TRENTE-NEUVIÈME JOURNÉE.
Lundi 21 janvier 1946.

Audience du matin.

M. GERTHOFFER

Monsieur le Président, Messieurs. À la fin de la dernière audience, j’ai eu l’honneur de commencer l’exposé du Ministère Public français sur le pillage économique.

Dans un chapitre premier, je vous avais indiqué succinctement comment les Allemands s’étaient rendus maîtres des moyens de paiement dans les pays occupés, en imposant des tributs de guerre sous le prétexte d’entretenir leur Armée d’occupation, et en imposant de prétendus accords de clearing, fonctionnant à leur profit presque exclusif.

Dans un chapitre deuxième, intitulé : « Asservissement de la production des pays occupés », j’avais l’honneur de vous exposer qu’après l’invasion, les usines étaient gardées militairement, que des techniciens allemands procédaient à l’enlèvement et au transfert dans le Reich des meilleures machines, que les populations ouvrières, à bout de ressources, se groupaient autour des usines pour demander des subsides, qu’enfin les Allemands avaient ordonné la reprise du travail et s’étaient réservé le droit de désigner des administrateurs provisoires pour diriger les entreprises.

En même temps, les Allemands exerçaient une pression sur les dirigeants des pays occupés et sur les industriels pour parvenir à la remise en marche des usines. Dans certains cas, ils placèrent eux-mêmes des administrateurs provisoires allemands et insinuèrent que les usines seraient utilisées pour les besoins des populations occupées.

Dans l’ensemble, pour éviter le chômage et conserver leurs moyens de production, les industriels reprirent petit à petit leur travail, en s’efforçant de se spécialiser dans les fabrications destinées aux populations civiles. Usant de moyens de pression divers, les Allemands imposèrent la fabrication d’armements défensifs, puis d’armements offensifs. Ils réquisitionnèrent certaines entreprises, fermèrent celles qu’ils n’estimaient pas nécessaires, répartirent eux-mêmes les matières premières et placèrent des contrôleurs dans les usines.

La mainmise allemande s’étendit toujours davantage, conformément d’ailleurs aux directives secrètes données par l’accusé Göring lui-même, dès le 2 août 1940, ainsi qu’il ressort d’un document découvert par l’Armée des États-Unis, qui porte le n° EC-137 et que je dépose au Tribunal sous le numéro RF-105. Voici la page essentielle du document :

« L’extension de l’influence allemande sur les entreprises étrangères est un but de la politique allemande. Il n’est pas encore possible de déterminer si le traité de paix spécifiera des cessions de participations et dans quelle mesure. Mais dès maintenant, il est nécessaire d’exploiter toute occasion pour permettre à l’économie allemande, dès le temps de guerre, de prendre pied sur les objectifs économiques intéressants des pays occupés et pour empêcher des manœuvres qui pourraient rendre plus difficile la réalisation du but mentionné plus haut... »

J’arrête ici cette citation. Après avoir eu connaissance d’un tel document, aucun doute n’est plus possible sur les intentions des dirigeants allemands : la preuve de la mise à exécution d’un tel plan résulte d’un document qui sera lu lorsque le cas particulier de la France sera évoqué au cours de cet exposé. Le Tribunal aura connaissance d’une étude du nommé Michel, chef d’État-Major administratif pour les questions économiques, adjoint au commandant militaire allemand en France, qui fait ressortir l’ampleur de la dictature du Reich sur les pays occupés, en matière économique.

Le contrôle des entreprises des pays occupés était assuré par des fonctionnaires civils ou militaires qui étaient sur place et aussi, plus tard, par des entreprises similaires allemandes qui étaient devenues leur « Paten-Firma » ou « Maisons-mères ».

Pour donner un exemple de cette domination économique, voici les injonctions reçues par une importante société française. Il s’agit de la maison Thomson-Houston. Je dépose au Tribunal, sous le n° RF-106, la lettre adressée à cette société. Elle est datée, à Paris, du 8 octobre 1943 : « Société des Procédés Thomson-Houston, 173, Bd Haussmann, Paris (8e ).

« Vous êtes pleinement responsables, quant à l’exécution ponctuelle, soignée et rationnelle des commandes allemandes qui vous ont été passées, aussi bien vis-à-vis du donneur d’ordre que de mon service qui est compétent pour l’ensemble des commandes passées en France.

« Pour vous faciliter l’exécution de vos obligations, la maison « Allgemeine Elektrizitätsgesellschaft », Berlin NW 40, Friedrich Karl-Ufer 2-4 vous est désignée par moi comme « Paten-Firma ». J’attache la plus grande importance à ce que vous travailliez en camaraderie étroite sur le plan technique avec ladite maison.

« Il appartiendra à la « Paten-Firma » ci-dessus désignée :

« 1° De coopérer à l’établissement de votre plan de production pour utiliser vos capacités ;

« 2° De se tenir à votre disposition pour tous les conseils techniques dont vous pourriez avoir besoin et pour échanger mutuellement vos expériences ;

« 3° De servir d’intermédiaire, le cas échéant, pour les négociations avec des services allemands ;

« 4° De me tenir au courant de tout ce qui pourrait se produire, qui pourrait entraver l’accomplissement de vos engagements.

« En vue d’assurer ces tâches, la « Paten-Firma » est autorisée à déléguer auprès de votre firme un « Firmenbeauftragter » et au besoin des ingénieurs de fabrication d’autres firmes allemandes qui vous ont passé des commandes importantes.

« Afin de permettre à la « Paten-Firma » l’accomplissement de ses tâches, il y aura lieu de documenter la maison ou son Firmenbeauftragter sur tout ce qui est en rapport avec les commandes allemandes et leur exécution, par exemple :

« 1° En lui donnant connaissance de votre correspondance avec vos fournisseurs et sous-traitants ;

« 2° En lui donnant connaissance de la manière dont sont utilisées les capacités de vos usines et en lui permettant de se rendre compte de la fabrication ;

« 3° En le faisant participer à vos entretiens et en lui communiquant auparavant votre correspondance avec les services allemands.

« Il vous appartiendra de donner immédiatement connaissance aux « Paten-Firma », ou à leur Firmenbeauftragter, de toutes les commandes que vous recevrez. »

Ici s’arrête la citation de ce document. Presque toutes les entreprises importantes étaient ainsi placées, dans les pays occupés, sous le contrôle de maisons allemandes, dans le double but de favoriser l’effort de guerre du Reich et pour arriver, par des absorptions progressives, à une prépondérance économique en Europe, même en cas de paix de compromis.

Dans le domaine agricole, les Allemands usèrent de moyens de pression analogues. Ils réquisitionnèrent massivement les produits, ne laissant aux populations que des quantités notoirement insuffisantes pour assurer leur subsistance.

J’aborde maintenant le chapitre troisième, consacré aux achats individuels par des militaires ou civils allemands dans les pays occupés.

S’il ne peut être question dans le présent exposé des actes de pillage individuel ou des nombreux vols commis dans les pays occupés, il importe cependant de mentionner les achats individuels, ceux-ci ayant été méthodiquement organisés par les dirigeants allemands au profit de leurs ressortissants.

Au début de l’occupation, les soldats ou civils effectuaient des achats au moyen de bons d’une régularité contestable qui leur étaient délivrés par leurs supérieurs ; mais bientôt les Allemands eurent à leur disposition une quantité suffisante de monnaie qui leur permettait d’acheter sans titre de rationnement ni à l’aide de bons spéciaux, des quantités importantes de produits agricoles ou d’objets de toute nature, notamment des textiles, chaussures, fourrures, maroquinerie, etc.

C’est ainsi, par exemple, que certaines maisons de chaussures étaient obligées de vendre chaque semaine, contre des bons spéciaux allemands, 300 paires de chaussures « usage ville », pour hommes, femmes ou enfants.

Ce fait résulte d’un rapport important du contrôle économique français, auquel j’aurai à me référer plusieurs fois, au cours de cet exposé, et que je dépose présentement au Tribunal sous le n° RF-107.

Les achats individuels qui constituent une forme du pillage économique étaient, je le répète, non seulement autorisés mais organisés par les dirigeants allemands.

En effet, lorsque les Allemands retournaient dans leur pays, ils étaient encombrés de volumineux bagages ; un service d’acheminement de colis adressés par les Allemands séjournant dans les pays occupés avait été créé. Les objets expédiés étaient empaquetés dans un papier spécial et munis de cachets destinés à les faire bénéficier d’une franchise douanière à leur entrée en Allemagne.

Pour pouvoir se faire une idée de l’importance des achats individuels, il convient de se reporter aux déclarations du nommé Murdel, ex-directeur de la Reichskreditkasse, actuellement détenu à Paris et qui a été entendu le 29 octobre 1945, par un juge d’instruction de la Cour de Justice de la Seine. Voilà ce que Murdel déclare au sujet des achats individuels.

Monsieur le Président, je dépose ce document sous le n° RF-108. Le juge d’instruction a posé à Murdel la question suivante :

Le juge d’instruction a posé à Murdel la question suivante :

« Quels étaient les besoins de l’Armée d’occupation ? Quels achats aviez-vous à régler pour son compte ? »

Murdel a répondu :

« II m’est impossible de répondre à la première partie de la question. J’avais cherché pendant l’occupation à me renseigner sur ce point. On m’opposa qu’il s’agissait d’un secret militaire que je n’avais pas à connaître. Ce que je puis vous dire, c’est que nous réglions la solde des troupes et qu’un simple soldat gagnait de 50 à 60 mark, un sous-officier 50% en plus et un officier sensiblement plus, naturellement. Je n’ai pas idée des effectifs qu’a pu comporter l’Armée d’occupation, ces effectifs ayant été très variables. »

Puis je passe quelques lignes pour abréger ; Murdel ajoute :

« Par ailleurs, chaque permissionnaire revenant d’Allemagne avait le droit de rapporter avec lui un certain nombre de mark (50 mark). Il en était de même pour tout soldat allemand affecté pour la première fois en France. C’est nous qui faisions le change des mark contre des francs français. J’évalue à 5.000.000.000 de francs environ le montant des sommes que nous versions chaque mois à ce titre. »

On peut donc évaluer à une somme d’environ 250.000.000.000 de francs au moins les dépenses individuelles faites en France par les Allemands, dont la plus grande partie a été employée pour l’achat de produits et d’objets adressés en Allemagne, au détriment de la population française.

Pour se rendre compte de l’importance de ces dépenses, j’ajouterai que cette somme de 5.000.000.000 par mois, soit 60.000.000.000 par an, est supérieure aux recettes budgétaires de l’État français de 1938, puisque celles-ci n’étaient que de 54.000.000.000 par an.

Après avoir vu les achats individuels, je vais aborder un quatrième chapitre, consacré à l’organisation du « marché noir » par les Allemands dans les pays occupés. Les populations des pays occupés avaient été astreintes à un sévère rationnement des produits de toute nature. Il ne leur restait que des quantités notoirement insuffisantes à leurs besoins vitaux.

Cette réglementation rendait disponible une grande partie des stocks et de la production que les Allemands accaparaient, soit à la suite d’opérations en apparence régulières (réquisitions, achats par des services officiels, achats individuels, achats contre des bons de priorité allemands ; nous venons de voir que ces achats individuels représentaient, pour la France seulement, une moyenne de 5.000.000.000 de francs par mois).

Mais une telle réglementation avait pour corollaire une raréfaction des marchandises et des dissimulations de produits effectuées dans le but de les soustraire aux Allemands. Cet état de fait donna naissance dans les pays occupés à ce qu’on a appelé le « marché noir », c’est-à-dire des achats clandestins faits en infraction à la réglementation sur le rationnement.

Les Allemands ne devaient pas tarder à procéder eux-mêmes, et dans des proportions de plus en plus considérables, à des achats au marché noir, le plus souvent par l’intermédiaire d’agents et de sous-agents, recrutés parmi les éléments de la population les plus douteux, chargés de « dénicher » les produits.

Ces agents, compromis en raison des infractions qu’ils commettaient à la législation sur le rationnement, bénéficiaient d’une immunité totale, mais étaient sans cesse sous la menace de dénonciations de la part de leurs employeurs allemands, dans le cas où ils ralentiraient ou arrêteraient leur activité. Souvent, ces agents remplissaient également des fonctions à la Gestapo et s’en trouvaient rémunérés par leurs commissions provenant du marché noir.

Les différents organismes allemands dans les pays occupés prirent l’habitude de procéder à des achats clandestins de plus en plus importants. Ils finirent par s’arracher réciproquement les marchandises, ce qui avait pour principal résultat de faire monter les prix et pouvait entraîner une inflation. Les Allemands, tout en continuant à profiter des achats clandestins, tenaient à ce que la monnaie qu’ils utilisaient conserve une valeur aussi élevée que possible.

Aussi, pour obvier à une telle situation, les dirigeants du Reich décidèrent en juin 1942 d’organiser méthodiquement les achats au marché noir.

C’est ainsi que l’accusé Göring, délégué du Plan de quatre ans, donna le 13 juin 1942, au colonel J. Veltjens, la mission de centraliser la structure du marché noir dans les pays occupés. Ce fait résulte, Messieurs, de plusieurs documents trouvés par l’Armée des États-Unis. Je dépose le premier sous le n° RF-109. C’est la nomination du colonel Veltjens, signée par l’accusé Göring lui-même. Je ne veux pas abuser des instants du Tribunal en lisant entièrement ces documents ; je ne pense pas qu’ils soient contestés et le seraient-ils plus tard, je me réserve le privilège de les lire, à moins que le Tribunal ne préfère que je les lise immédiatement.

LE PRÉSIDENT

Je pense qu’il est préférable de nous en tenir à notre règle qui stipule la lecture des documents à déposer en preuve. Vous n’avez besoin de lire que les extraits que vous demandez à déposer en preuve, pas nécessairement les extraits de forme, mais les extraits qui touchent au fond et dont vous avez besoin pour votre démonstration.

M. GERTHOFFER

Voici la lettre du 13 juin 1942, signée par l’accusé Göring :

« Les achats de marchandises effectués parallèlement par les différentes formations de la Wehrmacht et par d’autres organisations ont, dans quelques-uns des territoires occupés, créé sur le soi-disant marché noir une situation qui trouble l’exploitation méthodique de ces pays pour les besoins de l’économie de guerre allemande, nuit au prestige allemand et met en péril la discipline indispensable à toute administration militaire ou civile. Cet état de choses déplorable ne peut être toléré plus longtemps. Je vous charge donc de régulariser ces transactions commerciales, en accord avec les services intéressés, et tout particulièrement avec les chefs de l’administration des territoires occupés. En principe, les transactions commerciales dans les territoires occupés s’effectuant en dehors du cadre de l’approvisionnement normal ou constituant une infraction à la réglementation des prix, doivent être limitées à des cas spéciaux et ne peuvent être réalisées qu’avec votre assentiment préalable. J’approuve votre proposition quant à l’idée d’utiliser pour l’enlèvement des marchandises des sociétés contrôlées par le Reich et en premier lieu la « Roges ».

« Je vous prie de me présenter, dans le plus bref délai, un plan de travail concernant la mise en train de votre activité en Hollande, en Belgique, en France et en Serbie — en Serbie, c’est le consul général Neuhausen qui doit en être chargé.

Ce plan doit englober, en outre, la mainmise sur des installations portuaires et sur l’outillage des entreprises dont la fermeture peut être envisagée dans les territoires occupés. Quant aux résultats de votre activité, je vous prie de me faire parvenir mensuellement, par l’intermédiaire de mon représentant, un rapport et ce, pour la première fois, le 1er juillet 1942.

« S’il est nécessaire, c’est le Service central du Plan qui prendra la décision concernant la répartition des marchandises achetées.

« Signé : Göring. »

Dans la suite, le 4 septembre 1942, l’accusé Göring avait donné des ordres pour que soient complètement ramassées toutes les marchandises utiles, même si des signes d’inflation, de ce fait, venaient à apparaître dans les pays occupés. Ceci résulte d’un rapport signé Wiehl, relativement à l’utilisation des fonds provenant des frais d’occupation, rapport que je dépose au Tribunal sous le n° RF-110.

Peu après, le 4 octobre 1942, l’accusé Göring prononçait un discours à l’occasion de la fête de la moisson, discours rapporté dans Das Archiv d’octobre 1942, n° 103, page 645. Dans ce discours, l’accusé Göring expose implicitement qu’il entendait que les achats au marché noir dans les pays occupés continuent au profit de la population allemande. Je dépose la copie de cet article sous le n° RF-111 et j’en cite le passage suivant :

« J’ai examiné, avec une attention toute particulière, la situation dans les pays occupés. J’ai vu comment vivaient les gens en Hollande, en Belgique, en France, en Norvège, en Pologne et partout où nous sommes déjà installés. J’y ai remarqué que, bien que très souvent leur propagande parlât officiellement de la difficulté de leur situation alimentaire, en fait il était loin d’en être ainsi. Sans doute partout, même en France, le système des tickets de rationnement a été introduit, mais ce que l’on peut se procurer en échange des cartes n’est qu’un supplément et les gens vivent normalement du commerce illégal.

« Cet état de fait a fait naître en moi une ferme décision, un principe dont je ne me détacherai sous aucun prétexte. La première tâche, celle qui passe avant toute autre, est d’assurer la première place au peuple allemand dans le combat de la faim et le problème du ravitaillement. C’est pourquoi je suis décidé à ce que, dans les territoires conquis et placés sous notre protection, la population ne souffre plus de la faim ; mais si l’ennemi se mettait dans l’idée de contrecarrer notre politique de ravitaillement, il faut alors que tous sachent que, si la famine doit s’installer, ce ne sera en aucun cas en Allemagne. »

L’Armée des États-Unis a découvert un rapport secret établi le 15 janvier 1943 par le colonel Veltjens, dans lequel il rend compte de son activité durant six mois, à l’accusé Göring. Il s’agit du document PS-1765 que je dépose actuellement au Tribunal sous le n° RF-112. Il ne m’est pas possible de donner une lecture intégrale de ce rapport. Je me contenterai d’en citer certains passages.

Dans une première partie de son rapport, le colonel Veltjens explique les raisons de la naissance du marché noir en ces termes :

« 1. La raréfaction des marchandises par suite de réglementation et de contingentement ;

« 2. Impossibilité de procéder à un blocage effectif des prix ;

« 3. Impossibilité d’exercer une surveillance des prix sur le modèle allemand, en raison du manque de personnel auprès des organes de surveillance ;

« 4. Négligence apportée à l’application des contre-mesures de la part des autorités administratives locales, surtout en France ;

« 5. La justice pénale boiteuse des autorités judiciaires locales ;

« 6. Le manque de discipline de la population civile. » Puis, sous le même numéro 6, un peu plus loin, Veltjens indique :

Puis, sous le même numéro 6, un peu plus loin, Veltjens indique :

« ... L’activité des services allemands sur le marché noir prenait petit à petit une telle ampleur qu’elle créait une situation de plus en plus insupportable. Il était courant que les trafiquants du marché noir offrissent en même temps leurs marchandises à plusieurs services et que ce fut celui qui mettait le plus haut prix qui obtenait la marchandise. C’est ainsi que les différentes formations allemandes non seulement s’arrachaient réciproquement les marchandises, mais aussi faisaient monter les prix. »

Dans la suite de son rapport, Veltjens indique qu’il a pris la tête du service créé par le délégué du Plan de quatre ans, en ces termes :

« Finalement, en juin 1942, en accord avec tous les services centraux, le délégué pour les missions spéciales (B. f. S.) a été chargé de prendre en mains l’accaparement et la direction du marché noir. C’est ainsi que fut remplie la première fois, la première condition nécessaire pour s’attaquer efficacement au problème du marché noir. »

Dans une seconde partie de son rapport, Veltjens expose les avantages de l’organisation à la tête de laquelle il a été placé. Il écrit notamment :

« On a prétendu que les achats au marché noir, dans leur volume actuel et aux prix actuellement pratiqués, deviendraient à la longue trop lourds pour le budget du Reich. On peut répondre à cela en faisant observer que la plus grande partie des achats effectués l’ont été en France et ont été financés par les frais d’occupation. C’est ainsi que, pour un total de 1.107.792.819 RM d’achats, 929.100.000 RM ont été imputés aux frais d’occupation français et n’ont constitué en aucune façon une charge pour le budget du Reich. »

Après avoir indiqué les inconvénients du marché noir, Veltjens conclut :

« En résumé » — écrit Veltjens — « il faut le reconnaître, la situation du ravitaillement du Reich ne permettra plus de renoncer aux achats au marché noir, après comme avant l’écrémage de ce dernier, aussi longtemps qu’il existera des stocks cachés de marchandises utiles à la conduite de la guerre. En regard de cet intérêt supérieur toute autre considération doit disparaître. »

Dans une troisième partie du même rapport, Veltjens aborde l’organisation technique de ses services. Voici quelques pages intéressantes :

« La direction générale de la surveillance spécialement organisée à cet effet, c’est-à-dire :

« a) Service de surveillance en France, avec siège à Paris ;

« b) Service de surveillance en Belgique et France du nord, siège à Bruxelles ;

« c) Service de surveillance en Belgique et le nord de la France, service annexe Lille, avec siège à Lille ;

« d) Service de surveillance de la Hollande, avec siège à La Haye ;

« e) Service de surveillance en Serbie, avec siège à Belgrade. »

Puis Veltjens nous indique que les achats eux-mêmes sont effectués par un nombre restreint d’organisations d’achats habilitées, à savoir : pour la France, 11 ; pour la Belgique, 6 ; pour la Hollande, 6 ; pour la Serbie, 3.

« C’est ainsi » — écrit-il — « que la totalité des achats est soumise à la surveillance centrale du délégué pour les missions spéciales. »

Plus loin, Veltjens ajoute :

« Le financement des achats et le transport des marchandises sont effectués par la « Roges » du Reich. Les marchandises sont réparties ensuite dans le Reich par la société Roges, conformément aux instructions de l’Office central du Plan ou par sections désignées par cet office, et chaque fois dans l’ordre d’urgence des besoins des différents ayants droit. »

Dans une quatrième partie de son rapport, Veltjens rend compte du montant des opérations effectuées à la date du 30 novembre 1942, c’est-à-dire en moins de cinq mois, puisque son organisation n’avait commencé son activité que le 1er juillet 1942. Voici les chiffres de Veltjens :

« Volume des achats effectués (jusqu’au 30 novembre 1942) :

« a) Depuis l’inauguration des achats dirigés par les commandants militaires ou le commissaire du Reich et de la répartition dirigée des marchandises dans le Reich, il a été acheté pour un total de 1.107.792.818, 64 RM :

En France pour..... 929.100.000, 00 RM

En Belgique pour... 103.881.929, 00 —

En Hollande pour... 73.685.162, 64 —

En Serbie pour .…….. 1.125.727, 00 —

Veltjens ajoute :

« Le règlement s’est effectué en France sur les comptes des frais d’occupation et dans les autres pays par le moyen du clearing. »

Puis Veltjens donne un tableau des marchandises achetées pendant cinq mois. Je me contenterai d’en donner un résumé au Tribunal :

« 1. Métaux : 66.202 tonnes pour une valeur de 273.078.287 RM ;

2. Textiles : pour une valeur globale de 439.040.000 RM ; 3. Cuirs, peaux et fourrures : pour une valeur globale de 120.754.000 RM. »

Veltjens ajoute :

« Il a été acheté en outre : huiles et graisses industrielles, huiles et graisses de consommation courante ; laine et articles de ménage, articles de cantine ; vins et spiritueux ; outillage de pionniers, articles sanitaires, sacs, etc. »

Dans la suite de ce rapport, Veltjens donne une statistique de l’augmentation des prix pendant ces cinq mois, puis il pose en principe que le marché noir doit être utilisé, uniquement au profit de l’Allemagne, et être réprimé sévèrement lorsqu’il est utilisé par les populations des pays occupés. À cet égard, il écrit textuellement :

« 1. Développer la surveillance des prix. Étant donné qu’un renforcement du personnel de surveillance allemand n’est pas possible ou ne l’est que dans une mesure restreinte, il faudra obtenir des autorités d’administration locale une plus grande activité dans ce domaine.

« 2. Appliquer les peines sévères d’après les méthodes allemandes aux infractions de règlements. C’est en effet le seul moyen de remédier à l’indiscipline des populations, indiscipline qui a son origine dans les mœurs individualistes et libérales de celles-ci. Un contrôle des jugements prononcés par les tribunaux locaux semble tout indiqué.

« 3. Promesse de récompense en cas de dénonciation des infractions. Le taux de ces récompenses doit être suffisamment élevé par rapport à la valeur des objets dont la dénonciation aura amené la saisie.

« 4. Embauchage de mouchards et d’agents provocateurs. « De plus, pour empêcher le marché noir de la production :

« De plus, pour empêcher le marché noir de la production :

« 5. Arrêt de toutes les entreprises ne travaillant pas pour la guerre.

« 6. Arrêt ou fusion des entreprises dont les capacités de production ne sont qu’imparfaitement exploitées.

« 7. Contrôle renforcé de la production des entreprises.

« 8. Examen minutieux de la quantité de matières premières à attribuer, au moment du transfert du marché.

« 9. Politique des prix qui accorde aux entreprises des bénéfices suffisants et de nature à garantir le niveau des prix. »

Examinant les réclamations des dirigeants des pays occupés, relativement aux achats allemands au marché noir, Veltjens écrit :

« D’ailleurs, dans les derniers temps, les milieux gouvernementaux économiques français et belges — entre autres le chef du Gouvernement français lui-même — se sont plaints des achats méthodiquement effectués par les Allemands. En réponse à des représentations de cette nature, il y aurait lieu de faire observer, sans préjudice d’autres arguments, que du côté allemand aussi on a le plus grand intérêt à ce que le marché noir disparaisse, mais que la responsabilité principale de sa persistance incombe aux autorités gouvernementales elles-mêmes, en raison de l’incapacité dont elles font preuve dans la surveillance des prix et de la faiblesse dont elles témoignent dans les poursuites judiciaires, par quoi elles apportent un encouragement à l’esprit d’indiscipline de la population. »

Le Tribunal me permettra de souligner au passage la valeur de l’argumentation développée par Veltjens, en lui rappelant que les Allemands étaient les principaux acheteurs au marché noir et que leurs agents bénéficiaient d’une immunité totale.

Enfin, Messieurs, parlant des machines des usines, Veltjens écrit dans son rapport :

« Le délégué aux missions spéciales a, en outre, pour tâche de procéder à la récupération des machines existant dans les entreprises en sommeil. Les machines ainsi utilisées (en particulier les machines-outils), dont l’Allemagne a un besoin urgent pour sa production de guerre, sont très nombreuses. Après accord entre les délégués des missions spéciales, le commandant militaire et le fondé de pouvoir pour la production des machines, il a été créé en France auprès de l’inspection de l’Armement, un service de répartition des machines ; la création d’un service analogue de répartition des machines est prévue pour la Belgique et les Pays-Bas. Il faut s’attendre à rencontrer dans ce domaine une sérieuse résistance aussi bien de la part des propriétaires d’usines que des autorités gouvernementales locales.

« Les autorités d’occupation devront mettre tout en œuvre pour briser cette résistance. »

Enfin, Messieurs, Veltjens fait allusion dans son rapport à la société « Roges » qui était un organisme spécialisé dans le transport en Allemagne du butin capturé dans les pays occupés et plus particulièrement des produits enlevés par les opérations au marché noir.

L’un des directeurs de ce service, le nommé Ranis, a été interrogé le 1er novembre 1945 et a déclaré en substance :

« Que la société Roges avait commencé son activité en février 1941, succédant à une autre organisation. »

Dans l’ensemble, il confirme les faits rapportés dans le rapport Veltjens. Je me contenterai donc de déposer la copie de son interrogatoire au Tribunal sous le n° RF-113.

L’ampleur des opérations allemandes au marché noir est donc établie par des documents allemands qui ne peuvent être contestés par les adversaires. Je me permets de vous rappeler que ces documents établissent qu’en cinq mois, dans trois pays, ces opérations portent sur la somme de 1.107.792.818 RM.

Nous reviendrons sur certains détails, en examinant la situation particulière de certains pays. Cependant, il me faut vous indiquer les raisons pour lesquelles l’accusé Göring a fini par décider que les opérations au marché noir seraient suspendues,

En effet, le 15 mars 1943, sous le prétexte d’éviter des risques d’inflation dans les pays occupés, Göring décida que les achats au marché noir seraient suspendus. Nous avons vu tout à l’heure que l’accusé Göring se souciait peu du sort des populations des pays occupés, puisqu’il avait décidé que les achats au marché noir devaient continuer, même si des risques d’inflation venaient à apparaître.

La véritable raison est la suivante : alors que les services allemands officiels achetaient à des prix taxés strictement par leurs services, les organismes d’achats clandestins acceptaient dans le même temps des prix beaucoup plus élevés. Les marchandises se trouvaient donc inévitablement attirées par le marché noir, au détriment du marché officiel, et la production clandestine finissait par absorber la production normale.

Enfin, il y a lieu d’ajouter que la corruption qui résultait, dans certains milieux de la Wehrmacht, et que de tels agissements, donnaient des inquiétudes aux dirigeants allemands.

Le marché noir fut donc officiellement supprimé le 15 mars 1943, mais certains bureaux d’achats continuèrent leur activité clandestine jusqu’au moment de la libération, mais dans des proportions très inférieures à celles qui ont précédé le 15 mars 1943.

Je cite un passage du rapport du contrôle économique français, que j’ai déposé tout à l’heure sous le n° RF-107, qui donne une idée du désordre créé par les agissements allemands et qui démontre pour quelles raisons les autorités du Reich ont suspendu officiellement les achats au marché noir (page 21 du texte français) :

« C’était l’époque où le champagne, le cognac, la bénédictine se traitaient par lots de 10.000 à 50.000 bouteilles et le foie gras par tonnes.

« Dès le début, la corruption générale avait gagné de très nombreux officiers de la Wehrmacht, tentés par la vie fastueuse qui se déroulait autour d’eux ; elle envahit si bien les milieux militaires allemands que, du simple cantinier à l’officier supérieur, chacun se commettait avec les pires trafiquants, exigeant des commissions sur tous les marchés. Dans une vente clandestine de filés de laine, le service se trouva une fois en présence d’un général de la Luftwaffe. »

Autour d’eux, s’agglutinèrent rapidement tout ce que la France comptait de mauvais garçons, chevaliers d’industrie et autres repris de justice. Puis vinrent, en foule, les ordinaires trafiquants de commerce, courtiers et représentants sans emploi, généralement intermédiaires ou comparses de peu d’envergure.

On comprendra que dans un pareil milieu composé de gens inconnus et insaisissables, les affaires de marché noir traitées sans facture et au comptant, sans autre prise en charge écrite que celle des bureaux allemands, ne puissent être aisément décelées et évaluées aujourd’hui.

Je reprends la citation à la page 22 :

« Née dans le courant de l’année 1941, l’agitation commerciale des bureaux d’achats parisiens se poursuivit ainsi pendant vingt mois, à peu près. Mais après avoir atteint son point culminant vers la fin de 1942, cette activité devait subitement prendre fin en mars 1943, victime de ses propres excès.

« En effet, durant toute l’occupation, les prix à la production restèrent rigoureusement limités par les services français et plus encore par les services économiques allemands qui s’opposaient systématiquement à toute majoration des prix, soucieux, avant tout, de maintenir un large pouvoir d’achat à leurs capitaux français disponibles.

« Mais, alors que les fournitures contractuelles servies à l’ennemi étaient payées à des prix à peine « améliorés », voisins des prix légaux, les organismes d’achat clandestins acceptaient dans le même temps des cours plusieurs fois supérieurs pour les mêmes produits.

« Aussi, à la production, les évasions de marchandises vers le marché noir allemand se firent de plus en plus nombreuses, cependant que se multipliaient dans le même but des fabrications latérales occultes. Le désordre devint rapidement tel dans certaines branches de l’industrie que les livraisons contractuelles ne purent être assurées qu’avec de grands retards malgré les protestations menaçantes des services allemands.

« Totalement débordé, le ministère français de la Production industrielle dut informer les autorités allemandes que la production nationale ne pourrait bientôt plus faire face à ses obligations.

« Cette irrémédiable situation, jointe à la nécessité de mettre un terme à l’incroyable corruption provoquée par le marché noir dans les milieux de la Wehrmacht, amena le Gouvernement du Reich, sinon à supprimer le marché noir allemand dans sa totalité, du moins à envisager la fermeture des bureaux d’achats parisiens.

« Cette mesure fut rendue effective le 13 mars 1943 à la suite de l’accord Bichelonne-général Michel. Cependant — et ceci est très significatif — les services économiques allemands ne manquèrent pas d’exiger en compensation une notable augmentation des contingents fixés par les accords. C’est ainsi que pour le seul plan Kehrl, cette augmentation s’éleva à 6.000 tonnes de produits textiles. Quelques bureaux seulement parvinrent, jusqu’à la libération, à conserver quelque activité, soit en s’efforçant de traiter à la commission des achats avec la « Roges » (d’Humières, Union Économique, etc.) ou quelques services militaires achetant des « fournitures de cantonnement », soit avec les bureaux de la Luftwaffe et de la Kriegsmarine. »

LE PRÉSIDENT

Nous suspendons l’audience pour 10 minutes.

(L’audience est suspendue.)
M. GERTHOFFER

Je reviendrai, au cours de mes explications concernant chaque pays en particulier, sur les opérations du marché noir pour en signaler l’ampleur, mais je crois que dès maintenant, il est établi, aussi bien par le rapport Veltjens que par les passages du rapport du Contrôle économique français dont j’ai eu l’honneur de donner connaissance au Tribunal, que le marché noir a été organisé par les dirigeants du Reich et notamment par l’accusé Göring, et, pour terminer les observations générales sur le pillage économique, je demanderai au Tribunal la permission de lui donner quelques explications au point de vue juridique.

C’est ce qui fait l’objet du chapitre cinquième de cette première partie.

Au point de vue juridique, il n’est pas contestable que le pillage organisé des pays envahis par l’Allemagne est prohibé par la Convention internationale de la Haye, signée par l’Allemagne et délibérément violée par elle, bien que ses dirigeants ne manquaient pas de l’invoquer, toutes les fois qu’ils cherchaient à en tirer un avantage quelconque.

C’est la section trois de la Convention de la Haye, intitulée : « De l’autorité militaire sur le territoire de l’État ennemi », qui règle les questions économiques. Ces dispositions sont très claires et ne se prêtent à aucune discussion.

Le Tribunal me permettra de les lui rappeler en lui en donnant lecture. Voici la section III de la Convention de la Haye que je dépose au livre de documents sous le n° RF-114, qui est intitulée : « De l’autorité militaire sur le territoire de l’État ennemi » :

« Article 42. — Un territoire est considéré comme occupé lorsqu’il se trouve placé de fait sous l’autorité de l’Armée ennemie. L’occupation ne s’étend qu’aux territoires où cette autorité est établie et en mesure de s’exercer. »

« Article 43. — L’autorité du pouvoir légal ayant passé de fait entre les mains dé l’occupant, celui-ci... »

LE PRÉSIDENT

Je pense que nous pouvons tenir ces textes pour acquis.

M. GERTHOFFER

Je m’en tiendrai donc à quelques observations juridiques. Ces textes de la Convention de la Haye montrent, d’une façon lumineuse, que les Allemands ne pouvaient appréhender dans les pays occupés que ce qui était nécessaire à l’entretien des troupes indispensables à l’occupation des territoires.

Tout ce qui a été prélevé au delà de cette limite l’était en violation des textes que vous connaissez et, par conséquent, ces actes constituaient des spoliations.

La Défense m’objectera peut-être que toutes ces prescriptions devaient être écartées parce que l’Allemagne s’était donné comme but de continuer la guerre contre l’Angleterre, l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques et les États-Unis d’Amérique ; la Défense prétendra peut-être que, de ce fait, l’Allemagne se trouvait dans un état de nécessité qui doit faire échec aux prescriptions de la Convention de la Haye et elle tiendra à interpréter l’article 23, g qui permet de détruire ou de saisir même les biens privés.

Je répondrai de suite que ce texte n’édicte pas des règles afférentes au comportement de l’occupant sur un territoire ennemi — ces dernières règles sont contenues, je le répète dans les articles 42 à 56 — mais à l’attitude que doivent observer les belligérants au cours du combat.

Le mot « saisir », dans l’expression « saisir les propriétés ennemies, sauf dans les cas où ces saisies seraient impérieusement commandées par les nécessités de la guerre », signifie — et il ne peut y avoir aucune discussion de traduction qui puisse s’instaurer, puisqu’en l’espèce, c’est le texte français qui fait foi — le mot « saisir », dis-je, signifie non pas s’approprier une chose mais la mettre sous la protection de la justice en vue de la laisser inutilisée dans l’état où elle se trouve et de la conserver pour son véritable propriétaire ou celui qui peut faire valoir ses droits sur elle.

Une telle saisie permet à l’autorité militaire, tant que dure l’action, d’empêcher le possesseur de s’en servir contre ses troupes, mais elle ne l’en autorise en aucun cas à se l’approprier.

Les faits de pillage économique sont tous contraires au principe du Droit international et sont formellement prévus au surplus par l’article 6, b de la Charte du Tribunal Militaire International du 8 août 1945.

Ces infractions constantes à la Convention de la Haye ont eu pour conséquence d’enrichir l’Allemagne et de lui permettre de poursuivre la guerre contre l’Angleterre, contre l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques et contre les États-Unis d’Amérique, tandis qu’elles ruinaient les pays envahis dont les populations, soumises à un régime de famine lente, sont actuellement physiquement très amoindries et seraient, sans la victoire des Alliés, en voie d’extermination progressive.

Ces agissements inhumains constituent donc bien des crimes de guerre de la compétence du Tribunal Militaire International en ce qui concerne les dirigeants du Reich.

Avant de terminer cet exposé rapide des questions juridiques, le Tribunal me permettra de réfuter par avance un argument qui sera certainement présenté par la Défense, notamment en ce qui concerne le pillage économique. On prétendra que votre Haute juridiction n’existait pas, que le Droit pénal international n’était encore formulé dans aucun texte, lorsque les accusés ont commis les actes qui leur sont actuellement reprochés et que, partant, ils ne sauraient être condamnés à une peine quelconque en vertu du principe de la non-rétroactivité des lois pénales.

Pourquoi, Messieurs, ce principe est-il accepté par les législations modernes ? C’est indiscutablement pour qu’une personne quelconque, qui avait conscience de n’être en infraction avec aucune prescription légale ne puisse être condamnée pour des faits qui ont été commis dans de telles conditions.

Par exemple : un individu émet un chèque sans provision avant que la loi de son pays n’édicte de peine contre un tel fait. Mais l’espèce qui vous est soumise est bien différente : les accusés ne sauraient prétendre qu’ils n’avaient pas conscience d’être en infraction à aucune législation ; ils étaient tout d’abord en infraction avec les conventions internationales : Convention de la Haye de 1907, Pacte Briand-Kellogg du 27 août 1928. Puis en infraction à toutes les législations pénales des pays envahis.

Comment, dans ces législations, qualifier le pillage économique ?

Vol, escroquerie, chantage et même, ajouterai-je, assassinat puisque, pour parvenir à leurs fins, les Allemands ont, avec préméditation, commis de nombreux meurtres qui devaient leur permettre d’intimider les populations pour mieux les spolier.

Au point de vue du Droit interne, ces agissements tomberaient notamment sous l’application des articles 295 et suivants du Code pénal français et notamment de l’article 303 qui stipule que sont coupables d’assassinats tous les malfaiteurs, quelle que soit leur dénomination, qui pour l’exécution de leurs crimes, emploient des tortures ou commettent des actes de barbarie. J’ajouterai que les accusés étaient en infraction avec la loi pénale allemande elle-même, notamment avec l’article 243 et suivants du Code pénal allemand.

Les défenseurs feront valoir ensuite que certains dirigeants des pays envahis étaient d’accord avec le Gouvernement du Reich sur la collaboration économique et qu’en conséquence, on ne saurait reprocher à ces derniers des faits qui découlent de ces accords.

Une telle argumentation doit être rejetée :

1° Si, dans tous les pays envahis, des nationaux ont résisté avec plus ou moins de courage, il est certain que, quelques-uns d’entre eux, par veulerie, par peur ou par intérêt, ont trahi leur patrie ; ils ont été ou seront condamnés ; mais ce crime, commis par certains, ne peut être une circonstance absolutoire ou même atténuante en faveur des accusés, alors surtout que ceux-ci avaient imposé ces traîtres à la direction des pays occupés. Le fait d’avoir amené des individus à trahir leur patrie aggrave au contraire les lourdes fautes relevées à la charge des accusés ;

2° Les soi-disant accords ont tous été obtenus par la pression ou la menace ; les contrats qui ont été conclus font ressortir qu’ils sont uniquement en faveur de l’Allemagne qui, en fait, n’apportait aucune contre-partie ou des prestations illusoires — le plus souvent la lésion résulte de la simple lecture de tels contrats, ainsi que j’aurai l’honneur de le démontrer dans l’examen de certains cas particuliers.

Sur ces explications, mes observations générales sur le pillage économique se terminent. Si le Tribunal le veut bien, nous pourrions examiner le cas particulier du

DANEMARK.

Lorsque les Allemands, contrairement à toutes les prescriptions du droit des gens et à leurs engagements, envahirent le Danemark ; ils n’avaient pas encore la certitude de dominer rapidement l’Europe occidentale.

Dès le début, ils posèrent en principe qu’ils ne prélèveraient rien dans le pays, mais après leurs succès du mois de mai 1940, leur attitude changea et en fait, petit à petit, ils traitèrent le pays à peu près comme les autres pays occupés. Cependant, ils cherchèrent à arriver à une annexion pure et simple et ne prirent de mesures rigoureuses contre la population que dans le courant de l’année 1942, lorsqu’ils s’aperçurent qu’ils ne pourraient la gagner.

Au point de vue économique, pour assurer leur domination, ils s’efforcèrent d’avoir à leur disposition la plus grande partie des moyens de paiement danois et ils utilisèrent dans ce but les deux procédés principalement employés par eux dans les autres pays :

1° Prélèvement d’un véritable tribut de guerre sous le prétexte de l’entretien de leur Armée d’occupation ;

2° Fonctionnement à leur profit presque exclusif de soi-disant accords de clearing.

Ces deux procédés seront étudiés au cours du chapitre premier de cet exposé.

Chapitre premier.

Mainmise allemande sur les moyens de paiement.

1. Frais d’occupation

L’article 49 de la Convention de la Haye stipule que si l’occupant prélève des contributions en argent, ce ne pourra être que pour les besoins de l’Armée d’occupation ou de l’administration du territoire.

L’occupant peut donc prélever une contribution pour l’entretien de son Armée, mais cette contribution ne doit pas dépasser un effectif strictement nécessaire ; d’autre part, il faut entendre par besoins de l’Armée d’occupation, non pas les frais d’armement et d’équipement, mais uniquement les frais de logement, de nourriture et de solde. Je dis les frais normaux, ce qui exclut les dépenses somptuaires.

L’article 52 autorise la puissance occupante à exiger des communes ou des habitants, pour les besoins de son Armée, des réquisitions en nature et des services, à condition qu’ils soient en rapport avec les ressources du pays et de telle nature qu’ils n’impliquent pas pour les populations, l’obligation de prendre part aux opérations de guerre contre leur patrie.

Le même article 52 stipule que les prestations en nature seront autant que possible payées au comptant, sinon elles doivent être constatées par des reçus et le paiement des sommes dues doit être effectué le plus tôt possible. En d’autres termes, la Convention de La Haye permet à l’Armée occupante de prélever dans les pays occupés ce qui est nécessaire à l’entretien de ses troupes mais sous deux conditions, à part les contributions en espèces :

1° Que les prélèvements et les services soient en rapport avec les ressources du pays, c’est-à-dire qu’on doit laisser aux habitants au moins de quoi vivre ;

2° Que les prélèvements soient payés le plus tôt possible. Il ne s’agit pas d’un paiement fictif réalisé avec les fonds extorqués au pays occupé mais d’un paiement réel qui implique la fourniture de contre-parties effectives.

L’article 53 de la Convention de La Haye qui permet à la puissance occupante de saisir tout ce qui peut être utilisé contre elle et en particulier le numéraire, les fonds et les valeurs mobilières appartenant en propre à l’État du pays occupé, n’autorise pas leur appropriation par la puissance occupante.

D’après les renseignements fournis par le Gouvernement danois, lors de l’entrée des Allemands, ceux-ci déclarèrent qu’ils ne demanderaient aucune fourniture au pays, mais que l’Armée allemande serait approvisionnée par des envois du Reich.

Cependant, au lieu d’acheter des couronnes danoises pour permettre à leurs troupes d’effectuer des dépenses au Danemark, dès le 9 mai 1940, ils imposèrent la circulation des billets de la Reichskreditkasse, ce qui ressort notamment du n° 26 du Vobif, que j’ai déposé sous le n° RF-93.

Sur les protestations de la Banque nationale du Danemark, contre l’émission de papier-monnaie étranger, les Allemands retirèrent de la circulation ces billets, mais exigèrent l’ouverture d’un compte à la Banque nationale en s’engageant à n’y prélever que les sommes indispensables à l’entretien de leur Armée au Danemark.

Mais les Allemands ne tardèrent pas à méconnaître leurs engagements et à prélever sur leur compte, malgré les protestations danoises, des sommes infiniment supérieures aux besoins de leur Armée d’occupation.

D’après les renseignements donnés par le Gouvernement danois, les Allemands prélevèrent une moyenne mensuelle de :

43.000.000 de couronnes en 1940

37.000.000 — 1941

39.000.000 — 1942

83.000.000 — 1943

157.000.000 — 1944

187.000.000 — 1945

Le total des prélèvements se monte, d’après le Gouvernement danois à 4.830.000.000 de couronnes.

Je dépose sous le n° RF-115 le rapport financier du Gouvernement danois à ce sujet, rapport auquel j’aurai à me référer encore au cours de cet exposé.

Les indications du Gouvernement danois sont corroborées par un document allemand découvert par l’Armée des États-Unis, immatriculé EC-86, page 11, et que je dépose au Tribunal sous le n° RF-116.

Il s’agit d’un rapport secret du 10 octobre 1944, rédigé par l’État-Major du Travail à l’étranger (Arbeitsstab Ausland), en ce qui concerne les prestations financières des territoires occupés.

À la page 11 il est indiqué textuellement :

« Le Danemark n’est pas considéré comme territoire occupé et de ce fait ne paie pas de frais d’occupation. Les moyens de paiement nécessaires aux troupes allemandes sont mis à la disposition de l’administration supérieure de la Reichskreditkasse par la Banque centrale danoise, par la voie de crédit ordinaire. De toute façon, des prestations uniformes sont assurées par le Danemark pendant la durée de la guerre. »

Puis le rédacteur du rapport indique en millions de couronnes les prélèvements à la date du 31 mars 1944, pour les frais d’occupation :

1940-41 ...... 531.000.000

1941-42...... 437.000.000

1942-43...... 612.000.000

1943-44...... 1.391.000.000

Ce qui représente, pour la période expirant le 31 mars 1944, des prélèvements s’élevant à 2.971.000.000 de couronnes, ce qui correspond aux indications données par le Gouvernement danois pour une période approximativement semblable (2.723.000.000 de couronnes).

Le même rapport allemand fait apparaître que le cours du mark par rapport au cours de la couronne avait été fixé d’autorité par l’occupant à 47, 7 puis à 53, 1 mark pour 100 couronnes.

Bien que les Allemands prétendent, contre toute évidence, que le Danemark n’était pas un pays occupé, ils y prélevèrent la somme totale de 4.830.000.000 de couronnes, ce qui est énorme eu égard au nombre d’habitants et à la richesse du pays. En réalité, il s’agissait d’un tribut de guerre que l’Allemagne a imposé sous le prétexte de fournir des moyens de paiement à son Armée stationnée au Danemark.

L’entretien de l’Armée nécessaire à l’occupation du Danemark ne nécessitait pas de dépenses aussi considérables. Il est évident que les Allemands ont utilisé, comme en ce qui concerne les autres pays, la plus grande partie des fonds extorqués au Danemark pour financer leur effort de guerre.

Chapitre II. Clearing.

Clearing.

En 1931, l’Allemagne se trouvait en face de difficultés financières qui lui servirent de prétexte pour déclarer un moratoire général de tous ses engagements extérieurs.

Cependant, pour pouvoir continuer dans une certaine mesure ses opérations commerciales avec les pays étrangers, elle avait conclu avec la plupart des autres nations des accords permettant le règlement de ses dettes commerciales et même de certaines dettes financières sur la base d’un système de compensation dit « clearing ».

Depuis le début de l’occupation (9 avril 1940) et pendant toute sa durée, les autorités danoises firent tous leurs efforts, mais en vain, pour contrecarrer l’action allemande dans ce domaine.

Sur la pression des occupants, le Danemark ne put empêcher que son compte créditeur en clearing devienne toujours plus élevé en raison des achats allemands effectués sans fournir de contre-partie.

D’après le Gouvernement danois, les soldes créditeurs du compte progressèrent dans les conditions suivantes :

31 décembre 1940........ 388.800.000 de couronnes

,, ,, 1941........ 784.400.000 —

,, ,, 1942........ 1.062.200.000 —

,, ,, 1943........ 1.915.800.000 —

,, ,, 1944........ 2.694.600.000 —

30 avril 1945........ 2.900.000.000 —

Ces éléments sont corroborés par ceux du rapport allemand précité que j’ai déposé tout à l’heure sous le n° RF-116 d’après lequel, à la date du 31 mars 1944, les Allemands s’étaient procuré des moyens de paiement par le clearing s’élevant au total de 2.243.000.000 de couronnes.

Il n’a pas été encore possible d’établir l’usage que les occupants ont fait de la somme de 7.730.000.000 de couronnes qu’ils se sont procuré frauduleusement au détriment du Danemark à l’aide de l’indemnité d’occupation et du clearing.

Les renseignements recueillis jusqu’à ce jour ne nous permettent pas d’apprécier l’ampleur des opérations faites par les Allemands au marché noir. Cependant, le rédacteur du rapport précité du 10 octobre 1944 nous indique, et je cite :

« Il faut écarter toute évaluation de sommes servant au marché noir. Cependant, il faut admettre que les membres de la Wehrmacht achetaient aussi au prix fort du beurre et d’autres produits au Danemark, mais il est impossible de fixer, même approximativement, ces sommes. Car le marché noir semble être moins étendu et moins coordonné que dans les territoires occupés de l’Ouest et se rapproche plus de la structure du marché noir allemand et de sa situation désordonnée des prix. Cependant, les prix du marché noir danois peuvent en général être considérés comme beaucoup plus bas que les prix allemands. Il n’est donc pas possible de parler d’un facteur de prix moyen de coût surélevé comme en France, Belgique et Hollande. »

Ce que l’on peut en retenir, c’est que les Allemands, et notamment les membres de la Wehrmacht, faisaient des opérations au marché noir, et que le règlement de celles-ci était fait à l’aide de fonds extorqués au Danemark.

En ce qui concerne les acquisitions en apparence régulières, les renseignements manquent également pour pouvoir donner des indications précises. Cependant, d’après un rapport secret du 15 octobre 1944 adressé par l’officier allemand de l’État-Major économique du Danemark à ses supérieurs de Francfort-sur-Oder, document découvert par l’Armée des États-Unis et que je dépose au Tribunal sous le n° RF-117, les marchandises suivantes ont été prélevées par ses services :

De janvier à juillet 1943 : 30.000 tonnes de tourbe ; en mai 1944 :

6.000 mètres cubes de bois (le rédacteur a ajouté : production que l’on s’efforce de pousser à 10.000 mètres cubes par mois) ; en septembre 1944 : 5.785 mètres cubes de bois coupé, 1.100 mètres de bois rond, 1.050 mètres carrés de bois contreplaqué ; 119 tonnes de couleurs pour bateaux, des bois spéciaux pour la Marine.

Il ne s’agit là, Messieurs, que de l’énumération, pour un temps très court, de prélèvements faits par une équipe allemande.

Le Danemark devait fournir des quantités importantes de ciment. L’Allemagne lui fournissait en échange le charbon nécessaire à cette fabrication.

D’après le rapport que je viens de vous indiquer, en août 1944, il a été acheté au Danemark par les Allemands pour 8.312.278 couronnes de produits alimentaires.

Ces chiffres sont d’ailleurs inférieurs à la réalité ; d’après les derniers renseignements communiqués par le Gouvernement danois, les prélèvements de denrées agricoles seuls se montaient en moyenne à 70.000.000 de couronnes par mois, ce qui représente, pour soixante mois d’occupation, des prélèvements d’une valeur de 4.200.000.000 de couronnes.

Chapitre III.

Prélèvements non suivis de règlements.

En dehors de ce qu’ils ont pu acquérir à l’aide de couronnes prélevées à leur compte, sous prétexte de l’entretien de l’Armée d’occupation et de clearing, les Allemands ont appréhendé une quantité importante de choses, sans aucun règlement en apparence régulier.

C’est ainsi qu’ils s’approprièrent des fournitures de l’Armée et de la Marine danoises, des camions, des chevaux, des moyens de transport, des meubles, des vêtements, dont le montant n’a pu être évalué jusqu’à ce jour et qui pourrait être de 850.000.000 de couronnes.

Beaucoup de réquisitions et d’achats clandestins ou apparents n’ont pas encore pu être exactement évalués.

Le même rapport, déposé sous le n° RF-115, contient de la part du Gouvernement danois une évaluation très approximative et provisoire du dommage subi par le Danemark et des spoliations allemandes, qui se chiffre à 11.600.000.000 de couronnes.

Les renseignements recueillis jusqu’à ce jour ne permettent pas de donner plus de précisions sur le Danemark.

J’aborderai, si le Tribunal le permet, le cas particulier de la NORVÈGE.

NORVÈGE.

Pillage économique de la Norvège

Les troupes allemandes étaient à peine installées en Norvège que Hitler déclarait, dès le 18 avril 1940, qu’il serait procédé à l’exploitation économique de ce pays qui, pour cette raison, devait être considéré comme « État ennemi ».

Les renseignements recueillis sur le pillage économique de la Norvège sont assez sommaires, mais cependant suffisants pour apprécier les agissements allemands dans ce pays pendant toute la durée de l’occupation.

La Norvège a été soumise à un régime de rationnement très sévère. Dès leur entrée dans ce pays, les Allemands se sont efforcés, contrairement aux principes les plus élémentaires du droit des gens, d’en tirer le maximum de ressources.

Dans un document découvert par l’Armée des États-Unis immatriculé ECH-34 et que je dépose sous le n° RF-118, document qui est constitué par le Journal de marche du Service Économie-Armement en Norvège, rédigé en avril 1940, on relève des extraits des directives, relatives à la mise en marche de l’administration de l’économie dans les territoires occupés.

Voici des passages de ce document :

« Directives de l’économie d’armement

L’industrie norvégienne, pour autant qu’elle ne sert pas à l’approvisionnement direct de la population, a, dans ses branches essentielles, une importance particulière pour l’industrie d’armement allemande. C’est pourquoi sa production doit être mise, par la voie la plus rapide, à la disposition de l’industrie d’armement allemande, si ce n’est déjà fait, car elle consiste d’une part en « produits intermédiaires » qui demandent un certain temps pour être transformés en produits finis utiles, et d’autre part, en matières premières qui, tel l’aluminium par exemple, peuvent être employées en attendant que nos propres usines, en cours de construction, puissent produire.

« Pour cette question, il faut surtout prendre en considération les branches industrielles suivantes :

« Industries d’exploitation des usines pour la production de : minerais de cuivre, de zinc, de nickel, de fer à base de titane, de wolfram, de molybdène, d’argent ; pyrites.

« Usines métallurgiques pour la production de : alumine, aluminium, cuivre, zinc, nickel.

« Industries chimiques pour la production de : matières explosives, azote synthétique, azotate de calcium, super-phosphates, carbure de calcium, produits à base de soude.

« Usines de l’industrie de l’armement : chantiers navals.

« Usines de force motrice : surtout les usines de force motrice fournissant du courant électrique et dont dépendent toutes les branches industrielles énumérées ci-dessus.

« La capacité de production de ces branches industrielles doit être maintenue pendant la durée de l’occupation au plus haut niveau possible. Une certaine aide du Reich est à l’occasion nécessaire pour surmonter les difficultés apportées à la production par l’arrêt des importations anglaises ou celles d’outre-mer.

« Il est particulièrement important d’assurer cette aide en ce qui concerne l’industrie des matières premières, dont la production est basée essentiellement sur les importations d’outre-mer.

« On peut, pour le moment, ne pas tenir compte de la question de l’importation de bauxite provenant des stocks allemands qui peut être utilisée par les usines métallurgiques d’alumine et d’aluminium. »

Dès l’entrée de ses troupes en Norvège, l’Allemagne émit des billets de la Reichskreditkasse qui n’avaient cours qu’en Norvège, et qui, notamment, ne pouvaient être utilisés en Allemagne. Ce fut, comme pour les autres pays occupés, un moyen de pression pour obtenir des avantages financiers, soi-disant accordés librement par les pays brutalement asservis.

Les Allemands se sont ingéniés à se rendre maîtres des moyens de paiement et du crédit norvégiens par les deux procédés devenus classiques de l’imposition d’un véritable tribut de guerre, sous prétexte d’entretenir l’Armée d’occupation et par le fonctionnement d’un système de clearing à leur profit.

Mainmise allemande sur les moyens de paiement.

1° Indemnité pour l’entretien de l’Armée d’occupation

Au début de l’occupation, les Allemands procédaient à des achats au moyen de billets de la Reichskreditkasse. Les Norvégiens, porteurs de ce papier-monnaie, s’empressaient de l’échanger à la Banque de Norvège, mais cet institut financier ne pouvait obtenir, à son tour, de la Reichskreditkasse, aucune contre-partie réelle.

Au mois de juillet 1940, la Banque de Norvège devait absorber pour 135.000.000 de Reichsmark de billets de la Reichskreditkasse.

Pour éviter de perdre le contrôle de la circulation monétaire, la Banque de Norvège fut obligée de mettre les billets norvégiens à la disposition des Allemands. Ceux-ci tiraient sur la Reichskreditkasse des chèques que la Banque de Norvège était obligée d’escompter.

Le compte débiteur du Reich à la banque de Norvège, à la suite des prélèvements allemands, se monta à :

1.450.000.000 de couronnes fin 1940 ;

3.000.000.000 de couronnes fin 1941 ;

6.300.000.000 de couronnes fin 1942 ;

8.700.000.000 de couronnes fin 1943 ;

11.676.000.000 de couronnes à la libération du pays.

Toutes les protestations norvégiennes restèrent vaines en face des exigences allemandes. La menace constante d’une nouvelle mise en circulation de billets de la Reichskreditkasse, comme instrument de paiement obligatoire à côté de la monnaie norvégienne, obligeait les autorités financières locales à accepter le système des prélèvements en compte, sans contre-partie réelle, qui était moins dangereux qu’une émission de papier-monnaie sur la circulation de laquelle l’administration norvégienne n’avait aucun pouvoir de contrôle.

Ceci résulte en particulier d’une lettre secrète, adressée le 17 juin 1941 par le général von Falkenhorst, Commandant en chef en Norvège, au Reichsstatthalter, le Reichsleiter Terboven, dont la copie a été découverte dernièrement en Norvège, et que je dépose sous le n° RF-119.

Dans ce document, après avoir indiqué que l’on ne pouvait réduire les dépenses de la Wehrmacht en Norvège, von Falkenhorst, écrit textuellement : (Je cite le passage du document.)

« Cependant, je suis d’avis que le problème, de cette façon, ne peut pas du tout être résolu. Le seul remède est l’abandon complet du système monétaire actuel, c’est-à-dire l’introduction de la monnaie du Reich. Mais cela n’est pas de mon ressort. Aussi, je regrette de ne pouvoir vous proposer d’autres remèdes, bien que je sois parfaitement conscient du caractère sérieux de la situation dans laquelle vous vous trouvez. »

À l’indemnité pour le prétendu entretien de l’Armée d’occupation, il faut ajouter une somme de 3.600.000.000 de couronnes payée par le Trésor norvégien pour le logement des troupes allemandes. Ces renseignements nous sont donnés par le rapport du Gouvernement norvégien, que je dépose sous le n° RF-120.

Sur la somme de près de 12.000.000.000 de couronnes, prélevées pour le prétendu entretien des troupes d’occupation, une grosse partie a été utilisée à d’autres fins ; notamment pour les frais de police et de propagande, l’occupant a dépensé 900.000.000 de couronnes.

Ceci résulte d’un second rapport du Gouvernement norvégien, que je dépose sous le n° RF-121.

2° Clearing

L’accord de clearing de 1937 pour l’échange des marchandises entre la Norvège et l’Allemagne est resté en principe en vigueur pendant l’occupation, mais c’est la Banque de Norvège qui devait faire les avances nécessaires aux exportateurs norvégiens.

En outre, les Allemands conclurent des accords de clearing au nom de la Norvège avec les autres pays occupés, des pays neutres et l’Italie.

À la libération, le solde créditeur du clearing norvégien atteignait 90.000.000 de couronnes. Mais ce solde ne fait pas apparaître la situation réelle. En effet :

1. Les importations destinées aux besoins militaires allemands en Norvège étaient abusivement réglées par le clearing ;

2. Pour certaines marchandises, peaux, fourrures, poissons en particulier, les Allemands avaient imposé que les exportations soient faites dans le Reich ; puis ils revendaient ces produits dans d’autres pays, notamment en Italie, pour les poissons.

3. Les Allemands qui étaient maîtres de la fixation des prix, haussaient systématiquement les prix de tous les produits importés en Norvège, qui servaient, pour la plupart, d’ailleurs, aux besoins militaires de l’occupant, tandis qu’ils baissaient systématiquement les prix des produits exportés de Norvège.

Malgré leurs efforts et leurs sacrifices en raison des opérations frauduleuses des occupants, les autorités norvégiennes ne purent empêcher une inflation dangereuse.

Il ressort, en effet, du rapport du Gouvernement norvégien que j’ai déposé sous le n° RF-120 tout à l’heure, que la circulation fiduciaire était en avril 1940 de 712.000.000 de couronnes et qu’elle monta progressivement pour atteindre, le 7 mai 1945, 3.039.000.000 de couronnes. Une telle inflation, conséquence des agissements de l’occupant, permet de mesurer l’appauvrissement du pays.

Le même rapport nous indique que les Allemands n’ont pas pu s’emparer de l’or de la Banque de Norvège, celui-ci ayant été mis à temps à l’abri.

Examinons, Messieurs, les prélèvements en nature :

Les Allemands ont procédé en Norvège à de nombreuses réquisitions suivies ou non de prétendus règlements. D’après le rapport du Gouvernement norvégien, voici la liste des marchandises réquisitionnées :

Viande : 30.000 tonnes ; produits de laiterie, œufs : 61.000 tonnes ; poissons : 26.000 tonnes ; fruits, légumes : 68.000 tonnes ; pommes de terre : 500.000 tonnes ; boissons et vinaigre : 112.000 tonnes ; Matières grasses : 10.000 tonnes ; blé, farine : 3.000 tonnes ; autres denrées : 5.000 tonnes ; foin et paille : 300.000 tonnes ; autres fourrages : 13.000 tonnes ; savon : 8.000 tonnes.

Mais cette liste ne comprend pas, Messieurs, les achats officiels effectués avec la monnaie norvégienne et réglés par clearing, elle ne comprend pas les achats clandestins.

Actuellement, il n’est pas encore possible d’établir des évaluations. À titre d’exemple, cependant, on peut citer que les exportations de poissons, pour la plupart en Allemagne, s’élèvent, dans la majorité des cas, pour une année seulement (1942) à environ 202.400 tonnes, alors que pendant toute l’occupation les réquisitions officielles n’ont pas dépassé 26.000 tonnes.

Comme dans les autres pays occupés, les Allemands imposèrent la reprise du travail, notamment par des menaces d’arrestations.

La plus grande partie de la flotte marchande norvégienne a été soustraite aux Allemands ; cependant ils réquisitionnèrent les navires qui étaient à leur portée, notamment la plus grande partie des bateaux de pêche.

Si l’occupant ne put s’emparer du matériel de chemin de fer, les tramways furent cependant transportés en Allemagne, ainsi qu’environ 30.000 voitures automobiles.

Si l’on se réfère au rapport du 10 octobre 1944 du Service économique allemand que j’ai eu l’honneur de déposer tout à l’heure sous le n° RF-116, on constate que le rédacteur du rapport lui-même estime que l’effort demandé à la Norvège est au-dessus des possibilités de ce pays. Il écrit en effet que :

« ... l’économie de la Norvège est très touchée par les exigences des occupants. C’est pour cette raison qu’il fallut limiter les frais d’occupation dans une partie des dépenses de la Wehrmacht... »

Après avoir mentionné que les frais d’occupation perçus jusqu’en janvier 1943 se montaient à 7.535.000.000 de couronnes, ce qui corrobore les données du Gouvernement norvégien, le rapporteur allemand écrit :

« Cette somme de plus de 5.000.000.000 de Reichsmark, est très élevée pour la Norvège. Des économies beaucoup plus riches, comme par exemple celle de la Belgique, payent des frais à peine plus élevés et le Danemark ne fournit même pas la moitié. Ces prestations énormes ne sont rendues possibles que grâce à des avances consenties par l’Allemagne.

« II n’est donc pas étonnant que le commerce extérieur germano-norvégien ait un caractère actif pour l’Allemagne, c’est-à-dire qu’il consiste dans des avances. La Norvège, du fait de sa faible population, peut à peine mettre la main-d’œuvre à la disposition de l’économie de guerre allemande ; elle est donc un des rares pays qui sont nos débiteurs dans le clearing. »

Plus loin le rédacteur ajoute :

« ... Si l’on déduit ces 140.000.000 de Reichsmark des frais d’occupation et des épuisements de crédits calculés ci-dessous, on arrive à un montant assez considérable de prestations norvégiennes c’est-à-dire à environ 4.900.000.000 de Reichsmark... »

LE PRÉSIDENT

Nous allons suspendre l’audience.

(L’audience est suspendue jusqu’à 14 heures.)