TRENTE-SIXIÈME JOURNÉE.
Jeudi 17 janvier 1946.
Audience de l’après-midi.
Les crimes contre les personnes physiques : emprisonnements arbitraires, mauvais traitements, déportations, meurtres, assassinats commis par les Allemands dans les pays occupés, ont atteint des proportions que personne n’aurait pu imaginer même au cours du conflit mondial et revêtu les formes les plus odieuses.
Ces crimes découlent directement de la doctrine nazie en ce qu’ils témoignent chez les dirigeants du Reich d’un mépris absolu de la personne humaine, de l’abolition de tout sentiment de justice et même de pitié, d’une subordination totale de quelque considération humaine que ce soit à l’intérêt de la communauté allemande.
Tous ces crimes se rattachent à une politique de terrorisme. Celle-ci doit permettre l’assujettissement des pays occupés sans grand déploiement de troupes et leur soumission à tout ce qui sera exigé d’eux. Beaucoup de ces crimes se rattachent en outre à une volonté d’extermination.
Nous examinerons successivement les exécutions d’otages, les crimes de la police, les déportations, les crimes à l’égard des prisonniers de guerre, l’action terroriste contre la résistance et les massacres de populations civiles.
a) Les exécutions d’otages constituent en tous pays les premiers actes de terrorisme des troupes allemandes d’occupation. Dès 1940, le commandement allemand, en France notamment, procède à des exécutions multiples par mesure de représailles lorsque se produit quelque attentat contre l’Armée allemande.
Ces pratiques, contraires à l’article 50 de la Convention de La Haye qui prohibe les sanctions collectives, soulèvent partout un sentiment d’horreur et provoquent souvent un résultat contraire à celui recherché, en dressant les populations contre l’occupant.
Celui-ci s’efforce alors de légaliser ces pratiques criminelles, cherchant à les faire reconnaître par les populations comme le « droit » de l’occupant. De véritables « codes des otages » sont promulgués par les autorités militaires allemandes.
À la suite de l’ordre général de l’accusé Keitel du 16 septembre 1941, Stuelpnagel publie en France son ordonnance du 30 septembre 1941. Aux termes de cette ordonnance, seront considérés comme otages l’ensemble des Français détenus par les services allemands pour quelque raison que ce soit, et l’ensemble des Français qui sont détenus par les services français pour les services allemands.
L’ordonnance de Stuelpnagel précise : « Au moment de l’enterrement des cadavres, il faut éviter que, par la mise en fosse commune d’un assez grand nombre de personnes, dans un même cimetière, des lieux de pèlerinage soient créés qui, maintenant ou plus tard, seraient des centres de noyautage pour une propagande anti-allemande. »
C’est en exécution de cette ordonnance que se produisirent les exécutions d’otages les plus tristement célèbres en France.
À la suite du meurtre de deux officiers allemands, l’un à Nantes le 2 octobre 1941, l’autre à Bordeaux quelques jours après, les autorités allemandes firent fusiller 27 otages à Chateaubriant et 21 à Nantes.
Le 15 août 1942, 96 otages furent fusillés au Mont-Valerien.
En septembre 1942, un attentat avait été commis contre des soldats allemands au cinéma « Rex » à Paris :
116 otages furent fusillés : 46 prélevés sur le dépôt d’otages du fort de Romainville et 70 à Bordeaux.
En représailles du meurtre d’un fonctionnaire allemand du Front du travail, 50 otages furent fusillés à la fin de septembre 1943.
Les menaces de représailles sur les familles des patriotes résistants se rattachent à la même politique odieuse des otages. La Kommandantur faisait publier, dans la Pariser Zeitung du 16 juillet 1942, l’avis suivant :
« Les proches parents masculins et les beaux-frères et cousins des « fauteurs de troubles » au-dessus de l’âge de 18 ans seront fusillés.
« Toutes les femmes parentes au même degré seront condamnées aux travaux forcés.
« Les enfants de moins de 18 ans de toutes les personnes désignées ci-dessus seront mis dans une maison de correction. »
Les exécutions d’otages se poursuivront partout jusqu’à la libération, mais elles ne seront plus, dans la dernière période, qu’un accessoire dans les méthodes devenues plus massives du terrorisme allemand.
b) Parmi les crimes contre les personnes, dont les populations civiles des pays occupés ont été les victimes, ceux commis par les organisations policières nazies sont parmi les plus révoltants.
L’intervention de la police allemande qui, malgré certaines apparences, ne faisait point partie des armées d’occupation, est, par elle-même, contraire au droit des gens.
Ses crimes, particulièrement odieux par le mépris complet de la dignité humaine qu’ils impliquent, se sont multipliés durant quatre ans sur l’ensemble des territoires de l’Ouest occupés par les Forces allemandes.
Certes, aucun ordre précis, aucune directive détaillée, émanant directement de l’un des accusés ou d’un de leurs subordonnés immédiats et valable pour l’ensemble de la Police allemande ou pour celle des territoires occupés de l’Ouest, n’ont été découverts. Mais ces crimes ont été commis par une police qui est l’expression directe de l’idéologie nationale-socialiste et l’instrument le moins contestable de la politique nationale-socialiste dont tous les accusés portent la responsabilité pleine et entière.
Devant la masse considérable des faits, leur similitude, leur simultanéité, leur généralisation dans le temps et dans l’espace, personne ne saurait contester que ces faits n’engagent pas seulement la responsabilité individuelle de ceux qui les ont commis ici ou là, mais qu’ils constituent bien l’exécution d’ordres supérieurs.
Les arrestations ont eu lieu sans aucune des garanties élémentaires admises dans tous les pays civilisés. Sur simple délation non vérifiée, sans enquête préalable et souvent sans que les personnes qui y procédaient y soient habilitées, des masses d’arrestations arbitraires ont eu lieu dans tous les pays occupés.
Pendant les premiers temps de l’occupation, les Allemands ont simulé un respect scrupuleux de leur « légalité » en matière d’arrestation. Cette légalité était celle introduite par le nazisme à l’intérieur de l’Allemagne et ne respectait aucune des garanties traditionnelles de l’individu en pays civilisé. Mais, rapidement, cette pseudo-régularité elle-même fut abandonnée et les arrestations devinrent absolument arbitraires.
Les traitements les pires étaient appliqués aux personnes arrêtées avant même que la culpabilité du prévenu ait été examinée. L’emploi de la torture pour les interrogatoires était presque une règle générale. Les tortures appliquées de façon habituelle sont la bastonnade, le fouet, l’immersion dans l’eau glacée, l’enchaînement pendant plusieurs jours sans un moment de répit pour la nourriture et les soins d’hygiène, l’asphyxie dans l’eau d’une baignoire, l’électrification de l’eau du bain, l’électrification des parties les plus sensibles du corps, la brûlure de certains points du corps, l’arrachement des ongles. Mais, en outre, les exécutants avaient toute latitude pour laisser se déchaîner leurs instincts de cruauté et de sadisme à l’égard de leurs victimes. Tous ces faits, qui étaient de notoriété publique dans les pays occupés, n’ont jamais donné lieu à une sanction quelconque contre leurs auteurs de la part des autorités responsables. Il semble même que la torture était encore plus sévère lorsqu’un officier était présent.
Il ne paraît pas contestable que les agissements de la Police allemande à l’égard des détenus fassent partie d’un système de criminalité prémédité de longue date, ordonné par les chefs du régime et exécuté par les membres les plus fidèles des organisations nationales-socialistes.
Outre l’application très générale des tortures aux prévenus, la Police allemande a perpétré un nombre considérable d’assassinats.
Pour beaucoup, il est impossible d’en connaître les conditions. Nous avons cependant assez de précisions pour nous permettre d’y découvrir une expression nouvelle de la politique générale des nationaux-socialistes dans les pays occupés. Souvent les décès ne sont que la suite des tortures appliquées aux détenus, mais fréquemment l’assassinat a été délibérément voulu et exécuté.
c) Le crime qui restera sans doute le plus tristement mémorable parmi ceux commis par les Allemands à l’égard des populations civiles des pays occupés fut celui de la déportation et de l’internement dans les camps de concentration de l’Allemagne.
Ces déportations avaient un double but : assurer un travail supplémentaire au profit de la machine de guerre allemande, éliminer des pays occupés et exterminer progressivement les éléments les plus opposés au germanisme. Elles servirent également à vider des prisons surpeuplées de patriotes et à éloigner définitivement ceux-ci.
Les déportations et les méthodes employées dans les camps de concentration ont été pour le monde civilisé une stupéfiante révélation. Elles ne sont cependant qu’une conséquence naturelle de la doctrine nationale-socialiste pour laquelle l’homme n’a aucune valeur en soi lorsqu’il n’est pas au service de la race allemande.
Il n’est pas possible de donner des chiffres certains, il semble bien qu’on reste au-dessous de la réalité en parlant de 250.000 pour la France, 6.000 pour le Luxembourg, 5.200 pour le Danemark, 5.400 pour la Norvège, 120.000 pour la Hollande et 37.000 pour la Belgique.
Les arrestations ont tantôt un prétexte d’ordre politique, tantôt un prétexte d’ordre racial. Elles furent, au début, individuelles ; elles prirent, par la suite, un caractère collectif, notamment en France à partir de fin 1941. Parfois, la déportation n’intervient qu’après de longs mois d’emprisonnement ; le plus souvent, l’arrestation fut faite directement en vue de la déportation sous le régime de la « détention de protection ». Partout la détention dans le pays d’origine s’accompagna de sévices, souvent de tortures. Avant d’être dirigés sur l’Allemagne, les déportés étaient en général groupés dans un camp de rassemblement. La formation de convois était souvent le premier stade de l’extermination. Les déportés voyageaient dans les wagons à bestiaux, de 80 à 120 par wagon, quelle que soit la saison. Rares ont été les convois où il n’y eut pas de décès. Dans certains transports, la proportion des morts dépassait 25 %.
Les déportés étaient dirigés sur l’Allemagne, presque toujours vers les camps de concentration mais aussi quelquefois vers les prisons.
Les prisons recevaient les déportés condamnés ou destinés à être jugés. Les détenus y étaient entassés dans des conditions inhumaines.
Cependant, en général, le régime des prisons fut moins dur que celui des camps. Le travail y était moins disproportionné avec les forces des détenus et les gardiens de prison étaient moins inhumains que les SS des camps de concentration.
Faire disparaître progressivement les détenus, mais après avoir utilisé leur force de travail au profit de la guerre allemande, tel paraît bien avoir été le dessein poursuivi par les nazis dans les camps de concentration.
Le Tribunal a eu connaissance des traitements, que l’on croirait inimaginables, imposés par les SS aux détenus. Nous nous permettrons d’apporter d’autres détails encore au cours de l’exposé du Ministère Public français, car il est indispensable que soit exactement connu le degré d’horreur auquel ont pu descendre les Allemands inspirés par la doctrine nationale-socialiste.
Le plus affreux réside peut-être dans la volonté de dégradation morale, d’avilissement du détenu jusqu’à lui faire perdre, s’il était possible, tout caractère de personne humaine.
Les conditions habituelles de vie faites aux déportés dans les camps suffisaient à assurer une lente extermination, par la nourriture insuffisante, la mauvaise hygiène, la brutalité des gardiens, la rigueur de la discipline, la fatigue d’un travail disproportionné avec les forces du détenu, un service médical incohérent. Vous savez déjà que beaucoup ne mouraient d’ailleurs pas d’une mort naturelle mais étaient achevés par les piqûres, la chambre à gaz ou l’inoculation de maladies mortelles.
Mais l’extermination plus rapide était fréquente ; elle était parfois provoquée par les mauvais traitements : douches glacées collectives d’hiver en plein air, détenus abandonnés nus dans la neige, bastonnades, morsures de chiens, pendaison par les poignets.
Quelques chiffres illustrent le résultat de ces divers procédés d’extermination.
À Buchenwald, pendant le premier trimestre 1945, 13.000 morts sur 40.000 internés.
À Dachau, 13.000 à 15.000 morts dans les trois mois qui précèdent la libération.
À Auschwitz, camp d’extermination systématique, le chiffre des personnes assassinées atteint plusieurs millions.
Pour l’ensemble des déportés français, le chiffre officiel est le suivant :
Sur 250.000 déportés, 35.000 seulement sont rentrés.
Les déportés servirent de cobayes pour de nombreuses expériences médicales, chirurgicales ou autres, qui les conduisaient en général à la mort. À Auschwitz, au Struthof, à la prison de Cologne, à Ravensbrück, à Neuengamme, de nombreux hommes, femmes et enfants furent stérilisés. À Auschwitz les femmes les plus belles furent mises à part, fécondées artificiellement et ensuite gazées. Au Struthof, une baraque spéciale, isolée des autres par des fils barbelés, servait à inoculer des maladies mortelles à des hommes groupés par 40. Dans le même camp, des femmes étaient gazées pendant que des médecins allemands observaient leurs réactions à travers un hublot ménagé à cet effet.
Souvent, l’extermination avait lieu directement par exécutions individuelles ou collectives. Celles-ci s’opéraient par fusillades, par pendaisons, par piqûres, par le camion ou la chambre à gaz.
Je m’en voudrais d’insister davantage après les faits déjà si nombreux apportés à votre Haut Tribunal dans les jours précédents par le Ministère Public américain, mais le représentant de la France, dont tant des siens sont morts dans ces camps après d’horribles souffrances, ne pouvait passer sous silence cette tragique illustration d’inhumanité totale. Celle-ci aurait été inconcevable au XXe siècle si une doctrine de retour à la barbarie ne s’était pas installée au centre de l’Europe.
d) Les crimes commis à l’égard des prisonniers de guerre, pour être moins connus, témoignent avec autant de force du degré d’inhumanité auquel était parvenue l’Allemagne nazie.
Nombreuses sont d’abord les violations des conventions internationales commises à l’égard des prisonniers de guerre.
Beaucoup, presque sans nourriture, furent contraints de parcourir à pied des étapes excessives. De nombreux camps ne respectaient aucune des règles les plus élémentaires de l’hygiène. L’alimentation était très souvent insuffisante ; ainsi un rapport émanant de l’OKW du WFST, daté du 11 avril 1945 annoté par l’accusé Keitel, indique que 82.000 prisonniers de guerre internés en Norvège reçoivent la nourriture strictement indispensable pour les maintenir en vie dans l’hypothèse où ils n’effectueraient aucun travail, alors que 30.000 d’entre eux étaient cependant employés à des travaux pénibles.
Avec l’accord de l’accusé Keitel, agissant à la demande de l’accusé Göring, des camps de prisonniers appartenant aux Forces aériennes anglaises et américaines, furent installés dans les villes exposées aux raids aériens.
Contrairement aux textes de la Convention de Genève, dans une conférence tenue au Grand Quartier Général du Führer le 27 janvier 1945, en présence de l’accusé Göring, il fut décidé d’appliquer la peine de mort à toute tentative d’évasion d’un prisonnier de guerre faisant partie d’un convoi.
Outre toutes ces violations de la Convention de Genève, des crimes très nombreux ont été commis par les autorités allemandes, à l’égard des prisonniers de guerre : exécution d’aviateurs alliés capturés, assassinat des hommes des commandos, extermination collective de certains prisonniers de guerre sans aucun motif, par exemple de 120 militaires américains à Malmédy le 27 janvier 1945. Parallèlement au « Nacht und Nebel », expression des traitements inhumains infligés aux civils, s’inscrit le « Sonderbehandlung », traitement « spécial » des prisonniers de guerre où ceux-ci disparaissent nombreux.
e) La même barbarie se retrouve dans l’action terroriste menée contre la résistance par l’Armée et la Police allemandes.
L’ordre de l’accusé Keitel du 16 septembre 1941 que l’on peut considérer comme un document de base, a certes pour objet la lutte contre les mouvements communistes, mais il prévoit que la résistance à l’armée d’occupation peut provenir de milieux autres que communistes et décide que chaque cas de résistance devra être interprété comme étant d’origine communiste.
En réalité, en exécution de cet ordre général, pour anéantir par tous les moyens la résistance, les Allemands ont arrêté, torturé, massacré des hommes de toutes les conditions et de tous les milieux.
Certes, les membres de la résistance ne remplissaient que rarement les conditions prévues par les Conventions de La Haye pour être considérés comme des combattants réguliers. Ils pouvaient être condamnés à mort comme francs-tireurs et exécutés. Mais ils furent assassinés sans jugement dans la plupart des cas et après avoir été souvent affreusement torturés.
Après la libération, de nombreux charniers furent découverts et les cadavres examinés par des médecins : ils portaient des traces évidentes des plus graves sévices : arrachement des tissus crâniens, luxation de la colonne vertébrale, fractures de côtes allant jusqu’au complet écrasement de la cage thoraxique avec perforation des poumons, arrachement des ongles et des cheveux.
Le nombre total des victimes des atrocités allemandes dans la lutte contre la résistance ne peut être fixé. Il est certainement très élevé. Dans le seul département du Rhône, par exemple, 713 cadavres de victimes ont été retrouvés après la libération.
Une ordonnance du 3 février 1944 du Commandement en chef des Forces de l’Ouest, signée P.O. général Sperrle, prescrivait, pour la lutte contre les terroristes, la riposte immédiate par les armes à feu, l’incendie immédiat des maisons d’où les coups de feu sont partis. « Peu importe — ajoute le texte — que des innocents soient frappés ; ce sera la faute des terroristes. Les chefs de troupes qui feront montre de faiblesse dans la répression seront sévèrement punis ; par contre, ceux qui dépasseront les ordres reçus et se montreront trop sévères n’encourront aucune sanction. »
Le journal de guerre de von Brodowski, commandant le Haut État-Major de liaison n° 588 à Clermont-Ferrand, donne des exemples irréfutables des formes barbares que les Allemands donnèrent à la lutte contre la résistance. Les résistants arrêtés étaient presque tous fusillés sur place, d’autres livrés au SD ou à la Gestapo pour être préalablement torturés. Le journal de Brodowski parle du « nettoyage d’un hôpital » ou de la « liquidation d’une infirmerie ».
La lutte contre la résistance a présenté le même caractère atroce dans tous les pays occupés de l’Ouest.
f)Les derniers mois de l’occupation allemande furent marqués, en France, par une accentuation de la politique de terrorisme qui multiplia les crimes contre les populations civiles. Les crimes dont nous ferons état ne furent point des actes isolés commis occasionnellement dans telle ou telle localité, mais des faits perpétrés au cours d’opérations étendues dont le très grand nombre ne s’explique que par des ordres généraux.
Les auteurs de ces crimes sont fréquemment des SS, mais le commandement militaire en partage la responsabilité. Dans une instruction intitulée « Lutte contre les bandes de partisans », en date du 6 mai 1944, l’accusé Jodl précise que « des mesures collectives contre les habitants de villages entiers (y compris l’incendie de ces villages) doivent être ordonnées exclusivement par les commandants de divisions ou les chefs des SS et de la Police. »
Le journal de guerre de von Brodowski porte l’indication suivante : « Il reste entendu que le commandement de la Sipo et du SD me sera subordonné. »
Ces opérations se présentent comme des représailles qui auraient été provoquées par l’action de la résistance. Mais les nécessités de la guerre n’ont jamais justifié ni les pillages et incendies inconsidérés de villes et de villages, ni les massacres aveugles de personnes innocentes. Les Allemands tuent, pillent, incendient, souvent sans raison, que ce soit dans l’Ain, en Savoie, dans le Lot, le Tarn-et-Garonne, dans le Vercors, en Corrèze, dans la Dordogne, des villages entiers sont incendiés alors que les groupes armés de la résistance les plus proches, sont à des dizaines de kilomètres et sans que la population se soit livrée à aucun geste hostile à l’égard des troupes allemandes.
Les deux exemples les plus caractéristiques sont ceux de Maillé (en Indre-et-Loire) où, le 25 août 1944, 52 immeubles sur 60 ont été détruits et 124 personnes tuées, et d’Oradour-sur-Glane (dans la Haute-Vienne). Le journal de guerre de von Brodowski fait mention de ce dernier fait sous la forme suivante :
« Toute la population mâle d’Oradour fut fusillée ; les femmes et les enfants se réfugièrent dans l’église ; l’église a pris feu, des explosifs étaient entreposés dans l’église (cette assertion a été démontrée fausse). Des femmes et des enfants moururent aussi. »
Dans la gradation des entreprises criminelles commises au cours de la guerre par les dirigeants de l’Allemagne nationale-socialiste, nous rencontrons enfin une catégorie que nous avons qualifiée :
« Crimes contre la condition humaine ».
Il importe tout d’abord que je définisse clairement pour le Tribunal le sens de ce terme : cette expression française classique appartient à la fois au vocabulaire technique du droit et au langage de la philosophie. Elle désigne l’ensemble des facultés dont l’exercice et le développement constituent proprement le sens de la vie humaine. À chacune de ces facultés correspond sa figure dans la régulation de l’existence de l’homme en société. Son appartenance même à deux groupes sociaux au moins — le plus proche et le plus étendu — se traduit par le droit de la famille et de la nationalité. Ses rapports avec les pouvoirs définissent un système d’obligations et de garanties. Sa vie matérielle en tant que producteur et consommateur de biens se traduit par le droit du travail dans le sens le plus compréhensif. Sa qualité d’être spirituel implique un ensemble de possibilités d’émettre et de recevoir l’expression de la pensée, soit dans la réunion ou l’association, soit dans le culte religieux, soit l’enseignement donné ou reçu, soit par les multiples moyens que le progrès a mis à la disposition de la diffusion intellectuelle : livre, presse, radio, cinéma. C’est le droit des libertés spirituelles.
Contre cette condition humaine, contre le Statut de droit public et privé de la personne humaine dans les pays occupés, les Allemands nazis ont dirigé une entreprise systématique de corruption et de perversion. Nous l’abordons en dernier lieu, parce que c’est l’entreprise qui présente le caractère de la généralité la plus étendue. Plus qu’à ses biens, l’homme tient à son intégrité physique et à l’existence. Mais dans toute conception élevée de la vie, il tient moins encore à l’existence qu’à ce qui en fait sa qualité et sa dignité, selon la grande maxime latine : Et propter vitam vivendi perdere causas. D’autre part, si dans les territoires occupés les Allemands n’ont pas, malgré l’importance et la multiplicité de leurs forfaits, pillé tous les biens et s’ils n’ont pas tué toutes les personnes, par contre, il n’est pas un homme dont ils n’aient modifié ou aboli les droits essentiels, dont ils n’aient offensé et en quelque sorte violenté la condition.
Nous devons même dire que dans le monde entier et à l’égard de tous les hommes, même de ceux à qui ils réservaient les privilèges assignés à la race supérieure et jusqu’à l’égard d’eux-mêmes et de leurs agents et complices, les dirigeants nazis ont commis un crime capital contre la conscience que l’homme se forme aujourd’hui de sa condition en tant que tel.
L’exécution de l’entreprise a été précédée de son dessein. Il se divulgue dans toute la doctrine nazie et nous nous contenterons de rappeler quelques traits dominants. La condition humaine s’exprime, disons-nous, dans des statuts principaux dont chacun comporte un appareil complexe de dispositions fort diverses. Mais ces statuts sont inspirés, dans les droits des pays civilisés, par une conception essentielle de la nature de l’homme. Cette conception se définit en deux notions complémentaires : la dignité de la personne humaine considérée dans chaque individu isolément, d’une part et, d’autre part, la permanence de la personne humaine considérée dans l’ensemble de l’humanité. Toute organisation juridique de la personne humaine dans un état de civilisation procède de cette double considération essentielle de la personne, dans chacun et dans tous, l’individuelle et l’universelle.
Sans doute pour les occidentaux, cette conception apparaît généralement comme liée à la doctrine chrétienne ; mais s’il est exact que le christianisme s’est attaché à l’affirmer et à la répandre, il serait erroné de n’y voir que l’enseignement d’une religion ou même de certaines religions. C’est une conception générale qui s’impose naturellement à l’âme : elle a été professée dès l’antiquité préchrétienne et dans les temps les plus récents ; le grand philosophe allemand qu’était Kant lui a donné une de ses formules les plus saisissantes, à savoir que l’être humain doit toujours être tenu pour une fin et, en aucun cas, pour un moyen.
Il appartenait, nous l’avons exposé précédemment, aux zélateurs des mythes hitlériens de s’inscrire contre cette affirmation spontanée du génie de l’espèce et de prétendre briser ici le progrès continu de l’intelligence morale. Le Tribunal connaît déjà l’abondante littérature de cette secte et nul sans doute ne s’est exprimé plus clairement que l’accusé Rosenberg quand il déclare dans Le Mythe du XX e siècle, page 539 : « Les peuples dont la santé est fondée sur leur sang ne connaissent pas l’individualisme comme critère des valeurs, aussi peu qu’ils reconnaissent l’universalisme. Individualisme et universalisme, absolument et historiquement parlant, sont les conceptions idéologiques de la décadence. » Le nazisme professe d’ailleurs que « la distance entre l’être humain le plus bas appelé encore de ce nom et nos races les plus élevées est plus grande que celle entre l’homme le plus bas et le singe le mieux élevé » (Die Reden Reichsparteitag 1933, page 33).
Ainsi donc, il ne s’agit pas seulement de renverser la conception proprement divine que la religion propose à l’égard de l’homme mais même d’écarter toute conception proprement humaine pour lui substituer une conception animaliste.
En conséquence d’une telle doctrine, le bouleversement de la condition humaine, n’apparaît pas seulement comme un moyen auquel on s’arrogera de recourir en présence d’opportunités temporaires telles que celles qui résultent de la guerre ; il apparaît comme une fin nécessaire et désirable. Le nazi se propose de classer les hommes en trois grandes catégories principales : celle de ses adversaires ou des personnes qu’il estime inadaptables à ses étranges constructions. Ceux-là peuvent être brimés de toutes les manières et même détruits. Celle des hommes supérieurs prétendus distingués par leur sang ou par quelque arbitraire. Celle enfin des hommes inférieurs qui ne méritent pas la destruction et dont la puissance vitale doit être utilisée dans un régime d’asservissement pour le bien-être des « Seigneurs ».
Les dirigeants nazis se sont proposé d’appliquer cette conception partout où ils le pouvaient ; à des territoires de plus en plus étendus, à des populations de plus en plus nombreuses et, de surcroît, ils démontrent l’effroyable ambition d’arriver à l’imposer aux intelligences, à en convaincre leurs victimes et à exiger d’elles, en plus de tant de sacrifices, un acte de foi. La guerre nazie est une guerre de religion fanatique où l’on peut exterminer l’infidèle et tout aussi bien lui imposer la conversion. Encore faut-il remarquer que les nazis ont aggravé les excès de ces époques horribles, car dans la guerre de religion l’adversaire converti était reçu comme un frère alors que les nazis n’ont jamais offert à leurs pitoyables victimes la chance de se sauver, fût-ce par le pire renoncement.
C’est en vertu de ces conceptions que les Allemands ont entrepris la germanisation des territoires occupés et avaient sans doute le propos d’entreprendre la germanisation du monde. Cette germanisation se distingue des anciennes finalités du pangermanisme en ceci qu’elle est en même temps une nazification et proprement un retour de barbarie.
Le racisme classe les peuples occupés en deux grandes catégories ; la germanisation signifiera par rapport aux uns l’assimilation nationale-socialiste et par rapport aux autres la disparition ou l’esclavage. Pour les êtres humains dits de race inférieure, on se propose, soit d’abolir toute condition de droit en attendant ou en préparant leur destruction physique, soit de leur octroyer une condition asservie.
Aux uns et aux autres, le racisme imposera l’acceptation des mythes nazis.
Ce double programme de germanisation absolue n’a pas été réalisé dans sa totalité ni dans tous les pays occupés. Les Allemands l’avaient conçu comme une entreprise de longue haleine qu’ils réaliseraient graduellement par une série d’applications successives. Cette approche progressive est constamment caractéristique de la méthode nazie. Elle répond à la fois, semble-t-il, à la variété des obstacles rencontrés, au désir hypocrite de ménager l’opinion et comme à un effroyable souci d’expérimentation et d’ostentation scientifique.
À la libération, l’état de germanisation était très variable selon les pays et, dans chaque pays, selon telle ou telle catégorie de population. Parfois la méthode a été poussée jusqu’à ses plus extrêmes conséquences ; ailleurs, on ne découvre encore que l’appareil des dispositions préparatoires. Mais il est aisé de relever partout la courbe du même mal, arrêté à des moments différents de son évolution mais partout commandé par le même mouvement inexorable.
Pour ce qui concerne la condition nationale, dans le Luxembourg, dans les cantons belges d’Eupen et de Malmédy, dans les départements français d’Alsace et de Lorraine, les Allemands ont procédé à une annexion pure et simple. Ici l’entreprise criminelle consiste à la fois dans l’abolition de la souveraineté de l’État, protecteur naturel de ses ressortissants, et dans l’abolition pour ceux-ci de la condition de citoyens de cet État dans laquelle ils étaient affirmés par le droit interne et par le Droit international.
Les habitants de ces territoires perdent donc leur nationalité d’origine, cessent d’être Luxembourgeois, Belges ou Français. Ils n’acquièrent pas pour autant, de plein droit, la nationalité allemande ; ils ne sont admis que graduellement à cette singulière faveur, à condition encore qu’ils fournissent certaines justifications.
Les Allemands cherchent à effacer en eux jusqu’au souvenir de leur état antérieur. En Alsace et en Moselle, la langue française est interdite, les noms des lieux comme les noms des hommes sont germanisés.
Nouveaux citoyens ou simples sujets sont également assujettis aux obligations afférentes au régime nazi, au travail obligatoire naturellement et bientôt à ces ordres injustes et abominables — car il s’agit d’armer des Français contre leurs alliés et en réalité contre leur propre pays — des sanctions seront prises non seulement contre les intéressés mais encore contre les personnes de leur famille, suivant les thèses du droit nazi qui écarte les principes les plus assurés du droit de la répression.
Les personnes qui apparaissent comme réfractaires à la nazification ou même comme peu utiles aux entreprises de nazis font l’objet d’expulsions massives, sont chassées en quelques heures de leur foyer avec le plus maigre bagage et dépouillées de leurs biens.
Encore cette transportation inhumaine de populations entières qui demeurera une des affaires de notre siècle apparaît-elle comme un traitement de faveur par rapport aux déportations qui peupleront les camps de concentration et notamment le camp de Struthof en Alsace.
En même temps qu’ils oppriment les populations par la force et contre tout droit, les nazis, suivant leur méthode, entreprennent de les convaincre de l’excellence de leur régime. La jeunesse, notamment, sera éduquée dans l’esprit national-socialiste.
Les Allemands n’ont pas procédé à d’autres annexions proprement dites que celles que nous avons signalées ; il est hors de doute, et de nombreux indices le confirment, qu’ils se proposaient d’annexer des territoires beaucoup plus importants en leur appliquant le même régime si l’issue de la lutte avait été pour eux victorieuse. Mais, partout, ils ont préparé l’abolition ou l’affaiblissement de la condition nationale en excluant ou en défigurant la souveraineté de l’État considéré et en s’efforçant de détruire le sens patriotique.
Dans tous les pays occupés, qu’il existât ou non une autorité gouvernementale apparente, les Allemands ont systématiquement méconnu les règles de l’occupation. Ils ont légiféré, réglementé, administré. À côté des territoires proprement annexés, les autres territoires occupés se trouvaient aussi dans un état que l’on pourrait définir comme un état de pré-annexion.
Ceci conduit à un deuxième aspect qui est l’atteinte à la condition spirituelle. Partout, quoique avec des variantes dans le temps et dans le lieu, les Allemands se sont appliqués à abolir les libertés publiques notamment la liberté d’association et la liberté de la presse et ils se sont efforcés de restreindre les libertés essentielles de l’esprit.
Les autorités allemandes soumettaient à la censure la plus étroite, même sur les sujets dépourvus de tout caractère militaire, une presse dont beaucoup d’organes étaient au surplus directement inspirés par eux. De multiples restrictions étaient imposées à l’industrie et au commerce cinématographique, de nombreux ouvrages dépourvus de tout caractère politique étaient interdits et jusqu’à des livres de classe. Les autorités religieuses elles-mêmes voyaient leur ministère entravé et les paroles de vérité ne pouvaient se faire entendre.
Après avoir limité les libertés d’expression bien au delà de la mesure qu’eût pu justifier l’état de guerre et d’occupation, les Allemands développèrent systématiquement leur propagande nationale-socialiste par la presse, la radio, le cinéma, la conférence, le livre, l’affiche.
Tous ces efforts obtinrent si peu de résultats que l’on serait tenté aujourd’hui d’en minimiser l’importance. Cependant la propagande menée par les moyens les plus contraires au respect dû à l’intelligence humaine et pour une doctrine criminelle, doit demeurer devant l’Histoire l’une des hontes du régime national-socialiste.
L’entreprise de la germanisation n’a pas moins atteint la condition humaine dans les autres grands aspects que nous avons définis : droit de la famille, droit de l’activité professionnelle et économique, garanties juridiques. Ces droits ont été atteints, ces garanties ont été diminuées.
Le travail forcé et la déportation portent atteinte aux droits de la famille comme aux droits du travail. Les arrestations arbitraires suppriment les garanties juridiques les plus élémentaires. Les Allemands cherchaient, de surcroît, à imposer leurs propres méthodes aux autorités administratives des pays occupés et y réussirent malheureusement parfois.
On sait aussi que les discriminations raciales ont provoqué à l’égard des citoyens des pays occupés, catalogués comme Juifs, des mesures particulièrement odieuses et attentatoires à leur statut personnel et à leur dignité humaine.
Tous ces agissements ont été commis à l'encontre des règles du Droit international et, notamment, de la Convention de La Haye qui limite les droits des armées occupant un territoire.
La lutte des nazis contre la condition humaine complète l’ensemble tragique et monstrueux de la criminalité de guerre de l’Allemagne nazie en plaçant celle-ci sous le signe de l’avilissement de l’homme délibérément voulu par la doctrine nationale-socialiste. Elle lui donne ainsi son véritable caractère d’entreprise systématique de retour à la barbarie.
Tels sont les crimes que l’Allemagne nationale-socialiste a commis dans la poursuite de la guerre d’agression qu’elle avait déclenchée. Les peuples martyrs en appellent à la justice des nations civilisées, et demandent à votre Haut Tribunal de condamner le Reich national-socialiste en la personne de ses chefs survivants.
Que les accusés ne s’étonnent pas des charges qui leur sont imputées et qu’ils n’arguent point de ce principe de rétroactivité dont la permanence a été garantie, contre leur gré, par les législations démocratiques. Le crime de guerre est qualifié par le Droit international et par le droit interne de toutes les civilisations modernes. Les accusés savaient que les atteintes à l’intégrité physique, à la propriété et à la condition humaine des nationaux ennemis étaient des crimes dont ils devraient répondre devant la justice internationale.
Les gouvernements des Nations Unies leur ont adressé maints avertissements depuis le début des hostilités.
Le 25 octobre 1941, M. Franklin Roosevelt, président des États-Unis d’Amérique et M. Winston Churchill, Premier Ministre de Grande-Bretagne, ont annoncé que les criminels de guerre n’échapperaient pas à un juste châtiment. « Les massacres de France », a dit M. Churchill, « sont un exemple de ce que les nazis de Hitler font dans beaucoup d’autres pays sous leur joug. Les atrocités commises en Pologne, en Yougoslavie, en Norvège, en Hollande, en Belgique et surtout à l’arrière du front allemand en Russie, surpassent tout ce qu’on a connu depuis les âges les plus sombres et les plus bestiaux de l’humanité. Le châtiment de ces crimes doit à présent compter parmi les buts majeurs de la guerre. »
Au cours de l’automne 1941, les représentants des gouvernements des États occupés se sont réunis à Londres sur l’initiative des Gouvernements Polonais et Tchécoslovaque. Ils ont élaboré une déclaration interalliée qui a été signée le 13 janvier 1942. Je me permets d’en rappeler la teneur au Tribunal.
« Les soussignés, représentant le Gouvernement de Belgique, le Gouvernement de la Tchécoslovaquie, le Comité national de la France libre, le Gouvernement de la Grèce, le Gouvernement du Luxembourg, le Gouvernement des Pays-Bas, le Gouvernement de Pologne et le Gouvernement de Yougoslavie :
« Vu que l’Allemagne, depuis le début du présent conflit provoqué par sa politique d’agression, a institué dans les pays occupés un régime de terreur caractérisé, entre autres, par des emprisonnements, des expulsions massives, des massacres et des exécutions d’otages ;
« Vu que ces actes de violence sont commis également par les Alliés et Associés du Reich et, dans certains pays, par des citoyens complices de la puissance occupante ;
« Vu que la solidarité internationale est nécessaire pour éviter que ces violences ne donnent lieu à des actes de vengeance individuelle ou collective, et afin de satisfaire à l’esprit de justice du monde civilisé ;
« Rappelant que le Droit international, et en particulier la Convention signée à La Haye en 1907, concernant les lois et coutumes de la guerre terrestre, ne permettent pas aux belligérants de commettre, dans les pays occupés, des actes de violence contre les civils, de violer les lois en vigueur ou de renverser les institutions nationales ;
« 1. Affirment que les actes de violence ainsi commis contre les populations civiles n’ont rien de commun avec la conception de l’acte de guerre, ou du crime politique, telle qu’elle est comprise par les nations civilisées ;
« 2. Prennent note des déclarations faites à cet égard le 25 octobre 1941 par le Président des États-Unis d’Amérique et le Premier Ministre britannique ;
« 3. Placent parmi leurs principaux buts de guerre le châtiment, par le moyen de la justice organisée, des coupables ou des responsables de ces crimes, qu’ils les aient ordonnés, les aient perpétrés, ou y aient participé ;
« 4. Décident de veiller, dans un esprit de solidarité internationale, à ce que : a) Les coupables ou responsables, quelle que soit leur responsabilité, soient recherchés, mis à la disposition de la justice et jugés. b) Les sentences prononcées soient exécutées.
« En foi de quoi les soussignés, dûment habilités à cet effet, ont signé la présente déclaration. »
Les dirigeants de l’Allemagne nationale-socialiste ont reçu d’autres avertissements. Je cite le discours du général de Gaulle du 13 janvier 1942, celui de M. Churchill du 8 septembre 1942, la note de M. Molotov, Commissaire du peuple aux Affaires étrangères de l’Union Soviétique du 14 octobre 1942 et la seconde Déclaration interalliée du 17 décembre 1942. Celle-ci a été faite simultanément à Londres, Moscou et Washington, à la suite des informations suivant lesquelles les autorités allemandes s’employaient à exterminer les minorités juives en Europe. Dans cette déclaration, les gouvernements de Belgique, de Tchécoslovaquie, de Grèce, du Luxembourg, des Pays-Bas, de Norvège, de Pologne, des États-Unis d’Amérique, du Royaume-Uni, de l’Union Soviétique, de la Yougoslavie et le Comité National français qui représentait la permanence de la France, ont réaffirmé solennellement leur volonté de châtier les criminels de guerre, responsables de cette extermination.
Serait-ce le moment de suspendre l’audience pendant dix minutes ?
Les éléments d’une juste répression se trouvent donc réunis. Au moment où ils commettaient leurs crimes, les accusés ont connu la volonté des Nations Unies d’en opérer le châtiment. Les avertissements qui leur ont été donnés représentent l’antériorité de la qualification par rapport à la répression.
Les accusés ne pouvaient d’ailleurs ignorer la nature criminelle de leurs agissements. Les avertissements des gouvernements alliés traduisaient, en effet, sous une forme politique, les principes fondamentaux du Droit international et du droit interne qui permettent d’établir le châtiment des criminels de guerre sur des précédents et des règles positives.
La notion de crime de guerre a été pressentie par les fondateurs du Droit international, en particulier par Grotius qui a dégagé le caractère criminel des actes de guerre inutiles. Ce sont les conventions de La Haye qui, passés plusieurs siècles, ont posé les premières normes impératives du droit de la guerre. Elles ont réglementé la conduite des hostilités et les procédés d’occupation ; elles ont formulé des règles positives afin de limiter le recours à la force et d’accorder les nécessités de la guerre avec les exigences de la conscience humaine. Le crime de guerre recevait ainsi la première qualification sous laquelle il peut être considéré : il devenait une violation des lois et coutumes de la guerre codifiées par la Convention de La Haye.
Vint la guerre de 1914. L’Allemagne impériale conduit la première guerre mondiale avec une brutalité peut-être moins systématique et forcenée que celle du Reich national-socialiste, mais aussi délibérée. La déportation des travailleurs, le pillage des propriétés publiques et privées, la constitution et la mise à mort des otages, la démoralisation des territoires occupés, ont, en 1914 comme en 1939, constitué les méthodes politiques de la guerre allemande.
Le Traité de Versailles s’est fondé sur les conventions de La Haye pour organiser la répression des crimes de guerre. Sous le titre « Des sanctions », le chapitre VII du Traité de Versailles traite des responsabilités criminelles encourues dans le déclenchement et dans la conduite du conflit qui était alors la Grande Guerre.
L’article 227 a mis en accusation Guillaume de Hohenzollern, antérieurement Empereur d’Allemagne, pour offense suprême à la moralité internationale et au caractère sacré des traités. L’article 228 a reconnu aux puissances alliées et associées le droit de déférer les personnes coupables d’actes contraires aux lois et coutumes de la guerre devant les tribunaux militaires.
L’article 229 a prévu que les criminels dont les actes n’avaient pas eu de localisation géographique précise devaient être renvoyés devant les juridictions interalliées. Les dispositions du Traité de Versailles ont été reprises dans les conventions qui furent signées en 1919 et 1920 avec les puissances alliées de l’Allemagne et, en particulier, dans le Traité de Saint-Germain et dans celui de Neuilly. C’est ainsi que la notion du crime de guerre s’est affirmée en Droit international. Les traités de paix de 1919 n’ont pas seulement défini le concept de l’infraction, ils ont formulé les modalités de sa répression.
Les accusés ne l’ignoraient pas plus qu’ils n’ont ignoré les avertissements des gouvernements des Nations Unies. Sans doute espéraient-ils que le renouvellement des circonstances de fait qui ont entravé la punition des criminels de 1914 leur permettrait d’échapper à un châtiment mérité. Leur présence à ce Tribunal est le symbole du progrès constant que le Droit international réalise en dépit de toutes les entraves.
La loi internationale avait donné une définition plus précise encore du crime de guerre. Cette définition a été formulée par la commission que la Conférence préliminaire de la paix a nommée le 25 janvier 1919 afin de dégager les diverses responsabilités criminelles encourues au cours de la guerre. C’était la Commission des Quinze dont le rapport du 29 mars 1919 constitue la base historique des articles 227 et suivants du Traité de Versailles. La Commission des Quinze a fondé la recherche des responsabilités pénales sur une analyse des crimes susceptibles de les engager. Un élément matériel entre dans la composition juridique de toute infraction. Sa définition est d’autant plus précise qu’elle comporte une énumération des faits qu’elle englobe. C’est pourquoi la Commission des Quinze a établi une liste de crimes de guerre. Cette liste comprend trente-deux infractions. Ce sont notamment :
1. Les meurtres, les massacres, le terrorisme systématique.
2. La mise à mort des otages.
3. La torture des civils.
......................................................................................
8. L’internement des civils dans des conditions inhumaines.
9. Le travail forcé des civils en rapport avec les opérations militaires de l’ennemi.
10. L’usurpation de souveraineté pendant l’occupation des territoires occupés.
11. L’enrôlement forcé de soldats parmi les habitants des territoires occupés.
12. Les tentatives de dénationalisation des habitants des territoires occupés.
13. Le pillage.
14. La confiscation de propriété.
......................................................................................
17. L’imposition d’amendes collectives.
18. Les dévastations et les destructions volontaires de propriété.
......................................................................................
25. La violation des autres règles concernant la Croix-Rouge.
29. Les mauvais traitements infligés aux blessés et aux prisonniers de guerre.
30. L’emploi de prisonniers de guerre à des travaux non autorisés.
Cette liste où figurent déjà les griefs retenus par l’Acte d’accusation à la charge des accusés, cette liste, dont nous venons seulement de citer quelques-uns des faits, cette liste est significative parce que les crimes de guerre qu’elle englobe présentent tous un caractère composite. Ce sont à la fois des crimes de Droit international et des crimes de droit interne. Certains de ces crimes constituent des atteintes aux libertés fondamentales et aux droits constitutionnels des peuples et des individus ; ils consistent dans la violation des garanties publiques qui sont reconnues par la charte constitutionnelle des nations dont les territoires ont été occupés : violation des principes de liberté, d’égalité et de fraternité que la France de 1789 a proclamés et dont les États civilisés assurent la pérennité. Ces crimes de guerre sont des violations du Droit public international puisqu’ils expriment une méconnaissance systématique des droits respectifs de la puissance occupante et de la puissance occupée ; mais ils peuvent également s’analyser en violation du Droit public interne parce qu’ils reviennent à transformer par la force, les institutions constitutionnelles des territoires occupés et le statut juridique de leurs habitants.
Plus nombreux sont les crimes qui constituent des atteintes à l’intégrité de la personne physique et des biens.
Ils se rattachent à la réglementation du droit de la guerre et comportent violation des lois et coutumes internationales.
Mais les conventions internationales déterminent davantage les éléments constitutifs d’une infraction qu’elles ne créent à proprement parler cette infraction. Celle-ci préexistait dans l’ensemble des législations internes, elle faisait partie en quelque sorte du patrimoine juridique commun à toutes les nations ; les gouvernements se sont entendus pour en affirmer le caractère international et en préciser le contenu. Le Droit pénal international se superpose ainsi au droit interne qui conserve sa base répressive parce que le crime de guerre reste en définitive un crime de Droit commun. La loi pénale interne en donne la qualification. Tous les actes visés à l’article 6 de la Charte du 8 août 1945, tous les faits englobés par le troisième chef de l’Acte d’accusation du 18 octobre 1945 correspondent à des infractions de Droit commun prévues et punies par la législation pénale interne. La mise à mort des prisonniers de guerre, des otages et des habitants de territoires occupés, tombe, en Droit français, sous le coup des articles 295 et suivants du Code pénal qui qualifient le meurtre et l’assassinat. Les mauvais traitements auxquels l’Acte d’accusation se réfère entrent dans le cadre des blessures et des coups volontaires qui sont définis par les articles 309 et suivants. La déportation s’analyse, indépendamment des meurtres dont elle s’accompagne, en une séquestration arbitraire dont les articles 341 et 344 donnent la qualification. Le pillage de la propriété publique et privée et l’imposition des amendes collectives sont sanctionnés par les articles 221 et suivants de notre Code de justice militaire. L’article 434 du Code pénal punit les destructions volontaires, et la déportation des travailleurs civils s’assimile à l’enrôlement forcé prévu par l’article 92. Le serment d’allégeance équivaut à l’obligation au faux serment de l’article 366 et la germanisation des territoires occupés s’applique au travers de crimes dont le plus manifeste est l’incorporation forcée dans la Wehrmacht en violation de l’article 92. Les mêmes équivalences peuvent être trouvées dans toutes les législations modernes et plus spécialement dans le Droit allemand.
Les crimes contre les personnes et les biens dont les accusés se sont rendus coupables, ont été prévus par tous les droits internes. Ils présentent un caractère international parce qu’ils ont été commis en plusieurs pays différents ; il en résulte un problème de compétence que la Charte du 8 août 1945 a résolu, comme nous l’avons précédemment exposé ; mais ceci laisse intacte la règle de la qualification.
Crime de Droit commun, le crime de guerre n’est cependant pas une infraction ordinaire ; il présente un caractère intrinsèque particulier. C’est un crime commis à l’occasion ou sous le prétexte de la guerre. Il doit être châtié parce que, même en temps de guerre, les atteintes à l’intégrité de la personne physique et des biens sont des crimes lorsqu’elles ne sont pas justifiées par les lois et coutumes de la guerre. Le soldat qui, sur le champ de bataille, tue un combattant ennemi, commet un crime, mais ce crime est justifié par le droit de la guerre. Le Droit international intervient donc dans la définition du crime de guerre, non pas pour en donner la qualification essentielle, mais pour en fixer les limites externes.
Autrement dit, toute infraction commise à l’occasion ou sous le prétexte des hostilités est criminelle si elle n’est pas justifiée par les lois et coutumes de la guerre. Le Droit international applique ici la théorie interne de la légitime défense qui est commune à toutes les législations criminelles. Le combattant est, sur le champ de bataille, en légitime défense ; son action homicide est donc couverte par un fait justificatif. Que disparaisse le fait justificatif et l’infraction, crime ordinaire ou crime de guerre, subsiste dans son intégralité. Pour que le fait justificatif soit constitué, il faut que l’action criminelle soit nécessaire et proportionnelle à la menace à laquelle elle répond. Les accusés contre lesquels justice vous est demandée ne peuvent pas exciper d’une telle justification.
Ils ne peuvent pas plus dégager leur responsabilité en arguant de ce qu’ils n’ont pas été les auteurs matériels des crimes. Le crime de guerre met en cause deux responsabilités distinctes et complémentaires : celle de l’exécutant matériel et celle de l’instigateur. Il n’y a rien d’hétérodoxe dans cette conception. Elle est la traduction fidèle de la théorie criminelle de la complicité par instructions. La responsabilité du complice, qu’elle soit indépendante ou complémentaire de celle de l’auteur principal, est incontestable. Les accusés portent l’entière responsabilité des crimes qui ont été commis sur leurs instructions ou sous leur contrôle.
Enfin, ces crimes ne peuvent pas être justifiés par le prétexte d’un ordre supérieur donné par Hitler aux accusés. La théorie du fait justificatif de l’ordre supérieur est, en droit interne, assortie de limites précises, elle ne couvre pas l’exécution des ordres dont l’illégalité est manifeste. Le Droit allemand, d’ailleurs, ne fait qu’une part restreinte au concept de la justification par l’ordre supérieur. L’article 47 du Code de justice militaire allemand de 1940, tout en partant de l’idée qu’en principe l’ordre criminel du supérieur supprime la responsabilité de l’exécutant, punit celui-ci comme complice lorsqu’il a agi en connaissance du caractère criminel de l’acte ordonné. Goebbels a fait un jour de ce concept juridique le thème de sa propagande. Le 28 mai 1944, il a écrit, dans un article du Völkischer Beobachter qui vous a été déposé par le Ministère Public américain, article destiné à justifier l’assassinat de pilotes alliés par la populace allemande :
« Les pilotes ne peuvent faire valoir qu’ils ont obéi en soldats à un ordre donné. Il n’est prévu dans aucune loi de la guerre qu’un soldat demeurera impuni pour un crime commis en se référant aux ordres de ses supérieurs, si tant est que leurs ordres sont en opposition éclatante avec toute morale humaine et avec toute coutume internationale dans la conduite de la guerre. »
L’ordre supérieur n’exonère pas la responsabilité de l’agent d’un crime manifeste.
Toute autre solution serait d’ailleurs inacceptable car elle attesterait de l’impuissance de toute politique répressive.
À plus forte raison, l’ordre supérieur ne peut-il être le fait justificatif des crimes des accusés. Sir Hartley Shawcross vous a dit avec éloquence que les accusés ne pouvaient prétendre que le crime contre la paix était le fait de Hitler seul, dont ils se seraient bornés à transmettre les directives générales. Il en est de la criminalité de guerre comme de la volonté d’agression ; elle est l’œuvre commune des accusés ; ils portent la responsabilité conjointe de la politique criminelle issue de la doctrine nationale-socialiste.
La criminalité de guerre allemande, parce qu’elle a constitué une politique systématique prévue et préparée avant l’ouverture des hostilités et pratiquée sans interruption de 1940 à 1945, engage la responsabilité de tous les accusés, dirigeants politiques ou militaires, ou hauts fonctionnaires de l’Allemagne nationale-socialiste et dirigeants du parti nazi.
Cependant, certains parmi eux paraissent plus directement responsables de l’ensemble des faits qui ressortissent spécialement à la charge française, c’est-à-dire des crimes commis dans les pays occupés de l’Ouest ou contre les ressortissants de ces pays.
Nous citerons :
L’accusé Göring, en tant que directeur du Plan de quatre ans et Président du Conseil des ministres pour la Défense du Reich.
L’accusé Ribbentrop, en tant que ministre des Affaires étrangères dont dépendait l’Administration des pays occupés.
L’accusé Frick, en tant que directeur du Bureau central pour les territoires occupés.
L’accusé Funk, en tant que ministre de l’Économie du Reich.
L’accusé Keitel, en tant qu’ayant sous ses ordres suprêmes les armées d’occupation.
L’accusé Jodl, associé à toutes les responsabilités du précédent.
L’accusé Seyss-Inquart, en tant que Commissaire du Reich pour les régions néerlandaises occupées, du 13 mai 1940 à la fin des hostilités.
Nous examinerons plus spécialement, parmi eux ou parmi d’autres, les responsables de chaque catégorie de faits, étant entendu que cette énumération n’est, en aucune manière, limitative.
L’accusé Sauckel est le grand responsable du travail forcé sous ses formes variées. Plénipotentiaire à la main-d’œuvre, il procède par tous moyens au recrutement intensif des travailleurs. Il est notamment le signataire du décret du 22 août 1942 qui constitue la charte du recrutement forcé dans tous les pays occupés. Il opère en liaison avec l’accusé Speer, chef de l’organisation Todt, plénipotentiaire général pour les armements dans le service du Plan de quatre ans, ainsi qu’avec l’accusé Funk, ministre de l’Économie du Reich, et avec l’accusé Göring, chef du Plan de quatre ans.
Au pillage économique, l’accusé Göring participe directement en la même qualité ; il paraît souvent en avoir recherché et tiré un profit personnel.
L’accusé Ribbentrop, en sa qualité de ministre des Affaires étrangères, en connaît également. L’accusé Rosenberg, organisateur et chef de l’« Einsatzstab Rosenberg » est spécialement coupable du pillage des œuvres d’art dans les pays occupés.
La responsabilité principale des massacres d’otages incombe à l’accusé Keitel, auteur notamment de l’ordre général du 16 septembre 1941, à son adjoint l’accusé Jodl, à l’accusé Göring qui donne son accord à l’ordre en question.
L’accusé Kaltenbrunner, collaborateur direct de Himmler et chef de tous les services extérieurs de police et de sécurité, est directement responsable des procédés monstrueux employés par la Gestapo dans tous les pays occupés, procédés qui ne sont que le prolongement des méthodes instaurées à la Gestapo par son fondateur en Prusse, l’accusé Göring.
L’accusé Kaltenbrunner est également directement responsable des crimes commis dans les camps de déportation. Il a d’ailleurs visité ceux-ci, comme la preuve vous en sera apportée par la Délégation française pour le camp de Mauthausen. L’accusé Göring a connu et approuvé les expériences médicales faites sur les détenus.
L’accusé Sauckel a obligé par tous les moyens les détenus à travailler dans des conditions souvent inhumaines pour la production de guerre allemande.
L’accusé Keitel et son adjoint l’accusé Jodl sont responsables des traitements contraires aux lois de la guerre infligés aux prisonniers de guerre, des meurtres et assassinats commis sur eux, ainsi que de la livraison d’un grand nombre à la Gestapo.
L’accusé Göring partage leur responsabilité concernant la mise à mort d’aviateurs alliés et de militaires appartenant aux commandos. L’accusé Sauckel a organisé le travail des prisonniers de guerre pour la production de guerre allemande, contrairement aux lois internationales.
L’accusé Keitel et l’accusé Kaltenbrunner sont l’un et l’autre les principaux responsables de l’action terroriste engagée conjointement par l’Armée allemande et les forces de police dans les divers pays occupés et notamment en France, à l’encontre de la résistance, ainsi que des dévastations et des massacres dont la population civile a été l’objet dans plusieurs départements français. L’accusé Jodl participa à cette responsabilité, très spécialement par son instruction initiale « Lutte contre les bandes de partisans » en date du 6 mai 1945, qui prévoit « des mesures collectives contre les habitants de villages entiers ».
Les atteintes à la condition humaine découlent des théories racistes, dont l’accusé Hess, l’accusé Rosenberg, l’accusé Streicher, sont parmi les instigateurs ou propagandistes. L’accusé Hess prit une part notable à l’élaboration des thèses exposées dans Mein Kampf. L’accusé Rosenberg, un des principaux doctrinaires du racisme, occupa les fonctions de délégué spécial pour la formation spirituelle et idéologique du parti nazi. L’accusé Streicher se signala comme l’un des plus violents agitateurs antisémites. Dans l’exécution de la politique de germanisation et de nazification, les responsabilités se partagent entre le ministère des Affaires étrangères, soit l’accusé Ribbentrop, le Grand État-Major, soit les accusés Keitel et Jodl, le Bureau central pour tous les territoires occupés, soit l’accusé Frick.
Les grands responsables du national-socialisme ont trouvé leurs exécutants dans les diverses organisations nazies que nous vous demandons de déclarer criminelles afin que chacun de leurs membres soit ensuite appréhendé et châtié.
Cabinet du Reich, Corps des dirigeants du parti nazi, État-Major Général et Commandement des Forces armées allemandes ne représentent qu’un petit nombre de personnes dont la culpabilité et le châtiment s’imposent à l’évidence, puisqu’ils ont participé personnellement et directement aux décisions, ou en ont assuré l’exécution à un poste éminent de la hiérarchie politique ou militaire, et sans pouvoir en ignorer le caractère criminel. Les dirigeants du parti nazi sont indiscutablement au premier rang de ceux qui ont participé à l’entreprise criminelle ; et autour des accusés Keitel et Jodl, le Haut Commandement militaire a dirigé l’Armée vers les exécutions d’otages, vers le pillage, vers les destructions et les massacres injustifiés.
Mais peut-être vous semblera-t-il que vouer à un châtiment les centaines de milliers d’hommes qui ont appartenu aux SS, au SD, à la Gestapo, aux SA, soulève quelque objection.
Je voudrais m’efforcer, s’il en est ainsi, de la faire tomber, en vous montrant l’effroyable responsabilité de ces hommes.
Sans l’existence de ces organisations, sans l’esprit qui les animait, on n’arriverait pas à comprendre que tant d’atrocités aient pu être perpétrées. La criminalité systématique de guerre n’aurait pu être conduite par l’Allemagne nazie sans ces organisations, sans les hommes qui les composaient. Ce sont eux qui, pour le compte de l’Allemagne, ont non seulement exécuté, mais voulu cet ensemble de crimes.
Il a pu vous sembler impossible que la barbarie monstrueuse de la doctrine nationale-socialiste se soit imposée au peuple allemand, héritier, comme le nôtre, des valeurs les plus hautes de la civilisation. L’éducation, par le parti nazi, des jeunes hommes qui ont formé les SS, les SD et la Gestapo, explique l’emprise du nazisme sur l’Allemagne entière. Ils ont incarné le national-socialisme et lui ont permis de réaliser, grâce à la passivité complice de l’ensemble des populations allemandes, une partie des buts qui étaient les siens.
Cette jeunesse, ces exécutants du régime, ont été formés dans un véritable immoralisme doctrinal. Cet immoralisme découle de la notion du monde dont s’inspirait le régime.
Le mythe de la race dépouillait, aux yeux de ces adeptes, la guerre criminelle de son caractère criminel.
S’il est prouvé que la race supérieure doit anéantir les races et les peuples jugés inférieurs et décadents, incapables de vivre la vie comme elle doit être vécue, devant quels moyens d’extermination reculera-t-on ? Morale de l’immoralité, conséquence du nietzschéisme le plus authentique qui considère que la destruction de toute morale conventionnelle est le devoir suprême de l’homme.
Le crime contre la race est puni sans pitié. Le crime pour la race est exalté sans limite. Le régime crée vraiment une logique du crime qui obéit à ses propres lois qui n’ont plus aucune référence à tout ce que nous entendons par morale.
De ce point de vue, toutes les horreurs pouvaient être justifiées et autorisées. Tant d’actes qui nous paraissent incompréhensibles, tant ils jurent avec nos notions coutumières, s’expliquaient, se développaient par avance au nom de la communauté raciale.
Ajoutez que ces atrocités, ces cruautés, se perpétraient dans le cadre rigide créé par l’esprit de corps, par ce solidarisme soldatesque qui enserrait l’individu, assurait à la légitimité du crime un champ d’action illimité. Les individus qui les commettaient étaient non seulement couverts par le régime lui-même, mais entraînés par la discipline et la camaraderie de ces corps constitués de la criminalité nazie.
La jeunesse allemande était appelée dans ces organisations à vivre une extraordinaire aventure. Par le Parti et son étreinte massive, disposant grâce à lui d’une puissance illimitée, la jeunesse nazie était conviée à réaliser, au premier rang, les rêves grandioses du pangermanisme national-socialiste.
Le Parti opérait sur cette jeunesse une sélection sévère et ne négligeait aucun stimulant. On sollicitait d’elle le désir de se distinguer, d’accomplir des exploits hors du commun et hors nature. Le jeune hitlérien de la Gestapo ou des SS savait que ses actes, si cruels, si inhumains fussent-ils, seraient toujours jugés légitimes au nom de la communauté raciale, de ses besoins et de ses triomphes.
Le parti nazi, grâce aux jeunes hommes des SS, des SD, et de la Gestapo, était ainsi devenu capable d’accomplir sur le plan de la criminalité ce que personne ni aucun peuple n’aurait pu commettre. Les membres de ces organisations se firent volontairement les auteurs de cette masse incalculable de crimes de toutes espèces, exécutés souvent avec un cynisme déconcertant et avec un sadisme raffiné, tant dans les camps de concentration de l’Allemagne que dans les divers pays occupés, en particulier dans ceux de l’ouest de l’Europe.
Les crimes sont monstrueux, les crimes sont certains et leur responsabilité bien établie. Le doute n’est pas possible.
Et cependant, tout au long des séances sereines de ce Procès extraordinaire dans l’histoire du monde, devant le caractère exceptionnel de la Justice que votre Haut Tribunal est appelé à rendre à la face des Nations Unies, du peuple allemand et de l’ensemble de l’humanité, quelques objections peuvent sourdre dans nos esprits.
Nous avons le devoir d’épuiser ce débat, même s’il n’est encore que subconscient en nous, car bientôt une propagande pseudopatriotique risque de s’en emparer en Allemagne et de trouver même quelque écho en certains de nos pays.
Qui peut dire : « J’ai la conscience nette, je suis exempt de fautes ? Avoir deux poids et deux mesures sont l’un et l’autre en horreur à Dieu. » Ce texte des Saintes Écritures (Prov. XX 9-10) est déjà rappelé ici ou là ; il servira demain de thème de propagande. Mais surtout il est profondément inscrit dans nos âmes. En nous érigeant, au nom de nos peuples martyrs, en accusateurs de l’Allemagne nazie, nous ne l’avons pas un instant refoulé comme un rappel insolite.
Oui, aucune nation n’est sans reproche dans son histoire, de même qu’aucun individu n’est sans faute dans sa vie. Oui, toute guerre est en soi génératrice de maux iniques et entraîne presque nécessairement crimes individuels et crimes collectifs parce qu’elle déchaîne aisément dans l’homme les passions mauvaises qui toujours y sommeillent.
Mais devant les responsables de l’Allemagne nazie, nous pouvons nous interroger sans crainte, nous ne trouvons aucune commune mesure entre eux et nous.
Si cette criminalité était accidentelle, si l’Allemagne s’était trouvée comme acculée à la guerre, si des crimes avaient été commis seulement dans l’excitation du combat, nous pourrions nous interroger sur le texte des Écritures. Mais la guerre a été longuement préparée et délibérée, et jusqu’au dernier jour il était aisé de l’éviter sans rien sacrifier des intérêts légitimes du peuple allemand. Et les atrocités ont été perpétrées au cours de la guerre, non sous l’influence d’une passion furieuse, ou d’une colère guerrière, ou d’un ressentiment vengeur, mais en vertu d’un froid calcul, de méthodes parfaitement conscientes, d’une doctrine préexistante.
L’entreprise vraiment démoniaque de Hitler et de ses compagnons fut de rassembler en un ensemble de dogmes, autour du concept de la race, tous les instincts de barbarie refoulés par des siècles de civilisation, mais toujours présents dans les entrailles des hommes, toutes les négations des valeurs traditionnelles d’humanité sur lesquelles les peuples, comme les individus, s’interrogent aux heures troubles de leur évolution ou de leur vie ; de construire et de propager une doctrine qui organise, réglemente et prétend commander le crime.
L’entreprise démoniaque de Hitler et de ses compagnons fut également d’en appeler aux forces du mal pour établir sa domination sur le peuple allemand, et ensuite la domination de l’Allemagne sur l’Europe et peut-être sur le monde. Elle fut d’ériger en un système de gouvernement, en un système de relations internationales, et en un système de conduite de la guerre, la criminalité organisée, en déchaînant dans une nation les passions les plus sauvages.
Le nationalisme et le service de leur peuple et de leur patrie seront peut-être leur explication ; loin de constituer quelque excuse, s’il en était une possible à l’énormité de leur forfait, ces causes déterminantes l’aggraveraient encore. Ils ont profané la notion sainte de la patrie en l’assimilant à une entreprise de retour à la barbarie. En son nom, ils ont obtenu, moitié par contrainte, moitié par persuasion, l’adhésion de tout un pays, autrefois parmi les plus grands dans l’ordre des valeurs spirituelles, et l’ont rabaissé au niveau le plus bas. Le désarroi moral, les difficultés économiques, l’obsession de la défaite de 1918 et de la force perdue, la tradition pangermanique sont à l’origine de l’empire de Hitler et de ses compagnons sur un peuple désaxé. S’abandonner à la force, renoncer à l’inquiétude morale, satisfaire un goût communautaire, se complaire à la démesure, sont des tentations naturellement fortes chez l’Allemand et que les dirigeants nazis ont exploitées avec cynisme. La griserie du succès, l’ivresse de la grandeur firent le reste et mirent pratiquement tous les Allemands, certains sans doute inconsciemment, au service de la doctrine nationale-socialiste en les associant à l’entreprise démoniaque du Führer, et de ses compagnons.
En face de cette entreprise, se sont dressés des hommes de pays très variés et de sociétés différentes, mais tous animés d’un commun attachement à leur condition humaine. La France et la Grande-Bretagne ne sont entrées dans la guerre que pour rester fidèles à la parole donnée. Les peuples des pays occupés, torturés dans leur chair et dans leur âme, ne renoncèrent jamais à leur liberté et à leurs valeurs culturelles ; et ce fut la magnifique épopée de la clandestinité et de la résistance qui témoigne, à travers un héroïsme splendide, du refus spontané des populations à l’acceptation des mythes nazis. Des millions et des millions d’hommes de l’URSS sont tombés pour défendre avec le sol et l’indépendance de la patrie, leur universalisme humanitaire. Les millions de soldats britanniques et américains qui débarquèrent sur notre malheureux continent, portaient au cœur l’idéal de libérer de l’oppression nazie et les pays occupés et les peuples qui, de gré ou de force, se firent les satellites de l’Axe, et le peuple allemand lui-même.
Ils étaient vraiment les uns et les autres, et tous ensemble, les soldats, avec ou sans uniforme, de la grande espérance qui, tout au long des siècles, s’est alimentée de la souffrance populaire, la grande espérance d’un avenir meilleur pour la condition humaine.
Cette grande espérance parfois balbutie ou se trompe de route ou ruse avec elle-même, ou connaît d’effroyables retours de barbarie, mais toujours elle persiste et finalement constitue le puissant levier qui fait progresser malgré tout l’humanité. Ces aspirations toujours renaissantes, ces inquiétudes constamment en éveil, cette angoisse sans cesse présente, ce combat perpétuel contre le mal, forment en définitive la sublime grandeur de l’homme. Le national-socialisme l’a mise hier en péril.
Après cette lutte gigantesque, où se sont affrontées deux idéologies, deux conceptions de la vie, au nom des peuples que nous représentons ici et au nom de la grande espérance humaine pour laquelle ils ont tant souffert et tant combattu, nous pouvons sans crainte et avec la conscience nette, nous ériger en accusateurs des dirigeants de l’Allemagne nazie.
Comme le disait éloquemment à l’ouverture de ce Procès, M. le juge Jackson : « La Civilisation ne pourrait pas survivre, si ces crimes devaient à nouveau être commis », et il ajoutait : « La véritable partie plaignante à la barre de votre Tribunal est la Civilisation ».
Celle-ci réclame de vous, après ce déchaînement de barbarie, un verdict qui sera aussi comme un suprême avertissement à l’heure où l’humanité paraît encore parfois ne s’engager sur la voie de l’organisation pacifique qu’avec appréhension et hésitation.
Si nous voulons qu’au lendemain du cataclysme de la guerre les souffrances des peuples martyrs, les sacrifices des peuples vainqueurs et également l’expiation des peuples coupables engendrent une humanité meilleure, la justice doit frapper les responsables de l’entreprise de barbarie à laquelle nous venons d’échapper.
Le règne de la Justice est l’expression la plus précise de la grande espérance humaine.
Votre jugement peut marquer une étape décisive dans sa poursuite difficile.
Sans doute aujourd’hui encore, cette justice et ce châtiment ne sont rendus possibles que parce qu’au préalable, les peuples libres sont sortis vainqueurs du conflit. Le lien existe dans les faits entre la force des vainqueurs et l’inculpation des chefs vaincus devant votre Haut Tribunal.
Mais ce lien ne signifie rien d’autre que cette évidence de la sagesse des nations que la justice, pour s’imposer effectivement et constamment aux individus comme aux nations, doit avoir la force à sa disposition.
La volonté commune de placer la force au service de la justice anime nos nations et commande toute notre civilisation.
Cette résolution s’affirme aujourd’hui avec éclat dans une instance judiciaire où les faits sont examinés scrupuleusement sous tous leurs aspects, où la qualification pénale est rigoureusement établie, la compétence du Tribunal incontestable, les droits de la Défense intacts, la publicité totale assurée.
Votre jugement, intervenant dans ces conditions, pourra servir de base au relèvement moral du peuple allemand, première étape de son intégration dans la communauté des pays libres. Sans votre jugement, l’histoire risquerait de recommencer, le crime deviendrait épopée et l’entreprise nationale-socialiste une dernière tragédie wagnérienne ; et de nouveaux pangermanistes diraient bientôt aux Allemands : « Hitler et ses compagnons ont eu tort parce qu’ils ont finalement échoué, mais il faudra bien que nous recommencions un jour sur d’autres bases la prestigieuse aventure du germanisme. »
Après votre jugement, le national-socialisme s’inscrira définitivement dans l’histoire de ce peuple, si du moins nous savons l’en instruire et veiller à ses premiers pas sur le chemin de la liberté, comme le crime des crimes qui ne pouvait que le conduire à la perdition matérielle et morale, comme la doctrine dont il doit à tout moment s’écarter avec horreur et mépris pour rester fidèle, ou plutôt redevenir fidèle, aux grandes normes de la civilisation commune.
L’éminent juriste international et le noble européen que fut Politis, dans son livre posthume intitulé La Morale Internationale, nous rappelle que, comme toutes les règles morales, celles devant régir les rapports internationaux, ne seront mises hors de doute que si tous les peuples arrivent à se convaincre qu’en définitive on a plus d’intérêt à les observer qu’à les transgresser.
C’est pourquoi votre jugement peut contribuer à éclairer le peuple allemand et l’ensemble des peuples.
Votre jugement doit s’inscrire comme un acte décisif dans l’histoire du Droit international pour préparer l’établissement d’une véritable société internationale excluant le recours à la guerre et mettant de façon permanente la force au service de la justice des nations ; il sera l’un des fondements de cet ordre pacifique auquel aspirent les peuples au lendemain de l’affreuse tourmente.
Le besoin de justice des peuples martyrs sera satisfait et leurs souffrances n’auront pas été vaines pour le progrès de la condition humaine.
Monsieur le Président, Messieurs les Juges.
Je me propose de présenter au Tribunal une introduction commune à la première et à la deuxième partie du réquisitoire français. La première partie est relative au travail obligatoire, la seconde au pillage de l’économie. Ces deux ensembles de questions sont complémentaires et solidaires. Le travail des hommes d’une part, les biens matériels d’autre part, constituent les deux aspects de la richesse d’un pays et les conditions de l’existence de ce pays. Les mesures prises à l’égard de l’un réagissent nécessairement sur l’autre et il est compréhensible que, dans les pays occupés, la politique allemande à l’égard de la main-d’œuvre et la politique allemande à l’égard des biens économiques se soient inspirées, dès le début, de principes directeurs communs.
Pour cette raison, le Ministère Public français a estimé qu’il était logique de présenter successivement au Tribunal ces deux dossiers qui correspondent aux lettres H et E du troisième chef de l’Acte d’accusation. Mon objet est maintenant de définir ces directives initiales de l’action allemande à l’égard du potentiel humain et du potentiel matériel dans les territoires occupés.
Lorsque les Allemands ont occupé les territoires du Danemark, de la Norvège, de la Hollande, de la Belgique, du Luxembourg et pour partie, de la France continentale, ils assumaient, de ce fait, un pouvoir matériel de contrainte à l’égard des habitants et un pouvoir matériel d’appréhension à l’égard des biens. Ils avaient donc la possibilité de fait d’utiliser ce double potentiel pour l’avantage de leur effort de guerre.
D’autre part, en droit, ils se trouvaient en présence des règles précises du Droit international relatives à l’occupation des territoires par la force militaire d’un État belligérant. Ces règles limitent très strictement les droits de l’occupant, qui peut seulement exercer la réquisition de biens et de services pour les besoins de l’armée d’occupation. Je fais ici allusion au Règlement annexe à la Convention, concernant les lois et coutumes de la guerre, signé à La Haye le 18 octobre 1907, section III et plus particulièrement aux articles 46, 47, 49, 52 et 53. S’il plaît au Tribunal, je citerai seulement le paragraphe de l’article 52 qui définit d’une façon parfaitement précise les conditions licites de réquisition des personnes et des biens :
« Des réquisitions en nature et de service ne pourront être réclamées des communes ou des habitants que pour les besoins de l’armée d’occupation. Ils seront en rapport avec les ressources du pays et de telle nature qu’ils n’impliquent pas, pour la population, l’obligation de prendre part aux opérations de la guerre contre leur patrie. »
Ces différents articles doivent d’ailleurs toujours être considérés dans l’esprit général qui est défini par le préambule même de la Convention, dont je me permets de lire au Tribunal le dernier paragraphe :
« En attendant qu’un code plus complet des lois de la guerre puisse être édicté, les Hautes Parties contractantes jugent opportun de constater que dans les cas non compris dans les dispositions réglementaires adoptées par elles, les populations restent sous la sauvegarde et sous l’empire des principes du droit des gens, tels qu’ils résultent des usages établis entre nations civilisées, des lois de l’humanité et des exigences de la conscience publique. »
Du point de vue ainsi énoncé, il est bien évident que l’exploitation totale des ressources des pays occupés au bénéfice de l’économie de guerre de l’ennemi est absolument contraire au droit des gens et aux exigences de la conscience publique.
L’Allemagne a signé la Convention de La Haye, et il est à remarquer qu’elle n’avait fait de réserves à ce moment que sur l’article 44 qui est relatif à la fourniture de renseignements aux belligérants. Elle n’a fait aucune réserve à l’égard des articles que nous avons cités, ni du préambule. Ces articles et ce préambule reproduisent d’ailleurs les textes correspondants de la précédente Convention de La Haye du 28 juillet 1899. Les ratifications officielles allemandes ont été données aux conventions aux dates respectives du 4 septembre 1900 et du 27 novembre 1909. J’ai tenu à rappeler ces faits notoires afin de souligner que les Allemands ne pouvaient méconnaître ces principes constants de Droit international auxquels ils ont souscrit à deux reprises, bien avant leur défaite de 1918, et par conséquent, en dehors des prétendues pressions qu’ils invoquent à l’occasion du Traité de Versailles.
Sur cette question de théorie juridique, il convient encore de relever que, dans l’arrangement signé à Versailles, le 28 juin 1919, et concernant l’occupation militaire des territoires rhénans, il est fait référence, dans l’article 6, à la Convention de La Haye, dans les termes suivants :
« Le droit de réquisition en nature et en services, tel qu’il est réglementé par la Convention de La Haye de 1907, sera exercé par les armées alliées et associées d’occupation. »
Ainsi la réglementation des droits de réquisition des occupants se trouve confirmée par un troisième acte international souscrit par l’Allemagne qui, s’agissant de l’occupation de son territoire, était ici la bénéficiaire de cette limitation.
En présence de cette situation de fait, qui comporte le pouvoir et la tentation, et de cette situation de droit, qui comporte une limite, quelle sera la conduite des Allemands ?
Le Tribunal sait déjà, par les exposés généraux, que la conduite des Allemands a été de tirer parti du fait et de méconnaître le droit.
Les Allemands ont systématiquement violé les règles internationales et le droit, au point de vue qui nous intéresse, par le travail obligatoire et par la spoliation des biens. La démonstration détaillée de ces actes dans les pays de l’Ouest vous sera apportée par les exposés qui suivront le mien.
Je vais, pour ma part, m’attacher seulement un instant, à la conception même que les Allemands ont eue dès le début. Je présente à cet égard au Tribunal trois propositions complémentaires.
Première proposition
Les Allemands ont, dès le début de l’occupation, décidé de s’emparer, pour leur effort de guerre, de toutes les possibilités, en valeur réelle ou en valeur humaine, des pays occupés. Leur plan a été de ne point tenir compte des limitations du droit. Ce n’est pas sous l’aiguillon de nécessités occasionnelles qu’ils ont, par la suite, perpétré leurs agissements illicites, c’est en vertu d’une volonté délibérée.
Deuxième proposition
Mais les Allemands se sont préoccupés de dissimuler leurs intentions véritables. Ils n’ont pas fait connaître qu’ils rejetaient les règles juridiques internationales. Ils ont au contraire donné l’assurance qu’ils les respecteraient.
Les raisons de ce camouflage sont aisées à comprendre. Les Allemands étaient tenus de ménager, au début, l’opinion des pays occupés. Des procédés brutaux auraient suscité une résistance immédiate, qui aurait contrarié leur action. Ils désiraient également tromper l’opinion mondiale, et plus particulièrement l’opinion publique américaine, puisque les États-Unis d’Amérique n’étaient pas encore à ce moment entrés dans la guerre.
Troisième proposition
La troisième proposition que je présente au Tribunal est la résultante des deux premières. Du fait que les Allemands entendaient réaliser leur fin et dissimuler leurs intentions, ils ne pouvaient manquer d’organiser un système de moyens détournés, conservant dans une certaine mesure une apparence normale. La complexité et le caractère technique des procédés employés permettaient de cacher aisément la réalité aux esprits non avertis ou simplement non informés. Ces moyens déguisés se révélèrent, en fait, aussi efficaces et peut-être davantage que ne l’eût été une mainmise brutale. Ils permirent d’ailleurs de recourir à cette mainmise brutale, le jour où les Allemands estimèrent qu’ils y trouveraient désormais plus d’avantages que d’inconvénients.
Il nous apparaît que cette analyse des intentions allemandes peut être intéressante pour ce Tribunal car, d’une part, elle fait apparaître la préméditation des actes illicites ainsi que la conscience que leurs auteurs avaient de leur caractère répréhensible de ces actes ; d’autre part, elle permet de mieux comprendre la portée et l’étendue de ces actes, malgré les précautions prises pour les dissimuler.
Les preuves que l’Accusation va apporter se réfèrent principalement à la deuxième et à la troisième de ces propositions car, en ce qui concerne la première, c’est à-dire la volonté délictuelle et la préméditation, elle est démontrée du fait même de la discordance entre la façade et la réalité.
Je dis en premier lieu que les Allemands ont affecté, au moment de l’occupation, d’observer les règles du droit des gens. Voici, à titre d’exemple, une proclamation à la population de la France, signée par le Commandant en chef de l’Armée allemande : c’est un document public qui est reproduit dans le Journal Officiel contenant les ordonnances arrêtées par le Gouverneur militaire pour les territoires français occupés, n° 1 de ce journal, daté du 4 juillet 1940.
Ce document portera le n° RF-1 de la documentation française, et j’en cite simplement une phrase :
« Les troupes ont reçu l’ordre de traiter la population avec égard et de respecter la propriété privée tant que la population reste calme. »
Les Allemands ont procédé d’une façon identique dans tous les pays occupés. Ainsi nous présentons au Tribunal le texte de la même proclamation, datée du 10 mai 1940, qui a été publiée dans le Journal Officiel du Commandement en chef en Belgique et dans le nord de la France, n° 1, page 1, également, sous le titre : « Proclamation à la population de la Belgique ». Le texte allemand, ainsi que le texte flamand, portent un titre plus complet : « Proclamation à la population de Hollande et de Belgique. »
Étant donné l’identité de ces textes, cet exemplaire porte le n° 1 bis de la documentation française.
Nous présentons maintenant une autre proclamation intitulée : « Aux habitants des pays occupés », datée du 10 mai 1940 et signée « Commandant en chef du groupe d’Armées » qui est également publiée dans le Journal Officiel des ordonnances allemandes. Ceci sera considéré comme le n° RF-2 de la documentation française. Je cite les deux premiers paragraphes :
« Le Commandant en chef de l’Armée allemande me donne pleins pouvoirs de communiquer ce qui suit :
« I. L’Armée allemande garantit aux habitants pleine sécurité personnelle et sauvegarde de leurs biens. Ceux qui se comporteront paisiblement et tranquillement n’ont rien à craindre. » Je cite également des passages des paragraphes V, VI et VII.
« V. L’administration de l’État, des communes, la police et les écoles, devront poursuivre leur activité. Elles restent ainsi au service de leur propre population.
« VI. Toutes les entreprises, les maisons de commerce, les banques, poursuivront leur travail dans l’intérêt de la population.
« VII. Les producteurs de marchandises de première nécessité, ainsi que les commerçants, doivent poursuivre leur activité et mettre leurs marchandises à la disposition du public. »
Les expressions que je viens de citer ne sont pas la reproduction littérale des conventions internationales, mais elles en reflètent l’esprit. La répétition des termes : « au service de la population », « dans l’intérêt de la population », « à la disposition du public », doit nécessairement être traduite comme l’assurance particulièrement ferme que les richesses du pays et le travail du pays seront conservés au pays et non point détournés au bénéfice de l’effort de guerre allemand.
Nous considérons maintenant au titre de n° RF-2 bis le texte de la même proclamation, signée par le Commandant en chef du groupe d’Armée, et publiée dans le Journal Officiel du Commandement en chef en Belgique, précité, page 3.
Enfin, le 22 juin 1940, une convention d’armistice était signée entre les représentants du Gouvernement allemand et les représentants de l’autorité de fait qui assurait alors le Gouvernement de la France. Cette convention est également un acte public. Elle sera présentée plus tard au Tribunal, comme le premier document du cas économique du Ministère Public français. Je désire simplement citer maintenant une phrase du paragraphe 3 qui est ainsi conçue :
« Dans les régions occupées de la France, le Reich allemand exerce tous les droits de la puissance occupante. »
II s’agit donc d’une référence très nette au Droit international. Au surplus, les plénipotentiaires allemands donnèrent, à cet égard, des affirmations orales complémentaires. Nous produisons sur ce point au Tribunal, à titre de document français n° RF-3, un extrait de la déposition faite par l’ambassadeur Léon Noël au cours d’un procès devant la Haute Cour de justice française. Cet extrait est reproduit d’après l’ouvrage intitulé : Compte rendu in extenso des audiences. Procès du Maréchal Pétain, imprimé à Paris en 1945 par l’imprimerie des journaux officiels, et constitue donc un document recevable en preuve, aux termes de la Charte du Tribunal, article 21. Voici les explications de M. Léon Noël que je désire citer au Tribunal (M. Léon Noël était membre de la Délégation française d’Armistice) :
« J’ai obtenu également un certain nombre de réponses qui, je crois, auraient pu être utilisées dans la suite, de la part des généraux allemands, du Général Jodl, celui qui a signé à Reims, au mois de mai dernier la capitulation sans conditions de l’Allemagne, et du général, futur maréchal Keitel qui, quelques semaines après, devait signer à Berlin la ratification de cette capitulation. C’est ainsi que je les ai amenés à déclarer, de la façon la plus catégorique, qu’en aucun cas ils ne se mêleraient d’administration, que les droits qu’ils se faisaient reconnaître par la Convention étaient, purement et simplement, ceux qu’en pareil cas, le Droit international, les usages internationaux reconnaissent aux armées d’occupation, c’est-à-dire ceux indispensables pour assurer la sécurité, les transports, les besoins en ravitaillement de ces armées. »
Les affirmations et les promesses allemandes sont donc formelles. Or, dès ce moment, elles n’étaient point sincères.
Non seulement, en effet, les Allemands devaient les violer par la suite, mais dès le début, ils ont organisé un dispositif qui devait leur permettre d’accomplir ces violations de la façon la plus efficace et, en même temps, d’une façon relativement dissimulée.
Ce dispositif allemand pour ce qui concerne l’Économie et le Travail, procède d’une idée très simple. Il consiste à contrôler la production à son point initial et à son point terminal.
D’une part, les Allemands procèdent immédiatement à la réquisition générale de toutes les matières premières et de toutes les marchandises dans les pays occupés.
Désormais, il dépendra d’eux de fournir ou de ne pas fournir des matières premières à l’industrie nationale. Ils pourront ainsi développer un secteur de production plutôt qu’un autre, favoriser certaines entreprises et, inversement, obliger d’autres entreprises à la fermeture. Selon les événements et les opportunités, ils aménageront cette appropriation des matières premières, principalement en vue d’en faciliter la répartition dans leur intérêt, mais le principe sera toujours maintenu. Ils disposent ainsi, en quelque sorte, de la clef d’entrée de la production.
Ils disposent, d’autre part, de la clef de sortie, c’est-à-dire du financement. En s’assurant des moyens financiers dans la monnaie d’un pays occupé, les Allemands peuvent acheter des produits et s’approprier avec une apparence légale le résultat de l’activité économique du pays. En fait les Allemands se procurèrent, dès le début, des moyens financiers si élevés qu’ils absorbaient aisément presque toute la capacité productive de chaque pays.
Si le Tribunal l’estime désirable, je pourrais peut-être interrompre mon exposé sur ce point.