TRENTE-HUITIÈME JOURNÉE.
Samedi 19 janvier 1946.

Audience du matin.

M. HERZOG

Monsieur le Président, à la fin de l’audience d’hier, j’exposais au Tribunal les conditions dans lesquelles le Service du Travail obligatoire a été progressivement imposé en France. J’en étais arrivé à la seconde action de l’accusé Sauckel, marquée par les lois et décrets du 16 février 1943. La seconde action de Sauckel a précipité l’enrôlement forcé des Français pendant les mois de février et de mars 1943. Plusieurs dizaines de milliers de jeunes gens des classes 1940 à 1942 furent déportés en Allemagne, en application de la loi du 16 février. La cadence des déportations ralentit au mois d’avril, mais l’Arbeitseinsatz formulait aussitôt de nouvelles exigences. Le 9 avril 1943, l’accusé Sauckel demandait aux autorités françaises de lui fournir 120.000 travailleurs pendant le mois de mai et 100.000 pendant le mois de juin. En juin, il faisait connaître qu’il désirait opérer le transfert de 500.000 ouvriers jusqu’au 31 décembre.

La troisième action Sauckel allait commencer. Elle devait être marquée, le 5 juin 1943, par la mobilisation totale de la classe 1942. Toutes les exemptions, prévues par la loi du 16 février et les textes subséquents, étaient retirées et les jeunes gens de la classe 1942 étaient pourchassés dans toute la France.

En réalité, la troisième action Sauckel s’est essentiellement manifestée par une violente pression de l’accusé tendant à obtenir une déportation massive par voie de recrutement forcé. Je fournis en preuve trois documents qui témoignent de l’action menée par Sauckel pendant l’été 1943. Le premier document est une lettre de Sauckel à Hitler, en date du 27 juin 1943. Rédigée par l’accusé au retour d’un voyage en France, elle contient l’exposé du plan de recrutement des travailleurs français, pour le second semestre 1943. Il s’agit d’obtenir d’une part, que 1.000.000 d’ouvriers soient affectés en France aux usines d’armement françaises, d’autre part, que 500.000 travailleurs français soient déportés en Allemagne. Cette lettre constitue le document PS-556 (39) que je dépose au Tribunal sous le n° RF-65. Et je lis :

« Weimar, le 27 juin 1943.

« Mon Führer,

« Je me permets, par la présente, de vous informer de mon retour de France, où je me suis rendu pour des questions de service.

« Étant donné que les réserves de travailleurs dans les territoires occupés par la Wehrmacht se trouvent numériquement largement engagées, j’étudie actuellement d’une façon très approfondie la possibilité de mobiliser d’autres réserves de travailleurs en faveur de l’économie de guerre allemande, tant dans le Reich que dans les territoires occupés.

« Dans mon exposé du 20 avril, je me suis permis de signaler qu’il fallait opérer actuellement une coordination intensive et précise des forces de travail européennes, pour autant qu’elles se trouvent dans des territoires soumis à l’influence directe du Reich.

« Le but du séjour que je viens de faire à Paris était précisément d’étudier les possibilités d’engager, à la suite de pourparlers et d’études personnelles, encore d’autres travailleurs. Après avoir établi un sérieux bilan, j’en suis arrivé à la décision suivante :

« 1° Étant donné qu’en France les mesures concernant l’économie de guerre ne se rapprochent de celles existant en Allemagne que moyennement, il est possible d’adjoindre, jusqu’au 31 décembre 1943, encore 1.000.000 de travailleurs, hommes et femmes, à l’industrie française de guerre et des armements, chargée de l’exécution des commandes allemandes. Dans ce cas, il sera possible de passer encore d’autres commandes en France.

« 2° Tout en tenant compte de ces mesures, il sera possible, après étude approfondie, en coopération avec nos services d’armement et du travail obligatoire, de transférer, d’ici la fin de l’année, encore 500.000 ouvriers et ouvrières français dans le Reich.

« Les conditions nécessaires pour l’exécution de ce programme, établi par moi, sont les suivantes :

« 1. Étroite collaboration de tous les services allemands, surtout à l’égard des services français.

« 2. Étude constante de l’économie française au moyen de commissions mixtes, telles qu’elles ont été prévues par M. Speer, ministre du Reich des armements et munitions, et moi.

« 3. Propagande constante, adroite, et produisant son effet contre les cliques de Gaulle et Giraud.

« 4. Assurance d’une nourriture suffisante pour la population française travaillant pour l’Allemagne.

« 5. Représentation énergique de ces nécessités auprès du Gouvernement français, en particulier du maréchal Pétain, qui constitue encore un obstacle principal au travail obligatoire de la femme française.

« 6. Sensible développement du programme déjà introduit par moi en France et consistant à apprendre à la population des métiers utiles à l’économie de guerre. »

Je saute le paragraphe suivant, et je lis le dernier :

« Je vous prie par conséquent, mon Führer, de bien vouloir m’accorder, dans le courant du deuxième semestre 1943, 1.000.000 de Français et de Françaises pour l’économie de guerre allemande en France et en outre 500.000 Français et Françaises pour être transférés dans le Reich, jusqu’à la fin de l’année.

« Votre fidèle et obéissant :

« Signé : Fritz Sauckel. »

Le document sur lequel je veux maintenant attirer l’attention du Tribunal, démontre que le Führer a donné son approbation au programme de Sauckel. Une note, rédigée le 28 juillet 1943 par le docteur Stothfang, sous le timbre de la délégation du Service du Travail, donne le compte rendu d’un entretien de Sauckel avec le Führer. C’est le document PS-556 (41) que je présente au Tribunal comme document RF-66. Je me borne à en lire le dernier paragraphe :

« Le transfert prévu d’ici la fin de l’année de 1.000.000 de travailleurs français en faveur des industries de guerre en France et de 500.000 autres travailleurs français à l’intérieur du Reich, a été approuvé par le Führer. »

Un document établit enfin que l’accusé Sauckel, fort de l’approbation du Führer, a tenté de réaliser son programme en agissant sur les autorités françaises. Ce document est une lettre de Sauckel à Hitler. Elle est datée du 13 août 1943, au retour d’un voyage de l’accusé en France, en Belgique et en Hollande. Elle constitue le document PS-556 (43). J’en donne lecture au Tribunal, sous le n° d’audience RF-67.

« Weimar, le 13 août 1943.

« Mon Führer,

« Je me permets de vous informer de mon retour de France, Belgique et Hollande, où je me suis rendu en voyage de service. Au cours de dures et longues négociations, j’ai imposé aux territoires occupés de l’Ouest, pour les cinq derniers mois de l’année 1943, le programme ci-dessous indiqué, et préparé des mesures très détaillées pour son exécution en France avec le commandant militaire, l’ambassade d’Allemagne, le Gouvernement français, en Belgique avec le commandant militaire, et en Hollande avec le service du commissaire du Reich.

« Le programme prévoit :

« 1° Transfert en France de 1.000.000 d’ouvriers et d’ouvrières français de l’industrie civile à l’industrie de guerre allemande en France. Cette mesure doit permettre un nouveau déplacement important vers la France d’exécution de commandes allemandes.

« 2° Embauchage de 500.000 ouvriers français pour travailler en Allemagne. Ce chiffre ne doit pas être divulgué à l’extérieur.

« 3° Afin de rendre inutile toute résistance passive de nombreux milieux de fonctionnaires français, j’ai ordonné, d’accord avec le commandant militaire en France, la création de commissions de recrutement du Service du Travail, exerçant leurs fonctions sur deux départements à la fois, et placées sous le contrôle et la direction des Services du Travail des Gaue allemands. Ce n’est que de cette façon qu’on pourra utiliser entièrement le potentiel français de travail et obtenir son plein rendement. Le Gouvernement français a accepté. »

Si le Tribunal le permet, je vais maintenant continuer la citation jusqu’au bout, les paragraphes qui suivent sont relatifs à la Belgique et à la Hollande. Cela me permettra tout à l’heure de m’y référer, sans revenir à la lecture du document.

« 4° Un programme a été établi en Belgique pour l’emploi dans le Reich de 150.000 ouvriers, ainsi qu’une organisation pour le travail obligatoire, semblable à celle prévue pour la France, et ceci d’accord avec le Gouvernement militaire en Belgique. »

Je passe quelques lignes et je continue :

« 5° Un programme a également été élaboré pour la Hollande, prévoyant l’envoi en Allemagne de 150.000 ouvriers, et l’embauchage pour la production de guerre allemande de 100.000 ouvriers et ouvrières, provenant de l’industrie civile hollandaise. »

Tel était le programme de Sauckel en 1943. Son plan fut en partie déjoué par la résistance des fonctionnaires et des ouvriers patriotes. La preuve en est fournie par un aveu de l’accusé. Je me réfère au compte rendu de la conférence de l’Office central du Plan de quatre ans, du 1er mars 1944. C’est le document que j’ai déposé hier au Tribunal, sous le n° RF-30 (R-124).

Je lis à la première page de la traduction française, deuxième paragraphe (texte allemand, page 1768) :

« En automne dernier, le programme de recrutement, dans la mesure où il concerne le recrutement à l’étranger, fut largement déjoué. Je n’ai pas besoin de donner des raisons, nous avons assez parlé de cela, mais il me faut déclarer : le programme a été démoli. »

Sauckel ne fut toutefois pas découragé par les difficultés qu’il avait rencontrées en 1943. En 1944, il tenta de réaliser un nouveau programme par le jeu de la quatrième action.

Les autorités nationales-socialistes décidèrent d’assurer en 1944 le transfert de 4.000.000 d’ouvriers étrangers en Allemagne. Cette décision fut prise le 4 janvier 1944, au cours d’une conférence tenue au Quartier Général du Führer en présence de ce dernier. Le compte rendu de cette conférence forme le document PS-1292. Je le dépose au Tribunal sous le n° RF-68, et je lis, page 3 de la traduction française (original allemand, page 6, dernier paragraphe) :

« Résultats de la conférence :

« 1. Le plénipotentiaire général à la main-d’œuvre procurera au moins 4.000.000 de nouveaux travailleurs des pays occupés. »

Le détail des contingents exigés de chaque territoire occupé devait être fixé le 16 février 1944, au cours d’une conférence de l’Office central du Plan de quatre ans.

J’ai déposé le compte rendu de cette séance au début de mes explications, sous le n° RF-20 (F-675). Je cite aujourd’hui les conclusions. C’est dans le document RF-20, la première page de la traduction, troisième page de l’original allemand :

« Conclusions de la 53e séance de l’Office central du Plan, du 16 février 1944.

« Campagne de la main-d’œuvre en 1944.

« 1. Parmi les réserves intérieures allemandes, on pourrait, avec un effort extraordinaire, mobiliser environ 500.000... » (Je passe.)

« 2. Recrutement de la main-d’œuvre italienne, au nombre de 1.500.000 dont, depuis janvier jusqu’en avril, 250.000 mensuellement et de mai à décembre, 500.000 mensuellement.

« 3. Recrutement de 1.000.000 travailleurs français, en quantité mensuelle identique, du 1er février au 31 décembre 1944 (environ 91.000 par mois).

« 4. Recrutement de main-d’œuvre en Belgique : 250.000. « 5. Recrutement de main-d’œuvre dans les Pays-Bas : 250.000. » J’arrête ici la citation, les autres paragraphes concernant les pays de l’Europe orientale.

Le Tribunal a vu que la France était appelée à fournir un contingent important de travailleurs. Aussi, dès le 15 janvier, Sauckel se rendait à Paris pour dicter ses volontés aux autorités françaises.

La quatrième action Sauckel s’est traduite par deux mesures distinctes : l’adoption de la procédure, dite du peignage des industries, et la publication d’une loi du 1er février 1944, qui a élargi le champ d’application du Service du Travail obligatoire.

Le système du peignage des industries a conduit l’administration de la main-d’œuvre à opérer un recrutement direct dans les entreprises industrielles. Les commissions mixtes franco-allemandes ont été instituées dans chaque département. Elles ont fixé le pourcentage d’ouvriers qu’il convenait de déporter ; elles ont procédé à leur réquisition et à leur transfert. La pratique du peignage des industries représente la réalisation des projets élaborés par l’accusé Sauckel dès 1943. Dans les documents dont je viens de donner lecture au Tribunal, Sauckel annonçait en effet son intention de créer des commissions mixtes de travail.

La loi du 1er février 1944 a marqué le point culminant des actions menées par Sauckel sur le plan législatif. Elle étend le champ d’application de la loi du 4 septembre 1942. À compter de février 1944, tous les hommes de 16 à 60 ans et toutes les femmes de 18 à 45 ans ont été soumis à l’obligation du travail.

Je dépose au Tribunal la loi du 1er février 1944 sous le n° RF-69 et je lui demande de bien vouloir en prendre acte.

La preuve de la pression que Sauckel a exercée sur les autorités françaises pour leur imposer la publication de cette loi est fournie par un rapport de l’accusé à Hitler. Ce rapport date du 25 janvier 1944. Il a donc été rédigé pendant le cours de négociations qui ont caractérisé la quatrième action de Sauckel. Il forme le document PS-556 (55) que je dépose au Tribunal sous le n° RF-70.

Je lis ce document :

« 25 janvier 1944.

« Mon Führer,

« Le Gouvernement français, ainsi que le maréchal Pétain, ont, le 22 janvier 1944, largement accepté mes demandes au sujet de l’augmentation des heures de travail, à porter de 40 à 48 heures par semaine, ainsi que la loi prévoyant un développement du Service du Travail en France et l’envoi de travailleurs français en Allemagne.

« Le maréchal ne s’est pas déclaré d’accord au sujet de l’emploi de la main-d’œuvre féminine dans le Reich, mais uniquement à l’intérieur de la France et pour des femmes âgées de 26 à 45 ans, les femmes âgées de 18 à 25 ans ne devant être employées qu’au lieu de leur résidence.

« Étant donné que ceci constitue, malgré tout, un grand progrès, si l’on tient compte des négociations extrêmement difficiles que j’ai été obligé de mener à Paris, j’ai accepté la loi, afin d’éviter toute perte de temps, et à condition que les exigences allemandes soient appliquées et exécutées énergiquement.

« Le Gouvernement français a également accepté mon exigence de condamner les fonctionnaires français qui saboteraient l’application de la loi du Service du Travail obligatoire, à des peines très sévères, pouvant aller jusqu’à la peine de mort. Je n’ai, toutefois, laissé subsister aucun doute au sujet de la rigueur des mesures qui seraient prises, au cas où les exigences concernant le transfert des travailleurs ne seraient pas exécutées.

« Votre toujours dévoué et fidèle :

« Fritz Sauckel. »

J’attire l’attention du Tribunal sur le problème du travail obligatoire des femmes auquel les deux documents précédents se réfèrent. Les autorités françaises ont, pendant longtemps, manifesté une opposition catégorique à l’institution du travail des femmes.

L’accusé Sauckel n’a cessé d’exercer à cet effet une action violente.

Le 27 juin 1943, il suggérait, dans une lettre à Hitler, qu’une représentation énergique des nécessités allemandes fût faite auprès du Gouvernement français. J’ai déjà donné lecture de cette lettre au Tribunal sous le n° RF-65 ; je n’y reviens pas, mais je souligne que la loi du 1er février n’a pas donné satisfaction à Sauckel et n’a pas du tout apaisé ses exigences.

Son mécontentement et sa volonté de poursuivre sa politique de contrainte se traduisent dans un rapport du 26 avril 1944 qui porte sa signature et dont la transmission est assurée par un de ses adjoints nommé Berk.

Il s’agit de quatre rapports de Sauckel joints sous la même transmission. Ce rapport constitue le document PS-1289 ; je le dépose au Tribunal sous le n° RF-71 et je lis, page 2 :

« La France.

« 1° . Le problème des femmes

Lors de la promulgation de la loi française instituant le Service du Travail obligatoire, les autorités françaises, en particulier le maréchal Pétain, ont vivement insisté pour que les femmes fussent exemptées du service obligatoire en Allemagne. Après de longues hésitations, le GBA a donné son accord à cette exemption. Cet accord fut donné, sous réserve cependant que les prévisions des contingents imposés fussent atteintes. Dans le cas contraire, le GBA se réservait le droit de prendre de nouvelle mesures. Les contingents prévus étant loin d’être atteints à présent, une réclamation doit être adressée au Gouvernement français afin qu’il étende le Service du Travail obligatoire aux femmes. »

La quatrième action Sauckel a donc été menée de façon à utiliser toutes les forces de travail de la France. La résistance des Français et le développement des opérations militaires ont entravé l’exécution du plan de Sauckel. L’accusé avait cependant prévu les mesures exceptionnelles qu’il convenait de prendre au jour du débarquement des armées alliées. Je cite à nouveau le document PS-1289, document d’audience RF-71, et je lis :

« Mesures pour l’utilisation de la main-d’œuvre, en cas d’invasion.

« Dans les territoires occupés, il a déjà été en partie établi des dispositions pour replier la population des régions touchées par l’invasion et soustraire ainsi une main-d’œuvre précieuse aux mains de l’ennemi. Étant donné la situation actuelle de la main-d’œuvre en Allemagne, il est nécessaire d’amener sur la plus grande échelle possible la main-d’œuvre capable de rendement, à un travail approprié dans le Reich. Des ordres pour que la Wehrmacht assure la sécurité dans la réalisation de ces mesures sont indispensables. Pour une ordonnance du Führer on proposerait le texte suivant :... »

Je ne lis pas le texte de l’ordonnance proposée par Sauckel. Mais la rapidité de la victoire alliée fut telle que Sauckel n’eut pas la possibilité de réaliser son plan de déportation massive. Il en entreprit cependant l’exécution et les déportations des ouvriers se prolongèrent jusqu’au jour de la libération du territoire. Plusieurs centaines de milliers d’ouvriers français se trouvaient alors en Allemagne, du fait des différentes actions de Sauckel. Je demande au Tribunal de le retenir.

Mais la rapidité de la victoire alliée fut telle que Sauckel n’eut pas la possibilité de réaliser son plan de déportation massive. Il en entreprit cependant l’exécution et les déportations des ouvriers se prolongèrent jusqu’au jour de la libération du territoire. Plusieurs centaines de milliers d’ouvriers français se trouvaient alors en Allemagne, du fait des différentes actions de Sauckel. Je demande au Tribunal de le retenir.

Le Service du Travail obligatoire a été introduit en Norvège de la même façon qu’en France. Les accusés ont imposé aux autorités norvégiennes la publication d’une loi qui a instauré l’enregistrement obligatoire de citoyens norvégiens et prescrit leur enrôlement de force. Je cite à ce propos le rapport préliminaire sur les crimes de l’Allemagne contre la Norvège, rapport dressé par le Gouvernement norvégien et déposé au Tribunal sous le n° UK-79. Je le dépose actuellement sous le n° d’audience RF-72 et je lis, première page, troisième paragraphe :

« Le résultat de l’ordre de Sauckel en Norvège a été la promulgation de la loi Quisling du 3 février 1943, concernant l’enregistrement obligatoire des Norvégiens et des Norvégiennes pour le soi-disant effort de travail national.

« Terboven et Quisling ont admis ouvertement que la loi avait été promulguée pour permettre au peuple norvégien d’utiliser sa main-d’œuvre au profit de l’effort de guerre allemand. Dans un discours du 2 février, Terboven déclarait, entre autres, que lui-même et le Reich allemand appuyaient cette loi de leur autorité, et il menaçait d’employer la force contre quiconque tenterait de s’opposer à son exécution. »

En Belgique et en Hollande, les autorités allemandes ont usé d’un procédé direct ; le Service du Travail obligatoire a été organisé par des ordonnances de la puissance occupante.

Ce sont, en Belgique, les ordonnances du commandant militaire ; en Hollande, des ordonnances du Commissaire du Reich. Je rappelle au Tribunal que l’autorité du commandant militaire en Belgique s’étendait au nord de la France.

C’est une ordonnance du 6 mars 1942 qui a posé le principe du travail obligatoire en Belgique. Elle a paru au Verordnungsblatt belge de 1942, page 845. Je la dépose au Tribunal sous le n° RF-73 et je lui demande de bien vouloir en prendre acte. L’ordonnance du 6 mars excluait la possibilité de la déportation forcée des travailleurs en Allemagne. Mais cette déportation a été prescrite par une ordonnance du 6 octobre 1942 qui a paru au Verordnungsblatt belge de 1942, page 1060. Je l’ai déposée au Tribunal sous le n° RF-57 au cours de mes explications.

Les agissements en Belgique ont donné lieu à des interventions et à des protestations des plus hautes personnalités belges, entre autres du roi des Belges et du cardinal van Roay.

Les ordonnances qui ont institué le travail obligatoire en Belgique et dans le nord de la France portaient la signature du général von Falkenhausen. Mais ce dernier a rendu son ordonnance du 6 octobre sur l’ordre de Sauckel. Je me réfère à nouveau au témoignage du général von Falkenhausen que j’ai soumis au Tribunal sous la cote d’audience n° RF-15.

Je lui demande de m’autoriser à en lire les passages suivants : première page, cinquième paragraphe :

« Question

Le 6 octobre 1942 a paru une ordonnance qui a institué le travail obligatoire en Belgique et dans les départements du nord de la France, pour les hommes de 18 à 50 ans et pour les femmes célibataires de 21 à 25 ans.

« Réponse

J’étais Commandant en chef pour le nord de la France et la Belgique.

« Question

Le témoin se souvient-il d’avoir promulgué cette ordonnance ?

« Réponse

Je ne me rappelle pas exactement le texte de l’ordonnance parce que cela a été fait à la suite d’un long combat avec le chargé du Travail : Sauckel.

« Question

Avez-vous eu quelques difficultés avec Sauckel ?

« Réponse

J’étais foncièrement opposé à l’institution du travail obligatoire et ce ne fut qu’après avoir reçu des ordres que j’ai consenti à promulguer l’ordonnance.

« Question

Cette ordonnance n’a donc pas été prise d’après votre propre initiative ?

« Réponse

Au contraire.

« Question

Qui donnait les instructions à ce sujet ?

« Réponse

Je suppose qu’à ce moment-là Sauckel avait déjà l’emploi de responsable pour la main-d’œuvre et qu’il m’a, alors, donné toutes instructions sur l’ordre de Hitler. »

Je passe et je reprends la citation à la page 3 de la traduction française, quatrième paragraphe :

« Question

Puisque vous étiez opposé à cette conception du travail forcé, n’avez-vous pas réagi lorsque vous avez reçu ces instructions ?

« Réponse

II y avait des luttes sans arrêt entre Sauckel et moi-même ; à la fin cela a contribué grandement à ma démission. »

La violence de la pression que l’accusé Sauckel avait exercée en Belgique pour imposer son plan de recrutement forcé est d’ailleurs démontrée par le document que j’ai produit tout à l’heure au Tribunal sous la cote d’audience n° RF-67 (PS-556) [43]. Le Tribunal se souvient qu’il s’agit du rapport adressé le 13 août 1943 par Sauckel à Hitler à son retour de France, de Belgique et de Hollande.

Il me reste à traiter de l’introduction du travail obligatoire en Hollande.

Je demande au Tribunal de retenir l’institution de l’enrôlement forcé dans les territoires occupés néerlandais à la charge de l’accusé Seyss-Inquart, en même temps qu’à celle de l’accusé Sauckel.

Ce sont, en effet, des ordonnances du Reichskommissar, qui ont organisé la déportation des travailleurs hollandais. Elles engagent d’autant plus sa responsabilité que, en sa qualité de Reichskommissar, il détenait directement ses pouvoirs du Führer.

L’accusé Seyss-Inquart a introduit le Service du Travail obligatoire en Hollande par l’ordonnance du 28 février 1941, qui a paru au Verordnungsblatt de Hollande de 1941, elle porte le n° 42. C’est l’ordonnance à laquelle je me suis référé hier, au cours de mes explications, sous le numéro d’audience RF-58 et dont j’ai demandé au Tribunal de bien vouloir prendre acte.

Comme en Belgique, le travail obligatoire n’était à l’origine exigible qu’à l’intérieur des territoires occupés, mais, comme en Belgique, il fut bientôt étendu afin de permettre la déportation des travailleurs en Allemagne. L’extension fut réalisée par une ordonnance de Seyss-Inquart du 23 mars 1942, qui a paru sous le n° 26 au Verordnungsblatt 1942. Je la dépose au Tribunal comme cote d’audience n° RF-74 et je lui demande de la joindre à la procédure.

Seyss-Inquart avait ainsi tracé la voie dans laquelle l’accusé Sauckel allait pouvoir exercer son action. Sauckel fit, en effet, en sorte d’utiliser tout le potentiel humain des États néerlandais, mais de nouvelles mesures furent bientôt nécessaires, mesures que Seyss-Inquart adopta.

Une ordonnance du 6 mai 1943 (Verordnungsblatt de 1943, page 173) décréta la mobilisation de tous les hommes âgés de 18 à 35 ans. Je dépose cette ordonnance au Tribunal comme document RF-75.

Dès le 19 février 1943, d’ailleurs, Seyss-Inquart avait édicté un texte qui permettait à ses services de prendre toutes les mesures d’utilisation de la main-d’œuvre qu’ils jugeaient opportunes.

Cette ordonnance, qui a paru au Verordnungsblatt de 1943, est déposée au Tribunal comme document RF-76.

L’importance de la déportation en Hollande en 1943 est attestée par une lettre du 16 juin 1943 du représentant de Sauckel dans les Pays-Bas.

Cette lettre, qui porte dans la documentation française le n° F-664, est déposée au Tribunal sous le n° RF-77.

J’en donne lecture :

« Conformément à l’ordonnance de recensement du 7 mai 1943, les classes 1920 à 1924 ont été portées sur fiches. À côté de ce travail et malgré sa très grande importance, 22.986 travailleurs ont pu être envoyés dans le Reich, sans compter les prisonniers de guerre transférés. Durant le mois de juin, le chiffre qu’on n’a pu complètement atteindre au mois de mai sera compensé.

« Ces classes comprennent chacune, d’après le service des statistiques de Hollande, 80.000 personnes, et le transfert de ces classes dans le Reich a déjà commencé. 446.493 personnes ont été transférées dans le Reich jusqu’au 1er juin 1943 ; elles sont en partie à nouveau revenues. Les chiffres des fichiers ont actuellement la teneur suivante :

Classe 1921 ......... 43.331

Classe 1922 .........45.354

Classe 1923 ......... 47.593

Classe 1924 ......... 45.232

« Comme il y a jusqu’à 80% de dérobades, il est indispensable de commencer maintenant le transport par classes entières dans le Reich. Le Commissaire du Reich a donné son accord à cette action. Les autres services de l’Économie, de l’Armement, de l’Agriculture et de l’Armée, pressés par la nécessité, ont donné leur accord. »

À la fin de l’année 1944, les autorités allemandes ont accentué leur pression en Hollande. C’est l’époque où plusieurs dizaines de milliers de personnes furent arrêtées en deux jours à Rotterdam. Des rafles systématiques ont eu lieu dans toutes les grandes villes de Hollande, parfois à l’improviste, parfois après proclamation faite à la population de se présenter à certains endroits donnés. Je produis au Tribunal diverses proclamations de cet ordre ; elles constituent le document PS-1162. Elles ont été soumises au Tribunal par M. Dodd ; je ne lui en donne pas à nouveau lecture ; je les produis à l’appui de mon argumentation comme document RF-78.

Tous ces documents ne rapportent pas des faits isolés ; ils évoquent une politique systématique que les accusés devaient poursuivre jusqu’au jour où, le 5 mai 1945, la capitulation de l’Allemagne entraîna la libération de la Hollande.

Je dois encore au Tribunal une explication complémentaire.

Les accusés ne se sont pas bornés à introduire le Service du Travail obligatoire, dans les territoires occupés. J’ai dit qu’ils avaient pris des mesures de coercition criminelles pour assurer l’exécution de la mobilisation de travailleurs étrangers. Je vais en apporter la preuve. Les dispositions prises par les autorités nationales-socialistes pour garantir l’enrôlement forcé des ouvriers étrangers ne peuvent pas être dissociées des procédés qu’elles ont utilisés pour assurer leur enrôlement soi-disant volontaire. La pression était plus violente, mais elle procédait du même esprit. Il s’agissait d’abuser et, à défaut, de contraindre. Les accusés ont eu rapidement conscience qu’aucune propagande ne pourrait justifier le travail obligatoire dans l’esprit de ses victimes. S’ils avaient eu quelques doutes à cet égard, ceux-ci auraient été dissipés par le rapport des autorités d’occupation. Ces dernières étaient unanimes à rendre compte du trouble politique provoqué par l’enrôlement forcé et de la résistance à laquelle ils se heurtaient ; c’est donc par la violence que les accusés ont tenté d’assurer l’exécution des mobilisations civiles qu’ils décrétaient.

Au premier rang des mesures de violence auxquelles les Allemands ont eu recours, je cite la suppression des cartes de rationnement des réfractaires.

Le Tribunal sait que cette mesure avait été prévue, dès le mois de janvier 1942, par la circulaire du docteur Mansfeld, que je lui ai soumise sous le n° RF-26 (PS-1183). Il se rappelle que l’ordre du Führer du 8 septembre 1942, que j’ai déposé sous le n° RF-55 (PS-556) [2], avait ordonné que la mesure fût mise à exécution. Aux termes de cet ordre, les cartes d’alimentation et de vêtements ne devaient être remises ni aux personnes incapables de justifier d’un emploi, ni aux réfractaires du travail obligatoire.

L’ordre de Hitler a été mis en application dans tous les territoires occupés.

En France, les circulaires imposées par les autorités d’occupation ont interdit le renouvellement des cartes de ravitaillement des Français qui s’étaient soustraits au recensement de la loi du 16 février 1943.

En Belgique, le retrait des titres de rationnement a été réglementé par une ordonnance du commandant militaire. C’est l’ordonnance du 5 mars 1943 qui a paru au Verordnungsblatt de la Belgique et que je dépose au Tribunal sous le n° RF-79.

Le général von Falkenhausen, signataire de cette ordonnance, en a reconnnu la gravité dans l’interrogatoire que j’ai déposé au Tribunal sous le n° RF-15 et auquel je reviens. Le général a déclaré que l’accusé Sauckel était à la base de cette ordonnance et qu’il avait refusé d’accorder l’amnistie proposée par le général von Falkenhausen. Je cite, page 4 de la traduction française, au paragraphe 5 :

« Question

Le témoin se souvient-il d’une ordonnance du 5 mars 1943 au cours de laquelle les réfractaires au travail obligatoire ont eu leur carte de ravitaillement retirée ?

« Réponse

Je ne m’en souviens pas. Au moment où l’ordonnance a été prise pour les hommes de 18 à 50 ans, les ordonnances d’application n’ont pas été faites par moi-même mais par mes services, et je ne suis pas au courant des détails en ce qui concerne l’application des sanctions. Je n’étais pas le chef exécutif de l’administration, j’étais au-dessus.

« Question

Mais à ce moment vous étiez au courant des moyens de pression et de traitement que les autorités se réservaient d’employer ?

« Réponse

Je ne veux pas décliner ma responsabilité sur tout, car en fin de compte j’étais au courant de beaucoup de choses. Je me rappelle particulièrement l’ordonnance au sujet des cartes d’alimentation parce que, à différentes reprises, j’ai proposé que l’on fasse une amnistie pour les gens obligés de vivre dans l’illégalité et qui étaient sans carte d’alimentation.

« Question

À qui cette proposition a-t-elle été faite ?

« Réponse

À Sauckel, d’accord avec le président Revert.

« Question

Quelle a été la position prise par Sauckel à ce moment-là ?

« Réponse

Il a refusé de faire cette amnistie. »

En Hollande également, le renouvellement des titres de rationnement qui ne portaient pas l’estampille du Bureau du Travail fut interdit.

Mais les accusés ont usé d’un procédé de coercition plus criminel encore que le retrait des titres de rationnement ; je veux parler des poursuites qui ont été dirigées contre la famille des réfractaires au travail obligatoire. Je dis que ce procédé est criminel parce qu’il repose sur une conception de la responsabilité familiale qui contredit les principes fondamentaux du Droit pénal des nations civilisées. Il n’en a pas moins été sanctionné par plusieurs textes législatifs, édictés ou imposés par les nationaux-socialistes.

En France, je cite la loi du 11 juin 1943 que je dépose au Tribunal et dont je lui demande de prendre acte sous le n° RF-80.

En Belgique, je me réfère à l’ordonnance du commandant militaire du 30 avril 1943 qui a paru au Verordnungsblatt de Belgique du 6 mai 1943, plus particulièrement aux paragraphes 8 et 9. Je dépose cette ordonnance au Tribunal sous le n° RF-81, en lui demandant d’en prendre acte.

L’action judiciaire des accusés fut également dirigée contre les employeurs et contre les fonctionnaires des Offices du Travail. En France, l’action fut déclenchée par deux lois du 1er février 1944. Je souligne que ces lois ont paru le même jour que la loi sur le travail obligatoire et j’affirme qu’elles ont été imposées en même temps que cette dernière. À l’appui de mon affirmation, j’apporte d’ailleurs l’aveu de l’accusé Sauckel dans sa lettre du 25 janvier 1944 dont j’ai tout à l’heure donné lecture au Tribunal, sous le n° RF-70 (PS-556) [55]. Je dépose au Tribunal les lois du 1er février 1944 sous le n° RF-82, en le priant de bien vouloir en prendre acte.

Il y eut d’autres mesures de pression. Telle est par exemple la fermeture des facultés et des écoles aux étudiants réfractaires. Elle fut décrétée en Belgique le 28 juin 1943, en France le 15 juillet 1943.

En Hollande, les étudiants furent victimes d’une déportation systématique en février et en mars 1943. Je cite à ce propos une lettre du 4 mai 1943 du chef suprême des SS, chef de la Police ; c’est le document 665 que je produis sous le n° RF-83.

(L’audience est suspendue.)
M. HERZOG

Je reprends mon exposé à la lecture du document RF-83.

« Objet : Action contre les étudiants.

« L’action sera mise à exécution à dater de jeudi matin. Puisqu’il est déjà trop tard aujourd’hui pour les publications à la presse, la proclamation du chef suprême des SS et de la Police sera donnée par T.S.F, à partir de demain matin 7 heures et, en outre, matin et soir dans la presse de demain. En outre, on s’en tiendra aux directives du télégramme d’hier. »

Suit le texte de la proclamation :

« Ordonnance sur le recensement des étudiants. » Je saute le premier paragraphe et je lis :

« Toutes les personnes du sexe masculin qui ont fréquenté durant l’année scolaire 1942-1943 une université ou une haute école néerlandaise et n’ont pas terminé leurs études (nommés par suite étudiants), doivent se présenter le 6 mai 1943 entre 10 heures et 13 heures, au commandant du secteur des SS et de la Police de sûreté compétent pour la localité de leur résidence, en vue d’être pris pour l’emploi au travail. »

Je saute à nouveau les paragraphes 2 et 3, et je donne lecture du paragraphe 4 :

« 1° Celui qui contrevient à cette ordonnance et essaie de la tourner, et particulièrement celui qui ne se soumet pas à l’obligation de recensement ou bien intentionnellement, ou bien par négligence, fait de fausses déclarations, sera puni de prison et d’amende sans limitation ou d’une seule de ces deux peines, pour autant que d’autres décrets ne prévoient pas une peine plus forte. »

Je lis l’alinéa 4 :

« Ceux qui exercent la puissance paternelle ou la tutelle sur les étudiants sont co-responsables de la comparution obligatoire des étudiants ; ils sont menacés des mêmes peines que l’auteur lui-même.

« Cette ordonnance entre en vigueur à sa proclamation.

« Signé : Le chef suprême des SS et de la Police près le Reichskommissar pour les territoires néerlandais occupés. »

Comme aucune mesure ne réussissait à intimider les travailleurs des territoires occupés, les accusés ont, en fin de compte, fait appel à leurs forces de police pour assurer l’arrestation des travailleurs qu’ils destinaient à la déportation en Allemagne. Cette intervention policière avait été exigée par l’accusé Sauckel.

Je vais fournir en preuve deux documents. Le premier est le compte rendu de la conférence qui s’est tenue le 4 janvier 1944 au Quartier Général du Führer. J’ai déposé ce document tout à l’heure au Tribunal sous le n° RF-68 (PS-1292). Je lis à la page 2 de la traduction française, dernier paragraphe ; original allemand page 4, milieu de la page. C’est le document RF-68 :

« Le plénipotentiaire général pour la main-d’œuvre Sauckel déclara qu’il essaierait, avec une détermination fanatique, d’obtenir ces ouvriers. Jusqu’à présent, il avait toujours tenu ses promesses en ce qui concerne le nombre d’ouvriers à fournir. Avec la meilleure volonté, cependant, il lui est impossible de faire une promesse définitive pour 1944.

« Le succès dépendra, en premier lieu, de l’importance des effectifs de la Police allemande que l’on mettra à sa disposition. Son projet ne peut pas être exécuté sans forces de police allemande. »

Je me réfère maintenant aux déclarations faites par Sauckel à la conférence du Zentrale Planung auprès du délégué pour le Plan de quatre ans, du 1er mars 1944. C’est le document n° RF-30 (R-124) sur lequel j’ai déjà plusieurs fois attiré l’attention du Tribunal. Le passage dont je vais lui donner lecture n’a pas encore été commenté au Tribunal (c’est la page 3 de la traduction française ; texte allemand : page 1775 et suivantes) :

« Le terme « d’usine protégée » veut tout simplement dire en France que l’usine est protégée contre Sauckel. C’est l’opinion des Français et on ne peut pas les en blâmer, car ils sont Français, et, à leurs yeux, les Allemands ne sont pas d’accord dans leur opinion et leur action.

« Ce n’est pas à moi de décider jusqu’à quel point la création d’entreprises protégées est utile et nécessaire. Je puis seulement déclarer que leur création affecte le travail que l’on attend de moi.

« D’autre part, j’ai lieu d’espérer que je pourrai m’en tirer d’abord en me servant de mon ancien groupe d’agents et des responsables de l’embauchage, ensuite en me fiant aux mesures que j’ai été assez heureux d’obtenir du Gouvernement français. Au cours d’une discussion qui a duré cinq ou six heures, j’ai arraché à M. Laval la concession que seraient menacés de la peine de mort les fonctionnaires qui essaieraient de saboter l’enrôlement des travailleurs et certaines mesures. Croyez-moi, ce fut très difficile. Une lutte sévère fut nécessaire pour en sortir, mais j’y suis arrivé et maintenant en France, les Allemands doivent réellement prendre des mesures sévères, au cas où le Gouvernement français n’agirait pas.

« Ne le prenez pas en mauvaise part ; moi et mes assistants, en fait, avons vu, quelquefois, se produire en France des choses telles que je fus forcé de demander : « N’y a-t-il plus de respect en France « pour le lieutenant allemand et ses dix hommes ? » Pendant des mois, chaque mot que je disais se heurtait à cette réponse : « Mais, « que voulez-vous dire, Monsieur le Gauleiter, vous savez que nous « n’avons pas de moyens d’exécution à notre disposition ; nous ne « pouvons pas agir en France. » On m’a répondu cela je ne sais combien de fois. Comment alors puis-je réglementer l’enrôlement du travail en ce qui concerne la France ? Il n’y a qu’une seule solution : les autorités allemandes doivent coopérer entre elles et si les Français, en dépit de toutes leurs promesses, n’agissent pas, nous devons alors, nous Allemands, faire un exemple d’un cas et d’après cette loi, mettre au poteau, si cela est nécessaire, le préfet ou le maire, s’il ne se soumet pas aux règles. Autrement, il n’y aura pas un Français envoyé en Allemagne. »

C’est ainsi, qu’en définitive, la déportation des travailleurs en Allemagne a été assurée par leur arrestation et par la menace de représailles. Il était dans la logique du système national-socialiste que la politique du recrutement des travailleurs étrangers s’achevât dans une terreur policière.

J’ai dit au Tribunal que la résistance opposée par les prisonniers de guerre et par les ouvriers des territoires occupés, à l’action tour à tour insidieuse et violente des accusés, avait fait échouer le plan de recrutement des travailleurs étrangers. L’accusé Sauckel a éprouvé les plus grandes difficultés à réaliser les programmes qu’il avait fait accepter par Hitler et par les accusés Göring, Speer et Funk.

Il ne s’ensuit pas que l’Allemagne nationale-socialiste ne soit pas parvenue à opérer des déportations massives d’ouvriers étrangers. Le nombre des travailleurs originaires des territoires occupés de l’Europe occidentale qui ont été déportés en Allemagne est très élevé ; plus nombreux encore ont été les ouvriers astreints à travailler sur place dans les usines et dans les chantiers contrôlés par les autorités d’occupation.

Je vais donner au Tribunal des indices statistiques qui vont lui permettre de contrôler mon affirmation. Ces statistiques sont fragmentaires, elles sont extraites des rapports que les gouvernements des États occupés ont établis après leur libération et des comptes rendus, adressés pendant la guerre par le service de l’Arbeitseinsatz aux autorités dont ils dépendaient.

Les statistiques d’origine alliée sont incomplètes, les archives d’après lesquelles elles sont dressées ont été partiellement détruites. D’autre part, les administrations des pays autrefois occupés ne possèdent que des renseignements de seconde main, toutes les fois où la réquisition des travailleurs a été faite directement par les autorités d’occupation. Quant aux statistiques allemandes, elles aussi sont incomplètes puisque les autorités alliées n’ont pas encore découvert toutes les archives ennemies.

Il est cependant possible de donner au Tribunal une appréciation précise de l’importance des déportations opérées par l’Allemagne ; cette appréciation apportera la preuve que les violations du Droit international commises par les accusés ne sont pas restées à l’état de tentatives caractérisées par un commencement d’exécution et répréhensibles en elles-mêmes ; elles ont entraîné le trouble social qui qualifie, au regard de la législation criminelle, la consommation de l’infraction.

Je produis d’abord devant le Tribunal les statistiques qui sont fournies par les rapports officiels du Gouvernement français.

Le rapport du Gouvernement français émane de l’Institut de Conjoncture. Il contient de nombreux tableaux statistiques dont j’extrais les titres globaux.

Il donne les indications suivantes :

« 738.000 ouvriers ont été astreints au travail forcé en France.

« 875.952 ouvriers français ont été déportés dans les usines allemandes.

« 987.687 prisonniers de guerre ont été utilisés pour l’économie de guerre du Reich soit, au total :

« 2.601.649 ouvriers de nationalité française ont été contraints de travailler pour servir l’effort de guerre de l’Allemagne nationale-socialiste. »

Du rapport officiel du Gouvernement belge, on extrait l’indication que 150.000 personnes ont été astreintes au travail obligatoire, et du rapport du Gouvernement hollandais, on tire le chiffre de 431.400 personnes, mais il convient d’observer que ce chiffre ne tient pas compte des rafles systématiques opérées au cours du mois de novembre 1944, ni des déportations effectuées en 1945.

Je vais soumettre maintenant au Tribunal des précisions qui couvrent toutes les étapes de la politique du recrutement des travailleurs étrangers.

Ces précisions sont extraites des rapports mêmes de l’accusé Sauckel, ou des différentes administrations qui se sont occupées de la déportation de main-d’œuvre.

L’importance de la main-d’œuvre utilisée dans les territoires occupés est attestée par la statistique des ouvriers affectés à la construction des fortifications du « Mur de l’Atlantique », au sein de l’organisation Todt, dont je rappelle que la direction fut assurée par l’accusé Speer, après la mort de son fondateur.

Je trouve cette statistique dans un télétype adressé le 17 mai 1943, par l’accusé Sauckel à Hitler. C’est le document PS-556 (33) que je dépose au Tribunal sous le n° RF-84 :

« Le délégué du Plan de quatre ans,

« Le plénipotentiaire général pour l’emploi de la main-d’œuvre. Au Führer, Quartier Général du Führer.

« Mon Führer,

« Au sujet de l’emploi de la main-d’œuvre dans l’organisation Todt, je vous serais très obligé de me permettre de vous présenter mes statistiques suivantes :

« Depuis que je suis responsable de toutes les forces de travail de toute l’industrie allemande, une nouvelle main-d’œuvre a été attribuée à l’organisation Todt. Le chiffre total des travailleurs de l’organisation Todt comportera :

Fin mars 1942 : 270.969 ;

Fin mars 1943 : 696.003.

« À ce sujet, il faut remarquer que la main-d’œuvre, et spécialement celle de l’organisation Todt, a été spécialement chargée de l’exécution du travail sur le « Mur de l’Atlantique ».

« Ceci est d’autant plus remarquable qu’en France, en Belgique... » (je saute quelques lignes et je lis page 2) « ... malgré ces multiples difficultés, le nombre de travailleurs de l’organisation Todt à l’Ouest s’était accru, fin mars 1942, de 66.701 travailleurs et, fin mars 1943, de 248.200 travailleurs. »

Le nombre des ouvriers étrangers déportés en Allemagne au 30 septembre 1941 est fourni par un rapport qui a été retrouvé dans les archives de l’OKW. C’est un rapport, PS-1323, que je produis sous le n° RF-85. D’après ce document, 1.228.686 ouvriers étaient employés en Allemagne à la date du 30 septembre 1941 (sur ce nombre, 483.842 étaient originaires des territoires occupés de l’Ouest).

Je lis le document qui donne le détail des déportés du travail par pays d’origine. Je me borne à lire les rubriques intéressant les états de l’Ouest puisque les statistiques des travailleurs déportés de l’Est de l’Europe entrent dans la compétence de mes collègues soviétiques :

Danemark 63.309

Hollande 134.093

Belgique 212.903

France 72.475

Italie 238.557

C’est enfin le 7 juillet 1944 que Sauckel, dans un de ses derniers rapports, rendait compte au Gouvernement national-socialiste des résultats de sa campagne du premier semestre 1944. Je cite le document qui porte le n° PS-208, que je dépose au Tribunal sous le n° RF-86.

Je lis à la deuxième page :

Provenance des étrangers, France moins le Nord..... 33.000

Belgique, avec le Nord de la France........................ 16.000

Pays-Bas.............................................................. 15.000

Italie..................................................................... 37.000

Il s’agit de la nouvelle main-d’œuvre mise à la disposition de l’industrie allemande du 1er janvier au 30 juin 1944.

J’ai apporté au Tribunal la démonstration que je lui devais. Le Tribunal se souvient, par ailleurs, de l’aveu de Sauckel à la 58e conférence du Plan de quatre ans, dont je lui ai précédemment donné lecture. Sauckel a reconnu qu’il y avait eu en Allemagne 5.000.000 d’ouvriers étrangers, dont 200.000 étaient de véritables volontaires. La matérialité du crime que j’expose est à la fois établie par les circonstances de son exécution et la multitude des victimes qu’il a frappées. Pour affirmer la gravité de son effet, il me reste à évoquer le traitement que les travailleurs étrangers ont subi en Allemagne.

La propagande allemande a toujours prétendu que les travailleurs étrangers, déportés en Allemagne, avaient été traités à l’égal des ouvriers allemands : mêmes conditions de vie, mêmes statuts de travail et même discipline. Le thème n’est pas en lui-même probant. Mes collègues américains ont apporté la démonstration des atteintes que les conspirateurs nationaux-socialistes ont portées à la dignité et à la décence de la vie de l’ouvrier allemand. La réalité est pire encore. Les ouvriers étrangers n’ont pas eu, en Allemagne, le traitement auquel leur condition d’homme leur donnait droit. Je l’affirme et je vais en apporter la preuve au Tribunal.

Mais je veux auparavant attirer son attention sur la signification du nouveau crime que je dénonce. Il ne complète pas seulement le crime de la déportation lui-même, il lui donne son sens véritable. J’ai dit que la politique des accusés dans les territoires occupés pouvait se résumer dans la proposition suivante : utilisation des forces vives et extermination des forces mortes. Il faut partir de cette idée, qui est l’une des idées maîtresses du national-socialisme, pour juger des traitements que les accusés ont infligés aux ouvriers étrangers. Les Allemands ont utilisé le potentiel humain des pays occupés jusqu’à l’extrême limite des forces individuelles.

Ils ont eu quelques égards pour les ouvriers dans la mesure où ils désiraient en accroître le rendement ; ils leur ont appliqué le sort commun des déportés, pour autant que leur puissance de travail s’amoindrissait. Je vais justifier mon argumentation en exposant au Tribunal les conditions de travail, de vie et de discipline qui furent imposées aux travailleurs étrangers déportés en Allemagne.

Je demande au Tribunal de porter à la charge de l’accusé Sauckel les faits que je vais dénoncer : le statut du travail des ouvriers étrangers a été placé sous son contrôle par un accord qu’il a librement consenti. Le texte de cet accord conclu avec le chef du Front du Travail allemand Ley, le 2 juin 1943, a paru au Reichsarbeitsblatt 1943, partie I, page 588 ; je l’ai déposé au Tribunal au début de mes explications sous le n° RF-18. Il résulte de cet accord, que le traitement des ouvriers étrangers était soumis au contrôle d’un service d’inspection de l’Arbeitseinsatz ; l’accusé Sauckel ne pouvait donc pas ignorer les sévices dont les travailleurs étrangers ont été victimes ; il a toléré ceux qu’il n’a pas prescrits.

Les conditions de travail des ouvriers déportés en Allemagne apportent la première démonstration de la volonté des accusés d’utiliser le potentiel humain des territoires occupés jusqu’à l’extrême limite de ses forces. J’attire d’abord l’attention du Tribunal sur l’horaire du travail qui était imposé aux ouvriers étrangers. La durée légale du travail avait été fixée à 54 heures par semaine par le décret de Sauckel du 22 août 1942. En réalité, la plupart des travailleurs étrangers subissaient un horaire plus lourd encore : les travaux exceptionnels qui contraignaient les ouvriers à faire des heures supplémentaires étaient le plus souvent confiés aux étrangers. Il n’était pas rare que ces derniers fussent contraints de travailler 11 heures par jour, soit 66 heures par semaine, s’ils bénéficiaient du repos hebdomadaire.

Je cite à ce propos le rapport du ministère des Prisonniers, Déportés et Réfugiés, document UK-78 (3) que je dépose sous le n° RF-87. Je lis le paragraphe 2 :

« Durée du travail

Le nombre moyen des heures de travail était de 11 heures par jour, 13 quelquefois dans certains établissements comme Machines-Fabrik-Berlin 31. À Berlin-Spandau, l’usine Alkett imposait un travail de 10 h. 1/4 par jour ou de 12 heures par nuit. À Kœnigsberg, l’usine de chenillettes Krupp imposait 12 heures par jour. »

Le travail des ouvriers étrangers était rémunéré par un salaire identique à celui des ouvriers allemands.

J’attire l’attention du Tribunal sur le caractère illusoire de cette égalité : la politique du blocage des salaires était un élément permanent de la politique des prix poursuivie par le Gouvernement national-socialiste. Il s’ensuivait que le salaire des ouvriers employés en Allemagne était limité ; il était, au demeurant, grevé de taxes et d’impôts ; enfin, et surtout, il était entamé par les amendes que les entreprises allemandes avaient le droit d’infliger à leurs ouvriers. Les amendes pouvaient atteindre le montant du salaire hebdomadaire pour des manquements légers à la discipline.

Je fournis en preuve le document D-182 : il s’agit de deux projets d’allocution aux ouvriers civils étrangers ; l’une d’entre elles est destinée aux ouvriers russes et polonais ; je laisse à mes collègues soviétiques le soin de l’exploiter. Je dépose l’autre au Tribunal sous le n° RF-88 et je lis :

« Projet d’une allocution aux ouvriers civils étrangers. Maintien de la discipline du travail. Janvier 1944.

« J’ai à vous informer de ce qui suit :

« Le manque de ponctualité et les négligences croissantes ont amené les autorités compétentes à émettre de nouvelles instructions renforcées pour assurer la discipline du travail. Les manquements inexcusables à la discipline du travail, l’abandon du travail sans autorisation, seront, à l’avenir, punis d’amendes pouvant atteindre le salaire moyen journalier.

« Dans les cas graves, par exemple d’absences répétées sans raison ni excuse, les récalcitrants seront punis d’amendes pouvant atteindre le salaire moyen hebdomadaire. En outre, dans de pareils cas, les cartes supplémentaires d’alimentation peuvent, à la rigueur, être enlevées pour une durée pouvant atteindre quatre semaines. »

La précarité des salaires que, après ces diverses amputations, les ouvriers étrangers percevaient réellement, ne leur permettait donc pas d’améliorer le niveau de l’existence qui leur était faite dans les lieux de déportation. Je dis que ce niveau était insuffisant et que l’attitude de l’Arbeitseinsatz constitue en la matière une violation caractérisée des principes élémentaires du droit des gens et je le démontre en apportant la preuve de l’insuffisance de l’alimentation et de l’insuffisance des soins médicaux auxquels les ouvriers étrangers pouvaient prétendre.

Les services allemands de propagande éditaient en France des brochures illustrées sur lesquelles les installations réservées à l’accueil des travailleurs étrangers étaient présentées comme des aménagements confortables. La réalité était toute différente. Je n’insiste pas sur ce point ; mon collègue américain, M. Dodd, vous a présenté et commenté le document D-288 : « Déclaration sous serment du Dr Jaeger, médecin-chef des camps de travailleurs des usines Krupp » ; je ne donne pas à nouveau au Tribunal lecture de ce document, mais je lui rappelle que, dans ce document, le Dr Jaeger indiquait que les travailleurs français des usines Krupp, prisonniers de guerre, avaient été logés pendant près d’une demi-année dans des chenils, dans des urinoirs, dans des anciens fours ; les chenils avaient trois pieds de haut, neuf de long et six de large et les hommes y couchaient à raison de cinq par chenil. Je dépose ce document à l’appui de mon argumentation, sous le n° RF-89.

Au logement insalubre s’ajoutait souvent une alimentation défectueuse. Je dois, à ce propos, une explication au Tribunal ; je ne prétends pas que les ouvriers étrangers déportés en Allemagne étaient systématiquement réduits à la famine, je dis que l’idée maîtresse du national-socialisme trouve son expression dans le statut alimentaire des travailleurs étrangers. Ils ont été nourris de façon décente, dans la mesure où le service de la main-d’œuvre désirait préserver ou accroître leur capacité de travail ; ils ont été réduits à la disette dès le moment où, pour quelque raison que ce soit, leur rendement industriel s’amoindrissait. Ils entraient alors dans cette catégorie des forces mortes dont le national-socialisme a poursuivi la destruction.

Le 10 septembre 1942, l’accusé Sauckel déclarait au premier congrès de l’administration du travail de la Grande Allemagne :

« L’alimentation et la rémunération des travailleurs étrangers doivent être proportionnelles à leur rendement et à leur bonne volonté. »

Il a développé ce thème dans des documents que je dépose en preuves au Tribunal. Je lis, en premier lieu, la lettre de Sauckel à Rosenberg qui forme le document PS-016, dont je ne donnerai pas lecture, puisque la lecture en a déjà été faite par mes collègues américains, mais j’attire cependant l’attention du Tribunal sur le deuxième paragraphe de la page 20 de ce document, qui traite du ravitaillement des prisonniers de guerre et des travailleurs étrangers et qui dit :

« Tous ces hommes doivent être nourris, logés et traités de telle manière qu’on les exploite au maximum avec le minimum de frais. »

Je demande au Tribunal de retenir cette formule : il s’agit d’exploiter au maximum la main-d’œuvre étrangère avec le minimum de frais. C’est la même conception que je relève dans une lettre que Sauckel adressait le 14 mars 1943 aux Gauleiter. C’est le document PS-633 que je produis au Tribunal sous le n° RF-90.

« Objet : Traitement et soins à donner à la main-d’œuvre étrangère. Ce n’est pas seulement l’honneur et la considération et moins encore notre conception nationale-socialiste du monde, en opposition avec les méthodes ploutocratiques et bolcheviques, mais c’est avant tout le bon sens qui demande un traitement bienveillant de la main-d’œuvre étrangère, donc même des Russes de l’URSS.

« Les esclaves sous-alimentés, maladifs, mécontents, désespérés, haineux, ne donnent jamais la possibilité d’exploiter entièrement le rendement qu’ils pourraient fournir sous des conditions normales. »

Je passe maintenant à l’avant-dernier paragraphe :

« Étant donné que nous aurons besoin de la main-d’œuvre étrangère pendant de longues années et que le remplacement en est même très limité, je ne peux pas les exploiter à court terme et ne peux laisser gaspiller leur puissance de travail. »

La conception criminelle que ces documents exprime s’est, en particulier, traduite par l’institution des sanctions alimentaires qui furent infligées aux ouvriers déportés. Je me réfère au document D-182 que je viens de déposer au Tribunal comme cote d’audience RF-88 et je lui rappelle qu’il prévoit la possibilité d’infliger aux ouvriers récalcitrants la sanction d’une suppression partielle des titres de ravitaillement.

D’autant plus exposés aux maladies et aux épidémies qu’ils étaient mal logés et mal nourris, les ouvriers étrangers ne bénéficiaient pas, au surplus, d’une assistance médicale convenable : je produis en preuve un rapport adressé le 15 juin 1944 par le Dr Février, chef du Service de Santé de la délégation française auprès du Front du Travail allemand ; c’est le document 536. Je le dépose sous le n° RF-91 et je cite la page 15 de l’original français, page 13 de la traduction allemande, dernier paragraphe de la page 15 :

« À Auschwitz, dans un très beau camp de 2.000 travailleurs, on trouve des tuberculeux en liberté qui ont bien été reconnus tels par le médecin local allemand de l’Arbeitseinsatz, mais que ce dernier néglige de rapatrier par indifférence hostile. Je fais actuellement des démarches pour obtenir leur rapatriement.

« À Berlin, dans un hôpital propre, clair et aéré mais où le médecin-chef allemand ne passe que toutes les trois semaines et où une doctoresse russe distribue uniformément chaque matin les mêmes gouttes calmantes à tous les malades, j’ai vu une douzaine de tuberculeux, dont trois prisonniers transformés. Ils ont tous, sauf un, franchi l’extrême limite avant laquelle le traitement avait encore quelque chance de se montrer efficace. »

La statistique des ouvriers étrangers décédés en déportation n’a pas été faite : le professeur Henri Dessoille, médecin-inspecteur général du ministère du Travail, estime que 25.000 ouvriers français sont morts en Allemagne au cours de leur déportation, mais tous ne sont pas morts de maladie, car à l’extermination lente s’est ajoutée l’extermination rapide dans les camps de concentration.

Le régime disciplinaire des travailleurs étrangers était, en effet, d’une sévérité contraire au droit des gens : j’ai donné quelques exemples de sanctions auxquelles les ouvriers déportés étaient exposés. Il y eut plus : les ouvriers que leurs gardiens jugeaient récalcitrants furent envoyés dans des camps spéciaux de représailles, les Straflager ; certains ont disparu dans des camps de concentration.

Je rappelle au Tribunal que je lui ai déjà apporté indirectement la preuve du fait que j’avance. Au cours de mes explications, je lui ai soumis, sous le n° RF-44, l’ordonnance de Sauckel du 29 mars 1943, qui prolonge la durée des contrats de travail du temps passé par les ouvriers en prison ou en camp d’internement. Je ne m’attarde pas sur ce point ; mon collègue américain, M. Dodd, a déposé au Tribunal les documents qui démontrent l’envoi des déportés du travail dans les camps de concentration. Je me permets, pour le surplus, de renvoyer le Tribunal aux explications que M. Dubost est appelé à lui fournir dans quelques jours.

Je souligne cependant la portée de cette persécution des ouvriers étrangers ; elle constitue l’achèvement du crime de la déportation des travailleurs et la preuve de la cohérence de la politique allemande d’extermination.

J’ai fait au Tribunal le compte rendu des événements qui ont marqué la mobilisation civile des travailleurs étrangers au service de l’Allemagne nationale-socialiste ; je lui ai montré comment l’institution du travail obligatoire s’insérait dans le cadre général de la politique de domination allemande.

Je lui ai dénoncé les méthodes que les accusés ont employées pour procéder au recrutement forcé de la main-d’œuvre étrangère, je lui ai souligné l’importance des déportations auxquelles l’Arbeits-einsatz avait procédé et je lui ai rappelé comment les déportés du travail avaient été traités et maltraités.

La politique du travail obligatoire englobe toutes les infractions qui entrent dans la compétence du Tribunal ; la violation des conventions internationales, l’atteinte au droit des gens, le crime de droit commun.

Tous les accusés portent la responsabilité fonctionnelle de ces infractions : c’est le Cabinet du Reich qui a posé les principes de la politique de recrutement forcé ; le commandement supérieur des Forces armées allemandes en a poursuivi l’exécution dans les chantiers de la Wehrmacht, de la Kriegsmarine et de la Luftwaffe ; les administrations civiles en ont fait le support de l’économie de guerre allemande.

Je retiens plus spécialement la culpabilité de certains accusés : Göring, délégué général du Plan de quatre ans, a coopéré à l’élaboration et à l’exécution des plans de recrutement des travailleurs étrangers ; Keitel, Commandant en chef des Forces armées, contre-signataire des décrets de Hitler, a intégré le travail forcé à sa politique des effectifs ; Funk, ministre de l’Économie du Reich et Speer, ministre de l’Armement, ont fondé sur le travail forcé leur programme de production de guerre ; Sauckel, enfin, délégué général au service de la main-d’œuvre, s’est montré l’agent résolu et fanatique, suivant sa propre expression, de la politique de l’enrôlement forcé, dont Seyss-Inquart fut, en Hollande, le promoteur et l’exécutant.

Le Tribunal appréciera leurs responsabilités respectives ; je lui demande de condamner le crime de la mobilisation des travailleurs étrangers, je lui demande de restaurer la dignité du travail humain que les accusés ont tenté d’avilir.

M. CHARLES GERTHOFFER (Avocat Général français)

Monsieur le Président, Messieurs.

Le Ministère Public français est chargé de la partie de l’Accusation concernant les faits reprochés aux accusés dans les pays de l’Europe occidentale et qui sont prévus par l’article VI de la Charte du 8 août 1945. Ce texte prévoit les violations des lois et coutumes de la guerre qui visent d’une part, les personnes et, d’autre part, les biens privés et publics.

La partie des accusations concernant les personnes, c’est-à-dire les mauvais traitements infligés aux prisonniers de guerre, aux civils, les tortures, les assassinats, les déportations, ainsi que les dévastations que ne justifient pas les exigences militaires, vous a et vous sera exposée par mes collègues. Nous aurons l’honneur, M. Delpech et moi, de vous présenter le pillage des biens privés et publics ; le Tribunal aura à connaître de la partie la plus aride de l’exposé du Ministère Public ; nous nous efforcerons de la présenter le plus brièvement possible, d’écourter les lectures des nombreux documents déposés au Tribunal et d’écarter, aussi souvent que possible, les questions comptables pour ne mettre en lumière que les faits principaux.

Cependant, nous entrerons parfois dans quelques détails pour que le Tribunal puisse apprécier certains faits caractéristiques, reprochés présentement aux accusés, faits que l’on a pris l’habitude de désigner sous le nom de « pillage économique ».

Avant d’aborder ce sujet, je demanderai au Tribunal la permission d’exprimer toute la gratitude des magistrats de la Section économique de la délégation française à leurs collègues des autres délégations alliées, et plus spécialement à l’« American Section of the Economic Case », qui a bien voulu mettre à leur disposition un grand nombre de documents allemands, découverts par l’Armée des États-Unis et des moyens matériels importants pour les reproduire en un nombre suffisant d’exemplaires.

J’aurai l’honneur de présenter successivement au Tribunal :

1. Des observations générales sur le pillage économique des pays occupés de l’Europe occidentale ;

2. Le cas particulier du Danemark ;

3. Celui de la Norvège ;

4. Celui de la Hollande.

Mon collègue, M. Delpech, vous présentera une cinquième partie consacrée à la Belgique et au Grand Duché de Luxembourg.

J’aurai l’honneur de vous présenter la sixième partie relative à la France et de conclure.

Enfin M. Delpech, dans un exposé spécial, vous donnera des précisions sur le pillage des œuvres d’art dans les pays occupés de l’Europe occidentale.

Au cours de l’exposé, nous présenterons un certain nombre de documents : nous n’en citerons que les passages qui nous sembleront les plus importants. Lorsqu’un même document sera relatif à plusieurs questions différentes, dans l’impossibilité de donner connaissance de tous les extraits en même temps, en raison de la complexité des faits, nous lirons les extraits qui concernent chacune de ces questions, en exposant celles-ci, et nous indiquerons chaque fois la référence au livre de documents.

Dans ses discours et ses écrits, Hitler n’a jamais dissimulé les buts économiques de l’agression dont l’Allemagne devait se rendre coupable.

Les théories raciales et de l’espace vital accrurent l’envie des Allemands, en même temps qu’elles stimulaient leurs instincts belliqueux.

Après avoir conquis sans combat l’Autriche et la Tchécoslovaquie, ils se retournèrent contre la Pologne et se préparèrent à attaquer les pays de l’Europe occidentale, dans lesquels ils comptaient trouver ce qui leur faisait défaut pour assurer leur domination. Ce fait résulte notamment du document EC-606, découvert par l’Armée des États-Unis, que je dépose au Tribunal sous le n° RF-92. Il s’agit d’un compte rendu d’une conférence, tenue chez l’accusé Göring, le 30 janvier 1940, en présence du lieutenant-colonel Conrath et du directeur Lange, du groupe de la construction des machines. Voici le passage important de ce compte rendu :

« Le Feldmarschall Göring a commencé par me dire qu’il avait à me mettre au courant des vues du Führer sur les mesures économiques qui s’imposent.

« Il s’exprima ainsi :

« Le Führer est convaincu qu’il serait possible d’arriver à une « décision quant à la guerre en faisant une grande attaque en 1940.

« Il compte que la Belgique, la Hollande et la France du Nord tomberaient en notre possession et lui, le Führer, s’est basé sur le calcul que les régions industrielles de Douai et de Lens, de Luxembourg, de Longwy et de Briey pourraient, en matières premières, fournir le remplacement des livraisons de Suède. À la suite de quoi « le Führer s’est décidé, sans tenir compte de l’avenir, d’utiliser à « plein nos réserves de matières premières, dussent en supporter la « charge les années ultérieures de guerre. La justesse de cette décision a été renforcée par l’idée que les stocks les meilleurs étaient non pas des stocks de matières premières, mais des stocks de matériel de guerre achevé. Il faut de plus compter, si la guerre aérienne vient à commencer, que nos usines de produits finis peuvent être détruites. Le Führer, de plus, a l’idée que l’effort principal doit avoir lieu en 1940, pour obtenir le maximum de résultats et que, de ce fait, on doit mettre de côté tout programme de production à longue échéance, au profit de ceux qui ne devraient pas aboutir en 1940. »

Au moment de leur invasion, les pays de l’Europe occidentale regorgeaient de produits de toute nature. Mais, après quatre années de pillage méthodique et d’asservissement de la productivité, ces pays sont ruinés et l’ensemble de leur population est amoindri physiquement à la suite de rigoureuses restrictions.

Pour parvenir à de tels résultats, les Allemands employèrent tous les procédés, en particulier la violence et la ruse, ainsi que le chantage.

L’objet du présent exposé sera de préciser les principales spoliations ordonnées par les dirigeants allemands dans les pays de l’Europe occidentale et de démontrer qu’ils constituent, à leur encontre, des crimes de guerre justiciables du « Tribunal Militaire International des Grands Criminels de guerre. »

Il n’est pas possible de dresser un bilan exact des pillages allemands et du profit réalisé par eux à la suite de l’asservissement de la productivité dans les pays occupés. D’une part, on ne dispose pas d’assez de temps, d’autre part, on se trouve en présence d’impossibilités matérielles résultant de la clandestinité de certaines opérations, des destructions d’archives, par faits de guerre ou volontaires, au moment de la déroute allemande.

Cependant, les documents actuellement réunis et les renseignements recueillis permettent de fixer un ordre de grandeur minimum des spoliations.

Trois remarques préliminaires doivent être faites ici :

1. Les nombreux actes de pillage individuels commis par les Allemands ne seront pas retenus au cours de cet exposé, puisqu’ils sont de la compétence d’une autre juridiction.

2. Nous ne mentionnerons que pour mémoire les conséquences pécuniaires incalculables des atrocités allemandes, par exemple le préjudice matériel éprouvé par les proches parents des soutiens de familles assassinés, ou celui que subissent certaines victimes de mauvais traitements qui sont dans l’incapacité totale ou partielle, temporaire ou définitive, de travailler, ou encore celles résultant des destructions de localités ou d’immeubles, dans un but de vengeance ou d’intimidation.

3. Enfin, Messieurs, nous écarterons les dommages résultant des opérations militaires proprement dites, qui ne sauraient constituer les conséquences pécuniaires de crimes de guerre ; lorsque certains dommages résultant des opérations militaires seront indiqués, une ventilation s’imposera.

Avec la permission du Tribunal, j’aborderai les « Observations générales sur le pillage économique de l’Europe occidentale ».

Par pillage économique, il faut entendre les enlèvements de richesses de toute nature ainsi que l’asservissement de la productivité des différentes nations envahies.

Pour parvenir à un tel résultat, dans les pays généralement très industrialisés où existaient de nombreux stocks d’objets manufacturés et d’abondantes réserves de produits agricoles, l’entreprise allemande comportait de réelles difficultés.

Tout d’abord, et bien que les Allemands aient employé ce procédé au maximum, les réquisitions ne leur suffisaient pas ; il leur fallait trouver la possibilité de détecter les choses les plus diverses, parfois dissimulées par les habitants et, d’autre part, maintenir à leur profit l’activité économique de ces pays.

Le procédé le plus simple pour se rendre maître de la répartition de produits existants et de la production, était de posséder la presque totalité des moyens de paiement, d’imposer, au besoin par la force, leur distribution en échange de produits ou de prestations, tout en luttant contre la hausse de prix.

Dans la nécessité de ne pas mourir de faim, les populations se trouvaient ainsi tout naturellement obligées de travailler directement ou non au profit de l’Allemagne.

La première partie de cet exposé sera divisée en cinq chapitres :

1. Mainmise allemande sur les moyens de paiement ;

2. Asservissement de la productivité des pays occupés ;

3. Achats individuels, qu’il ne faut pas confondre avec les actes individuels de pillage ;

4. Le marché noir, organisé par et au profit de l’Allemagne ;

5. Nous examinerons la question du pillage économique au point de vue du Droit international et notamment de la Convention de La Haye.

Chapitre premier

Mainmise allemande sur les moyens de paiement.

Pour avoir à leur disposition les moyens de paiement, les Allemands ont employé, dans les divers pays occupés, à peu près les mêmes procédés.

Ils prirent tout d’abord deux mesures principales :

1° Émission de papier-monnaie, par ordonnance du 9 mai 1940, parue au Verordnungsblatt für die besetzten französischen Gebiete (Journal officiel allemand, que nous appellerons sous son abréviation officielle Vobif), page 69, et que je dépose au Tribunal sous le n° RF-93 ; ordonnance concernant le Danemark et la Norvège et rendue applicable le 19 mai 1940 aux territoires occupés de la Belgique, des Pays-Bas, du Luxembourg et de la France. Les Allemands procédèrent à l’émission de billets de la Reichskreditkasse, qui n’avaient cours que dans chacun des pays occupés. Les Allemands prirent ensuite une seconde mesure ; c’était le blocage, à l’intérieur des pays occupés, des moyens de paiement existant, ce qui résulte pour la France de l’ordonnance du 10 mai 1940, parue au Vobif, page 58, que je dépose sous le n° RF-94. Pour la Hollande, des ordonnances du 24 juin, 14 août et 18 septembre 1940, qui sont déposées sous les n° RF-95, RF-96, RF-97 et RF-98. Pour la Belgique, des ordonnances des 17 juin et 22 juillet, déposées sous les n° RF-99 et RF-100.

Ces mesures et notamment l’émission de papier-monnaie, laissées au seul arbitraire des Allemands sans aucun contrôle possible de la part des administrations financières des pays occupés, devaient servir, comme nous le verrons tout à l’heure, de moyens de pression puissants pour imposer le versement de tributs de guerre énormes, sous le prétexte d’entretenir les troupes d’occupation et pour imposer de prétendus accords de paiement, dit « clearing », fonctionnant au profit presque exclusif de l’occupant.

Celui-ci se procurait ainsi dolosivement des moyens de paiement dont il profita pour réaliser des opérations, portant sur des sommes considérables, à son seul profit.

Tous les produits agricoles, industriels, matières premières, objets de toute nature ou prestations de service que l’Allemagne a payés régulièrement en apparence, à l’aide soit de billets de la Reichskreditkasse, soit de prétendus accords de clearing ou de tributs de guerre dits indemnités pour l’entretien des troupes d’occupation, ont été faits sciemment, sans fournir de contre-partie.

Il est donc certain que l’on peut poser en principe que de tels règlements ne sont que fictifs et ont été le procédé frauduleux le plus employé pour réaliser le pillage économique des pays occupés de l’Europe occidentale.

Ces questions seront examinées d’une manière plus précise dans la suite de cet exposé. Mais pour réaliser le pillage économique des pays occupés avec la propre monnaie de ceux-ci, il fallait que cette monnaie conserve un pouvoir d’achat appréciable. Aussi les efforts des Allemands vont-ils tendre à une stabilisation des prix : une réglementation sévère sanctionne les hausses de prix, ainsi qu’il résulte de plusieurs décrets parus notamment au Vobif, pages 8, 60 et 535, qui sont déposés sous le n° RF-101. Cependant, l’application de telles mesures ne pouvait empêcher les lois économiques de jouer. Le paiement de tributs excessifs, eu égard aux ressources des pays envahis, devait avoir pour principale conséquence une hausse continue des prix. Les dirigeants du Reich se rendaient parfaitement compte de la situation et suivaient avec la plus grande attention le mouvement de hausse des prix qu’ils cherchaient à atténuer.

C’est ce qui résulte notamment des rapports secrets du nommé Hemmen, président de la Commission d’armistice pour les questions allemandes économiques, dont il sera question lorsque nous examinerons le cas particulier de la France.

Chapitre deuxième

Asservissement de la production des pays occupés.

Lorsque les Allemands envahirent les pays de l’Europe occidentale, un grand désordre, conséquence de cette invasion, y régnait. Les populations s’étaient repliées devant l’avance ennemie. Les industries étaient arrêtées, les troupes allemandes gardaient les usines et empêchaient quiconque d’y pénétrer. Il ne m’est pas possible de vous donner une liste des entreprises qui subirent cette situation puisqu’elles l’ont presque toutes subie.

Cependant, à titre d’exemple, nous présentons au Tribunal l’original d’une des nombreuses affiches placées sur des établissements industriels en France. Je dépose cette affiche sous le n° RF-102. Elle est datée de Paris du 28 juin 1940.

Un texte est en allemand et l’autre en français. Voici le texte français :

« Par ordre du Generalfeldmarschall Göring, Generalflugzeugmeister, du 28 juin 1940, le général a pris possession, au point de vue fiduciaire, de cette usine. L’entrée est permise seulement à ceux possédant une autorisation spéciale par le Generalflugzeugmeister Verbindungsstelle, Paris. »

À peine les usines étaient-elles occupées, que des techniciens allemands, arrivés peu après les troupes, procédaient à un enlèvement méthodique des meilleures machines. Il résulte notamment d’un rapport secret du colonel Hedler, daté de décembre 1940, émanant de la section économique de l’OKW, pages 77 et 78, que l’enlèvement des meilleures machines des pays occupés devait être organisé et ce malgré les termes de l’article 53 de la Convention de La Haye.

Ce document est déposé sous le n° RF-103 (EC-84). D’autre part, de suite après l’invasion, les populations ouvrières, à bout de ressources, se groupaient naturellement autour des usines, dans l’espoir d’assurer leur subsistance.

Dans tous les pays occupés, les mêmes problèmes se posaient : arrêter le pillage des machines qui se poursuivait à un rythme inquiétant, donner du travail aux ouvriers.

De leur côté, les Allemands imposaient la remise en marche des industries, sous prétexte de garantir l’approvisionnement des populations. L’ordonnance du 20 mai 1940, publiée au Vobif, page 31, et que nous déposons sous le n° RF-104, applicable aux Pays-Bas, à la Belgique, au Luxembourg et à la France, prescrit la reprise du travail dans toutes les entreprises de métier et d’industrie d’alimentation et d’agriculture. Le même texte prévoyait la nomination d’administrateurs provisoires dans le cas d’absence des dirigeants ou pour d’autres raisons de force majeure.

(L’audience sera reprise le lundi 21 janvier 1946 à 10 heures.)