VINGT-SIXIÈME JOURNÉE.
Jeudi 3 janvier 1946.
Audience de l’après-midi.
Vous nous avez parlé d’un accord écrit entre les chefs des Einsatzgruppen et l’Armée, savez-vous si les fonctions et les objectifs des Einsatzgruppen étaient ou non déterminés par cet accord ? L’accord fixait-il les tâches de ces groupes ?
Je ne me souviens plus. En tout cas, la tâche de liquidation n’était pas mentionnée.
Comprenez-vous ma question ?
Oui. Je ne me souviens plus très bien s’il y avait dans l’accord une clause générale concernant des fonctions et activités de surveillance policière dans la zone d’opérations, mais je suis certain qu’il ne contenait rien sur la liquidation.
Vous avez déclaré qu’il y avait eu un ordre général pour la liquidation de tous les Juifs. Cet ordre était-il écrit ?
Non.
Savez-vous qui a donné cet ordre ?
La question se rapporte-t-elle à l’activité des Einsatzgruppen ?
Oui.
En ce qui concerne les Einsatzgruppen, cet ordre leur fut d’abord transmis par les soins de Himmler, Heydrich et Streckenbach, puis il fut répété personnellement par Himmler.
Un ordre similaire a-t-il été donné à l’Armée ?
Sous cette forme, je ne connais pas d’ordre donné à l’Armée.
Les avocats veulent-ils contre-interroger le témoin ?
Témoin, vous avez dit que quelques semaines avant le début de la campagne de Russie, des conférences ont eu lieu pour déterminer la mission des Einsatzgruppen et des Einsatzkommandos. Étiez-vous personnellement présent à ces conférences ?
Puis-je rectifier brièvement, en disant que le sujet principal ne portait pas sur les missions des Einsatzgruppen, mais sur le plan d’organisation dans la zone des opérations…
Un instant. Veuillez répéter, s’il vous plaît.
Puis-je d’abord rectifier en disant que, d’après mes souvenirs, le sujet principal ne portait pas sur les missions des Einsatzgruppen, mais sur la mise sur pied de ces organisations mobiles, en vue d’une activité dans le cadre des opérations des éléments de l’Armée ?
En d’autres termes, il s’agissait de missions comprises dans la sphère d’action de l’Armée.
Oui.
Vous avez dit qu’un accord écrit fut conclu entre le RSHA d’une part, et l’OKW et l’OKH d’autre part. Savez-vous quelle différence existait entre l’autorité de l’OKW et celle de l’OKH ?
Oui.
Qui représentait l’OKW à ces entretiens ?
Je ne peux pas avancer de noms, car je n’assistais pas personnellement à ces entretiens qui furent conduits d’un côté, par Heydrich et, d’un autre côté, par son représentant Schellenberg.
Schellenberg, dans un affidavit qui a été produit ici, a parlé de ces questions, mais il a nommé le Generalquartiermeister Wagner en tant qu’autorité avec laquelle il eut à traiter à l’époque. Vous souvenez-vous maintenant si ce fut également le cas pour les conférences dont vous avez parlé ?
Le Generalquartiermeister Wagner est, en tout cas, l’un des rares noms dont je me souvienne encore à propos de ces conférences.
Savez-vous que le Generalquartiermeister Wagner n’avait rien à faire avec l’OKW en tant qu’institution ?
Oui.
Vous ne pouvez donc pas nous citer de personnalités pouvant être considérées comme les représentants de l’OKW ?
Non, je ne peux pas. J’ai seulement dit que je me souvenais, et c’est là un souvenir visuel, de l’en-tête OKW-OKH. J’ai supposé que ce double titre indiquait que des négociations importantes avaient certainement lieu avec Canaris et que des arrangements avec Canaris étaient compris dans cet accord. C’est ce qui expliquait cet en-tête OKW-OKH, qui paraissait étrange, même à moi-même puisque l’OKH, en soi, était l’organisme compétent en matière de mouvements et de ravitaillement.
Bien entendu, il n’y a jamais eu d’en-tête commune OKW-OKH. Dans votre cas, il n’a pu s’agir que d’une quelconque copie à la machine ?
Oui, je vois encore une feuille ronéotypée.
Savez-vous quelles signatures figuraient sur ce document dont vous vous souvenez ?
Je ne m’en souviens plus. Je regrette.
Un des juges a déjà suggéré que les ordres n’auraient pas manqué de résulter d’un tel accord. Le nom de l’OKW, ou sa griffe, est-il porté sur un ordre de ce genre ?
Je ne vois pas de quel ordre vous voulez parler.
Lorsqu’un accord est conclu entre deux institutions différentes, telles que l’office principal de la Sécurité du Reich d’une part, et, par exemple, l’OKH, d’autre part, il faut bien que l’organisme chargé de l’exécution des clauses de l’accord en ait connaissance sous la forme appelée Ordre dans le langage militaire. Vous souvenez-vous d’un tel ordre émanant de l’OKW ?
Je n’ai jamais reçu de tels ordres de l’Armée de terrre ou de l’OKW. Je ne recevais que des ordres ou des suggestions de la part de l’Armée.
De l’Armée ou de votre supérieur hiérarchique ?
Non, je parle maintenant de l’Armée de terre…
Il n’y avait donc aucune relation d’aucune sorte entre vous, chef de l’Einsatzgruppe, et l’OKW, en tant que tel ?
Aucune relation directe. Je sais très bien que certains rapports sont arrivés jusqu’à l’OKW, par la voie hiérarchique.
Si vous le savez, pouvez-vous me dire à quel service car l’OKW en comprenait un grand nombre ?
Je crois qu’en dernier ressort, c’était Canaris qui les recevait.
Je vous remercie.
Témoin, en votre qualité de chef du SD et du Cabinet du Reich, vous pouvez certainement avoir une idée de la confiance qu’on pouvait accorder aux membres du Cabinet du Reich et du respect du secret sur les questions d’importance vitale. Je vous demande de me dire si, à votre avis, l’ordre relatif aux liquidations qui a été discuté aujourd’hui tire son origine du Cabinet du Reich, et si cet ordre a été communiqué aux différents membres du Cabinet ?
Je suis convaincu qu’on doit répondre par la négative aux deux questions.
Je voudrais en outre poser quelques questions au témoin, au nom de l’accusé Speer ; l’avocat de l’accusé Speer est absent et en tant que confrère, je me suis chargé de le remplacer.
Témoin, savez-vous que l’accusé Speer, contrairement aux ordres de Hitler, a pris des mesures afin d’éviter la destruction d’installations industrielles et autres ?
Oui.
… et que ces mesures concernaient outre l’Allemagne, les territoires de Haute-Silésie qui étaient encore occupés à ce moment-là… ?
Je crois avoir eu connaissance de ces mesures si tardivement que, abstraction faite de certaines petites régions à l’Ouest, elles ne concernaient plus aucun territoire de l’Est.
Je voudrais poser encore une question, à laquelle vous pourrez peut-être répondre. Savez-vous si l’accusé Speer, à la mi-février de l’année dernière a préparé un attentat contre Hitler ?
Non.
Savez-vous que Speer a entrepris de livrer Himmler aux Alliés, afin qu’il pût prendre ses responsabilités et décharger éventuellement ceux qui étaient innocents ?
Non.
Cette question recevra probablement la réponse affirmative d’un autre témoin.
Êtes-vous bien au courant des événements du 20 Juillet ?
Pour une grande partie.
Savez-vous que les conjurés du 20 juillet avaient projeté également de maintenir l’accusé Speer à la tête de son ministère ?
Oui.
Connaissez-vous les détails ?
Je sais seulement par les membres du complot du 20 juillet qu’ils lui avaient laissé, dans un projet d’organisation, la direction du ministère de l’Armement.
Témoin, croyez-vous que cette intention des conjurés du 20 juillet avait pour cause le fait que Speer, étant donné son activité, était considéré non seulement dans ces milieux, mais même ailleurs, comme un technicien pur et non pas comme un politicien ?
Il est très difficile de répondre à cette question. Il est très difficile de ne pas être considéré comme politicien, si l’on a eu des rapports aussi étroits avec les autorités du Reich qui prenaient des décisions politiques en dernier ressort, et si l’on a peut-être aussi été un facteur important dans les suggestions et les projets dont procédèrent les décisions. D’autre part, le ministre Speer était connu pour ne pas être qu’un politicien ou du moins on le supposait.
Témoin, savez-vous que la Gestapo a été créée en Prusse en avril 1933 ?
Je ne connais pas le mois, mais je suis sûr de l’année.
Savez-vous quel était le but poursuivi en créant cette institution ?
Son but était de combattre les adversaires politiques qui pouvaient être dangereux pour l’État.
Savez-vous comment cette institution, qui, à l’origine, ne devait fonctionner qu’en Prusse, fut étendue à tout le Reich ?
C’est en 1933 ou 1934 que fut instituée dans tous les États (Länder) une Police politique. Ces polices politiques, autant que je m’en souvienne, furent, en 1934, officiellement soumises à l’autorité du Reichsführer SS en sa qualité de chef de la Police politique des pays. Le premier Quartier Général central fut réalisé par le service de la Police secrète de Prusse. Après la création du service principal de la Sicherheitspolizei, Himmler délégua ses fonctions de commandement à Heydrich, qui les remplit à l’aide du service principal de la Sicherheitspolizei.
Qui a créé et établi la Police d’État dans les différents Länder ?
Je ne peux pas donner de réponse à cette question.
Savez-vous si, dès avant 1933, dans le territoire qui constituait alors le Reich, existait une institution similaire de Police politique ?
Oui, elle existait. Si je me souviens bien, à la Direction générale de la Police de Berlin, et je crois que c’était le service I A. Dans tous les cas, il y avait des organismes de Police politique.
Savez-vous quelque chose des activités de cette institution qui existait avant 1933 ?
Oui, elles étaient les mêmes, en principe tout au moins.
Savez-vous quelque chose sur le personnel de la Gestapo qui, dans l’ensemble, était une institution nouvelle et par conséquent ne fut pas constituée au moyen d’un transfert de personnel déjà existant ?
Lorsque je fis connaissance avec la Police d’État, il est certainement exact que son noyau d’experts provenait de la Police criminelle, et la majorité des chefs de service, je veux dire des services régionaux de la Police d’État, sortaient des rangs de l’administration civile, peut-être aussi des services de Police des différents États (Länderpolizeiverwaltungen), et que même, pour un certain nombre, ils avaient été détachés par l’administration civile. De même pour les spécialistes de l’Amt IV, c’est-à-dire la Gestapo.
Vous dites que la majorité des fonctionnaires furent détachés ?
Je n’ai pas dit qu’ils furent en majorité détachés, mais seulement un certain nombre.
Un certain nombre ont été détachés. Existait-il ou non pour ces membres de la Gestapo la possibilité de se refuser à leur transfert dans la Gestapo, s’ils ne le désiraient pas eux-mêmes ?
Je n’affirmerais pas qu’une résistance nette ait été possible. Certains auraient peut-être pu réussir à l’éviter en rusant, s’ils n’avaient pas voulu y entrer. Mais si l’on était détaché dans un service par l’administration civile, en tant que fonctionnaire, il n’y avait simplement qu’à obéir. En tant que fonctionnaire, il le fallait…
Les membres de la Gestapo comprenaient évidemment, uniquement ou presque, des fonctionnaires ? En savez-vous quelque chose ?
Pendant la guerre, ce n’était certainement plus le cas. Mais, en règle générale, on peut supposer que ce n’étaient que des fonctionnaires, dans la mesure où ils étaient des spécialistes. Certains, en cours d’apprentissage, n’étaient évidemment pas encore fonctionnaires ; d’autres n’étaient que des employés, surtout parmi les auxiliaires.
Pouvez-vous me dire le chiffre approximatif des membres de la Gestapo, vers la fin de la guerre ?
J’estime que toute l’organisation de la Gestapo, y compris les services régionaux et des territoires occupés, comprenait 30.000 personnes environ.
Il y avait donc dans la Gestapo un pourcentage considérable de fonctionnaires qui n’étaient que de simples exécutants administratifs, et qui n’avaient aucun pouvoir exécutif ?
Certainement.
Et quel était le pourcentage de ces fonctionnaires qui remplissaient des fonctions purement administratives ?
Il faut d’abord préciser que ce chiffre comprenait les auxiliaires parmi lesquels se trouvaient des femmes ; mais je ne peux vous donner aucun chiffre immédiatement ; il est certain cependant qu’une proportion d’un spécialiste pour trois ou quatre personnes non employées à des fonctions exécutives ne saurait être considérée comme excessive.
Savez-vous qui était responsable de la direction ou de l’administration des camps de concentration ?
C’était l’Obergruppenführer Pohl.
La Gestapo avait-elle quelque chose à voir dans la direction et l’administration des camps de concentration, ou non ?
D’après ce que je sais, non.
Il n’y avait donc pas de personnel de la Gestapo en fonctions dans les camps de concentration, ou qui ait pris part aux mesures qui furent exécutées dans ces camps ?
Pour autant que je pouvais m’en rendre compte, seuls les fonctionnaires de la Police d’État qui procédaient à des interrogatoires, exerçaient leur activité dans les camps de concentration.
La Gestapo a-t-elle participé de quelque manière que ce soit aux exécutions massives entreprises par votre Einsatzgruppe et que vous avez décrites ce matin ?
Autant que chacun de ceux qui faisaient partie de ces Einsatzgruppen.
Je prie le Tribunal de bien vouloir, après le retour de l’accusé Kaltenbrunner, m’autoriser à interroger à nouveau ce témoin, car je ne puis me baser que sur les informations que j’ai reçues de Kaltenbrunner.
Je pense que le Tribunal sera disposé à vous permettre de poser d’autres questions plus tard.
Je vous remercie.
Témoin, vous avez parlé des conférences qui eurent lieu à l’OKW et qui aboutirent à un accord entre l’OKW et l’OKH d’une part, et l’office central de la sécurité du Reich (RSHA) d’autre part. Je voudrais savoir si vous pouvez affirmer que, lors de ces conférences, on a parlé de l’extermination et du massacre des Juifs.
Je ne peux rien dire de précis à ce sujet, mais je ne le crois pas.
Vous ne le croyez pas ?
Non.
En outre, vous nous avez dit que le Commandement en chef de la 11e armée était au courant de ces liquidations. Je voudrais vous poser la question suivante : savez-vous quelque chose sur les Commandants en chef des autres armées ?
En général, ils devaient en avoir été informés par le discours du Führer, avant la campagne de Russie.
C’est une conclusion que vous tirez vous-même ?
Ce n’est pas une conclusion que j’ai tirée moi-même. Je la déduis du contenu du discours que, sur les déclarations de Himmler, Hitler avait fait aux Commandants en chef.
Vous avez parlé d’instructions qui auraient été données par le Commandant en chef de la 11e armée. Quel genre d’instructions était-ce ?
J’ai parlé une fois du Commandant en chef à propos du cas de Nicolaïev, où l’on donna des instructions pour faire procéder aux liquidations à 200 kilomètres du Quartier Général de l’Armée.
La deuxième fois, je n’ai pas parlé du Commandant en chef, mais de l’État-Major de l’Armée à Simferopol, car je ne sais pas exactement qui avait demandé à l’Einsatzkommando compétent à Simferopol d’activer les liquidations.
Voilà la question que je voulais poser : à quel personnage de la 11e armée avez-vous eu affaire à cette époque-là ?
Je n’ai moi-même jamais traité de cette question avec qui ce soit, parce que ces problèmes ne me concernaient pas de façon directe, mais le Haut Commandement de l’Armée traitait avec l’Einsatzkommando local compétent, soit par l’entremise du service de l’Armée compétent qui était toujours en contact avec les Einsatzkommandos, c’est-à-dire le service I-C ou I-CAO, soit par l’État-Major du Quartier Général.
Qui vous donnait les instructions de marche ?
Les instructions de marche étaient généralement données par le chef d’État-Major.
Par le chef d’État-Major. Le Commandant en chef de l’Armée, à l’époque dont nous parlons, était bien von Manstein ? À cet égard, avez-vous jamais reçu un ordre signé de von Manstein ?
Je ne me souviens d’aucun ordre de cette sorte. Mais, lors de la discussion des progressions, des entretiens personnels eurent lieu entre von Manstein, le chef d’État-Major et moi-même.
Lors de la discussion des progressions ?
Oui.
Vous avez dit que l’Armée était hostile à ces liquidations. Pouvez-vous dire comment cela s’est manifesté ?
Ce n’est pas l’Armée mais les chefs qui y étaient secrètement opposés.
Oui, mais je veux dire, comment vous en êtes-vous rendu compte ?
Je m’en suis rendu compte par mes entretiens, car ce n’est pas seulement les chefs de l’Armée qui étaient opposés à ces exécutions, mais la plupart de ceux qui étaient obligés d’y procéder.
Je vous remercie.
Avez-vous eu connaissance dans votre service des dossiers relatifs au Reichsbankpräsident Schacht.
Non.
Savez-vous pourquoi Schacht, ancien président de la Reichsbank, a été arrêté, après le 20 juillet 1944, et interné dans un camp de concentration ?
II est probable que l’occasion du 20 juillet était favorable pour accuser éventuellement le président Schacht qui était connu comme un ennemi du Parti. Grâce à des témoignages ou à quelque autre moyen, on aurait pu le poursuivre en raison des événements du 20 juillet.
L’accusé Schacht était donc connu chez vous comme un ennemi du Parti ?
Oui, et au moins depuis 1937 ou 1938.
Depuis 1937 ou 1938 ? et vous le soupçonniez également d’avoir participé à des putsch ?
Moi, personnellement, non, car je ne m’occupais pas de ces questions. On le soupçonnait surtout à cause de son hostilité bien connue. Mais ces soupçons, pour autant que je sache, ne se confirmèrent pas.
Pouvez-vous me dire qui a ordonné l’arrestation de Schacht ?
Non, je ne peux pas le dire.
Vous ne savez donc pas non plus si l’arrestation fut ordonnée par le Führer, ou par Himmler, ou par une autorité subalterne ?
Je ne pense pas que cet ordre ait pu venir d’une autorité subalterne.
Vous supposez qu’il est venu du Führer ?
Au moins de Himmler.
Témoin, si je vous ai bien compris, vous avez dit qu’au début de 1933, après la prise du pouvoir par Hitler, la Gestapo fut créée en Prusse ; mais il existait déjà une organisation chargée de missions similaires en Prusse, à la direction générale de la Police à Berlin, dans le service I A ; cette organisation était alors opposée au national-socialisme, tandis que c’est maintenant le contraire qui est vrai, mais sa mission consistait aussi à surveiller les adversaires politiques et au besoin à les arrêter, assurant ainsi la protection de l’État contre eux ?
Oui.
Vous avez dit de plus, qu’en 1933, après la prise du pouvoir, tous les autres états (Länder) en dehors de la Prusse furent dotés d’une Police politique ?
Oui, dans le courant des années 1933-1934.
Cette police, qui existait dans les différents États, fut alors unifiée en 1934, sous les ordres de Himmler ?
Tout d’abord, elles ne furent pas centralisées, mais Himmler devint effectivement chef de la Police de tous les États.
Encore une autre question : la Gestapo prussienne fut-elle, dès 1933, l’autorité supérieure pour les divers autres États ou ne le devint-elle qu’après qu’Himmler en eût assumé la direction en 1934 ?
Je ne crois pas que la Police d’État prussienne, qui, après tout, était sous les ordres du Reichsmarschall Göring, devint alors compétente pour les autres États.
Je parlerai au nom du Grand Amiral Raeder. Témoin, vous avez fait allusion, tout à l’heure, à un discours du Führer devant les Commandants en chef, où il leur parla de l’extermination des Juifs. De quelle conférence voulez-vous parler ?
D’une conférence qui eut lieu peu de temps avant la campagne de Russie au Quartier Général du Führer, et à laquelle participèrent les Commandants en chef des groupes d’armées et des armées.
Les Commandants en chef des diverses armes de la Wehrmacht étaient-ils absents ?
Je n’en sais rien.
Étiez-vous présent à cette conférence ?
Non, j’ai raconté ce qui s’était passé à cette conférence, en me fondant sur une conversation que j’eus avec Himmler…
Cette conversation avec Himmler eut-elle lieu en présence de beaucoup de gens, ou fut-ce une conversation privée ?
Ce fut une conversation privée.
Avez-vous eu l’impression que Himmler vous tenait au courant des faits, ou croyez-vous qu’il fût possible qu’il ait seulement voulu vous encourager dans l’exécution d’une mission ardue ?
Non. Cet entretien n’a eu lieu que beaucoup plus tard et pas pour ces motifs, mais il refléta un ressentiment causé par l’attitude de certains généraux de la Wehrmacht. Himmler voulait dire que ces généraux de la Wehrmacht ne pouvaient se désolidariser des faits, car ils étaient tous aussi responsables que tous les autres.
À quel moment cet entretien avec Himmler eut-il lieu ?
En mai 1945, à Flensburg.
Merci.
Témoin, en ce qui concerne les leviers de commande dont disposait le RSHA pour l’exécution de ses ordres et instructions et pour la transmission de ces ordres aux organisations tactiques, telles que le SD et les camps de concentration, le RSHA possédait-il ses propres leviers de commande, ou bien se servait-il de ceux du Corps des chefs du Parti ? En d’autres termes, ces ordres étaient-ils transmis par la Gauleitung et la Kreisleitung ?
Je ne sais rien de tout cela. Je considère que c’est entièrement hors de question.
Vous considérez comme entièrement en dehors de la question le fait que la Gauleitung et la Kreisleitung en aient été informées ? Comment se fait-il, par exemple…
Un instant, s’il vous plaît ; vous m’avez demandé si ces ordres passaient par cette voie, vous ne m’avez pas demandé si ces services étaient informés.
Les services furent-ils informés de ces ordres ?
Les inspecteurs, les chefs de la Gestapo, ou les chefs du SD étaient considérés comme conseillers (Referenten) politiques ou de police du Gauleiter ou du Reichsstatthalter, et ces chefs de service devaient présenter à leur Gauleiter un rapport sur leurs activités. Dans quelle mesure cela s’est-il passé, je ne puis en juger ; cela dépendait des activités et du degré de collaboration du Gauleiter avec ces services. Mais en tout cas, on ne peut pas s’imaginer que la Police d’État ait pu, pendant longtemps, exercer son activité à l’insu des organismes responsables du Parti.
Cette remarque vaut-elle aussi pour les comptes rendus des services subalternes aux autorités supérieures, et pour les activités des camps de concentration ?
Les camps de concentration eux-mêmes étaient en dehors de la Police d’État. Je suis convaincu, puisqu’il s’agissait uniquement d’affaires du Reich qu’il n’y avait pas de relations aussi étroites entre les Gauleiter et les camps de concentration qu’entre le Gauleiter et la Police d’État à propos de ses activités permanentes.
Je représente également l’accusé Sauckel. Savez-vous quelque chose du recrutement forcé des travailleurs étrangers par les SS, des travailleurs étrangers qui, en fait, provenaient des camps de concentration ?
Superficiellement seulement.
Témoin, vous avez cité des chiffres ce matin : vous avez parlé des 3.000 puis des 30.000 membres du SD. Je voudrais maintenant savoir avec certitude comment il faut entendre ces chiffres. Est-ce que le chiffre de 3.000, que vous avez cité ce matin est l’effectif total du SD à l’époque, ou représente-t-il seulement les membres employés en campagne avec les unités mobiles, dont vous avez parlé également ce matin ?
Non, il représentait l’effectif total y compris les employés et les auxiliaires féminins.
Y compris les employés et les auxiliaires féminins. Et les 30.000 dont nous avons aussi parlé, étaient-ils des membres honoraires employés uniquement à l’intérieur du Reich ?
Oui, en règle générale.
Et qui, pour la plupart, n’appartenaient ni aux SS, ni au Parti ?
Oui.
Quel était l’effectif des unités mobiles du SD employées à ces exécutions ?
Le SD n’avait pas d’unités mobiles ; seuls certains membres du SD étaient détachés pour des tâches extérieures. Le SD, en tant qu’entité particulière, n’a agi nulle part de façon indépendante.
À votre avis et d’après votre propre expérience, combien y eut-il de ces gens détachés ?
Le nombre en était très restreint.
Pouvez-vous me donner un chiffre approximatif ?
Je dirai qu’en moyenne il y avait deux à trois spécialistes du SD par Einsatzkommando.
J’aimerais connaître l’effectif total des SS. En savez-vous quelque chose ?
Je n’en ai aucune idée.
Aucune idée ? Dans les Einsatzgruppen, y avait-il des unités des Waffen SS ou d’autres formations subordonnées aux SS ?
Comme je l’ai déjà dit ce matin, chaque Einsatzgruppe comprenait, ou plutôt aurait dû comprendre, une compagnie de Waffen SS.
Une compagnie ? Quel était à l’époque l’effectif d’une compagnie ?
Je n’en sais rien en ce qui concerne les Waffen SS servant dans les autres Einsatzgruppen mais j’estime que le mien employait environ 100 hommes des Waffen SS.
Employait-on aussi des unités Têtes-de-mort (Totenkopf Verbände) ?
Non.
La garde du corps d’Adolf Hitler (Leibstandarte Adolf Hitler) a-t-elle été employée d’une façon quelconque ?
C’était une question de hasard. Je ne puis citer une seule formation d’où provenaient ces Waffen SS.
Encore une question qui a été effleurée ce matin : à quel moment le SD fut-il créé, et quelle fut sa mission au début ?
À ma connaissance, le SD fut créé en 1932.
Et quelle était sa mission à l’époque ?
Il constituait, pour ainsi dire, le service de renseignements du Parti. Il était censé donner des renseignements sur les adversaires du Parti et les tromper, si c’était nécessaire.
Cette mission changea-t-elle par la suite, et si oui, quand ?
Oui ; après la prise du pouvoir, c’est la lutte contre les adversaires politiques dans certains milieux qui devint la tâche de premier plan et qui donna à la recherche de renseignements sur certains individus, la place prépondérante. À cette époque on ne pouvait pas encore parler d’un service de renseignements au vrai sens du terme ; le développement véritable de l’organisme du SD dans le domaine des renseignements intérieurs ne se manifesta qu’à partir de 1936 ou 1937. À partir de ce moment, abandonnant la surveillance des individus, le travail se concentra sur des questions techniques. Lors de la réorganisation de 1939, quand le service central du SD fut dissous, le traitement des adversaires politiques ne fut plus du ressort du SD, dont le travail se borna uniquement à des questions techniques. Ses fonctions consistèrent alors à observer l’effet des mesures prises par les autorités dirigeantes du Reich et des États (Länder), et à déterminer la réaction de milieux qu’elles avaient touchés ; de plus, il devait rechercher quels étaient le moral et l’attitude du peuple et des diverses classes de la société pendant la guerre. En fait, c’était la seule autorité à l’intérieur du Reich qui fournît une critique et rendît compte objectivement des faits aux sphères supérieures. Il faut aussi attirer l’attention sur le fait que, jusqu’en 1945, le Parti n’a jamais justifié officiellement ce travail, à quelque moment que ce soit. La seule justification officielle de ce travail critique vint du Reichsmarschall Göring, et après le début des hostilités, car il eut ainsi la possibilité lors des sessions du Conseil de Défense du Reich, d’attirer l’attention des autres services compétents sur les mauvais résultats des mesures prises. Après 1939, ce travail objectif de critique devint la principale fonction du service de renseignements intérieur du SD.
Une autre question : dans quelle mesure des unités du SD furent-elles employées au service des camps de concentration ?
Je vous demanderai, en toutes circonstances de distinguer entre le SD intérieur (SD-Inland) travaillant sous la direction de l’Amt III, et le SD étranger (SD-Ausland). Je ne sais rien sur le SD-étranger, mais son chef, Schellenberg, se trouve ici au Palais de Justice. En ce qui concerne l’Amt III, je n’ai connaissance d’aucun cas où le SD intérieur se soit occupé des camps de concentration.
Encore une question, qui vous concerne personnellement. De qui avez-vous reçu les ordres de liquider les Juifs et autres ? Et sous quelle forme ?
Mon travail ne consistait pas à liquider, mais j’étais à la tête de l’État-Major dirigeant les Einsatzkommandos en campagne. Les Einsatzkommandos avaient déjà reçu ces instructions à Berlin, de Streckenbach sur les ordres de Himmler et, de Heydrich. Cet ordre fut renouvelé par Himmler à Nikolaïev.
Ainsi, personnellement, vous ne vous occupiez pas de l’exécution, de ces ordres ?
Je dirigeais une Einsatzgruppe ; je devais donc me rendre compte de la façon dont les Einsatzkommandos exécutaient les ordres reçus.
Mais n’aviez-vous aucun scrupule à l’égard de l’exécution de ces ordres ?
Mais si, bien entendu.
Et comment se fait-il que ces ordres aient été exécutés en dépit de ces scrupules ?
Parce qu’il me paraît inconcevable qu’un chef subalterne n’exécute pas les ordres donnés par la direction de l’État.
C’est votre opinion personnelle. Ce ne fut pas toutefois uniquement votre point de vue, mais aussi celui de la majorité des intéressés. Parmi ceux qui avaient été choisis pour exécuter ces ordres, n’y en eut-il pas qui vous demandèrent à être relevés de fonctions de ce genre ?
Je ne puis me souvenir d’un cas précis ; j’en ai exclu certains dont le système nerveux ne me paraissait pas de nature à supporter ces tâches, et les ai renvoyé dans leurs foyers.
A-t-on, sous quelques prétextes expliqué à ces gens la légalité de ces ordres ?
Je ne comprends pas votre question. L’ordre ayant été donné par les autorités supérieures, la question de légalité ne pouvait pas se présenter à l’esprit de ces individus, car ils avaient prêté serment de fidélité et d’obéissance à ceux qui avaient donné ces ordres.
Mais un individu pouvait-il avec quelque chance de succès à s’opposer à l’exécution de ces ordres ?
Non, car le résultat aurait été le conseil de guerre avec une sentence correspondante.
Colonel Amen, vous avez l’intention d’interroger à nouveau ?
Seulement quelques questions Votre Honneur. (Au témoin). Quelle est l’organisation qui fournissait le ravitaillement aux Einsatzgruppen ?
Le Reichssicherheitshauptamt (RSHA) fournissait l’équipement.
Quelle est l’organisation qui fournissait les armes aux Einsatzgruppen ?
Les armes étaient aussi fournies par l’entremise du RSHA.
Quelle est l’organisation qui affectait le personnel aux Einsatzgruppen ?
C’était la section du personnel et de l’organisation du RSHA.
Et tout ce travail de ravitaillement exigeait du personnel en plus des membres actifs ?
Oui.
Je n’ai pas d’autres question à poser.
C’est parfait. Merci.
Le prochain témoin cité par le Ministère Public est Dieter Wisliceny ; il sera interrogé par le Lieutenant-Colonel Smith W. Brookhart Junior.
Quel est votre nom ?
Dieter Wisliceny.
Voulez-vous répéter ce serment. « Je jure devant Dieu tout-puissant et omniscient que je dirai la pure vérité, et ne cèlerai ni n’ajouterai rien. »
Je vous prie de parler lentement et de faire des pauses entre les questions et les réponses.
Quel âge avez-vous ?
J’ai 34 ans.
Où êtes-vous né ?
Je suis né à Regulowken en Prusse Orientale.
Étiez-vous membre de la NSDAP ?
Oui, j’ai été membre de la NSDAP.
Depuis quelle année ?
J’ai adhéré à la NSDAP en 1931, j’en fus ensuite radié, et en 1933, j’y entrai à nouveau définitivement.
Avez-vous été membre des SS ?
Oui, en 1934, je suis devenu membre des SS.
Avez-vous été membre de la Gestapo ?
En 1934, je suis entré au SD.
Quel grade y avez-vous atteint ?
En 1940, je suis devenu SS Hauptsturmführer.
Connaissez-vous Adolf Eichmann ?
Oui, je connais Eichmann depuis 1934.
Quand et où l’avez-vous connu ?
Nous sommes entrés à peu près à la même époque au SD en 1934, et jusqu’en 1937, nous sommes restés dans le même service.
Avez-vous bien connu Eichmann, personnellement ?
Nous nous connaissions parfaitement bien. Nous nous tutoyions, et je connaissais également très bien sa famille.
Quel était son poste ?
Eichmann était au RSHA chef de service de l’Amt IV, de la Gestapo.
Voulez-vous dire la section IV ou une sous-section ? et en ce cas quelle sous-section ?
Il dirigeait la section IV-A-4. Ce service comprenait deux subdivisions : affaires des églises et questions juives.
Vous avez devant vous un diagramme montrant la position de la sous-section IV-A-4-b, du RSHA.
Oui.
Avez-vous préparé ce diagramme vous-même ?
Oui, je l’ai dessiné moi-même.
Est-ce qu’il représente exactement le schéma d’organisation et la section s’occupant des problèmes juifs ?
Oui, c’était là à peu près le personnel du service au début de l’année 1944.
En nous rapportant à ce plan et à la liste des personnes importantes, telle qu’elle figure au bas de la feuille, connaissez-vous personnellement chacun des individus qui y sont mentionnés ?
Oui, je les ai tous connus personnellement.
Quelle était la mission particulière de la section IV-A-4-b du RSHA ?
La section IV-A-4-b s’occupait de la question juive pour le compte du RSHA. Eichmann avait reçu des pouvoirs spéciaux du Gruppenführer Müller, chef de l’Amt IV, et du chef de la Sicherheitspolizei ; il était responsable de la solution du problème juif en Allemagne et dans tous les pays occupés par elle.
Y eut-il des périodes distinctes dans l’activité contre les Juifs ?
Oui.
Voulez-vous indiquer au Tribunal les périodes approximatives et les différentes formes de cette activité ?
Oui. Jusqu’en 1940, en ce qui concerne la question juive en Allemagne, et dans les pays occupés par l’Allemagne, la politique générale consista à régler ces questions au moyen d’une émigration organisée. La deuxième phase, à partir de ce moment, fut la concentration de tous les Juifs dans des ghettos, en Pologne et dans les autres pays de l’Est occupés par l’Allemagne. Cela dura approximativement jusqu’au début de 1942. La troisième période fut ce qu’on a appelé solution définitive du problème juif, c’est-à-dire l’extermination et la suppression organisées de la race juive ; cette période dura jusqu’en octobre 1944, au moment où Himmler donna l’ordre d’arrêter cette extermination.
Quand êtes-vous entré en relation avec la section IV-A-4 du RSHA ?
En 1940. Je rencontrai Eichmann par hasard…
Quel était votre situation ?
Eichmann me proposa d’aller à Bratislava comme conseiller du Gouvernement tchèque pour les questions juives.
Combien de temps êtes-vous resté à ce poste ?
Je restai à Bratislava jusqu’au printemps 1943, puis j’allai en Grèce une année, et plus tard, de mars 1944 jusqu’en décembre 1944, je fus en Hongrie avec Eichmann. En janvier 1945, je quittai le service d’Eichmann.
Dans vos relations officielles avec la section IV-A-4, avez-vous eu connaissance d’un ordre prescrivant l’extermination de tous les Juifs ?
Oui, c’est d’Eichmann que j’appris pour la première fois l’existence d’un tel ordre, au cours de l’été 1942.
Voulez-vous dire au Tribunal dans quelles conditions et lui indiquer la substance de cet ordre ?
Au printemps de 1942, environ 17.000 Juifs furent déportés de Slovaquie en Pologne, comme travailleurs. Il s’agissait d’un accord avec le Gouvernement slovaque. Ce Gouvernement demandait en outre, si les familles de ces travailleurs ne pouvaient pas, elles aussi, être déportées en Pologne. Au début Eichmann refusa. En avril ou au début de mai 1942, il me communiqua qu’à partir de ce moment, des familles entières pourraient aussi être déportées en Pologne. Eichmann lui-même était venu à Bratislava en mai 1942 et avait discuté la question avec les membres compétents du Gouvernement slovaque. Il s’entretint avec le ministre Mach et avec le Premier Ministre d’alors, le Professeur Tuka. À l’époque, il donna l’assurance au Gouvernement slovaque que ces Juifs seraient traités humainement et convenablement dans les ghettos de Pologne. C’était le désir formel du Gouvernement slovaque. À la suite de cette assurance, environ 35.000 Juifs furent déportés de Slovaquie en Pologne. Le Gouvernement slovaque s’est entremis pour que ces Juifs fussent, en fait, traités de façon humaine. En particulier, il essaya d’aider les Juifs qui s’étaient convertis au christianisme. Le président Tuka me fit venir à plusieurs reprises et me fit part de son désir qu’une délégation slovaque reçût l’autorisation de se rendre dans les territoires où l’on disait que les Juifs slovaques avaient été envoyés. Je transmis ce désir de Tuka à Eichmann, et le Gouvernement slovaque lui envoya même une note à ce sujet. Eichmann répondit de façon évasive. Puis, à la fin de juillet ou au début d’août, j’allai le voir à Berlin, et l’implorai encore une fois d’accéder à la demande du Gouvernement slovaque. Je lui fis remarquer qu’à l’étranger il y avait des rumeurs répandant l’information que tous les Juifs étaient en train d’être exterminés en Pologne. Je lui signalai que le Pape était intervenu en leur faveur auprès du Gouvernement slovaque. Je lui dis qu’une telle façon d’agir, si elle était réelle, porterait une grave atteinte à notre prestige, c’est-à-dire à celui de l’Allemagne à l’étranger. Pour toutes ces raisons, je le priai d’autoriser l’inspection demandée. Après une discussion prolongée, Eichmann me dit qu’on ne pouvait en aucune circonstance accéder à cette demande de visiter les ghettos polonais. Quand je lui demandai pourquoi, il me dit que la plupart de ces Juifs n’étaient plus en vie. Je lui demandai qui avait donné un tel ordre : il me déclara que c’était un ordre de Himmler. Je le priai alors de me montrer cet ordre, car je ne pouvais pas croire qu’il existât réellement par écrit. Il…
Où étiez-vous au moment où vous vous êtes rencontrés avec Eichmann ?
Cette entrevue avec Eichmann eut lieu à Berlin, au 116 de la Kurfürstenstrasse, dans les bureaux d’Eichmann.
Continuez votre réponse à la question précédente ; continuez la discussion de l’ordre et de ses circonstances.
Eichmann me dit qu’il pouvait me montrer cet ordre écrit, si cela pouvait tranquilliser ma conscience. De son coffre, il sortit un petit dossier qu’il feuilleta et il me montra une lettre de Himmler adressée au chef de la Sicherheitspolizei et du SD. L’essentiel de cette lettre était à peu près le suivant :
Le Führer a ordonné la solution définitive du problème juif. L’exécution de cette solution dite définitive était confiée au chef de la Sicherheitspolizei et du SD et à l’inspecteur des camps de concentration. Tous les Juifs en mesure de travailler, de sexe féminin ou masculin, devaient provisoirement être soustraits à cette solution définitive et devaient être employés à travailler dans les camps de concentration. Cette lettre était signée de Himmler en personne. Il n’y avait aucune erreur possible, car je connaissais parfaitement la signature de Himmler. Je…
À qui cet ordre était-il adressé ?
Au chef de la Sicherheitspolizei et du SD, c’est-à-dire à ses services.
Y avait-il d’autres destinataires indiqués sur cet ordre ?
Oui, l’inspecteur des camps de concentration. Cet ordre était adressé aux deux services.
L’ordre portait-il une indication quelconque en vue de la conservation du secret ?
Il portait l’indication « très secret ».
Quelle était la date approximative de cet ordre ?
Cet ordre datait du mois d’avril 1942.
Par qui était-il signé ?
Par Himmler en personne.
Et vous avez personnellement examiné ce document dans le bureau d’Eichmann ?
Oui, Eichmann m’a montré le dossier et j’ai vu l’ordre moi-même.
Avez-vous posé une question sur la signification des mots solution définitive, employés dans cet ordre ?
Eichmann finit par m’expliquer ce qu’on entendait par là. Il me dit que l’expression solution définitive cachait l’extermination biologique et totale des Juifs dans les territoires de l’Est. Dans des discussions ultérieures, à ce sujet, le même terme de solution définitive apparut continuellement.
Avez-vous dit quelque chose à Eichmann au sujet du pouvoir que lui octroyait cet ordre ?
Eichmann m’a dit qu’il était personnellement chargé de l’exécution de cet ordre au sein du RSHA. À cet effet, il avait reçu toute autorité du chef même de la Sicherheitspolizei ; il était lui-même responsable de la bonne exécution de cet ordre.
Avez-vous fait des commentaires à Eichmann sur ses pouvoirs ?
Oui, je me rendais parfaitement compte que cet ordre était une condamnation à mort pour des millions de personnes. J’ai dit à Eichmann : « Dieu veuille que nos ennemis n’aient jamais la possibilité de rendre la pareille au peuple allemand. » En réponse, Eichmann me dit de ne pas être sentimental ; c’était un ordre du Führer et il devait être exécuté.
Savez-vous si cet ordre continua à être observé par les services d’Eichmann ?
Oui.
Pendant combien de temps ?
Cet ordre resta valable jusqu’en octobre 1944. À ce moment-là, Himmler donna un contre-ordre interdisant l’extermination des Juifs.
Qui était chef du Reichssicherheitshauptamt au moment où l’ordre fut donné ?
C’était Heydrich.
Est-ce que le programme de cet ordre fut appliqué avec la même sévérité sous la direction de Kaltenbrunner ?
Oui. Il n’y eut aucun adoucissement, ni aucun changement d’aucune sorte.
Dites-nous, si vous le savez, combien de temps Kaltenbrunner a connu Eichmann ?
Je déduisis de diverses remarques d’Eichmann que Kaltenbrunner et lui se connaissaient depuis fort longtemps. Ils étaient tous les deux originaires de Linz, et lorsque Kaltenbrunner fut nommé chef de la Sicherheitspolizei, Eichmann s’en montra fort content. Il me dit à l’époque qu’il connaissait très bien et personnellement Kaltenbrunner, que Kaltenbrunner connaissait aussi très bien sa famille à Linz.
Eichmann a-t-il jamais mentionné que l’amitié ou l’estime de Kaltenbrunner lui avaient été utiles ?
Oui. Il a dit à plusieurs reprises que, s’il rencontrait des difficultés sérieuses, il pourrait recourir à Kaltenbrunner en personne, à n’importe quel moment. Il n’avait pas besoin de le faire souvent, car ses rapports avec le Gruppenführer Müller, son chef direct, étaient très bons.
Avez-vous assisté à une rencontre d’Eichmann et de Kaltenbrunner ?
Oui. J’ai vu une fois Kaltenbrunner saluer cordialement Eichmann. C’était en février 1945, au bureau d’Eichmann à Berlin. Kaltenbrunner venait déjeuner tous les jours à midi au 116 de la Kurfürstenstrasse où se réunissaient les chefs des bureaux pour déjeuner avec lui. C’est à une telle occasion que j’ai vu par moi-même combien Kaltenbrunner accueillait chaleureusement Eichmann, et lui demandait des nouvelles de sa famille à Linz.
En ce qui concernait l’administration de son service, savez-vous jusqu’à quel point Eichmann soumettait les questions à Heydrich et plus tard à Kaltenbrunner, pour approbation ?
La voie normale d’Eichmann à Kaltenbrunner passait par le Gruppenführer Müller. À ma connaissance, des rapports adressés à Kaltenbrunner furent rédigés à intervalles réguliers par Eichmann et remis à Kaltenbrunner. Je sais également que, durant l’été de 1944, il présenta un rapport personnel à Kaltenbrunner.
Avez-vous jamais eu l’occasion d’examiner des dossiers dans le bureau d’Eichmann ?
Oui, à plusieurs reprises j’ai pu examiner des dossiers dans le bureau d’Eichmann. Je sais qu’il traitait avec un soin particulier tout dossier concernant les questions de son ressort. À tous égards, c’était un bureaucrate accompli. À chaque fois qu’il avait un entretien avec un supérieur, il prenait immédiatement des notes, qu’il insérait dans ses dossiers. Il m’a toujours fait remarquer que le plus important pour lui était d’être couvert par ses supérieurs. Il évitait toute responsabilité personnelle et prenait soin de s’abriter derrière ses supérieurs – en l’espèce Müller et Kaltenbrunner – lorsqu’il s’agissait de prendre la responsabilité de toutes ses actions.
Prenons l’exemple d’un rapport type allant du service d’Eichmann à Himmler par l’intermédiaire de Müller et de Kaltenbrunner ; avez-vous vu des copies de ces rapports dans les dossiers d’Eichmann ?
Oui, naturellement, beaucoup de copies de ce genre se trouvaient dans les dossiers. La voie normale était la suivante : Eichmann faisait élaborer un projet par un expert ou bien il l’élaborait lui-même. Ce projet allait au Gruppenführer Müller, son chef de service ; Müller le signait lui-même ou bien il laissait ce soin à Eichmann. Dans la plupart des cas, lorsqu’il s’agissait de rapports adressés à Kaltenbrunner ou à Himmler, Müller les signait lui-même. Lorsque les rapports avaient été signés par Müller, sans avoir subi de modification, ils revenaient au service d’Eichmann où on en faisait un original avec une copie carbone. L’original retournait chez Müller pour y recevoir sa signature et était ensuite transmis à Kaltenbrunner ou à Himmler. Dans certains cas spéciaux où il s’agissait de rapports adressés à Himmler, Kaltenbrunner les signait lui-même. J’ai vu moi-même des copies carbone portant la signature de Kaltenbrunner.
Passons maintenant aux régions et aux pays dans lesquels furent prises des mesures antisémites. Voulez-vous nous indiquer les pays pour lesquels vous aviez une connaissance personnelle de telles mesures ?
Tout d’abord, j’ai eu connaissance de toutes les mesures qui furent prises en Slovaquie. Je connais de nombreux détails sur l’évacuation des Juifs de Grèce et surtout de Hongrie. En outre, je sais qu’on a pris certaines mesures en Bulgarie et en Croatie. J’ai naturellement entendu parler des mesures prises dans d’autres pays, mais je n’ai pu, par mes propres observations ou d’après des rapports détaillés, obtenir une idée nette de la situation.
En ce qui concerne la Slovaquie, vous avez déjà mentionné les 17.000 Juifs spécialement choisis qui furent déportés de Slovaquie. Pouvez-vous parler au Tribunal des autres mesures ultérieures relatives aux Juifs de Slovaquie ?
J’ai déjà mentionné tout à l’heure que ces premiers 17.000 travailleurs furent suivis par 35.000 Juifs, comprenant des familles entières. En août ou au début de septembre 1942, cette action cessa en Slovaquie. Les raisons en étaient qu’une grande partie des Juifs qui se trouvaient encore en Slovaquie avaient obtenu, soit du Président, soit de divers ministères, une autorisation spéciale de rester dans le pays. D’autre part, la réponse peu satisfaisante que j’ai donnée au Gouvernement slovaque, à sa demande d’inspection des camps juifs en Pologne, peut en avoir été une autre cause. Cet état de choses dura jusqu’en septembre 1944. D’août 1942 jusqu’en septembre 1944, aucun Juif ne fut déporté de Slovaquie. Il en restait environ 25.000 à 30.000 dans le pays.
Qu’advint-il du premier groupe de 17.000 travailleurs choisis spécialement ?
Ce groupe ne fut pas exterminé, mais employé au travail forcé dans les camps de concentration d’Auschwitz et de Lublin.
Comment le savez-vous ?
Je connais ce détail parce que le commandant d’Auschwitz, Höss, m’en a fait la remarque en Hongrie en 1944. Il m’a dit à l’époque que ces 17.000 Juifs étaient ses meilleurs travailleurs à Auschwitz.
Quel était le nom de ce commandant ?
Le commandant d’Auschwitz s’appelait Höss.
Qu’advint-il des 35.000 membres des familles des travailleurs juifs qui furent également déportés en Pologne ?
Ils furent traités conformément à l’ordre qu’Eichmann m’avait montré en août 1942. Dans la mesure où ils étaient aptes au travail, un certain nombre d’entre eux eurent la vie sauve. Les autres furent tués.
Comment le savez-vous ?
Je le tiens d’Eichmann et, naturellement, de Höss aussi, au cours de nos entretiens en Hongrie.
Quel pourcentage de ce groupe resta en vie ?
Höss, lors d’un entretien avec Eichmann auquel j’assistais, fixa le nombre des Juifs survivants employés à des travaux, à 25 ou 30 %.
Que fit-on des 25.000 Juifs qui restèrent en Slovaquie jusqu’en septembre 1944 ?
Après le déclenchement de l’insurrection slovaque en automne 1944, le Hauptsturmführer Brunner, l’un des adjoints d’Eichmann, fut envoyé en Slovaquie. Eichmann refusa d’accéder à mon désir de m’y rendre. Avec l’aide de détachements de police allemande et de détachements de gendarmerie slovaque, Brunner rassembla ces Juifs dans plusieurs camps et les transféra à Auschwitz. Aux dires de Brunner, il s’agissait de 14.000 personnes environ. Un petit groupe qui restait dans le camp de Szered fut déporté au printemps de 1945 à Theresienstadt, comme je crois le savoir.
Qu’arriva-t-il à ce groupe de 25.000 Juifs après leur déportation de Slovaquie ?
Je suppose qu’ils tombèrent aussi sous le coup de la solution définitive, car l’ordre de Himmler d’arrêter cette action ne fut donné que plusieurs semaines plus tard.
En ce qui concerne maintenant les événements de Grèce dont vous avez une connaissance particulière, pouvez-vous dire au Tribunal quelles furent les opérations qui s’y déroulèrent, dans l’ordre chronologique ?
En janvier 1943, Eichmann m’ordonna de venir à Berlin et me dit que je devais me rendre à Salonique. En coopération avec le Gouvernement militaire allemand en Macédoine, je devais y résoudre la question juive à Salonique. Auparavant, le représentant permanent d’Eichmann, le Sturmbannführer Rolf Günther était déjà allé à Salonique. Mon départ pour Salonique fut fixé à février 1942. Fin janvier 1942, Eichmann me dit que le Hauptsturmführer Brunner était désigné pour l’exécution technique de toutes les opérations en Grèce, et qu’il devait m’accompagner à Salonique. Brunner n’était pas un de mes subordonnés, il travaillait d’une manière indépendante. En février 1942, nous nous rendîmes à Salonique et nous y prîmes contact avec le Gouvernement militaire. Comme première opération…
À qui avez-vous eu affaire au Gouvernement militaire ?
Au conseiller à l’administration militaire (Kriegsverwaltungsrat), Dr Merten, chef de l’administration militaire près le Commandant en chef du théâtre d’opérations Salonique-Egée.
Je crois que vous vous êtes référé une ou plusieurs fois à 1942 ? Ne vouliez-vous pas dire 1943 en parlant de la Grèce ?
C’est une erreur, ces événements eurent lieu en Grèce en 1943.
Quelles dispositions furent prises par l’intermédiaire du Dr Merten, et quelles opérations entreprises ?
À Salonique, les Juifs furent d’abord concentrés dans certains quartiers de la ville. Il y avait à Salonique environ 50.000 Juifs d’origine espagnole. Au début de mars, après que cette concentration ait eu lieu, un message télétype d’Eichmann à Brunner ordonna la déportation immédiate à Auschwitz de tous les Juifs de Macédoine et de Salonique. Munis de cet ordre, Brunner et moi-même nous nous rendîmes au Gouvernement militaire ; de ce côté-là, aucune objection ne fut soulevée ; les mesures furent préparées et exécutées. C’est Brunner lui-même qui dirigea toute l’opération à Salonique. Les trains nécessaires furent réquisitionnés au service des transports de la Wehrmacht. Brunner n’avait qu’à indiquer le nombre de wagons dont il avait besoin, et à quel moment précis il voulait qu’on les mît à sa disposition.
Certains travailleurs juifs furent-ils conservés, à la demande du Dr Merten ou du Gouvernement militaire ?
Pour des travaux de construction de voies ferrées, le Gouvernement militaire avait demandé 3.000 Juifs qui lui furent livrés. Après la fin de ces travaux, ces Juifs furent rendus à Brunner et envoyés à Auschwitz comme les autres. Les travaux en question se déroulèrent dans le cadre de l’organisation Todt.
Quel fut le nombre des travailleurs juifs conservés pour l’organisation Todt ?
3.000 à 4.000 environ.
Y avait-il beaucoup de malades parmi les Juifs rassemblés pour être déportés ?
Dans le camp, c’est-à-dire dans le camp de concentration, il n’y eut pas de cas spéciaux de maladie, mais dans certains quartiers de la ville qui étaient habités par les Juifs, le typhus régnait, accompagné d’autres maladies contagieuses, en particulier la tuberculose pulmonaire.
Avez-vous communiqué avec Eichmann au sujet de ce typhus ?
Après avoir reçu le télétype concernant l’évacuation des Juifs de Salonique, je pris contact avec Eichmann par téléphone et l’informai de l’épidémie de typhus. Il ne tint aucun compte de mes objections et donna des ordres pour la reprise immédiate des déportations.
En tout, combien de Juifs furent déportés ?
Il s’agissait de plus de 50.000 Juifs. Je crois que 54.000 Juifs environ furent déportés de Salonique et de Macédoine.
Sur quoi basez-vous ce chiffre ?
J’ai lu moi-même un rapport circonstancié de Brunner à Eichmann après la fin de cette déportation. Brunner quitta Salonique à la fin mai 1943. Je fus moi-même absent de Salonique du début avril à la fin mai, de sorte que l’opération fut exécutée par Brunner seul.
Combien de convois furent utilisés pour déporter les Juifs de Salonique ?
De 20 à 25 trains.
Et combien de personnes étaient transportées dans chaque train ?
Il y en avait au moins 2.000 et 2.500 dans de nombreux cas.
Quel genre de matériel roulant utilisa-t-on pour ces transports ?
On utilisa des wagons de marchandises fermés. On donna aux déportés un ravitaillement suffisant pour environ dix jours, composé principalement de pain, d’olives et autres denrées sèches. Ils reçurent aussi de l’eau et divers ustensiles sanitaires.
Qui a fourni ces trains ?
Le matériel de transport fut fourni par le service des transports de la Wehrmacht, c’est-à-dire les wagons et les locomotives. Les vivres furent données par le Gouvernement militaire.
Quelles démarches la sous-section IV-A-4 devait-elle faire pour obtenir ces moyens de transport et qui, à cette sous-section, s’en occupa ?
Colonel Brookhart, il est inutile que vous entriez dans de tels détails.
Monsieur le Président, cette question particulière porte, à mon avis, sur la responsabilité des militaires, mais je puis abréger les autres détails.
Oui, mais vous avez déjà consacré beaucoup de temps à décrire le nombre de personnes rassemblées et les procédés employés, pour savoir s’il s’agissait de soixante mille personnes ou le pourcentage de celles qui avaient été conservées pour l’organisation Todt ; tous ces détails sont vraiment inutiles.
Très bien, Monsieur le Président.
Je crois cependant que vous devez apprécier vous-même les points inutiles. J’ignore les détails ou les faits que vous cherchez à prouver.
Monsieur le Président, ce témoin a déclaré qu’il était en mesure de nous apporter de très nombreux détails sur les événements qui se sont déroulés dans ces pays balkaniques. Je ne voudrais pas accumuler des preuves faisant double emploi, mais je dois souligner que la déposition de ce témoin fournit une histoire complète de la solution définitive, depuis le bureau principal du Reichssicherheitshauptamt jusqu’aux opérations en campagne.
Que va-t-il nous apprendre sur ces cinquante mille Juifs ?
Ce qui leur arriva à Auschwitz, dans la mesure où il le sait.
Eh bien, vous pouvez continuer le récit de leur histoire jusqu’à la fin.
Bien, Monsieur le Président. (Au témoin.) Quelle fut la destination de ces convois de Juifs en provenance de Grèce ?
Dans tous les cas ce fut Auschwitz.
Et quel fut le sort final des Juifs envoyés de Grèce à Auschwitz ?
Sans exception, on les destinait à la solution définitive.
Durant la période du rassemblement, les Juifs devaient-ils subvenir à leurs propres besoins ?
Je n’ai pas très bien compris votre question.
Colonel Brookhart, cela a-t-il un grand intérêt, puisqu’ils subirent la solution finale, ce qui, je suppose, signifie la mort ?
Monsieur le Président, ce témoin va apporter la preuve que 280.000.000 de drachmes furent déposés à la Banque Nationale grecque pour la subsistance de ces gens, et que cette somme fut plus tard saisie par le Gouvernement militaire allemand. C’est tout ce que j’espère prouver par cette question au témoin. (Au témoin.) Est-ce bien là l’explication de votre déclaration ?
Oui ; l’argent que les Juifs possédaient leur fut pris et versé à un compte général à la Banque de Grèce. Après la déportation des Juifs de Salonique, ce compte fut pris en charge par le Gouvernement militaire allemand. Il s’agissait de 280.000.000 de drachmes environ.
Quand vous dites que les Juifs déportés à Auschwitz subirent la solution définitive, qu’entendez-vous par là ?
Je veux dire par là ce qu’Eichmann m’avait expliqué comme étant sous-entendu par le terme solution définitive, c’est-à-dire l’extermination biologique. Pour autant que je puisse le savoir par mes conversations avec lui, cette extermination eut lieu dans les chambres à gaz. Les corps furent ensuite brûlés dans les fours crématoires.
Monsieur le Président, ce témoin peut déposer sur les opérations en Hongrie qui ont porté sur environ 500.000 Juifs.
Eh bien, continuez à votre guise ; je ne puis faire votre exposé pour vous.
Je ne désire pas présenter des preuves faisant double emploi. (Au témoin.) Passant aux événements de Hongrie, pouvez-vous brièvement esquisser les opérations entreprises là-bas ainsi que votre participation ?
Après l’entrée des troupes allemandes en Hongrie, Eichmann s’y rendit en personne avec un fort détachement. Par un ordre signé du chef de la Sicherheitspolizei, je fus affecté au détachement d’Eichmann. Il commença son activité à la fin de mars 1944, en Hongrie. Il prit contact avec des membres du Gouvernement hongrois d’alors, particulièrement les secrétaires d’État Endre et von Baky. La première mesure qu’Eichmann prit, en coopération avec ces fonctionnaires gouvernementaux, fut le rassemblement des Juifs en Hongrie en certains endroits et dans certaines localités. Ces mesures s’appliquèrent par zones, en commençant par la Ruthénie et la Transylvanie. L’opération débuta au milieu d’avril 1944. En Ruthénie, environ 200.000 Juifs furent touchés par ces mesures. Il en résulta, dans les petites villes et dans les centres ruraux où les Juifs furent rassemblés, des conditions de ravitaillement et de logement impossibles. Étant donné cette situation, Eichmann proposa aux Hongrois de déporter ces Juifs à Auschwitz et dans d’autres camps. Mais il insista pour qu’à cet effet une demande du Gouvernement hongrois ou d’un de ses membres lui fût soumise. C’est le secrétaire d’État von Baky qui présenta cette demande. La déportation fut effectuée par la gendarmerie hongroise.
Eichmann me nomma officier de liaison auprès du lieutenant-colonel Ferency, auquel le ministère de l’Intérieur avait remis le soin d’effectuer cette opération. La déportation des Juifs de Hongrie commença en mai 1944 et, là encore, ce fut par zones qu’on opéra. D’abord en Ruthénie, ensuite en Transylvanie, ensuite en Hongrie du Nord, puis en Hongrie du Sud, et finalement en Hongrie de l’Ouest. Budapest devait être nettoyé des Juifs à la fin juin. Cette déportation cependant n’eut jamais lieu, car le régent Horthy s’y opposa. 450.000 Juifs environ furent atteints par cette opération. Une deuxième opération fut alors…
Avant d’aborder ce point, voulez-vous dire au Tribunal, je vous prie, ce qui fut fait pour organiser une Einsatzgruppe en Hongrie, en vue de la solution du problème juif ?
Au début de mars 1944, une Einsatzgruppe formée par des membres de la Sicherheitspolizei et du SD fut constituée à Mauthausen près de Linz. Eichmann dirigeait en personne un Sonder-Einsatzkommando auquel il affectait toutes les personnes qui avaient eu un poste quelconque dans son service. Ce Sonder-Einsatzkommando fut également rassemblé à Mauthausen. Toutes les questions de personnel furent confiées au Dr Geschke, alors Standartenführer, chef de l’Einsatzgruppe. Pour les questions techniques, Eichmann ne dépendait que du chef de la Sicherheitspolizei et du SD.
Quelle était la signification du terme « Sonder-Einsatzkommando Eichmann », relativement au mouvement de Hongrie ?
Les activités d’Eichmann en Hongrie se rapportaient à toutes les questions ayant trait au problème juif.
Sous la surveillance directe de qui, ce groupe spécial d’opération Eichmann fut-il organisé ?
J’ai déjà dit que dans toutes les questions de personnel ou les questions économiques, Eichmann dépendait du Dr Geschke, Standartenführer, chef de l’Einsatzgruppe. Pour les questions techniques, celui-ci ne pouvait donner aucun ordre à Eichmann. De même, Eichmann rendait compte directement à Berlin de toutes les opérations qu’il entreprenait lui-même.
À qui ?
Soit au Gruppenführer Müller ou, pour les cas plus importants, au chef de la Sicherheitspolizei et du SD, c’est-à-dire Kaltenbrunner.
Pendant la période où les Juifs de Hongrie furent rassemblés, y eut-il un contact entre le Comité commun de distribution pour les affaires juives et le représentant d’Eichmann ?
Le Comité commun de distribution pour les affaires juives tenta de prendre contact avec Eichmann pour sauver les Juifs hongrois de ce sort fatal. J’ai moi-même établi ce contact avec Eichmann, car je cherchais un moyen de protéger les 500.000 Juifs contre l’application des mesures déjà en vigueur. Le Comité fit des propositions à Eichmann et demanda en contrepartie que les Juifs restassent en Hongrie : c’étaient surtout des propositions de caractère financier. Eichmann, tout à fait contre sa volonté, se sentit obligé de transmettre ces propositions à Himmler. Celui-ci chargea un certain Standartenführer Becher des négociations ultérieures. Le Standartenführer Becher continua alors les négociations avec le Dr Kastner, délégué de ce Comité. Eichmann s’efforça, dès le début de faire échouer ces entretiens. Avant qu’il n’y ait aucun résultat concret, il tenta de nous mettre en face d’un fait accompli. En d’autres termes, il essaya de transporter le plus de Juifs possible à Auschwitz.
Avez-vous besoin d’entrer dans tous ces détails ? Ne pouvez-vous pas nous mener tout de suite à la conclusion ?
Le témoin a tendance à faire de longues réponses. Ce fait s’est déjà produit lors de ses interrogatoires avant l’ouverture des débats. J’essaierai…
C’est vous qui l’interrogez !
Oui, Monsieur le Président. (Au témoin.) La conférence entre le Dr Kastner et Eichmann porta-t-elle sur une question d’argent ?
Oui.
Combien ?
Au cours du premier entretien, le Dr Kastner fit don à Eichmann de 3.000.000 de pengös environ. Je ne connais pas exactement le montant des sommes dont il a pu s’agir dans les conversations ultérieures.
À qui le Dr Kastner a-t-il donné cet argent et qu’en est-il advenu ?
À Eichmann, qui le remit à son agent d’affaires ; puis cette somme fut remise au chef de la Sicherheitspolizei et du SD en Hongrie.
Dans ces opérations que vous avez décrites et portant sur 450.000 Juifs déportés en Hongrie, y eut-il des rapports officiels quelconques envoyés à Berlin ?
Oui, au départ de chaque transport, Berlin fut informé par télétype. De temps en temps, Eichmann envoya également des rapports circonstanciés au RSHA et au chef de la Sicherheitspolizei.
Quelles mesures furent prises contre les Juifs restés à Budapest ?
Après que Szalasy eut pris le pouvoir en Hongrie…
Colonel Brookhart, nous n’avons pas encore entendu parler de ce qui est arrivé à ces Juifs de Hongrie n’est-ce pas ? Ou, si nous l’avons entendu, cela m’a échappé.
Je vais maintenant poser cette question, Monsieur le Président. Que sont devenus les Juifs dont vous avez déjà parlé, environ 450.000 ?
Sans exception, ils furent déportés à Auschwitz et là-bas, soumis à la solution définitive.
Voulez-vous dire qu’ils furent tués ?
Oui, à l’exception d’environ 25 à 30 % qu’on utilisa pour le travail. Je me réfère à un entretien, précédemment cité, entre Eichmann et Höss, qui eut lieu sur ce sujet à Budapest.
Passons maintenant aux Juifs restés à Budapest : que leur arriva-t-il ?
En octobre et novembre 1944, environ 30.000 de ces Juifs, ou quelques milliers de plus, furent déportés de Budapest en Allemagne. Ils devaient contribuer à y construire le mur du Sud-Est, une ligne de fortifications près de Vienne. Il s’agissait de femmes, pour la plupart. Ces Juifs avaient à faire à pied le chemin de Budapest jusqu’à la frontière allemande, presque 200 kilomètres. On les réunit en groupes de marche et ils suivirent un itinéraire qui leur avait été désigné. Leur ravitaillement et leur logement en route étaient extrêmement mauvais ; la plupart d’entre eux tombèrent malades et s’affaiblirent. Eichmann m’avait confié la tâche de prendre ces groupes en charge à la frontière allemande et de les transmettre à la Gauleitung du Bas-Danube pour les faire travailler. Dans de nombreux cas, j’ai refusé d’accepter ces soi-disant travailleurs, car ils étaient complètement épuisés et amaigris par la maladie. Eichmann cependant me força à les prendre en charge et, en l’occurrence, il me menaça même de me livrer à Himmler pour que je sois mis en camp de concentration, si je lui causais d’autres difficultés politiques. Pour la même raison, je fus ensuite éloigné du service d’Eichmann.
Une grande partie de ces gens moururent d’épuisement ou à la suite d’épidémies dans les prétendus camps de travail du Bas-Danube. Un faible pourcentage, environ 12.000, fut transporté à Vienne et aux environs ; un groupe d’à peu près 3.000 à Bergen-Belsen et de là en Suisse. Ce furent là les Juifs qui purent quitter l’Allemagne à la suite des entretiens avec le Comité commun.
Résumons. En Grèce, en Hongrie et en Slovaquie, pays sur lesquels vous avez une connaissance personnelle, combien de Juifs environ furent touchés par les mesures de la Sicherheitspolizei et du SD ?
II y en eut 66.000 environ en Slovaquie, 64.000 environ en Grèce, plus de 500.000 en Hongrie.
Et en Croatie et Bulgarie, pays sur lesquels vous savez quelque chose, combien de Juifs furent touchés ?
En Bulgarie, à ma connaissance, environ 8.000. En Croatie, je ne connais que le chiffre de 3.000 Juifs transportés de Zagreb à Auschwitz, durant l’été de 1942.
Des conférences sur le problème juif eurent-elles lieu entre spécialistes de l’Amt IV-A dont les noms se trouvent sur la feuille que nous avons mentionnée précédemment ?
Oui, Eichmann avait pris l’habitude de faire une réunion annuelle de tous ses spécialistes à Berlin. Cette réunion avait lieu en général en novembre. Tous ceux qui travaillaient pour lui à l’étranger devaient alors y faire un rapport sur leurs activités. En 1944, autant que je m’en souvienne, cette réunion n’a pas eu lieu car Eichmann était encore en Hongrie au mois de novembre.
Parmi ces Juifs, sur le sort desquels vous êtes fixé, combien furent soumis à la solution définitive, c’est-à-dire tués ?
Le chiffre exact m’est très difficile à déterminer. Je n’ai à ma disposition qu’une seule base d’estimation, c’est l’entretien d’Eichmann avec Höss à Vienne, où ce dernier déclara que parmi les Juifs envoyés de Grèce à Auschwitz, il y en avait eu très peu qui fussent capables de travailler. Parmi les Juifs en provenance de Slovaquie et de Hongrie, environ 25 à 30 % avaient été en mesure de travailler. Il est donc très difficile pour moi de donner un chiffre total certain.
Dans vos conférences avec les autres spécialistes du problème juif et Eichmann, avez-vous eu connaissance ou avez-vous été informé du nombre total de Juifs tués en application de ce programme ?
Eichmann lui-même parlait toujours de quatre et même de cinq millions de Juifs. D’après mon évaluation personnelle, quatre millions au moins ont dû être atteints par la solution définitive. En fait, combien ont eu la vie sauve, je ne suis pas en mesure de le dire.
Quand avez-vous vu Eichmann pour la dernière fois ?
Fin février 1945, j’ai vu Eichmann pour la dernière fois à Berlin. Il disait à ce moment que si la guerre était perdue, il se suiciderait.
A-t-il dit quelque chose à ce moment-là sur le nombre de Juifs qui avaient été exterminés ?
Oui, et il en a parlé d’une façon particulièrement cynique. Il disait qu’il sauterait en riant dans la tombe car l’impression d’avoir cinq millions de personnes sur la conscience serait pour lui la source d’une extraordinaire satisfaction.
Le témoin est à la disposition des autres membres du Ministère Public.
Les membres du Ministère Public désirent-ils interroger le témoin ?
Monsieur le Président, je ne désire poser aucune question.
L’Union Soviétique n’a, pour l’instant, aucune question à poser.
Le Procureur Général français ?
Témoin, vous avez parlé de la mise au travail des Juifs et vous avez cité deux cas : celui des Juifs de Slovaquie qui furent transportés à Auschwitz et mis au travail, s’ils en étaient capables ; plus tard, vous avez parlé des Juifs en provenance de Hongrie qui furent utilisés pour le mur du Sud-Est. Savez-vous si Sauckel, plénipotentiaire à la main-d’œuvre, fut mêlé à ces opérations, si elles se déroulèrent sur ses ordres et s’il a pris une part quelconque aux affaires en question ?
En ce qui concerne les Juifs en Slovaquie, le plénipotentiaire à la main-d’œuvre n’a rien eu à voir avec ces événements. C’était une affaire purement interne qui ne concernait que l’Inspecteur des camps de concentration qui employa ces Juifs à ses propres fins. En ce qui concerne la réquisition des Juifs pour la construction du mur du Sud-Est, je ne puis pas répondre à cette question de façon précise. J’ignore dans quelle proportion le plénipotentiaire à la main-d’œuvre dirigeait la construction du mur du Sud-Est. Les Juifs qui venaient de Hongrie pour ces travaux étaient remis à la Gauleitung du Bas-Danube.
Je n’ai pas d’autres questions à poser au témoin.
Quels sont les avocats qui ont encore des questions à poser ?
Témoin, vous avez parlé de mesures prises par la Sicherheitspolizei et le SD et vous avez parlé à plusieurs reprises de ces organisations dans votre déposition. Est-ce là uniquement l’emploi d’un nom officiel ou pouvons-nous conclure de votre déposition que le SD, le service de sûreté, participait à ces opérations ?
Les opérations dont j’ai parlé furent exécutées par l’Amt IV, c’est-à-dire la Gestapo. Si j’ai parlé du chef de la Sicherheitspolizei et du SD, je l’ai fait parce que c’était le nom exact de ce service et non pas parce que je désirais citer le SD en tant que tel.
Le SD participa-t-il de façon quelconque à ces mesures contre les Juifs, premièrement dans la préparation, deuxièmement dans l’exécution ?
Le SD, en tant qu’organisation, n’était pas impliqué. Quelques-uns des chefs travaillant avec Eichmann, dont moi-même, étaient originaires du SD, mais nous avions été détachés à l’Amt IV, c’est-à-dire à la Gestapo.
Est-ce que les anciens membres des SS et du SD qui, dans la suite, exercèrent leurs activités dans la Gestapo, restaient membres de l’organisation dont ils provenaient, ou étaient-ils membres de la Gestapo ?
Non, ils restaient toujours membres du SD.
Agissaient-ils en tant que membres du SD ou bien exécutaient-ils les ordres de la Gestapo ?
Nous appartenions à la Gestapo pour la durée du détachement. Nous demeurions seulement inscrits sur les états de traitement du SD qui s’occupait de nous comme des membres de son personnel. Les ordres étaient reçus uniquement de la Gestapo, c’est-à-dire de l’Amt IV.
À ce sujet, j’aimerais vous poser une autre question : un profane pouvait-il s’y retrouver dans ce dédale de services ?
Non, c’était pratiquement impossible.
Un autre avocat veut-il contre-interroger le témoin ? Le colonel Amen, ou le colonel Brookhart veut-il interroger le témoin à nouveau ?
Non, pas d’autres questions, Monsieur le Président.
Très bien, cela suffit.
Il nous faudra à peu près dix minutes, Monsieur le Président, pour faire venir le témoin suivant. Je n’avais pas prévu que nous finirions si rapidement. Voulez-vous que je le fasse tout de même venir cet après-midi ?
Avez-vous d’autres témoins sur ce sujet ?
Non, pas sur ce sujet, Monsieur le Président. Nous avons deux témoignages très courts, l’un sur l’accord écrit, dont on a témoigné ce matin, entre l’OKH, l’OKW et le RSHA ; le témoin pourra répondre très brièvement aux questions posées ce matin par les membres du Tribunal. L’autre témoin déposera sur un sujet tout à fait différent.
Sur quel sujet ?
Sur l’identification de deux des accusés lors de leur visite à un camp de concentration. Je désirerais ne pas révéler leurs noms à la Défense, à moins que vous ne désiriez absolument les connaître.
Très bien ; vous citerez donc ces deux noms demain ?
Oui, Monsieur le Président ; je ne crois pas que chacun d’eux prenne plus de vingt minutes.
Très bien. Vous continuerez ensuite avec l’exposé des preuves contre le Haut Commandement ?
Oui, Monsieur le Président.
L’audience est levée.