TRENTE-DEUXIÈME JOURNÉE.
Vendredi 11 janvier 1946.
Audience de l’après-midi.
Lieutenant Meltzer, avez-vous l’intention de citer des témoins cet après-midi ?
Non, Monsieur le Président. Mais un autre représentant du Ministère Public, M. Dodd, je crois, voudrait citer un témoin.
À propos du cas de Funk ?
Non, Monsieur le Président. Mais
Ou à propos du cas de quelque autre accusé ?
Oui, Monsieur le Président.
De qui, de Raeder ?
Je pense que M. Dodd...
De Raeder ?
Non, Monsieur le Président. M. Dodd serait plus qualifié que moi pour expliquer les raisons de la comparution du témoin.
M. Dodd ?
Monsieur le Président, ce témoignage se rapporte aux accusés Rosenberg, Funk, Frick, Sauckel et Kaltenbrunner.
Je comprends. Ce témoignage portera sur les camps de concentration, n’est-ce pas ?
Oui, Monsieur le Président.
Bien.
Ce témoin aurait dû être cité au moment où nous avons présenté les autres preuves, mais il comparaissait alors devant le Tribunal militaire de Dachau ; il n’a donc pas été à même de venir déposer.
Je vous remercie.
Plaise au Tribunal. Avant la suspension d’audience, nous parlions du rôle joué par Funk dans la persécution des Juifs sur le plan économique. Le Tribunal voudra bien se rappeler qu’en novembre 1938, la mort de vom Rath à Paris servit de prétexte aux nazis pour intensifier la persécution des Juifs. Cette nouvelle politique tendait à l’élimination complète des Juifs de la vie économique de l’Allemagne. Les preuves que nous présenterons montreront que l’accusé Funk a pris une part importante, autant à l’élaboration qu’à la réalisation de cette politique.
À ce sujet, j’attire l’attention du Tribunal sur le document PS-1816, qui est déjà enregistré. C’est le compte rendu d’une réunion où fut discutée la question juive. On le trouvera à la page 52 du livre de documents. Cette réunion eut lieu le 12 novembre 1938 sous la présidence de Göring, qui déclara en guise de préambule, et je cite page 11, paragraphe 1 de la traduction, page 1 du document allemand correspondant :
« La réunion d’aujourd’hui est d’une importance décisive. J’ai reçu une lettre, écrite sur les ordres du Führer par le chef d’État-Major de son adjoint Bormann, demandant que la question juive soit maintenant et une fois pour toutes réglée et résolue, d’une façon ou d’une autre. »
L’accusé Funk s’était bien préparé pour cette réunion. Il était porteur d’un texte de loi qu’il présenta avec les explications suivantes : je cite encore le document PS-1816, page 15 :
« J’ai préparé une loi décidant que, à dater du 1er janvier 1939, il sera interdit aux Juifs de tenir des magasins de détail ou des établissements de vente en gros, de même que des boutiques d’artisans indépendants. Il leur sera en outre interdit d’employer du personnel ou d’offrir des produits finis sur le marché. Si une boutique juive est ouverte, la Police devra la faire fermer. À partir du 1er janvier 1939, un Juif ne pourra plus traiter une affaire au sens où l’entend la loi du 20 janvier 1934 sur l’organisation de la main d’œuvre nationale. »
Je crois qu’il est inutile de lire la suite. La teneur en est la même.
Bien.
Le contenu du projet de loi de Funk prit rapidement place dans le Reichsgesetzblatt. Le 12 novembre 1938, l’accusé Göring signa un décret prévoyant : « ...l’élimination des Juifs de la vie économique allemande ». Et, dans la section 4, il autorisait l’accusé Funk à utiliser les termes de ce décret pour prendre les décisions et règlements nécessaires. Un examen des stipulations de ce décret, qui figure au Reichsgesetzblatt 1938, partie I, page 1580, révèle combien était justifié son titre : « L’élimination des Juifs de la vie économique allemande. »
Peu de temps après la promulgation du décret du 12 novembre, l’accusé Funk prononça un discours sur la question juive. Il indiqua clairement que le programme de persécution économique faisait partie d’un autre programme plus vaste d’extermination, et il se félicita d’avoir ainsi assuré l’élimination complète des Juifs de l’économie allemande.
Je présente comme preuve le document PS-3545 (USA-659). Il figure à la page 76 du livre de documents et consiste en une photocopie certifiée conforme à la deuxième page de la Frankfurter Zeitung du 17 novembre 1938. Je citerai un tout petit passage de ce discours :
« L’État et l’économie constituent un tout. Ils doivent être régis d’après les mêmes principes. La meilleure preuve en est donnée par le récent développement du problème juif en Allemagne. On ne peut pas exclure les Juifs de la vie politique et les laisser cependant vivre et travailler dans le domaine économique. »
Je ne lirai pas le reste de cet extrait, en demandant au Tribunal de bien vouloir accorder valeur probatoire à la reproduction de ce discours publié dans le journal allemand, la Frankfurter Zeitung.
Je désire néanmoins parler d’un autre décret par lequel l’accusé Funk lui-même, le 3 décembre 1938, frappait les Juifs de rigoureuses incapacités légales supplémentaires et soumettait leurs biens à la confiscation et à la liquidation obligatoires. Ce décret figure au Reichsgesetzblatt de 1938, partie I, page 1709.
L’accusé Funk a reconnu et déploré la responsabilité qu’il avait prise dans la persécution des Juifs dans le domaine économique. Je dépose comme preuve le document PS-3544 (USA-660). Ce document, qui est le dernier de la série se rapportant à ce point des débats, reproduit un interrogatoire de l’accusé Funk, en date du 22 octobre 1945. Vous le trouverez aux pages 102 et 103 du livre de documents. Je citerai les pages 26 et 27 de l’interrogatoire (page 21 de la traduction allemande). Bien que j’aie l’intention d’en citer des extraits assez larges pour les placer dans le cadre de leur propre contexte, je n’ai évidemment pas l’intention d’ajouter foi aux essais de justification de l’accusé :
« Question
Tous les décrets chassant les Juifs de l’industrie émanaient de vous, n’est-ce pas ? »
(Je passe les neuf premières lignes de la réponse.)
« Réponse
Dans la mesure où j’ai participé au règlement de cette question, je reconnais ma responsabilité ; j’ai regretté plus tard toutes les activités que j’ai déployées dans ce domaine. Le Parti a toujours fait pression sur moi pour que je consente à la confiscation des propriétés juives ; je refusai à plusieurs reprises. Mais, plus tard, lorsque les mesures anti-juives entrèrent en application et que la force brutale fut employée contre les Juifs, une réglementation légale s’imposa afin d’éviter le pillage et la confiscation totale des biens juifs.
« Question
Vous étiez au courant du pillage et de tout ce qui se passa à l’instigation du Parti, n’est-ce pas ?
Ici, l’accusé se mit à pleurer et répondit :
« Oui, très certainement. C’est à ce moment-là, en 1938, que j’aurais dû démissionner. Je suis coupable, bien coupable ; je reconnais mon rôle de complice. »
Au ministère de la Propagande, l’accusé Funk, comme nous l’avons vu, a contribué au durcissement du peuple allemand en vue de la guerre. Lorsqu’il devint ministre de l’Économie et lorsqu’il obtint d’autres postes, il mit plus directement encore ses talents au service de l’oeuvre primordiale des conspirateurs, la préparation de la guerre. Immédiatement avant qu’il prenne en 1938 la succession de l’accusé Schacht au ministère de l’Économie, les attributions de ce ministère furent complètement réorganisées et, d’après le Plan de quatre ans, il devint une sorte de commandement suprême de l’économie de guerre allemande. Cette réorganisation fut effectuée par un décret en date du 4 février 1938, signé par Göring en sa qualité de délégué au Plan de quatre ans. Ce décret figure dans un bulletin mensuel officiel de Göring, le Plan de quatre ans, volume 2, 1938, page 105. Je demande au Tribunal d’accorder valeur probatoire à cette publication. À cet égard, je voudrais simplement faire remarquer que ce décret atteste clairement le rôle primordial que joua l’accusé Funk dans la mobilisation économique, au cours de cette période décisive. En effet, dans cette année 1938, c’est lui qui fut personnellement chargé de préparer l’économie allemande à affronter les exigences de la guerre. Un décret secret le nomma plénipotentiaire général aux affaires économiques et il assuma les fonctions dont l’accusé Schacht venait de se démettre. À ce sujet, je cite le document PS-2194 qui a déjà été présenté comme preuve. Ce document (page 111 du livre de documents) est une lettre datée du 6 septembre 1939, accompagnant l’envoi d’une copie de la loi du 4 septembre 1938 sur la défense du Reich. C’est de cette loi que nous allons nous occuper maintenant. Je désire citer un extrait de la quatrième page de la traduction (paragraphes 2 à 4).
« C’est la tâche du GBW » — c’est-à-dire du plénipotentiaire général à l’Économie — « de mettre toute la puissance économique au service de la défense du Reich et d’assurer la vie économique de la nation allemande. Il a sous ses ordres le ministre de l’Économie du Reich, le ministre du Travail du Reich, etc.
« En outre, il est responsable de la direction du financement de la défense du Reich, tant par le ministère des Finances du Reich que par la Reichsbank. »
Je cite encore un paragraphe :
« Le GBW doit satisfaire aux demandes de l’OKW, qui sont de toute première importance pour les Forces armées, et doit aménager des conditions économiques favorables à la production de l’industrie de l’armement, directement sous les ordres de l’OKW et conformément aux demandes de ce dernier. »
Cette loi remit en vigueur les dispositions précédemment instaurées par la loi de 1935 sur la défense du Reich. Je ne vais pas importuner le Tribunal par une nouvelle lecture. Je voudrais néanmoins souligner que cette loi, sur la demande formelle de Hitler, a été gardée secrète, et qu’elle a été signée, entre autres, par l’accusé Funk en sa qualité de plénipotentiaire général à l’Économie. Vous trouverez la signature de l’accusé Funk à l’avant-dernière page du document, et j’attire votre attention sur les noms de ses co-signataires.
Au cours d’un discours qu’il a prononcé le 14 octobre 1939, l’accusé Funk a expliqué comment, en qualité de plénipotentiaire général à l’Économie, il avait, au cours des dix-huit mois qui ont précédé l’agression contre la Pologne, intensifié la préparation économique de l’Allemagne en vue de la guerre. Je dépose comme preuve le document PS-3324 (USA-661), qui est un ouvrage allemand écrit par Berndt et von Wedel, intitulé : L’Allemagne au combat. Ce livre reproduit le discours de Funk. Je cite maintenant la deuxième page de la traduction du document PS-3324, page 116 du livre de documents. Cette traduction est assez mauvaise ; aussi, avec l’autorisation du Tribunal, vais-je la présenter sous une autre forme sans apporter la plus légère altération à son contenu.
« Bien que tous les services économiques et financiers aient été attelés à la tâche du Plan de quatre ans, sous la conduite du Feld-marschall Göring, les préparatifs économiques de l’Allemagne pour la guerre avaient été, eux aussi, secrètement poussés depuis plus d’une année dans un autre secteur : on avait préparé une sorte de mécanisme national destiné à faire face aux nécessités particulières de l’économie de guerre, et qui devait être prêt à fonctionner le jour où la guerre serait déclarée. Dans ce but, les services économiques ont été réunis sous une seule autorité administrative : le plénipotentiaire général à l’Économie, poste auquel le Führer m’a nommé il y a un an et demi. »
À quelle date cela se place-t-il ?
Ce discours a été prononcé le 14 octobre 1939.
En sa double qualité de plénipotentiaire général à l’Économie et de ministre de l’Économie, l’accusé Funk était naturellement au courant des exigences imposées à l’économie allemande pour le plan d’agression des conspirateurs. À ce sujet, j’attire l’attention du Tribunal sur le document PS-1301, qui a déjà été présenté comme preuve. Ainsi que vous vous le rappelez, ce document est un compte rendu très secret de la conférence tenue dans le bureau de Göring, le 14 octobre 1938. Vous le trouverez à la page 142 du livre de documents. Je vais simplement en résumer les passages qui nous intéressent.
Au cours de la conférence, Göring traita de la situation mondiale et de la décision de Hitler d’organiser un programme d’armement gigantesque. Il demanda en conséquence au ministre de l’Économie d’augmenter les exportations, afin d’obtenir assez de devises étrangères pour accroître l’armement. Il ajouta, comme le Tribunal se le rappelle, que la force de la Luftwaffe devait être quintuplée, qu’il fallait très rapidement armer la Marine et que l’Armée devait accélérer la production d’armes offensives. Les paroles de l’accusé Göring adressées à Funk, entre autres, étaient les paroles d’un homme déjà en guerre et son insistance sur le développement de l’Aviation et sur les armes offensives, dénotait l’homme préparant une guerre d’agression.
Après le départ de Schacht, Funk joua le rôle essentiel dans la préparation des plans de financement de la guerre. C’était naturel, car, après 1939, il occupa trois postes primordiaux pour le financement de la guerre. Nous avons déjà dit qu’il fut ministre de l’Économie et plénipotentiaire à l’Économie ; il devint en outre président de la Reichsbank.
Le rôle joué par Funk dans le financement de la guerre est démontré par le document PS-3562 que je dépose comme preuve sous le n° USA-662. Ce document a été découvert dans les archives qui furent saisies au ministère de l’Économie du Reich. Il consiste, en partie, dans une lettre du plénipotentiaire général à l’Économie, signée en son nom par le Dr Posse. Cette lettre est datée du 1er juin 1939 et comprend les minutes d’une conférence sur le financement de la guerre qui eut lieu sous la présidence du sous-secrétaire de Funk au ministère de l’Économie, le Dr Landfried. Une copie de ce document que j’ai déjà déposé comme preuve porte, au bas de la première page à gauche, une note marginale en date du 5 juin, qui déclare : « À montrer au ministre » — c’est-à-dire Funk — « pour information. »
Au cours de la réunion, à laquelle assistaient douze fonctionnaires dont cinq dépendaient directement de l’accusé Funk dans différents domaines, on discuta un mémorandum concernant le financement de la guerre, qui avait été préparé par le plénipotentiaire général à l’Économie, le 9 mai 1939. Je désire citer un bref passage de la page 2 de la traduction anglaise (page 53 du livre de documents) :
« Puis un rapport a été rédigé sur le contenu des « commentaires sur la question du financement intérieur de la guerre » du 9 mai de cette année. On y a aussi discuté sur les chiffres qui m’y étaient donnés par le ministre des Finances du Reich. On a souligné que le plénipotentiaire général à l’Économie est intéressé au premier chef à l’introduction dans la législation des finances de guerre de l’idée d’un financement par anticipation sur les revenus prévus pour l’après-guerre. »
Je désirerais citer un autre court extrait de ce mémorandum, qui se trouve à la page 2 de la traduction anglaise, page 153 du livre de documents :
« Le secrétaire d’État Neumann a d’abord proposé de discuter la question de savoir si, en cas de guerre, la production pourrait satisfaire aux demandes de l’Armée, dans les conditions prévues, surtout si ces demandes, comme le précise le rapport ci-dessus, étaient susceptibles d’atteindre le chiffre approximatif de 14.000.000.000 au cours des trois premiers mois de la guerre. Il déclara que si le potentiel de production actuel du territoire du Reich était pris comme base, il doutait de la possibilité d’un tel accroissement. »
Il est donc clair que l’accusé Funk exerçait des pouvoirs très étendus sur une grande partie de l’économie allemande, dont l’organisation propre et l’orientation constituaient un facteur décisif de la préparation effective de la guerre. Une machine de guerre dont la puissance reposait toute sur une préparation économique intensive, telle fut la contribution apportée par l’accusé Funk à l’agression nazie. Il l’a apportée en parfaite connaissance des plans d’agression militaire. Cette connaissance, on peut la déduire d’une façon irréfutable d’un ensemble de plusieurs facteurs : les relations intimes et durables qu’il entretenait avec le petit noyau des chefs nazis, la nature réelle de ses fonctions officielles, l’orientation belliqueuse de l’Allemagne nazie, le fait que la violence et la menace étaient ouvertement devenues les instruments essentiels de la politique extérieure allemande. Il y a enfin un élément qui établit cette connaissance : c’est le fait qu’au moment même où Funk entreprenait les préparatifs économiques, on élaborait des plans précis d’agression dont l’application effective ne put être réalisée qu’en harmonie avec les mesures économiques prises corrélativement. Nous en concluons que l’accusé Funk était au courant de ces plans d’agression ; cette conclusion est à l’abri de toute objection si l’on considère, à la lumière des faits énumérés ci-dessus, les preuves les plus flagrantes et les plus directes qui ont déjà été versées au dossier. Nous avons vu d’après le document PS-1760 que l’accusé Funk avait déclaré à M. Messersmith que l’absorption de l’Autriche par l’Allemagne était une nécessité politique et économique qu’on imposerait par tous les moyens. Nous avons déjà vu le document PS-1301, dans lequel l’accusé Göring donnait des directives qui n’avaient de signification que dans la mesure où elles jetaient les bases économiques d’une agression.
Le document PS-3562 a montré que l’accusé Funk avait établi des plans détaillés pour financer la guerre, et cela contre un pays bien déterminé : la Pologne. À ce sujet, je désire me reporter à un autre document essentiel, qui a déjà été versé au dossier. C’est une lettre datée du 25 août 1939, que Funk adressa à Hitler. Dans cette lettre, le Tribunal se le rappelle, l’accusé exprimait sa joie de pouvoir vivre cette époque de bouleversements mondiaux et de participer à ces événements gigantesques. Et il remerciait Hitler d’avoir approuvé ses propositions destinées à mettre l’économie allemande sur le pied de guerre.
En outre, le dossier contient des preuves établissant que l’accusé Funk participa personnellement, par l’intermédiaire de ses représentants, à l’élaboration des plans économiques qui ont précédé l’agression militaire contre l’Union Soviétique. J’attirerai l’attention du Tribunal sur le document PS-1039 qui révèle qu’en avril 1941, l’accusé Rosenberg, qui avait été délégué à la centralisation de l’étude des problèmes relatifs à l’occupation des territoires de l’Est, c’est-à-dire de l’Union Soviétique, a discuté avec l’accusé Funk des problèmes économiques qui se poseraient quand les plans pour l’agression à l’Est seraient « mûris ». Et le document PS-1039 révèle aussi que Funk désigna un certain Dr Schlotterer comme son mandataire auprès de Rosenberg, pour collaborer à l’exploitation des territoires de l’Est, et que Schlotterer rencontra l’accusé Rosenberg presque tous les jours.
Il est donc clair que la participation de l’accusé Funk s’étendit à toutes les phases du programme des conspirateurs, depuis leur prise du pouvoir jusqu’à leur défaite finale. Au cours de cette période, il contribua effectivement à la réalisation du programme nazi. S’il l’a fait parfois plus modérément que les autres, il n’en savait pas moins, dès les premiers temps, que ce programme comportait l’utilisation de la force et d’une implacable terreur, tant en Allemagne qu’à l’étranger. Il porte, à notre avis, une responsabilité particulièrement directe et grave dans la perpétration des crimes contre l’Humanité, des crimes contre la Paix, ainsi que des crimes de guerre. Le dossier démontre clairement, si l’on nous permet de résumer cet irrécusable témoignage, qu’en vertu de son activité au ministère de la Propagande ainsi qu’au ministère de l’Économie, il est responsable d’avoir provoqué et déclenché l’inexorable persécution des Juifs et des autres minorités, d’avoir procédé à la mobilisation psychologique des Allemands en vue d’une guerre d’agression et d’avoir affaibli la volonté et la capacité de résistance à l’agression des futures victimes des conspirateurs. Il est également évident, à notre avis, que l’accusé, en pleine connaissance des buts des conspirateurs, a activement participé, en ses qualités de ministre de l’Économie, de président de la Reichsbank et de plénipotentiaire général aux Affaires économiques, à la mobilisation de l’économie allemande en vue de l’agression. C’est également de par son appartenance au Conseil ministériel pour la défense et à la Commission du Plan central, qu’il a participé à la conduite de la guerre d’agression. De plus, c’est en sa qualité de membre de la Commission du Plan central, qui, comme M. Dodd l’a exposé devant le Tribunal, a procédé à l’élaboration et à la direction du programme d’asservissement, d’exploitation et d’avilissement de millions de travailleurs étrangers, que l’accusé Funk porte une part de responsabilité particulière dans le programme nazi du travail forcé.
Le Ministère Public français, je le sais, va traiter ce sujet plus en détail. De plus, les Ministères Publics français et soviétique présenteront des preuves établissant que l’accusé Funk a participé activement au programme du pillage criminel des ressources des territoires occupés.
Plaise au Tribunal. Nous voudrions citer maintenant comme témoin le Docteur Franz Blaha.
(Au témoin.) Vous vous appelez Franz Blaha ?
(En tchèque.) Docteur Franz Blaha.
Voulez-vous répéter ce serment : « Je jure par Dieu tout puissant et omniscient que je dirai la vérité, la pure vérité, et ne cèlerai ni n’ajouterai rien. »
Vous pouvez vous asseoir, si vous le désirez.
Vous êtes le Dr Franz Blaha ; vous êtes né en Tchécoslovaquie et vous êtes citoyen tchécoslovaque, n’est-ce pas ?
(En tchèque.) Oui.
Je crois savoir que vous parlez allemand. Pour des raison techniques, je propose que cet interrogatoire soit mené en allemand, bien que je sache que votre langue maternelle soit le tchèque. Cela vous convient-il ?
(En tchèque.) Dans l’intérêt du Procès, je veux bien témoigner en allemand, pour les raisons suivantes :
1° Au cours des sept dernières années sur lesquelles porte mon témoignage j’ai vécu exclusivement dans un entourage allemand.
2° Un grand nombre d’expressions spéciales et techniques relatives aux camps de concentration et à la vie qui y régnait sont des inventions purement allemandes et n’ont d’équivalent dans aucune autre langue.
Docteur Blaha, vos études et la pratique vous ont conduit à l’exercice de la médecine ?
(En allemand.) Oui.
Et en 1939, vous étiez directeur d’un hôpital en Tchécoslovaquie ?
Oui.
Vous avez bien été arrêté par les Allemands en 1939, après l’occupation de la Tchécoslovaquie ?
Oui.
Et vous avez été interné dans différentes prisons entre 1939 et 1941 ?
Oui.
Et de 1941 jusqu’en avril 1945, vous avez été interné au camp de concentration de Dachau ?
Oui, jusqu’à la fin.
Jusqu’à ce que ce camp fût libéré par les armées alliées ?
Oui.
Vous avez fait une déposition sous serment le 9 janvier de cette année à Nuremberg, n’est-ce pas ?
Oui.
Cette déposition, Messieurs, porte le n° PS-3249 (USA-663). Je désire la présenter maintenant. Je crois que nous pouvons supprimer environ les trois-quarts de l’interrogatoire grâce à cette déposition. Sa lecture nous prendra moins de temps qu’un interrogatoire sous forme de questionnaire oral : elle traite d’une grande partie des questions que nous avions l’intention de poser au témoin.
Très bien.
Je ne l’aurais pas lue si nous avions eu les traductions française et russe ; malheureusement ce fut impossible à cause du manque de temps.
« Je, soussigné Franz Blaha, ayant dûment prêté serment, dépose et déclare ce qui suit :
« 1. J’ai étudié la médecine à Prague, Vienne, Strasbourg et Paris et j’ai obtenu mon diplôme en 1920. De 1920 à 1926, je fus interne des hôpitaux. En 1926 je devins médecin-chef de l’hôpital d’ Iglau en Moravie (Tchécoslovaquie). J’occupai ce poste jusqu’en 1939, époque à laquelle les Allemands rentrèrent en Tchécoslovaquie ; je fus pris comme otage et emprisonné pour avoir travaillé pour le Gouvernement tchécoslovaque. Je fus envoyé au camp de concentration de Dachau en avril 1941, où je suis resté jusqu’à sa libération au mois d’avril 1945.
« Jusqu’en juillet 1941, je travaillai dans une compagnie disciplinaire. Après cela, on m’envoya à l’hôpital pour être soumis aux expériences sur la typhoïde pratiquée par le Dr Mürmelstadt. J’allais ensuite être sur le point d’être soumis à une opération expérimentale : je ne réussis à l’éviter qu’en faisant connaître ma qualité de médecin. Si je l’avais faît connaître avant, j’en aurais pâti car le traitement réservé aux intellectuels dans la compagnie disciplinaire était extrêmement dur.
« En octobre 1941, on m’a envoyé travailler dans la plantation d’herbes médicinales et, plus tard, dans le laboratoire où ces herbes étaient traitées. En juin 1942, j’ai été affecté à l’hôpital comme chirurgien. Peu de temps après, je reçus l’ordre de faire une opération sur l’estomac de vingt prisonniers parfaitement sains. En raison de mon refus, je fus transféré à la chambre d’autopsie où je suis resté jusqu’en avril 1945. Pendant cette période, j’y ai pratiqué environ 7.000 autopsies ; en tout 12.000 autopsies ont été faites sous ma direction.
« 2. Du milieu de 1941 jusqu’à la fin de 1942, quelque 500 opérations ont été exécutées sur des internés en parfaite santé. Celles-ci avaient pour but d’instruire des étudiants et médecins SS et se pratiquaient sur l’estomac, la vésicule biliaire, la rate et la gorge. Elles étaient pratiquées par des étudiants et des médecins qui avaient seulement deux années de pratique, bien que ces opérations fussent très dangereuses et difficiles. Normalement, elles n’auraient dû être exécutées que par des chirurgiens ayant au moins quatre ans de pratique chirurgicale. Beaucoup d’internés sont morts sur la table d’opération et beaucoup d’autres de complications ultérieures.
« J’ai pratiqué l’autopsie de tous ces cadavres. Les docteurs qui supervisaient ces opérations étaient les docteurs Lang, Mürmelstadt, Wolter, Ramsauer et Kahr. Le Standartenführer Dr Lolling y assista fréquemment.
« 3. Pendant mon séjour à Dachau, je fus au courant des différentes expériences médicales poursuivies sur des victimes humaines. Ces personnes n’étaient jamais volontaires, mais on les contraignait à se soumettre à de tels agissements. Des expériences sur le paludisme ont été pratiquées sur environ 1200 personnes par le Dr Klaus Schilling, entre 1941 et 1945. Himmler avait personnellement demandé à Schilling de poursuivre ces expériences. Les victimes étaient piquées par des moustiques, ou bien on leur faisait des injections de bacilles paludéens prélevés sur des moustiques. Différentes sortes de traitements étaient appliqués y compris la quinine, le pyrifer, le néosalvarsan, l’antypirine, le pyramidon et un médicament appelé Behring 2516. J’ai fait l’autopsie des cadavres de ceux qui avaient succombé à la suite de ces expériences sur le paludisme. Trente à quarante sont morts du paludisme même. De trois à quatre cents sont morts plus tard de maladies qui leur furent fatales en raison de leur état physique résultant des attaques du paludisme. De plus, il y eut des empoisonnements mortels par des doses trop fortes de néosalvarsan et de pyramidon. Le Dr Schilling assistait aux autopsies que je pratiquais sur les cadavres de ses sujets.
« 4. En 1942 et 1943, des expériences sur des êtres humains furent pratiqués par le Dr Sigmund Rascher, pour déterminer les effets de changements de la pression atmosphérique. 25 personnes pouvaient être mises à la fois dans un fourgon spécialement conçu pour augmenter ou diminuer la pression, à volonté. Le but était de découvrir les effets physiologiques des hautes altitudes et des descentes rapides en parachute sur les êtres humains. J’ai vu, à travers un hublot du fourgon, des êtres sans connaissance gisant sur le plancher. La plupart des prisonniers utilisés mouraient, à la suite de ces expériences, d’hémorragie interne des poumons ou du cerveau. Les autres crachaient le sang lorsqu’on les retirait. Mon travail consistait à retirer les corps et à envoyer leurs organes internes à Munich pour examen, dès que la mort était constatée. On fit des expériences sur environ 400 à 500 prisonniers. Ceux qui n’étaient pas morts étaient envoyés dans les blocs des invalides pour être « liquidés » peu de temps après. Très peu en réchappèrent.
« 5. Rascher a aussi pratiqué des expériences sur l’effet de l’eau glacée sur des êtres humains. Elles avaient pour but de trouver un moyen de ramener à la vie les aviateurs tombés en mer. Le sujet était plongé dans l’eau glacée et maintenu jusqu’à ce qu’il perdît connaissance. On lui prélevait du sang au cou que l’on analysait chaque fois que la température du corps baissait d’un degré. Cette baisse de température était enregistrée par un thermomètre rectal. L’urine aussi était périodiquement examinée. Certains hommes ont tenu jusqu’à 24 et 36 heures. La température la plus basse qui ait été atteinte fut 19° centigrades ; mais la plupart des hommes mouraient à 25° ou 26° . Lorsqu’on retirait les hommes de l’eau glacée, on essayait de les ranimer par les rayons artificiels, l’eau chaude, l’électrothérapie ou la chaleur animale. Pour cette dernière expérience, on utilisait des prostituées ; le corps de l’homme inanimé était placé entre les corps de deux femmes. Himmler a assisté à une expérience de ce genre. Je pus, d’une des fenêtres, le voir dans l’allée qui séparait les blocs.
« J’ai assisté personnellement à quelques-unes de ces expériences d’eau glacée pendant l’absence de Rascher et j’ai vu les notes et les diagrammes à leur sujet dans le laboratoire de Rascher. Environ trois cents personnes furent utilisées pour ces expériences. La plupart moururent. Parmi les survivants, beaucoup furent atteints de troubles mentaux. Ceux qui ne mouraient pas tués, étaient envoyés au bloc des « invalides » et tués, tout comme les victimes des expériences atmosphériques. Je n’en connais que deux qui aient survécu : un Yougoslave et un Polonais. Tous deux sont atteints de troubles mentaux.
« 6. Des expériences de ponction du foie furent pratiquées par le Dr Brachtl sur des personnes saines et sur des personnes qui souffraient de l’estomac et de la vésicule biliaire. Dans ce but, une aiguille était enfoncée dans le foie du sujet, et un petit morceau du foie était extrait. Aucun anesthésique n’était employé. Cette expérience était excessivement douloureuse et comportait souvent des suites graves car l’estomac ou les vaisseaux sanguins étaient souvent perforés, d’où hémorragie. Beaucoup de personnes sont mortes de ces expériences pour lesquelles on se servait de prisonniers polonais, russes, tchèques et allemands. En tout, ces expériences ont été pratiquées sur environ cent soixante-quinze personnes.
« 7. Des expériences sur le phlegmon furent entreprises par le Dr Schütz, le Dr Babor, le Dr Kieselwetter et le professeur Lauer. Quarante hommes sains étaient utilisés à la fois, on faisait à vingt d’entre eux des injections intramusculaires et aux vingt autres des injections intraveineuses de pus provenant de personnes malades. Tout soin était interdit pendant trois jours durant lesquels se déclarait quelque grave inflammation et, dans beaucoup de cas, une septicémie. Puis chaque groupe était subdivisé en deux groupes de dix. Le premier recevait un traitement médicinal avec liquide et pilules spéciales toutes les dix minutes pendant vingt-quatre heures. Le second recevait un traitement aux sulfamides et des soins chirurgicaux. Dans plusieurs cas, tous les membres furent amputés. Mes autopsies révélèrent également que le traitement médicinal était malfaisant et avait même causé des perforations de la paroi stomacale. Pour ces expériences qui causaient toutes d’énormes souffrances, on utilisait généralement des prêtres polonais, tchèques et hollandais. La plupart des 600 ou 800 personnes utilisées finirent par mourir. La plus grande partie des autres devinrent des incurables et furent ultérieurement tués.
« 8. En automne 1944, soixante à quatre-vingts personnes furent soumises à des expériences d’eau salée. Elles étaient enfermées dans une pièce et pendant cinq jours on leur donnait, pour toute nourriture, de l’eau salée. Pendant ce temps, leur urine, leur sang et leurs excréments étaient analysés. Aucun de ces internés n’est mort, peut-être parce qu’ils reçurent de la nourriture en fraude, grâce à d’autres prisonniers. C’était des Hongrois et des Tziganes qui servaient à ces expériences.
« 9. Il était d’usage courant de retirer la peau des morts. On m’a donné plusieurs fois l’ordre de le faire. Les docteurs Rascher et Wolter, en particulier, réclamaient la peau provenant des dos et des poitrines humaines. Cette peau était traitée chimiquement et séchée au soleil, on en faisait des selles, des culottes de cheval, des gants, des pantoufles d’intérieur et des sacs à main pour dames. Les peaux tatouées étaient particulièrement appréciées par les SS. Des Russes, des Polonais et d’autres internés étaient utilisés de cette façon. Mais il était défendu de prélever la peau d’un Allemand. Cette peau devait provenir d’internés parfaitement sains et être sans défaut. Quelquefois nous manquions de cadavres à la peau intacte et Rascher disait alors : « Très bien, vous aurez des cadavres ! » Le lendemain nous recevions vingt à trente cadavres d’individus jeunes. On avait dû leur tirer une balle dans le cou ou les frapper à la tête de façon à ne pas abîmer leur peau. Nous avions souvent aussi des demandes de crânes ou de squelettes d’internés. Dans ce cas, nous faisions bouillir les têtes ou les cadavres entiers. Puis les chairs molles étaient détachées, les os blanchis, séchés et le squelette était reconstitué. Pour les crânes, une dentition en bon état était exigée. Lorsque nous recevions une commande de crânes d’Oranienburg, les hommes des SS disaient alors : « Nous allons essayer de vous en fournir avec de bonnes dents. » Ainsi, il était dangereux d’avoir la peau ou la dentition en bon état.
« 10. Des transports arrivaient fréquemment à Dachau, venant de Strutthof, Belsen, Auschwitz, Mauthausen et autres camps. Pour beaucoup d’entre eux le voyage avait duré dix à quatorze jours, sans eau et sans nourriture. Sur un convoi arrivé en novembre 1942, j’ai trouvé des preuves de cannibalisme. Des vivants avaient mangé la chair des cadavres. Un autre convoi arriva de Compiègne (France). Le professeur Limousin, de Clermont-Ferrand, qui devint plus tard mon assistant, m’a raconté qu’il y avait environ deux mille personnes au départ du transport. On leur avait donné de la nourriture mais pas d’eau. En cours de route, huit cents moururent dont on jeta les cadavres. Lorsque le convoi arriva au bout de douze jours, il y avait cinq cents cadavres dans le train. La plupart des rescapés moururent après leur arrivée.
« Je fis une enquête sur ce convoi, car la Croix-Rouge Internationale avait élevé une protestation et les SS voulaient un compte rendu établissant que ces morts s’étaient produites à la suite de révoltes et de batailles entre prisonniers durant le trajet. Je disséquai un grand nombre de ces cadavres et découvris qu’ils étaient morts d’asphyxie et du manque d’eau ; c’était au cœur de l’été et cent vingt personnes avaient été entassées dans chaque wagon.
« 11. En 1941 et 1942, nous eûmes dans le camp ce que nous appelions des transports d’invalides. Ceux-ci étaient composés de personnes malades ou incapables de travailler pour une raison quelconque. Nous les appelions les « Himmelfahrtkommandos » (les commandos de l’Assomption). Environ cent à cent vingt individus étaient expédiés chaque semaine aux douches. Là, quatre personnes leur faisaient des piqûres de phénol, évipan ou benzine, ce qui occasionnait leur mort rapide. Après 1943 ces invalides furent envoyés dans d’autres camps pour être liquidés. Je sais qu’ils ont été tués, car j’ai vu les registres où leurs noms étaient suivis d’une croix et de la date de leur départ, ce qui était la façon habituelle d’enregistrer les morts. Et cela à deux endroits : sur le fichier du camp de Dachau et sur les registres de la ville de Dachau. Mille à deux mille s’en allaient ainsi par trimestre, si bien qu’il y eut environ cinq mille personnes envoyées à la mort en 1943 et autant en 1944.
« En avril 1945, un transport juif fut embarqué à Dachau et stationné sur une voie de garage. La gare avait été détruite par un bombardement et le train ne pouvait partir. Ainsi on les mit là dans le seul but de les faire mourir d’inanition. Ils n’avaient pas le droit de sortir. Lorsque le camp fut libéré, ils étaient tous morts.
« 12. Beaucoup d’exécutions se firent par les gaz, les fusillades ou les piqûres à l’intérieur même du camp. La chambre à gaz fut achevée en 1944, et le Dr Rascher me chargea d’examiner les premières victimes. Sur les huit ou neuf personnes qui se trouvaient dans la chambre à gaz, il y en avait trois encore en vie ; mais les autres semblaient mortes. Leurs yeux étaient rouges et leurs visages boursouflés. Beaucoup d’internés furent par la suite tués de cette façon ; après on les transportait au four crématoire où je devais examiner leur dentition à cause de l’or. Les dents aurifiées étaient arrachées. Beaucoup de malades étaient tués par des piqûres pendant leur séjour à l’hôpital. Des internés tués à l’hôpital parvenaient à la chambre d’autopsie ; à la place de l’étiquette qui était habituellement attachée à leur gros orteil, et qui portait leur nom et leur numéro matricule, il y avait l’inscription : « À ne pas disséquer. » J’ai pratiqué l’autopsie sur plusieurs d’entre eux et ai découvert qu’ils étaient parfaitement sains, mais étaient morts à la suite de piqûres. Quelquefois, les prisonniers étaient tués uniquement parce qu’ils avaient la dysenterie, qu’ils vomissaient, ou qu’ils donnaient trop de travail aux infirmiers. Les malades mentaux étaient liquidés à la chambre à gaz, ou bien ils étaient piqués ou fusillés.
« La fusillade était la méthode d’exécution la plus courante. Il était possible de fusiller les prisonniers devant l’entrée du four crématoire et de les y introduire ensuite. J’ai vu des personnes mises dans les fours alors qu’elles respiraient encore et que des sons sortaient de leur bouche, bien que l’usage, si elles étaient manifestement trop en vie, fût de leur fracasser le crâne au préalable.
« 13. Les principales exécutions que je connais pour en avoir examiné les victimes ou surveillé l’examen, sont les suivantes : en 1942, il y avait cinq à six mille Russes placés dans un camp séparé à l’intérieur de Dachau. On les menait à pied, par groupes de cinq ou six cents, jusqu’au stand de tir militaire qui se trouvait près du camp, où ils étaient fusillés. Ces groupes quittaient le camp environ trois fois par semaine. À la nuit, nous sortions habituellement pour ramener les cadavres dans des voitures et les examiner. En février 1944. environ quarante étudiants russes arrivèrent de Moosburg ; je fis la connaissance de quelques-uns de ces garçons à l’hôpital. Je les ai examinés après qu’ils aient été fusillés à l’extérieur du crématorium. En septembre 1944, un groupe de 94 officiers supérieurs russes fut fusillé, y compris deux médecins militaires qui avaient travaillé avec moi à l’hôpital. J’ai examiné leurs cadavres. En avril 1945, un grand nombre de personnages importants furent fusillés, après avoir été gardés dans le « Bunker » (la casemate). Parmi elles, se trouvaient deux généraux français dont je ne peux me rappeler les noms ; mais je les ai reconnus grâce à leurs uniformes. J’examinai leurs cadavres après qu’ils eurent été fusillés. En 1944 et 1945, un grand nombre de femmes furent tuées par pendaison, fusillade ou piqûres. Je les ai examinées et découvris que, dans beaucoup de cas, elles étaient enceintes. En 1945, juste avant la libération du camp, tous les détenus « Nacht und Nebel » furent exécutés. Ces internés n’avaient pas le droit d’avoir le moindre contact avec le monde extérieur. Ils étaient enfermés dans une enceinte spéciale et ne pouvaient envoyer ou recevoir le moindre courrier. Il y en avait trente ou quarante et beaucoup d’entre eux étaient malades. Je les ai examinés et j’ai constaté qu’ils avaient tous été tués d’un coup de feu dans la nuque.
« 14. Depuis 1941, le camp était de plus en plus surpeuplé ; en 1943, l’hôpital pour les internés était déjà plein. En 1944 et 1945, il était impossible d’assurer les conditions sanitaires les plus élémentaires. Les chambres qui contenaient trois à quatre cents personnes en 1942, en avaient mille en 1943 ; et pendant le premier trimestre de 1945, deux mille ou plus. Ces chambres ne pouvaient être nettoyées, à cause de leur encombrement ; il n’y avait pas le moindre ustensile de nettoyage. Les douches ne pouvaient fonctionner qu’une fois par mois. Les lieux d’aisance étaient tout à fait insuffisants. Les médicaments étaient presque inexistants, mais je découvris dans l’hôpital des SS après la libération du camp, une grande quantité de médicaments qui auraient été suffisants pour tout le camp, s’ils nous avaient été distribués.
« À leur arrivée au camp, les prisonniers restaient alignés dehors pendant des heures et des heures, parfois depuis le matin jusqu’au soir, sans aucune considération de saison, été comme hiver. Il en fut ainsi pendant toutes les années 1943, 1944 et le premier trimestre de 1945. Je pouvais voir ces rassemblements des fenêtres de la salle des autopsies. Beaucoup de ces gens eurent à rester ainsi dans le froid, attrapèrent des pneumonies et moururent. Plusieurs personnes que je connaissais furent tuées de cette façon au cours des années 1944 et 1945.
« En octobre 1944, un convoi de Hongrois amena le typhus au camp et une épidémie se déclara. J’examinai beaucoup de cadavres de ce convoi et je signalai la situation au Dr Hintermayer, mais il me fut interdit, sous peine d’être fusillé, de faire la moindre allusion à une épidémie dans le camp. Il me dit que c’était du sabotage et que j’essayais d’obtenir une mise en quarantaine dans le camp pour empêcher les prisonniers de travailler dans les industries d’armement. Aucune mesure préventive ne fut prise. Les arrivages d’éléments sains étaient mis aussi dans ces mêmes blocs. Ce fut le cas du bloc 30 dont à trois reprises les occupants moururent jusqu’au dernier. Ce ne fut qu’à Noël, lorsque l’épidémie gagna le camp des SS qu’une quarantaine fut décidée. Néanmoins les convois continuèrent à arriver.
« Il y avait par jour deux à trois cents cas de typhus nouveaux et cent personnes mouraient quotidiennement de cette maladie. En tout, nous eûmes vingt-huit mille cas et quinze mille morts. Ceux qui mouraient de maladie, mis à part, mes autopsies prouvèrent que beaucoup étaient morts uniquement de sous-alimentation. Ces décès se produisirent sans arrêt de 1941 à 1945, principalement parmi les Italiens, les Russes et les Français. Toutes ces personnes moururent de faim ; au moment de leur mort, elles pesaient de 50 à 60 livres. Les autopsies révélèrent que leurs organes internes étaient souvent réduits à un tiers de leur taille normale.
« Les faits rapportés ci-dessus représentent l’exacte vérité. Cette déclaration a été faite volontairement sans que la moindre pression ait été exercée sur moi. Après l’avoir relue, je l’ai signée et je l’ai reproduite d’une manière identique à Nuremberg (Allemagne), le 9 janvier 1946.
« Signé : Docteur Franz Blaha. »
« Cette déclaration signée a été faite sous serment devant moi, le 9 janvier 1946 à Nuremberg (Allemagne). Signé : sous-lieutenant Daniel F. Margolies. »
Docteur Blaha, voulez-vous nous dire si oui ou non des personnes ont visité le camp de Dachau pendant que vous y étiez ?
Il est venu tellement de visiteurs dans notre camp, qu’il nous semblait parfois que nous étions enfermés non dans un camp mais dans une foire, ou dans un zoo. Souvent il y avait presque quotidiennement une visite ou une excursion : c’étaient des étudiants, des militaires, des médecins, des représentants de différents instituts, ainsi que de nombreux membres de la police, des SS, des corps de troupes.
Voudriez-vous faire une pause, pour donner aux interprètes le temps de s’exprimer. Comprenez-vous ?
Oui. Des personnalités politiques vinrent aussi au camp. Des inspections réglementaires avaient lieu tous les mois, elles étaient faites par l’Obergruppenführer Pohl, inspecteur général des camps de concentration, par le SS Reichsführer professeur Grawitz, inspecteur des services d’expérimentation, par le Standartenführer Dr Lolling et d’autres personnalités.
M. le Président a demandé que vous fassiez une pause avant vos réponses pour que les interprètes aient le temps de terminer leur traduction.
Bien.
Pouvez-vous fixer la durée moyenne de ces visites ?
Cela dépendait du genre de visite dont il s’agissait. Les unes duraient une demi-heure à une heure, d’autres trois ou quatre heures.
Quelles furent les personnalités importantes du Gouvernement qui visitèrent le camp pendant tout le temps de votre séjour ?
Pendant mon séjour, il est venu un grand nombre de personnalités dans notre camp : le Reichsführer Himmler est venu plusieurs fois à Dachau et a même assisté à des expériences. J’ai été moi-même présent à plusieurs de ces occasions. Il y avait encore d’autres personnalités. J’ai personnellement vu trois ministres d’État ; plusieurs autres sont venus : grâce à des détenus politiques allemands, qui par conséquent les connaissaient, j’ai été mis au courant de leurs visites. J’ai vu aussi deux fois des officiers supérieurs italiens et une fois un officier japonais.
Vous souvenez-vous des noms de ces importants personnages politiques ? Vous rappelez-vous avec plus de précisions certains d’entre eux ?
À part Himmler, il y eut Bormann, le Gauleiter Wagner, le Gauleiter Giesler, les ministres d’État : Frick, Rosenberg, Funk, Sauckel ainsi que le général de la Police Daluege et d’autres encore.
Ces personnes que vous venez de nommer inspectaient-elles le camp en détail ?
En général, la tournée du camp était organisée de telle sorte que les visiteurs étaient d’abord conduits à la cuisine, puis à la blanchisserie, puis à l’hôpital, c’est-à-dire d’ordinaire au service chirurgical, au service paludéen du professeur Schilling et au service d’expérimentation du Dr Rascher. Ensuite ils parcouraient quelques blocs, particulièrement les blocs de prisonniers allemands, et souvent ils visitaient la chapelle où seuls, les prêtres allemands avaient le droit d’officier.
Quelquefois aussi différentes personnalités du camp étaient présentées aux visiteurs. On s’arrangeait toujours pour choisir un « vert » c’est-à-dire un criminel de profession, que l’on présentait comme assassin ; puis on présentait généralement ensuite le maire de Vienne, le Dr Schmitz, puis un officier supérieur tchèque, puis un homosexuel, un Gitan, un évêque catholique ou quelque haut dignitaire de l’Église polonaise ; enfin un professeur d’université, le tout pour le plus grand amusement des visiteurs.
Vous ai-je bien compris tout à l’heure ? Avez-vous nommé Kaltenbrunner parmi les visiteurs ?
Oui, Kaltenbrunner était aussi présent, en même temps que le général Daluege. C’était, autant que je m’en souvienne, en 1943. J’étais curieux de voir le général Daluege, car après la mort de Heydrich, il était devenu Protecteur de Bohême-Moravie et je désirais qu’on me le désignât.
Avez-vous vu Kaltenbrunner de vos propres yeux ?
Oui, on me l’a désigné. Je ne l’avais jamais vu auparavant.
Ai-je bien compris que vous avez prononcé le nom de l’accusé Frick parmi les personnes que vous avez vues là-bas ?
Oui, c’était dans le premier semestre de 1944.
Dans quelle partie du camp l’avez-vous vu ?
Je l’ai vu de la fenêtre de l’hôpital au moment où il y entrait, accompagné de son état-major et de plusieurs autres personnes.
Cet homme que vous avez vu ce jour-là et que l’on vous a désigné sous le nom de Frick, le reconnaissez-vous maintenant au box des accusés ?
Oui, il est au premier rang, c’est le quatrième en commençant par la droite.
J’ai cru comprendre également que vous aviez prononcé le nom de Rosenberg parmi les visiteurs que vous avez vus là-bas ?
Je peux me rappeler que c’était peu de temps après mon arrivée au camp de concentration de Dachau. Il y avait une visite, et c’est alors que mes camarades allemands m’ont désigné Rosenberg.
Le voyez-vous maintenant dans cette salle ?
Oui, il est au premier rang, deux places plus loin sur la gauche.
J’ai également entendu que vous aviez mentionné Sauckel parmi les visiteurs du camp ?
Oui. Mais je ne l’ai pas vu personnellement ; j’ai simplement entendu dire qu’il avait visité certaines manufactures et fabriques d’armement. C’était je crois en 1943.
Le fait qu’un homme du nom de Sauckel avait visité le camp et principalement la fabrique de munitions, était-il alors connu dans le camp ?
Oui, c’était de notoriété publique.
J’ai également entendu le nom de Funk ?
Oui, il a aussi pris part à une visite, et je puis me rappeler que c’était à l’occasion d’une conférence entre les puissances de l’axe, à Salzbourg ou à Reichenhall. Pour les grandes occasions, lorsqu’il y avait une réunion du Parti, une fête à Munich, à Berchtesgaden ou à Salzbourg, la coutume voulait que des personnalités ayant pris part à ces manifestations en profitassent pour venir visiter Dachau. Ce fut le cas de Funk.
Avez-vous vu Funk personnellement ?
Non, j’ai simplement entendu parler de sa présence.
Tous les internés du camp en étaient avertis ?
Oui, nous savions à l’avance qu’il devait venir.
Y eut-il encore des visites à la fin de 1944, ou au cours des premiers mois de 1945 ?
Oui, mais très peu, car une épidémie de typhus sévissait alors dans le camp et une quarantaine avait été imposée.
Docteur, vous dirigez actuellement un hôpital à Prague, n’est-ce-pas ?
Oui.
Je n’ai pas d’autre question à poser au témoin.
Un autre représentant du Ministère Public désire-t-il poser des questions ? Colonel Pokrovsky ?
Nous allons suspendre l’audience pendant dix minutes.
Je demande l’autorisation de poser quelques questions au témoin.
Témoin, savez-vous quelle était la destination exacte du camp de concentration de Dachau ? Était-ce à proprement parler un camp où les victimes étaient rassemblées pour être exterminées ?
Jusqu’en 1943, c’était réellement un camp d’extermination. Puis, à partir de cette année-là, après les premiers bombardements, on installa un certain nombre d’usines et de fabriques de munitions à l’intérieur du camp : il devint alors surtout un camp de travail. Mais les résultats obtenus étaient les mêmes car les prisonniers furent, malgré leur faim, soumis à des travaux si pénibles qu’ils succombaient à la famine au lieu de mourir sous les coups.
Si je vous comprends bien, le camp de Dachau fut en réalité, aussi bien avant qu’après 1943, un camp d’extermination où seules varièrent les méthodes employées ?
C’est cela même.
D’après vos propres observations, combien d’internés sont passés dans ce camp d’extermination ? Et combien d’entre eux venaient-ils d’URSS ?
Je ne peux donner un chiffre exact mais seulement approximatif. D’abord, à partir de novembre 1941, il n’y eut exclusivement que des prisonniers de guerre russes en uniforme. Ils étaient parqués dans des camps séparés et furent tous liquidés en quelques mois. Au cours de l’été 1942, les survivants — je pense qu’il y en avait 12.000 — furent transférés à Mauthausen et d’après ce que j’ai appris de personnes transférées de Mauthausen à Dachau, ils furent liquidés dans les chambres à gaz.
Après les prisonniers de guerre, on amena à Dachau des enfants russes : il y en eut, je crois, deux mille dont l’âge variait de 6 à 17 ans ; on les mit dans un ou deux blocs spéciaux. Ils dépendaient de gens particulièrement brutaux, les « verts » qui les battaient constamment. Ces enfants...
Qu’entendez-vous par les « verts » ?
C’étaient ce qu’on appelait les criminels de profession. Ils battaient ces jeunes enfants et les obligeaient à travailler très durement. Ceux-ci étaient surtout employés dans les plantations où ils devaient tirer les charrues, les semeuses, les rouleaux, en l’absence de chevaux ou de moteurs.
Pour tous les kommandos de transport, on n’utilisait également que des enfants russes. Au moins 70% d’entre eux moururent de tuberculose ; ceux qui restèrent furent alors envoyés, en 1943 ou au début de 1944, dans un camp spécial du Tyrol.
Puis, après les enfants, on tua plusieurs milliers de ceux qu’on appelait les travailleurs de l’Est. C’étaient des civils qui avaient été amenés des régions de l’Est et qu’à la suite de prétendus sabotages on interna dans des camps de concentration. En outre, il y avait un grand nombre d’officiers et d’intellectuels russes.
Je vous demanderai des précisions complémentaires sur ceux que vous avez appelés les « verts ». Si j’ai bien compris, ces criminels étaient chargés de surveiller certains internés qui arrivaient au camp ?
Oui.
Et c’est uniquement à eux que revenait la tâche de s’occuper de ces enfants, fils de citoyens soviétiques ? Ils les battaient, les maltraitaient et les faisaient travailler au delà de leurs forces, de sorte que la tuberculose s’ensuivait ?
Oui.
Que savez-vous au sujet des exécutions des citoyens de l’URSS transférés dans ce camp ?
Je crois n’être pas loin de la vérité en affirmant que, sur toutes les personnes qui furent exécutées, au moins 75% étaient russes et que les personnes qui étaient amenées de Russie jusqu’à Dachau, pour être exécutées, comprenaient aussi bien des femmes que des hommes.
Pourriez-vous nous donner plus de détails sur l’exécution de quatre-vingt-quatorze officiers supérieurs et officiers de l’État-Major de l’armée rouge, dont vous avez déjà parlé dans une de vos réponses à une question qui vous était posée par mon collègue américain ? Qui étaient ces officiers ? Quels étaient leurs grades ? Pour quels motifs ont-ils été exécutés ? Savez-vous quelque chose sur tout cela ?
Au cours de l’été ou à la fin du printemps de 1944, des officiers supérieurs russes, des généraux, des colonels et des commandants furent envoyés à Dachau. Dans les semaines qui suivirent, ils furent interrogés par la section politique, c’est-à-dire qu’après chaque interrogatoire, ils étaient amenés à l’hôpital du camp après avoir été roués de coups. J’en ai vu, et je connaissais certains d’entre eux, qui ont été obligés de rester couchés sur le ventre pendant des semaines. Il nous fallut procéder à l’extraction chirurgicale des chairs tuméfiées. Beaucoup d’entre eux n’ont pas survécu à ce genre d’interrogatoire.
Les survivants, au nombre de quatre-vingt-quatorze, furent, au début de septembre 1944, conformément aux ordres du RSHA (Office central de la sécurité du Reich) de Berlin, amenés au four crématoire ; là on les fit mettre à genoux et ils furent tués d’un coup de feu dans la nuque. Plus tard, dans l’hiver, et au printemps de 1945, il y eut plusieurs officiers russes qui, des cellules où ils étaient confinés, furent conduits au four crématoire où ils furent pendus ou fusillés.
Je voudrais poser les mêmes questions au sujet de l’exécution de quarante étudiants russes. Pouvez-vous nous donner quelques détails sur cette exécution ?
Ces quarante intellectuels et étudiants russes — je me rappelle très bien qu’il y avait un médecin parmi eux — sont arrivés à Dachau venant du camp de Moosburg et, au bout d’un mois, ils ont tous été exécutés. C’était en mars 1944.
Seriez-vous par hasard au courant des motifs de ces exécutions ?
L’ordre en est venu de Berlin. Les motifs, nous n’avons pu les connaître, ont été lus à haute voix avant l’exécution mais je n’ai vu les corps qu’après.
Cette exécution n’a-t-elle pas donné l’impression de constituer l’une des étapes du plan général d’extermination des gens qui rentraient à Dachau ?
Si. Il était facile de se rendre compte que ces exécutions, ces transports d’invalides ainsi que les mesures prises en cas d’épidémies procédaient d’un plan général d’extermination ; je tiens à souligner que c’étaient les prisonniers russes qui étaient les plus maltraités.
Auriez-vous l’amabilité de nous dire ce que vous savez au sujet des internés qui rentraient dans la catégorie « Nacht und Nebel » (Nuit et brouillard) ? Y en avait-il beaucoup ? Savez-vous pourquoi ils avaient été envoyés dans ce camp de concentration ?
Il y eut beaucoup de détenus qui arrivèrent au camp sous la dénomination « Nacht und Nebel ». C’étaient surtout des ressortissants des puissances de l’Europe occidentale :
principalement des Français, des Belges et des Hollandais. Les Russes, et ce fut aussi le cas pour les Tchèques — le mien en particulier — étaient désignés sous la rubrique « Retour non souhaitable », ce qui revenait pratiquement au même. Peu avant la libération, beaucoup de ces gens furent exécutés sur l’ordre du commandant du camp, c’est-à-dire fusillés devant le four crématoire. Beaucoup d’entre eux, surtout des Français et des Russes, étaient gravement atteints par le typhus et c’est avec une température de 40° qu’ils étaient amenés en civière sur le lieu de l’exécution.
Vous avez affirmé, me semble-t-il, qu’un nombre considérable de détenus étaient morts de faim. Pourriez-vous en fixer le chiffre ?
Je crois que les deux tiers de la population totale du camp eurent à souffrir d’une grave sous-alimentation et qu’au moins 25% des décès ont été en fait, occasionnés par la famine, le Hungertyphus, comme on l’appelait en allemand. En outre, la tuberculose était la maladie la plus largement répandue dans le camp ; elle trouvait un terrain favorable chez ces individus sous-alimentés et fit des ravages surtout parmi les Russes.
Il me semble que vous avez dit, en répondant aux questions de mon collègue, que la plupart de ceux qui moururent de faim et d’épuisement étaient Français, Russes et Italiens ? À quoi attribuez-vous le fait que chez certaines catégories d’internés la proportion des décès était plus forte que pour d’autres ?
Oui.
Comment expliquez-vous que la majorité de ceux qui sont morts d’inanition ait été surtout constituée par des Russes, des Italiens et des Français ? Y avait-il des différences dans la façon dont on nourrissait les internés des diverses nationalités ? Ou bien y avait-il des raisons d’un autre ordre ?
Je vais vous expliquer : les autres internés, c’est-à-dire les Allemands, les Polonais, les Tchèques, qui étaient dans le camp depuis longtemps déjà, avaient eu le temps de s’adapter physiologiquement — si je puis m’exprimer ainsi — aux conditions du camp. Les Russes dépérissaient rapidement. Il en était de même des Français et des Italiens. En outre, les prisonniers de ces trois nationalités arrivaient pour la plupart souffrant déjà de la sous-alimentation subie dans d’autres camps, de sorte qu’ils devenaient rapidement des proies faciles pour les autres épidémies et maladies.
En outre, les Allemands, les Polonais et beaucoup d’autres qui travaillaient dans l’industrie d’armement avaient depuis l’année 1943 obtenu la possibilité de recevoir des colis de chez eux. Ce n’était naturellement pas le cas des citoyens soviétiques, français et italiens.
Pouvez-vous me dire ce que Rosenberg, Kaltenbrunner, Sauckel ou Funk ont vu au cours de leur visite au camp de concentration de Dachau et ce qu’on leur y a montré ?
Je n’ai pas eu l’occasion de suivre le déroulement de ces visites. Ce n’est que très rarement que nous pouvions apercevoir les visiteurs par une fenêtre et observer le chemin qu’ils prenaient.
J’ai eu très peu souvent la possibilité d’être présent ; j’ai simplement assisté aux visites de Himmler, à celles de l’Obergruppenführer Pohl et, une fois, à une visite du Gauleiter Giesler auquel on a montré des malades de l’hôpital et qui a assisté à des expériences. Quant aux autres, je ne sais pas ce qu’ils ont personnellement vu et fait dans le camp.
Peut-être avez-vous pu vous rendre compte de la longueur des visites effectuées dans le camp par ces personnages : faisaient-ils une courte station — quelques instants — ou restaient-ils longtemps ? Je pense plus particulièrement à Rosenberg, Kaltenbrunner, Sauckel et Funk ?
Cela dépendait. Beaucoup de visiteurs restaient une demi-heure ; beaucoup, ainsi que je l’ai déjà dit, restaient jusqu’à trois heures. Cela, nous étions toujours à même d’en être très bien informés car, pendant ces visites, tout travail cessait et les distributions de nourriture étaient suspendues. Nous ne pouvions pas poursuivre notre travail à l’hôpital et nous étions obligés d’attendre le signal nous annonçant que les visiteurs avaient quitté le camp. En dehors de cela, je n’avais aucun moyen de connaître, dans chaque cas particulier, la durée de ces visites.
Pouvez-vous vous rappeler les visites de Kaltenbrunner, de Rosenberg, de Sauckel et de Funk ? Sur la base de ce que vous venez de nous affirmer, pouvez-vous nous dire si ces visites furent brèves ou si elles durèrent plusieurs heures ? Avez-vous compris ma question ?
Je ne puis malheureusement pas faire de déclaration précise à ce sujet, car les visites étaient, comme je l’ai dit, si fréquentes qu’il m’est difficile, après tant d’années, de me rappeler si celles auxquelles vous faites allusion ont été courtes ou longues. Par exemple, de nombreuses visites d’élèves d’écoles militaires ou de police duraient une journée entière.
Je vous remercie. Je n’ai plus, pour l’instant, de questions à poser au témoin.
Vous avez fait allusion à un convoi de déportés français venant de Compiègne dont il ne serait arrivé que 1.200 survivants. Y eut-il d’autres convois ?
Oui, il y eut d’autres transports venant, en particulier, de Bordeaux, de Lyon et de Compiègne, tous pendant la première moitié de l’année 1944.
Tous ces transports se sont-ils accomplis dans les mêmes conditions ?
Les conditions dans lesquelles s’effectuèrent ces transports étaient les mêmes à très peu de chose près.
Vous étiez chaque fois, à l’arrivée, à même de constater qu’il y avait de nombreuses victimes ?
Oui.
Quelles étaient les causes de ces décès ?
Ils étaient dus au fait qu’un trop grand nombre d’êtres humains étaient entassés dans les wagons verrouillés, et laissés pendant plusieurs jours sans nourriture ni boisson. En général, ils mouraient de faim et d’asphyxie. Parmi les survivants, beaucoup étaient amenés à l’hôpital du camp et, parmi eux, il y en avait encore un grand nombre qui mourait de diverses complications et maladies.
Avez-vous fait l’autopsie de personnes mortes en cours de route ?
Oui ; mes services furent requis en particulier pour le transport de Compiègne, car le bruit avait couru que des Français, maquisards et fascistes, en étaient venus aux mains dans les wagons et s’étaient entretués. J’eus à examiner ces cadavres ; en aucun cas, je ne constatai de traces de violence. En outre, je pris dix cadavres comme pièces à conviction, les disséquai très soigneusement et envoyai des rapports détaillés à leur sujet à Berlin. Tous ces gens étaient morts asphyxiés. Au cours de cette autopsie, je pus également me rendre compte qu’il s’agissait d’importantes personnalités françaises. Je puis dire, au vu de leurs papiers d’identité et de leurs uniformes, que c’étaient des officiers supérieurs, des prêtres, des députés, des gens bien nourris qui avaient été arrachés à leur vie civile et conduits directement aux wagons à destination de Dachau.
À la suite des rapports que vous avez transmis à Berlin, les conditions dans lesquelles ces transports s’effectuaient restèrent-elles les mêmes ?
Rien ne changea, comme d’habitude. De longs rapports furent sans cesse rédigés, mais les conditions ne s’améliorèrent nullement.
Vous avez signalé le fait que des généraux français avaient été mis à mort peu avant la libération du camp. Savez-vous leurs noms ?
Je les ai malheureusement oubliés. Je me souviens simplement d’avoir entendu dire par les prisonniers qui se trouvaient avec eux dans le « Bunker » casemate (4), que c’étaient des personnalités importantes d’Allemagne et d’autres pays. On citait le pasteur Niemöller, un prince français, Schuschnigg, des membres du Gouvernement français et beaucoup d’autres. On m’a dit que l’un des généraux que l’on avait fusillés était un proche parent du général de Gaulle. Malheureusement j’ai oublié son nom.
Si je comprends bien, ces généraux étaient des prisonniers de guerre que l’on avait transportés dans ce camp de concentration ?
Ces deux généraux n’ont jamais été dans le camp de concentration. Ils étaient gardés avec d’autres importantes personnalités, dans la soi-disant « Kommandantur-Arrest », c’est-à-dire dans le « Bunker » (la casemate), distinct du camp. À différentes reprises, ils eurent besoin de soins médicaux, j’entrai alors en contact avec eux ; mais ces occasions furent très rares. Autrement, ils n’eurent jamais aucun contact avec les autres détenus.
Appartenaient-ils à la catégorie des déportés dont le retour était indésirable ou à celle des « Nacht und Nebel » ?
Je n’en sais rien. Deux jours auparavant, tous les autres détenus du « Bunker » furent envoyés dans le Tyrol, par un transport spécial. C’était, je crois sept ou huit jours avant la libération.
Vous avez signalé que, maintes et maintes fois, de nombreux visiteurs, militaires allemands, étudiants, hommes politiques, avaient parcouru le camp. Pouvez-vous dire si les gens du peuple, ouvriers, paysans savaient ce qui s’y passait ?
À mon avis, les habitants des environs de Munich ont certainement dû être au courant de tout ; en effet, les détenus allaient travailler tous les jours dans différentes usines de Munich et des environs ; au cours de leur travail, ils entraient fréquemment en contact avec les ouvriers civils. En outre, les différents fournisseurs et clients pénétraient souvent sur les lieux de travail et dans les usines d’armement allemandes et pouvaient voir ce qu’on faisait des prisonniers et se rendre également compte de leur aspect extérieur.
Pouvez-vous dire de quelle façon les Français étaient traités ?
Si j’ai dit que les Russes étaient les plus maltraités de tous, les Français venaient après. Mais il y avait des différences de traitements suivant les individus. Les prisonniers « Nacht und Nebel » étaient traités d’une façon tout à fait particulière ; de même les personnalités politiques de premier plan et les intellectuels. Ces différences étaient valables pour toutes les nationalités. De leur côté, les ouvriers et les paysans jouissaient de traitements fort différents.
Si j’ai bien compris, les traitements réservés aux intellectuels français étaient particulièrement rigoureux. Vous souvenez-vous du genre de traitement qui leur était infligé ? Pouvez-vous nous donner des noms ?
Je comptais de nombreux camarades parmi les médecins et les professeurs de l’université qui travaillaient avec moi à l’hôpital. Malheureusement, beaucoup d’entre eux moururent du typhus. Ce fut effectivement le cas de la plupart des Français. Je me souviens plus particulièrement du professeur Limousin. Il était arrivé avec le transport de Compiègne en très mauvaise condition. Je le pris dans mon service comme assistant pathologiste. J’ai également connu l’évêque de Clermont-Ferrand ainsi que d’autres médecins et professeurs d’université. Je me rappelle le professeur Roche et le docteur Lemartin et plusieurs autres dont j’ai oublié les noms.
Au cours de vos conversations avec le Dr Rascher, avez-vous été mis au courant du but visé par la pratique de ses expériences ?
Excusez-moi, je n’ai pas compris la question.
Avez-vous été mis au courant du but des expériences médicales et biologiques faites dans le camp par le Dr Rascher ?
Le Dr Rascher a uniquement pratiqué des expériences dites « d’aviation ». En sa qualité de commandant d’aviation, il fut chargé de faire des recherches sur les conditions auxquelles étaient soumis les parachutistes et, en second lieu, d’étudier le cas des personnes perdues en mer ou ayant fait un amerrissage forcé. D’après les règles scientifiques, autant que je puisse en juger, il n’y avait pas de but scientifique du tout. Comme toutes les autres expériences, ce ne furent que des meurtres inutiles et il est stupéfiant que des médecins et des professeurs d’université compétents aient pu se livrer, d’après un plan systématique, à des expériences de ce genre. Celles-ci constituent quelque chose de plus grave que toutes les liquidations et exécutions, car toutes les victimes enduraient des souffrances prolongées : on leur prodiguait en effet des médicaments divers, tels que vitamines, hormones, toniques et piqûres, que l’on n’utilisait pas pour les malades ordinaires. Si on les administrait à ces patients, c’était pour que les expériences pussent durer plus longtemps et que les victimes fussent plus longuement observées.
Je ne parle pour le moment que des expériences du Dr Rascher. Celui-ci avait-il reçu l’ordre de faire des expériences ou les faisait-il de sa propre initiative ?
Ces expériences ont été pratiquées sur l’ordre formel de Himmler, car le Dr Rascher était en relations étroites avec lui et lui était plus ou moins apparenté. Himmler rendait fréquemment visite au Dr Rascher et le Dr Rascher allait chez lui régulièrement.
Avez-vous des renseignements sur la qualité des médecins qui pratiquaient des expériences ? Étaient-ce toujours des SS ou s’agissait-il de membres de facultés ou d’académies de médecine n’appartenant pas aux SS ?
Cela dépendait. Par exemple, le service paludéen avait à sa tête le professeur Klaus Schilling de l’Institut Koch de Berlin. Le service des phlegmons comptait lui aussi plusieurs professeurs d’Université. Le service chirurgical était entièrement entre les mains de médecins SS. Dans le service de l’Aviation, il y avait uniquement des médecins SS et des médecins militaires. Il n’en était pas partout ainsi. Le Dr Bleibeck, de Vienne, dirigeait les expériences sur l’utilisation de l’eau de mer.
Les études pour la Luftwaffe ont-elles été faites sur l’ordre de Himmler seul ?
Oui, de Himmler.
Savez-vous — et c’est ma dernière question — combien de Français sont passés par ce camp ?
Je crois que 8.000 ou 10.000 Français au moins arrivèrent au camp. Je sais en outre que, en particulier au cours de la dernière période, plusieurs milliers de prisonniers français furent envoyés à pied des camps de l’Ouest, en particulier de Natzweiler, du Struthof, etc. et je sais que très peu de survivants parvinrent à Dachau.
Je vous remercie.
Pouvez-vous nous dire à quelles sections de l’administration allemande étaient rattachés ceux qui étaient employés au camp ?
Si j’ai bien compris, vous me demandez quelle était l’autorité supérieure qui dirigeait le camp ? C’était le RSHA (Office central de la sécurité du Reich) de Berlin. Tous les ordres venaient de Berlin. De même, c’est Berlin qui envoyait aux services d’expérimentation un certain nombre de sujets précis pour les expériences ; et lorsque les médecins expérimentateurs en avaient besoin d’un nombre plus élevé, de nouvelles demandes devaient être adressées à Berlin.
Oui. Mais ce que je voulais savoir, c’est à quels services de l’administration appartenaient les hommes qui étaient employés dans le camp.
C’étaient tous des SS et la plupart d’entre eux appartenaient au SD. Dans les derniers jours, tout à fait à la fin, il y eut bien quelques soldats de la Wehrmacht comme gardiens, mais, c’étaient exclusivement des SS qui assuraient tous les services.
Y avait-il des membres de la Gestapo ?
Oui, il y avait le fameux « Service politique » qui était dirigé par le chef de la Gestapo de Munich. Ce service avait le contrôle de tous les interrogatoires, de toutes les directives, des exécutions projetées, de tous les transports, y compris les transports d’invalides. Et le choix des individus destinés aux expériences devait être approuvé par ce service politique.
Est-ce que les avocats désirent procéder à un contre-interrogatoire du témoin ?
Témoin, vous nous avez dit que l’accusé Funk s’était rendu une fois à Dachau et, si je vous ai bien compris, vous avez précisé que c’était à l’occasion d’une manifestation ou d’une conférence entre les puissances de l’Axe ? Je vous demande de faire un petit effort de mémoire et de nous dire la date approximative de cette visite. Peut-être pourrez-vous nous dire l’année ; peut-être aussi la saison et peut-être encore pourrez-vous préciser de quelle manifestation politique il s’agissait ?
En ce qui concerne le ministre d’État Funk, je crois me rappeler qu’il s’agissait d’une conférence des ministres des Finances. Elle avait été annoncée dans les journaux et nous avons su à l’avance que quelques-uns des ministres viendraient alors à Dachau. La visite en question eut lieu dans les jours qui suivirent et il me fut rapporté que le ministre se trouvait parmi les visiteurs. C’était, je crois, dans la première moitié de l’année 1944. Mais je ne peux l’affirmer avec une certitude absolue.
Vous dites que c’était durant la première moitié de 1944, à l’occasion d’une conférence des ministres des Finances ?
Oui.
Et où avait lieu cette conférence ?
Autant que je m’en souvienne — je ne l’ai naturellement inscrit nulle part — ce devait être à Salzbourg, Reichenhall ou Berchtesgaden, en tous cas dans les environs de Munich.
Par qui avez-vous donc appris que dans le courant des jours suivants il y aurait des visiteurs de haut rang ?
En pareil cas, nous recevions toujours l’ordre de nous préparer. De grands préparatifs avaient effectivement lieu ; tout était nettoyé, mis en ordre ; vous le comprendrez aisément ; et tous ceux dont la présence pouvait être indésirable, ou même dans une certaine mesure dangereuse, devaient disparaître. Ainsi, dans le cas où des visiteurs de marque étaient annoncés, nous recevions des ordres du commandant du camp, un ou deux jours à l’avance. Et c’est le commandant du camp qui accompagnait tous ces visiteurs.
Le commandant du camp ? Vous avez su que l’accusé Funk était là ; des gens vous l’ont dit. Ils ont dû aussi, je pense, vous citer les autres personnes qui l’accompagnaient ?
Je ne peux pas m’en souvenir. Il y avait toujours beaucoup de personnalités.
Les autres visiteurs ne m’intéressent pas ; je m’occupe seulement de savoir, si à l’occasion de cette visite particulière faite soi-disant par Funk, le bruit courait dans le camp que telle ou telle personnalité était avec lui ?
Je ne peux plus m’en souvenir.
Vous ne pouvez pas vous le rappeler ? Vous souvenez-vous si, le lendemain ou le surlendemain, les gens qui avaient vu les visiteurs en ont parlé ?
Bien sûr, nous nous en entretenions toujours, mais je ne me souviens plus des personnalités citées en cette circonstance.
Témoin, je ne m’intéresse à aucune autre visite, mais à cette visite précise, tout au moins pour le moment. Dans ce cas particulier, je voudrais savoir si oui ou non il a été dit quelque chose, par la suite, des personnalités qui accompagnaient Funk.
Je n’en sais rien. Il y avait tellement de visites ! Il arrivait, par exemple, qu’après une visite, une nouvelle fut annoncée pour le lendemain.
Vous vous rappelez bien la visite de Funk. Si d’autres ministres des Finances étaient présents, on pourrait penser que vous vous souveniez d’eux également ?
Je ne m’en souviens pas. Il se peut que les gens avec lesquels j’ai parlé ne connussent pas ces autres personnalités.
Savez-vous, pour aborder un autre sujet, quelles parties du camp furent inspectées au moment de la prétendue visite de Funk ? En tout cas, il n’est pas venu dans votre service ?
Non, il n’est pas venu dans le service pathologique.
II n’y est pas venu. Mais vous étiez néanmoins prêts à le recevoir ?
Oui, tous les services devaient toujours être prêts, même si les visiteurs ne venaient pas. Il est arrivé aussi parfois qu’on annonçât une visite et que, pour une raison ou pour une autre, elle n’eût pas lieu.
Témoin, avez-vous déjà été interrogé plusieurs fois sur tout ce que vous venez de nous rapporter ?
J’ai été interrogé sur ces questions pour la première fois devant le Tribunal Militaire de Dachau.
Y avez-vous également déclaré que Funk était venu ? Je répète, avez-vous rapporté ce fait précis devant le Tribunal Militaire de Dachau : la présence de Funk au camp ?
Mais oui, j’ai dit la même chose devant le Tribunal de Dachau.
Au sujet de Funk ?
Au sujet de Funk aussi.
Mais est-ce vrai, témoin ? Je vous demande une fois encore si c’est réellement exact, car vous déposez ici sous la foi du serment.
Oui.
Vous avez également été interrogé avant-hier ?
Oui.
Au cours de cet interrogatoire, avez-vous fait les mêmes déclarations au sujet de Funk ?
J’ai dit la même chose au cours de l’interrogatoire que m’a fait subir le Ministère Public.
Cela figure-t-il aussi au procès-verbal que vous avez signé ?
Je n’ai pas signé de procès-verbal.
Vous n’avez pas signé de procès-verbal ?
Non. J’ai simplement signé ce qui a été lu tout à l’heure par le Ministère Public.
C’était bien un procès-verbal.
Oui, mais ces visites n’y sont pas mentionnées.
Pourquoi alors avant-hier n’avez-vous pas parlé de ces visites ?
On me l’a demandé au cours de ma déposition verbale et le représentant du Ministère Public m’a dit que ces questions seraient traitées oralement, dans la salle d’audience du Tribunal.
Vous a-t-on dit alors dans quel ordre les accusés étaient assis dans la salle du Tribunal ?
Non. Devant le Tribunal Militaire on m’a montré toutes les photographies.
Ah ! ah !
Et on m’a demandé d’identifier les différentes personnes qu’elles représentaient. J’ai reconnu les trois accusés dont j’ai parlé aujourd’hui et que j’avais vus en personne. Mais je n’ai nommé ni Funk ni les autres.
Vous n’avez pas nommé Funk ?
Je n’ai pas dit que je l’avais personnellement vu, ni que je pourrais le reconnaître.
Mais, lorsque l’on vous a montré ces photographies, y avez-vous vu les accusés ?
Oui.
Si je vous comprends bien, vous saviez aujourd’hui où se trouvait assis Funk, par exemple, ou Frick, ou un autre.
Je ne connaissais pas Funk personnellement car je ne l’avais jamais vu auparavant.
Quand on vous a montré les photographies à Dachau, ne vous a-t-on pas dit : « Voici Funk, regardez-le, le connaissez-vous ? »
Non, les choses se passèrent tout autrement.
De quelle façon ?
On m’a montré toutes les photographies et on m’a demandé de dire quels étaient parmi ces individus ceux que j’avais vus au camp de Dachau ; j’en ai nommé trois. Il n’y eut aucune discussion au sujet des autres photographies.
Témoin Blaha, quand vous avez commencé à témoigner, c’est en langue tchèque que vous avez répondu à Monsieur le Président ou à Monsieur le Procureur ?
Non.
Comment ?
En allemand.
Non. Tout le monde a pu entendre que ce n’était pas de l’allemand, mais manifestement du tchèque.
Les premières phrases seulement.
En conséquence, comme pour des raisons techniques ce point figurera au procès-verbal, je vous demande de répéter littéralement, en en donnant le sens exact, la phrase que vous avez alors prononcée. Elle est d’un grand intérêt pour la Défense.
Je crois que cela figure au compte rendu, car une traduction en anglais a été jointe à ma déposition.
Je ne crois pas que le tchèque ait été traduit. De toute façon ayez la bonté de le répéter ; nous ne l’avons pas entendu.
J’ai dit que, puisque pour des raisons techniques il m’est impossible de témoigner dans ma langue maternelle, j’étais prêt à le faire en allemand ; car c’est dans des milieux allemands que j’ai vécu les événements des dernières années qui font maintenant l’objet de ce Procès. D’autre part, les termes spéciaux et nouveaux se rapportant à la vie du camp n’existent qu’en allemand. Aucun dictionnaire ne peut fournir des termes aussi appropriés et expressifs que ceux de la langue allemande.
Monsieur le Président, je n’ai pas d’autre question à poser. Je vous remercie.
Témoin, les internés du camp de Dachau étaient-ils tenus au secret ?
Non. Mais naturellement, si quelqu’un était élargi par la Gestapo, — cas extrêmement rare qui se produisait surtout pour les Allemands qu’on embauchait ensuite — il devait signer la déclaration dite de silence.
Les internés du camp, c’est-à-dire ceux qui y logeaient, pouvaient-ils, lorsqu’ils travaillaient dans des fermes, s’entretenir avec les autres travailleurs sur les conditions de la vie du camp ?
Mais oui c’était possible, car ces gens travaillaient dans les mêmes salles et ateliers que les ouvriers civils. C’était le cas dans l’industrie d’armement, dans les entreprises agricoles et dans les usines de Munich et des environs.
Si j’ai bien compris, vous avez affirmé, tout à l’heure, que les visiteurs, les fournisseurs et les clients étaient à même d’observer sans difficultés les conditions de la vie du camp.
Oui. Beaucoup de ces personnes avaient accès partout aussi bien dans les champs que dans les différentes usines et pouvaient se rendre compte de la vie qu’on menait dans ces lieux.
Et qu’y voyaient-ils en fait d’atrocités et de mauvais traitements ?
Je crois qu’ils pouvaient voir comment travaillaient les détenus, dans quel état ils se trouvaient et les résultats de leur travail. Un exemple me vient à l’esprit. Je travaillais alors dans les champs ; nous étions seize à tirer un lourd rouleau ; un groupe de filles en excursion vint à passer, leur guide dit à très haute voix, de sorte que nous pouvions l’entendre : « Regardez ; ces gens sont si paresseux qu’au lieu d’employer un attelage de chevaux, ils préfèrent tirer eux-mêmes ». Ce devait être une plaisanterie.
Témoin, quand avez-vous eu l’occasion pour la première fois après votre mise en liberté ou libération du camp de concentration, de raconter à un non-initié ces horribles atrocités ?
Je n’ai pas compris, voulez-vous répéter je vous prie ?
Témoin, quand avez-vous eu l’occasion pour la première fois après votre mise en liberté ou libération du camp de concentration, de raconter à un non-initié ces horribles atrocités ?
Immédiatement après la libération du camp. J’étais à ce moment-là médecin chef du camp de concentration. Je fus interrogé par le service d’enquête américain et c’est à ce service que, pour la première fois, j’ai raconté ces horreurs. J’ai également remis des pièces à conviction : diagrammes, rapports médicaux que j’avais réussi à sauver du feu.
Cet enquêteur a cru sans mal les renseignements que vous lui avez donnés ?
Oui.
Témoin, vous avez dit qu’on vous avait montré l’accusé Rosenberg dans le camp de concentration de Dachau peu de temps après votre arrivée dans ce camp.
Oui.
Quand était-ce ?
C’était dans la première moitié de 1941.
Pouvez-vous vous souvenir du mois ?
Je ne m’en souviens pas. Je suis arrivé en avril. Je pense que ce fut approximativement entre avril et juillet.
Rosenberg était-il alors en uniforme ?
Oui.
Quel uniforme ?
Je crois que c’était un uniforme de SS.
Un uniforme de SS ?
Je ne sais pas exactement, mais il était en uniforme ?
Parfait. Vous vous rappelez donc que c’était un uniforme SS, c’est-à-dire un uniforme noir ?
Non, parce que les SS ne portaient déjà plus d’uniforme noir à ce moment-là. Depuis le commencement de la guerre ils avaient des uniformes « feldgrau » ou d’une couleur approchante.
Alors, vous présumez que c’était un uniforme « feldgrau » ?
Quelque chose dans ce genre. Qu’il ait été vert-gris, brun ou jaune, je ne m’en souviens plus.
C’est justement ce qui nous intéresse ; était-ce un uniforme de campagne ?
Je n’en sais rien car depuis 1939 j’étais dans un camp de concentration et je n’étais pas du tout familiarisé avec les différents uniformes, grades et armes de l’Armée allemande.
Mais, pourtant, vous venez de dire que pendant la guerre les uniformes ont changé.
Mais oui, les membres de la Gestapo ont aussi changé le leur. Au moment de mon aventure, en 1939, tout le personnel de la Gestapo portait l’uniforme noir ; puis, au début de la guerre, la plupart ont porté des uniformes verts ou gris.
Puis-je vous répéter ma question : Rosenberg portait-il un uniforme de guerre ou un uniforme du temps de paix ?
Je crois que c’était un uniforme de guerre.
Uniforme de guerre ? L’accusé Rosenberg vous a été désigné par un camarade, n’est-ce pas ?
Oui.
À quelle distance vous l’a-t-on montré ?
Eh bien, il était en train de descendre la rue du camp. Cela pouvait être à 30 ou 40 degrés.
30 ou 40 mètres, voulez-vous dire ?
Je voulais dire 30 ou 40 pas.
Est-ce que vous aviez déjà vu auparavant des photographies de Rosenberg. Le nom de Rosenberg évoquait-il pour vous quelque chose ?
Oui.
Et lorsque ce camarade vous a montré Rosenberg, a-t-il été nécessaire qu’il vous dise : « Voici Rosenberg ». Ne l’auriez-vous pas reconnu vous-même pour avoir déjà vu des photographies de lui ?
Je ne puis me le rappeler. Mais quand il me l’a montré, je me suis souvenu que je le connaissais déjà pour avoir déjà vu sa photographie dans les journaux.
Puis-je vous demander une description exacte de la visite ? Comment s’est-elle déroulée ? Où vous trouviez-vous ? D’où venait Rosenberg ? Qui l’accompagnait ?
Qui l’accompagnait ? Je n’ai reconnu que le chef du camp.
Qui était-ce ?
C’était le Sturmbannführer Pierkowski.
Savez-vous s’il est encore vivant ?
Non, je ne sais pas.
Le commandant du camp ?
Pierkowski. Il y avait aussi les Lagerführer Ziel et Hoffmann. Je les connaissais.
Vous étiez dans votre chambre et vous regardiez par la fenêtre ?
Pas du tout, nous étions dans l’une des soi-disant rues du bloc, perpendiculaire à celle où les visiteurs étaient en train de passer.
Et que vous a-t-on dit à ce moment-là ?
On m’a dit : « Tiens, voici Rosenberg ».
Rosenberg était-il tout seul ?
Non, il était avec ceux que j’ai nommés.
C’est-à-dire uniquement le chef du camp ?
Mais non, il y avait beaucoup d’autres personnes avec lui.
Qu’est-ce à dire ? Une escorte ? Un état-major ?
Je ne sais si c’était son état-major, mais il y avait un certain nombre de personnes.
Un certain nombre de personnes ? Témoin, l’accusé Rosenberg m’affirme catégoriquement qu’il n’est jamais venu au camp de concentration de Dachau. Peut-être s’agit-il d’une erreur ?
Je crois que je ne me suis pas trompé. De plus, l’Allemand en question connaissait très bien Rosenberg, je crois.
Comment le savez-vous ?
Parce qu’il me l’a dit avec une telle assurance. D’ailleurs, je n’ai pas d’autres moyens de le savoir.
Docteur Thoma, vous m’excuserez, mais je dois vous faire remarquer qu’il s’agit ici d’un procès rapide et qu’il ne convient pas de passer trop de temps sur des points d’aussi peu d’importance que celui-ci.
Monsieur le Président, je me permets de faire remarquer que la question de savoir si Rosenberg est venu ou non dans un camp de concentration est extrêmement importante. Je vous remercie.
L’accusé Frick déclare qu’il n’a jamais été au camp de Dachau. C’est pourquoi je désire, pour éclaircir la situation, poser quelques questions au témoin.
Témoin, à quelle distance croyez-vous avoir vu Frick ?
Je l’ai vu d’une fenêtre, au moment où il passait avec un grand nombre de personnes.
Connaissiez-vous Frick auparavant ?
Oui, par des photographies.
Des photographies ? L’avez-vous reconnu vous-même ou est-ce un ami qui vous a dit que c’était Frick ?
Nous avons été un grand nombre à le voir et, personnellement, je l’ai observé avec une attention particulière parce qu’il était déjà à l’époque protecteur de Bohême-Moravie. J’avais donc un intérêt personnel à le reconnaître.
Frick portait-il un uniforme ?
Je ne le crois pas.
Avez-vous reconnu quelqu’un parmi les personnes qui l’accompagnaient ? Quelqu’un de son état-major ou quelqu’un appartenant au commandement du camp ?
Je ne connaissais pas son état-major. Parmi l’état-major du camp, il y avait le commandant lui-même, le commandant Weiter, et son adjoint Otto.
Pouvez-vous citer l’un de vos camarades qui l’ait reconnu également.
II y avait beaucoup de mes camarades qui se tenaient alors à la fenêtre. Malheureusement, je ne peux vous dire lesquels car, vous le comprendrez aisément, tellement d’événements se déroulent dans la vie d’un camp de concentration que l’on ne peut les enregistrer avec précision dans sa mémoire. On ne se rappelle plus que les événements les plus marquants.
L’avez-vous reconnu d’emblée par vous-même quand il est passé ? Ou bien saviez-vous d’avance que Frick était attendu ?
Non, il n’en avait pas été question. On savait simplement qu’il allait arriver un visiteur d’un rang élevé et nous attendions ce visiteur-là. On ne nous avait pas dit à l’avance qui ce serait.
Ici, dans cette salle d’audience, avez-vous reconnu Frick immédiatement, ou saviez-vous à l’avance qu’il était assis à la quatrième place ?
Non, je l’ai très bien reconnu parce que je l’avais déjà vu à plusieurs reprises sur différentes photographies. C’était un personnage bien connu en Bohême-Moravie.
Vous êtes bien persuadé qu’une erreur est absolument impossible ?
Oui, j’en suis persuadé.
Puis-je donc demander au Tribunal que Frick lui-même vienne à la barre pour attester qu’il n’a jamais vu le camp de Dachau ? Je tiens à faire cette proposition maintenant afin que le témoin puisse, si besoin est, être confronté avec Frick ?
Les avocats doivent comprendre qu’ils auront l’occasion, quand le moment sera venu, de présenter leur défense, d’appeler tous les accusés comme témoins, mais pas pour le moment.
Ils devront attendre que la présentation des charges du Ministère Public soit terminée ; ils auront l’occasion, chacun leur tour, de citer, s’ils le désirent, l’accusé qu’ils défendent.
Je pensais seulement que puisque le témoin se trouve à la disposition...
II est maintenant 5 heures et, à moins que vous ne soyez très bref... allez-vous être très bref ?
Oui, Monsieur le Président. (Au témoin.) Témoin, vous avez dit que lorsque des visiteurs importants, des ministres du Reich par exemple, venaient au camp, on faisait des préparatifs considérables à l’avance. Vous avez dit aussi que les personnes indésirables étaient éloignées. Vous pourrez peut-être compléter votre déclaration. Il m’intéresserait de savoir le but de ces préparatifs.
Je voulais dire que tout devait être en ordre. Dans notre infirmerie, les malades devaient être tranquillement dans leur lit ; tout était lavé et préparé ; les instruments étaient nettoyés ; tel était l’usage quand venaient des visiteurs importants. Il ne nous était pas permis d’entreprendre quoique ce soit, opération, pansement, et il n’y avait pas de distribution de nourriture avant que la visite ne fût terminée.
Vous pourriez peut-être me dire quelles étaient ces personnes indésirables qui devaient être éloignées ?
Oui. Les Russes, en particulier, étaient strictement cantonnés dans leurs blocs. On disait que l’on pouvait craindre de leur part des manifestations, des assassinats, etc.
Est-ce que l’on mettait hors de vue les prisonniers qui présentaient des signes extérieurs de mauvais traitements ?
II va sans dire qu’avant les visites personne n’était frappé, battu, pendu ou exécuté.
En résumé, le but de ces préparatifs était de cacher aux invités le vrai visage du camp de concentration ?
Et ses cruautés.
Je vous remercie.
Le Tribunal ne siégera pas en audience publique demain, mais lundi matin uniquement. Il mettra à profit les deux audiences en chambre du conseil de demain matin et de lundi après-midi pour régler de nombreuses questions. J’ai pensé que la Défense devait en être informée. L’audience est levée.