VINGT-SEPTIÈME JOURNÉE.
Vendredi 4 janvier 1946.

Audience de l’après-midi.

LE PRÉSIDENT

Le Tribunal tiendra demain une audience à la chambre du Conseil pour étudier des questions de procédure. Il n’y aura par conséquent pas d’audience publique demain.

COLONEL TAYLOR

Votre Honneur, j’ai encore à présenter un document concernant la structure du Groupe, avant de passer aux charges essentielles.

Ce document porte le nº C-78 ; il a déjà été déposé sous le nº USA-139. Il se trouve dans le deuxième livre de documents. Ce document est l’ordre officiel de participation à la délibération à la Chancellerie du Reich, le 14 juin 1941, huit jours avant l’attaque contre l’Union Soviétique. C’est l’une des réunions qui ont été mentionnées dans le dernier paragraphe des affidavits de Halder et de von Brauchitsch, et que nous avons déjà lu ce matin. Ce document est signé par le colonel Schmundt, officier d’état-major, aide de camp de Hitler et daté de Berchtesgaden le 9 juin 1941. Il commence ainsi :

« Objet : Conférence “Barberousse”. (C’est le nom conventionnel désignant l’attaque contre l’Union Soviétique.) Le Führer et Commandant suprême des Forces armées a ordonné que des exposés sur “Barberousse” soient faits par les commandants des groupes d’armées et par les Commandants en chef de rang égal de la Marine et de l’Aviation. » C’est, comme le Tribunal le verra une fois de plus, le groupe spécifié à la dernière ligne du schéma : groupes d’armées, armées, Commandants en Chef de la Marine et de l’Air de même rang.

Ce document comprend également une liste des participants à cette conférence et j’aimerais, pour en finir avec ce sujet, lire cette liste pour montrer quelles étaient les personnalités présentes et combien elles correspondent étroitement à la structure du groupe telle qu’elle est définie dans l’Acte d’accusation. Le Tribunal verra que cette liste commence à la page I, au bas de la page :

Le Generalfeldmarschall von Brauchitsch qui était Commandant en chef de l’Armée et membre du groupe ; le Général Halder qui était chef d’État-Major et membre du groupe ; puis trois subordonnés qui n’étaient pas membres du groupe : Paulus, Heusinger et Gyldenfeldt.

Pour la Marine, le capitaine Wagner, qui était chef de l’État-Major d’opérations de la Marine de guerre, mais qui n’était pas membre du groupe. Pour l’Aviation : le général Milch, secrétaire d’État et Inspecteur général de l’Aviation, qui ne faisait pas partie du groupe, le général Jeschonnek, chef de l’État-Major général de l’Air et membre du groupe, et deux de ses assistants.

Passant à la page suivante qui traite de l’OKW, Haut Commandement des Forces armées, nous trouvons Keitel, Jodl, Warlimont ; tous ces membres du groupe étaient présents, avec un envoyé de l’État-Major général. Puis quatre officiers du service du délégué qui n’étaient pas membres du groupe. Ensuite nous passons aux officiers du Commandement des troupes en campagne : Le général von Falkenhorst, Haut Commandement de l’Armée en Norvège, membre du groupe. Le général Stumpff, 5e armée de l’Air, membre du groupe. Rundstedt, Reichenau-Stülpnagel, Schober, Kleist, tous membres du groupe.

Aviation : général Löhr, 4e armée aérienne, membre du groupe. Le général Fromm et le général Udet n’étaient pas membres du groupe. Fromm était chef des Forces armées de l’Intérieur et Udet, Directeur général de l’équipement et du ravitaillement.

Pour la Marine : Raeder, membre du groupe ; Fricke, chef de l’État-Major général de guerre, et membre du groupe, et un adjoint qui n’était pas membre du groupe.

Pour l’Armée : Leeb, Busch, Küchler, tous membres du groupe comme Oberbefehlshaber ; Keller, membre du groupe. Bock, Kluge, Strauss, Guderian, Hoth, Kesselring, tous membres du groupe.

Et on verra, par conséquent, qu’excepté quelques officiers assistants de rang peu élevé, tous les participants à ces consultations étaient membres du groupe, tel qu’il est défini dans l’Acte d’accusation et, qu’en fait, les participants à ces consultations comprenaient les membres du groupe chargés des plans sur les opérations futures contre l’Union Soviétique.

J’ai maintenant terminé avec la première partie, c’est-à-dire avec la description de l’État-Major général et du groupe du Haut Commandement, avec sa composition et sa structure, de même que son fonctionnement général.

Je passe maintenant aux charges portées contre ces groupes dans l’Acte d’accusation :

L’appendice B, accuse ce groupe d’une grande responsabilité dans la préparation, la mise au point, le déclenchement et le développement de guerres illégales comme il est exposé aux chefs d’accusation 1 et 2 ; de crimes de guerre et de crimes contre l’Humanité prévus aux chefs d’accusation 3 et 4.

En fournissant la preuve de ces charges, nous devons garder présent à l’esprit que, aux termes de l’Acte d’accusation, ce groupe porte la responsabilité de tout crime dont l’un quelconque des accusés membres du groupe, peut être convaincu.

L’État-Major général et le Haut Commandement sont bien représentés parmi les accusés. Cinq des accusés, c’est-à-dire un quart des présents sont membres du groupe.

Pour les citer dans l’ordre où ils sont inscrits, le premier est l’accusé Göring. Göring est un accusé qui avait de nombreuses responsabilités. Il était membre de l’État-Major général et du groupe du Haut Commandement, car il fut Commandant en chef des Forces aériennes, à partir du moment où l’Aviation allemande prit une existence officielle jusqu’à un mois environ avant la fin de la guerre. Durant le dernier mois de la guerre, il fut remplacé dans ses fonctions par von Greim qui se suicida peu après sa capture à la fin de la guerre. Göring est accusé de tous les crimes mentionnés aux différents chefs de l’Acte d’accusation.

L’accusé suivant est Keitel. Lui-même et les trois autres accusés sont membres du groupe et font tous quatre l’objet de charges particulièrement graves en raison de leurs seules responsabilités militaires. Tous sont soldats ou marins de carrière. Keitel était le chef du Haut Commandement des Forces armées allemandes ou OKW lorsque ce dernier fut organisé en 1938 ; il resta à son poste pendant toute la période en question. Il occupait le rang de Feldmarschall. Pendant la plus grande partie de cette période, outre ses fonctions de chef de l’OKW, il fut membre du Conseil de Cabinet secret et du Conseil des ministres pour la défense du Reich. Keitel est accusé de tous les crimes énumérés dans les quatre chefs d’accusation.

L’accusé Jodl était militaire de carrière ; il était lieutenant-colonel quand les nazis prirent le pouvoir. Il atteignit finalement le grade de Generaloberst, devint chef de l’État-Major d’opérations de la Wehrmacht et garda ce poste pendant toute la guerre. Il est également accusé de tous les crimes énumérés dans les quatre chefs d’accusation.

Les deux autres accusés membres du groupe, appartiennent à la Marine. L’accusé Raeder est, en un certain sens, le membre le plus ancien de tout le groupe, car il est Commandant en chef de la Marine allemande depuis 1928. Il obtint le rang de Grossadmiral, le plus haut de la Marine allemande, et fut en outre, membre du Conseil de Cabinet secret. Il démissionna du Commandement suprême de la Marine en janvier 1943 et fut remplacé par Dönitz. Il est accusé des crimes mentionnés aux chefs nº 1, 2 et 3 de l’Acte d’accusation.

Le dernier des cinq accusés, Dönitz, était un officier de grade relativement peu élevé lorsque les nazis prirent le pouvoir. Durant les premières années du régime nazi, il se spécialisa dans les activités sous-marines et fut commandant de l’armée sous-marine. Lorsque la guerre éclata, il monta rapidement en grade dans la Marine et fut choisi pour succéder à Raeder lorsque ce dernier se retira en 1943. Dönitz devint alors Commandant en chef de la Marine et Grossadmiral. Lorsque les Forces armées allemandes s’effondrèrent, Dönitz succéda à Hitler comme chef du Gouvernement allemand. Il est accusé des crimes énumérés dans les trois premiers chefs de l’Acte d’accusation.

Quatre des cinq accusés peuvent être considérés comme des représentants types du groupe. Nous devons faire une exception pour l’accusé Göring, qui fut avant tout un politicien du parti nazi, mais avait une passion pour l’aviation depuis sa carrière de 1914-1918. Les autres firent de leur métier de soldat ou de marin l’œuvre de leur vie. Ils collaborèrent aux entreprises les plus importantes des nazis, mais ne furent pas membres du Parti dès le début. Ils ne diffèrent pas essentiellement des autres 125 membres du groupe. Ils sont parvenus aux situations les plus élevées dans les Forces armées allemandes et tous sauf Jodl, atteignirent le plus haut rang. Ils seront un exemple excellent pour une étude sur les représentants du groupe, et nous pouvons examiner leurs idées et leurs actions avec la certitude que ces idées et ces actions sont caractéristiques des autres membres du groupe.

Je m’occuperai d’abord des activités criminelles de l’État-Major général et du groupe du Haut Commandement, prévues par les premier et deuxième chefs de l’Acte d’accusation, leurs activités dans le complot en vue de la préparation et de la conduite de guerres contraires au droit. Ma tâche consistera pour une grande part à rappeler les faits établis. L’essentiel des preuves relatives aux guerres d’agression a déjà été présenté au Tribunal par mon collègue Alderman et par les membres de la Délégation britannique.

La plupart des documents sur lesquels on a attiré l’attention du Tribunal montrent que les accusés ici présents, qui étaient membres du Haut Commandement et de l’État-Major général, participèrent en toute connaissance de cause et tout à fait volontairement aux crimes énumérés aux chefs d’accusation 1 et 2. J’ai l’intention d’éviter autant que possible de revenir sur ces preuves, mais néanmoins, il faut que je mentionne encore certains de ces documents pour attirer l’attention du Tribunal sur le rôle joué par l’État-Major général et le groupe du Haut Commandement dans ces guerres d’agression.

Il est bien entendu que la fonction normale d’un État-Major militaire est de préparer des plans militaires. En temps de paix, l’État-Major militaire s’occupe généralement des préparatifs de plans d’attaque ou de défense, fondés sur des événements hypothétiques. Il n’y a rien de criminel à exécuter ces exercices ou à préparer de tels plans. Tel n’est pas le motif de l’accusation portée contre ce groupe.

Nous montrerons que ce groupe partageait l’intention nazie d’agrandir l’Allemagne par la menace de la force ou par la force elle-même. Ses membres adhérèrent sciemment et avec enthousiasme au projet de développement des Forces allemandes dans ce but criminel. Ils conçurent à l’avance les plans nazis pour entreprendre des guerres d’agression. Ils établirent des plans criminels et dirigèrent le déclenchement et l’exécution des guerres. Ces agissements sont qualifiés de criminels par l’article 6 du Statut.

Une guerre d’agression ne peut être préparée ou faite sans une activité intense de la part de tous les services des Forces armées et, en particulier, de la part des officiers de haut rang qui contrôlent ces forces. Par conséquent, dans la mesure où les préparatifs allemands et le déclenchement des guerres d’agression sont des faits historiques, de notoriété publique et déjà prouvés, il s’ensuit nécessairement que l’État-Major général et le groupe du Haut Commandement des Forces armées allemandes y participèrent. Cela malgré l’effort de certains chefs militaires qui soutiennent que jusqu’à l’entrée en action des troupes, ils ont vécu séparés du monde, confinés dans une tour d’ivoire et ont fermé volontairement les yeux sur les conséquences de leurs travaux.

Les documents auxquels je me rapporterai affirment le contraire, quelques-uns de ces hommes admettent d’ailleurs sans restriction qu’ils participèrent avec ardeur à l’effort des nazis parce que les buts nazis coïncidaient étroitement avec les leurs.

Je crois que les documents lus par M. Alderman ont déjà mis en lumière les buts et les objectifs de l’État-Major général allemand et du groupe du Haut Commandement, durant la période qui précéda l’annexion de l’Autriche. Durant cette période, eurent lieu, comme il est dit dans l’Acte d’accusation : 1° Un réarmement secret, comprenant l’entraînement du personnel militaire, la production de munitions et la mise sur pied de l’Aviation ; 2° La déclaration de Göring, du 10 mars 1935, selon laquelle l’Allemagne se constituait une aviation militaire ; 3° La loi du 16 mars 1935 sur le service militaire obligatoire qui fixait en temps de paix la force de l’Armée allemande à 500.000 hommes ; 4° La réoccupation de la Rhénanie le 7 mars 1936 et la reprise de la fortification de cette région.

Ces faits particuliers ne demandent pas de preuve au sens juridique, parce que ce sont des événements historiques. Le fait que les nazis n’auraient jamais pu accomplir des choses semblables sans la coopération des Forces armées est indiscutable de par sa nature même.

M. Alderman a lu au Tribunal de nombreux documents illustrant ces faits. Il y a joint beaucoup de documents concernant l’extension secrète de la Marine allemande sous l’impulsion de l’accusé Raeder, en violation des limitations imposées par les traités.

Il a lu aussi la loi secrète de défense du Reich, document PS-2261 (USA-24), qui fut adoptée le jour même où l’Allemagne dénonça pour sa part les clauses du Traité de Versailles relatives aux armements ; il a lu le plan de von Blomberg, daté du 2 mai 1935, pour la réoccupation de la Rhénanie, document C-159 (USA-54) et les ordres du même Blomberg qui aboutirent à la réoccupation effective de la Rhénanie.

Tous ces événements demandèrent donc logiquement la collaboration la plus étroite entre les chefs militaires et les nazis. Je n’ai pas besoin de m’étendre davantage sur ce point.

Mais il est utile, je pense, d’examiner à nouveau un certain nombre de documents qui montrent l’état d’esprit et les objectifs des chefs militaires allemands durant cette première période. Un document lu par M. Alderman montre le point de vue de la Marine allemande sur les occasions que les nazis pouvaient fournir pour permettre à l’Allemagne d’atteindre ses objectifs, par la force ou la menace ; c’est le mémorandum publié par le Haut Commandement de la Marine allemande en 1937 et intitulé La lutte de la Marine contre Versailles. C’est le document C-156 (USA-41). Le Tribunal se souviendra que ce mémorandum, publication officielle de la Marine allemande, déclarait que c’était uniquement à Hitler que revenait le mérite d’avoir permis de créer les conditions nécessaires au réarmement. L’accusé Jodl l’a déclaré mieux que je ne pourrais le dire dans son discours aux Gauleiter du 7 novembre 1943. C’est le document L-172 (USA-34) dont M. Alderman a lu une grande partie.

Les officiers allemands ne furent nullement ignorants du fait que la politique et les objectifs des nazis menaient l’Allemagne à la guerre. J’attire l’attention du Tribunal sur le document C-23 (USA-49) qui se compose d’un certain nombre de notes rédigées par l’amiral Carls de la Marine allemande en septembre 1938. Ces notes furent écrites par l’amiral Carls en guise de commentaires à un « Projet de guerre maritime contre l’Angleterre ». Vous le trouverez, Votre Honneur, à la page 3 de la traduction du document C-23. Je vais en lire une partie :

« Je suis totalement d’accord sur le thème général de l’étude.

« 1. Si, selon la décision du Führer, l’Allemagne doit acquérir une position de puissance mondiale, elle n’a pas seulement besoin de possessions coloniales suffisantes, mais aussi de s’assurer des communications maritimes et un accès à l’Océan.

« 2. Ces deux exigences ne peuvent être satisfaites qu’en opposition avec les intérêts anglo-français. Elles limiteraient leur position en tant que puissances mondiales. Il est peu vraisemblable qu’elles puissent être réalisées par des voies pacifiques. Par conséquent, la décision de faire de l’Allemagne une puissance mondiale nous pousse à la nécessité de faire les préparatifs militaires appropriés.

« 3. La guerre contre l’Angleterre signifie en même temps la guerre contre l’Empire, contre la France, probablement contre la Russie et contre un grand nombre de pays d’outre-mer, en fait contre la moitié ou les deux tiers du monde entier.

« Ce plan ne peut être justifié et ne peut réussir que s’il est préparé économiquement aussi bien que politiquement et militairement, et exécuté dans le but de conquérir pour l’Allemagne un débouché sur l’Océan. »

Passons maintenant à l’Aviation, puisque nous avons examiné le point de vue de la Marine. Une partie de l’aviation allemande, durant cette période d’avant-guerre, établissait des plans d’agression encore plus importants pour l’agrandissement du Reich. Le document L-43 (GB-29) est une étude préparée par le chef d’une section de l’État-Major général de l’Aviation, appelée État-Major d’organisation. L’étude en question concerne l’organisation de la force aérienne allemande dans les années à venir jusqu’à 1950. Elle est fondée sur certaines hypothèses, dont l’une était que d’ici 1950 les frontières de l’Allemagne seraient telles qu’on peut les voir sur une carte jointe à cette étude. Il n’y a qu’une seule copie de cette carte, Votre Honneur. Le Tribunal verra sur cette carte que l’Autriche, la Tchécoslovaquie, la Hongrie, la Pologne et la côte Baltique jusqu’au golfe de Finlande sont toutes comprises dans les frontières du Reich. Il verra aussi, page 2 de ce document L-43, que l’auteur envisageait pour le temps de paix une organisation des forces aériennes allemandes comprenant sept commandements de groupes, dont quatre se trouveraient à l’intérieur des frontières de l’Allemagne, à Berlin, Brunswick, Munich et Kœnigsberg, mais les trois autres à Vienne, Budapest et Varsovie.

Avant de passer aux actes particuliers d’agression commis par les Forces armées allemandes, je voudrais insister sur le fait que cet accord de base soulignait l’entente entre les nazis et les chefs militaires allemands. Sans cet accord sur les objectifs, il n’y aurait jamais eu de guerre. À ce sujet, je voudrais attirer l’attention du Tribunal sur l’affidavit nº 3, USA-536 signé par von Blomberg, qui fut autrefois Feldmarschall, ministre de la guerre du Reich et Commandant en chef des Forces armées allemandes jusqu’au mois de février 1938. Je lirai ce témoignage afin qu’il figure au procès-verbal :

« Depuis 1919, et surtout depuis 1924, trois questions territoriales critiques ont retenu l’attention en Allemagne : ce sont les questions du territoire polonais, de la Ruhr, et de Memel.

« Moi-même, comme tout le groupe des officiers de l’État-Major allemand, je croyais que ces trois questions, parmi lesquelles se trouvait la question du corridor polonais, devaient être réglées un jour, et s’il était nécessaire, par la force des armes. Environ 90 % du peuple allemand partageait l’avis des officiers sur la question polonaise : une guerre effaçant la profanation constituée par la création du corridor polonais et affaiblissant la menace pesant sur la Prusse Orientale, entourée par la Pologne et la Lituanie était considérée comme un devoir sacré, même si c’était une triste nécessité. Ce fut l’une des raisons principales du réarmement secret qui commença dix ans avant que Hitler ne prît le pouvoir et s’accentua sous la domination nazie.

« Avant 1938-1939, les généraux allemands ne s’opposèrent pas à Hitler. Ils n’avaient pas de raisons de lui résister, étant donné qu’il conduisait aux résultats désirés. Après cette période, quelques généraux commencèrent à critiquer et à condamner ses méthodes et à perdre confiance dans le pouvoir de son jugement. Toutefois, ils ne surent pas, en tant que groupe, prendre une attitude énergique et définie à son égard ; certains cependant essayèrent de le faire et le payèrent de leur vie ou de leur situation.

« Peu de temps avant que je quitte mon poste de Commandant en chef des Forces armées, en janvier 1938, Hitler me demanda de lui recommander un successeur. Je lui suggérai Göring qui était le plus haut officier en grade, mais Hitler objecta qu’il manquait de patience et de zèle. Aucun officier ne me remplaça au poste de Commandant en chef des Forces armées. Hitler lui-même prit ces fonctions. Je recommandai Keitel comme chef de bureau. Autant que je le sache, il ne fut jamais nommé Commandant en chef des Forces armées mais fut toujours simplement chef d’État-Major sous les ordres de Hitler et, en fait, il eut les fonctions administratives de ministre de la Guerre. De mon temps, Keitel n’était pas hostile à Hitler et par conséquent se trouvait qualifié pour établir une entente entre Hitler et les Forces armées, chose que j’avais moi-même désirée et favorisée en tant que Reichswehrminister et Reichskriegsminister. Agir d’une façon opposée aurait conduit à une guerre civile car, à cette époque, la masse du peuple allemand soutenait Hitler.

« D’après ce que j’ai entendu dire, Keitel ne s’est pas opposé aux actes de Hitler. Il devint un instrument entre ses mains pour l’exécution de chacune de ses décisions. Il ne remplit pas le rôle qu’on aurait pu s’attendre à lui voir jouer. »

La déclaration de von Blomberg que je viens de lire trouvera sa confirmation dans un témoignage du Generaloberst Blaskowitz. C’est l’affidavit nº 5 du livre de documents nº 1, USA-537. Blaskowitz a commandé une armée pendant la campagne de Pologne et la campagne de France. Plus tard, il prit le commandement du groupe d’armée G, dans le sud de la France, puis du groupe d’Armée H, qui recula jusqu’au-delà du Rhin à la fin de la guerre. Les trois premiers paragraphes de cet affidavit sont à peu près identiques aux trois premiers paragraphes de celui de von Blomberg et, puisqu’ils sont traduits dans toutes les langues, je commencerai seulement au paragraphe 4, de cet affidavit qui aborde un sujet différent.

« Après l’annexion de la Tchécoslovaquie nous espérâmes que la question polonaise serait réglée d’une façon pacifique par les voies diplomatiques, étant donné que nous croyions à cette époque que l’Angleterre et la France assisteraient leur alliée. Enfin, nous pensions que si les négociations politiques aboutissaient à un échec, la question polonaise conduirait directement à la guerre, non seulement avec la Pologne, mais avec les puissances occidentales.

« Lorsque, à la mi-juin, je reçus de l’OKH l’ordre de préparer une attaque contre la Pologne, je sus que cette guerre entrait de plus en plus dans le domaine des possibilités. Cette impression fut confirmée par le discours du Führer du 22 août 1939 à Obersalzberg, lorsqu’il apparut clairement que cette question devenait un fait d’actualité. Entre la mi-juin et le 1er septembre 1939, les membres de mon État-Major qui travaillaient aux préparatifs, participèrent à diverses discussions qui eurent lieu entre l’OKH et le groupe d’armées. Durant ces discussions, les questions de nature tactique et stratégique, ainsi que des questions générales, furent abordées dans la mesure où elles concernaient mon poste futur de Commandant en chef de la 8e armée pour la campagne de Pologne qui était alors envisagée.

« Durant la campagne de Pologne, en particulier durant les opérations de Kutno, je fus, à diverses reprises, en communication avec le Commandant en chef de l’Armée qui, comme le Führer, visita mes quartiers généraux. En fait, il était courant pour des Commandants en chef de groupes d’armées ou d’armées d’être invités de temps à autre à donner leur avis sur la situation, soit par téléphone, télétype ou TSF, aussi bien que par des conversations personnelles. Ces Commandants en chef du front devinrent ainsi conseillers de l’OKH, chacun pour sa spécialité, si bien que les services montrés sur le graphique ci-joint constituent le groupe qui était le véritable conseil d’experts du Haut Commandement des Forces armées allemandes. »

Le Tribunal notera que la dernière partie de cet affidavit, ainsi que ceux de Halder et de Brauchitsch, prouve l’exactitude de la structure et de l’organisation de l’État-Major général et du groupe du Haut Commandement tels qu’ils ont été décrits par le Ministère Public. Le Tribunal notera également que l’affidavit de von Blomberg et la première partie de l’affidavit de von Brauchitsch font clairement ressortir le fait que des chefs militaires allemands connaissaient, approuvaient, soutenaient et exécutaient des plans concernant l’expansion des Forces armées au-delà des limites fixées par les traités. Les objectifs qui les guidaient sont évidents d’après les affidavits et documents qui ont été mentionnés. L’objectif fondamental était d’agrandir l’Allemagne par la force armée ou la menace de la force et d’aider à fonder la puissance militaire allemande afin de rendre possibles les actes d’agression qui suivirent : Nous allons maintenant passer à un examen de ces actes caractéristiques d’agression qui ont déjà été présentés au Tribunal d’une façon générale dans le but particulier de noter la participation de l’État-Major général et du groupe du Haut Commandement à ces actes criminels.

Je puis dire à ce propos, Monsieur le Président, que pour gagner du temps, je ne lirai que très peu de documents. Par conséquent lorsque je cite ces documents, il n’est pas besoin au Tribunal de les rechercher. Ce sont pour la plupart des documents qui ont été lus et je ne fais que récapituler sans beaucoup lire.

Le Tribunal se souviendra que M. Alderman a lu, pour les faire figurer au procès-verbal, des passages du document PS-386 (USA-25), qui contient des notes du colonel Hossbach sur une conférence qui eut lieu à la Chancellerie allemande à Berlin, le 5 novembre 1937. Hitler présida cette importante conférence secrète, tenue en petit comité. Les seuls participants étaient les quatre principaux chefs militaires et le ministre des Affaires étrangères l’accusé von Neurath. Les quatre chefs militaires des Forces armées, Blomberg, alors ministre de la Guerre du Reich et les Commandants en chef des trois armées, von Fritsch pour l’armée de terre, Raeder pour la Marine, Göring pour l’Aviation, étaient présents. Hitler s’engagea dans une discussion générale sur la politique diplomatique et militaire de l’Allemagne, et déclara que la conquête de l’Autriche et celle de la Tchécoslovaquie constituaient des préliminaires essentiels pour l’amélioration de notre position militaire et pour écarter toute menace sur les flancs.

Les avantages militaires et politiques envisagés comprenaient l’acquisition d’une nouvelle source de ravitaillement, des frontières meilleures et plus courtes, la faculté de disposer des troupes pour d’autres objectifs et la possibilité de former de nouvelles divisions grâce à la population des territoires conquis. Blomberg et von Fritsch, se joignirent à la discussion et von Fritsch déclara « qu’il étudiait un projet analysant les possibilités d’exécuter des opérations contre la Tchécoslovaquie, en considérant spécialement le système tchécoslovaque de fortifications ».

Au printemps suivant, en mars 1938, les plans allemands concernant l’Autriche étaient terminés. M. Alderman a déjà lu pour les faire figurer au procès-verbal des extraits du journal de l’accusé Jodl, document PS-1780 (USA-72). Ce journal montre la participation des chefs militaires allemands à l’annexion de l’Autriche. Comme le prouve le journal de Jodl à date du 11 février 1938, l’accusé Keitel et deux autres généraux de premier plan étaient présents à l’entrevue de Schuschnigg et de Hitler, à Obersalzberg et le but poursuivi est clairement indiqué dans le passage du journal que je vais lire :

« Dans la soirée du 12 février, le général Keitel et les généraux von Reichenau et Sperrle se rencontrent à Obersalzberg. Schuschnigg et G. Schmidt sont à nouveau soumis à une pression politique et militaire très forte. À 23 heures, Schuschnigg signe le procès-verbal. »

Le général von Reichenau était à l’époque Commandant en chef du Wehrkreis VII, l’une des régions militaires d’Allemagne. Il commanda la 10e armée en Pologne et la 6e armée en France. Il fut membre du groupe, tel qu’il est défini dans l’Acte d’accusation. Sperrle qui resta en Espagne durant la guerre civile et jusqu’en 1943 fut Commandant en chef de la flotte aérienne nº 3, pratiquement durant toute la guerre, était aussi membre du groupe.

Deux jours plus tard, Keitel et d’autres chefs militaires, préparaient pour les soumettre à Hitler, des propositions devant donner au gouvernement autrichien l’impression que l’Allemagne recourrait à la force si l’accord de Schuschnigg n’était pas ratifié à Vienne. Ces propositions se trouvent dans un document daté du 14 février 1938 : document PS-1775 (USA-73) signé par l’accusé Keitel. Des passages des suggestions de Keitel à Hitler sont ainsi rédigés :

« Ne pas prendre de véritables mesures de préparation dans l’Armée ou la Luftwaffe. Pas de mouvements de troupes.

« 2° Propager des nouvelles fausses mais vraisemblables, pouvant faire croire à des préparatifs militaires contre l’Autriche :

« a) Par l’intermédiaire d’hommes de confiance en Autriche ; b) Par le personnel des douanes à la frontière ; c) Par des agents qui se déplaceraient. »

Passant à la fin du document, Keitel propose :

« 4° D’ordonner, pour donner le change, des communications par radio, très actives dans le Wehrkreis VII et entre Berlin et Munich.

« 5° De véritables manœuvres, vols d’entraînement et manœuvres diverses des troupes de montagne près de la frontière.

« 6° Que l’amiral Canaris soit prêt le 14 novembre au quartier général de la 7e région militaire à mettre à exécution les mesures prescrites par le Chef de l’OKW. »

Comme le montre le journal de Jodl à la date du 14 février, ces manœuvres trompeuses furent efficaces et créèrent en Autriche l’impression que ces menaces de violence pouvaient être fondées.

Environ un mois plus tard, l’intervention armée fut précipitée par la décision de Schuschnigg d’organiser un plébiscite en Autriche. Hitler ordonna la mobilisation, conformément au plan préexistant sur l’invasion de l’Autriche, – ce plan était connu sous le nom de « Cas Otto », – afin d’absorber l’Autriche, et d’arrêter le plébiscite. Le Journal de Jodl, à la date du 10 mars 1938 nous dit ce qui suit à la page 2 du document :

« Par surprise, et sans consulter ses ministres, Schuschnigg a ordonné pour le dimanche 13 mars un plébiscite qui devra amener une forte majorité aux légitimistes, en l’absence de plans et de préparatifs.

« Le Führer est décidé à ne pas le tolérer. Encore la même nuit, du 9 au 10 mars, communiqué avec Göring. Le général von Reichenau est rappelé du Comité olympique du Caire. Le général von Schober reçoit l’ordre de venir, ainsi que le ministre Glaise-Horstenau, qui est auprès du Gauleiter Burckel dans le Palatinat. »

Le général von Schober dont je viens de parler, succéda au Général von Reichenau comme commandant de la 7e région militaire et fut plus tard commandant de la 11e armée en Russie. Il était membre du groupe tel que l’a défini l’Acte d’accusation.

L’invasion de l’Autriche diffère des autres actes d’agression de l’Allemagne, en ce qu’elle ne fut pas décidée et établie à l’avance, mais fut précipitée par un événement extérieur : l’ordre de Schuschnigg sur le plébiscite. Mais, bien que pour cette raison nous ne puissions retenir le fait de préméditation déterminée et précise, les documents que nous avons vus établissent clairement la participation des chefs militaires à tous les degrés.

Hors de la réunion en petit comité tenue en novembre 1937, au cours de laquelle fut esquissé le programme général de Hitler au sujet de l’Autriche et de la Tchécoslovaquie, les seules personnes présentes furent les quatre principaux chefs militaires et le ministre des Affaires étrangères. En février, Keitel, Reichenau et Sperrle furent tous d’accord pour exercer une forte pression militaire sur Schuschnigg. Immédiatement après, Keitel et les autres conçurent et exécutèrent un programme de menaces militaires et de feintes destinées à effrayer le Gouvernement autrichien, afin de l’obliger à accepter le protocole de Schuschnigg. Lorsque l’invasion eut effectivement lieu, elle fut naturellement dirigée par les chefs militaires et exécutée par les Forces armées allemandes. Une fois de plus, nous devons à l’accusé Jodl une déclaration très nette, suivant laquelle les chefs militaires allemands ne furent que trop satisfaits de donner leur adhésion au plan des nazis tendant à mettre fin à l’indépendance autrichienne. Dans un discours prononcé en novembre 1943 à l’intention des Gauleiter, document L-172 (USA-34), Jodl explique, et je cite le paragraphe 3 de la page 5 de la traduction :

« L’Anschluss de l’Autriche amena à son tour avec lui non seulement la réalisation d’un ancien objectif national, mais aussi le renforcement de nos troupes combattantes et l’amélioration matérielle de nos positions stratégiques. Tandis que jusqu’à présent, le territoire de la Tchécoslovaquie s’avançait d’une manière menaçante en Allemagne sous la forme d’une taille de guêpe en direction de la France, le reste formait une base aérienne pour les Alliés, surtout pour la Russie. La Tchécoslovaquie elle-même s’était trouvée à son tour prise dans des tenailles. Sa position stratégique était devenue si défavorable qu’elle devait forcément succomber à toute attaque menée vigoureusement avant qu’une aide venant de l’Ouest pût intervenir. »

Cet extrait du discours de Jodl que je viens de lire constitue une excellente transition pour aborder le cas de la Tchécoslovaquie, le « Cas Vert ». Je me propose de traiter brièvement ce point. M. Alderman a fait de façon complète l’historique général de l’agression allemande contre la Tchécoslovaquie, et les documents qu’il a lus prouvent abondamment la participation en toute connaissance de cause à cette entreprise de Keitel et de Jodl, ainsi que des autres membres du groupe.

On peut une fois de plus évoquer les comptes rendus de Hossbach sur la conférence tenue entre Hitler et les quatre principaux chefs militaires allemands, le 16 novembre 1937. L’Autriche et la Tchécoslovaquie étaient alors considérées comme les victimes immédiates de l’agression allemande. Après avoir absorbé l’Autriche, Hitler, en tant que Chef de l’État, et Keitel, en tant que Chef de toutes les Forces armées, ne mirent pas longtemps à tourner leur attention vers la Tchécoslovaquie. À partir de ce moment, toute l’histoire est contenue dans le dossier Schmundt, document PS-328 (USA-26) et dans le Journal de Jodl dont on a fait déjà d’abondantes lectures. Ces deux sources d’information détruisent ce qui, sans aucun doute, sera allégué pour la défense des militaires accusés de l’État-Major général et du groupe du Haut Commandement. On cherchera à donner l’impression que les généraux allemands étaient de purs techniciens militaires, qu’ils ne s’intéressaient pas aux aspects politiques et diplomatiques de tous ces événements et ne les connaissaient pas, qu’ils avaient préparé des plans pour une attaque ou une défense militaire, sur des bases purement hypothétiques. On suggérera enfin qu’ils n’ont pas participé aux intentions agressives de Hitler et n’ont pas pu les supposer, qu’ils ont exécuté comme des automates militaires des ordres donnés à des fins politiques sans savoir si les guerres qu’ils déclenchaient étaient ou non des guerres d’agression.

Lorsqu’on vous présentera des arguments de ce genre, je vous suggère respectueusement, Monsieur le Président, de lire le dossier de Schmundt et le journal de Jodl ; ces documents montrent d’une façon très claire que les intentions agressives furent connues à la fois par les nazis et par les généraux, et que les chefs militaires concevaient parfaitement le développement politique et diplomatique des événements. Ils montrent que les généraux allemands avaient l’étrange habitude d’assister aux réunions diplomatiques. Un moment de réflexion prouve que c’est la vérité, même si les documents ne le démontrent pas.

Un programme de conquête susceptible de réussir demande une Force armée et ne peut être exécuté avec un commandement militaire mal préparé, faible ou récalcitrant. On a naturellement dit que la guerre était une affaire trop importante pour être confiée aux seuls soldats et c’est vrai. Mais il est également vrai que la diplomatie d’agression est une affaire beaucoup trop dangereuse pour être exécutée sans le conseil et l’assistance de militaires. Sans aucun doute le plan de Hitler et la hardiesse de certains de ses actes inquiétaient certains généraux allemands. Certains de ces doutes sont exprimés d’une façon assez intéressante dans une note du journal de Jodl qui n’a pas encore été lue.

Il s’agit toujours du document PS-1780 (USA-38), le 10 août 1938, page 4 de la traduction :

« 10 août 1938, les chefs d’Armées, les chefs des groupes aériens, le lieutenant-colonel Jeschonnek et moi-même, avons reçu l’ordre d’aller au Berghof. Après le dîner, le Führer a fait un discours qui dura environ trois heures et dans lequel il développa ses idées politiques. Les tentatives de quelques généraux pour attirer l’attention du Führer sur les lacunes de notre préparation ont été plutôt malheureuses. En particulier la remarque du général von Wietersheim qui fit état d’une citation du général Adam, selon laquelle les fortifications de l’Ouest ne pourraient tenir que trois semaines. Le Führer fut tout à fait indigné et s’enflamma, remarquant que dans ce cas l’Armée tout entière ne serait bonne à rien. “Je vous assure, général, que la position tiendra non seulement trois semaines, mais trois ans.”

« La cause de cette opinion pessimiste, qui malheureusement est très répandue dans l’État-Major de l’Armée, est fondée sur diverses raisons. Tout d’abord les membres de l’État-Major sont arrêtés par de vieux souvenirs ; des considérations politiques jouent aussi leur rôle, à la place de l’obéissance et de l’exécution de la mission purement militaire. Ils agissent certainement avec le dévouement traditionnel, mais la flamme manque, parce qu’en définitive, ils ne croient pas au génie du Führer. On peut peut-être le comparer avec Charles XII. Et, comme un tel état d’esprit se répand vite, ce défaitisme ne constitue pas seulement un grand dommage politique, car les divergences entre l’avis du Führer et celui des généraux sont bien connues, mais également un danger pour le moral des troupes. Je ne doute pas que le Führer puisse améliorer d’une manière inattendue le moral du peuple quand le moment sera venu. »

LE PRÉSIDENT

Nous allons suspendre l’audience pendant dix minutes.

(L’audience est suspendue.)
COLONEL TAYLOR

L’extrait du journal de Jodl que je viens de lire pourrait montrer que quelques-uns des généraux allemands avaient, à l’époque, des doutes sur la possibilité pour l’Allemagne d’attaquer simultanément la Pologne et les puissances occidentales. Mais ce fait ne dénote aucune hostilité aux objectifs de conquête nazis, et rien ne démontre, dans le journal de Jodl ou ailleurs, qu’un nombre considérable de généraux allemands manquât de sympathie pour les objectifs hitlériens. En outre, les principaux dirigeants militaires se rallièrent toujours à ces décisions et les soutinrent toujours après les succès prodigieux qui marquèrent les années 1938 à 1942.

Donc, si l’on nous dit que les chefs militaires allemands ne savaient pas que la politique allemande à l’égard de la Tchécoslovaquie était une politique agressive et basée sur la violence ou la menace de violence, souvenons-nous que, le 30 mai 1938, Hitler signa une directive absolument secrète adressée à Keitel – c’est le document PS-388 que nous avons déjà versé au dossier sous le nº USA-26 – dans laquelle il faisait part de sa décision irrévocable d’attaquer la Tchécoslovaquie par une action militaire dans un proche avenir.

L’accusé Jodl n’avait aucun doute sur la signification de cette directive. Il remarqua ce même jour, dans son journal, que le Führer avait déclaré sa décision dernière de réduire bientôt la Tchécoslovaquie et avait ainsi donné le signal des préparatifs militaires généraux. Des preuves ultérieures, tant dans les archives de Schmundt que dans le journal de Jodl, montrent comment ces préparatifs militaires furent entrepris et progressèrent. De nombreux exemples de discussions, de plans et de préparatifs, au cours des dernières semaines avant le Pacte de Munich, de discussions avec la Hongrie et avec l’État-Major général hongrois, auxquelles participa le général Halder, sont rapportés dans le journal de Jodl et dans les derniers documents figurant aux archives Schmundt. Le jour où le pacte de Munich fut signé, le 29 septembre, Jodl écrivit dans son journal ; document PS-1780 (USA-72), dans les notes de septembre :

« Le pacte de Munich est signé. La Tchécoslovaquie n’existe plus en tant que puissance. Quatre zones délimitées seront occupées entre le 2 et le 7 octobre. Le reste des territoires possédant un caractère essentiellement allemand sera occupé le 10 octobre. Le génie du Führer et sa décision de faire front même devant une guerre mondiale ont à nouveau remporté la victoire, sans recourir à la violence. L’espoir demeure que les gens incrédules, faibles et indécis ont été convertis et resteront convertis. »

Des plans pour la liquidation de ce qui restait de la Tchécoslovaquie furent dressés peu de temps après Munich. En définitive, l’absorption fut réalisée par un chantage politique et diplomatique auquel participa l’accusé Keitel, afin de démontrer, comme d’habitude, que la puissance allemande était prête à mettre ses menaces à exécution, comme l’ont prouvé deux documents déjà versés au dossier et qu’il est inutile de citer à nouveau, les documents PS-2802 et PS-2798 (USA-117 et USA-118).

Et, une fois de plus, l’accusé Jodl, dans sa conférence de 1943, document L-172 (USA-34) nous dit clairement, et en une seule phrase, pourquoi les dirigeants militaires allemands, de même que les nazis, avaient tellement à cœur d’éliminer la Tchécoslovaquie :

« Le règlement du conflit tchèque, réalisé sans effusion de sang en octobre 1938 et au printemps 1939 et l’annexion de la Tchécoslovaquie, arrondirent le territoire de la Grande Allemagne, de telle façon qu’il devint alors possible de considérer le problème polonais sur la base de conditions stratégiques plus ou moins favorables. »

Et voilà qui sert à nous rappeler les affidavits de Blomberg et de Blaskowitz que j’ai déjà cités. Le groupe entier de l’État-Major allemand et des officiers de troupe croyait que la question du corridor Polonais « devrait être réglée un jour, s’il le fallait, par la force des armes ». Ils disaient aussi : « Hitler obtient les résultats que nous désirons tous ardemment. »

J’en viens maintenant à la Pologne. L’attaque allemande contre la Pologne est particulièrement intéressante, du point de vue de l’État-Major général et du Haut Commandement. Les documents qui montrent de façon concluante la nature agressive de l’attaque ont déjà été présentés par le colonel Griffith Jones de la Délégation britannique. Je me propose de traiter cette question sous un angle légèrement différent, dans la mesure où ces documents constituent de façon excellente une étude du fonctionnement de l’État-Major général, et du groupe du Haut Commandement tel qu’il a été défini dans l’Acte d’accusation.

Cette attaque fut élaborée et préparée très soigneusement et, dans les documents, on peut suivre pas à pas le travail de l’État-Major. Le colonel Griffith Jones a lu toute une série de directives provenant de Hitler et de Keitel, contenues dans le document C-120 (GB-41), qui renferme tous les documents relatifs au « Cas Blanc » ou « Fall Weiss », qui était le nom conventionnel du plan d’attaque contre la Pologne. C’est là toute une série de documents, (C-120), qui commence par une nouvelle distribution du document intitulé : « Directives pour la préparation uniforme de la guerre par les Forces armées ». Nous avons déjà rencontré cette directive qui était périodiquement distribuée. C’était une sorte d’instruction permanente destinée aux Forces armées, afin de faire face aux tâches qui se présenteraient bientôt à elles. Ces directives sont essentiellement des précisions sur ce que les Forces armées devaient se préparer à accomplir, étant donné l’évolution des événements politiques et diplomatiques et, en second lieu, des indications sur ce qui devait être accompli diplomatiquement, afin d’alléger les tâches militaires et de rendre plus grandes les chances de succès. Elles constituent une fusion de la pensée diplomatique et militaire et démontrent fortement les liens étroits unissant la diplomatie d’agression et les plans militaires.

Remarquez, au début d’avril 1939, la distribution très limitée de ces documents, dans lesquels était ordonnée la préparation des plans pour la guerre contre la Pologne. Cinq copies seulement sont distribuées par Keitel : une à Brauchitsch à l’OKH, une à Raeder à l’OKM, une à Göring à l’OKL et deux à Warlimont pour l’État-Major d’opérations de l’OKW.

Hitler précise que le plan doit pouvoir être exécuté au 1er septembre 1939 et nous nous souvenons tous que cette date fut maintenue. La coordination des idées militaires et diplomatiques est clairement exposée par un extrait de l’un de ces documents, qui n’a pas encore été lu. C’est le document C-120, sous-section D, qu’on trouvera à la page 4. Le sous-titre en est : « Nécessités et buts politiques ».

« Pour les relations allemandes avec la Pologne, notre mot d’ordre est toujours d’éviter toute querelle. Si la Pologne cependant changeait sa politique à l’égard de l’Allemagne, politique qui jusqu’à maintenant a été basée sur les mêmes principes que la nôtre, et adoptait une attitude menaçante à l’égard de l’Allemagne, un règlement final pourrait devenir nécessaire, malgré le pacte conclu avec la Pologne.

« Le but serait alors de détruire la force militaire polonaise et de créer à l’Est une situation donnant satisfaction aux nécessités de la Défense Nationale. L’État libre de Dantzig serait proclamé faisant partie du territoire du Reich, au plus tard dès le déclenchement du conflit.

« La direction politique considère qu’il est de son devoir, dans ce cas, d’isoler si possible la Pologne, c’est-à-dire de limiter la guerre à la Pologne seule. L’évolution de crises intérieures grandissantes en France et la prudence britannique qui en résultera pourraient produire une situation de ce genre dans un avenir assez proche.

« Une intervention de la part de la Russie, dans la mesure où elle serait capable de le faire, ne peut pas être considérée d’une utilité quelconque pour la Pologne, puisque cela signifierait la suppression de la Pologne par le bolchévisme. L’attitude des États Baltes sera déterminée entièrement par les exigences militaires allemandes. Du côté allemand, la Hongrie ne peut pas être considérée comme une alliée certaine. L’attitude de l’Italie est déterminée par l’axe Berlin-Rome. »

Sous-titre 2 : « Conclusions militaires »

« Les principaux objectifs de l’organisation des Forces armées allemandes continueront à être déterminés par l’antagonisme des démocraties occidentales. Le “Cas Blanc” (Fall Weiss) constitue uniquement un surcroît de précautions pour ces préparatifs. Il ne faut cependant le considérer, en aucun cas, comme la condition nécessaire d’un règlement par les armes avec les adversaires occidentaux.

« L’isolement de la Pologne sera facilement maintenu, même après le début des opérations, si nous réussissons à commencer cette guerre par des attaques brusques et vigoureuses et à remporter des succès rapides.

« La situation générale demandera cependant que des précautions soient prises pour sauvegarder la frontière occidentale et la côte allemande de la mer du Nord, de même que la région aérienne qui leur correspond. »

Que personne ne suggère qu’il s’agissait là de plans hypothétiques ou que l’État-Major général et le groupe du Haut Commandement ignoraient ce que l’on se proposait de faire. Les plans montrent clairement qu’ils ne concernaient pas simplement une manœuvre militaire, mais bien un règlement décisif de la question. Pour préciser ce point, mentionnons brièvement le document L-79 de M. Alderman sur la Pologne (USA-27). Ce sont les notes de Schmundt sur la conférence tenue à la Chancellerie du Reich à Berlin, le 23 mai 1939, au cours de laquelle Hitler annonça – et je cite simplement une phrase :

« Il n’est donc pas question d’épargner la Pologne ; il nous reste la décision d’attaquer la Pologne à la première occasion favorable. »

Voyons quels étaient les membres présents aux côtés de Hitler et de quelques officiers d’ordonnance : l’accusé Göring, Commandant en chef de l’Aviation, l’accusé Raeder, Commandant en chef de la Marine, l’accusé Keitel, chef de l’OKW, von Brauchitsch, Commandant en chef de l’Armée de terre, le Generaloberst Milch, secrétaire d’État au ministère de l’Air et Inspecteur général de l’Aviation, le général Bodenschatz, adjoint personnel de Göring, l’amiral Schniewindt, chef de l’État-Major naval, le colonel Jeschonnek chef de l’État-Major de l’Air, le colonel Warlimont de l’État-Major d’opérations. Tous, excepté Milch, Bodenschatz et les officiers d’ordonnance, sont membres du groupe.

Jusqu’à maintenant, les documents nous ont apporté des preuves sur le déclenchement et les préparatifs de l’attaque contre la Pologne. Cependant, ce plan général devait être contrôlé, corrigé, perfectionné par les commandants qui, sur les champs de bataille, devaient exécuter cette attaque.

Je cite maintenant le document C-142 (USA-538). C’est un ordre donné au milieu de 1939. Brauchitsch transmet, en sa qualité de Commandant en chef de l’Armée de terre, les lignes générales du plan pour l’attaque contre la Pologne, au Commandant en chef du théâtre des opérations, aux Commandants en chef des groupes d’armées et aux chefs d’armées, afin que ces commandants puissent élaborer les préparatifs proprement dits et les déploiements de troupes, conformément au plan général. Je cite la page 1 de la traduction : « Le but des opérations est de détruire les Forces armées polonaises. De hautes considérations politiques exigent que la guerre commence par des effets de surprise très violents afin d’obtenir des résultats rapides. L’intention du Haut Commandement de l’Armée est d’empêcher la mobilisation régulière et la concentration de l’Armée polonaise au moyen d’envahissement par surprise des territoires polonais, et de détruire la masse des forces polonaises se trouvant à l’ouest de la ligne de la Vistule-Narew. »

Je passe au paragraphe suivant :

« Les commandements des groupes d’armée et les commandements d’armée feront leurs préparatifs sur la base du principe général de surprise de l’ennemi. Il y aura des changements indispensables s’il faut abandonner ce plan de surprise ; ils devront être entrepris simplement et rapidement sur les mêmes bases. On doit les préparer mentalement de telle sorte qu’au cas où un ordre serait transmis du Haut Commandement de l’Armée de terre ils puissent être exécutés rapidement. »

LE PRÉSIDENT

Quelle est la date de ce document ?

COLONEL TAYLOR

Il est de la mi-juin 1939, du 14 ou du 15 juin je crois. La date figure sur l’original.

Le document suivant, PS-2327 (USA-539), a été signé par Blaskowitz le 14 juin 1939. Il nous montre un Oberbefehlshaber dans ses fonctions d’élaboration des plans de campagne. Blaskowitz était, à cette époque, commandant en chef du IIIe groupe d’armées et il devint Commandant en chef de la 8e armée au cours de la campagne polonaise. Je vais lire certains extraits de ce document qui se trouve à la page 1 de la traduction :

« Le Commandant en chef de l’Armée de terre a ordonné d’élaborer un plan de déploiement de troupes contre la Pologne, tenant compte des exigences des chefs politiques, d’après lesquelles cette guerre doit être déclenchée par surprise et en vue de succès rapides.

« Le plan de déploiement de troupes prévu par le Haut Commandement, le “Fall Weiss”, autorise le commandement du IIIe groupe d’Armées – (qui dans le “Fall Weiss” correspond au Quartier Général de la 8e armée) – à donner les directives et ordres nécessaires à tous les commandements qui lui sont subordonnés pour l’exécution de ce plan. »

Je passe au paragraphe 7, page 1 :

« Toute la correspondance relative à ce “Fall Weiss” doit porter la mention “Secret absolu”. On ne peut négliger ce point que si le contenu d’un document, de l’avis du chef du service responsable, est inoffensif à tous égards même en corrélation avec d’autres documents.

« Une conférence est prévue pour la mi-juillet pour la discussion des détails ; l’exécution, le temps et le lieu seront choisis ultérieurement. Les requêtes particulières seront adressées au IIIe groupe d’armées avant le 10 juillet. Signé : le Commandant en chef du IIIe groupe d’armées : F. Blaskowitz. »

Je passe en haut de la page 2 de la traduction pour lire un autre extrait qui a pour titre : « Objectifs de l’opération “Fall Weiss” ».

« En vue de prévenir une mobilisation polonaise ordonnée, l’opération doit être déclenchée par surprise, au moyen de forces en partie blindées, motorisées et en état d’alerte dans le voisinage de la frontière. La supériorité initiale sur les gardes-frontière polonais et la surprise, que l’on peut espérer de façon certaine, doivent être maintenues en amenant rapidement d’autres éléments de l’Armée et en faisant échec au rassemblement de l’Armée polonaise. En conséquence, toutes les unités doivent garder l’initiative contre l’ennemi par une action rapide et des attaques impitoyables. »

Enfin, une semaine avant l’attaque proprement dite contre la Pologne et alors que tous les plans militaires étaient déjà précisés, nous trouvons notre groupe, tel qu’il est défini dans l’Acte d’accusation, rassemblé au même endroit, dans la même pièce. Le 23 août, les Oberbefehlshaber se réunissent à Obersalzberg pour entendre les explications de Hitler quant à l’heure de l’attaque et aussi pour apprendre du chef de l’État les nouvelles orientations politiques et diplomatiques. Ce discours a déjà été cité assez longuement ; on le trouve dans le document PS-798 (USA-29), et je ne fais que noter qu’il était adressé au groupe même tel qu’il est défini dans l’Acte d’accusation sous le nom d’État-Major général et groupe du Haut Commandement. C’est, en fait, le second des deux exemples mentionnés dans les affidavits de Halder et de Brauchitsch, les affidavits nº 1 et 2 que j’ai lus ce matin.

Revenons maintenant au moment où l’Allemagne déclencha en fait la guerre. Moins de quelques semaines après, et avant toute action sur le front occidental, la Pologne était envahie et conquise, au prix de pertes allemandes insignifiantes.

Les trois principales questions territoriales mentionnées dans les déclarations sous serment de Blomberg et de Blaskowitz étaient toutes résolues. La Rhénanie était réoccupée et fortifiée, Memel annexée, le corridor polonais conquis ; et, bien plus encore, l’Autriche faisait partie du Reich, la Tchécoslovaquie était occupée, toute la Pologne occidentale était aux mains des Allemands ; l’Allemagne était supérieure en armes et en expérience à ses ennemis occidentaux, la France et l’Angleterre.

Vinrent alors les trois années sombres de la guerre, 1939, 1940, 1941, durant lesquelles les Forces armées allemandes déferlèrent du Nord au Sud et à l’Est sur la Norvège, le Danemark, les Pays-Bas, la France, l’Italie devenue alliée de l’Allemagne, la Tripolitaine et l’Égypte, la Yougoslavie et la Grèce, la Roumanie, la Hongrie et la Bulgarie, devenues des alliées de l’Allemagne. La partie occidentale de l’Union Soviétique fut enfin envahie.

J’aimerais traiter de l’ensemble de la période allant de la chute de la Pologne, en octobre 1939, à l’attaque contre l’Union Soviétique en juin 1941. C’est dans cette période que se produisirent les guerres d’agression contre la Norvège, le Danemark, la Hollande, la Belgique, le Luxembourg, la Yougoslavie et la Grèce, en violation des traités cités dans l’Acte.

Je ne pense pas améliorer en rien la présentation de ces questions par la Délégation britannique. Du point de vue des preuves de ces crimes contre la Paix, le dossier de cette cause est complet, mais j’aimerais assez rapidement passer cette période en revue sur le plan militaire et voir comment les dirigeants militaires allemands l’ont envisagée.

Nous pouvons être assurés d’une chose, c’est que ni les nazis, ni les généraux n’envisageaient à cette époque ces questions sous l’aspect d’une série de violations de neutralités ou de traités ; ils ne le considéraient que sous un angle militaire, sous l’angle d’une guerre pour la conquête de l’Europe. Les neutralités et les traités, les pactes de non-agression, ce n’étaient pas des éléments primordiaux, mais seulement des obstacles ennuyeux et il fallait trouver des ruses et des prétextes afin de s’adapter aux circonstances.

Von Blomberg nous a dit dans son affidavit, que j’ai lu, qu’après 1939 certains généraux commencèrent à condamner les méthodes de Hitler et perdirent confiance dans son jugement. Quelles étaient les méthodes hitlériennes condamnées par les généraux ? Voilà qui n’est pas précisé, mais je pense que le Tribunal ne demandera pas à entendre les preuves importantes de la condamnation par les généraux des conquêtes réalisées par les guerres d’agression au cours des années 1939 à 1941. En fait, toutes les preuves montrent plutôt que la plupart des généraux vécurent, au cours de ces années, les moments les plus exaltants de leur vie. Six semaines après le déclenchement de la guerre et à la fin de la campagne victorieuse de Pologne le 9 octobre 1939, un mémorandum fut élaboré, ainsi que des directives pour la conduite de la guerre à l’Ouest. C’est ce qui constitue le document L-52 (USA-540). Il ne porte pas de signature ; il fut remis seulement aux quatre chefs des diverses armes, Keitel, Brauchitsch, Göring et Raeder. D’après la rédaction, il y a lieu de penser que Hitler en fut l’auteur. J’en lirai les extraits qui nous intéressent, en commençant à la page 2 du document, aux deux tiers de la page au bas du premier paragraphe qui commence par les mots : « L’objectif franco-anglais dans la conduite de la guerre… »

« L’objectif franco-anglais dans la conduite de la guerre est de désagréger une fois de plus l’État de 80.000.000 d’habitants » – c’est-à-dire l’Allemagne – « afin que de cette façon l’équilibre européen, en d’autres termes l’équilibre des forces qui sert leurs desseins, puisse être restauré. Cette lutte, par conséquent, devra être menée jusqu’au bout par le peuple allemand, d’une façon ou d’une autre. Cependant, les très grands succès de ces premiers mois de guerre pourraient servir, au cas où il faudrait signer la paix de façon immédiate, à renforcer le Reich, psychologiquement et matériellement, de telle façon que, du point de vue allemand, il n’y aurait aucune objection à terminer la guerre immédiatement, dans la mesure où les succès actuellement remportés par la force des armes ne seraient pas mis en question par le Traité de Paix.

« Ce mémorandum n’a pas pour but d’étudier les possibilités existant dans ce sens, ni même de les prendre en considération. Dans cette note, je me limiterai exclusivement à l’autre cas : la nécessité de poursuivre la lutte dont l’objectif, comme il a déjà été souligné, consiste, du côté de l’ennemi, à dissoudre ou détruire le Reich allemand. En opposition à cet objectif, le but de guerre allemand est de régler de façon décisive le destin militaire des puissances occidentales, pour les empêcher de s’opposer à la consolidation de l’État et à l’évolution future du peuple allemand en Europe. En ce qui concerne le monde extérieur, cependant, la propagande devra faire subir à ce but quelques modifications, d’un point de vue psychologique, ce qui ne modifie en rien les buts de guerre, qui sont et demeurent l’élimination de nos ennemis occidentaux. »

Je passe à la page 3, deuxième paragraphe de la traduction, au sous-titre : « Les motifs ».

« Les succès de la campagne polonaise ont tout d’abord rendu possible la guerre sur un seul front, attendue sans espoir depuis des dizaines d’années. C’est-à-dire que l’Allemagne est à même de s’engager dans la lutte à l’Ouest avec toute sa puissance, laissant simplement quelques troupes de couverture à l’Est. Les autres États européens sont neutres, soit parce qu’ils craignent pour leur existence, soit parce qu’ils se désintéressent du conflit en soi, où parce qu’ils s’intéressent à une certaine issue de la guerre, qui les empêche d’y participer trop tôt.

« Ce qui suit doit toujours rester présent à l’esprit… » Il y a là une succession de références relatives à plusieurs pays. Je passe au bas de la page 3, à la Belgique et à la Hollande.

« Belgique et Hollande. Ces deux pays tiennent à conserver leur neutralité, mais sont incapables de résister à une pression prolongée de l’Angleterre et de la France. La protection de leurs colonies, le maintien de leur commerce et, partant, la sauvegarde de leur économie intérieure et même de leur vie dépendent entièrement des intentions de l’Angleterre et de la France. Par conséquent, dans leurs décisions, leur attitude et leurs actions, ces deux pays dépendent de l’Occident au plus haut degré. Si l’Angleterre et la France se promettent un succès heureux au prix de la neutralité belge, elles sont à tout moment à même de faire usage de la pression nécessaire, c’est-à-dire que, sans se rendre coupables d’une odieuse violation de neutralité, elles peuvent obliger la Belgique et la Hollande à renoncer à cette neutralité. Par conséquent, s’agissant de la neutralité belge et hollandaise, le temps n’est pas un facteur pouvant promettre une évolution favorable à l’Allemagne. »

Le dernier paragraphe que je lirai s’intitule « Les États du Nord ».

« À moins que des facteurs tout à fait inattendus n’apparaissent, leur neutralité peut être également envisagée pour l’avenir. La continuation du commerce allemand avec ces pays semble possible, même dans une guerre de longue durée. »

Six semaines plus tard, le 23 novembre 1939, notre groupe d’Oberbefehlshaber, tel qu’il est tracé dans l’Acte d’accusation, se réunit à nouveau. C’est ce que montre le document PS-789, déjà versé au dossier sous le nº USA-23. Les Oberbefehlshaber se réunirent pour entendre de Hitler une bonne partie de ce qu’il avait déjà dit aux quatre chefs des différentes armes. Ce discours, dont une partie a déjà été inscrite au procès-verbal, contient d’autres parties non encore lues et qui nous intéressent maintenant. Le premier extrait que j’aimerais citer figure à la page 2 de la traduction anglaise, vers le milieu du premier paragraphe, commençant par les mots « Pour la première fois dans l’Histoire, nous devons combattre sur un seul front… »

« Pour la première fois dans l’Histoire, nous devons combattre sur un seul front ; l’autre front est libre pour le moment, mais personne ne peut dire pendant combien de temps il en sera ainsi. Je me suis demandé pendant longtemps si je frapperais à l’Est puis à l’Ouest. En principe, je n’ai pas organisé les Forces armées pour ne pas attaquer ; j’ai toujours eu en moi la décision de frapper ; tôt ou tard, je voulais résoudre le problème. Sous la pression des événements, il fut décidé que l’Est serait attaqué en premier lieu. Le fait que la guerre polonaise a été achevée si vite est dû à la supériorité de nos armes. C’est l’expérience la plus glorieuse de toute l’Histoire. Nous avons eu des pertes extrêmement faibles en hommes et en matériel. Le front de l’Est est tenu maintenant par quelques divisions seulement. C’est une situation qui, auparavant, nous paraissait impossible à réaliser. À présent, la situation est la suivante : l’adversaire de l’Ouest se tient derrière ses fortifications : il n’y a donc aucune possibilité d’en venir aux mains avec lui. La question décisive est de savoir pendant combien de temps nous pouvons supporter cette situation. »

Je passe maintenant à la troisième ligne de la page 3 du document : « Tout est déterminé par le fait que le moment est favorable maintenant et que, dans six mois, il n’en sera peut-être plus ainsi. »

Nous arrivons enfin au paragraphe final de la page 4 de la traduction. C’est un long paragraphe vers le milieu de la page, commençant par : « L’Angleterre ne peut pas vivre sans ses importations. Nous pouvons nous nourrir… »

« L’Angleterre ne peut pas vivre sans ses importations. Nous pouvons nous nourrir nous-mêmes. Nous amènerons l’Angleterre à plier en minant ses eaux côtières. Toutefois, cela ne peut se produire que si nous avons occupé la Belgique et la Hollande. Il est difficile pour moi de prendre cette décision. Personne n’a jamais réalisé ce que j’ai réalisé. Ma vie n’a aucune importance dans tout ceci. J’ai conduit le peuple allemand vers de grands succès, même si le monde nous déteste maintenant. Je risque de perdre ce que j’ai accompli. J’ai à choisir entre la victoire et la destruction. Je choisis la victoire. C’est le plus grand choix historique qui peut être comparé à la décision de Frédéric le Grand avant la première guerre de Silésie. La Prusse doit sa grandeur à l’héroïsme d’un homme. Même alors les plus intimes conseillers étaient prêts à capituler. Tout dépendait de Frédéric le Grand. De même, les décisions de Bismarck en 1866 et 1870 ne furent pas moins grandioses. Ma décision est irrévocable. J’attaquerai l’Angleterre et la France au moment le plus favorable et le plus rapidement possible. La violation de neutralité de la Belgique et de la Hollande est insignifiante. Personne ne le contestera quand nous aurons remporté la victoire. Nous ne violerons pas la neutralité de façon aussi stupide qu’en 1914. Si nous ne violons pas cette neutralité, l’Angleterre et la France le feront. Sans attaquer, la guerre ne pourra pas avoir une issue victorieuse. Je considère qu’il n’est possible de terminer la guerre qu’au moyen d’une attaque. La question de savoir si la guerre sera victorieuse ne peut être résolue. Tout dépend de la Providence. »

L’hiver de 1939-1940, l’hiver de « la drôle de guerre », passa rapidement.

L’État-Major général et le groupe du Haut Commandement savaient quel était le plan ; on le leur avait dit : attaquer sans merci à la première occasion et écraser les forces françaises et anglaises ; n’accorder aucune attention aux traités ni à la neutralité des Pays-Bas. « La violation de la neutralité de la Belgique et de la Hollande est sans importance. Personne ne le contestera quand nous aurons remporté la victoire. » C’est ce que Hitler avait dit aux Oberbefehlshaber. Ses généraux et amiraux étaient d’accord et poursuivaient leur plan.

Mais il n’est pas exact de prétendre que toutes les étapes de cette marche conquérante ont été conçues uniquement par Hitler et que les chefs militaires ne les ont acceptées qu’avec regret et à contrecœur. Pour le démontrer, rappelons-nous seulement ce que le commandant Elwyn Jones a dit au Tribunal sur les plans d’invasion de la Norvège et du Danemark.

Le Tribunal se souviendra que les propos tenus par Hitler en octobre et novembre 1939, et que je viens de lire, ne contiennent, bien qu’ils soient pleins de commentaires menaçants sur la France, l’Angleterre et les Pays-Bas, aucune suggestion d’attaque contre la Scandinavie. En fait, le mémorandum de Hitler du 9 octobre, que je lis (L-52), indique de façon affirmative que Hitler ne voit aucune raison d’apporter la perturbation dans le Nord, parce qu’il prétend qu’« à moins qu’intervienne un facteur totalement inattendu, la neutralité des pays nordiques peut être assurée. On peut espérer poursuivre le commerce avec ces pays, même en cas d’une longue guerre ». Mais, une semaine auparavant, le 3 octobre 1939, l’accusé Raeder avait fait circuler un questionnaire parmi les membres de l’État-Major de la Marine, demandant des commentaires sur les avantages qui seraient obtenus, du point de vue de la Marine, en s’assurant des bases au Danemark et en Norvège. Ce document porte le nº C-122 (GB-82). Un autre document, présenté par le commandant Elwyn Jones, C-66 (GB-81), montre que Raeder fut incité à faire circuler ces questionnaires par une lettre d’un autre amiral nommé Carls qui soulignait dans cette dernière l’importance de l’occupation de la côte norvégienne par l’Allemagne. L’amiral Carls, Rolf Carls, fut promu plus tard au rang d’amiral de la Flotte et commanda le groupe naval Nord et, à ce titre, fait partie, comme Raeder, du groupe défini dans l’Acte d’accusation.

Le Tribunal se souviendra aussi que l’accusé Dönitz, qui à l’époque était Commandant en chef de l’armée sous-marine, répondit à ce questionnaire le 9 octobre 1939. Le document en question est le C-5 (GB-83), et Dönitz répliqua que, d’après lui, Trondheim et Narvik remplissaient les conditions requises comme bases de sous-marins, que Trondheim était particulièrement favorable, et il proposa d’y établir une base de sous-marins. Le lendemain, Raeder rendit visite à Hitler. Cette visite et certains événements ultérieurs sont exposés dans un document qui n’a pas encore été présenté. Messieurs, j’ai commis une confusion dans les chiffres : le document allemand est le C-71, mais la traduction apparaît dans notre livre au document L-323 (USA-541). On trouvera cette traduction dans le document L-323 au milieu de la page, sous le titre suivant : « Citations du journal de guerre du Commandant en chef de la Marine et de l’État-Major naval de guerre sur la “Weserübung” ». Ce dernier terme conventionnel est le nom de l’opération contre la Norvège et le Danemark.

« 10 octobre 1939. Première indication donnée par le Commandant en chef de la Marine (État-Major de la Marine de guerre), lors d’une visite au Führer, sur l’importance de la Norvège pour la conduite de la guerre maritime et aérienne. Le Führer exprime l’intention d’examiner la question.

« 12 décembre 1939. Le Führer a reçu Q et H ». Il s’agissait vraisemblablement de Quisling et Hagelin.

« Nouvelles instructions au chef de l’OKW pour préparer les esprits. Le Commandant en chef de la Marine prépare un projet qui sera prêt pour janvier. »

Je voudrais faire remarquer ici que la traduction de cette dernière phrase est fausse et qu’il faut lire : « En corrélation avec ce projet, le capitaine de vaisseau Krancke travaille sur l’opération de la Weserübung à l’OKW.

« Durant la période qui suivit, H. Hagelin resta en contact avec le chef de l’État-Major du Commandement en chef de la Marine. Son but était de développer le parti Quisling afin de le rendre capable de faire un coup d’État et de donner au Commandement suprême de la Marine des renseignements sur l’évolution politique en Norvège et sur les questions militaires. Il insistait en général pour accélérer les préparatifs et considérait qu’il était d’abord nécessaire de développer l’organisation. »

Je crois qu’il n’est pas nécessaire d’en dire plus.

Un autre document, le C-64 (GB-86), déjà déposé montre que, le 12 décembre, l’État-Major de la Marine de guerre discuta le projet norvégien avec Hitler (je n’ai pas l’intention d’en lire des extraits), à une réunion où les accusés Jodl et Keitel étaient également présents. Entre temps, Raeder entra en contact avec l’accusé Rosenberg à propos des possibilités d’utilisation de Quisling ; et le commandant Elwyn Jones a souligné, à juste titre, devant ce Tribunal, les liens étroits entre les chefs des différentes armes et les politiciens nazis. Il en résulte que sur les instructions de Hitler, Keitel promulgua une directive de l’OKW, le 27 janvier 1940, précisant que Hitler l’avait chargé d’entreprendre des préparatifs pour l’opération de Norvège, à laquelle il donna alors le nom conventionnel de Weserübung.

Et, le 1er mars 1940, Hitler signa les directives exposant le plan général de l’invasion de la Norvège et du Danemark. C’est le document C-174 (GB-89), que le commandant Elwyn Jones a versé au dossier. Ce décret portait les initiales de l’amiral Kurt Fricke qui, à l’époque, était chef de l’État-Major d’opérations de la Direction de la Marine de guerre et qui, vers la fin de 1941, devint chef d’État-Major de la Marine de guerre et, en cette qualité, fit partie du groupe, tel qu’il est défini dans l’Acte d’accusation. Ainsi, comme les documents le révèlent, les plans d’invasion de la Norvège et du Danemark ne furent pas conçus dans les cercles du parti nazi et imposés aux chefs militaires, mais ils furent, au contraire, conçus par les marins du groupe de l’État-Major et du Haut Commandement, et Hitler fut amené à adopter cette idée. Les traités et la neutralité n’avaient pas plus d’importance pour l’État-Major général et le groupe du Haut Commandement que pour les Nazis.

Quant aux Pays-Bas, ni Hitler ni les chefs militaires ne furent troublés par des considérations de traités. Le Tribunal se souviendra qu’au cours de la conférence entre Hitler et les principaux chefs militaires, en mai 1939, – document L-79 (USA-27), déjà déposé au dossier – lorsqu’il eut déclaré son intention d’attaquer la Pologne, Hitler discuta de la possibilité d’une guerre avec l’Angleterre et dit que les bases aériennes hollandaises et belges devaient être occupées par les Forces armées. « On ne tiendra pas compte des déclarations de neutralité. » Et, plus tard, dans son discours aux Oberbefehlshaber, en novembre 1939, Hitler dit qu’il lui fallait tout d’abord envahir les Pays-Bas et que « personne ne le contesterait, une fois la victoire remportée. » C’est pourquoi le Tribunal peut s’imaginer facilement que l’élaboration intensive des plans dans les milieux militaires allemands se poursuivit durant l’hiver 1939-1940 et le début du printemps 1940. Il fallait préparer la principale attaque à l’Ouest à travers les Pays-Bas et également l’attaque contre la Norvège et le Danemark. Le journal de l’accusé Jodl, dans la période du 1er février au 26 mai 1940, PS-1809 (GB-88), contient de nombreux passages reflétant l’évolution de ces plans. Certains de ces passages ont déjà été lus, mais d’autres nous intéressent présentement.

Le Tribunal verra, d’après les passages qui ont déjà été lus, que pendant la période s’étendant de février au début de mars, il y eut une hésitation considérable dans les milieux militaires allemands sur le point de savoir si l’attaque contre la Norvège et le Danemark devait précéder ou suivre l’attaque contre les Pays-Bas ; à certains moments, il y eut même des doutes sur la question de savoir si tous ces actes étaient nécessaires du point de vue militaire. Mais le Tribunal ne trouvera pas une seule phrase reflétant une hésitation du point de vue moral de la part de Jodl ou de quiconque qui fut informé par ses soins de cette invasion des pays neutres.

Je voudrais mentionner maintenant certains passages du document PS-1809, mais je n’ai pas l’intention d’en faire une seule citation directe. Le Tribunal remarquera que, le 1er février 1940, le général Jeschonnek, chef de l’État-Major de l’Aviation et membre du groupe défini dans l’Acte d’accusation, rendit visite à Jodl et présenta une suggestion d’après laquelle il aurait peut-être été sage d’attaquer la Hollande seulement, ce qui représente pour l’Allemagne une amélioration prodigieuse de la conduite de la guerre aérienne.

Le 6 février, Jodl discuta avec Jeschonnek, Warlimont et le colonel von Waldau et ce que Jodl appelle « une idée neuve » fut proposé à cette réunion : les Allemands devaient exécuter uniquement le plan H, c’est-à-dire la Hollande, et la « Weserübung », c’est-à-dire la Norvège et le Danemark seulement et garantir la neutralité belge pour la durée de la guerre.

Je suppose que l’Aviation allemande a peut-être senti que l’occupation de la seule Hollande donnerait déjà des bases suffisantes pour une attaque contre l’Angleterre et que, si la neutralité belge était sauvegardée, les bases en Hollande seraient à l’abri d’attaques de la part des armées françaises et britanniques stationnées en France. Si, pour faire face à cette situation, les Français et les Britanniques attaquaient par la Hollande et la Belgique, la violation de neutralité serait à leur compte. Mais cette idée neuve, qu’elle ait un sens ou non du point de vue militaire, apparaît extraordinaire du point de vue diplomatique ; c’était la proposition de violer sans excuse la neutralité de trois petits pays et de garantir la neutralité du quatrième. Quelle valeur les Belges auraient-ils pu attribuer à une garantie de neutralité offerte dans de telles circonstances ? C’est difficile à imaginer et, en fait, l’idée neuve proposée à cette réunion semble un mélange particulièrement extraordinaire de cynisme et de naïveté.

Entre temps, comme le montre le journal de Jodl à la date du 5 février 1940, l’État-Major spécial pour l’invasion de la Norvège se rassembla pour la première fois et reçut ses instructions de Keitel. Le 21 février, Hitler remit au général Falkenhorst le commandement de l’entreprise norvégienne et le journal de Jodl signale que « Falkenhorst accepte avec joie cette mission ».

Le 26 février, Hitler se demandait encore s’il devait d’abord attaquer la Norvège puis les Pays-Bas mais, le 3 mars, il décida de régler le sort de la Norvège d’abord et celui des Pays-Bas peu de temps après. Cette décision s’avéra irrévocable : la Norvège et le Danemark furent envahis le 9 avril et le succès de l’aventure apparut certain dès le 1er mai ; l’invasion des Pays-Bas eut lieu dix jours après.

Dès que les Pays-Bas et la France furent vaincus, l’Italie se rangea aux côtés de l’Allemagne et la campagne africaine commença. En octobre 1940, l’Italie attaqua la Grèce ; l’incertitude de la campagne italo-grecque et l’attitude non moins incertaine de la Yougoslavie créèrent un état de fait embarrassant pour l’Allemagne, surtout parce que l’attaque contre l’Union Soviétique avait été décidée et que l’Allemagne sentait qu’elle ne pouvait se risquer avec dans son dos une situation aussi incertaine dans les Balkans.

On décida donc de trancher la question grecque en venant au secours de l’Italie. Le coup d’État yougoslave du 26 mars 1941 hâta la décision définitive allemande d’écraser en même temps la Yougoslavie. Les documents ont déjà été présentés par le colonel Phillimore et j’ai très peu de choses à ajouter pour mon objectif actuel. Les décisions furent prises, les Forces armées dressèrent les plans nécessaires et exécutèrent l’attaque. L’assaut contre la Yougoslavie fut particulièrement impitoyable, dans le but d’effrayer la Turquie et la Grèce. Les instructions finales pour les opérations furent données par Brauchitsch, ainsi que le montre le document qui n’a pas encore été présenté, R-95 (GB-127) ; deux extraits de cette pièce sont intéressants ; ils sont très brefs :

« La situation politique dans les Balkans ayant évolué en raison de la révolte militaire yougoslave, la Yougoslavie doit être considérée comme une ennemie, même si elle commence par faire des déclarations de loyauté.

« Le Führer et Commandant suprême a donc décidé d’abattre la Yougoslavie aussi rapidement que possible. »

Et je lis, au paragraphe 5 :

« Horaire des opérations.

« À partir du 5 avril, dès que des forces aériennes suffisantes seront disponibles et que les conditions atmosphériques le permettront, l’aviation doit attaquer de façon continue, de jour et de nuit, les organisations au sol yougoslaves, ainsi que Belgrade. »

L’attaque allemande contre l’Union Soviétique n’a pas besoin d’être exposée bien longuement ; tous les documents montrant que cette attaque a revêtu la forme d’une agression ont été présentés par M. Alderman. Je crois qu’il est tout à fait possible que quelques membres de l’État-Major général et du Haut Commandement se soient opposés au plan Barberousse comme à un projet inutile et dangereux du point de vue militaire. L’accusé Raeder mentionne ce point de vue dans un mémorandum qu’il écrivit le 10 janvier 1944 C-66 (GB-81). Le document C-66 en est la traduction et constitue la seule pièce que je me propose de lire sur ce sujet. Quelques extraits sont intéressants à connaître. La citation commence au début même du document C-66 :

« À cette époque, le Führer avait fait connaître sa décision irrévocable de commencer la campagne de l’Est, en dépit de toutes les observations. Désormais, des avertissements ultérieurs, si rien de nouveau ne se produisait, seraient jugés complètement inutiles. Comme chef d’État-Major de la Marine, je ne fus jamais convaincu de la nécessité absolue de réaliser le plan Barberousse. »

Passons au troisième paragraphe :

« Le Führer eut très tôt l’idée de régler un jour ses comptes avec la Russie et, sans aucun doute, son attitude idéologique joua un grand rôle en la matière ; en 1937-1938, il déclara, un jour, qu’il avait l’intention d’éliminer la Russie comme puissance de la Baltique et qu’il leur faudrait tourner leur ambition vers le golfe Persique. L’avance de la Russie en Finlande et dans les États Baltes en 1939-1940 l’aura encore affermi plus tard dans cette idée. »

Et je passe à la fin du document, au paragraphe 7, page 4 :

« Comme aucune autre ligne de conduite n’est possible, je me soumets à cette contrainte et si, ce faisant, une divergence d’opinions s’élève entre la SKL et moi-même » – c’est là, je dois le préciser, un bureau de l’État-Major de la Marine chargé des opérations – « c’est peut-être parce que les arguments dont se sert le Führer dans ces occasions (discours du banquet du milieu de juillet, adressé aux Commandants en chef) pour justifier une mesure déjà décidée, font généralement plus d’effet sur les personnes qui n’appartiennent pas au cercle des intimes que sur celles qui ont souvent entendu ce genre d’arguments.

« Des remarques et des idées nombreuses indiquent que le Führer s’attendait à ce que la campagne de l’Est finisse vers l’automne 1941, bien que le Commandement suprême de l’Armée (État-Major général) fut très sceptique à ce sujet. »

Voilà qui indique avec certitude qu’il y avait des divergences d’opinions quant aux chances d’un succès militaire rapide, mais la dernière partie citée signale que d’autres membres du groupe approuvaient le plan Barberousse et le mémorandum de Raeder dit, en substance, ce que mentionnait l’affidavit de Blomberg : certains généraux perdirent confiance dans le jugement de Hitler, mais ne réussirent pas à se grouper pour s’opposer de façon ferme à ce plan, bien que quelques-uns l’eussent tenté et en eussent pâti. Le Haut Commandement ne prit certainement pas position contre Hitler à propos du plan Barberousse et les événements de 1941-1942 ne montrent pas que le Haut Commandement se soit lancé dans la guerre contre les Russes à titre d’essai et avec des restrictions, mais plutôt avec une détermination impitoyable, basée sur des plans soigneusement préparés. Ces plans eux-mêmes ont déjà été lus devant le Tribunal.

Voilà qui termine l’exposé des preuves sur l’activité criminelle du groupe, d’après les chefs d’accusation 1 et 2.

Les documents rédigés par les chefs militaires ne sont pas l’œuvre d’hommes qui hésitaient à élaborer des plans pour exécuter des agressions.

Je désire souligner encore la nature des charges portées contre ce groupe sous les chefs d’accusation nos 1et 2. Ils ne sont pas accusés parce qu’ils ont été des soldats ; ils ne sont pas simplement accusés d’avoir accompli les tâches qu’on doit attendre d’un soldat : faire des plans militaires ou commander des troupes. Il entre je suppose, dans les devoirs habituels d’un diplomate, d’engager des négociations et de tenir des conférences, de rédiger des notes et des aide-mémoires, de donner des dîners officiels et de provoquer la sympathie envers le gouvernement qu’il représente. Ce n’est pas pour cela que l’accusé Ribbentrop est ici. Ce sont les attributions habituelles d’un homme politique que d’élaborer des règlements et des décrets et de faire des discours ; ce n’est pas pour cela que les accusés Hess et Frick sont poursuivis. Le métier de serrurier est innocent et respectable, mais ce serrurier n’en commettra pas moins un crime s’il emploie ses talents à crocheter la serrure de ses voisins et à cambrioler leurs maisons ; et c’est bien là le sens de l’accusation portée contre les accusés et contre l’État-Major général et le Haut Commandement ; l’objet de l’accusation est le suivant : en remplissant leurs fonctions de diplomates, de politiciens, de soldats, de marins ou quelles qu’aient été les tâches qu’ils ont été appelés à remplir, ils conspirèrent, complotèrent, élaborèrent des plans, conçurent et menèrent des guerres illégales, et commirent ainsi des crimes qui tombent sous le coup de l’article 6 (a) du Statut. Ce n’est pas un moyen de défense pour ceux qui commirent de tels crimes que de plaider qu’ils ont simplement exercé une profession ; il est parfaitement légal pour des militaires de préparer des plans militaires afin de faire face à des complications internationales, et de tels plans peuvent légalement être établis, qu’ils soient offensifs ou défensifs au sens militaire ; il est même parfaitement légal pour des chefs militaires d’exécuter ces plans et de déclencher des guerres si, en le faisant, ils n’élaborent pas des plans et ne conduisent pas des guerres qu’ils savent pertinemment être illégales parce qu’elles constituent des guerres d’agression et sont contraires au Statut.

Je n’irai pas jusqu’à dire qu’il n’y eut pas de cas individuels, s’agissant de certains membres du groupe, où il a été difficile d’établir la frontière entre le comportement légal et le comportement illégal, chose qui n’est pas rare en droit, mais je ne crois pas qu’il puisse y avoir quelque doute ou quelque difficulté pour ce Tribunal à reconnaître la culpabilité de l’État-Major général et du Haut Commandement en tant que groupe dans le sens des chefs d’accusation 1 et 2, pas plus qu’à reconnaître la culpabilité des cinq accusés qui en sont membres.

En ce qui concerne les accusés Göring, Keitel et Jodl, les preuves sont nombreuses et leur participation aux plans et aux guerres d’agression a toujours été plus ou moins constante. Il en est de même pour l’accusé Raeder et sa responsabilité individuelle dans la sauvage agression perpétrée contre la Norvège et le Danemark est particulièrement évidente. Les preuves réunies contre Dönitz sont moins nombreuses pour la simple raison qu’il est plus jeune et qu’il ne fit partie du groupe du Haut Commandement qu’à la fin de la guerre.

Mais de nombreux autres membres de l’État-Major général et du Haut Commandement, y compris ses autres chefs ont participé volontairement et sciemment à l’établissement des plans et à la conduite de ces guerres illégales : Brauchitsch, le Commandant en chef de l’Armée de terre et son chef d’État-Major, Halder ; Warlimont, adjoint de Jodl ; étant donné la nature des choses, ces hommes savaient tout ce qui se tramait et y participaient pleinement, comme les documents l’ont démontré. Reichenau et Sperrle aidèrent à renverser Schuschnigg ; Reichenau et von Schober, ainsi que Göring, furent immédiatement appelés par Hitler quand Schuschnigg ordonna le plébiscite. À une date ultérieure, nous voyons Blaskowitz, en tant que Oberbefehlshaber en campagne, préparer sciemment l’attaque contre la Pologne, le Feldmarschall List apprendre leur rôle aux Bulgares pour l’attaque de la Yougoslavie et de la Grèce, von Falkenhorst accepter « avec joie » d’assumer le commandement des armées préposées à l’invasion de la Norvège et du Danemark. S’agissant de l’aviation, Jeschonnek proposa que l’Allemagne attaquât la Norvège, le Danemark et la Hollande, tout en assurant la Belgique qu’elle n’avait absolument rien à craindre. Quant à la Marine, l’amiral Carls, membre du groupe, prévoit qu’à une date très proche la politique allemande conduira à une guerre générale européenne ; à une date ultérieure, il conçoit l’attaque de la Norvège et du Danemark ; Krancke, qui fut plus tard membre du groupe, est un des principaux auteurs de cette attaque ; Schniewindt appartient au cercle restreint où l’on discute de l’attaque contre la Pologne ; Frick confirme l’ordre définitif pour la Weserübung et, quelques mois plus tard, propose que l’Allemagne annexe la Belgique, le nord de la France et fasse de la Hollande et de la Scandinavie des états vassaux.

La plupart des dix-neuf officiers que j’ai mentionnés étaient à cette époque membres du groupe tel qu’il est défini ; les rares qui n’en faisaient pas partie, en devinrent membres par la suite. À la conférence finale sur le plan Barberousse, dix-sept membres supplémentaires étaient présents et le groupe entier assista aux deux réunions présidées par Hitler, au cours desquelles les plans d’agression et le mépris des traités furent mis en lumière.

Les accusés, qui sont des militaires, argueront peut-être devant le Tribunal qu’ils ont été simplement des techniciens ; cela signifierait que les militaires forment une race à part et que leur comportement est différent de la conduite habituelle des êtres humains ; qu’ils sont des hommes au-dessus et au-delà des activités morales et légales qu’on est en droit d’attendre et qu’ils sont incapables d’avoir un jugement moral sur leur propre conduite.

Nous parlons ici du crime qui a consisté à préparer et à exécuter des guerres d’agression. Il tombe sous le sens que le crime est d’autant plus délibéré et plus grave qu’il est commis par les chefs d’une nation et par les chefs des services principaux qui sont nécessaires à la conduite d’une guerre et y ont été étroitement mêlés. Le crime a été commis par les propagandistes et les publicistes, par les chefs politiques, par les diplomates, par les principaux ministres, par les principaux chefs de l’industrie et de la finance ; il n’a pas été commis sur une moindre échelle par les chefs militaires.

Il est dans la nature des choses que la conception et l’exécution des guerres d’agression ne soient possibles que grâce à la réunion et à l’entente de tous ces différents chefs. Si quelques-uns d’entre eux qui se trouvent à la tête de ce département important se tiennent à l’écart, résistent ou ne collaborent pas, la réalisation du programme est sérieusement compromise. C’est pourquoi les principaux chefs partagent dans tous ces champs d’activité la responsabilité du crime, et les chefs militaires non moins que les autres. L’autorité dans le domaine militaire, comme dans les autres domaines, exige une sagesse morale aussi bien que des connaissances techniques.

Je ne pense pas que les chefs militaires responsables, de quelque nation que ce soit, puissent valablement soutenir que leur rôle était simplement celui d’un portier, d’un gardien ou d’un pilote de la machine de guerre qu’ils commandaient et qu’ils n’ont aucune responsabilité dans l’usage qu’on a fait de cette machine.

Il serait vraiment regrettable aujourd’hui qu’une telle opinion prévalût, quand on constate que les chefs militaires dirigent des forces infiniment plus puissantes et destructrices que jamais. Si les chefs militaires étaient libérés des charges du Statut aux termes duquel la conception et la réalisation des guerres d’agression sont des crimes, ce serait un affaiblissement, sinon un coup fatal porté à l’existence même de ces stipulations.

Cette opinion n’est certainement pas celle des État-Unis ; le Ministère Public qui représente ici les États-Unis estime que la carrière des armes est pleine de considération. Nous croyons que la pratique de cette profession exige des chefs le plus haut degré d’intégrité et de sagesse morale, tout autant que d’habileté technique. Nous croyons qu’en agissant de concert avec les chefs des autres domaines d’activité et en établissant des plans en accord avec eux, les chefs militaires doivent agir en harmonie avec la loi internationale et les exigences de la conscience publique. Sinon, les ressources militaires d’une nation profiteront, non au respect des lois des sociétés modernes, mais à la loi de la jungle. Les chefs militaires partagent les responsabilités avec d’autres chefs ; j’emploie le mot partagent intentionnellement. Il est évident que les chefs militaires ne sont pas les arbitres décisifs et exclusifs et les chefs militaires allemands ont conspiré avec d’autres pour miner et détruire la conscience de la nation allemande. Les chefs militaires allemands voulaient agrandir l’Allemagne et pour cela, si c’était nécessaire, recourir à la guerre.

Ainsi que le Procureur Général américain l’a dit dans son exposé introductif, les chefs militaires allemands sont ici devant vous parce que, avec d’autres, ils se sont rendus maîtres de l’Allemagne et l’ont conduite à la guerre.

J’en ai terminé, Monsieur le Président, avec la présentation des preuves relatives aux chefs d’accusation 1 et 2 et, s’il plaît au Tribunal, nous pourrions peut-être arrêter…

LE PRÉSIDENT

Avez-vous d’autres arguments à exposer ?

COLONEL TAYLOR

Oui, les chefs d’accusation 3 et 4, qui prendront un temps considérable.

LE PRÉSIDENT

Très bien, nous allons lever l’audience.

(L’audience sera reprise le 7 janvier 1946 à 10 heures.)