QUARANTE-TROISIÈME JOURNÉE.
Vendredi 25 janvier 1946.

Audience du matin.

L’HUISSIER AUDIENCIER

Plaise au Tribunal. Les accusés Kaltenbrunner et Streicher n’assisteront pas à l’audience de ce matin.

M. DUBOST

Plaise au Tribunal. J’en suis arrivé hier à la lecture d’un document officiel français que vous trouverez dans votre livre de documents sous le titre : « Rapport du ministère des Prisonniers de guerre et Déportés. » Il s’agissait de l’arrestation d’enfants juifs par les Allemands en France chez les particuliers ou dans les institutions publiques dans lesquelles ils avaient été placés.

Avec votre permission, je reviendrai sur une déclaration que j’ai faite préalablement, concernant l’exécution des ordres, donnés par l’État-Major allemand, avec l’approbation du ministère des Affaires étrangères allemand, d’arrêter tous les généraux français et d’arrêter en outre, en représailles, les familles des généraux qui étaient passés à la dissidence, c’est-à-dire du côté de nos alliés.

Il résulte en effet de l’article 21 de la Charte que votre Tribunal n’exigera pas que soit rapportée la preuve de faits de notoriété publique. Dans la masse énorme de faits que nous vous rapportons, il en est beaucoup qui sont connus mais ne sont pas de notoriété publique. Il en est peu, mais il en est certains cependant, qui sont à la fois connus et de notoriété publique dans tous les pays. C’est le cas notamment de la déportation de la famille du général Giraud ; je vais me permettre de rappeler au Tribunal les six points principaux de cette affaire.

1° Nous nous souvenons tous avoir appris par la radio alliée que Madame Giraud, épouse du général Giraud...

LE PRÉSIDENT

Que voulez-vous nous demander de prendre en considération, au sujet de la déportation de la famille du général Giraud ?

M. DUBOST

J’ai à demander au Tribunal de bien vouloir, en ce qui concerne ces faits, faire application de l’article 21 du Statut, disposition qui précise que le Tribunal n’exigera pas que soit rapportée la preuve de faits de notoriété publique.

En second lieu, je prie le Tribunal de bien vouloir écouter quels sont ces faits que nous considérons comme de notoriété publique, car ils sont connus non seulement en France, mais en Amérique, puisque l’Armée américaine a participé à ces événements.

LE PRÉSIDENT

Les mots de l’article 21 ne sont pas de « notoriété publique », mais de « connaissance publique », ce qui n’est pas tout à fait la même chose.

M. DUBOST

J’ai sous les yeux, Monsieur le Président, une traduction de cette Charte en français. Je lis cette traduction française. « Le Tribunal n’exigera pas que soit rapportée la preuve de faits de notoriété publique ».

Nous interprétons ainsi ces mots : il n’est pas nécessaire d’apporter une preuve documentaire ou testimoniale de faits universellement connus.

LE PRÉSIDENT

Vous dites : de faits universellement connus, mais supposons par exemple que les membres du Tribunal ne connaissent pas ces faits, comment pourrait-il être admis qu’ils sont de notoriété publique ? Les membres du Tribunal pourraient les ignorer. Il est difficile pour les membres du Tribunal de prendre acte de faits qu’ils ne connaissent pas.

M. DUBOST

C’est une question de fait qui sera tranchée par le Tribunal. Le Tribunal dira s’il sait ou s’il ne sait pas que ces six points, que je vais lui rappeler, sont exacts.

LE PRÉSIDENT

Le Tribunal se retire pour délibérer.

(L’audience est suspendue.)
LE PRÉSIDENT

Le Tribunal est d’avis que les faits concernant la déportation de la famille du général Giraud, quoiqu’ils soient des faits bien connus en France, ne peuvent être considérés comme étant des faits de notoriété publique au sens de l’article 21, qui s’applique généralement au monde. Naturellement, si le Ministère Public français a des documents ou des rapports gouvernementaux venant de France, qui indiquent ces faits concernant la déportation du général Giraud, la question prendra un aspect différent et s’il y a de tels documents, le Tribunal les prendra en considération.

M. DUBOST

II me faut apporter la preuve que les crimes commis individuellement par les chefs de la Police allemande dans chacune des villes, dans chacune des régions des pays occupés de l’Ouest, l’ont été, en exécution d’une volonté centrale, d’une volonté émanant du Gouvernement allemand, ce qui nous permet de saisir un à un tous les accusés. Cette preuve, je ne pourrai pas la faire en vous apportant des documents allemands. Il faudra que vous teniez pour valable la lecture des témoignages que je vais commencer de faire. Ces témoignages ont été recueillis par l’Armée américaine, par l’Armée française et par le Service français de recherche des Crimes de guerre. Le Tribunal m’excusera si je suis obligé de faire de nombreuses lectures. La preuve de la volonté systématique ne peut en effet être faite que si j’apporte la preuve que partout dans tous les cas, la Police allemande a appliqué les mêmes procédés aux patriotes qu’elle internait et qu’elle détenait.

Les internements, la détention avaient lieu en France dans des prisons civiles dont les Allemands s’étaient emparés, ou dans certains quartiers des prisons françaises, que les Allemands avaient réquisitionnés, qu’ils occupaient, et dont l’accès étaient interdit à tous les fonctionnaires français.

Les détenus étaient dans tous ces établissements pénitentiaires, soumis au même régime. Nous en apporterons la preuve en lisant des témoignages de détenus de chacun de ces établissements pénitentiaires allemands, en France ou dans les pays occupés de l’Ouest. Ce régime était absolument inhumain. Il permettait seulement aux détenus de survivre, dans les conditions d’ailleurs les plus précaires.

À Lyon, au fort Montluc, les femmes recevaient, pour toute nourriture, une tasse de tisane à 7 heures et une louche de soupe accompagnée d’un petit morceau de pain à 17 heures. Ceci est établi par le document F-555, le onzième dans notre livre de documents que nous déposons sous le n° RF-302.

La première page de ce document, chapitre 2, consiste en une analyse des témoignages recueillis. Il suffit de se reporter à cette analyse. Je détacherai quelques lignes du témoignage suivant. Le témoin déclare « qu’à l’arrivée au fort de Montluc, les prisonniers, pris dans la rafle de la Gestapo du 20 septembre 1943, furent dépouillés de tout leur avoir.

« Les détenus étaient traités d’une façon sauvage. Le régime alimentaire était des plus succincts. La pudeur des femmes n’était pas respectée. »

Ce témoignage a été reçu à Saint-Gingolph, le 9 octobre 1944. 1l est relatif aux arrestations de Saint-Gingolph auxquelles il fut procédé au mois de septembre 1943. Le témoin rapporte : « À leur retour de l’interrogatoire, les jeunes gens avaient les doigts de pieds brûlés à l’aide de tampons imbibés d’essence, les autres les mollets rougis par la flamme d’une lampe à souder, d’autres étaient mordus par des chiens policiers... »

Dr RUDOLF MERKEL (avocat de la Gestapo)

Ici le Ministère Public français produit des documents qui ne sont pas des témoignages sous la foi du serment. Ce sont des déclarations dans lesquelles on ne sait pas qui les a reçues et je suis obligé de protester d’une manière formelle contre ces simples témoignages de personnes qui n’ont pas été soumises au serment, ils ne peuvent servir comme preuve ici.

LE PRÉSIDENT

Est-ce tout ce que vous aviez à dire ?

Dr MERKEL

Oui.

LE PRÉSIDENT

Nous attendrons la réponse de M. Dubost.

M. DUBOST

Monsieur le Président, la Charte qui allait jusqu’à admettre le témoignage de notoriété publique, n’a pas fixé de règles quant à la façon dont doivent être reçus les témoignages qui vous seront proposés en preuves. La Charte vous laisse libre de vous déterminer sur tel ou tel document. La Charte vous laisse libre de décider si tel ou tel mode d’enquête est recevable. Or, la façon dont les enquêtes ont été conduites est régulière si l’on s’en tient aux usages et aux coutumes de mon pays.

Il est normal, en effet, que tous les procès-verbaux de police et de gendarmerie soient établis sans que les témoins aient à prêter serment. D’ailleurs, aux termes de votre Charte, toutes les enquêtes faites pour déceler des crimes de guerre doivent être tenues pour des preuves authentiques.

L’article 21 dit : « Le Tribunal n’exigera pas que soit apportée la preuve de faits de notoriété publique, mais les tiendra pour acquis. Il considérera également comme preuve authentique, les documents et rapports officiels des Gouvernements des Nations unies, y compris ceux dressés par les commissions établies dans les divers pays alliés pour les enquêtes sur les crimes de guerre, ainsi que les procès-verbaux des audiences et les décisions des tribunaux militaires, ou autres tribunaux, de l’une quelconque des Nations Unies. »

LE PRÉSIDENT

M. Dubost, est-ce que le document que vous nous lisez est un document ou rapport officiel gouvernemental ? Ou est-ce un document d’un comité établi en France ?

M. DUBOST

Ce rapport émane de la Direction générale de la Sûreté nationale. Vous pouvez le constater en examinant le deuxième feuillet de la copie que vous avez entre les mains, en haut à gauche : « Direction générale de la Sûreté nationale. Commissariat spécial de Saint-Gingolph. Procès-verbal d’audition. »

LE PRÉSIDENT

Pourrions-nous voir le document original ?

M. DUBOST

Ce document a été déposé au greffe de votre Tribunal. Il suffit que le greffier vous l’apporte.

LE PRÉSIDENT

Très bien. Est-ce une copie certifiée ?

M. DUBOST

C’est une copie certifiée par le directeur du Cabinet du ministre de la Justice.

LE PRÉSIDENT

On me dit que le Ministère Public français a tous les originaux et ne les dépose pas comme les autres procureurs. Est-ce exact ?

M. DUBOST

Le Ministère Public a déposé les originaux de l’audience d’hier, ils ont été remis à M. Martin.

LE PRÉSIDENT

Nous voudrions voir le document original. Nous pensons qu’il est entre les mains du secrétaire français et nous demandons à le voir.

M. DUBOST

Je l’ai envoyé chercher, Monsieur le Président. Ce document est une copie, certifiée conforme à l’original qui est conservé dans les archives du Service français de recherche des crimes de guerre. Cette certification est faite d’une part, par le délégué français au siège du Ministère Public (vous voyez la signature de M. de Menthon sur la pièce que vous avez) ; d’autre part, par le directeur du Cabinet du ministère de la Justice, M. Zambeaux, avec un cachet du ministre de la Justice français.

LE PRÉSIDENT

Il semble que ce soit un rapport gouvernemental. C’est un document d’un comité, établi en France, pour les recherches sur les crimes de guerre, n’est-ce pas ?

M. DUBOST

Monsieur le Président, c’est un document qui émane de la Direction générale de la Sûreté nationale. Il a été établi au cours d’une enquête sur les crimes de guerre prescrite par notre Office français de recherche des crimes de guerre. L’original est resté à Paris au service français, mais la copie certifiée conforme que vous avez a été signée par le directeur du Cabinet du ministre de la Justice à Paris.

LE PRÉSIDENT

La question n’est pas de savoir si ce document est authentique ou non. La question que je me posais, est celle de savoir, si, d’après l’article 21 de la Charte, ce document était ou un document gouvernemental ou un rapport des Nations Unies ou un document provenant d’un comité établi en France pour la recherche des crimes de guerre. En est-ce un ou n’en est-pas un ?

M. DUBOST

Oui, monsieur le Président.

LE PRÉSIDENT

M. Dubost, avez-vous quelque chose à ajouter ?

M. DUBOST

Je n’ai rien à ajouter, Monsieur le Président.

LE PRÉSIDENT

Vous pouvez parler, Dr Merkel.

Dr MERKEL

Je voulais dire que les documents, qui sont produits ici ne sont pas des documents d’un service officiel et qu’on ne peut s’en servir que comme procès-verbaux enregistrés par des services de police. Ceux-ci ne sont pas des déclarations authentiques gouvernementales ou d’une commission d’enquête. J’insiste sur le point que ces déclarations, reçues pour la plupart par de petits services de police, ne sont pas faites sous la foi du serment et je suis obligé de protester énergiquement ici, contre le fait qu’elles soient acceptées comme pièce à charge.

LE PRÉSIDENT

Avez-vous quelque chose d’autre à ajouter ?

Dr MERKEL

Non.

LE PRÉSIDENT

Qui est M. Binaud ?

M. DUBOST

C’est l’inspecteur de police spécial, détaché au commissariat spécial de Saint-Gingolph. Il convient d’ailleurs de rectifier une erreur commise par le défenseur qui dit que c’est un petit service de police. C’est un poste de frontière et les commissariats spéciaux aux postes-frontière sont tous des services importants, même lorsqu’ils sont installés dans de petits villages. Je pense qu’il en est de même dans tous les pays.

LE PRÉSIDENT

M. Dubost, vous comprenez quel est le problème. C’est une question d’interprétation de l’article 21.

M. DUBOST

Je l’entends bien ainsi, Monsieur le Président.

LE PRÉSIDENT

Le Tribunal demande votre assistance pour cette interprétation, afin de savoir si ce document entre dans les termes de l’article 21. Avez-vous quelque chose à dire à ce sujet ? Nous serions heureux de l’entendre.

M. DUBOST

Monsieur le Président, il me paraît impossible que le Tribunal écarte ce document et les documents semblables que je vais présenter, car tous portent pour les authentifier, non seulement la signature du représentant de la France devant votre Tribunal, mais celle du délégué du ministre de la Justice à la Commission des crimes de guerre. Examinez le cachet qui est à côté de la deuxième signature. C’est un sceau.

LE PRÉSIDENT

Pas trop vite. Dites-nous où sont les signatures.

M. DUBOST (montrant le document)

II y a ici, Messieurs, mention de remise au Ministère Public français de ce document comme élément de preuve, par le Service de recherche des crimes de guerre ennemis, et, en dessous, la signature du directeur du Cabinet de Monsieur le Garde des Sceaux, ministre de la Justice, et encore, sur cette signature, le cachet du ministre de la Justice. Vous lisez : Service de recherche des crimes de guerre ennemis.

LE PRÉSIDENT

Est-ce qu’il s’agit au fond d’une enquête faite par la police ? Je vous demande s’il y a eu au fond une enquête faite par la police pour ces faits, si l’enquête de la police a été enregistrée et si le ministre de la Justice, en vue de ce Procès, a adopté ce rapport. Est-ce là l’idée ?

M. DUBOST

C’est cela, Monsieur le Président. Je pense que nous sommes d’accord. Le Service de recherche des crimes de guerre ennemis en France dépend directement du ministre de la Justice. Il fait procéder à des enquêtes. Ces enquêtes sont faites par des officiers de Police judiciaire, tel M. Binaud, inspecteur de police spécial, détaché au commissariat spécial de Saint-Gingolph.

LE PRÉSIDENT

Le Tribunal désirerait savoir quand le Service de recherche des crimes de guerre a été établi ?

M. DUBOST

Je ne puis vous donner de mémoire la date exacte, mais ces services ont été constitués en France au lendemain de la libération. Ils ont fonctionné à partir d’octobre 1944.

LE PRÉSIDENT

Ce service a-t-il été établi après que l’enquête eut été faite ?

M. DUBOST

Au mois de septembre ou au mois d’octobre.

LE PRÉSIDENT

Au mois de septembre de quelle année ?

M. DUBOST

Au mois de septembre 1944, le Service de recherche des crimes de guerre en France a été constitué et ce service a donné des ordres dès que le Gouvernement provisoire s’est installé en France.

LE PRÉSIDENT

Alors les enquêtes de police ont été faites sous ce service ? Le rapport de police est daté du 9 octobre ; il semble donc avoir été fait après que le service eut été établi ? Est-ce exact ?

M. DUBOST

Vous en avez le témoignage, Monsieur le Président, en regardant en haut et à gauche de la deuxième page, celle qui reproduit le début du procès-verbal. Vous lisez : « Objet : enquête sur les atrocités commises par les Allemands contre la population civile. » Ces enquêtes ont été prescrites par le Service de recherche des crimes de guerre ennemis.

LE PRÉSIDENT

Oui, cela semble être exact si le service a été établi effectivement en septembre et que cette enquête est datée du 9 octobre. Le Tribunal se retire pour délibérer.

(L’audience est suspendue.)
LE PRÉSIDENT

Le Tribunal a envisagé les arguments qui lui ont été présentés, et il pense que le document, versé par le Ministère Public français, est un document d’une commission instituée pour les enquêtes sur les crimes de guerre, aux termes de l’article 21 de la Charte. Le fait qu’il n’est pas sous serment ne change rien à ce document, qui, selon les termes de l’article 21 de la Charte, est de nature à être pris en considération par le Tribunal. La question de sa valeur probante sera considérée selon l’article 19 de la Charte et, en conséquence, selon les articles 19 et 21 de la Charte, le document sera retenu comme preuve et l’objection de l’avocat de la Gestapo est repoussée.

Le Tribunal désire que tous les documents originaux soient versés au dossier du Greffe du Tribunal et que, lorsque la discussion en arrivera devant le Tribunal, ces originaux s’y trouvent à ce moment-là.

M. LUDWIG BABEL (avocat des SS et du SD)

On m’a informé que le général Giraud et sa famille ont été probablement déportés en Allemagne sur ordre de Himmler, que cette famille y était bien traitée et habitait une villa, que ses membres ont été ramenés en France en bonne santé, qu’ils allaient très bien et qu’aujourd’hui encore ils sont en excellente santé. Je ne vois pas...

LE PRÉSIDENT

Vous me permettrez de vous interrompre mais le Tribunal ne considère pas en ce moment le cas du général Giraud et de sa famille. Ne pouvez-vous pas entendre ? Ce que je disais, c’est que vous présentiez une requête relative à la déportation du général Giraud, que vous nous exposiez des faits que vous alléguez concernant cette déportation. Le Tribunal n’examine pas cette affaire. Il a déjà établi qu’il ne pouvait pas prendre en considération le fait de la déportation du général Giraud.

M. BABEL

Je pensais que, grâce à ma remarque, le Ministère Public pourrait faire une déclaration qui abrégerait les débats. Tel était le but de ma demande.

LE PRÉSIDENT

Je ne ferai que vous signaler que nous ne considérons pas en ce moment le cas du général Giraud.

M. DUBOST

Le Tribunal me permettra-t-il de poursuivre ? Aussi bien, il me paraît nécessaire de revenir sur la preuve que je dois faire. Je dois montrer que par l’unité de procédé, les tortures qui ont été appliquées dans chacun des bureaux de la police allemande...

LE PRÉSIDENT

En avez-vous terminé avec le document que vous venons d’admettre ?

M. DUBOST

Oui, Monsieur le Président, j’ai terminé et je vais donner lecture d’autres documents, mais je me permets de résumer les preuves que je dois présenter ce matin, par la lecture de ces documents.

Je disais que je devais démontrer que, par l’identité des mauvais traitements infligés aux prisonniers interrogés par tous les services de police allemande, nous remontons à une volonté commune. Nous ne pouvons pas apporter une preuve directe comme nous l’avons fait hier à propos des otages, en vous présentant des documents signés de Keitel, notamment, mais nous apportons une preuve aussi certaine, car l’identité de procédé suppose une unité de volonté que nous devons placer à la tête même de la police. C’est le Gouvernement allemand qui est en cause. Les accusés en font partie.

Le document F-555 (RF-302) dont j’ai donné lecture est relatif aux mauvais traitements infligés aux détenus du fort de Montluc à Lyon.

Je passe au document F-556 que nous déposerons sous le numéro RF-303, et qui, lui, a trait au régime des prisons à Marseille. Il s’agit du procès-verbal dressé par le service de la sécurité militaire du Vaucluse, concernant les atrocités commises par les Allemands sur les détenus politiques et ce procès-verbal renferme la déposition écrite de M. Mousson qui fut chef d’un service de renseignements. M. Mousson fut arrêté le 16 août 1943, puis transféré le 30 août 1943 à la prison Saint-Pierre, à Marseille. Au dernier paragraphe de la première page de ce document, nous lisons :

« Transféré à Marseille, prison Saint-Pierre, le 30 août 1943 ; affecté à la salle P, de vingt-cinq mètres de long sur cinq de large ; nous sommes tassés soixante-quinze et souvent quatre-vingt. Deux paillasses pour trois, saleté repoussante, poux, puces, punaises, nourriture infecte ; pour des riens, des camarades sont frappés et mis en cellule deux ou trois jours de suite sans manger. » À la page suivante, quatrième paragraphe :

« Repris le 15 mai, d’une façon plutôt brutale », c’est le quatrième paragraphe, « je fus incarcéré à la prison Sainte-Anne » et cinquième paragraphe : « Conditions de vie à Sainte-Anne : hygiène déplorable, nourriture du Secours National. » Page suivante ; deuxième paragraphe : « Conditions de vie aux Petites Beaumettes : nourriture, juste de quoi ne pas mourir, pas de colis, la Croix-Rouge donne beaucoup, mais nous recevons très peu. »

Il s’agit, je le répète, de prisons entièrement contrôlées par les Allemands. Sur les conditions de vie à la prison de Poitiers, nous déposons, sous le n° RF-304, le document F-558. Un rapport y est joint, émanant du Service américain d’information à Paris, section presse, le 18 octobre 1944.

Le Tribunal doit savoir que tous ces rapports ont été incorporés aux documents présentés par le Service français de recherche des crimes de guerre. Nous lisons sous le chiffre 2 :

« M. Claeys fut arrêté le 14 décembre 1943 par la Gestapo et détenu à la prison « Pierre Levée » jusqu’au 26 août 1944. Pendant son emprisonnement, il demanda un matelas comme blessé de guerre. Il lui fut répondu qu’il en aurait un s’il avouait. Il devait coucher sur une couche de paille de deux centimètres d’épaisseur répandue sur le sol. Sept hommes dans une pièce de quatre mètres de long, sur deux mètres de large et deux mètres quatre-vingt de haut... Vingt jours sans sortir de cellule ; ses blessures le gênaient pour faire usage des cabinets ; les Allemands refusèrent de s’en inquiéter. »

Paragraphe 4, b) : « Un autre pesait cent-vingt kilogs et perdit trente kilogs en un mois. Au secret pendant un mois, il fut torturé et mourut de gangrène aux jambes, les blessures causées par la torture s’étant infectées, il mourut après dix jours d’agonie, seul et sans secours. »

Paragraphe 5, a) : « Voici les procédés de torture : la victime était pliée en deux, les mains attachées à la jambe droite on le jetait ensuite à terre, on le battait à la schlague pendant vingt minutes, s’il s’évanouissait, on lui jetait un seau d’eau à la figure, le tout pour l’obliger à parler.

« M. Francheteau était ainsi battu quatre jours sur six. Quelquefois, le patient n’était pas attaché, s’il tombait on le ramassait par les cheveux et on continuait.

« D’autres fois, la victime était placée nue dans une cellule de correction spéciale, les mains attachées à une grille de fer au-dessus de la tête ; elle était alors battue jusqu’à ce qu’elle se décide à parler.

« b) Le procédé ci-dessus n’était pas courant, mais M. Claeys a des amis qui ont assisté à des tortures électriques, un fil électrique était attaché aux pieds de la victime et un autre fil en divers endroits du corps.

Paragraphe 6 : « La torture était d’autant plus horrible que, dans la plupart des cas, les Allemands n’avaient pas d’idée précise sur les renseignements à obtenir et torturaient au hasard. »

Et à la fin, les cinq dernières lignes : « Un procédé de torture consistait à pendre la victime par les mains ramenées derrière le dos, jusqu’à ce que les épaules soient complètement démises. Ensuite, on coupait la plante des pieds avec des lames de rasoir et on obligeait les victimes à marcher sur du sel. »

Sur les prisons du Nord, je présente le document n° RF-305 (F-560). Il émane, lui aussi, du Service américain de recherche des crimes de guerre. Page 1, sous la lettre A, vous lirez le rapport général du professeur Paucot, sur les atrocités commises par les Allemands dans le nord de la France et en Belgique. Ce rapport s’étend sur l’activité de la Police allemande en France à Arras, Béthune, Lille, Valenciennes, Malo-les-Bains, la Madeleine, Quincy, Loos ; en Belgique, Saint-Gilles, Fort de Huy, camp de Belveroo. Ce rapport est accompagné de soixante-treize dépositions de victimes. De l’examen de ces témoignages, il ressort que les brutalités, la barbarie des méthodes employées au cours des interrogatoires, étaient les mêmes dans les divers lieux cités. Cette synthèse que je viens de vous lire émane du rapport américain. Il me semble inutile d’insister là-dessus, le fait étant confirmé à la première page. Le Tribunal pourra lire aux pages 4, 5, 6 et 7 une description détaillée des atrocités systématiques, toutes identiques que la Police allemande infligeait pour obtenir des aveux.

Je cite à la page 5, cinquième paragraphe : « Un détenu qui avait tenté de s’évader fut repris et livré dans sa cellule à la fureur des chiens policiers qui le déchiquetèrent. »

Voici le rapport de M. Prouille, à la page 17, second paragraphe du texte allemand (page 14 texte français), dont, par exception, je donnerai lecture, en raison de la nature des faits. Je cite :

« Condamné par les Tribunaux allemands à dix-huit mois d’emprisonnement pour détention d’armes, et après avoir connu les prisons d’Arras, Béthune et Loos, je fus dirigé sur l’Allemagne. Par suite de mauvais traitements subis en Prusse Orientale, je fus obligé de me faire soigner les yeux. Ayant été conduit dans une infirmerie, un médecin allemand me fit mettre des gouttes dans les yeux. Après quelques heures de pénibles souffrances, j’étais devenu aveugle, et après avoir passé quelques jours à la prison de Fresnes, on me dirigea sur la clinique des Quinze-Vingt, à Paris. Le professeur Guillamat, qui m’examina, m’a certifié que c’est à l’aide d’un corrosif que j’avais eu les yeux brûlés. »

Nous donnerons lecture d’un document émanant encore des services américains de recherche des crimes de guerre, n° F-561, que nous déposerons sous le numéro RF-306. Le Tribunal trouvera à la page 2 la preuve que M. Herrera a assisté à des tortures infligées à de nombreuses personnes, et a vu un Polonais nommé Riptz dont on brûlait la plante des pieds. Ce Polonais eut ensuite la tête fendue d’un coup de clé à molette et fut fusillé après sa guérison. Je cite :

« Le commandant Grandier, qui avait eu une jambe fracturée à la guerre de 1914, a été menacé par ses interrogateurs de voir fracturer sa seconde jambe, ce qui fut mis à exécution. Revenu à lui à moitié à la suite d’une piqûre, les Allemands le firent disparaître »

Nous avons le souci d’épargner le plus possible votre temps, mais il conviendrait que le Tribunal prenne connaissance en entier de ces rapports officiels américains qui, tous, exposent d’une façon très précise les tortures pratiquées par les différents services de police allemands, dans de nombreuses régions de France, et montrent à l’évidence l’identité des procédés.

Le document suivant est le F-571, que nous déposerons sous le numéro RF-307. Nous ne donnerons lecture que d’un paragraphe de quatre lignes, à la page 31, troisième paragraphe en partant du bas :

« Monsieur Robert Vanassche, demeurant à Tourcoing, déclare : « J’ai été arrêté le 22 février 1944 à Mouscron, Belgique, par des hommes de la Gestapo, habillés en civils. Au cours de l’interrogatoire, ils étaient habillés en militaires ». Je saute un paragraphe : « Je fus interrogé la deuxième fois à Gand, à la prison centrale allemande où je suis resté trente et un jours. Là, je fus enfermé pendant deux ou trois heures dans un genre de cercueil en bois, d’où on ne pouvait respirer que par trois trous faits au plafond. » Plus loin, même document :

« Monsieur Rémy, demeurant à Armentieres, déclare :

« Arrêté le 2 mai 1944, à Armentieres, je suis arrivé à la Gestapo, 18, rue François-Debatz, à la Madeleine, le même jour vers trois heures. J’ai subi un interrogatoire à deux reprises différentes. Le premier dura environ une heure, couché sur le ventre, j’ai reçu environ cent-vingt coups de nerf de bœuf. Le deuxième a duré un peu plus longtemps. J’ai également reçu des coups, en étant couché sur le ventre. Comme je ne voulais rien dire, on m’a dévêtu et mis à la baignoire. Le 5 mai, j’ai subi un interrogatoire à Loos. Ce jour-là, on m’a pendu par les pieds et les coups de pleuvoir sur tout le corps. Comme je persistais dans mon silence, on m’a détaché et remis encore une nouvelle fois sur le ventre. Comme la souffrance m’arrachait des cris, ils m’ont tapé dans la figure à coups de bottes, résultat : 17 dents en bas... »

Suivent les noms de deux tortionnaires qui ne nous intéressent point ici.

Nous nous appliquons à démontrer que, partout, les tortionnaires ont appliqué les mêmes procédés et n’ont pu le faire qu’en exécution d’ordres qui leur avaient été donnés par leurs chefs.

Je citerai encore le témoignage de M. Guérin :

« Ne voulant rien avouer, l’un d’eux (l’un des interrogateurs) me mit mon cache-nez autour de la bouche pour étouffer mes cris. un autre policier allemand me prit la tête entre ses jambes et deux autres, un de chaque côté de moi, se mirent à me matraquer dans le bas des reins, ils me donnèrent vingt-cinq coups de matraque chacun. Cette séance dura plus de deux heures. Le lendemain, ils recommencèrent, aussi longtemps que la veille. Ces tortures m’étaient infligées parce que, le 11 novembre, j’avais manifesté en allant déposer une gerbe au monument aux morts de la guerre 1914-1918. »

Je cite maintenant le rapport de M. Alfred Deudon, page 48. Voici les mauvais traitements qui lui ont été infligés :

« 18 août : parties sensibles abîmées par coups de marteau. 19 août : j’ai été passé à la noyade. 20 août : j’ai subi la peine du serre-tête. 21 et 24 août : j’ai été enchaîné jour et nuit. 26 août : j’ai été encore enchaîné le jour et la nuit et pendu un moment par les bras. »

Je lis un extrait du rapport de M. Delltombe, arrêté par la Gestapo le 14 juin 1944 :

« Le jeudi 15 juin à 8 heures du matin, on m’a fait descendre à la cave des tortures. Là, ils m’ont demandé d’avouer le sabotage que j’avais exécuté avec mes groupes et de dénoncer mes camarades ainsi que mes refuges. Parce que je ne répondais pas assez vite, la torture a commencé. Ils m’ont fait mettre les mains derrière le dos, et ils m’ont mis les menottes spéciales, et m’ont pendu par les poignets. Puis ils m’ont frappé avec un nerf de bœuf, principalement sur les reins et sur la figure. Ce jour-là, la torture a duré trois heures.

« Le vendredi 16 juin, cela a encore été la même chose, mais pendant une heure et demie, car je n’en pouvais plus. Et ils m’ont remonté dans ma cellule sur une civière.

« Le samedi, les tortures ont recommencé de plus belle. Là, j’ai été obligé d’avouer mes sabotages, car les brutes entraient des aiguilles dans les bras. De là, ils m’ont laissé tranquille jusqu’au 10 août. Puis, ils m’ont fait appeler au bureau, disant que j’étais condamné à mort.

« Je suis parti sur Bruxelles, d’où j’ai été libéré du train des déportés, le 3 septembre, par les patriotes de Bruxelles.

« Les femmes étaient soumises au même traitement que les hommes. Aux supplices physiques, le sadisme de leurs tortionnaires ajoutait le supplice moral particulièrement pénible pour une femme ou une jeune fille d’être dévêtue et mise à nu par ses bourreaux. L’état de grossesse ne les préservait pas des coups, et lorsque les brutalités entraînaient un avortement, elles étaient laissées sans soins, exposées à tous les accidents et à toutes les complications de ces criminels avortements. »

Ceci est le texte du sommaire rédigé par l’officier américain qui a procédé à cette enquête.

Voici la déclaration de Madame Sindemans, qui fut arrêtée à Paris, le 24 février 1944 par quatre soldats munis chacun d’une mitraillette, et par deux autres Allemands en civil, avec un revolver au poing.

« Ayant regardé dans mon sac, ils trouvèrent trois cartes d’identité, puis découvrirent dans ma chambre des tampons de la Kommandantur, ainsi que des laissez-passer et des cartes de travailleurs allemands que j’avais réussi à leur voler la veille.

« ... Aussitôt, ils me mirent les menottes et m’emmenèrent pour un interrogatoire. Ne répondant pas, ils me giflèrent en plein visage avec une telle force que j’en tombai au bas de ma chaise. Ils me cravachèrent avec un cercle de caoutchouc en plein visage. Cet interrogatoire, commencé à dix heures du matin, a pris fin le soir à onze heures. Je dois vous dire que j’étais enceinte de trois mois. »

Nous déposerons maintenant deux documents F-563 et F-564 sous le numéro unique RF-308. C’est le rapport qui a été établi sur les atrocités commises par la Gestapo à Bourges et nous vous donnerons lecture d’une partie de ce rapport.

LE PRÉSIDENT

Monsieur Dubost, comment établissez-vous ce qu’est ce document ? Il semble être le rapport de M. Marc Toledano ?

M. DUBOST

C’est exact, Monsieur le Président. Ce rapport a été incorporé, avec le reste des documents figurant dans la même liasse, au document présenté par la Commission française de recherche des crimes de guerre, ainsi qu’en témoigne la signature de M. Zambeaux sur l’original, qui est entre les mains du greffier. Nous vous donnerons lecture de la première page de l’original :

« Je, soussignée, Madame Bondoux, surveillante de la maison d’arrêt de Bourges, certifie que neuf hommes, la plupart des jeunes gens, ont subi un traitement odieux, en restant les mains derrière le dos et les chaînes aux pieds pendant quinze à vingt jours, étant dans l’impossibilité absolue de prendre leur nourriture normalement, ils criaient la faim. Devant cet état de choses, plusieurs détenus de droit commun ont manifesté leur désir de venir en aide à ces martyrs en leur confectionnant de petits colis pris sur leurs rations, que je faisais passer le soir. Un certain surveillant allemand, que je connaissais sous son prénom, Michel, leur jetait leur pain dans un coin de la cellule et montait la nuit pour les battre. Tous ces jeunes gens ont été fusillés le 20 novembre 1943.

« D’autre part, une dame Hartwig, habitant Chevannes, je crois, m’a dit être restée attachée sur une chaise pendant quatre jours. En tout cas, ce que j’ai pu constater, c’est que cette personne avait le corps complètement meurtri. »

Nous lisons dans la déclaration de M. Labussière, capitaine de réserve, instituteur à Marseille-les-Aubigny :

« ... Le 11, je fus battu deux fois au nerf de bœuf. Pour recevoir les coups, je devais me courber sur un banc, les muscles des cuisses et des mollets bien tendus. Je recevais d’abord une trentaine de coups d’un gros nerf de bœuf. Ensuite, la séance continuait avec un autre instrument, muni d’une boucle à l’extrémité. J’étais alors frappé sur l’anus, sur les cuisses, sur les mollets...

« ... Mon bourreau me faisait écarter les jambes. Il terminait avec un nerf de bœuf très fin dont il m’assénait encore une vingtaine de coups. Lorsque je me redressais, la tête me tournait, et je tombais à terre. J’étais toujours relevé à coups de bottes. Les menottes n’ont jamais quitté mes poignets. »

Je recule devant la lecture du reste de ce témoignage. Les détails qui précèdent sont atroces. « Le 12, à dix heures, après avoir battu une femme, Paoli vint me trouver et me dit : « Chien, tu « n’as donc pas de cœur. C’est ta femme que je viens de battre. Je « le ferai tant que tu n’auras rien dit. » Il aurait voulu que je lui donne les lieux des rendez-vous et les noms des camarades. »

À la ligne suivante :

« ... Le 14, à dix-huit heures, je fus amené à nouveau à la chambre de tortures. Je ne pouvais plus me traîner. Avant de me faire entrer, Paoli me dit : « Je te donne cinq minutes pour me dire « tout ce que tu sais. Si, dans cinq minutes, tu n’as rien dit, tu seras « fusillé à 3 heures. Ta femme le sera à 6 et ton gosse sera envoyé « en Allemagne. »

Nous voyons qu’après la signature de l’interrogatoire, son tortionnaire lui dit : « Regarde ta figure. Tu vois comme on peut mettre un homme en cinq jours. Tu n’as pas fini d’en voir. » Et il ajouta : « Maintenant, sors d’ici, tu nous empoisonnes. » Et le témoin finit : « J’étais en effet couvert d’ordures des pieds à la tête. On me fit monter en voiture, on me reconduisit en cellule. Pendant ces cinq jours, j’avais certainement reçu plus de 700 coups de nerf de bœuf. » Un gros hématome se déclara aux deux fesses. Un médecin dut l’opérer, et ses camarades de détention le fuyaient, tant il sentait mauvais ; les mauvais traitements dont il avait été victime, avaient couvert son corps d’abcès. Le 24 novembre, date à laquelle il fut interrogé, il n’était pas encore remis de ses blessures.

Son témoignage se termine par une indication générale des procédés de torture qui ont été employés :

« 1° Le nerf de bœuf ;

« 2° La baignoire. Le torturé était plongé la tête la première dans une baignoire pleine d’eau froide jusqu’à l’asphyxie. On lui faisait ensuite la respiration artificielle. S’il ne parlait pas, on recommençait plusieurs fois de suite. Les vêtements trempés, il passait la nuit dans une cellule froide.

« 3° Le courant électrique. Les pôles étaient placés d’abord aux mains, puis aux pieds, aux oreilles, et enfin l’un dans l’anus, l’autre au bout de la verge.

« 4° L’écrasement des testicules dans une presse préparée à cet effet. La torsion des testicules était fréquente.

« 5° La pendaison. Le patient était attaché, les menottes derrière le dos. Un crochet prenait les menottes et, à l’aide d’une poulie, la victime était soulevée. Au début, on la soulevait et on la laissait retomber par saccades. Ensuite, on la laissait suspendue plus ou moins longtemps. Les bras étaient très souvent désarticulés, et j’ai vu au camp, le lieutenant d’active Lefèvre qui avait perdu l’usage des deux bras, étant resté ainsi suspendu plus de quatre heures.

« 6° Les brûlures avec une lampe à souder ou avec des allumettes.

« Le 2 juillet arrivait au camp mon camarade Laloue, instituteur du Cher, qui avait subi la plus grande partie de ces tortures à Bourges. Il avait un bras luxé et ne pouvait faire fonctionner aucun doigt de la main droite, par suite de pendaison. Il avait supporté le nerf de bœuf et l’électricité. Il avait été brûlé par les allumettes. On lui avait enfoncé sous tous les ongles des mains et des pieds des allumettes coupées. Ses poignets et ses chevilles avaient été entourés de bracelets d’ouate, le feu fut mis aux bracelets et aux allumettes. Pendant que tout brûlait, un Allemand lui enfonçait de nombreuses fois un couteau pointu dans la plante des pieds et un autre le frappait au nerf de bœuf. Les brûlures de phosphore ont mangé certains doigts jusqu’à la deuxième phalange. Les abcès qui s’étaient formés ont crevé ; cela l’a sauvé d’un empoisonnement du sang. »

Nous lisons à la page 13, sous la signature de l’un des chefs d’État-Major des Forces françaises de l’intérieur qui libérèrent le département du Cher, M. Magnon, signature authentifiée par les autorités officielles françaises que vous connaissez, le procès-verbal suivant :

« Dès la libération de Bourges, le 6 septembre 1944, une inspection dans les caves de la Gestapo a fait découvrir un instrument de torture, un bracelet composé de plusieurs boules en bois dur, armées de pointes d’acier. Un dispositif permettait de serrer le bracelet autour des poignets des patients. Ce bracelet a été vu par de nombreux soldats et chefs du maquis de Mennetou-Salon.

« Il était entre les mains de l’adjudant Neuilly, actuellement au 1er bataillon de la 34e demi-brigade.

« Un croquis est joint à cette déclaration. Le commandant Magnon, soussigné, certifie avoir vu l’instrument décrit ci-dessus. »

Nous déposons maintenant le document F-565 provenant des services militaires de la sécurité du département du Vaucluse, qui prend le n° RF-309. C’est une répétition de procédés identiques, sur laquelle nous pensons qu’il n’est pas nécessaire de nous attarder. Nous passons au document F-567, que nous déposons sous le n° RF-310, et qui a trait à des tortures pratiquées par les services de la police allemande à Besançon.

Il s’agit de la déposition de M. Dommergues, professeur à Besançon. Cette déposition a été recueillie par le Service américain des crimes de guerre, mission du capitaine Miller, et nous vous donnons lecture de la déclaration de M. Dommergues, professeur à Besançon.

« Arrêté le 11 février 1944 et violemment frappé à coups de nerf de bœuf au cours de l’interrogatoire. Pendant qu’une femme torturée poussait des hurlements, on fait croire à M. Dommergues que c’était sa propre femme. Il voit un camarade suspendu avec un poids de cinquante kilos à chaque pied. Un autre a eu les yeux crevés avec des épingles. Un enfant est devenu complètement aphone. »

Tel est le sommaire du Service américain de recherche des crimes de guerre, résumant la déposition de M. Dommergues. Ce document comporte une deuxième partie sous le même n° F-567 (b). Nous donnerons lecture de quelques passages de ce document.

LE PRÉSIDENT

Un des membres du Tribunal ne possède pas de document marqué et je voudrais savoir à quelle déclaration vous vous reportez. De qui est la déclaration, est-elle du Dr Gomet ?

M. DUBOST

De Monsieur le Dr Gomet. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’une déclaration, mais d’une lettre adressée par Monsieur le Dr Gomet, secrétaire membre du Conseil du collège départemental du Doubs de l’Ordre national des médecins, au médecin-chef de la Feldkommandantur de Besançon, le 11 septembre 1943 ; voici le texte de cette lettre :

« Monsieur le médecin chef et honoré confrère,

« J’ai l’honneur de vous remettre ci-joint la note que j’ai rédigée sur votre demande et adressée à nos confrères du département dans une circulaire du 1er septembre. Je dois, d’autre part, en conscience, aborder avec vous un autre sujet. Tout dernièrement, j’ai eu à donner mes soins à un Français porteur de plaies et d’ecchymoses multiples de la face et du corps, produites par des appareils de torture dont se sert le Service de sécurité allemand. Il s’agit d’un homme parfaitement honorable, fonctionnaire important de l’État français, qui a été arrêté parce qu’on le jugeait susceptible de fournir certains renseignements, et à qui rien n’était reproché, comme le prouve sa mise en liberté au bout de quelques jours, quand fut terminé l’interrogatoire auquel on avait désiré le soumettre.

« La torture lui a donc été infligée, non à titre de sanctions « légitimes » ou de légitime défense, mais dans le seul but de le contraindre à parler sous l’empire de la violence et de la douleur.

« Pour moi, qui représente ici le corps médical français, c’est une obligation de conscience et un strict devoir de ma charge de vous signaler ce qu’il m’a été donné de constater dans l’exercice de ma profession. Je fais appel à votre conscience de médecin et vous demande si, en vertu de la mission de protéger la santé physique de ses semblables, dont tout médecin est investi, nous n’avons pas le devoir d’intervenir. »

Il dut y avoir une réponse du médecin allemand, car le Dr Gomet lui écrivit une seconde lettre dont voici le texte :

« Monsieur le médecin chef et honoré confrère,

« Vous avez bien voulu retenir les faits que je vous ai exposés dans ma lettre du 11 septembre 1943 au sujet des appareils de torture mis en œuvre par le Service de sécurité allemand, au cours de l’interrogatoire d’un fonctionnaire français que j’ai eu ensuite à soigner. Vous m’aviez demandé, comme il est naturel, de visiter vous-même la personne en question. Je vous ai répondu, lors de notre récente entrevue, que la démarche faite par moi auprès de vous l’était à l’insu de l’intéressé, et que je ne savais pas s’il m’autoriserait à le faire connaître.

« Je tiens à préciser, en effet, que je revendique pour moi seul la responsabilité de cette initiative, que la personne elle-même par laquelle j’ai été amené à connaître, en raison de ma profession, les faits que je vous rapporte, n’est pour rien dans ce rapport, que la question est strictement professionnelle et que ma conscience médicale m’oblige à la porter devant vous. C’est vous dire que je n’avance que ce que je sais, de constatation certaine, et que je me porte garant sur mon honneur d’homme, de médecin et de Français, de la véracité de ma déposition.

« Mon malade a été l’objet de la part du Service de sécurité allemand, de deux interrogatoires les derniers jours du mois d’août 1943. J’ai eu à l’examiner le 10 septembre 1943, c’est-à-dire une dizaine de jours après sa sortie de la prison où il avait réclamé en vain les soins d’un médecin. Il portait encore une ecchymose palpébrale gauche et des éraflures de la région temporo-malaire droite, qu’il m’a dit être le fait d’une sorte de cercle qu’on lui avait fixé sur la tête et sur lequel on frappait avec de petites masses. Il avait des ecchymoses de la face dorsale des mains, celles-ci ayant été prises, d’après ce qu’il a indiqué, dans un appareil de serrage. Il avait encore, sur la face antérieure des jambes, des cicatrices croûteuses, de petites plaies superficielles, qui étaient le résultat, m’a-t-il dit, de coups administrés au moyen de baguettes flexibles, armées de petites pointes.

« Je ne peux évidemment affirmer le mode de production des ecchymoses et plaies constatées. Je note qu’elles sont parfaitement en rapport, par leur aspect, avec les explications qui m’ont été données. Il vous sera facile, Monsieur le médecin chef, de savoir si des appareils du genre de ceux auxquels je fais allusion, sont réellement en usage dans le Service de sécurité allemand. »

Je passe sur le reste.

LE PRÉSIDENT

II serait utile à la Défense et à tous de savoir que le Tribunal ne siégera pas en audience publique demain, ayant de nombreuses questions administratives à régler.

(L’audience est suspendue jusqu’à 14 heures.)