit un rapport sur la brutalité du programme des Conspirateurs, qu’il décrivit comme étant un programme d’oppression et d’esclavage. Je me réfère maintenant au document PS-265, sous le nº USA-191. Il s’agit du rapport secret d’une entrevue qui eut lieu entre le commissaire général de Jitomir et l’accusé Rosenberg, dans la commune de Winnitza, le 17 juin 1943. Le rapport lui-même, daté du 30 juin 1943, est signé par Leyser. Je cite la première page du texte anglais, en commençant au dernier paragraphe (page 2, paragraphe 3 du texte allemand) :
« Les symptômes créés par le recrutement des travailleurs sont, sans aucun doute, bien connus du Ministre par des rapports et par ses propres observations. C’est pourquoi je ne les rappellerai pas. Il est certain que l’expression “recrutement de main-d’œuvre”, dans son acception habituelle, est impropre. Dans la plupart des cas, il s’agit maintenant d’une véritable conscription, effectuée par la force. »
Je passe maintenant à la seconde page du même document, paragraphe 1, ligne 11 (page 3, paragraphe 2 du texte allemand) :
« Mais, ainsi que le plénipotentiaire au recrutement de la main-d’œuvre nous l’a exposé, la situation est sérieuse et nous n’avons pas le choix. J’ai en conséquence autorisé les commissaires régionaux à appliquer les mesures les plus sévères pour obtenir les contingents imposés. Il n’est pas besoin d’apporter d’autres preuves au fait que le moral de la population a baissé. Quoi qu’il en soit, il est essentiel de gagner la guerre sur ce front aussi. Le problème de la mobilisation du travail ne peut pas être traité avec des gants. »
Les mesures de recrutement que j’ai décrites rendirent esclaves tant de citoyens des pays occupés, que des régions entières furent dépeuplées.
Je vais maintenant lire le document PS-3000 (USA-192). C’est une traduction partielle d’un rapport du Chef de l’Office principal III auprès du Haut Commandement de Minsk. Il est daté du 28 juin 1943 et adressé au Ministerialdirektor Riecke, haut fonctionnaire au ministère de Rosenberg. Je cite la page 1 du texte anglais, en commençant par le second paragraphe :
« Le recrutement de main-d’œuvre pour le Reich, pour nécessaire qu’il soit, a eu des effets désastreux. Les besoins du recrutement ont entraîné ces derniers mois et ces dernières semaines de véritables chasses à l’homme qui, cela va sans dire, ont eu des conséquences politiques et économiques irréparables… En Ruthénie blanche, environ 50.000 personnes ont été jusqu’à présent recrutées pour le Reich ; on veut encore en recruter 130.000. Si l’on considère que la population totale de ces territoires s’élève à 2.400.000 personnes, il serait prudent de ne pas trop compter atteindre ces chiffres, vu surtout la situation locale…
« Après les importantes opérations des SS et de la police en novembre 1942, environ 115.000 hectares de terres cultivables n’ont pu être utilisés, suivant les plus récentes estimations, faute de main-d’œuvre. Comme la population n’occupait plus les villages, ceux-ci ont été rasés… »
Nous avons déjà signalé que le principal objectif de ces conspirateurs qu’étaient les nazis, était d’affaiblir pour toujours l’ennemi en déportant ses travailleurs, nouveaux esclaves, et en démembrant ses familles. À ce propos, nous voudrions attirer l’attention du Tribunal sur le document PS-031 (USA-171). Nous voudrions souligner le fait que cette politique fut dans les territoires occupés de l’Est, appliquée en vertu d’un plan approuvé par Rosenberg, qui prévoyait l’arrestation et la déportation de 40.000 à 50.000 jeunes de dix à quatorze ans. Le but de ce plan était, ainsi que nous l’avons déjà indiqué, d’empêcher un renforcement du potentiel militaire de l’ennemi et de réduire plus tard chez lui le nombre des naissances. Nous avons déjà cité quelques passages de la page 3 de la traduction anglaise de ce document, pour démontrer que l’accusé Rosenberg approuvait ce plan (désigné par l’expression « Heuaktion »). Nous y avons d’ailleurs déjà fait allusion hier après-midi.
D’autres preuves du projet des conspirateurs nazis pour affaiblir l’ennemi, au mépris le plus absolu des conventions internationales, sont contenues dans le document PS-1702 (USA-193). Ce document est constitué par un ordre secret adressé le 25 décembre 1943 par un commandant militaire d’une zone de l’arrière au commissaire du district de Kasatin. Je cite le paragraphe 1 de la page 3 du texte anglais (page 12, paragraphe 1 du texte allemand) :
« Le bétail et les hommes valides, de 15 à 65 ans, sont à transférer à l’ouest de la ligne Belilowka-Berditschew-Jitomir (ces localités non comprises). »
Le programme que nous venons d’exposer, et qui a entraîné des mesures d’une brutalité sans pareille n’a pas été appliqué qu’en Pologne et dans les territoires occupés de l’Est. Il l’a été aussi dans l’Europe de l’ouest. Les Français, les Hollandais, les Belges, les Italiens, tous connurent le joug de l’esclavage et la brutalité des oppresseurs. En France, ces nouveaux maîtres intensifièrent leur action dans la première moitié de 1943, en vertu d’instructions téléphonées par l’accusé Speer à l’accusé Sauckel le soir du 4 janvier 1943 vers 8 heures du soir, du Quartier Général de Hitler. Je fournis en preuve le document PS-556-13 (USA-194). Il s’agit d’une pièce signée de Sauckel lui-même, datée du 5 janvier 1943 et que l’accusé destinait à ses propres dossiers. Je cite, à la première page, le paragraphe 1 du texte anglais :
« Le 4 janvier 1943, à 8 heures du soir, le ministre Speer téléphona du Quartier Général du Führer pour communiquer qu’en vertu d’une décision de celui-ci, il n’y avait plus lieu de prendre des égards spéciaux dans le recrutement de spécialistes et des auxiliaires français. On peut faire pression sur les gens pour recruter et accentuer la rigueur des mesures prises. »
Pour prévenir toute la résistance à ce véritable programme d’esclavage, l’accusé Sauckel dicta de nouvelles mesures de coercition à ses agents, à la fois en France et en Italie, mesures qu’il taxa lui-même de grotesques. Au cours d’une réunion du Comité central du Plan, le 1er mars 1944, Sauckel déclara textuellement, et je me réfère au document R-124 (USA-179), page 2, paragraphe 2 du texte anglais (texte allemand page 8, paragraphe 1) :
« L’allégation la plus infamante que j’eus à réfuter fut qu’aucun responsable n’avait été nommé dans ces régions pour recruter et employer d’une façon intelligente, Français, Belges et Italiens. C’est pourquoi j’en suis venu à recruter et à entraîner un groupe de Français, un groupe d’Italiens, hommes et femmes, qui, pour un bon salaire, comme on le faisait jadis à Shanghaï, ont à rabattre des travailleurs, les enivrent, leur font des promesses séduisantes, afin de les envoyer en Allemagne.
« De plus, j’ai chargé quelques personnes compétentes de former un corps spécialisé dans le recrutement de la main-d’œuvre. Ces personnes, choisies parmi les nationaux des pays occupés, seront entraînées et armées avec l’aide de hauts fonctionnaires SS et de la Police. Il me reste cependant à réclamer au ministère de l’Armement des équipements pour ces hommes. En effet, rien que durant l’année dernière, plusieurs douzaines d’agents du service du travail ont été tués. Je dois employer tous ces moyens, aussi bizarres qu’ils puissent paraître, pour réfuter l’allégation qu’il n’y a pas dans ces pays d’agents spécialisés dans le recrutement de travailleurs pour l’Allemagne. »
Cette chasse à l’homme eut aussi lieu en Hollande, toujours accompagnée de mesures de terreur et de déportation. Je fournis comme preuve le document PS-1726 (USA-195). Ce document porte le titre : Déclaration du Gouvernement des Pays-Bas, en vue de la poursuite des Grands Criminels de guerre allemands. Je cite le paragraphe (h) qui porte le titre « Bureau central des statistiques. La déportation des travailleurs néerlandais en Allemagne. » Page 1, paragraphe 1 (texte allemand page 1, paragraphe 1) :
« De nombreuses firmes de grande et moyenne importance, notamment dans la métallurgie, ont été visitées par des commissions allemandes qui ont désigné des travailleurs pour la déportation. Ces désignations furent englobées sous l’appellation “plan Sauckel”, d’après le nom du responsable du recrutement des travailleurs étrangers pour l’Allemagne. Les employeurs devaient suspendre les contrats en cours avec les travailleurs, et ces derniers avaient alors à se présenter aux bureaux de recrutement qui veillaient au transfert vers l’Allemagne sous la surveillance d’un “Fachberater” allemand (conseiller technique).
« Les travailleurs – peu nombreux – qui refusaient étaient poursuivis par le “Sicherheitsdienst” (SD). S’ils étaient arrêtés par ce service, généralement on les internait pendant un certain temps dans un de ces camps bien connus des Pays-Bas. Plus tard on les envoyait travailler en Allemagne. Pour ce faire, le SD était soutenu par la police allemande en liaison avec les offices du Travail. Le SD était composé de membres du NSB ou d’apparentés.
« À la fin d’avril 1942, la déportation des travailleurs s’effectua à un rythme accéléré. De ce fait, les mois de mai et de juin virent le nombre des déportés atteindre respectivement 22.000 à 24.000 hommes ; beaucoup d’entre eux étaient des travailleurs de la métallurgie.
« Après un certain fléchissement, on atteignit, en octobre 1942, un nouveau maximum : 2.600 travailleurs. Après les grandes firmes, les entreprises de moindre importance durent à leur tour livrer du personnel… Un changement se produisit en novembre 1944. Les Allemands commencèrent alors une campagne impitoyable de recrutement, par l’intermédiaire des offices du travail. À l’improviste, ils cernaient des quartiers urbains entiers, s’emparaient des gens dans la rue ou à l’intérieur des maisons, et les déportaient.
« À Rotterdam et à Schiedam, où des razzias de ce genre eurent lieu les 10 et 11 novembre, le nombre de personnes ainsi arrêtées et déportées est estimé respectivement à 50.000 et 5.000.
« Dans d’autres endroits, où de semblables razzias furent par la suite effectuées, le nombre des arrestations fut moindre parce que les gens avaient déjà été prévenus. Les chiffres exacts ne sont pas connus et n’ont jamais été publiés par les occupants.
« Les gens arrêtés furent envoyés travailler, les uns dans les Pays-Bas et les autres en Allemagne. »
Un document trouvé dans les dossiers de l’OKH fournit une autre preuve de ce recrutement forcé en Hollande. C’est le document PS-3003 déposé sous le nº USA-196. Il s’agit de la traduction partielle d’une conférence du lieutenant Haupt, de la Wehrmacht, sur la situation de l’économie de guerre dans les Pays-Bas. Je cite la première page du texte anglais en commençant à la quatrième ligne du paragraphe 1 :
« Il y a eu d’assez grosses difficultés avec l’Arbeitseinsatz, causées par le manque de préparation et le peu d’organisation même de ces rafles. Les gens étaient arrêtés dans les rues ou à l’intérieur des maisons. Il avait été impossible de préparer à l’avance et d’une façon systématique les congédiements. En effet, pour des raisons de sécurité, le moment de l’opération n’avait pas été révélé. Les certificats de congédiement, d’autre part, n’étaient pas reconnus par les fonctionnaires qui exécutaient l’opération. Il n’y eut pas que les travailleurs mis en disponibilité par l’arrêt des usines à être appréhendés, mais aussi des gens qui travaillaient dans nos fabriques d’objets de première nécessité. D’autres, de ce fait, n’osèrent plus sortir de chez eux. D’une façon comme d’une autre, ce fut une grande perte pour nous. »
Je signale au Tribunal que la foule des étrangers aujourd’hui en Allemagne prouve bien que dans une large mesure le programme de travail forcé des conspirateurs nazis avait réussi. Les meilleures statistiques alliées et allemandes révèlent que, dès janvier 1945, environ 4.795.000 civils étrangers avaient été envoyés à l’intérieur des anciennes frontières de l’Allemagne. Parmi eux se trouvaient représentées plus de quatorze nationalités différentes. Je fournis en preuve le document PS-2520 (USA-197). Il est constitué par un affidavit de l’économiste Edward Deuss.
Au début de la première page se trouvent des tableaux indiquant le nombre des prisonniers de guerre et des déportés politiques de chaque nationalité. Les travailleurs à eux seuls sont, d’après M. Deuss, au nombre de 4.795.000. Je désirerais citer littéralement, pour le procès-verbal, le second paragraphe de la déclaration de M. Deuss :
« Je, soussigné, Edward L. Deuss, employé pendant 3 ans par la Foreign Economic Administration à Washington, économiste à Londres, à Paris et en Allemagne, spécialisé dans les questions du travail et de démographie en Allemagne pendant la guerre, certifie que l’estimation du nombre de travailleurs étrangers employés dans l’ancien Reich a été basée sur les documents les plus sûrs, tant alliés qu’allemands.
« Le tableau ci-joint représente un compromis entre les estimations officielles allemandes du nombre des étrangers travaillant en Allemagne en janvier 1945 et les statistiques américaines, britanniques et françaises du nombre des étrangers recensés dans l’ancien Reich à partir du 10 mai 1945. »
Seule une très faible proportion de ces travailleurs étrangers vint volontairement en Allemagne. À la réunion du 1er mars 1944 du Comité central du Plan, réunion que nous avons déjà mentionnée, l’accusé Sauckel montra lui-même dans quelle mesure les hommes libres avaient été conduits à l’esclavage. Il déclara textuellement, je cite le document R-124 (USA-179) que j’ai déjà utilisé ce matin, page 2, paragraphe 3 (texte allemand page 4, paragraphe 2) :
« Sur 5 millions de travailleurs étrangers se trouvant en Allemagne, pas même 200.000 d’entre eux n’y sont venus volontairement. »
Les conspirateurs nazis ne se sont pas contentés d’arracher quelque 5 millions de personnes à leurs enfants, à leur maison, à leur patrie. Les accusés qui sont devant vous ont tout fait pour que tous ces malheureux travailleurs forcés, soient livrés à la famine, souvent battus et maltraités, et meurent de faim par manque des vêtements les plus essentiels, d’un logement convenable, quelquefois pour la seule raison qu’ils produisaient trop peu.
Ces conditions de vie sont décrites d’une façon suggestive dans le document PS-045 (USA-198), qui est un rapport fait à l’accusé Rosenberg sur le traitement des travailleurs ukrainiens. D’après ce rapport, les souffrances endurées par ces malheureuses victimes étaient aggravées du fait qu’elles étaient emmenées sans qu’on leur laissât la possibilité de prendre ce qui leur appartenait. Ces hommes et ces femmes étaient sans exagération arrachés de leur lit, enfermés même dans des caves en attendant d’être déportés certains étaient en costume de nuit. Des gardes les battaient. Ces malheureux étaient enfermés dans des wagons pendant de longues heures, sans aucune possibilité d’hygiène, sans nourriture, sans eau, sans chauffage. Les femmes enduraient des brimades durant les examens médicaux.
Le document PS-054, auquel je me réfère, consiste essentiellement en une lettre d’envoi à l’accusé Rosenberg signée d’un certain Theurer, lieutenant de la Wehrmacht. Il comprend aussi la copie d’un rapport du Commandant du Centre de rassemblement de spécialistes ukrainiens à Kharkov. Il comprend aussi une lettre écrite par un des fonctionnaires des bureaux de Rosenberg, non, par un des spécialistes qu’il recrutait, du nom de Grigori. Je désire en citer la page 2 en commençant au paragraphe 4 du texte anglais, (page 3, paragraphe 4 du texte allemand) :
« Les starostes, qui sont les plus vieux habitants du village, sont très souvent corruptibles. Ils continuent à avoir des travailleurs spécialisés qu’ils arrachent de leur lit la nuit pour les enfermer dans des caves jusqu’à ce qu’on les déporte. Souvent, les travailleurs, hommes et femmes, n’ont pas le temps de faire leurs bagages et, de ce fait, de nombreux travailleurs spécialisés arrivent à leur centre de rassemblement avec un équipement tout à fait insuffisant, sans linge de rechange, sans chaussures, sans ustensiles de table, sans couvertures. Toutefois, dans quelques cas exceptionnels, de nouveaux arrivants furent renvoyés immédiatement chez eux pour prendre les choses indispensables. Si les gens ne revenaient pas immédiatement, ils étaient couramment menacés, battus par la milice du village mentionnée plus haut. Dans quelques cas, des femmes furent battues jusqu’à ce qu’elles ne puissent plus marcher.
« Un cas de châtiment sévère fut en particulier rapporté par moi au commandant de la police civile, le colonel Samek de la place de Sozolinkow, district de Dergatschi. La collusion des starostes et de la Milice fut d’une particulière gravité parce que chacun prétextait que tout était ordonné par les Forces armées allemandes. En réalité, ces dernières ont montré une compréhension large envers les travailleurs spécialisés et la population ukrainienne on ne peut en dire autant de l’Administration et, pour justifier ce dire, je rapporterai qu’une femme est arrivée un jour vêtue d’une simple chemise. »
Je passe maintenant à la page 4 du même document, en commençant à la 10e ligne du 3e paragraphe (dans le texte allemand, page 5 paragraphe 2) :
« Pour ce qui est des incidents rapportés précédemment, on doit remarquer que des travailleurs ont été gardés enfermés dans des voitures pendant de nombreuses heures, les mettant dans l’impossibilité de satisfaire leurs besoins. Il est évident qu’il faut prévoir un temps d’arrêt pour se procurer de l’eau potable, se laver, se soulager. On a pu voir des wagons dans lesquels les travailleurs avaient fait des trous pour satisfaire leurs besoins. Il faut éviter qu’ils le fassent à proximité des gares importantes. »
J’en arrive à la page 5 de ce même document, paragraphe 12 (texte allemand : page 6, paragraphe 1) :
« Les abus suivants ont été rapportés des stations d’épouillage : Dans les salles de douche des femmes et des jeunes filles, le service était partiellement assuré par des hommes qui allaient et venaient, aidant même au savonnage. Inversement, il y avait du personnel féminin dans les salles de douche des hommes. Certaines fois encore, des hommes prirent des photographies dans la salle de douche des femmes. Étant donné que les éléments déportés au cours des derniers mois, ukrainiens pour la plupart, comprennent une grosse majorité de paysans de moralité saine et de mœurs strictes, tout au moins pour ce qui est des femmes, de pareils procédés étaient ressentis comme un affront national. À notre connaissance, il a été mis fin à ces abus sur intervention des commandants de convois. Les rapports sur la prise de photographies proviennent de Halle et le reste s’est passé à Kiewerce. Il se peut d’ailleurs que de telles situations, bien qu’en complète opposition avec l’honneur et la dignité du Grand Reich allemand soient encore signalées ça et là. »
Des malades et des infirmes étaient mêlés aux convois de travailleurs étrangers, sans que l’on y prête la moindre attention. Ceux qui survivaient au voyage, mais arrivaient trop faibles pour pouvoir travailler, étaient renvoyés à leur lieu d’origine comme des bestiaux, de même que ceux qui, tombés malades par suite de l’âpreté du travail, n’étaient plus d’aucune utilité pour l’Allemagne. Le retour s’effectuait dans des conditions aussi pénibles que l’aller, et sans aucune espèce de soins médicaux. Beaucoup moururent et leurs corps furent jetés hors du wagon. On ne se soucia même pas de les enterrer.
Je cite textuellement la 3e page, paragraphe 3, du document PS-054 (page 2, paragraphe 3 dans le texte allemand) :
« Ce retour d’Allemagne de personnes reconnues ou devenues si rapidement inaptes au travail était d’un effet des plus désastreux sur le moral, d’abord des travailleurs spécialistes, ensuite de la population civile. Il n’était pas rare que des convois d’ouvriers spécialisés, à destination de l’Allemagne, croisent des trains de travailleurs réformés. Entre deux trains stationnés côte à côte, quelquefois pour assez longtemps, on échangeait ses impressions.
« Les convois de retour sont tout à fait négligés. Uniquement des malades, des blessés ou des gens affaiblis, le plus souvent entassés à 50 ou 60 par wagon, avec habituellement trois ou quatre hommes pour toute escorte les soins et la nourriture sont insuffisants. Ceux qui reviennent font des récits défavorables, mais certainement exagérés, de la façon dont ils ont été traités en Allemagne et pendant le parcours. Ainsi, de ce que les gens peuvent entendre ou voir de leurs propres yeux, naît une psychose de peur parmi les travailleurs spécialisés, et pratiquement parmi tous les déportés de convois. Plusieurs chefs de convois des 62e et 63e unités des transports, en particulier, donnent de nombreux détails sur ces faits.
« Dans un cas, le chef d’un convoi de travailleurs spécialisés (le lieutenant Hofmann du 63e transport stationné à Darniza) a vu, de ses propres yeux, abandonner sur le talus une personne morte de faim. Une autre fois, trois morts furent déposés par la patrouille sur le côté de la voie et laissés sans sépulture. De même, il est regrettable que les inaptes au travail arrivent ici sans aucune espèce de papiers. Suivant les rapports des chefs de convois, on a l’impression qu’ils sont rassemblés, empilés dans des wagons et renvoyés d’où ils viennent, sous la conduite de quelques hommes d’escorte, sans ravitaillement ni soins médicaux. De même que les chefs de convois, l’office du Travail confirme à l’arrivée cette impression. »
Aussi incroyable que cela puisse paraître, des femmes enceintes partageaient les mêmes wagons que des tuberculeux ou des gens atteints de maladies vénériennes des enfants naquirent qui furent jetés pas les fenêtres des voitures. Des mourants gisaient à même le plancher de wagons de marchandises, sans que l’on ait cru devoir leur accorder une modeste couche de paille.
J’affirme ce qui précède en me référant au document PS-084 déposé sous le nº USA-199. C’est un rapport interministériel dressé par le Dr Gutkelch du ministère de l’accusé Rosenberg ; il est daté du 30 septembre 1942. Je désire citer la page 10 du texte anglais, à partir de la 4e ligne (dans le texte allemand page 22, paragraphe 1) :
« Cette intervention fut rendue nécessaire parce que le train de rapatriés s’est arrêté en face d’un convoi de travailleurs nouvellement recrutés. Des cadavres se trouvaient dans le train de retour. Une catastrophe aurait pu se produire qui fut évitée grâce à l’intervention conciliatrice de Madame Miller. Dans ce même train, des femmes avaient accouché au cours du voyage, et les nouveau-nés avaient été jetés par les fenêtres. Des tuberculeux et des gens atteints de maladies vénériennes voyageaient dans les mêmes wagons. Des mourants gisaient à même le plancher de wagons de marchandises, sans paille, et un cadavre fut abandonné sur un talus le long de la voie. Des faits semblables ont dû se reproduire pour d’autres convois. »
Quelques aspects des transports nazis furent décrits par l’accusé Sauckel lui-même dans son décret du 20 juillet 1942. Je fais allusion tout spécialement au document nº PS-2241-2, maintenant USA-200. Je demande au Tribunal de tenir pour acquis que l’original de ce décret a été publié dans la section B-1 a, à la page 48 du livre intitulé : Die Beschäftigung von ausländischen Arbeitskräften in Deutschland.
Je cite le texte anglais, page 1, paragraphe 2 :
« Suivant les rapports de chefs de convois qui m’ont été présentés, les trains spéciaux fournis par les chemins de fer allemands étaient trop souvent en mauvais état. De nombreuses vitres manquaient aux fenêtres on utilisait parfois de vieux wagons français sans lavabos et les travailleurs étaient obligés d’évacuer un compartiment, transformé ensuite en cabinets. Il faut encore signaler que certaines voitures n’étaient pas chauffées en hiver, si bien que les water-closets devenaient rapidement inutilisables, les canalisations d’eau se gelant et les chasses d’eau ne pouvant de ce fait plus fonctionner. »
Le Tribunal aura certainement remarqué que nombre des documents présentés ne sont autres que des plaintes de fonctionnaires du Ministère de l’accusé Rosenberg entre autres et concernent les conditions dans lesquelles étaient recrutés et vivaient les travailleurs étrangers. Je pense qu’il n’est pas inutile de faire remarquer que ces documents ont été présentés par le Ministère Public à double fin : celle d’établir d’abord les faits relatés ici, ce qui est évident, mais aussi de montrer que les conspirateurs nazis ont eu connaissance de ces faits et que, malgré cela, ils ont persisté dans la réalisation de leur programme d’asservissement intensif des ressortissants des pays occupés.
Une fois en Allemagne, ces nouveaux esclaves étaient brutalisés de façon presque incroyable par leurs nouveaux maîtres et leurs conditions de vie étaient des plus dégradantes. La façon dont on les traitait est notamment exposée dans les propres déclarations des conspirateurs, comme par exemple dans le document PS-016, déposé sous le nº USA-168. Je me réfère à la page 12, paragraphe 2 du texte anglais (page 17 du texte allemand, paragraphe 4). Je cite textuellement :
« Tous les hommes doivent être nourris, logés et traités de telle manière qu’ils puissent produire au maximum, les frais de leur entretien étant réduits au minimum. »
L’emploi de la violence et de la brutalité fut chaleureusement recommandé par l’accusé Speer pour stimuler la production celui-ci, en effet, fit en présence de l’accusé Sauckel, au cours d’une réunion du Comité central du Plan, des déclarations déjà versées au dossier. Je fais allusion au document R-124 dont j’ai d’ailleurs déjà parlé et qui a été déposé sous le nº USA-179 ; je me réfère tout spécialement à la page 42, paragraphe 2 de ce document.
L’accusé Speer, à cette réunion, déclara ce qui suit :
« Nous ne pouvons pas non plus ne pas aborder la question de l’absentéisme. Ley a établi que, dans les usines auxquelles des médecins avaient été attachés, la proportion des malades était immédiatement tombée de un quart à un cinquième. On ne peut qu’approuver les SS et la police qui prennent des mesures draconiennes allant jusqu’au camp de concentration contre les fainéants. Il n’y a pas d’autre moyen. Il ne faudra pas longtemps avant que les gens sachent à quoi s’en tenir. »
À une réunion postérieure du Comité central du Plan, le Feldmarschall Milch en admit le principe, tout au moins en ce qui concerne les travailleurs. À nouveau je me réfère au document R-124, page 26, paragraphe 2 dans le texte anglais et page 17, paragraphe 1 dans le texte allemand. À cette réunion, à laquelle Speer assistait, le Feldmarschall Milch déclara textuellement :
« La liste des fainéants devrait être remise en mains sûres, à Himmler. »
Milch pensait tout particulièrement aux travailleurs étrangers. C’est ce qui ressort du même document R-124, page 26, paragraphe 3 (page 18 dans le texte allemand, paragraphe 3) où il déclare :
« C’est pourquoi il n’est pas possible de tirer le maximum de chaque travailleur étranger, à moins que nous leur imposions le travail aux pièces. À ce moment, nous aurons la possibilité de prendre des mesures contre les étrangers qui ne font pas leur tâche. »
Dans la pratique, la condition des travailleurs étrangers fut même encore plus précaire que tout ce qui avait été projeté par les conspirateurs. À la vérité ces malheureux recrutés de force furent accablés de travail bien que sous-alimentés on les obligea à vivre dans des camps surpeuplés où ils étaient traités comme des prisonniers. On leur refusa logement et vêtements dignes de ce nom, les soins médicaux les plus élémentaires. De ce fait, ils furent atteints d’un grand nombre de maladies. Ils étaient en général forcés de travailler plusieurs heures consécutives jusque et au-delà de l’épuisement, battus et soumis à toutes sortes d’humiliations inhumaines.
Ces mauvais traitements étaient par exemple le lot habituel des ouvriers des usines Krupp. Les ouvriers étrangers y recevaient une nourriture insuffisante qui ne les mettait pas en mesure d’accomplir le travail exigé.
Je me réfère au document D-316 (USA-201), qui provient du dossier Krupp ; c’est un mémorandum adressé à M. Hupe, l’un des directeurs de l’usine de locomotives Krupp à Essen, en Allemagne, et daté du 14 mars 1942 (papier à en-tête Krupp). Je me réfère à la page 1 du texte anglais, en commençant par le paragraphe 1 qui dit textuellement :
« Ces derniers temps, nous avons constaté que la nourriture des Russes employés ici est si misérable que ces gens s’affaiblissent de jour en jour. Une enquête a montré qu’un seul ouvrier russe est incapable, par exemple, de mettre en place convenablement une pièce de métal à tourner, par manque de force, et le même fait peut être constaté partout où sont employés des Russes. »
La condition des travailleurs étrangers des camps Krupp est décrite en détail dans un affidavit donné à Essen (Allemagne) par le Dr Wilhelm Jäger, le médecin-chef de chez Krupp ; c’est le document D-288 (USA-202) :
« Je, soussigné, Dr W. Jaeger, docteur en médecine générale à Essen (Allemagne) et environs, né en Allemagne le 2 décembre 1888 et vivant actuellement à Kettwig, Sengenholz, 6 (Allemagne), fais la déclaration suivante de ma propre volonté je n’ai été menacé d’aucune façon et il ne m’a été promis aucune récompense.
« Le 1er octobre 1942, je fus nommé médecin-chef des camps Krupp de travailleurs étrangers et chargé de la surveillance médicale de tous les camps de travailleurs des usines Krupp à Essen. Entre autres, j’étais chargé d’établir pour mes supérieurs, des rapports sur l’état sanitaire des travailleurs des camps. J’avais à visiter chacun de ces camps d’expérience personnelle je puis déclarer ce qui suit :
« Mon premier acte officiel fut de procéder à une complète inspection des camps où, en octobre 1942, j’ai constaté ce qui suit :
« Les travailleurs de l’Est et les Polonais qui travaillaient aux usines Krupp à Essen vivaient dans des camps situés à Seumannstrasse, Groperstrasse, Spenlestrasse, Heegstrasse, Germaniastrasse, Kapitän-Lehmannstrasse, Dechenschule et Krämerplatz. » – Dorénavant, l’expression « travailleurs de l’Est » englobera les Polonais. – « Tous ces camps étaient entourés de fils de fer barbelés et gardés de près.
« Les conditions de vie dans tous les camps étaient très mauvaises les camps étaient surpeuplés. Dans certains, il y avait deux fois plus de monde que ne l’auraient permis des conditions sanitaires normales. À Krämerplatz, les travailleurs dormaient sur des châlits à trois étages, dans d’autres camps, à deux étages alors que les services de santé prescrivaient un minimum de 50 centimètres entre chaque étage, les couchettes dans ces camps n’étaient séparées que par 20 à 30 centimètres au maximum.
« La nourriture des travailleurs de l’Est était nettement insuffisante : on leur allouait 1.000 calories de moins par jour qu’au ressortissant allemand touchant les rations les plus faibles. De plus, alors que les travailleurs de force allemands recevaient 5.000 calories par jour, les travailleurs de l’Est effectuant les mêmes tâches n’en recevaient que 2.000. Les travailleurs de l’Est n’avaient que deux repas par jour, plus leur ration de pain. Un de ces deux repas consistait en une soupe très claire. Je ne pourrais pas certifier que les travailleurs de l’Est aient en fait reçu le minimum prescrit. Plus tard, en 1943, quand j’entrepris de contrôler la préparation de la nourriture, je me rendis compte qu’en de nombreux cas, des denrées étaient soustraites par les cuisiniers sur les rations des ouvriers.
« Le plan de rationnement ne prévoyait par semaine qu’une quantité de viande insignifiante. Encore s’agissait-il d’une viande inférieure refusée par les vétérinaires, telle que la viande de cheval ou de la viande tuberculeuse. Cependant cette viande était habituellement cuite avec la soupe…
« Le pourcentage des malades parmi les travailleurs de l’Est était deux fois plus élevé que chez les Allemands. Ils étaient très fréquemment atteints de tuberculose. Le pourcentage des travailleurs de l’Est atteints de tuberculose était quatre fois plus élevé que celui des Allemands (Allemands 0,5 %, travailleurs de l’Est 2 %). À la Dechenschule, approximativement deux et demi pour cent des travailleurs souffraient de tuberculose. Les Tartares et les Kirghizes étaient les plus fréquemment atteints de cette maladie. Ils mouraient comme des mouches. Des conditions de logement déplorables, la mauvaise qualité et l’insuffisance de la nourriture, le surmenage, pas assez de repos, tout cela ne pouvait que favoriser la tuberculose.
« Ces travailleurs étaient aussi atteints du typhus exanthématique propagé par les poux qui ne manquaient pas non plus. Une armée de puces, punaises et autres parasites ne cessait de torturer les occupants de ces camps : tous les travailleurs de l’Est étaient affligés de maladies de peau. L’insuffisance de la nourriture occasionnait aussi œdèmes de la faim, néphrites et dysenteries.
« Le règlement prévoyait que les ouvriers ne pouvaient cesser le travail, à moins qu’un docteur du camp n’ait certifié une incapacité. À Seumannstrasse, Grieperstrasse, Germaniastrasse, Kapitän-Lehmannstrasse et Dechenschule, il n’y avait pas de visites journalières. Dans ces camps, les docteurs de service ne venaient que tous les deux ou trois jours ; les travailleurs devaient en conséquence aller travailler, même malades, jusqu’à ce qu’un docteur arrive.
« Je fis tout pour améliorer les conditions de vie de ces camps lorsque cela était en mon pouvoir : j’obtins que l’on construisît de nouvelles baraques cependant les camps restaient surpeuplés. J’essayai d’améliorer les conditions sanitaires misérables à Krämerplatz et Dechenschule en y faisant installer quelques lavabos de fortune mais leur nombre restait insuffisant et la situation matérielle de ces camps n’en fut pas sensiblement modifiée.
« Avec les terribles raids aériens de mars 1943, les conditions de vie dans les camps s’aggravèrent encore. Les problèmes du logement, de la nourriture et des soins médicaux devinrent plus aigus que jamais. Les travailleurs devaient vivre dans les ruines de leurs baraquements. Les fournitures médicales, les bandages épuisés, perdus ou détruits, étaient difficilement remplaçables. À certains moments, l’eau manqua complètement dans certains camps pour des périodes d’une ou deux semaines. Nous pûmes installer quelques lavabos de fortune, mais ils étaient loin de suffire aux besoins.
« À partir de mars 1943, après les premiers raids aériens massifs, nombre de travailleurs étrangers furent logés à même les usines Krupp, dans la pièce même où ils travaillaient, à l’abri d’une cloison en bois. L’équipe de jour y dormait la nuit et l’équipe de nuit, le jour, en dépit du bruit qui donc ne cessait jamais. Je crois que ces conditions de vie se sont maintenues jusqu’à l’arrivée des troupes américaines à Essen.
« À mesure que les raids se multipliaient, les conditions s’aggravaient. Le 28 juillet 1944, je fis le rapport suivant à mes supérieurs : “Au baraquement des malades du camp Rabenhorst, les conditions matérielles sont si mauvaises qu’on ne peut plus parler d’infirmerie. La pluie ruisselle de tous côtés et il devient impossible d’abriter les malades. La production est compromise parce que les malades ne peuvent pas se remettre, d’où diminution de main-d’œuvre”.
« À la fin de 1943 ou au commencement de 1944 – je ne peux certifier exactement la date – j’obtins pour la première fois la permission de visiter des camps de prisonniers de guerre. Mon inspection me révéla que les conditions de vie dans ces camps étaient pires que celles que j’avais constatées dans les camps de travailleurs de l’Est en 1942. Le matériel sanitaire y était virtuellement inexistant. J’essayais de porter remède à une telle situation et je me mis en rapport avec les autorités de la Wehrmacht chargées de veiller à l’état sanitaire des prisonniers de guerre. Mes démarches répétées demeurèrent sans résultats. Après deux semaines de visites et de demandes pressantes, je finis par obtenir, en tout et pour tout, 100 tablettes d’aspirine pour 3.000 prisonniers de guerre.
« Le camp de prisonniers de guerre français à Noeggerathstrasse avait été détruit par une attaque aérienne et ses occupants furent obligés de loger pendant près de six mois dans des niches à chiens, des urinoirs et de vieux fours à pain. Les niches étaient hautes de 1 mètre, longues de 3 et larges de 2 mètres. Cinq hommes logeaient dans chacune de ces niches. Les prisonniers devaient y entrer à quatre pattes. Ce camp ne contenait ni tables, ni chaises, ni placards et les couvertures y étaient en nombre insuffisant. Il n’y avait pas d’eau. Les médecins tenaient leurs consultations en plein air. Nombre de ces faits furent relatés par un rapport du Dr Stinnesbeck en date du 12 juin 1944 où il est dit :
« … 315 prisonniers occupent encore ce camp, mais 170 d’entre eux ne logent plus dans des baraques, ils vivent dans le passage souterrain de la Grunnertstrasse sur la ligne Essen-Mülheim. Ce tunnel est humide et il ne présente aucune des conditions requises pour que des hommes puissent y vivre de façon permanente. Le reste des prisonniers est logé dans dix bâtiments des usines Krupp. Les soins médicaux leur sont donnés par un médecin militaire français qui véritablement se donne beaucoup de peine pour ses compatriotes. Il faut amener les malades des usines Krupp à la visite. La consultation se tient dans les lavabos d’un édifice public incendié à l’extérieur du camp. Les quatre infirmiers français couchent dans les anciens urinoirs. Dans le quartier des malades deux châlits sont aussi superposés. En général, les soins se donnent en plein air et quand il pleut, la visite a lieu dans la petite pièce mentionnée plus haut. Cela ne peut durer. Il n’y a pas de tables, pas de chaises, pas d’eau et l’on ne peut tenir un registre des malades. Le ravitaillement en pansements et produits pharmaceutiques est des plus réduits bien que très souvent des ouvriers gravement blessés soient amenés à ce poste d’urgence pour y être pansés avant le transfert à l’hôpital. Pour ce qui est de la nourriture, violentes réclamations aussi que les gardiens reconnaissent fondées. Dans de telles conditions il ne faut pas s’étonner du mauvais état sanitaire des ouvriers et des pertes de main-d’œuvre qui en résultent.
« Dans un rapport adressé à mes supérieurs aux usines Krupp le 2 septembre 1944, je déclarais :
« Le camp d’Humboldtstrasse était occupé par des militaires italiens internés. Après qu’il eût été détruit par un raid aérien, les Italiens quittèrent le camp et 600 Juives du camp de concentration de Buchenwald y furent cantonnées, qui travaillaient aux usines Krupp. Lors de ma première inspection de ce camp, je trouvais des femmes, avec des plaies ouvertes entre autres : j’étais le seul docteur qu’elles aient vu depuis quinze jours. Aucun docteur n’était attaché à ce camp, il n’y avait pas de médicaments non plus. Ces femmes n’avaient pas de chaussures et marchaient pieds nus. Leur seul vêtement se composait d’un sac, où trois trous avaient été percés pour la tête et les bras. On leur avait rasé les cheveux. Le camp était entouré de fils de fer barbelés, et étroitement surveillé par des gardiens SS.
« La nourriture du camp était particulièrement insuffisante et de mauvaise qualité. Les baraques où vivaient ces femmes étaient en ruines et ne les abritaient en aucune façon de la pluie ou des conditions atmosphériques défavorables. Je fis un rapport à mes supérieurs mentionnant que les gardiens eux-mêmes vivaient et dormaient en dehors des baraquements où l’on ne pouvait entrer sans être aussitôt poursuivi par des dizaines de puces. Un docteur placé sous mes ordres refusa de continuer à s’occuper du camp après avoir été une fois dévoré par les puces. Par deux fois, j’ai visité ce camp avec M. Grœne et chaque fois nous le quittâmes couverts de piqûres. Nous eûmes de grosses difficultés à nous débarrasser des puces et de tous les insectes qui nous avaient attaqués. J’en conservai de nombreuses cloques sur les bras et le reste du corps. Je demandai en conséquence à mes supérieurs de chez Krupp de faire désinfecter le camp pour mettre fin à cette situation intolérable, causée par les parasites. En dépit de ce rapport, je ne constatai aucune amélioration des conditions sanitaires, lors de ma seconde inspection, une quinzaine de jours plus tard.
« Quand finalement les travailleurs étrangers devenaient trop malades ou inaptes au travail, on les remettait à l’office du Travail à Essen et de là, ils partaient pour le camp de Friedrichsfeld. Parmi ceux qui furent remis à cet office, se trouvaient des cas graves de tuberculose, de malaria, de maladies nerveuses, de cancers qui ne pouvaient plus être opérés, d’usure ou de faiblesse générale. Je ne peux rien dire des conditions d’existence qui régnaient dans ce camp car je ne l’ai jamais visité. Je sais seulement que c’était l’endroit où l’on envoyait les travailleurs qui n’étaient plus d’aucune utilité à Krupp.
« Mes collègues et moi rapportâmes ces faits à M. Ihn, directeur de la société Friedrich Krupp A.G., au Dr Wiele, médecin personnel de Gustave Krupp von Bohlen und Halbach, au commandant principal du camp Kupke et à plusieurs reprises au service de santé d’Essen. Je sais, de plus, que ces personnalités ont elles-mêmes visité ces camps.
« Signé : Dr Wilhelm Jaeger. »
Nous suspendons l’audience jusqu’à 2 heures.