QUARANTIÈME JOURNÉE.
Mardi 22 janvier 1946.

Audience de l’après-midi.

M. GERTHOFFER

Ce matin, j’ai eu l’honneur d’exposer au Tribunal que les Allemands réclamaient à la France une indemnité de 400.000.000 de francs par jour pour l’entretien de leur Armée d’occupation.

J’avais indiqué que les dirigeants français d’alors, sans méconnaître le principe de leurs obligations, s’élevaient contre le montant réclamé. Dès leur arrivée en France, les Allemands avaient émis, comme dans les autres pays occupés d’ailleurs, des billets de la Reichskreditkasse et des bons de réquisition sur lesquels l’institut d’émission n’avait aucun contrôle, et qui n’avaient cours qu’en France. Cette émission présentait un danger, car la circulation était susceptible de s’amplifier à la seule volonté de l’occupant.

En même temps, par arrêté du 17 mai 1940, publié au Vobif du 17 mai 1940 n° 7, et qui figure au livre de documents sous le n° RF-214, la puissance occupante fixait le cours du Reichsmark à raison de 20 francs français pour un mark, alors que la parité réelle était d’environ 1 mark pour 10 francs.

La délégation française s’étant inquiétée de l’importance toujours croissante de cette circulation des billets de la Reichskreditkasse et de l’importance des achats allemands ainsi que du cours du mark, la délégation allemande l’informait, le 14 août 1940, qu’elle refusait de retirer aux dits billets leur cours en France. Ce fait résulte d’une lettre du 14 août, que je dépose sous le n° RF-215.

L’occupant s’était ainsi indûment créé un moyen de pression sur le Gouvernement français d’alors, pour l’amener à céder à ses exigences, tant au point de vue du montant de l’indemnité d’occupation que du cours forcé du mark et des accords de clearing qui feront l’objet d’un chapitre suivant.

Le général Huntziger, président de la délégation française, adressa plusieurs appels dramatiques à la délégation allemande, dans lesquels il demandait de ne pas précipiter la France dans l’abîme, ainsi qu’il résulte d’un rapport télétypé adressé par Hemmen le 18 août 1940 à son ministre des Affaires étrangères, rapport découvert par l’Armée des États-Unis, portant le n° PS-1741-5, et que je dépose au Tribunal sous le n° RF-216. Voici le passage intéressant de ce rapport :

« Ces paiements considérables donneraient à l’Allemagne la possibilité d’acheter la France tout entière, y compris ses industries et ses participations à l’étranger, ce qui signifierait la ruine de la France. »

Par lettre et note du 20 août, la délégation allemande met en demeure la délégation française de faire verser des acomptes, en spécifiant qu’aucune distinction ne sera faite entre les troupes allemandes en France, que l’effectif de l’occupation allemande devait être déterminé par les nécessités de la poursuite de la guerre et qu’en outre la fixation du cours du mark serait inopérante en ce qui concerne la mise en route des paiements, puisque ceux-ci ne constituaient que des acomptes.

Je verse la note du 20 août du Gouvernement allemand sous le n° RF-217.

Le lendemain, 21 août 1940, le général Huntziger, au cours d’une entrevue avec Hemmen, tenta vainement une dernière fois d’obtenir une diminution des exigences allemandes. D’après le procès-verbal de cette entrevue (document RF-218), l’Allemagne envisageait déjà une collaboration économique étroite de la France avec elle, par la création de commissaires du contrôle des changes et du commerce extérieur. En contre-partie, Hemmen faisait miroiter un projet de suppression de la ligne de démarcation entre les deux zones. Mais il se refusait à discuter la question du montant de l’indemnité d’occupation.

Dans une note du 26 août 1940, le Gouvernement français indiquait qu’il se croyait obligé de céder à la contrainte et protestait contre les exigences allemandes ; la note se terminait par le passage suivant :

« La nation française ne craint ni le travail ni la souffrance. Encore faut-il qu’elle puisse vivre. C’est pourquoi le Gouvernement français ne pourrait à l’avenir persister dans la voie où il s’engage si, à l’expérience, l’ampleur des demandes du Gouvernement du Reich se révélait incompatible avec ce droit à la vie. »

Ici se termine la citation de ce document, qui est déposé sous le n° RF-219.

Les Allemands avaient l’intention indiscutable d’utiliser les sommes exigées au titre de l’indemnité d’occupation non seulement pour l’entretien, l’équipement et l’armement de leurs troupes d’occupation ou d’opérations stationnées en France, mais aussi à d’autres fins. C’est ce qui résulte en particulier d’un télétype du Commandement suprême de l’Armée, daté du 2 septembre 1940, découvert par l’Armée des États-Unis, et que je verse aux débats sous le n° RF-220 (EC-204).

Voici un passage de ce télétype dont je donne lecture au Tribunal (page 22) :

« Dans la mesure où les montants versés libellés en francs ne seront pas utilisés par les troupes en France, le Commandement suprême de l’Armée se réserve le droit de disposer ultérieurement des devises. En particulier, la mise en disposition de devises à d’autres services n’appartenant pas à l’Armée, nécessite l’autorisation du Commandement suprême de l’Armée, afin de s’assurer d’une manière absolue, d’abord que le besoin total de l’Armée peut être couverte en monnaie française, et qu’ensuite un excédent éventuel reste à la disposition du Commandement suprême de l’Armée pour des buts importants du Plan de quatre ans. »

Dans un autre télétype, saisi de la même façon, et que je dépose sous le n° RF-221 (EC-201), il est dit ceci :

« II est très net qu’il n’y avait aucun accord de vues avec les Français sur ce qu’il faut entendre par « frais pour l’entretien des troupes d’occupation » en France. Si, intérieurement, nous sommes d’accord sur le fait que, dans le moment présent, nous devons, pour des raisons pratiques, éviter une discussion sans fin avec les Français, d’un autre côté il faut qu’il n’existe aucun doute sur le fait que nous sommes en droit d’interpréter le concept « entretien » dans un sens aussi large que possible. »

Plus loin, dans le même télétype, page 24, paragraphe 2 :

« En tout cas, il en résulte que les concessions demandées par les Français au sujet de la fixation du montant des frais d’occupation et de l’utilisation des francs ainsi livrés, doivent être rejetées. »

Enfin le paragraphe suivant :

« Utilisation des sommes versées en France. En ce qui concerne l’utilisation des francs payés et le fait que leur utilisation ne correspond pas aux frais véritablement engagés pour l’entretien des troupes d’occupation en France, une discussion avec les services français sur ce sujet est hors de saison. »

Dans la suite, les Français tentèrent vainement d’obtenir une réduction de l’indemnité d’occupation et une modification du cours du mark, mais les Allemands rejetèrent toute discussion.

Au début de l’année 1941, les négociations reprirent. Devant l’intransigeance des Allemands, le Gouvernement français suspendit les paiements au mois de mai 1941 puis, sur les injonctions de l’occupant, il les reprit, mais ne versa qu’une avance de 300.000.000 de francs par jour. Ceci résulte du document n° RF-222.

Le 15 décembre 1942, après l’invasion de l’ensemble du territoire français l’Allemagne exigea que l’acompte journalier de 300.000.000 de francs fut porté à 500.000.000 de francs par jour.

Les sommes versées au titre de l’indemnité pour l’entretien des troupes d’occupation s’élèvent au total de 631.866.000.000 de francs, soit, au cours imposé, 31.593.300.000 de mark.

Ce montant résulte non seulement des renseignements donnés par l’administration française, mais aussi par les documents allemands, en particulier par le rapport du nommé Hemmen.

Hemmen, directeur au ministère des Affaires étrangères à Berlin, avait été désigné en qualité de président de la délégation économique allemande de la Commission d’armistice ; il agissait en fait sous les ordres directs de son ministre, von Ribbentrop, comme un véritable dictateur en ce qui concerne les questions économiques et il avait comme principal adjoint à Paris le Dr Michel dont nous avons déjà parlé.

Tout en conservant ses fonctions de chef de la délégation économique de la Commission d’armistice de Wiesbaden, le même Hemmen devait être nommé par décision de Hitler, en date du 19 décembre 1942, délégué du Gouvernement du Reich pour les questions économiques près du Gouvernement français.

Ceci résulte du document versé aux débats sous le n° RF-223 (PS-1763).

Hemmen adressait périodiquement des rapports économiques secrets à son ministre. Ces documents ont été découverts par l’Armée des États-Unis. Ils sont d’une importance primordiale pour cette partie du Procès, puisque, comme vous le verrez, ils contiennent l’aveu de l’Allemagne en matière de pillage économique.

Ces rapports volumineux sont déposés sous les n°s RF-224 (PS-1986), RF-225 (PS-1987), RF-226 (PS-1988), RF-227 (PS-1989), RF-228 (PS-1990), RF-229 (PS-1991). Il ne m’est pas possible, étant donné leur importance, de les lire complètement au Tribunal. Je me contenterai d’en donner quelques courts extraits dans la suite de mes explications. Pour en montrer l’importance, voici quelle est la traduction du dernier volume des rapports Hemmen. Dans ce dernier rapport, rédigé à Salzbourg le 15 décembre 1944, à la page 26, Hemmen reconnaît que la France a payé, au titre de l’indemnité pour l’entretien des troupes d’occupation, la somme de 31.593.300.000 mark, soit 631.866.000.000 de francs.

LE PRÉSIDENT

Ces documents sont en allemand n’est-ce pas ?

M. GERTHOFFER

Oui, Monsieur le Président ; il n’y a que le dernier que j’ai pu faire traduire en français. En raison de leur longueur, il n’a pas encore été possible de faire faire toutes les traductions, mais c’est dans le dernier volume traduit en français que je prendrai certains extraits très courts à l’appui de mon argumentation.

LE PRÉSIDENT

Alors voulez-vous vous limiter à certains passages du dernier document ?

M. GERTHOFFER

Je me limite au dernier volume.

LE PRÉSIDENT

Comme ce ne sont pas des documents que nous pouvons admettre d’office celles des parties que vous lirez seront versées au dossier et considérées comme preuve.

M. GERTHOFFER

La somme énorme imposée est de beaucoup supérieure à celle que pouvait exiger l’Allemagne. Malgré les dépenses les plus extraordinaires que les Allemands ont pu faire en France pendant les deux premières années, ils n’ont pu employer qu’une somme inférieure à la moitié de celle dont ils étaient crédités.

C’est ce qui résulte du rapport Hemmen, où, à la page 27 — page 59 de la traduction française — il donne un tableau récapitulatif des versements français au titre de l’indemnité d’occupation et des dépenses allemandes en millions de mark correspondants. Ce tableau est très court et je vais en donner lecture au Tribunal.

Il servira de preuve allemande à l’appui de mes explications :

Années

Paiements français. En millions de mark.

Dépenses allemandes. En millions de mark.

1940

4.000

1.569

1941

6.075

5.205

1942

5.475

8.271

1943

9.698,3

9.524

1944

6.345

6.748

Ce qui fait au total pour 1940 à 1944 une somme de 31.593.300.000 mark de paiements français et 31.317.000.000 de dépenses allemandes.

Les chiffres contenus dans ce tableau constituent indiscutablement l’aveu allemand de l’exagération de l’indemnité pour l’entretien des troupes d’occupation, puisque l’Allemagne ne pouvait utiliser les crédits mis à sa disposition, alors surtout que la plus grande partie d’entre eux servait à financer des dépenses relatives à l’armement, aux troupes d’opérations et au ravitaillement de l’Allemagne. C’est ce qui résulte du document EC-232 que je verse aux débats sous le n° RF-230.

D’après les calculs de l’Institut de Conjoncture, le montant maximum de l’indemnité qui pouvait être exigé est de 74.531.800.000 francs, en prenant pour base le prix moyen journalier d’entretien par unité d’effectif au cours de l’occupation interalliée de la Rhénanie en 1919, soit la somme de 17 francs, portée à 21 francs pour tenir compte du logement qui était alors fourni par le Gouvernement allemand. D’après le rapport des indices moyens du coût de la vie (coefficient 3, 14), la somme de 21 francs doit correspondre à celle de 66 francs, valeur de 1939 ; en appliquant le coefficient de dépréciation du franc durant l’occupation, soit 2, 10 %, la moyenne journalière apparaît de 139 francs par jour.

En admettant que les dépenses réelles de l’Armée d’occupation aient été la moitié de celles dépensées d’après les comptes de Hemmen, c’est-à-dire 27.032.279.120 mark, cette somme est encore inférieure à celle de 74.531.800.000 mark proposée par l’Institut de Conjoncture.

Dès lors, en prenant la solution la plus favorable aux accusés, on peut estimer que l’indemnité abusivement prélevée se monte à 631.866.000.000 de francs moins 74.531.800.000 francs, soit 557.334.200.000 francs.

Dans son rapport final, page 10 et page 22 de la traduction française, Hemmen écrit :

« ... pendant les quatre années qui se sont écoulées depuis la conclusion de l’armistice, il a été payé (frais d’occupation et de cantonnement) 34.000.000.000 de Reichsmark, soit 680.000.000.000 de francs. La France participe ainsi, à raison de 40% environ, à l’ensemble des frais d’occupation et des contributions de guerre prélevés sur tous les pays occupés et alliés. Par tête d’habitant, cela représente une charge de 830 Reichsmark ou 16.600 francs. »

Dans une deuxième partie de ce chapitre, nous allons examiner rapidement la question du clearing ; le Tribunal connaît le mécanisme du fonctionnement du clearing et je n’y reviendrai pas ; je lui indiquerai simplement dans quelles conditions le Gouvernement français d’alors a été amené à signer les accords qui lui ont été imposés.

Parallèlement aux discussions relatives à l’indemnité pour l’entretien des troupes d’occupation, se sont poursuivis des pourparlers relatifs à un accord de clearing.

Dès le 24 juillet 1940, la délégation allemande annonçait qu’elle allait soumettre un projet à bref délai. Le 8 août 1940, Hemmen remettait à la délégation française un projet de règlement franco-allemand de paiement par compensation. Ce projet, que je dépose sous le n° RF-231 bis, contenait des clauses léonines qui ne pouvaient être acceptées librement ; en effet :

II prévoyait des transferts financiers de France vers l’Allemagne, sans qu’il y ait en contre-partie de transferts financiers de l’Allemagne vers la France.

Il fixait le cours du change à 20 francs pour un Reichsmark par décision unilatérale purement arbitraire, alors que le cours à la Bourse de Berlin était d’environ 17, 65 et que la parité réelle des deux monnaies, si l’on tenait compte de leur pouvoir d’achat respectif sur les deux marchés, était d’environ 10 francs pour un Reichsmark.

Je passe à la page 34. La délégation française à la Commission d’armistice remit sans succès, le 20 août 1940, un contre-projet et tenta d’obtenir un adoucissement des clauses les plus défavorables. Je remets ce projet sous le n° RF-232.

Le 29 août 1940, la délégation française à la Commission d’armistice examinait en détail la question de la parité franc-Reichsmark ; elle faisait observer que l’interdiction des transferts financiers de l’Allemagne vers la France créait une inégalité profonde, alors que les transferts dans l’autre sens étaient organisés, ce qui équivalait pour le Gouvernement français à donner son accord à une véritable expropriation des créanciers français.

Un extrait de ce procès-verbal est déposé sous le n° RF-233.

Dans une lettre du 31 août, le général Huntziger reprenait vainement l’argumentation relative à la parité franc-Reichsmark. Je verse cette lettre sous le n° RF-234.

Le 6 septembre 1940, la délégation française tentait un nouvel effort pour obtenir la modification des clauses les plus défavorables du projet d’accord de clearing, mais elle se heurtait à une fin de non-recevoir absolue. La délégation allemande entendit imposer, sous l’aspect d’un accord bilatéral, un projet établi par elle seule.

Je cite le passage du procès-verbal de la délégation d’armistice (document n° RF-235) ; M. Schone, délégué allemand, a spécifié :

« Je ne puis accepter de rouvrir les discussions sur cette question. Je ne puis faire aucune concession. »

En ce qui concerne la parité franc-Reichsmark, le 4 octobre 1940, Hemmen avisait la délégation française que le cours de 20 francs pour un mark devait être considéré comme définitif et, selon ses propres paroles, « il ne faut plus en parler ». Il ajoutait que si, du côté français, on refusait de conclure l’accord de paiement — c’est-à-dire le contrat léonin imposé par l’Allemagne — il le ferait savoir au Führer, et que toutes facilités pour la ligne de démarcation seraient supprimées.

Je dépose sous le n° RF-236 ce passage de ce procès-verbal.

Enfin, au cours des négociations qui suivirent, le 10 octobre 1940, la délégation française tenta encore une dernière fois d’obtenir un adoucissement aux conditions draconiennes qui lui étaient imposées, mais les Allemands demeurèrent intraitables et Hemmen déclarait notamment...

LE PRÉSIDENT

Est-ce que ces négociations amènent à une conclusion ? En ce cas, ne serait-il pas suffisant de nous donner les conclusions sans nous donner d’autres détails sur les négociations qui y amènent ?

M. GERTHOFFER

Je termine sur la dernière citation où le Tribunal pourra voir quelle a été la pression et quelles ont été les menaces qui ont été faites aux Français qui étaient alors en contact avec les Allemands.

J’en aurai terminé ainsi avec cette question du clearing si le Tribunal veut bien me permettre de faire cette citation.

« Vous essayez de rendre illusoire le cours du mark. Je vous prie de mettre en garde votre Gouvernement. Nous romprons les négociations. J’ai en effet prévu que vous ne seriez pas à même d’empêcher une hausse des prix. Cependant maintenant les prix montent systématiquement à l’exportation. Nous trouverons bien d’autres moyens d’en venir à nos fins. La bauxite, nous irons la prendre nous-mêmes (document n° RF-237). »

Le Tribunal me permettra un très court commentaire. À la Commission d’armistice se négociaient toutes espèces de questions économiques ; les délégués français résistaient, car l’Allemagne voulait prendre tout de suite les gisements de bauxite qui se trouvaient dans la zone non occupée. Cette dernière phrase est la menace : « Si vous n’acceptez pas nos accords de clearing, nous irons prendre la bauxite », c’est-à-dire nous irons occuper militairement la zone libre.

Le prétendu accord de compensation fonctionna au seul profit de l’Allemagne. Les résultats du compte sont les suivants :

Au moment de la libération, le total des opérations faites de France en Allemagne s’élevait à 221.114.000.000 de francs, tandis que le total des opérations faites d’Allemagne en France s’élevait à 50.474.000.000 de francs. La différence, soit 170.640.000.000 de francs, solde créditeur du compte français, représente les moyens de paiement que l’Allemagne s’est abusivement procurée par le fonctionnement du clearing qu’elle avait imposé.

J’en arrive à la troisième partie de ce chapitre qui sera très court. Ce sont les saisies d’espèces et les amendes collectives.

En dehors des opérations en apparence régulières, les Allemands ont procédé à des saisies et imposé des amendes collectives contrairement aux principes du Droit international.

1. Une contribution de 1.000.000.000 de francs fut imposée aux Israélites français, le 17 décembre 1941, sans aucun prétexte.

Ceci résulte des pièces versées sous le n° RF-239 et qui ne pourront être contestées.

2. Un certain nombre d’amendes collectives ont été imposées. Le montant actuellement connu par les services du ministère des Finances s’élève à 412.636.550 francs.

3. Les Allemands ont procédé à d’importantes saisies d’or et même Hemmen reconnaît, dans son dernier rapport secret, pages 33 et 34 et page 72 de la traduction française, que le 24 septembre 1940, ils se sont emparés de 257 kilos d’or dans le port de Bayonne, ce qui représente, au cours de 1939, 12.336.000 francs et, en juillet 1940, ils se sont emparés également d’une certaine quantité de pièces d’argent se montant à 55.000.000 de francs.

Toujours d’après un rapport secret de Hemmen pour la période du 1er janvier au 30 juin 1942, l’Allemagne avait pris possession en France de 221.730 kilos d’or, appartenant à la Banque nationale de Belgique et représentant, au cours de 1939, la somme de 9.500.000.000 de francs.

Il ne m’est pas possible d’exposer en détail les conditions dans lesquelles l’or belge a été livré aux Allemands ; cette question à elle seule m’obligerait à des explications qui dureraient plusieurs audiences. Le fait est constant, puisqu’il est reconnu par Hemmen ; j’indiquerai simplement que, dès le mois de septembre 1940, contrairement au Droit international, Hemmen avait exigé la livraison de cet or, qui avait été confié au mois de mai 1940 par la Banque nationale de Belgique à la Banque de France.

Ces faits font d’ailleurs partie des griefs relevés contre les ex-ministres du Gouvernement de Vichy devant la Haute Cour de Justice de Paris.

Il résulte de cette procédure que de longues et fréquentes discussions eurent lieu à la Commission d’armistice, qu’un accord fut conclu le 29 octobre 1940, mais ne fut pas suivi d’effets en raison des difficultés soulevées du côté belge et français.

D’après l’ancien sous-directeur de la Banque de France, la pression allemande se fit de plus en plus forte. Laval, qui était alors décidé à payer à n’importe quel prix l’autorisation de se rendre à Berlin, où il se faisait fort d’obtenir la libération massive de prisonniers, la réduction des frais d’occupation, ainsi que la suppression de la ligne de démarcation, céda aux exigences allemandes.

C’est ainsi que cet or fut livré à la Reichsbank et fut réquisitionné sur l’ordre du délégué au Plan de quatre ans. Les documents relatifs à cette question sont déposés sous le n° RF-240.

J’ajouterai simplement qu’après la libération, le Gouvernement provisoire de la République française a fait remettre à la Banque nationale de Belgique une quantité d’or égale à celle qui avait été confiée à la Banque de France au mois de mai 1940.

Pour terminer sur la question de l’or, j’indiquerai au Tribunal que l’Allemagne n’a pu accaparer l’encaisse or de la Banque de France, celle-ci ayant été mise à l’abri à temps. Enfin, toujours d’après le dernier rapport secret de Hemmen (pages 29 et 49 de la traduction française) au moment de leur retraite, les Allemands se sont emparés, sans aucun droit, dans les succursales de la Banque de France à Nancy, Belfort et Epinal, d’une somme de 6.899.000.000 de francs, document n° RF-241 (PS-1741-24).

J’indique pour mémoire qu’au cours de l’occupation, les Allemands se sont emparés de grandes quantités d’or qu’ils faisaient acheter à des particuliers par des démarcheurs. Je ne puis fixer à ce sujet aucun chiffre, j’indique simplement la question pour mémoire.

Si nous récapitulons les moyens de paiement que l’Allemagne a indûment prélevés en France, nous arrivons, en prenant toujours la solution la plus favorable aux accusés, et en défalquant le maximum représentant l’entretien des troupes d’occupation, à un total minimum de 745.833.392.550 francs ; en chiffres ronds, Messieurs, 750.000.000.000 de francs.

J’en arrive alors à la page 50, c’est-à-dire à l’utilisation que les Allemands ont faite de ces sommes considérables et, premièrement, le marché noir organisé par l’occupant.

Ici encore, Messieurs, je ne voudrais pas abuser de votre bienveillante attention ; j’ai eu l’honneur de vous exposer quel était le mécanisme du marché noir dans tous les pays occupés, j’ai eu l’honneur de vous indiquer comment il était né, comment les Allemands l’ont utilisé et comment, sur les ordres de l’accusé Göring, il a été organisé et exploité. Je ne veux pas y revenir et je passe toute la partie de mon exposé qui était consacrée au marché noir en France.

J’en arrive ainsi à la page 69 de mon exposé écrit :

Chapitre 3. Les acquisitions en apparence régulières

Sur la pression des Allemands, le Gouvernement de Vichy fut obligé d’accepter de leur réserver un contingent très élevé des produits de toute espèce ; en échange, les Allemands s’engageaient à fournir des matières premières dont les quantités étaient déterminées par eux seuls. Mais ces matières premières, lorsqu’elles étaient livrées — ce qui n’était pas toujours le cas — étaient pour la plupart absorbées par l’industrie, qui était astreinte à leur fournir des produits finis. En fait, il n’y avait aucune compensation puisque l’occupant récupérait en objets fabriqués ses livraisons de matières premières sans donner aucune contre-partie.

Dans le rapport du contrôle économique que j’ai déjà cité, déposé sous le n° RF-107, on relève l’exemple suivant que je vais lire au Tribunal :

« Un accord permit l’achat en zone libre de 5.000 camions destinés au GBK allemand, contre la fourniture par le Reich de 5 tonnes d’acier par véhicule, soit un total de 25.000 tonnes d’acier destinées à l’industrie française.

« Étant donné la destination habituelle des produits de notre métallurgie à pareille époque, il s’agissait là d’un évident marché de dupe : bien mieux, si nos renseignements sont exacts, les compensations en acier ne furent pas respectées et elles furent partiellement employées à la mise en défense du littoral méditerranéen (rails antichars, etc.). »

Il y a lieu de signaler qu’une grande partie des prélèvements en nature n’a fait l’objet d’aucun règlement, soit que les Allemands en soient restés débiteurs, soit qu’ils considéraient abusivement que lesdits prélèvements constituaient un butin de guerre.

À ce sujet, les documents manquent ; cependant l’Armée des États-Unis a découvert un rapport secret d’un nommé Kraney, représentant de la Roges, organisme qui était à la fois chargé du groupement des acquisitions au marché noir et du butin de guerre. Il résulte de ce rapport que, jusqu’en septembre 1944, la Roges avait revendu en Allemagne pour 10.858.499 mark, soit 217.169.980 francs d’objets appréhendés en zone sud, au titre de butin de guerre. Je dépose ce document sous le n° RF-244.

À l’aide des moyens de paiement que l’Allemagne avait appréhendés, des réquisitions réglées ou non par elle, la France a été littéralement dépouillée. Des quantités énormes de choses de toute nature ont été enlevées par les occupants. D’après les renseignements donnés par les services statistiques de la France, des états provisoires de prélèvements minimum ont été dressés. Ces évaluations ne comprennent pas les dommages consécutifs aux opérations militaires mais uniquement les spoliations allemandes évaluées en cas de doute à un chiffre minimum ; elles seront résumées dans les huit sections suivantes.

I. Prélèvements de denrées agricoles

Je dépose sous le n° RF-245 le rapport du ministre de l’Agriculture et un tableau statistique établi par l’Institut de Conjoncture résumant les prélèvements officiels allemands qui ne comprennent ni les achats individuels ni les achats au marché noir, qui furent cependant considérables les uns et les autres. Il ne m’est pas possible de donner lecture au Tribunal d’un tableau aussi vaste. Je vais me contenter de lui en donner en court résumé.

Voici pour quelques denrées agricoles principales, quelques quantités qui ont été prélevées officiellement et leur évaluation en milliers de francs. Je vous indique les sommes en chiffres ronds :

Évaluation en milliers de francs

Céréales

8.900.000 tonnes

22.000.000

Viande

900.000 —

30.000.000

Poisson

51.000 —

1000.000

Boissons

13.413.000 hectolitres

18.500.000

Produits coloniaux

47.000 tonnes

805.900

Chevaux et mulets : 690.000 unités ; Bois : 36.000.000 de mètres cubes ; Sucre : 11.600.000 tonnes.

Je passe les détails.

Les Allemands ont réglé par clearing et au moyen de l’indemnité d’occupation 113.620.376.000 francs ; le solde, soit 13.000.000.000, n’a fait l’objet d’aucun règlement.

Bien entendu, les évaluations ne comprennent pas les dégâts considérables causés aux forêts à la suite de coupes anormalement développées et la diminution de la superficie des terres cultivées. Il n’est pas fait mention non plus de la réduction du cheptel et du dommage causé par la culture intensive.

Voici, Messieurs, un bref résumé des pourcentages des prélèvements officiels allemands de denrées agricoles eu égard à l’ensemble de la production française :

Blé......................................... 13%

Avoine.................................... 75%

Foin et paille........................... 80%

Viande.................................... 21%

Volailles.................................. 35%

Œufs.................................... 60%

Beurre................................... 20%

Conserves de poisson............ 30%

Champagne........................... 56%

Bois d’oeuvre et d’industrie... 50%

Carburants forestiers........... 50%

Alcool................................. 25%

Ces pourcentages, je le répète, ne comprennent pas les quantités de denrées que les Allemands ont accaparées, soit par des achats individuels, soit au marché noir.

J’ai eu l’honneur de vous exposer que ces opérations avaient pris une ampleur considérable et se chiffraient pour la France par plusieurs centaines de milliards environ. Les quantités de denrées agricoles ainsi soustraites au consommateur français sont incalculables. J’indiquerai simplement qu’à part certains privilégiés, les vins, les champagnes, les liqueurs, la viande, les volailles, le beurre, les œufs, firent l’objet d’un trafic clandestin considérable au profit des Allemands et que la population française en a été à peu près entièrement privée.

À la section II de ce chapitre, je vais aborder la question importante des prélèvements de matières premières.

LE PRÉSIDENT

Nous allons suspendre quelques instants. (L’audience est suspendue.) Le résumé des prélèvements de matières premières est contenu au point de vue statistique dans des tableaux dont je n’infligerai pas la lecture au Tribunal. Je me contente de les déposer sous le n° RF-246 et je lui indique que le montant total de ces fournitures atteint la somme de 83.804.145.000 francs.

(L’audience est suspendue.)

Le résumé des prélèvements de matières premières est contenu au point de vue statistique dans des tableaux dont je n’infligerai pas la lecture au Tribunal. Je me contente de les déposer sous le n° RF-246 et je lui indique que le montant total de ces fournitures atteint la somme de 83.804.145.000 francs.

Aux pages 77 à 80 de l’exposé écrit, j’ai cru devoir faire un résumé de ces tableaux, mais j’estime qu’il ne m’est même pas possible de donner lecture de ce résumé au Tribunal, les chiffres sont en effet trop nombreux.

D’après les renseignements fournis par l’Administration française, les Allemands ont réglé sur cette somme, par les frais d’occupation et par le clearing, une somme de 59.254.639.000 francs, laissant la différence à la charge du Trésor français, soit 19.506.109.000 francs.

Le pourcentage des prélèvements allemands, par rapport à l’ensemble de la production française peut se résumer dans un tableau que j’ai reproduit dans mon exposé écrit et dont je demande cependant au Tribunal la permission de lui donner lecture (page 82).

« Pourcentage des prélèvements des matières premières eu égard à la production française ;

Charbon....................…….....29%

Énergie électrique..................22%

Pétrole et carburants.............80%

Minerai de fer..............……...74%

Produits sidérurgiques bruts et demi-finis .... 51%

Cuivre......................………... 75%

Plomb......................………... 43%

Zinc........................…………. 38%

Étain........................………... 67%

Nickel......................……….... 64%

Mercure....................……...... 50%

Platine.....................……….... 76%

Bauxite......................………. 40%

Aluminium..................………... 75%

Magnésium..................……... 100%

Sulfure de carbone..........…... 80%

Savon industriel............…….... 67%

Huiles végétales..............….... 40%

Carbozol....................………. 100%

Caoutchouc..................……... 38%

Carton et papier..............…..... 16%

Laine........................……….... 59%

Coton........................……….. 53%

Lin..........................………….. 65%

Cuir........................………….. 67%

Ciment......................……….... 55%

Chaux......................……….... 20%

Acétone......................……...... 21%

Cette énumération permet de considérer qu’officiellement environ les trois quarts des matières premières étaient accaparés par l’occupant, mais ces constatations comportent deux observations :

Une grande partie du contingent des matières premières laissées théoriquement à l’économie française était en fait réservée aux industries prioritaires, c’est-à-dire à celles dont l’occupant se réservait la production.

Deuxièmement, ces prélèvements et pourcentages ne comportent que les chiffres de livraison officielle ; or, nous avons vu que les Allemands ont acquis des quantités importantes de matières premières au marché noir, en particulier les métaux précieux : or, platine, argent, radium ou des métaux rares, tels que le mercure, le nickel, l’étain et le cuivre.

En fait, on peut poser en principe que les matières premières laissées pour les besoins de la population étaient insignifiantes.

J’en arrive maintenant à la section III : « Prélèvements d’objets manufacturés et extraction minière » :

Comme j’avais eu l’honneur de vous l’indiquer dans les observations générales, usant de moyens de pression divers, les Allemands réussirent à utiliser directement ou indirectement la plus grande partie de la production industrielle française.

Je ne reviendrai par sur ces faits et je passerai tout de suite à un aperçu des produits qui ont été livrés. Je dépose sous le n° RF-248 un tableau qui contient les indications statistiques par catégories d’industries des prélèvements d’objets manufacturés faits pendant l’occupation par l’occupant.

Je ne veux pas abuser de la bienveillante attention du Tribunal en lui en donnant lecture ; je lui indiquerai simplement le résumé de ce tableau qui est le suivant :

Commandes de produits finis et facturés du 25 juin 1940 à la libération :

Industries mécaniques et électriques……………59.455.000.000 de francs.

Industries chimiques............……………………..11.744.000.000 —

Textiles et cuirs................……………………….15.802.000.000 —

Bâtiments et matériaux de construction.............56.256.000.000 —

Mines : (charbon, aluminium, phosphates) ...........4.160.000.000 —

Sidérurgie......................…………………………....4.474.000.000 —

Carburants............................................................. 568.000.000 —

Constructions navales............……………………….6.104.000.000 —

Aéronautique..................…………………………23.620.000.000 —

Industries diverses..............………………………..2.457.000.000 —

Soit un total de..............…………………………184.640.000.000 de francs.

Ces constatations comportent les observations suivantes :

1. Les indications qui y sont portées ne comprennent pas la production des départements très industrialisés du Nord et du Pas-de-Calais, rattachés à l’administration allemande de Bruxelles. Elles ne comportent pas non plus les fabrications des départements du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle, incorporés en fait au Reich.

2. Sur le montant total de 184.640.000.000 de francs de fournitures, les renseignements recueillis à ce jour ne permettent pas encore de fixer le montant réglé par les Allemands soit sur l’indemnité d’occupation soit par clearing, ni le solde n’ayant fait l’objet d’aucun règlement.

3. Enfin, si l’on évaluait forfaitairement la production industrielle prélevée par l’Allemagne dans les départements du Nord et du Pas-de-Calais, on obtiendrait un chiffre pour ces deux départements de 18.500.000.000 de francs, ce qui porterait le total approximatif général à plus de 200.000.000.000 de francs.

La proportion des prélèvements allemands sur les produits fabriqués est résumée dans le tableau suivant que je dépose au Tribunal et que j’ai moi-même résumé dans l’exposé écrit à la page 87.

Je vais me permettre d’en donner encore une fois lecture au Tribunal ; il verra quelle a été la proportion des objets fabriqués enlevés à la population française.

Construction automobile................ 70%

Construction électrique et radio........ 45%

Précision industrielle.................. 100%

Grosse forge et gros emboutissage...... 100%

Fonderie.............................. 46%

Industrie chimique...................... 34%

Industrie du caoutchouc............... 60%

Peintures et vernis.................... 60%

Parfumerie............................ 33%

Industrie de la laine.................... 28%

Filature de coton..................... 15%

Tissages lin et coton.................... 12%

Cuirs industriels...................... 20%

Bâtiments et travaux publics............ 75%

Bois ouvrés et ameublement............ 50%

Chaux et ciment........................ 68%

Constructions navales.................. 79%

Aéronautique.......................... 90%

L’examen de ce tableau comporte les observations suivantes :

1. Les proportions des produits entièrement finis sont très fortes. Par exemple, automobiles : 70%, précision industrielle : 100%, grosse forge : 100%, etc., tandis que la proportion des produits en cours de fabrication est plus faible. Par exemple, fonderie : 46%, industrie chimique : 34%, etc.

Ces états de fait résultent de ce que les Allemands faisaient diriger les produits en cours de fabrication, théoriquement réservés à la population française, vers des industries prioritaires de finissage, c’est-à-dire dont la production leur était réservée.

2. Enfin, par leurs achats au marché noir, les Allemands se sont procuré une quantité énorme de textiles, de machines-outils, de cuirs, de parfumerie, etc. Les textiles, en particulier, ont manqué à peu près complètement à la population française pendant l’occupation. On peut en dire autant des cuirs.

J’en arrive, Messieurs, à la section IV, à l’enlèvement de l’outillage industriel. Je n’abuserai pas de vos instants. Cette question a déjà été traitée en ce qui concerne les autres pays occupés. Je vous dirai simplement qu’en France elle a fait l’objet d’évaluations statistiques que je dépose sous le n° RF-251. Ces évaluations statistiques font apparaître que la valeur du matériel, enlevé dans les diverses usines françaises du secteur privé ou du secteur public, dépasse la somme de 9.000.000.000 de francs ; observation étant faite que pour beaucoup de machines enlevées on s’est contenté d’indiquer la valeur d’inventaire après amortissement et non la valeur de remplacement des machines.

J’en arrive à la section V : « Valeurs mobilières et participations à l’étranger ».

Dans la pièce EC-57, que j’ai eu l’honneur de déposer au début de mes explications sous le n° RF-105, je vous avais indiqué que l’accusé Göring vous avait renseigné lui-même sur les buts de la politique économique allemande et qu’il estimait que l’extension de l’influence allemande sur les entreprises étrangères était un des buts de la politique allemande.

Ces directives devaient faire l’objet d’instructions plus précises, contenues dans une note du 12 août 1940, que je dépose sous le n° RF-252 et dont je donnerai un court extrait au Tribunal :

« Étant donné » — nous dit ce document — « que les principales entreprises économiques sont sous la forme de sociétés par actions, il est d’abord indispensable de mettre en sécurité la propriété des valeurs se trouvant en France. »

Plus loin :

« L’exécution de la prise d’influence également par voie d’ordonnances... »

Puis le document nous indique tous les moyens qu’il faut employer pour y arriver et, notamment, ce passage en ce qui concerne le Droit international :

« D’après l’article 46 de la Convention de La Haye concernant la guerre terrestre, la propriété privée ne peut pas être confisquée. De ce fait, la confiscation des valeurs est à éviter, dans la mesure où il ne s’agit pas de valeurs qui sont la propriété de l’État. Suivant l’article 42 et suivants de la Convention de la Haye concernant la guerre terrestre, l’autorité exerçant le pouvoir dans les territoires ennemis occupés, doit se restreindre, en principe, à des mesures qui sont indiquées, pour rétablir ou maintenir l’ordre et la vie publique. Pour se conformer au Droit international il est interdit, en principe, d’écarter les organes des sociétés restées en place et de les remplacer par des commissaires. Une semblable mesure ne serait probablement pas considérée, du point de vue international et du droit des gens, comme efficace.

« En conséquence, il faut obliger les organes des sociétés à travailler pour l’économie allemande, mais ne pas destituer les personnes qui les composent... »

Et plus loin :

« Si les organes ne se laissent pas diriger, il convient de les démettre et de les remplacer par des forces utilisables... »

Nous envisageons rapidement les trois catégories de prises de participations financières, qui ont fait l’objet de spoliations par les Allemands pendant l’occupation et, tout d’abord, les prises de participations financières françaises dans les sociétés dont les exploitations se trouvent à l’étranger.

Le 14 août 1940, une ordonnance parut au Vobif, page 67 (RF-253), interdisant toute négociation de créances ou de valeurs mobilières étrangères.

Mais, un simple blocage des titres ne suffisait pas aux occupants ; il leur fallait, en la forme, devenir propriétaires des titres pour pouvoir éventuellement les négocier dans les pays neutres.

Ils eurent quelques rabatteurs qui achetaient des titres étrangers à des particuliers qui avaient besoin d’argent. Mais, surtout, ils firent pression sur le Gouvernement de Vichy, pour obtenir la cession des principales participations françaises à l’étranger.

C’est ainsi notamment qu’après de longues discussions au cours desquelles la pression allemande a été très forte, d’importantes cessions de participations ont été consenties aux Allemands.

Il ne m’est pas possible d’apporter au Tribunal les nombreux documents qui se rapportent à ces cessions de participations : procès-verbaux, correspondances, expertises ; il y en aurait, sans exagérer, plusieurs mètres cubes. Je me contenterai de citer quelques passages, à titre d’exemples.

En ce qui concerne la société des Mines de Bor, mines de cuivre se trouvant en Yougoslavie, dont la plus grande partie du capital se trouvait entre les mains françaises, les Allemands installèrent, dès le 26 juillet 1940, un commissaire administrateur des établissements de la société situés en Yougoslavie. Ceci résulte de la pièce RF-254 que je verse au dossier. Commissaire administrateur dans la personne du consul général d’Allemagne pour la Yougoslavie et pour la Bulgarie, M. Neuhausen.

Au cours des discussions de la Commission d’armistice, Hemmen a déclaré (et ceci résulte d’un extrait du procès-verbal du 27 septembre 1940 de 10 h. 30 que je dépose au Tribunal sous le n° RF-255) :

« L’Allemagne tient à acquérir des actions de la société, sans égard aux observations juridiques qui lui ont été exposées du côté français. L’Allemagne obéit en effet à d’impérieuses considérations d’ordre économique. Elle soupçonne que les mines de Bor continuent à livrer du cuivre à l’Angleterre et elle est absolument décidée à se rendre maîtresse de ces mines... »

Devant le refus des délégués français, Hemmen déclarait à la réunion du 4 octobre 1940 (je dépose au Tribunal un extrait du procès-verbal de cette réunion sous le n° RF-256). Voici la déclaration de Hemmen.

M. Hemmen

« Je regretterais de transmettre une telle réponse à mon Gouvernement. Voyez encore si le Gouvernement français ne peut pas reconsidérer son attitude, sinon nos relations deviendront très difficiles. Mon Gouvernement est pressé d’aboutir sur ce point. Si vous refusez, les conséquences seront extrêmement graves. »

Le délégué français, M. de Boisanger, lui répondit :

« Je vais donc poser une fois encore la question. » Réponse d’Hemmen :

« J’attends votre réponse d’ici demain. Si elle ne vient pas, je transmettrai la réponse négative que vous venez de me faire. »

Puis au cours de la séance du 9 janvier 1941, Hemmen déclarait, et je dépose encore l’extrait du procès-verbal sous le n° RF-257 :

« J’avais, au début, été chargé de cette affaire à Wiesbaden, puis elle a été évoquée par le consul général Neuhausen, pour le compte d’une personnalité très haut placée (le maréchal Göring) et traitée directement à Paris entre M. Laval et M. Abetz. »

En ce qui concerne les participations françaises dans les sociétés pétrolifères de Roumanie, la pression n’a pas été moins forte. Au cours de la séance du 10 octobre 1940 de la Commission d’armistice, le même Hemmen déclarait, et je dépose au Tribunal sous le n° RF-258 l’extrait du procès-verbal de la Commission d’armistice :

« Nous nous contenterons d’ailleurs de la majorité des actions. Nous laisserons entre vos mains tout ce qui ne nous est pas nécessaire à cet effet. Pouvez-vous nous donner une acceptation de principe sur ce point ?

« L’affaire est urgente, comme pour les mines de Bor. Nous voulons tout. »

Le 22 novembre 1940, Hemmen déclarait encore, et je dépose l’extrait du procès-verbal de la Commission d’armistice sous le n° RF-259 :

« Nous sommes encore en guerre nous avons besoin d’une influence immédiate sur la production des pétroles en Roumanie. Nous ne pouvons pas attendre le traité de paix. »

Lorsque les délégués français demandaient que la cession soit faite, au moins, en échange d’une contre-partie réelle, Hemmen répondait, au cours de la même réunion :

« Impossible. Les sommes que vous devez recevoir de nous seront prises sur les frais d’occupation. Cela vous évitera de faire marcher la planche à billets. Ce genre de participation sera généralisé du côté allemand quand la politique de collaboration aura été définie. »

On pourrait multiplier à l’infini des citations de ce genre et même encore de beaucoup plus graves, au point de vue de la violation des dispositions de la Convention de La Haye. Toutes ces cessions, en apparence consenties par des Français, ne l’ont été que sur la pression allemande. L’examen des contrats passés fait apparaître de graves lésions à rencontre des cédants, et des profits énormes pour les cessionnaires, sans que ceux-ci aient fourni une contre-partie réelle.

Les Allemands purent obtenir ainsi les participations françaises dans les sociétés de pétrole roumain, dans des entreprises de l’Europe Centrale, de Norvège et des Balkans, et notamment dans la société des Mines de Bor, dont j’ai parlé.

Les cessions réglées à l’aide de francs provenant de l’indemnité d’occupation se montent à un peu plus de 2.000.000.000 de francs. D’autres ont été réglées par la remise de titres d’emprunts français émis à l’étranger, notamment en Hollande, et par voie de clearing.

Après vous avoir donné un aperçu rapide des prises de participations sur les affaires françaises à l’étranger, je vais examiner rapidement, également, la mainmise allemande sur le capital social d’entreprises françaises.

Peu après l’armistice, conformément aux directives de l’accusé Göring, un grand nombre d’industries françaises ont été l’objet de propositions de la part de groupes allemands, désireux d’acquérir tout ou partie de leur actif social.

Cette action s’est trouvée facilitée du fait que les Allemands, ainsi que j’ai eu l’honneur de l’exposer, avaient pratiquement le contrôle de l’industrie, et qu’ils s’étaient attribués la direction de la production, notamment par le système des Patenfirma. De longues discussions eurent lieu entre les occupants et le ministère des Finances français dont les services s’étaient efforcés, sans succès parfois, de limiter à 30% le montant maximum des participations allemandes.

Il ne m’est pas possible d’entrer dans le détail de ces prises de participation. J’indiquerai cependant que le ministre des Finances a fait parvenir une liste des principales d’entre elles, liste reproduite dans le tableau annexé au livre de documents français sous le n° RF-260.

Il en résulte que les prises de participations fictivement réglées par clearing, se montent à 307.436.000 francs, par le compte frais d’occupation, à 160.000.000 de francs, par des titres étrangers, à une somme qui n’a pas pu être déterminée et, enfin, de façons diverses ou inconnues, à 28.718.000 francs.

On peut conclure le paragraphe de cette cinquième section en citant une partie du rapport de Hemmen relative à ces questions, pages 63 de l’original et 142 de la traduction française. Voici ce qu’écrit Hemmen à Salzbourg, en janvier 1944, en ce qui concerne ce sujet :

« Le cinquième rapport sur l’activité de la délégation est consacré aux difficultés des futures prises de participations en France, étant donné l’attitude fortement récusatrice du Gouvernement français en ce qui concerne la cession des biens intérieurs et extérieurs ayant de la valeur. Cette opposition s’est encore fortifiée durant le temps du rapport, si bien que le Gouvernement français n’était même plus disposé à donner la moindre approbation au transfert de participations contre remise à la disposition de contreparties économiques. »

Et plus loin, page 63, troisième paragraphe :

« Durant les quatre années de l’occupation de la France, la délégation d’armistice a transféré en tout, de la propriété française à la propriété allemande, des valeurs représentant environ 121.000.000 de Reichsmark dont les participations à des entreprises de première importance pour la guerre dans les pays tiers, en France et en Allemagne. Des détails à ce sujet se trouvent dans les rapports d’activité antérieurs de la délégation. Pour environ la moitié de ces transferts, des contre-parties économiques ont été données du côté allemand par livraison de biens étrangers acquis en Hollande et en Belgique tandis que le reste des sommes était payé par le clearing ou sur les frais d’occupation. Du fait de la dation en paiement de valeurs françaises à l’étranger, des différences de valeurs entre le prix d’achat allemand et le cours français qui en ressortent, sont résultés des gains d’un montant d’environ 7.000.000 de Reichsmark qui ont pu être livrés au Reich. »

II y a lieu de souligner que le profit retiré par l’Allemagne en se plaçant uniquement au point de vue financier, n’est pas de 7.000.000 de Reichsmark, soit 140.000.000 de francs, comme le dit Hemmen, mais qu’il est beaucoup plus considérable. En effet, l’Allemagne n’a payé ces acquisitions que principalement avec l’indemnité d’occupation, à l’aide du clearing et d’emprunts français émis en Hollande ou en Belgique dont l’appropriation par l’Allemagne était une véritable spoliation pour ces pays, et ne pouvait constituer une contre-partie réelle pour la France.

Ces cessions de participations faites en apparence régulièrement ont ému les Nations Unies qui, dans leurs déclarations faites à Londres le 5 janvier 1943, ont posé en principe que de telles cessions devaient être déclarées nulles, même lorsqu’elles ont été effectuées avec le consentement apparent des cessionnaires.

Je dépose sous le n° RF-261 la déclaration solennelle signée à Londres, le 5 janvier 1943, à ce sujet et qui a été publiée au Journal Officiel français du 15 août 1944, au moment de la libération. J’ajouterai que toutes ces cessions font l’objet, devant les Cours de Justice françaises, de poursuites du chef de trahison contre les Français qui ont cédé leurs participations aux Allemands et ce malgré la pression indiscutable qui a été faite sur eux.

Je terminerai ce chapitre sur une dernière observation : la mainmise allemande sur les immeubles en France. Il est difficile de donner encore à ce sujet une situation exacte, car ces opérations ont été faites le plus souvent par l’intermédiaire de prête-noms. L’exemple le plus frappant est celui du nommé Skolnikoff, qui a pu investir pendant l’occupation près de 2.000.000.000 de francs dans des achats d’immeubles importants.

Cet individu, de nationalité indéterminée, qui vivait pauvrement avant la guerre, s’est enrichi scandaleusement grâce à ses relations avec la Gestapo et ses opérations au marché noir avec les occupants. Mais quels que soient les profits qu’il ait pu retirer de ses agissements malhonnêtes, il ne pouvait acquérir personnellement pour presque 2.000.000.000 de francs d’immeubles en France.

Je dépose ; sous le n° RF-262, la copie d’un rapport de police au sujet de cet individu. Il ne m’est pas possible d’en donner une lecture complète au Tribunal, mais ce rapport contient la liste des immeubles et des sociétés immobilières acquises sous le nom de cet individu. Ce sont indiscutablement des immeubles de choix et d’une grande valeur. Il est évident que Skolnikoff, agent de la Gestapo, servait de prête-nom aux personnalités allemandes dont l’identité n’a pu être découverte jusqu’à ce jour.

J’en arrive, Messieurs, à la section VI : les prélèvements de matériel de transports et communications. Là encore, les administrations françaises nous fournissent des renseignements statistiques qui sont reproduits dans des tableaux très complets, et je m’en voudrais d’en donner lecture au Tribunal. Je me contenterai de lui indiquer que la plupart des locomotives et du matériel roulant en bon état ont été enlevés et que le total des prélèvements en moyens de transport s’élève à une somme de 198.450.000.000 de francs.

J’aborde ensuite les prélèvements dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle. Dès le début de l’invasion, les Allemands incorporèrent ces départements au Reich. Cette question vous sera exposée par le Ministère Public français lorsqu’il s’expliquera sur la germanisation. Au point de vue du pillage économique, il faut cependant indiquer que les Allemands ont cherché à tirer un maximum de ces trois départements. S’ils ont payé en mark un certain nombre de produits, ils n’ont effectué aucun règlement pour les principales productions, notamment pour le charbon, le fer, le pétrole, la potasse, le matériel industriel, les meubles et les machines agricoles.

Les renseignements à ce sujet nous sont donnés par l’administration française dans un tableau que je résumerai d’un mot et que je dépose sous le n° RF-264 :

La valeur des prélèvements dans les trois départements français de l’Est, prélèvements non payés par les Allemands, atteint la somme de 27.315.000.000 de francs.

Pour en terminer avec les départements de l’Est, je signalerai simplement au Tribunal que mon collègue qui traitera de la question de la germanisation indiquera comment la firme Hermann Göring Werke, dans laquelle l’accusé Göring avait des intérêts considérables, s’est appropriée les installations des mines de l’importante société française dite « Les petits-fils de François de Wendel & Cie » (voir à ce sujet le document RF-1300).

J’en arrive maintenant à la huitième section : les prélèvements divers.

I. Spoliations en Tunisie

Les Allemands pénétrèrent en Tunisie le 10 novembre 1942 et en furent chassés par les armées alliées en mai 1943. Durant cette période, ils s’y livrèrent à de nombreuses spoliations.

LE PRÉSIDENT

Pensez-vous, M. Gerthoffer, qu’il soit nécessaire de nous donner tous ces détails concernant les saisies dans cette partie du pays, si ces saisies sont analogues à ce qui s’est produit dans les autres parties du pays ?

M. GERTHOFFER

Monsieur le Président, c’est analogue ; seul le montant des saisies diffère. Je crois que le principe ne pourra être contesté par personne, aussi je propose de passer.

Je passe également les questions de prestations de service. Je terminerai mon exposé cependant en indiquant au Tribunal que l’économie française a subi une perte énorme du fait de la déportation des travailleurs, sujet qui vous a été exposé par mon collègue. On a calculé la perte d’heures de travail et on estime, ce sera mon seul mot, que l’économie française a perdu 12.550.000.000 d’heures de travail, du fait de la déportation forcée, chiffre qui ne comporte pas le nombre des travailleurs qui étaient plus ou moins forcés de travailler pour les Allemands dans des entreprises en France.

Si vous le voulez bien, Messieurs, nous conclurons cet exposé sur la France en vous donnant un aperçu d’ensemble de la situation et en faisant appel une dernière fois à Hemmen, le dictateur économique qui, sur l’ordre de ses maîtres accusés actuellement, ruina mon pays.

Alors que dans les cinq premiers rapports qui sont déposés malgré leur apparente technicité, l’auteur laisse apparaître l’assurance du triomphateur qui peut tout se permettre, dans le dernier, rédigé le 15 décembre 1944 à Salzbourg — le seul duquel je fasse état — Hemmen cherche visiblement, tout en laissant un caractère technique à son travail, à plaider la cause de l’Allemagne, celle de ses maîtres nazis et la sienne propre. Mais il n’a réussi qu’à faire sans le vouloir un implacable réquisitoire contre l’œuvre néfaste dont il s’était chargé. Voici, Messieurs, quelques très courts extraits du rapport final de Hemmen.

À la page 1, page 2 de la traduction française, Hemmen met en cause les dirigeants du Reich et Göring en particulier. Il écrit en effet :

« Suivant les lignes directrices posées le 5 juillet 1940 par le maréchal du Reich chargé du Plan de quatre ans, en ce qui concerne la situation de droit en vigueur, la convention d’armistice ne nous donne pas de droits dans le domaine économique dans la partie de la France non occupée, même pas par la voie d’une interprétation extensive. »

Un peu plus loin, il reconnaît le chantage à la ligne de démarcation en ces termes (page 3 de la traduction) :

« Le gouvernement Pétain manifesta dès le début le vif désir du rétablissement rapide de l’économie détruite, avec l’aide allemande d’une part et, d’autre part, pour trouver du travail à la population française, pour éviter le chômage menaçant, mais avant tout le vif désir de voir réunir à nouveau les deux zones de la France séparées par la ligne de démarcation pour arriver à un territoire unifié économiquement et administrativement, se déclarant en même temps disposé dans une large mesure à le diriger, sous une direction française, suivant le système économique allemand, à le réorganiser complètement d’après le modèle allemand. »

Puis Hemmen ajouta :

« Contre d’importants allÈgements de la ligne de démarcation, la délégation d’armistice s’est alors mise d’accord avec le Gouvernement français pour introduire le Droit allemand en matière de devises, dans la législation française. »

Et plus loin, sur la contrainte, page 4 et page 7 de la traduction, Hemmen écrit :

« Avec cela, les prix, qui montaient automatiquement avec un développement non entravé du marché noir, furent ressentis d’autant plus vivement que les salaires furent maintenus par contrainte. »

Je saute le passage où Hemmen parle de la résistance française. Je ne peux pas abuser des instants du Tribunal. Cependant, je lui indique qu’à la page 13 (page 29 de la traduction). Hemmen tente de démontrer, par des évaluations financières et les raisonnements les plus contestables, que la charge de la guerre a été par tête d’habitant plus lourde pour les Allemands que pour les Français. Mais il détruit lui-même d’un mot tout le système de défense qu’il avait échafaudé, en écrivant à la fin de ses calculs que, de l’automne 1940 à février 1944, le coût de la vie a augmenté de 166% en France, alors qu’en Allemagne, il n’avait augmenté que de 7%. Messieurs, c’est bien, je le crois, à l’augmentation du prix de la vie que se mesure l’appauvrissement d’un pays.

Enfin, à la page 4, et ce sera ma dernière citation du rapport Hemmen, il avoue le crime allemand en ces termes :

« Du fait de la soustraction, pendant des années, d’importantes quantités de biens de toutes sortes, sans contre-partie économique, s’était produit une diminution de substance sensible à laquelle correspondait à son tour une importante circulation monétaire, qui avait conduit à des phénomènes inflationnistes toujours plus visibles, surtout à une dévalorisation de l’argent et à une baisse du pouvoir d’achat. »

Ces pertes matérielles, me dira-t-on, sont réparables. Par le travail et l’épargne, on pourra reconstituer dans un avenir plus ou moins lointain la situation économique du pays. C’est vrai, mais il y a une chose qui ne pourra jamais être réparée, c’est les conséquences des privations sur l’état physique des populations.

Si les autres crimes allemands, tels que les déportations, les assassinats, les massacres, font frémir d’horreur, le crime qui a consisté à affamer sciemment des populations entières n’en est pas moins odieux.

Dans les pays occupés, en France notamment, beaucoup de personnes sont mortes uniquement à cause de la sous-alimentation et du manque de chauffage. On estimait qu’il fallait aux personnes de 3.000 à 3.500 calories par jour et environ 4.000 pour les travailleurs de force. Dès le début du rationnement, en septembre 1940, il ne fut attribué que 1.800 calories par jour et par personne. Progressivement, la ration diminua à 1.700 calories en 1942, puis à 1.500 pour tomber à 1.220 et 900 calories par jour pour les adultes et à 1.300 pour les travailleurs de force ; les vieillards n’avaient que 850 calories par jour.

Mais la situation réelle était encore inférieure à la ration théoriquement allouée par les cartes d’alimentation ; en effet, fréquemment, un certain nombre de tickets n’étaient pas honorés.

Les Allemands ne pouvaient méconnaître la situation désastreuse de la santé publique, puisqu’ils estimaient eux-mêmes, au cours de la guerre 1914-1918, que l’attribution des 1.700 calories était un « régime de famine lente conduisant à la mort ».

Ce qui aggravait encore la situation, c’était la qualité des rations distribuées ; le pain était de la plus mauvaise qualité ; le lait, quand il y en avait, était écrémé au point que le taux des matières grasses n’était que de 3%. Le peu de viande laissée à la population était de mauvaise qualité. Le poisson avait disparu des marchés. Si l’on ajoute à cela un manque presque absolu de combustible, de vêtements et de chaussures — le plus souvent ni les écoles ni les hôpitaux n’étaient chauffés — on comprend facilement quel peut être au point de vue physique l’état de la population.

Des maladies incurables comme la tuberculose se sont développées et continueront à étendre leurs ravages longtemps encore. La croissance des enfants et des adolescents est sérieusement compromise. L’avenir de la race donne lieu aux plus grandes inquiétudes.

Les effets du pillage économique se feront sentir pendant une durée indéterminée.

LE PRÉSIDENT

Pouvez-vous me dire quelles preuves vous possédez en ce qui concerne le chiffre des calories que vous citez ?

M. GERTHOFFER

Je vais vous l’indiquer à la fin de mon exposé. C’est un rapport d’un professeur à la faculté de Médecine de Paris, qui a été spécialement délégué par le doyen de l’Université pour faire un rapport sur les conséquences de la sous-alimentation. Je vais le citer à la fin de mon exposé. J’y arrive presque tout de suite.

Les effets de ce pillage économique se feront sentir encore pendant une durée indéterminée. L’épuisement est tel que malgré l’aide généreuse apportée par les Nations Unies, la situation des pays occupés dans leur ensemble est toujours alarmante. En effet, l’absence presque complète de stocks, l’insuffisance des moyens de production et de transport, la réduction du cheptel et la désorganisation économique ne permettent pas encore d’attribuer des rations suffisantes. Cette misère, qui atteint tous les pays qui ont été occupés, ne pourra disparaître que progressivement, dans un temps assez long que personne encore ne peut déterminer.

Si dans certaines riches régions, régions agricoles, les producteurs ont pu avoir pendant l’occupation et ont encore une situation privilégiée au point de vue alimentaire, il n’en va pas de même dans les régions pauvres, ainsi que dans les centres urbains.

Si l’on considère qu’en France la population urbaine est un peu plus nombreuse que la population rurale, on peut poser en principe que, dans sa grande majorité, la population française a été soumise et reste encore soumise à un régime alimentaire notoirement insuffisant.

Le professeur Guy Laroche, délégué par le doyen de la faculté de Médecine de Paris pour étudier les conséquences de la sous-alimentation en France du fait des prélèvements allemands, vient de faire parvenir un rapport sur cette question.

Je ne veux pas prolonger davantage mes explications en donnant lecture de tout ce rapport. Je demanderai seulement au Tribunal la permission de lui en citer les conclusions qui sont déposées sous le n° RF-264 bis. Je dois indiquer que tout le rapport ne m’est parvenu que ces jours derniers. Il est déposé en son entier, mais je n’ai pas pu le faire reproduire en entier, en 50 exemplaires. Il est reproduit et déposé en deux exemplaires. Voici les conclusions du docteur Laroche :

« On voit combien ont été grands les méfaits du rationnement imposé par les Allemands aux Français durant la période d’occupation de 1940 à 1944. Il est difficile de chiffrer d’une façon précise le nombre de vies humaines supprimées par le rationnement excessif. Il faudrait des statistiques générales que nous n’avons pu faire établir.

« Cependant, sans la surestimer, on peut penser, en y comprenant les malades des asiles, que la perte de vies humaines de 1940 à 1944 atteignit au moins 150.000 personnes.

« Il faut ajouter un grand nombre de cas de maladies non mortelles, de déchéance physique et intellectuelle souvent incurables, de troubles de développement des enfants, etc.

« Nous pensons qu’on peut retirer de cet exposé forcément incomplet trois conclusions :

« 1. Les autorités allemandes d’occupation ont sacrifié délibérément la vie des malades des asiles et hospices.

« 2. Tout s’est passé comme s’ils avaient voulu organiser d’une façon rationnelle et scientifique la déchéance de la santé des adolescents et adultes.

« 3. Les nourrissons et les jeunes enfants ont conservé une ration normale ; il est probable que cette situation privilégiée s’explique par le fait que les dirigeants nazis espéraient répandre plus facilement leurs doctrines parmi des êtres qui n’auraient pas connu d’autres conditions de vie et qui auraient, par une éducation dirigée, accepté leur doctrine, alors qu’ils savaient ne rien pouvoir attendre, sauf par la contrainte, des adolescents et des adultes. »

Le rapport est signé par le professeur Guy Laroche. À ce rapport, Messieurs, était jointe une photographie que vous trouverez à la fin du livre de documents. Je me permets de vous la faire passer. Les malheureux que vous voyez sur cette photographie ne sont pas les martyrs d’un camp de concentration ou de représailles. Ce sont simplement des aliénés d’un asile des environs de Paris, qui sont tombés dans cet extrême état de faiblesse physique à la suite de la sous-alimentation. Si ces hommes avaient eu le régime de l’asile antérieur au rationnement, ils auraient été aussi forts que des gens normaux. Malheureusement pour eux, ils étaient réduits à la seule ration officielle, et dans l’impossibilité d’avoir le moindre supplément.

Que mes adversaires ne me disent pas : « Mais le peuple allemand en est au même point ! »

Je leur répondrais en premier lieu : « C’est inexact. » Durant quatre ans, l’Allemand n’a pas eu froid. Il n’a pas été sous-alimenté, mais au contraire il était grassement nourri, chaudement vêtu, bien chauffé, avec les produits dérobés dans les pays occupés sur la part minimum indispensable à l’existence des populations de ces pays.

Rappelez-vous, Messieurs, les paroles de l’accusé Göring lorsqu’il s’est écrié : « Si la famine doit s’installer, ce ne sera en aucun cas en Allemagne. »

Je répondrais en deuxième lieu à mes adversaires, s’ils faisaient une telle objection : les Allemands et leurs dirigeants nazis ont voulu la guerre qu’ils ont déclenchée. Ils n’avaient pas le droit d’affamer les autres peuples pour tenter de réaliser leur entreprise de domination mondiale. Si aujourd’hui ils se trouvent dans une situation difficile, c’est bien la conséquence de leur comportement et ils ne me paraissent pas fondés à reprendre la phrase fameuse :

« Je n’ai pas voulu cela ».

J’aurai terminé, Messieurs, mes explications, si vous voulez bien me permettre de conclure en deux minutes l’ensemble de cet exposé en rappelant au Tribunal, en quelques mots, quelle fut la préméditation du crime reproché aux dirigeants allemands du point de vue économique. La mise en application des théories raciales et de l’espace vital devait engendrer une situation économique inextricable, qui devait acculer les dirigeants nazis à la guerre.

Dans les sociétés modernes, en raison de la division du travail, de sa concentration, de son organisation scientifique, la notion du capital national prend de plus en plus une importance primordiale, quels que soient d’ailleurs les principes sociaux de sa répartition entre les nationaux ou de sa possession en tout ou en partie par les États.

Or, un capital national, public ou privé, se constitue par l’effort conjugué du travail et de l’épargne des générations successives. L’épargne, ou la mise en réserve des produits du travail à la suite de privations librement consenties, doit exister en proportion des besoins de la concentration des entreprises d’un pays.

En Allemagne, pays très industrialisé, cet équilibre n’existait pas. En effet, les dépenses privées ou publiques de ce pays dépassaient ses moyens, l’épargne était insuffisante. L’institution d’un système d’épargne obligatoire ne s’était traduite que par la création de nouveaux impôts, et n’a pas remplacé l’épargne véritable.

À la suite de la guerre de 1914-1918, après s’être débarrassée du fardeau des réparations (j’indique entre parenthèses que les deux tiers de leur montant sont restés à la charge de la France en ce qui concerne ce pays), l’Allemagne, qui avait reconstitué sa réserve d’or en 1926, s’est lancée dans une politique d’emprunts extérieurs et dépensa sans compter. Dans l’impossibilité de tenir ses engagements, elle ne trouva plus de prêteurs.

Après l’avènement de Hitler au pouvoir, sa politique se précise. Elle s’isole dans un système d’économie fermée, utilise toutes ses ressources pour la préparation d’une guerre qui lui permettra, du moins l’espère-t-elle, de prendre par la force les biens de ses voisins de l’Ouest, puis de se retourner contre l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques dans l’espoir d’exploiter à son profit les immenses richesses de ce grand pays.

C’est l’application des théories développées dans Mein Kampf, qui ont pour corollaires l’asservissement puis l’extermination des populations des pays conquis.

Au cours de l’occupation, les nations envahies furent pillées systématiquement et asservies brutalement, ce qui aurait permis à l’Allemagne d’atteindre ses buts de guerre, c’est-à-dire de prendre le patrimoine des pays envahis et d’exterminer progressivement les populations, si la vaillance des Nations alliées ne les avait pas délivrées.

Au lieu de s’enrichir des biens spoliés, l’Allemagne a dû les engloutir dans la guerre qu’elle avait provoquée, et ce jusqu’au moment de son écroulement.

De tels agissements, perpétrés et consommés en connaissance de cause par les dirigeants allemands, contrairement au Droit international, et notamment à la Convention de La Haye, ainsi qu’aux principes généraux du Droit pénal en vigueur dans toutes les nations civilisées, constituent des crimes de guerre dont ils doivent répondre devant votre haute juridiction.

Monsieur le Président, j’ajouterai que le Ministère Public français s’était proposé de présenter un exposé sur le pillage des œuvres d’art dans les pays occupés de l’Europe occidentale. Mais cette question a déjà fait l’objet de deux exposés de nos collègues des États-Unis, exposés qui nous paraissent établir indiscutablement les faits reprochés aux accusés. Pour ne pas allonger les débats, le Ministère Public français estime de son devoir de ne pas présenter à nouveau cette question, tout en restant respectueusement à la disposition du Tribunal si, au cours du Procès, il avait besoin d’une précision sur cette question.

L’exposé du Ministère Public français est terminé. Je passe la parole au capitaine Sprecher, de la délégation américaine, qui doit faire un exposé sur la responsabilité de l’accusé Fritzsche.

CAPITAINE DREXEL A. SPRECHER (substitut du Procureur américain)

Plaise au Tribunal. Je remarque que le Dr Fritz, avocat de l’accusé, n’est pas là, et étant donné l’heure, le Tribunal voit-il une objection à ce que nous suspendions l’audience ?

LE PRÉSIDENT

II est maintenant cinq heures. Désirez-vous que nous suspendions l’audience ? C’est l’heure normale.

(L’audience sera reprise le 23 Janvier 1946 à 10 heures)