QUARANTIÈME JOURNÉE.
Mardi 22 janvier 1946.

Audience du matin.

M. HENRY DELPECH (substitut du Procureur français)

Monsieur le Président, j’ai eu l’honneur, hier, de commencer à exposer devant le Tribunal les modalités du dépouillement économique de la Belgique par les Allemands, au cours de leur occupation du pays.

Revenant sur ce qui avait été dit au cours des considérations générales sur le pillage économique et sur le comportement des Allemands en Norvège, au Danemark et en Hollande, il m’a été donné de montrer que, partout, la volonté de domination économique du national-socialisme s’était affirmée ; les méthodes en ont été partout, dans les grandes lignes du moins, semblables. Aussi, pour répondre à la fois au désir exprimé hier par le Tribunal et pour remplir la mission confiée au Ministère Public français par le Gouvernement belge, de soutenir sa cause devant votre haute juridiction, me bornerai-je aux grandes lignes de l’évolution et me permettrai-je de renvoyer, pour les détails de la mainmise allemande sur la productivité belge, au texte du rapport présenté au Tribunal et aux nombreux documents cités à notre livre de documents.

J’ai eu l’honneur de signaler à la fois l’existence du marché noir en Belgique, son organisation par les troupes d’occupation, et la volonté finale de ces dernières de supprimer ce marché noir. On peut, à ce sujet, conclure, ainsi qu’il a déjà été indiqué au cours des observations générales, que ce n’est pas — malgré leurs dires — pour éviter en Belgique l’inflation que les autorités allemandes ont mené campagne contre le marché noir.

Le jour où les Allemands ont décidé d’interdire le marché noir, ils ont affirmé hautement leur souci d’éviter, à l’économie et à la population belge, les conséquences très graves d’une inflation menaçante ; dans la réalité, les autorités allemandes sont intervenues contre le marché noir pour éviter que son extension, qui allait chaque jour croissant, ne finisse par absorber toutes les marchandises disponibles et n’étrangle complètement le marché officiel. En un mot, la survie du marché officiel, avec ses prix plus bas, était finalement beaucoup plus profitable pour l’Armée d’occupation. Et j’en viens, Messieurs, à la page 46 de mon exposé, au troisième chapitre, aux acquisitions en apparence régulières, mais qui n’ont eu qu’un but : l’asservissement de la productivité belge.

Mettant en application leur programme de domination des pays de l’Europe occidentale, tel qu’il avait été établi dès avant 1939, les Allemands ont, dès leur entrée en Belgique, en mai 1940, pris toutes les mesures qui leur semblaient propres à assurer l’asservissement de la productivité belge.

Aucun des secteurs de l’économie belge ne devait être épargné : si le pillage semble plus frappant dans le domaine économique, ce n’est que la conséquence du caractère industriel très marqué de l’économie belge.

Les secteurs de l’agriculture et des transports ne devaient pas échapper à l’emprise allemande, et je me propose de vous parler d’abord des prélèvements en nature dans l’industrie.

L’industrie belge a été la première visée : c’est ainsi que le commandant militaire en Belgique, d’accord avec les différents offices du Reich pour les matières premières, d’accord avec le service du Plan de quatre ans et le ministère de l’Économie, établit tout un programme dont l’effet devait être de gagner la presque totalité de la productivité belge aux fins belliqueuses du Reich.

Le 13 septembre 1940, déjà, il pouvait donner connaissance aux autorités supérieures d’une série de plans établis pour le fer, le charbon, les textiles et le cuivre. Je dépose le document qui appuie cette affirmation sous le n° RF-162 (ECH-2).

Par ailleurs, un rapport du lieutenant-colonel Hedler, intitulé « Changement d’orientation de l’économie », précise que, dès le 14 septembre 1940, le service d’armement de l’Armée envoyait à ses formations subalternes les instructions suivantes ; elles sont au livre de documents sous la cote RF-163 (ECH-84) et je lis le dernier paragraphe de la page 41 du texte allemand :

« J’attache la plus grande importance à ce que les usines des territoires occupés — Hollande, Belgique, France — soient largement mises à contribution pour alléger la fabrication d’armement allemande et pour augmenter le potentiel de guerre. Les établissements danois sont aussi à inclure, dans une mesure de plus en plus grande, parmi les sous-traitants.

« De plus, les dispositions d’exécution annexes à l’ordonnance du maréchal du Reich, ainsi que l’ordonnance concernant l’économie des matières premières dans les territoires occupés, sont à observer strictement. »

L’ensemble de ces dispositions permit rapidement aux Allemands de contrôler et de diriger toute la production et toute la distribution belge dans le sens de l’effort de guerre allemand.

Un décret du 27 mai 1940 au Vobel n° 2, déposé sous le n° RF-164, créa des « services de marchandises » qui eurent pour mission, — et je lis une partie de l’alinéa 3 — de :

« ... diriger la production, d’organiser un partage juste et une utilisation rationnelle en sauvegardant dans la mesure du possible les lieux de travail, toujours conformément aux ordres donnés par l’Armée sous forme de prescriptions générales ou d’ordonnances particulières transmises aux entreprises où l’on fabrique ou consomme les produits réglementés, ou quand ils font l’objet de transactions commerciales. »

L’article 4 du même texte précisait les pouvoirs des services de marchandises et leur donnait en particulier le droit :

« D’obliger les entreprises à vendre des produits à des acheteurs déterminés ;

« D’interdire ou d’exiger l’utilisation de telle ou telle matière première ;

« Enfin, de faire dépendre de leur approbation toute vente ou tout achat de marchandises. »

Pour mieux cacher leur véritable dessein, les Allemands dotèrent ces services de marchandises d’une indépendance et d’une personnalité juridique propre. C’est ainsi que onze services de marchandises furent créés, englobant toute l’économie, sauf le secteur charbonnier dont la direction fut laissée à l’Office belge des charbons. Les documents figurant au livre de documents sous le n° RF-165 (ECH-3) apportent la preuve de cette allégation.

L’exécution des prescriptions fut assurée grâce à une série de textes promulgués par les autorités belges de Bruxelles ; celles-ci prirent en particulier un décret en date du 3 septembre 1940 en vertu duquel les organismes belges reprenaient les bureaux que leur abandonnaient les Allemands.

L’activité de ces bureaux, Messieurs, devait connaître des fortunes diverses ; bien que relevant du ministère belge des Affaires économiques, ils étaient étroitement contrôlés par les services du commandement militaire allemand. Dans cette voie, la mainmise sur la productivité belge fut complétée par la nomination des commissaires d’entreprises (ordonnance du 29 avril 1941 déposée sous le n° RF-166). L’article 2 de ce texte précise les pouvoirs des commissaires :

« ... Le commissaire de l’entreprise est tenu d’assurer la mise en marche ou le bon fonctionnement de l’entreprise qui lui est confiée, l’exécution méthodique des commandes ainsi que l’adoption de toutes les mesures utiles à l’augmentation de la production de l’entreprise. »

Le déclin de ces bureaux de marchandises commença avec une ordonnance du 6 août 1942 posant le principe de la possibilité d’interdire certaines fabrications ou de donner l’emploi de certaines matières premières. Cette ordonnance figure au livre de documents sous la cote RF-167. Une tutelle des services de marchandises fut bientôt organisée par l’envoi auprès de chacun d’eux d’un commissaire allemand choisi par l’office d’Empire compétent.

C’est ainsi qu’à dater des derniers mots de l’année 1943, le bureau du Rüstungsobmann du ministère de l’Armement (ministère Speer) prit l’habitude de passer directement ses commandes sans utiliser le canal des « Services de marchandises. »

Dès avant cette date, d’ailleurs, des mesures avaient été prises pour empêcher toute initiative non conforme aux buts de guerre allemands. Outre et dès avant l’ordonnance précitée du 6 août 1942, il convient de citer l’ordonnance du 30 mars 1942 soumettant toute création ou extension d’entreprise commerciale à l’autorisation préalable du commissaire militaire.

Dans le rapport déjà cité de l’administration militaire en Belgique, le chef d’État-Major Reeder précise, document RF-169 (ECH-335), que pour la seule période janvier à mars 1943, sur 2.000 entreprises travaillant le fer, 400 furent fermées comme travaillant irrationnellement ou inutiles pour les buts de guerre. Ces fermetures d’usines semblent d’ailleurs avoir moins eu à la base un souci de rationaliser une production que la volonté maligne de se procurer à bon compte de l’outillage ou des machines-outils de grand prix.

Dans cette voie, il convient de signaler l’institution d’un office de compensation de machines. Le rapport précédemment cité de l’administration militaire en Belgique, dans sa onzième partie aux pages 56 et suivantes, est particulièrement significatif à cet égard ; en voici un extrait du texte allemand, dernier paragraphe de la page 56, dans la traduction française, les dernières lignes.

LE PRÉSIDENT (Lord Justice Lawrence)

Le passage que vous venez de lire concernant l’accusé Raeder appartenait alors au document 169 ou 170 ?

M. DELPECH

Monsieur le Président, j’ai parlé hier du chef de la section administrative Reeder. Il était chef de section à Bruxelles et n’a aucun rapport avec l’accusé ici présent.

LE PRÉSIDENT

Très bien.

M. DELPECH

Document RF-171 (ECH-10). Le deuxième paragraphe du texte français.

Le paragraphe est consacré aux opérations de compensation de machines. « La preuve en est établie par un coup d’œil rapide sur les opérations de compensation qui ont été prises en considération et celles qui ont été menées à bien. On a pris en considération 567 demandes pour une valeur globale de 4.600.000 RM. »

Reeder fournit ensuite une série de chiffres. Je passe sur ces chiffres et j’arrive à la fin du premier paragraphe, page 57 du texte allemand :

« La base juridique de la réquisition de ces machines était la Convention de La Haye de 1907, articles 52 et 53. La formule de la Convention de La Haye, qui ne prévoit la réquisition qu’au profit et pour les besoins de la puissance occupante, convenait aux circonstances de l’année 1907, c’est-à-dire à un temps où les actions de guerre se cantonnaient à des régions très limitées, et où pratiquement, le front militaire était seul à supporter les événements de guerre. Vu la limitation quant à l’espace de la guerre, il était normal que la Convention de La Haye, prévoyant les réquisitions uniquement pour les besoins de la puissance occupante, soit antérieurement suffisante aux besoins de la conduite des opérations.

« Mais la guerre moderne demande, en même temps que le maintien de la Convention de La Haye, son adaptation à la conduite nouvelle de la guerre, étant donné d’une part que cette guerre moderne en se transformant en guerre totale ne connaît plus de limitation et que, d’autre part, elle est devenue une guerre de l’économie autant qu’une guerre des peuples. »

Je passe quelques lignes dans la citation et j’en arrive pour terminer :

« Dans la mesure où la réquisition a été faite sur la base de l’ordonnance du commandement militaire du 6 août 1942, on peut considérer que c’était dans le but de faire connaître à la population belge l’interprétation rationnelle nécessaire des conventions de La Haye. »

Une telle interprétation peut laisser rêveurs les juristes qui n’ont pas été formés à l’école du national-socialisme. Elle ne peut justifier, en tout cas, le pillage de l’industrie et l’asservissement de la productivité belge.

Ces quelques considérations laissent apparaître combien nuancés et variés ont été les procédés utilisés par les Allemands pour arriver à leurs fins sur le plan économique. Au même titre que les développements précédents sur le clearing et l’utilisation des frais d’occupation, elles permettent de préciser les méthodes utilisées pour réaliser les prélèvements massifs dans l’économie belge.

Si, pour certains secteurs, tels que l’agriculture et les transports, il a été possible de déterminer l’ampleur du pillage économique avec une certaine exactitude, par contre, dans de nombreux secteurs industriels, les évaluations n’ont pas encore été établies. Il est vrai qu’une partie considérable des pertes industrielles correspond aux opérations de clearing, notamment pour les réquisitions de stocks. Force sera donc de s’en tenir aux lignes directrices de la politique pratiquée par les Allemands.

Il convient d’examiner rapidement les manifestations de ce dépouillement économique dans trois secteurs : Industrie, Agriculture, Transports.

Le secteur industriel d’abord : les statistiques du clearing, en tout premier lieu, fournissent des indications sur les charges globales subies par les différents compartiments industriels.

De son côté, le rapport de l’administration militaire en Belgique, ce rapport auquel je reviens à chaque instant, donne les précisions suivantes brièvement résumées :

Dès le début de l’occupation, les Allemands imposèrent un recensement des stocks sur lesquels ils allaient opérer des prélèvements considérables, notamment pour les textiles et les métaux non ferreux.

Je me bornerai à parler brièvement des textiles et des métaux non ferreux. En effet, l’exemple de l’industrie textile est particulièrement net : à la veille de l’invasion, avec ses 165.000 ouvriers, l’industrie textile belge est la seconde industrie de Belgique, après la métallurgie. Sous prétexte d’éviter l’épuisement des stocks très importants qui existaient alors, l’ordonnance du 27 juillet 1940 interdit à l’industrie textile de travailler à plus de 30% de sa capacité de 1938. Rien que pour la période mai-décembre 1940, les réquisitions ne furent pas inférieures à 1.000.000.000 de francs belges ; elles affectèrent notamment près de la moitié du stock de laine existant dans le pays au 10 mai 1940 et près du tiers du stock de coton brut.

Par ailleurs, la mise en chômage forcé des usines constituait pour les Allemands une excellente excuse pour l’enlèvement, sous le prétexte de contrats de location, de l’outillage inutilisé, quand ce n’était pas pour le réquisitionner à vil prix. L’ordonnance du 7 septembre 1942, qui figure au livre de documents sous le n° RF-174, fixa les modalités de fermeture des usines en exécution du droit que se reconnaissaient les autorités d’occupation ; elle fixa le droit de dissoudre certains groupements patronaux et industriels et d’ordonner leur liquidation. Le prétexte donné fut celui de la concentration des entreprises. Au mois de janvier 1944, 65% des usines textiles avaient été arrêtées.

Je n’insisterai pas sur le détail de ces opérations, et je passe à la page 58 : le rapport précité de l’administration militaire allemande donne des chiffres particulièrement édifiants quant à la production. Sur une production totale de l’industrie lainière de 72.000 tonnes (chiffre global) pour la période de mai 1940 à fin juin 1944, production représentant une valeur d’environ 397.000.000 de RM, la ventilation des livraisons entre les marchés allemand et belge est la suivante :

Marché allemand ..….64.700 tonnes 314.000.000 RM.

Marché belge......…… 7.700 — 83.000.000 —

Tout le dépouillement de l’industrie textile tient dans ces chiffres.

La consommation belge eut évidemment beaucoup à souffrir de la politique allemande de direction du marché des textiles. C’est toujours le même rapport de l’administration militaire qui en rapporte les précisions, signalant qu’en 1938, les besoins en matières textiles s’élevaient en Belgique à une moyenne mensuelle de 12 kilos. Les chiffres respectifs pour les années de l’occupation sont les suivants :

1940/41.......... 2, 1 kilo par habitant.

1941/42.......... 1, 4 — —

1942/43.......... 1, 4 — —

1943/44.......... 0, 7 — —

L’épuisement de la consommation belge par les Allemands tient entre ces deux chiffres : 12 kg par tête d’habitant en 1938 et 0 kg. 7 à la fin de l’occupation.

D’autre part, le Gouvernement belge donne les précisions suivantes sur le pillage de cette productivité. Les fournitures obligatoires à l’Allemagne pendant l’occupation ont représenté pour les :

Filés de coton, environ...... 40% de la production

Pour les tissus de lin.......... 75% —

Pour la rayonne............... 15% —

Enfin, sur le stock de textiles resté en Belgique, un très grand pourcentage a encore été accaparé par l’Allemagne du fait de ses achats sur les marchés belges, achats de produits finis ou confectionnés. La contre-valeur de ces livraisons forcées figure généralement dans les statistiques du clearing, à moins qu’elle ne corresponde à des frais d’occupation détournés.

J’en ai terminé avec le textile ; à propos de l’industrie des métaux non ferreux, la Belgique était en 1939 le plus gros producteur en Europe de métaux non ferreux, de cuivre, de plomb, de zinc et d’étain. Les statistiques issues du rapport du commandement militaire, qui figurent au document RF-173 (ECH-11), en fourniront la preuve au Tribunal.

Le 18 février 1941, en liaison avec le service du Plan de quatre ans, l’Office du Reich pour les métaux et le Commandement suprême de l’Armée élaborèrent un plan « Métal » qui visait :

La consommation belge ;

L’exécution des commandes allemandes ;

Les exportations vers le Reich.

Ces diverses mesures ne suffirent pas à l’occupant qui entreprit un certain nombre de campagnes de récupération dites « actions spéciales » (Sonderaktionen) selon une méthode qu’il mit en application dans tous les pays de l’Europe occidentale. Je n’insiste pas sur ces actions qui sont rapportées aux pages 63 et suivantes du rapport : c’est la campagne de récupération des cloches, la campagne du plomb d’imprimerie, la campagne du plomb, la campagne du cuivre ; d’après les renseignements donnés par le Gouvernement belge (document RF-146, page 65 du rapport).

Dans d’autres domaines, mais sans l’avouer, les Allemands suivirent une politique destinée à éliminer ou à restreindre la concurrence belge. De la sorte, en cas de victoire allemande, les branches considérées auraient dû se limiter au marché belge qui aurait dû par ailleurs rester ouvert largement aux fournisseurs allemands.

Ces velléités de suppression proche ou lointaine de concurrence se manifestèrent notamment dans les secteurs de la fonderie, de la gobeleterie, des industries textiles, des ateliers de construction, de montage de véhicules, de construction de matériel de chemin de fer à voie étroite, de l’industrie du cuir et surtout de la chaussure, où la reconstruction des exploitations détruites fut systématiquement interdite.

Mais en outre, dans l’industrie textile aussi bien que dans de nombreux secteurs et notamment la sidérurgie, l’affaiblissement économique ne se mesure pas seulement à l’importance des fournitures obligatoires ; il est en relation avec la politique pratiquée par l’occupant. L’industrie belge — dans les branches du charbon et du fer surtout — subit des pertes très importantes à la suite des directives imposées en vue de financer au meilleur compte les besoins de guerre.

Je passe sur les prix du charbon : le contrôle de l’industrie du charbon fut assuré par l’établissement d’un fondé de pouvoir aux questions charbonnières et par une centralisation de toutes les ventes entre les mains d’un seul organe « vendeur unique », à direction belge mais doté d’un commissaire allemand, je veux parler de l’Office belge des charbons, vendeur uniforme en face d’un acheteur unique, le Rheinisch-Westfälisches Kohlensyndikat, donneur d’ordres pour les livraisons à faire au Reich, à l’Alsace, à la Lorraine et au Luxembourg.

D’après le même rapport allemand (page 67), malgré les relèvements du prix du charbon consentis les 20 août 1940, 1er janvier 1941 et 1er janvier 1943, l’industrie charbonnière enregistra au cours des années d’occupation des pertes considérables. En février 1943, le Comptoir du charbon ayant consenti une augmentation du prix de vente, le prix à la tonne du charbon belge dépassait le prix du marché intérieur allemand ; le commissaire allemand à l’industrie minière força l’industrie belge à payer la différence des cours à l’exportation vers le Reich au moyen de primes compensatrices.

Le Tribunal pourra être édifié sur les pertes financières enregistrées en tant que pertes d’exploitation par les chiffres rapportés aux documents RF-176 (ECH-35) et RF-178 (ECH-26, 27).

Le rapport de l’administration militaire donne dans sa onzième partie des précisions sur l’industrie sidérurgique : celle-ci a, autant que les charbonnages, souffert de l’occupation. Dans la sidérurgie Thomas en particulier, les pertes proviennent à la fois de l’accroissement du prix de revient et de nombreuses dérogations de prix accordées à certains éléments entrant dans la fabrication. Dans ce seul secteur, d’après le mémorandum du Gouvernement belge, les pertes subies de ce chef peuvent être évaluées à 3.000.000.000 de francs belges. Toujours d’après le même rapport, sur une production totale de 1.400.000 tonnes, 1.300.000 tonnes de produits divers ont été exportées en Allemagne, sans compter le métal livré aux usines belges travaillant exclusivement pour l’occupant.

D’un autre côté, d’après les renseignements fournis par le Gouvernement belge, les Allemands ont au total enlevé et transporté en Allemagne du matériel de très grande valeur : l’ensemble des spoliations industrielles est chiffré par le Gouvernement belge à une somme de 2.000.000.000 de francs belges, francs de 1940, s’entend.

Ces enlèvements équivalent à une véritable perte de substance, et, d’après les indications fragmentaires fournies au Tribunal, ce chiffre de 2.000.000.000 de francs belges est celui que je lui demande de retenir.

Dans l’état actuel des informations, il n’est pas facile de mesurer l’étendue des prélèvements dans l’industrie ; il est plus difficile encore de l’évaluer dans le secteur agricole ; je vais consacrer à ce secteur quelques brefs développements.

Outre les besoins admissibles des troupes d’occupation, les autorités allemandes se sont efforcées d’obtenir un supplément de prestations alimentaires de la Belgique destinées à suppléer au ravitaillement du Reich et des autres territoires occupés par ses troupes. Après avoir utilisé des méthodes directes de prélèvement, les Allemands ont employé des services d’intermédiaires peu scrupuleux chargés d’acheter à tout prix sur les marchés clandestins, et le marché noir en ce domaine prit une telle extension que les autorités occupantes s’en émurent à plusieurs reprises, et, en 1943, durent l’interdire.

Outre les dommages au cheptel, aux bois et forêts qui occupent en Belgique une place importante, les dommages pour coupe anormale dans les forêts ont provoqué un excès de déboisement s’élevant à 2.000.000 de tonnes ; le préjudice en capital causé par ces coupes prématurées peut s’évaluer à environ 200.000.000 de francs belges.

Les opérations militaires proprement dites ont causé des dégâts de l’ordre de 100.000.000 de francs belges et, d’après le mémorandum du Gouvernement belge, l’ensemble des dégâts causés au domaine forestier atteint 460.000.000 de francs belges. En tenant compte des dommages pour coupes anormales dans les forêts et pour l’établissement de terrains d’aviation, le Gouvernement belge estime à près de 1.000.000.000 de francs les pertes subies par son agriculture pendant l’occupation.

Il convient de noter sans plus insister que, dans ce secteur, il s’agit de perte nette en capital, d’un véritable épuisement de substance, d’une réduction inéluctable et d’une véritable consommation du patrimoine national.

J’en ai terminé avec l’agriculture, et je passe aux transports.

La conduite de la guerre amena les Allemands à utiliser à plein le réseau ferroviaire et fluvial de la Belgique ; il en résulte que les chemins de fer et la batellerie comptent parmi les secteurs de l’économie belge qui ont le plus souffert de l’occupation et des hostilités qui se sont déroulées sur son sol. Le trafic allemand a été à la fois un trafic de personnel exigé par les opérations et un trafic de marchandises, charbons, minerais, bois de mines, produits d’alimentation, sans oublier des quantités considérables de matériaux de construction exigés par la fortification des côtes de la mer du Nord.

Les chemins de fer : le rapport du Gouvernement belge fait apparaître que les dommages subis par les chemins de fer se sont traduits à la fois par des pertes en capital et des pertes en revenus. Pertes en capital d’abord, concernant principalement les réquisitions et les enlèvements auxquels les Allemands ont procédé de façon massive dès leur entrée en Belgique. C’est ainsi en particulier qu’ils se sont empressés d’effectuer des prélèvements sur le parc de locomotives, sous prétexte de récupération de locomotives allemandes cédées à la Belgique après la guerre de 1914-1918 au titre des récupérations.

En plus des saisies de locomotives, la Société nationale des chemins de fer belges a été en butte à de très nombreuses réquisitions de matériel, parfois sous forme de prise en location ; ces réquisitions sont évaluées à 4.500.000.000 de francs, valeur 1940.

En face des pertes en capital, les pertes en revenus (page 77) proviennent principalement des transports gratuits requis par la Wehrmacht. Elles proviennent également de la politique des prix imposés par l’occupant. Ces prestations et ces frais exceptionnels n’ont pu être supportés par les organismes intéressés qu’en faisant largement appel au Trésor.

De l’automobile, je ne vous dirai presque rien (page 79). Les dommages s’élèvent environ à 3.000.000.000 de francs belges, pour lesquels les particuliers ont touché environ 1.000.000.000 de francs belges (valeur 1938) à titre d’indemnité de réquisition.

Nous en venons aux transports fluviaux. La mise en application du plan de dépouillement économique de la Belgique posa aux puissances occupantes de graves problèmes de transport ; je les ai déjà signalés. Dans cette voie, l’administration militaire allemande imposa à la batellerie belge de très lourdes charges. D’après le rapport du Gouvernement belge, les dommages subis par la flotte fluviale belge se présentent sous trois aspects :

Réquisition et enlèvement par les Allemands ;

Dégâts partiels ou totaux pour faits de guerre ;

Détérioration anormale du matériel ;

et ces trois chefs de dommage atteignent 500.000.000 de francs dont 100.000.000 seulement figurent au clearing.

Les dommages aux voies navigables (page 81), fleuves, rivières et canaux, peuvent être évalués entre 1.500.000.000 et 2.000.000.000 de francs 1940, notamment en raison des réquisitions et de l’enlèvement du matériel portuaire public ou privé.

Les bateaux de pêche ont été réquisitionnés pour le palissage de l’Escaut avant de disparaître sans laisser de trace. D’autres ont subi des dégâts à l’occasion de réquisitions ou de contrats de locations en vue de manœuvres militaires.

Avant de clore ce chapitre consacré aux prélèvements en nature, il convient très brièvement de mentionner la question de l’enlèvement du matériel industriel (page 82).

Il a déjà été signalé que la politique de production et de réorganisation professionnelle de l’administration militaire avait eu pour résultat la fermeture de très nombreuses entreprises, permettant par contre-coup aux Allemands de saisir un nombre important de machines sous le prétexte qu’elles étaient devenues inutiles.

Il n’est pas de branches industrielles qui n’aient été de la sorte dépouillées. L’industrie métallurgique semble, en l’état actuel, être l’une de celles à avoir le plus souffert. Quelque soit notre volonté de ne plus abuser de la patience du Tribunal, il semble particulièrement opportun d’attirer brièvement son attention sur la technique même qui a présidé à l’organisation des prélèvements ; organisation dont les détails ont été fixés dès avant l’entrée des troupes allemandes dans les territoires de l’Europe occidentale, organisation mettant en jeu les formations militaires, organisation enfin émanant du bureau économique de l’État-Major général de l’Armée, et, partant, de l’accusé Keitel, en tant que chef de l’OKW.

L’existence de ces détachements militaires, véritables équipes de pillage, est prouvée par différents documents allemands. Sous le nom de « détachements économiques » (Wirtschaftstruppen) ou de kommandos spéciaux, ces équipes de pillage ont exercé leurs activités néfastes et illégales dans tous les pays de l’Europe occidentale.

Les instructions secrètes pour le « détachement économique J », en stationnement à Anvers, sont déposées au dossier sous la cote RF-183. Elles constituent un document très important, un document irréfutable de la volonté de pillage des Allemands et une preuve nouvelle du mépris des dirigeants nationaux-socialistes vis-à-vis des règles du Droit international.

Ces instructions datent des derniers jours de mai 1940 ; je me permettrai d’en lire quelques fragments au Tribunal (document RF-183, page 1) :

« Les détachements économiques sont institués par l’office « Économie-Armement » du Haut Commandement de la Wehrmacht. Ils sont mis à la disposition du Haut Commandement de l’Armée pour exercer leurs activités dans les pays occupés. »

Je passe au bas de la page 1 du document allemand : « Leur mission est de détecter rapidement et complètement dans leur secteur les produits les plus nécessaires à la guerre, produits manquants ou produits en quantités restreintes, matières premières, produits ébauchés, huiles minérales, ainsi que les matières les plus utiles à la production de guerre pour les différents buts de la défense nationale, et de noter exactement leurs contingents. Pour les machines, la réquisition sera rendue effective par l’apposition d’étiquettes ; pour les autres biens manquants ou restreints, elle sera assurée par étiquetage et surveillance par gardes.

« Les détachements économiques ont en outre la mission de préparer l’évacuation des biens manquants ou restreints, huiles minérales, ainsi que des machines les plus importantes, et de l’exécuter sur l’ordre du groupe d’armées. Ces missions sont transmises exclusivement aux détachements économiques. »

« Les détachements économiques doivent commencer leur activité dans le pays nouvellement occupé, dès que la situation de la bataille le permet. »

Machines et matières premières étant ainsi détectées et identifiées, des organismes nouveaux entraient en jeu pour le déménagement et l’affectation de ces machines et matières premières en Allemagne.

Le document précité — le document RF-183 — donne des renseignements précis et très curieux sur l’encadrement et l’effectif du détachement « J », du détachement d’Anvers. Les huit officiers sont tous des officiers de réserve, ingénieurs, commerçants en gros, directeurs de mines, importateurs de matières premières, ingénieurs-conseils. Leurs noms et leurs professions sont mentionnés au document. Ces hommes sont donc tous des spécialistes du commerce et de l’industrie. Le choix de ces techniciens ne peut être imputé au hasard.

Selon les instructions précitées, et plus spécialement les instructions qui ont été retrouvées en date du 10 mai 1940, émanant du général Hannecken, document RF-184 (ECH-33), une fois les machines et les stocks identifiés, les organes entrent en jeu : la Roges, d’une part, les bureaux de compensation d’autre part, dont l’activité a déjà été signalée à propos du pillage de la Hollande et de l’industrie belge des métaux non ferreux.

Un autre document, qui est également présenté sous la cote RF-184 (ECH-33), montre que la composition même des détachements économiques émane du Haut Commandement. « Les détachements économiques » — citation de la page 6 — « auxquels il est fait allusion dans le paragraphe 1, sont composés par la réunion de spécialistes choisis pour les branches industrielles, spécialistes qui se trouvent dans des territoires d’occupation ; ils recherchent leur renseignements et assurent la conservation des stocks de matières premières importantes à l’heure présente et des machines spéciales pour la fabrication de munitions et de matériel de guerre. »

LE PRÉSIDENT

Vous convient-il de suspendre l’audience maintenant ?

(L’audience est suspendue.)
M. DELPECH

À côté des détachements économiques sur l’existence desquels je viens d’avoir l’honneur d’attirer l’attention du Tribunal pour les enlèvements de machines et leur redistribution, soit aux usines travaillant dans le pays pour le compte de l’occupant, soit aux usines d’Allemagne elles-mêmes, la direction des opérations était assurée par le bureau de compensation des machines.

De tels bureaux furent créés dans tous les territoires occupés de l’Europe occidentale, au cours des derniers mois de l’année 1942, à la fois sur l’ordre du ministère de l’Armement, et partant sur l’ordre de l’accusé Speer, et du service du Plan de quatre ans, partant sur l’ordre de l’accusé Göring.

Le bureau de compensation de machines pour la Belgique et le nord de la France fut créé par une décision du chef de la section économique militaire à Bruxelles, en date du 18 février 1943. Son activité a déjà été signalée au Tribunal à propos du dépouillement des entreprises travaillant les métaux non ferreux. Elle ne s’est pas arrêtée là ; elle peut être relevée dans tous les secteurs industriels. Le document RF-185 (ECH-29) peut nous fournir des chiffres sur son activité. Cette activité a continué jusqu’aux derniers jours de l’occupation. Le prélèvement des machines et des instruments ne s’est pas limité à l’industrie : les documents déposés sous les numéros RF-193 (ECH-16) et RF-194 (ECH-15) montrent l’extension des prélèvements aux instruments scientifiques.

J’en ai terminé avec les prélèvements de matériel industriel. Je présenterai rapidement, dans un quatrième chapitre, la question des services, et tout d’abord :

1. Le logement des troupes

Par ordonnance en date du 17 décembre 1940 (page 88), les Allemands imposèrent la charge des frais de cantonnement de leurs troupes à la Belgique. Ce faisant, les autorités d’occupation s’appuyèrent sur une interprétation assez large de l’article 52 de la Convention de La Haye, au terme duquel la puissance occupante peut exiger des prestations en nature et en services.

Le rapport Wetter (document RF-186) prétend à tort que, la Convention ne précisant pas par qui le règlement doit être effectué, l’article 49 donne le droit d’en faire supporter la charge aux pays occupés.

De ce fait, la Belgique a dû supporter des dépenses s’élevant à 5.900.000.000 de francs pour frais de logement, d’installations, pour fournitures de mobilier. Le versement du Trésor belge, relatif au logement des troupes, est estimé dans le rapport de l’administration militaire de Belgique à un chiffre de 5.423.000.000 de francs.

Il est évident que, sous le prétexte de frais de cantonnement, d’autres dépenses ont été faites au détriment de l’économie belge, notamment, comme ce fut le cas dans les autres pays occupés, l’achat de mobilier destiné à être envoyé en Allemagne.

2. Transports et communications

Pour assurer le transport et les communications, le Trésor belge a dû avancer une somme totale de 8.000.000.000 de francs. Il a déjà été indiqué au Tribunal que la mainmise des autorités d’occupation s’étendit à la batellerie, au fur et à mesure que le plan de transport réservait aux troupes d’opérations l’usage du rail.

Si, en vertu de l’article 53 de la Convention de La Haye, l’Armée qui occupe un territoire a le droit de saisir les moyens de transport et de transmission, à la charge de les restituer et de verser des indemnités, cette Armée n’en possède pas pour autant le droit de contraindre le pays occupé à mettre à ses frais des moyens de transport à sa disposition.

C’est cependant ce qu’a fait l’Allemagne en Belgique.

3. La main-d’œuvre

La déportation de la main-d’œuvre en Allemagne et le travail forcé en Belgique ont déjà été exposés au Tribunal. Il semble donc inutile d’insister sur ces données (page 91). Tout au plus faut-il rappeler certaines conséquences défavorables pour l’économie belge. Les mesures concernant la déportation de la main-d’œuvre ont provoqué une désorganisation et un affaiblissement économiques sans précédent.

En second lieu, le départ des ouvriers, et surtout des ouvriers spécialisés, insuffisamment remplacés par une main-d’œuvre non qualifiée : femmes, adolescents, pensionnés, a entraîné une diminution de la production en même temps qu’un accroissement du prix de revient, ce qui a contribué à aggraver le problème de l’équilibre financier des entreprises.

Troisième remarque : le prélèvement de la main-d’œuvre a été une cause de mécontentement politique et social par la dispersion des familles et les inégalités qui sont apparues dans les réquisitions des ouvriers.

Quatrième et dernière remarque : les ouvriers ont été amenés à fournir des prestations dans des domaines qui n’étaient pas nécessairement les leurs, d’où perte de leurs aptitudes professionnelles. Le personnel a été divisé et déclassé. La fermeture d’entreprises artisanales a apporté des modifications plus ou moins sensibles dans la structure de certaines branches de production. Les pertes ainsi subies ne sont pas de celles qui se mesurent en termes monétaires ; elles n’en sont pas moins utiles à présenter à votre juridiction.

J’en ai terminé avec cette matière pour voir, dans un dernier chapitre, chapitre V, les acquisitions de participations belges dans les entreprises étrangères.

Dès 1940, selon leur politique générale dans tous les pays occupés de l’Ouest européen, les Allemands se préoccupèrent d’acquérir des participations dans les affaires financières belges à l’étranger.

Le point de vue officiel allemand ressort nettement d’une lettre en date du 29 juillet 1941, lettre du ministre des Finances au commandant militaire en Belgique. Je l’ai déposée sous le n° RF-187 du livre de documents.

La conception du droit d’acquérir des participations est, certes, très lointaine des mobiles reconnus par la Convention de La Haye à l’existence du droit de réquisition. Elle laisse apparaître la volonté d’enrichissement des dirigeants allemands au détriment de la Belgique.

C’est ainsi que, dès mai 1940, les Allemands cherchèrent à prendre de l’influence dans les compagnies holding belges. Ne pouvant heurter de front les prescriptions du Droit international et en particulier l’article 46 de la Convention de La Haye, ils s’efforcèrent d’agir sur les membres des Conseils d’administration par la persuasion plutôt que par la force.

Au cours d’une conférence qui se tint le 3 mai 1940 au ministère de l’Économie du Reich, au sujet de parts de capital belges et hollandaises qu’il serait possible d’acquérir, il fut décidé que le commandant militaire en Belgique prendrait toutes les dispositions utiles pour empêcher d’une part la destruction, le transfert, la vente et le recel de tous les bons et titres de ces pays, et d’autre part pour inciter les capitalistes belges à céder aux Allemands leurs valeurs étrangères.

Le procès-verbal de cette conférence figure au livre de documents sous le n° 187.

Pour éviter toutes fuites de capitaux, une ordonnance du 17 juin 1940 fut promulguée pour soumettre à autorisation toute exportation de valeurs et toute acquisition ou disposition de valeurs étrangères.

Dès le 2 août 1940, les dirigeants allemands et l’accusé Göring lui-même avaient pris position sur ce point. Au cours des observations générales sur le pillage économique, il vous a été donné lecture des directives secrètes données à cet égard par l’accusé Göring. C’est le document déposé sous le n° RF-105 (page 97).

Malgré les affirmations allemandes, malgré le désir des occupants de leur donner une apparence de régularité, la volonté allemande d’absorber certaines participations se heurta à des résistances sérieuses. Les autorités d’occupation durent plusieurs fois user de contraintes pour arriver à la conclusion de ventes, malgré les droits qu’elles s’étaient réservés dans le décret précité du 27 août 1940. Ce fut le cas, notamment, des participations détenues par le trust métallurgique belge dans les entreprises électriques de Silésie orientale, et celui plus net encore des actions de la Société métallurgique d’Autriche désirée à ce moment par les Hermann Göring Werke.

La mauvaise volonté belge ne fit que croître au fur et à mesure que la résolution de pillage allemand se faisait, plus nettement jour. Dans son rapport du 1er décembre 1942, document RF-191 (ECH-132), le commissaire allemand près de la Banque nationale accuse très nettement cette volonté de résistance du marché belge. La presque totalité des acquisitions qui ont pu être réalisées par les Allemands a été réglée par la voie du clearing (page 98).

Le solde du clearing capitaux, créditeur en faveur de la Belgique pour une somme de 1.000.000.000 de francs belges, au 31 août 1944, représente un emprunt forcé imposé à la Belgique sans aucun lien juridique ou logique avec les dépenses d’occupation, si ce n’est la volonté d’hégémonie allemande.

Une telle pratique, contraire aux principes du Droit international et aux règles du Droit pénal des nations civilisées, tombe sous le coup de l’article 6 b de la Charte de votre Tribunal et constitue bien l’acte de pillage de la propriété publique ou privée tel qu’il est visé au texte précité.

En marge de l’acquisition des prises de participations et toujours en marge de la légalité, il convient encore de signaler au Tribunal les prélèvements faits par les autorités allemandes sur les biens étrangers, bien ennemis ou sur les biens détenus par les Juifs.

Au titre des biens étrangers saisis par les Allemands, il convient de dire que cette réglementation fut appliquée aux capitaux français en Belgique, malgré de nombreuses protestations du Gouvernement français.

Au titre des biens juifs, pour les années 1943 et 1944, les chiffres sont présentés au Tribunal dans le document RF-192 (ECH-35).

J’en ai terminé avec l’exposé du dépouillement économique de la Belgique (page 100).

Les dommages causés à l’économie belge dans ses principaux secteurs viennent d’être soumis au Tribunal. Une partie des données numériques a été empruntée soit à des rapports allemands, soit à des rapports officiels fournis par le Gouvernement belge. Les évaluations et les chiffres disponibles ne sont pas encore assez précis pour mesurer exactement le coût de la guerre, de l’occupation et du dépouillement économique de la Belgique : certaines pertes et certains dommages ne peuvent être exprimés en pertes monétaires. Parmi elles, en première ligne, il convient de citer l’incidence des privations consécutives à l’emprise allemande sur une grande part des denrées alimentaires, à la situation spéciale du logement et de l’habillement. Cet aspect purement matériel de la question ne doit pas faire oublier non plus les conséquences de l’occupation sur la santé publique (page 103). Il est difficile de préciser l’incidence finale des situations particulières sur la santé publique, faute de données statistiques précises.

Un fait est, cependant, à retenir : l’augmentation considérable des personnes qui ont eu recours au service de l’alimentation des malades. Le nombre est passé de 2.000 par mois en 1941 à plus de 25.000 en 1944. Il a donc plus que décuplé, en dépit d’une réglementation de plus en plus sévère dans l’octroi des rations.

Cette augmentation du nombre de secours alimentaires aux malades mérite de retenir l’attention du Tribunal, moins en elle-même ou en valeur absolue qu’en ce qu’elle est l’indice d’un accroissement des maladies en Belgique. Cet accroissement est lui-même la conséquence de la sous-alimentation pendant quatre années d’occupation.

Cet état de fait déplorable n’avait cependant pas échappé aux autorités d’occupation, comme il ressort d’une lettre déjà citée du commandant militaire en Belgique. Elle figure au livre de documents sous la cote RF-187 :

« Dans le domaine du ravitaillement en Belgique, il n’a pas été possible d’assurer ni le minimum vital d’existence à la population, ni le minimum de nourriture pour ceux des travailleurs de force qui travaillent uniquement pour les besoins de l’économie de guerre allemande. »

Je n’insisterai pas, Messieurs. Cette sous-alimentation de la population belge a été la conséquence inéluctable et la plus grave des prélèvements massifs faits par les autorités d’occupation, qui ont volontairement méconnu les besoins élémentaires d’un pays occupé pour poursuivre les seuls buts de guerre du Reich.

L’abaissement du niveau de la santé moyenne et l’accroissement de la mortalité en Belgique de 1940 à 1945 peuvent donc être — et à bon droit — considérés comme la résultante directe des spoliations commises par les Allemands en Belgique au mépris des règles du Droit international.

J’en ai terminé avec la Belgique.

Quelques observations très brèves sur le pillage économique du Luxembourg (page 106).

En annexe à l’exposé sur la Belgique, il convient de présenter au Tribunal quelques précisions sur le comportement des Allemands au Luxembourg.

Le Gouvernement du Grand Duché a remis un sommaire général de ces accusations, qui a été déposé sous le numéro général UK-77, au Tribunal, et dont un extrait, pour la partie des crimes contre les biens, partie économique, figure au livre de documents sous la cote RF-194.

Les Allemands, peu après leur entrée dans le Grand Duché, procédèrent à une annexion de fait. Cette attitude, assez semblable à celle qu’ils adoptèrent vis-à-vis des habitants de la Moselle, du Bas-Rhin et du Haut-Rhin, appelle quelques remarques.

Selon leur habitude, une des premières mesures fut l’échange de la monnaie luxembourgeoise au taux de 10 francs luxembourgeois pour 1 mark. Tel est l’objet de l’ordonnance du 26 août 1940, ordonnance qui figure au livre de documents sous la cote RF-195. Cette parité ne correspondait pas au pouvoir d’achat respectif des deux devises. Elle constituait un prélèvement important sur la fortune des nationaux, et surtout assurait aux Allemands une mainmise absolue sur les signes monétaires. Elle leur procura donc le moyen de s’emparer d’une part importante des réserves de matières premières et de produits fabriqués du pays.

Les acquisitions furent réglées en mark dépréciés sur la base de prix bloqués, imposés par les Allemands.

Enfin, par ordonnance du 29 janvier 1941, le Reichsmark fut introduit comme seule monnaie légale (ordonnance déposée sous le n° RF-196), les francs luxembourgeois et les billets de la Reichskreditkasse furent retirés de la circulation, ainsi que les francs belges considérés jusque là comme monnaie de l’Union monétaire franco-luxembourgeoise ; toutes ces monnaies devinrent, à dater du 5 février 1941, devises étrangères.

Il convient d’attirer l’attention du Tribunal sur le fait que de tous les pays occupés par l’Allemagne, le Luxembourg est, au même titre que l’Alsace et la Lorraine, le seul pays qui fut totalement privé de sa monnaie nationale.

De plus, pour procurer au Reich un appoint de moyens financiers nécessaires à la poursuite de la guerre, l’ordonnance du 27 août 1940 (document RF-197) prescrivit la remise forcée de l’or et des devises étrangères. Le même texte prescrivait, entre autres, que les actions et obligations étrangères devraient faire l’objet d’une offre de vente à la Reichsbank à des cours et à des conditions fixées par l’occupant.

Comme il a été signalé, les Allemands s’emparèrent des stocks industriels. À ce sujet, un compte rendu daté du 21 mai 1940 sur la situation économique en Hollande, Belgique et Luxembourg, renseigne sur les stocks trouvés dans le pays :

1.600.000 tonnes de minerai de fer.

125.000 — — de manganèse.

10.000 — fer brut.

10.000 — ferro-manganèse.

36.000 — produits laminés et de produits finis. et je pourrais encore continuer cette énumération.

La mainmise allemande s’étendit des stocks à la direction de la production industrielle.

D’après le mémorandum présenté à la Commission des réparations par le Gouvernement luxembourgeois (document RF-198), le montant des dommages d’ordre économique s’élève à 5.800.000.000 de francs luxembourgeois, valeur 1938.

Ce chiffre se décompose de la façon suivante :

Industrie et commerce..................1.900.000.000

Chemins de fer...............................200.000.000

Chemins et routes...........................100.000.000

Agriculture..................................1.600.000.000

Dommages aux biens en général...1.900.000.000

Toujours d’après la même source, la perte totale en capital, représentant environ 33% de la fortune nationale du Luxembourg, se chiffre aux environs de 5.000.000.000 de francs luxembourgeois.

Les atteintes à la situation financière et monétaire du pays dépassent 6.000.000.000 de francs luxembourgeois. Dans ces dommages figurent notamment l’augmentation de la circulation monétaire et le montant des placements forcés en Allemagne, plus de 4.800.000.000 de francs luxembourgeois ainsi que la charge supplémentaire imposée aux contribuables du Grand Duché à la suite de l’introduction du système fiscal allemand.

À ces charges venaient encore s’ajouter l’écrémage des bénéfices, les amendes et les soi-disant « dons volontaires » de tous ordres, imposés aux Luxembourgeois.

À l’imitation de ce qui fut fait dans les autres pays, l’ordonnance du 21 février 1941 (document RF-199 du livre de documents, consacre au Luxembourg) prévoit que des gérants allemands pourraient être nommés dans les grandes entreprises, dans la sidérurgie surtout qui, et ceci est le texte de l’ordonnance : « ... n’accepteraient pas de militer en faveur du germanisme en toutes circonstances. »

La mission de ces commissaires était d’assurer au Reich dans le cadre du Plan de quatre ans la haute direction et le contrôle de leur exploitation dans l’intérêt exclusif de l’effort de guerre allemand.

C’est ainsi que le 2 août 1940, le commissaire du Reich pour l’administration des fortunes ennemies nomma à la plus grande des sociétés métallurgiques du Luxembourg, la Société des aciéries réunies de Burbach-Eich-Dudelange (Arbed), trois commissaires allemands qui assurèrent sur la Société une mainmise totale.

Les autres grandes sociétés n’échappèrent pas à cette mise en tutelle, comme il ressort des documents déposés au Tribunal sous le n° RF-200.

La spoliation des intérêts luxembourgeois et étrangers dans le secteur assurances, un des secteurs les plus importants de l’activité luxembourgeoise, a été complète ; à l’exception de trois compagnies suisses, d’une compagnie allemande, toute activité fut interdite aux compagnies luxembourgeoises dont les portefeuilles et la fortune furent transférés aux assurances allemandes de façon officielle pour les compagnies nationales, et de façon occulte pour les compagnies étrangères.

Les sociétés d’assurances luxembourgeoises furent spoliées de leur portefeuille incendie, par l’introduction de l’assurance obligatoire des risques incendie, dont le monopole fut attribué à des compagnies allemandes.

Introduisant au Luxembourg leur politique raciale, les nationaux-socialistes saisirent et confisquèrent tous les biens juifs, dans le Grand Duché, au profit de la Verwaltung für die Judenvermögen (Administration des biens juifs).

Par ailleurs, au titre de l’Umsiedlungspolitik, 1.500 familles (soit 7.000 personnes luxembourgeoises) furent déportées. Les Allemands s’emparèrent de leurs biens. Une société fiduciaire allemande, installée dans le bureau pour la germanisation et la colonisation, était chargée de leur administration. En fait, elle procédait à leur liquidation. Des valeurs importantes furent ainsi confisquées et transférées dans le Reich.

Des Allemands du Tyrol furent, comme il a été signalé par ailleurs, installés dans les immeubles, les entreprises industrielles, commerciales et artisanales des déportés.

C’est dire, Messieurs, que le Grand Duché du Luxembourg a été victime d’un pillage économique systématiquement organisé, qui ne le cède en rien à celui de la Belgique.

LE PRÉSIDENT

Monsieur Delpech, le Tribunal vous est reconnaissant de la façon dont vous avez accompli la tâche qu’il vous avait demandé d’accomplir hier soir, une tâche qui n’est pas à proprement parler facile et qui consistait à abréger ce que vous aviez l’intention de nous présenter. Autant qu’il puisse en juger, aucune partie essentielle de votre exposé n’a été omise. Il est d’une grande importance que ce Procès soit mené comme le Statut l’indique, d’une façon rapide, et c’est pour cette raison que le Tribunal vous a demandé, si vous le pouviez, d’abréger votre exposé.

M. DELPECH

Je vous remercie, Monsieur le Président, de votre amabilité.

M. CHARLES GERTHOFFER (Avocat Général français)

Monsieur le Président, Messieurs, j’aborde la sixième partie de cet exposé, qui est consacrée au pillage économique de la France.

Lorsque les Allemands envahirent la France, ils y trouvèrent des richesses considérables. Ils se sont tout de suite ingéniés à s’en emparer et à asservir la productivité nationale.

Le moyen de la réquisition pure et simple étant insuffisant pour parvenir à leurs fins, ils employèrent des procédés détournés, usant simultanément de la ruse et de la violence, en s’efforçant de masquer leurs agissements criminels par une apparence de légalité. Pour ce faire, ils abusèrent frauduleusement des conventions d’armistice. Celles-ci ne contenaient aucune clause économique et ne comportaient pas de dispositions secrètes, elles ne se composaient que de textes qui furent publiés. Cependant les Allemands utilisèrent deux clauses pour favoriser leurs entreprises. Je dépose au Tribunal sous le n° RF-203 un exemplaire des conventions d’armistice, et je lui cite l’article 18 desdites conventions, ainsi conçu : « Les frais d’entretien des troupes d’occupation allemandes sur le territoire français seront à la charge du Gouvernement français. »

Cette clause n’était pas contraire aux prescriptions de la Convention de La Haye, mais l’Allemagne imposa le paiement de sommes énormes, dépassant dans de fortes proportions celles qui étaient nécessaires aux besoins de l’Armée chargée de l’occupation des territoires, ce qui lui permettait de disposer sans avoir fourni de contrepartie de presque toute la monnaie, qu’en fait, ils transformèrent habilement en instrument de pillage.

L’article 17 des conventions d’armistice était ainsi conçu :

« Le Gouvernement français s’engage à empêcher tout transfert de valeurs à caractère économique, ou de stocks, du territoire à occuper par les troupes allemandes, dans le territoire non occupé ou à l’étranger. Il ne pourra être disposé de ces valeurs et stocks se trouvant en territoire occupé, qu’en accord avec le Gouvernement du Reich, étant entendu que le Gouvernement allemand tiendra compte de ce qui est nécessaire à la vie des populations des territoires non occupés. »

Apparemment, le but de cette clause était d’empêcher l’envoi en Angleterre ou dans les colonies de choses de toutes natures susceptibles d’être utilisées contre l’Allemagne.

Mais l’occupant devait en tirer profit pour s’attribuer le commandement de la production et de la répartition des matières premières dans toute la France, puisque la zone non occupée ne pouvait vivre sans les produits de la zone occupée et que réciproquement, celle-ci avait besoin de ceux de la zone dite libre.

Cette intention des Allemands est prouvée notamment par une pièce découverte par l’Armée des États-Unis, immatriculée sous le n° PS-1741-1, et que je dépose sous le n° RF-204.

Je ne veux pas infliger au Tribunal la lecture de cette pièce qui est longue, et je vais lui en donner un court résumé.

Il s’agit d’un rapport secret adressé le 5 juillet 1940 au Président du Conseil...

LE PRÉSIDENT

Monsieur Gerthoffer, étant donné que ceci n’est pas un document que nous pouvons accepter comme officiel, je pense que vous devez citer les parties que vous désirez nous soumettre comme preuves.

M. GERTHOFFER

Je me permettrai de citer au Tribunal un passage du document.

LE PRÉSIDENT

Très bien.

M. GERTHOFFER

L’article 17 accorde à l’Allemagne le droit de prélever les valeurs et réserves économiques en territoire occupé, et les dispositions du Gouvernement français sont soumises à l’approbation de l’Allemagne :

« Ainsi que la France en a exprimé le vœu, l’Allemagne a consenti à tenir compte également des besoins vitaux de la population du territoire non occupé, chaque fois qu’elle statuera sur les demandes formulées par le Gouvernement français, en vue de disposer des valeurs et réserves qui se trouvent en territoire occupé. »

Je ne cite que ce passage, pour abréger mes explications, et j’en viens à l’autre document qui comporte en quelque sorte une réponse au fonctionnaire allemand qui a rédigé ce rapport, document que je dépose sous le n° RF-205 (EC-409) et qui est constitué par un rapport découvert par l’Armée des États-Unis. Voici en somme la réponse au document dont j’ai donné lecture d’un passage :

« La conception du Führer part du point de vue que toutes les négociations avec la France sont à envisager non pas du point de vue politique, mais du point de vue économique.

« La suppression de la ligne de démarcation ne peut, en particulier, être envisagée de nouveau ; il doit nous être complètement égal que la remise en train de la vie économique en France soit brisée. Les Français ont perdu la guerre et, de ce fait, doivent en payer les dommages. Si l’on objecte que le résultat en sera de transformer bientôt la France en un centre de troubles, il faut répondre que l’on supprimera purement et simplement ou que l’on annexera la zone non encore occupée jusqu’ici.

« Toutes les concessions que nous faisons aux Français, ceux-ci doivent les payer cher, au moyen de livraisons en provenance du territoire non occupé ou des colonies. Il faut insister sur le fait que toute collaboration dans le domaine économique, en France, doit être repoussée. »

Enfin, Messieurs, un autre document qui a été saisi par l’Armée des États-Unis et que je dépose sous le n° RF-206, signé par le docteur Gramsch, nous donne les indications suivantes :

« Dans le cadre des négociations sur l’assouplissement de la ligne de démarcation, il a été proposé au Gouvernement français de saisir dans toute la France les valeurs or et devises. »

Plus loin le rédacteur de ce document écrit :

« Les valeurs étrangères de la France occupée devraient représenter un accroissement de notre potentiel de guerre. Cette mesure pourrait de plus être utilisée comme un moyen de pression sur le Gouvernement français, pour le forcer à prendre une position conciliante dans d’autres domaines. »

L’examen de ces documents démontre l’intention des Allemands, au mépris de tous les principes juridiques, de mettre toutes les richesses et l’activité économique de la France à leur disposition.

Par la contrainte, les Allemands sont arrivés, après une année d’occupation, à mettre la totalité ou tout au moins la presque totalité de l’économie française sous leur domination. C’est ce qui résulte notamment d’un article, publié par le Dr Michel, directeur du Service économique près le Gouvernement militaire en France, article paru à la Berliner Börsen Zeitung du 10 avril 1942 que je dépose sous le n° RF-207 et dont j’extrais un passage :

« Pour les services compétents de l’administration militaire allemande, il fallait considérer en conséquence que leur tâche consistait à « diriger l’économie dirigée » autrement dit à donner des instructions et à veiller à ce que celles-ci soient effectivement suivies. »

Puis, plus loin, page 12 de l’exposé, le Dr Michel écrit :

« Maintenant que la répartition et l’utilisation des marchandises sont dirigées et organisées en France, il s’agit également dans ce pays de réduire la consommation non nécessaire pour l’économie de guerre. Les restrictions imposées à la population française sont depuis longtemps déjà, à l’égard de la nourriture, de l’habillement, des chaussures et du chauffage, plus rigoureuses que dans le Reich. »

Après vous avoir montré, Monsieur le Président, Messieurs, dans cette courte introduction sur le pillage économique de la France, ce qu’était devenu ce pays sous la domination allemande, je vous dois quelques explications sur les procédés employés pour parvenir à un tel résultat. Ce sera l’objet des quatre chapitres suivants :

Mainmise allemande sur les moyens de paiement ;

Achats clandestins ou marché noir ;

Acquisitions en apparence régulières ;

Enfin, prestations de services.

1° Mainmise allemande sur les moyens de paiement

Cette mainmise a été le résultat :

Du versement d’une indemnité pour l’entretien des troupes d’occupation ;

De l’organisation du clearing en sens unique ;

De saisies pures et simples et des prélèvements d’or, de billets de banque, de devises étrangères ou d’imposition d’amendes collectives (page 15).

Indemnité pour l’entretien des troupes d’occupation

Je ne reviendrai pas, Messieurs, sur les principes juridiques ; en la matière, je me contenterai de vous donner quelques explications pour que vous puissiez apprécier la pression qui a été faite sur les dirigeants d’alors pour obtenir le versement de sommes considérables.

Comme j’ai eu l’honneur de vous l’indiquer, dans les conventions d’armistice, le principe de l’entretien des troupes d’occupation est simplement posé, sans que le montant et le mode de perception aient été précisés. Les Allemands vont profiter de la situation pour déformer et amplifier cette obligation de la France qui ne sera plus qu’un prétexte à l’imposition d’un tribut exorbitant.

Aux premières séances de la commission d’armistice, les discussions portèrent sur ce point, tandis que les Français faisaient valoir que l’on pourrait ne mettre à leur charge qu’une indemnité forfaitaire représentant le coût de l’entretien d’une armée strictement nécessaire à l’occupation du territoire : le général allemand Mieth a dû reconnaître le bien fondé de cette thèse, en déclarant que les troupes destinées à la lutte contre l’Angleterre, ne seraient pas à la charge de la France.

Ce fait résulte d’un extrait de la commission d’armistice, que je dépose sous le n° RF-208, mais dans la suite, le général Mieth a vraisemblablement été désavoué par ses supérieurs puisque au cours d’une séance suivante, le 16 juillet 1940, sans revenir expressément sur sa parole, il déclara à ce sujet ne pas pouvoir fournir de réponse, que cette question ne serait plus discutée, qu’enfin le nécessaire serait fait pour faciliter au Gouvernement français l’établissement de son budget, ce qui résulte de l’extrait du procès-verbal de la commission d’armistice que je dépose sous le n° RF-209.

Le 8 août 1940, Hemmen, chef de la délégation économique allemande à Wiesbaden, remettait une note au général Huntzinger, président de la délégation française, dans laquelle il exposait :

« ... que, dans l’impossibilité d’évaluer le montant des frais d’occupation d’une manière précise, le Gouvernement français aurait à verser jusqu’à nouvel ordre des acomptes d’au moins 20.000.000 de Reichsmark par jour, sur la base du cours de 1 mark pour 20 francs français », soit 400.000.000 de francs par jour, acomptes dans lesquels n’étaient pas prévus les frais de cantonnement des troupes qui seraient remboursés en sus. Ce fait résulte du document n° RF-210 que je verse au Tribunal et qui comporte la signature : Hemmen.

Ces exigences provoquèrent le 12 août 1940 une réponse dans laquelle il était souligné que l’importance du paiement journalier ne permettait pas de croire que celui-ci avait été fixé en considération des effectifs normaux d’une armée d’occupation et du coût normal de l’entretien de cette armée, qu’au surplus les effectifs correspondant aux chiffres notifiés seraient hors de proportion avec tout ce que les précédents militaires et les nécessités du moment pouvaient laisser raisonnablement prévoir. Ceci résulte de la note du 12 août, déposée sous le n° RF-211.

Le 15 août 1940, la délégation allemande prenait acte du fait que le Gouvernement français était prêt à verser des acomptes, mais se refusait catégoriquement de discuter aussi bien le montant des acomptes que la distinction entre les troupes d’occupation et d’opération, ce qui résulte du document n° RF-212 que je verse aux débats.

Le 18 août, la délégation française prenait acte de la note allemande précitée du 15 août et faisait remarquer, je cite textuellement le passage (document n° RF-213) :

« ... que vouloir faire payer à la France les frais d’entretien des troupes d’opération est une exigence qui est incontestablement en dehors de l’esprit et des stipulations de la convention d’armistice.

« ... que les frais réclamés sont convertis en francs à un cours qui dépasse notablement le pouvoir d’achat respectif du mark et du franc, alors que les achats de l’Armée allemande en France sont fonction du contrôle de la vie dans ce pays et qu’ils seront d’ailleurs comme le Gouvernement allemand l’admet, remplacés en partie par des livraisons en nature. »

La note se termine par le passage suivant :

« Dans ces conditions, la contribution écrasante demandée au Gouvernement français apparaît comme arbitraire et dépasse dans une proportion considérable celle qu’il pouvait légitimement s’attendre à se voir réclamer.

« Le Gouvernement français, toujours soucieux d’exécuter loyalement les clauses de la convention d’armistice, ne peut donc qu’en appeler au Gouvernement du Reich dans l’espoir qu’il tiendra compte des arguments développés ci-dessus. »

LE PRÉSIDENT

Nous allons maintenant suspendre la séance.

(L’audience est suspendue jusqu’à 14 heures.)