QUARANTE-TROISIÈME JOURNÉE.
Vendredi 25 janvier 1946.
Audience de l’après-midi.
Plaise au Tribunal. Les accusés Kaltenbrunner et Streicher seront encore absents cet après-midi.
Nous en étions restés à la description des tortures pratiquées habituellement par la Gestapo dans les différentes villes de France, et nous montrions, en lisant de nombreuses dépositions que partout les inculpés, et même parfois les témoins — c’était le sens de la dernière lettre — furent interrogés brutalement, furent l’objet de sévices, presque toujours identiques, ce qui démontre, pensons-nous, par la répétition systématique des mêmes procédés, l’existence d’une volonté criminelle formée au sein du Gouvernement allemand.
Nous avons encore un grand nombre de témoignages, tous extraits du rapport du service américain concernant la prison de Dreux, celle de Morlaix, celle de Metz : ces témoignages font l’objet des documents que nous déposons sous les n° RF-311, 312, 313 (F-689, F-690, F-691).
Avec votre permission, Monsieur le Président, nous nous abstiendrons de les citer davantage : ce sont les mêmes faits qui sont répétés systématiquement. De même pour les tortures à Metz, Cahors, Marseille, Quimperlé, et cela a fait l’objet des documents que nous déposons sous les numéros RF-314, 314 bis, 309, 315 (F-692, F-693, F-565, F-694).
Nous en arrivons à l’un des crimes les plus odieux de la Gestapo, qu’il ne nous est pas possible de passer complètement sous silence, malgré notre désir d’abréger notre exposé. C’est celui de l’assassinat d’un officier français par les services de la Gestapo de Clermont-Ferrand, assassinat commis dans des conditions extrêmement odieuses et au mépris de toutes les règles du droit des gens, dans une région où, à s’en tenir aux termes de l’armistice, la Gestapo n’avait rien à faire et n’aurait jamais dû s’établir.
Cet officier français s’appelait le commandant Henri Madeline (dossier F-575, déposé sous le n° RF-316) ; il fut arrêté le 1er octobre 1943 à Vichy. Son interrogatoire commença en janvier 1944, et il fut martyrisé d’une façon si sauvage, au cours de ce premier interrogatoire, qu’en rentrant dans sa cellule, il avait déjà la main fendue.
Le 27 janvier, il subit deux nouveaux interrogatoires, au cours desquels il reçut des coups si violents qu’en rentrant dans sa cellule, on ne voyait plus les menottes qu’il portait, tant ses mains étaient enflées.
Le lendemain, la Police allemande revint le prendre dans sa cellule, où il avait agonisé toute la nuit. Il vivait encore ; on le jeta sur un chemin, à un kilomètre d’un petit village du Massif Central, Pérignant-les-Sarlièves, pour faire croire à un accident de la circulation. Son corps fut retrouvé plus tard. L’autopsie révéla un écrasement complet du thorax avec fractures multiples des côtes et perforation des poumons, luxation de la colonne vertébrale, fracture du maxillaire inférieur, décollement général des tissus de la tête.
Nous savons, hélas, que quelques traîtres français participèrent aux arrestations et aux exactions de la Gestapo en France, sous les ordres d’officiers allemands. L’un de ces traîtres, arrêté à la libération de notre pays, a décrit quels avaient été les mauvais traitements infligés au commandant Madeline ; ce traître se nomme Vernière. Nous allons vous donner lecture d’un passage de sa déclaration :
« II fut frappé à coups de matraque, à coups de nerf de bœuf ; des coups sur les ongles lui écrasèrent les doigts, on l’obligea à marcher pieds nus sur des punaises, on le brûla avec des cigarettes ; finalement, roué de coups, il fut reconduit dans sa cellule, expirant. »
Le commandant Madeline ne fut pas la seule victime de ces mauvais traitements auxquels prirent part de nombreux officiers allemands de la Gestapo. Cette enquête révèle que « douze personnes connues succombèrent aux tortures de la Gestapo de Clermont-Ferrand, que des femmes furent mises à nu et battues avant d’être violées. »
J’ai le souci de ne pas alourdir ces débats par des lectures inutiles. Je pense que le Tribunal tiendra pour constants les faits que je viens de lui énoncer et qui se réfèrent tous au document que nous déposons, dans lequel le Tribunal trouvera in extenso les témoignages par écrit recueillis au lendemain de la libération.
Cette répétition systématique des mêmes procédés criminels pour parvenir au même but — nous ne le dissimulons pas — faire régner la terreur, n’est pas le fait d’un chef subalterne ayant autorité sur notre seul pays et échappant au contrôle de son Gouvernement ou de l’État-Major de l’Armée, car les mêmes horreurs, les mêmes atrocités se répètent systématiquement dans tous les pays de l’Ouest lorsqu’on examine la façon de procéder de la Police allemande dans chacun de ces pays. Qu’il s’agisse du Danemark, de la Belgique, de la Hollande, de la Norvège, toujours et partout les interrogatoires de la Gestapo furent conduits avec la même sauvagerie, avec le même mépris des droits de la Défense, avec le même mépris de la personne humaine.
Pour le Danemark, nous extrayons quelques lignes d’un document déjà déposé sous le n° RF-317 (F-666), le sixième dans votre livre de documents, constitué par un rapport officiel danois en date du mois d’octobre 1945, concernant les principaux criminels de guerre comparaissant devant le Tribunal Militaire International. Elles paraissent résumer entièrement la question.
À la page 5, sous le titre ; « Tortures », nous y lisons, dans un bref résumé, tout ce qui concerne la question pour le Danemark :
« Dans de nombreux cas, la Police allemande et ses aides employèrent la torture en vue de forcer les prisonniers à avouer ou à donner des renseignements. Ce fait est appuyé par des preuves irréfutables. Dans la plupart des cas, la torture consistait en coups de fouet ou coups donnés avec un bâton ou une matraque en caoutchouc.
« Mais aussi des formes de torture beaucoup plus graves furent employées ; quelques-unes d’entre elles laisseront aux victimes des infirmités incurables.
« Bovensiepen a relaté que l’ordre d’employer la torture provenait dans certains cas des autorités supérieures, peut-être même de Göring comme chef de la Geheime Staatspolizei, mais en tout cas de Heydrich. Les instructions avaient pour but d’indiquer que la torture pourrait être employée pour forcer les personnes torturées à donner des renseignements qui pourraient servir à découvrir les organisations subversives dirigées contre le Reich allemand, mais non dans le but de faire avouer aux délinquants leurs propres actes. »
Un peu plus loin : « Les moyens prescrits étaient entre autres un nombre délimité de coups de verge. Bovensiepen ne se rappelle pas si la limite maximum était de dix ou de vingt coups. Un officier de la police criminelle était présent et aussi, quand les circonstances l’exigeaient, un officier médecin. »
Les instructions ci-dessus furent modifiées plusieurs fois dans les petits détails et portées à l’attention de tous les membres de la police criminelle.
Le Gouvernement du Danemark signale enfin deux exemples particulièrement répugnants de tortures appliquées à des patriotes danois : ce sont celles qui ont été infligées au professeur Mogens Fog et les sévices qui ont été exercés contre le lieutenant-colonel Ejnar Tiemroth.
Enfin le Tribunal lira que le docteur Hoffmann-Best déclare que ses prérogatives officielles ne l’autorisaient pas à empêcher l’usage de la torture.
Pour la Belgique, il faut d’abord rappeler les tortures infligées dans un camp tristement célèbre, celui de Breendonck, où furent enfermés des centaines, des milliers de patriotes belges ; mais nous reviendrons sur le cas de Breendonck lorsque nous exposerons la question des camps de concentration. Nous extrayons aujourd’hui seulement, du rapport de la Commission belge des Crimes de guerre, quelques faits précis venant à l’appui de notre assertion primitive, à savoir que tous les exemples de mauvais traitements reprochés à la Gestapo en France se reproduisent identiquement dans tous les pays occupés de l’Ouest.
Les documents que nous déposerons se trouvent dans le petit livre de documente sous les numéros RF-318, 319 (F-942) (a) et (b).
Ce rapport est constitué par des procès-verbaux dont je m’abstiendrai de donner lecture car tous rapportent des témoignages analogues, sinon identiques à ceux dont je vous ai donné lecture à propos de la France. Cependant, aux pages 1 et 2, vous trouverez les déclarations de M. Auguste Ramasi et de M. Paul Desomer. Ces derniers furent l’objet de telles violences, dans les bureaux de la Gestapo, qu’ils étaient, à la sortie, absolument défigurés et incapables de se tenir debout.
Je dépose ensuite pour la Belgique, les documents n° RF-320 et 321 [F-641 (a) et F-641 (b)]. Je ne les lirai pas davantage. Ils contiennent eux aussi des procès-verbaux décrivant les tortures analogues à celles que j’ai déjà exposées. Si le Tribunal veut bien tenir pour établie la cruauté des procédés de tortures employés par la Gestapo, je m’abstiendrai, pour ne pas occuper indéfiniment cette barre, de lire tous les témoignages qui ont été recueillis.
Pour la Norvège, nous disposons d’une source de renseignements qui est extraite du document déposé par le Gouvernement norvégien pour le châtiment des grands criminels de guerre, dans la traduction française du document UK-79 que nous déposons sous le n° RF-323.
À la page 2 de UK-79, le Tribunal trouvera la déclaration du Gouvernement norvégien, aux termes de laquelle de nombreux citoyens norvégiens sont morts des traitements cruels qui leur ont été infligés pendant leurs interrogatoires. Le nombre des cas connus, pour le seul district d’Oslo, est de 52, mais le nombre, dans les autres secteurs de Norvège, est sans doute plus élevé.
Le nombre total des Norvégiens morts pendant l’occupation des suites de tortures, mauvais traitements, exécutions ou suicides dans les prisons politiques et les camps de concentration, est d’environ 2.100.
Page 2, paragraphe B, on trouve la description des procédés en usage dans les services de la Gestapo en Norvège, procédés identiques à ceux que je vous ai décrits.
Pour la Hollande, nous déposons sous le n° RF-324 le document F-224 extrait de la déclaration du Gouvernement hollandais pour la poursuite et le châtiment des principaux criminels de guerre allemands.
Ce document est daté du 11 janvier 1945. Il a été distribué et devrait être entre nos mains. Le Tribunal y trouvera un grand nombre de déclarations recueillies par le département d’enquêtes criminelles. Toutes relatent uniformément des mauvais traitements et sévices analogues à ceux que vous connaissez déjà, imputables aux services de la Gestapo en Hollande.
En Hollande comme ailleurs, les inculpés sont frappés avec des verges, avec des bâtons, jusqu’à ce que, le dos entièrement à vif, on les renvoie dans leur cellule ; parfois on les asperge d’eau glacée, parfois on les soumet à un courant électrique. Un témoin a vu de ses yeux, à Amersfoort, un prisonnier, un ecclésiastique, battu jusqu’à la mort, à coups de matraque.
Le caractère systématique de ces tortures me paraît définitivement établi.
Le document du Gouvernement danois apporte un commencement de preuve en faveur de ma thèse, à savoir que ce caractère systématique a été voulu par les autorités supérieures du Reich et que les membres du Gouvernement allemand en sont responsables. En tout cas, ces tortures systématiques ont certainement été connues. De tous les pays d’Europe s’élevaient des protestations contre ces procédés d’instruction qui nous replongent dans la nuit du moyen âge, et jamais aucun ordre n’est venu pour les interdire, jamais les exécutions n’ont été désavouées.
C’est qu’aussi bien, ces procédés d’instruction constituaient en eux-mêmes un élément destiné à renforcer le caractère terroriste de la politique poursuivie par l’Allemagne dans les pays occupés de l’Ouest, caractère terroriste dont j’ai déjà eu l’occasion de vous faire la peinture en vous exposant la question des otages.
Il m’appartient de désigner nommément quels sont, parmi les accusés, ceux qui sont tenus par la France et par les autres pays occupés de l’Ouest, comme principaux coupables de l’élaboration de cette politique criminelle en ce qui concerne les actes de la Gestapo. Nous disons que ce sont Bormann et Kaltenbrunner, car en raison de leurs fonctions, eux, moins que tout autre, n’ont pu ignorer quels étaient les agissements des exécutants.
Bien que nous n’ayons pas de documents signés de leur main pour les pays de l’Ouest, l’unité des faits que nous avons décrits, leur analogie, plus, leur identité, malgré la diversité des lieux, nous permettent d’affirmer que tous ces ordres ont été dictés par une volonté unique et, parmi ces accusés, Bormann et Kaltenbrunner ont exprimé cette volonté criminelle.
Tout ce que je viens d’exposer concerne la procédure préliminaire au jugement ; nous savons avec quelle férocité cette procédure était conduite, férocité voulue, connue des populations des pays envahis et destinée à créer une atmosphère de véritable terreur autour de la Gestapo et de tous les services de Police allemands.
Après l’instruction venait la phase judiciaire, le jugement, et ce jugement, à nos yeux, n’était qu’une parodie de justice : la poursuite était fondée sur un droit que nous écartons comme parfaitement inhumain, et cette partie sera traitée par mon collègue, M. Edgar Faure, dans la deuxième partie de l’exposé des atrocités allemandes dans les pays de l’Ouest : le crime contre l’esprit.
Il nous suffit de savoir que les juridictions allemandes saisies de crimes commis par les citoyens des pays occupés de l’Ouest qui ne se résignaient pas à la défaite, n’ont jamais appliqué qu’une seule peine : la mort, et cela en exécution d’un ordre inhumain de l’un de ces hommes — Keitel — ordre figurant dans le document déjà cité et déposé entre vos mains par mes collègues américains sous le numéro L-90 (USA-503) l’avant-dernier dans votre gros livre de documents, ligne 5 :
« Pour des actes de ce genre, les peines privatives de liberté, même de réclusion perpétuelle, sont considérées comme signe de faiblesse. On ne peut obtenir un effet efficace et inhibiteur que par la peine de mort ou par des mesures qui maintiennent la population dans l’ignorance du sort des coupables. C’est à ce but que répond la déportation en Allemagne. »
Est-il nécessaire de faire un commentaire ? Pouvons-nous nous étonner de voir ce chef de guerre donner des ordres à la Justice ? Ce que nous savons de lui nous fait douter qu’il s’agisse seulement d’un chef de guerre. Nous avons cité ses propres paroles : « On ne peut obtenir un effet efficace et inhibiteur que par la peine de mort ».
De tels ordres à la Justice sont-ils conformes à la tradition de l’honneur militaire ? Si vraiment — poursuit Keitel dans ce document — les tribunaux ne peuvent prononcer la peine de mort, alors que l’on déporte ! Je pense que vous partagerez mon opinion, Messieurs, que, lorsque de tels ordres sont donnés à des tribunaux, on ne peut plus parler de justice.
En exécution de cet ordre, ceux d’entre nos compatriotes qui ne furent pas condamnés à mort et immédiatement exécutés, furent déportés en Allemagne et nous en arrivons à la troisième partie de mon exposé, à la question de la déportation. Il me reste à vous expliquer dans quelles conditions cette déportation a été faite. Si le Tribunal veut bien interrompre l’audience pendant quelques minutes, je lui en serai très reconnaissant.
Pendant combien de temps désirez-vous suspendre l’audience ?
Environ dix minutes, Monsieur le Président.
Le procureur français vient de lire le document L-90 ; le décret dit : « Nacht und Nebel — Nuit et Brouillard ». Le procureur a fait allusion à ce décret et il a cité les mots suivants : « On ne peut obtenir un effet efficace et inhibiteur que par la peine de mort ou par des mesures qui maintiennent la population dans l’ignorance du sort des coupables. »
Le procureur a dit que tels étaient les termes mêmes de Keitel. À d’autres occasions, il a été dit par le Tribunal et par le Président qu’il était inadmissible de ne citer ou de ne lire qu’une partie d’un document si, par là, on pouvait provoquer des impressions erronées.
Monsieur le procureur français sera certainement d’accord avec moi si je dis que le document établit d’une manière parfaitement claire que ce n’est pas ici le chef de l’OKW qui parle, mais Hitler. Il est dit ici brièvement : « C’est la volonté bien déterminée du Führer que dans les territoires occupés, à l’occasion d’attaques contre le Reich ou contre les autorités d’occupation, les auteurs des attentats soient punis par d’autres mesures que celles qui ont été prises jusqu’ici. Le Führer est d’avis de prendre des mesures autres que celles qui consistent à infliger des peines de prison, car elles pourraient être interprétées comme indices de faiblesse » Dans le même ordre d’idées, je continue : « On ne peut obtenir un effet efficace et inhibiteur que par la peine de mort, etc. » Ce décret dit pour finir : « Les instructions ci-jointes pour la poursuite des actions criminelles correspondent à cette conception du Führer et elles ont été contrôlées et approuvées par le Führer. »
Je me permets de porter votre attention sur ce point, parce que justement ce décret, que l’on appelle l’infâme décret « Nacht und Nebel » en ce qui concerne aussi bien l’élaboration du décret lui-même que son application a rencontré l’opposition de Keitel ; c’est pour cela que je proteste.
Je dois une explication. Je n’ai pas entièrement donné lecture de ce décret parce que le Tribunal le connaît. Aux termes de la procédure coutumière de ce Tribunal, il en avait été donné lecture. Aussi bien, je savais que l’accusé Keitel l’avait signé, mais que Hitler l’avait pensé. Aussi ai-je fait allusion à l’honneur militaire de ce général qui n’a pas craint de se faire le valet de Hitler.
Le Tribunal a compris, d’après ce que vous avez dit, que le document avait déjà été présenté au Tribunal et il ne pense pas qu’il y avait matière à nous induire en erreur dans ce que vous nous avez dit. C’est tout.
Si le Tribunal l’accepte, nous allons passer à l’audition d’un témoin, un Français.
C’est bien là votre témoin, n’est-ce pas ? C’est bien le témoin que vous désirez faire entendre ?
Oui.
(Au témoin.) Levez-vous, s’il vous plaît. Quel est votre nom ?
Lampe Maurice.
Voulez-vous répéter après moi les paroles du serment : « Je jure de parler sans haine et sans crainte, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité » ?
Levez la main droite et dites : « Je le jure ».
Je le jure.
(Au témoin) Pourriez-vous épeler votre nom ?
L-A-M-P-E.
Merci.
Vous êtes né à Roubaix le 23 août 1900. Vous avez été déporté par les Allemands ?
Oui.
Vous pouvez vous asseoir, si vous le désirez.
Merci, Monsieur le Président.
Vous avez été interné à Mauthausen ?
C’est exact.
Voulez-vous témoigner de ce que vous savez concernant ce camp d’internement ?
Bien volontiers.
Dites ce que vous savez.
J’ai été arrêté le 8 novembre 1941. Après deux ans et demi d’internement en France, je fus déporté le 22 mars 1944 à Mauthausen, en Autriche. Le voyage dura trois jours et trois nuits, dans des conditions particulièrement ignobles : 104 déportés dans un wagon à bestiaux sans air. Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de détailler ce voyage, mais on peut deviner dans quelles conditions nous sommes arrivés, le matin du 25 mars 1944, à Mauthausen, par un froid de 12° au-dessous de zéro. Je signale toutefois que, depuis la frontière française, nous avions voyagé nus dans les wagons. En arrivant à Mauthausen, l’officier SS qui réceptionna ce convoi d’environ 1.200 Français nous fit savoir, dans les termes suivants que je répète de mémoire presque textuellement : « L’Allemagne a besoin de vos bras, vous allez donc travailler, mais je tiens à vous dire que jamais plus vous ne reverrez vos familles. Lorsqu’on entre dans ce camp, on sort par la cheminée du crématoire. » Je suis resté environ trois semaines en quarantaine, bloc isolé, et je fus ensuite désigné pour travailler dans un commando à la carrière.
La carrière de Mauthausen, située dans une cuvette, se trouvait à environ 800 mètres du camp. Pour y descendre, 186 marches, calvaire particulièrement pénible, cet escalier construit de marches inégales avait été conçu de telle sorte que de monter sans charge était déjà une très grande fatigue. Un jour, le 15 avril 1944, je fus détaché dans une équipe de 12 hommes, tous Français, sous le commandement d’un « Kapo » allemand, bandit de droit commun, et d’un SS. Nous avons commencé le travail à 7 heures du matin ; à 8 heures, une heure après, deux de mes camarades étaient déjà assassinés. C’étaient presque un vieillard, monsieur Grégoire, de Lyon, et un tout jeune homme, Lefèvre, de la ville de Tours. Ils avaient été assassinés parce qu’ils n’avaient pas compris le commandement allemand qui désignait ces hommes pour une corvée.
Notre méconnaissance de la langue nous valait d’ailleurs très souvent d’être battus. Le soir de ce premier jour du 15 avril 1944, nous étions chargés de remonter les deux cadavres. Celui que je portais, avec trois de mes collègues, était celui du père Grégoire, homme très lourd, 186 marches à monter avec un cadavre nous a valu plus d’une correction avant d’arriver en haut de l’escalier.
La vie à Mauthausen — et je ne veux en citer devant ce Tribunal que ce que j’ai connu, ce que j’ai vu — fut un long cycle de tortures et de souffrances. Je voudrais pourtant rappeler quelques scènes particulièrement odieuses qui me sont restées plus marquées à l’esprit. Dans le courant du mois de septembre, le 6 septembre 1944, je crois, arriva à Mauthausen un petit transport : 47 officiers anglais, américains et hollandais, aviateurs tombés en parachute. Ils avaient été arrêtés après avoir essayé de rejoindre leurs pays. Pour cela, ils avaient été condamnés à mort par un tribunal allemand.
Leur incarcération remontait à environ une année et demie. Ils étaient amenés à Mauthausen pour y être exécutés. Dès leur arrivée, ils furent transportés au Bunker, la prison du camp, déshabillés, vêtus seulement d’un caleçon et d’une chemise, nu-pieds ; le lendemain, ils étaient à l’appel à 7 heures. Les commandos du camp sont partis au travail ; les 47 officiers rassemblés devant la Schreibstube se virent notifier par le commandant du camp l’arrêt de mort. Je me dois de dire qu’un des officiers américains demandant au commandant que lui soit appliquée la sentence en soldat, s’entendit répondre : « Des coups de cravache, des coups partout » et les 47 furent acheminés nu-pieds vers la carrière.
Leur assassinat est resté pour tous les détenus de Mauthausen une véritable vision dantesque.
Voilà comment on a opéré. En bas de l’escalier, on chargeait sur les épaules des malheureux des pierres qu’ils devaient monter jusqu’en haut. Le premier voyage s’accomplissait avec des pierres de 25 à 30 kilogrammes ; sous les coups, le premier voyage fut réalisé ; descente au pas de gymnastique. Au deuxième voyage, les pierres étaient plus lourdes, et au fur et à mesure que la charge écrasait les malheureux, c’étaient les coups de botte, les coups de matraque, les pierres mêmes lancées après eux. Ce spectacle dura plusieurs journées. Le soir, lorsque Je remontais au commando, auquel j’étais alors affecté, le chemin qui amenait au camp était un chemin de sang. J’ai failli marcher sur une mâchoire inférieure ; 21 cadavres sillonnaient la route, 21 étaient morts le premier jour ; les 26 autres moururent le lendemain matin. J’ai essayé de résumer, le plus que je le pouvais, cette scène horrible. Il ne nous a pas été possible, au moins lorsque nous étions dans le camp, de savoir le nom de ces officiers, mais je crois savoir que depuis on les a connus.
En septembre 1944, nous reçûmes la visite de Himmler ; rien n’avait été changé dans le travail du camp. Les commandos sont descendus comme d’habitude et j’ai eu la triste occasion, nous eûmes la triste occasion, de voir Himmler d’assez près. Mais, si je signale le passage de Himmler au camp, ce qui n’était pas après tout un grand événement, c’est que ce jour-là on offrit à Himmler l’exécution de 50 officiers soviétiques. Je dois dire que je travaillais alors dans un commando de Messerschmidt et que j’étais ce jour-là de l’équipe de nuit. Le bloc où j’étais logé était juste en face du crématoire et à la salle d’exécution nous avons vu, j’ai vu, ces officiers soviétiques rassemblés par rangs de cinq en face de mon bloc, sur la place, être appelés un à un. Le chemin qui conduisait à la salle d’exécution était relativement court ; un escalier y accédait ; la salle d’exécution était en dessous du crématoire. L’exécution à laquelle Himmler assistait, au moins à son début, puisqu’elle dura toute l’après-midi, a été un autre spectacle particulièrement ignoble. Je répète : les officiers soviétiques étaient appelés un à un et il se produisait une espèce de chaîne entre le groupe qui attendait son tour et celui qui, dans l’escalier, entendait le coup de feu de son prédécesseur. L’exécution eut lieu avec une balle dans la nuque.
Vous y avez assisté personnellement ?
Je répète : je me trouvais, cet après-midi là, dans le bloc XI, situé en face du crématoire, et si nous n’avons pas vu l’exécution par elle-même, chaque coup de feu nous parvenait facilement. Et nous avons vu les condamnés en face de nous s’embrasser avant de se quitter, attendre dans l’escalier.
Qui étaient ces condamnés ?
C’étaient, pour la plus grande majorité, des officiers soviétiques, commissaires politiques ou membres du parti bolchevique. Ils venaient d’oflags.
Je vous demande pardon ; il y avait parmi eux des officiers ?
Oui.
Vous avez su d’où ils venaient ?
II nous était difficile de savoir de quel camp venaient ces hommes parce que, en règle générale, ils étaient isolés en arrivant au camp, soit directement à la prison, soit au bloc XX, annexe de la prison dont j’aurai peut-être l’occasion...
À quoi avez-vous su que c’étaient des officiers ?
Parce que nous avions eu la possibilité de communiquer avec eux.
Tous venaient de camps de prisonniers de guerre ?
Probablement.
Vous ne l’avez pas réellement su ?
Nous ne l’avons pas su parce que la conversation tendait surtout à connaître la nationalité, mais pas les détails.
Tous les officiers anglais, américains et hollandais, dont vous venez de nous parler et qui ont été exécutés dans l’escalier de la carrière, savez-vous d’où ils venaient ?
Je crois qu’ils venaient des Pays-Bas, en particulier les officiers aviateurs dont l’appareil avait été probablement abattu, avaient sauté en parachute, et avaient essayé, en se cachant, de rejoindre leur pays.
Les détenus de Mauthausen savaient-ils que l’on exécutait les prisonniers de guerre, officiers ou sous-officiers ?
C’était courant.
C’était courant ?
Très courant.
Êtes-vous au courant de certaines exécutions collectives de détenus à Mauthausen ?
Nous en connaissons de multiples exemples.
Voulez-vous nous donner quelques-uns de ces exemples ?
À côté de ceux que je viens déjà de décrire, il convient de rappeler l’exécution, sous une forme particulière, d’une partie d’un transport venant de Sachsenhausen. Ceci se passait le 17 février 1945 ; devant l’avance des Armées alliées, différents camps étaient repliés vers l’Autriche. 2.500 détenus, partis en convoi de Sachsenhausen, arrivaient le matin du 17 février à Mauthausen, au nombre de 1700 environ. 800 étaient morts ou abattus en cours de transport.
Le camp de Mauthausen était à ce moment, si j’ose employer cette expression, engorgé aussi ; dès la réception de ces 1700 survivants de ce transport, le commandant Dachmeier fit choisir 400 parmi les détenus, en insistant pour que les malades, les vieux, les plus faibles, se désignent, avec l’espoir qu’ils pourraient être dirigés vers l’infirmerie. Ces 400 hommes, qui se sont ou volontairement désignés ou qui furent pris d’office, furent déshabillés entièrement, par 18° sous zéro ; pendant dix-huit heures, ils sont restés entre la blanchisserie et le mur d’enceinte du camp. La congestion...
C’est un fait auquel vous avez assisté personnellement ?
Personnellement.
Vous en témoignez, comme témoin direct pour l’avoir vu de vos yeux ?
Parfaitement.
Où étiez-vous à ce moment-là dans le camp ?
Cette scène a duré, je le répète, dix-huit heures, et lorsque nous rentrions ou que nous sortions du camp, nous avions devant les yeux le spectacle de ces malheureux.
Très bien, continuez. Vous nous avez parlé de la visite de Himmler et de l’exécution des officiers soviétiques, des commissaires du peuple. Avez-vous vu souvent des personnalités allemandes dans ce camp ?
Oui, mais je ne peux pas vous donner les noms.
Vous ne les connaissez pas ?
Himmler est un peu spécial.
Vous saviez que c’étaient des personnalités éminentes ?
Oui, effectivement, nous le savions parce que d’abord, à la visite, ces personnages étaient toujours entourés d’un état-major au complet qui parcourait en particulier les blocs annexes de la prison et la prison elle-même.
Si vous me le permettez, je vais continuer mes explications sur ces 400 malheureux de Sachsenhausen. Je disais donc qu’après avoir trié les malades, les plus faibles, les vieux, Dachmeier, commandant du camp, ordonna que ces hommes soient déshabillés, mis entièrement à nu par un froid de 18° au-dessous de zéro. La congestion en frappa rapidement quelques-uns, mais il sembla aux SS que cela n’allait pas assez vite ; trois fois, pendant la nuit on fit descendre les détenus sous la douche, trois fois durant une demi-heure, sous l’eau glacée, et ils remontaient sans s’être essuyés. Le matin, lorsque les commandos sont partis au travail, les cadavres jonchaient la place. Ajoutons que les derniers de ces hommes furent achevés à coups de hache.
J’apporte ici le témoignage le plus absolu d’un fait qui peut facilement être vérifié. Parmi ces 400 hommes se trouvait un capitaine de cavalerie français, le capitaine Dedionne, aujourd’hui je crois, commandant au ministère de la Guerre. Donc, ce capitaine se trouvait dans les 400 ; il ne dut son salut qu’en se glissant parmi les cadavres et échappant ainsi aux coups de hache. Lorsque les cadavres furent acheminés vers le crématoire, il réussit à se sauver en s’enfuyant à travers le camp, non sans avoir reçu toutefois un coup à l’épaule dont il portera la marque toute sa vie. Rattrapé par les SS, il ne dut probablement son salut qu’au fait que le SS a trouvé particulièrement plaisant qu’un survivant sorte du tas de cadavres. Nous l’avons soigné, nous l’avons soutenu, et nous l’avons ramené en France.
Vous savez pourquoi cette exécution a été faite ?
Parce qu’il y avait trop de monde dans le camp, parce que les détenus venant de tous les camps repliés ne pouvaient plus être acheminés à une cadence suffisante vers les commandos de travail. Les blocs étaient surchargés. C’est la seule explication qui fut donnée.
Savez-vous qui avait donné l’ordre d’exterminer les officiers anglais, américains et hollandais que vous avez vus tuer dans la carrière ?
Je crois avoir dit que ces officiers avaient été condamnés à mort par des tribunaux allemands.
Oui.
Probablement quelques-uns depuis de longs mois déjà. Ils furent expédiés sur Mauthausen pour que la sentence soit appliquée. Il est probable qu’il s’agit d’un ordre de Berlin.
Avez-vous connu les conditions dans lesquelles le « Revier » a été construit ?
Ici je dois, en toute objectivité, déclarer que la construction du Revier est antérieure à mon arrivée au camp.
C’est un témoignage indirect ?
Témoignage indirect, mais enregistré par l’ensemble des détenus, y compris par les SS eux-mêmes.
Le Revier a été construit par les premiers prisonniers soviétiques arrivés à Mauthausen. 4.000 soldats soviétiques sont mort assassinés, massacrés pendant la construction de ces huit blocs du Revier. Le souvenir de ces massacres est tellement resté vivace que jamais à Mauthausen on n’a appelé le Revier autrement que « Russen Lager » (camp russe). Les SS eux-mêmes appelaient le Revier, le camp russe.
Combien étiez-vous de Français à Mauthausen ?
Nous étions, à Mauthausen et ses commandos approximativement 10.000 Français.
Combien êtes-vous revenus ?
Nous sommes revenus 3.000.
II y avait avec vous des Espagnols aussi ?
Les Espagnols étaient arrivés à Mauthausen fin 1941, à 8.000. Lorsque nous sommes partis, fin avril 1945, ils étaient encore 1.600. Tout le reste avait été exterminé.
C’étaient des Espagnols qui venaient d’où ?
Ces Espagnols venaient, pour la plupart, des compagnies de travail qui avaient été constituées en 1939 et 1940 en France, ou bien ils étaient directement livrés par le Gouvernement de Vichy aux autorités allemandes.
C’est tout ce que vous avez à raconter ?
Je veux, avec la permission du Tribunal, encore citer un exemple d’atrocités qui nous est resté fidèle en mémoire.
Ceci se passait également dans le courant de septembre 1944. Je m’excuse si je n’ai pas retenu exactement la date. Ce que je sais, c’est que c’était un samedi, parce que le samedi à Mauthausen tous les commandos extérieurs faisaient l’appel du soir à l’intérieur du camp. C’était seulement réservé pour le samedi soir et le dimanche matin. L’appel, ce soir-là, se prolongeait plus que de coutume ; il manquait quelqu’un. Après une longue attente, et les perquisitions opérées dans les différents blocs, on retrouva un Russe, un soviétique, qui peut-être s’était endormi, avait oublié l’appel. Quelle que soit la raison, nous ne l’avons jamais su, mais il n’était pas présent à l’appel ; immédiatement, les chiens et les SS se dirigèrent vers le malheureux et, devant l’ensemble du camp — je me trouvais au premier rang, non parce que je l’avais cherché, mais parce que les dispositions étaient ainsi faites — nous avons assisté à la furie des chiens sur ce malheureux soviétique qui fut déchiqueté en présence du camp tout entier.
Je me dois d’ailleurs de dire que cet homme, malgré les souffrances, a eu une attitude particulièrement digne.
Quelles étaient les conditions de vie faites aux prisonniers ? Étaient-elles toutes les mêmes, ou variaient-elles selon l’origine et la nationalité des prisonniers, ou selon leur apparence ethnique, leur race, disons le mot ?
En règle générale, le régime du camp était le même pour toutes les nationalités, exception faite pour les blocs de quarantaine et les blocs annexes de la prison. Les conditions de travail, le choix des commandos, permettaient quelquefois à certains de trouver matière à améliorer un peu l’ordinaire, par exemple ceux qui travaillaient aux cuisines. Ceux qui travaillaient dans les magasins d’approvisionnement avaient certainement des ressources plus grandes.
Est-ce que dans les cuisines, dans les magasins d’approvisionnement, les Juifs, par exemple, étaient admis à travailler ?
Les Juifs, à Mauthausen, avaient les commandos les plus durs. Je dois d’ailleurs signaler que, jusqu’à décembre 1943, les Juifs ne vivaient pas plus de trois mois à Mauthausen. Ils étaient très peu en dernier lieu.
Que s’est-il passé dans ce camp après l’assassinat de Heydrich ?
II y a eu ici un épisode particulièrement dramatique. Mauthausen comptait 3.000 Tchèques, dont 600 intellectuels. Après l’assassinat de Heydrich, la colonie tchèque du camp fut exterminée, à l’exception de 300 sur les 3.000 et de 6 intellectuels sur les 600 que nous avons retrouvés au camp.
Ne vous a-t-on pas parlé d’expériences scientifiques ?
Oui, elles étaient courantes à Mauthausen, comme dans tous les autres camps. Mais nous avons un témoignage qui, je pense, a pu être récupéré : ce sont les deux crânes qui servaient de presse-papier au médecin chef SS. Ces crânes provenaient de deux jeunes Juifs hollandais qui avaient été extraits d’un convoi de 800 ; ils avaient été choisis parce qu’ils avaient une très belle denture. Le médecin chef, pour ce choix, avait laissé croire que ces deux jeunes Juifs hollandais ne subiraient pas le sort de leurs camarades de transport. Il leur avait dit : « Ici les Juifs ne vivent pas. J’ai besoin de deux jeunes gens sains et vigoureux pour faire des expériences chirurgicales ; vous avez le choix, ou vous vous prêtez aux expériences, ou vous êtes tués avec les autres. » Ces Juifs ont été descendus au « Revier » et ils ont subi l’ablation d’un rein pour l’un et, pour l’autre, l’ablation de l’estomac. Ensuite, ils furent piqués au cœur avec de la benzine, décapités et je vous ai dit tout à l’heure que ces deux crânes, avec une belle denture, figuraient, à la libération, sur le bureau du médecin chef.
Lors de la visite de Himmler — je reviens à cette question — vous êtes bien certain d’avoir reconnu Himmler ? Et vous l’avez vu présidant à l’exécution ?
Oui.
Pensez-vous que ce qui se passait au camp de Mauthausen pouvait être ignoré de l’ensemble du Gouvernement allemand ? Les visites que vous avez reçues étaient-elles des visites de SS simplement, ou d’autres personnalités ?
Pour la première question, nous connaissions tous Himmler, et même si nous ne l’avions pas connu, tout le monde au camp savait sa visite et les SS nous ont annoncé cette visite ; celle-ci avait été prévue quelques jours à l’avance. Himmler a assisté au début de l’exécution des officiers soviétiques, mais j’ai dit tout à l’heure que cette exécution avait duré tout l’après-midi, il n’est donc pas resté jusqu’à la fin.
En ce qui concerne...
Est-il possible que seuls les SS aient su ce qui se passait dans le camp ? Le camp a-t-il été visité par d’autres personnalités que des SS ? Vous connaissiez les uniformes SS ? Les gens que vous avez vus, les autorités que vous avez vues, portaient-ils tous l’uniforme ?
Les personnalités que nous avons vues au camp étaient, en général, des soldats, des officiers ; nous avons eu une fois — et c’est plus récent — quelques semaines avant la libération, la visite du Gauleiter de l’Oberdonau. Nous avons eu aussi fréquemment la visite de membres de la Gestapo, en civil. La population allemande, en l’occurrence autrichienne, était parfaitement au courant de ce qui se passait à Mauthausen. Les commandos étaient presque tous des commandos extérieurs. Je disais tout à l’heure que je travaillais chez Messerschmidt ; le Meister était le civil allemand mobilisé qui retrouvait le soir sa famille, qui connaissait parfaitement nos souffrances, nos dénuements, qui voyait souvent venir chercher à l’atelier les hommes que l’on devait exécuter, et qui a été témoin de la plupart des massacres que je rappelais il y a un instant.
J’ajoute que nous avons reçu — je m’excuse de l’expression — il est arrivé une fois à Mauthausen un transport de 30 pompiers de Vienne, incarcérés pour avoir, je crois, participé à une œuvre de solidarité. Ces pompiers de Vienne nous ont dit qu’à Vienne, lorsque l’on voulait effrayer les enfants, on disait : « Si tu n’es pas sage, je t’emmènerai à Mauthausen. »
Détail plus matériel : Mauthausen est situé sur un plateau, le camp de Mauthausen, et toutes les nuits, les cheminées de crématoire embrasaient toute la région, et toute la population savait à quoi servait le crématoire.
Autre détail : la ville de Mauthausen se trouvait à 5 kilomètres du camp ; les transports de déportés débarquaient à la gare de la ville. Toute la population pouvait voir défiler ces transports ; toute la population savait dans quelles conditions ces transports étaient acheminés au camp.
Je vous remercie.
Est-ce que le Procureur soviétique veut poser une question ?
Je voudrais avoir quelques précisions. Témoin, dites-moi : savez-vous pourquoi l’on avait condamné les 50 officiers russes ? Pour quelle raison ont-ils été condamnés ?
Pour le cas spécifique de ces 50 officiers je ne connais pas les raisons de leur condamnation et de leur exécution, mais en règle générale, tous les officiers soviétiques, tous les commissaires soviétiques ou membres du parti bolchevique étaient exécutés à Mauthausen, et si quelques-uns d’entre eux ont réussi à passer, c’est parce que leurs états de service n’était pas connu des SS.
Vous certifiez que Himmler assistait à l’exécution de ces officiers, vous le certifiez.
Je certifie le fait pour l’avoir vu de mes yeux.
Pourriez-vous me parler plus en détail des 4.000 prisonniers de l’Union Soviétique dont vous avez parlé tout à l’heure ?
Je ne pourrai pas ajouter grand-chose, sauf toutefois que ces hommes étaient assassinés dans le travail parce que, probablement, la sous-alimentation à laquelle ils étaient astreints ne leur permettait pas d’exécuter la tâche qui leur incombait en tant que norme de travail. Ils furent assassinés sur place à coups de gourdin, abattus quelquefois par les SS ou quelquefois contraints d’aller aux fils de fer et abattus par les sentinelles des miradors. Je ne peux pas donner de détails puisque, comme je le disais, je n’ai pas connu la scène comme témoin oculaire.
C’est suffisant et très clair. Encore une question : Pouvez-vous me donner des détails supplémentaires sur l’anéantissement de la colonie tchèque ?
Je fais ici les mêmes réserves. Je n’étais pas au camp au moment de l’extermination des 3.000 Tchèques ; mais les survivants, avec lesquels j’ai été en rapport en 1944, ont unanimement certifié les faits et ont probablement dressé, pour leur pays, la liste des hommes assassinés.
Ceci signifie, si je vous ai bien compris, que dans le camp où vous étiez interné, les exécutions avaient lieu sans jugement ni instruction. Chaque SS avait le droit de tuer un interné. Ai-je bien compris votre déposition ?
C’est exactement cela, la vie d’un homme à Mauthausen ne comptait absolument pour rien.
Merci.
Est-ce qu’un membre de la Défense voudrait poser une question à ce témoin ?
Le témoin peut se retirer, dans ce cas. Un instant, témoin.
Savez-vous combien de gardes il y avait dans le camp ?
La garde a été assez variée au point de vue effectifs mais il y avait, en règle générale, 1.200 SS et soldats de la Volkssturm. Toutefois, il convient de dire que seulement 50 à 60 SS étaient autorisés à rentrer dans le camp.
Est-ce que c’étaient des SS qui avaient le droit de pénétrer dans le camp ?
C’étaient des SS.
Tous des SS ?
Tous étaient des SS.
Le témoin peut se retirer.
Merci. Avec votre permission, Messieurs, nous continuerons d’exposer notre dossier des atrocités allemandes dans les pays de l’ouest de l’Europe, de 1939 à 1945, en retenant de ces témoignages les faits particuliers qui constituent tous des crimes de droit commun. Cette idée générale sous laquelle nous avons placé tout notre exposé et tout notre travail est celle de la terreur allemande voulue, conçue comme moyen de gouvernement de tous les peuples asservis. Nous nous souviendrons du témoignage rapporté par ce témoin français aux termes duquel, à Vienne, lorsqu’on veut faire peur aux enfants, on leur parle du camp de Mauthausen.
Les gens arrêtés dans les pays de l’Ouest sont donc déportés en Allemagne, ou sont enfermés dans des camps ou dans des prisons. En ce qui concerne les prisons, les renseignements que nous avons sur elles sont extraits du rapport officiel du ministère des Prisonniers de guerre, dont nous avons déjà donné lecture. C’est le volume relié que vous aviez en mains ce matin. Vous y trouverez notamment, pages 35 et 36 jusqu’à 42, un exposé détaillé de ce qu’étaient les prisons en Allemagne. La prison de Cologne est entre la gare de marchandises et la gare principale, et le Procureur général de Cologne, dans un rapport dont il est fait usage dans ce travail...
Vous voulez parler du document F-274 ?
Oui, Monsieur le Président, 274, page 35, document déposé sous le n° RF-301.
Le Tribunal lira que la prison de Cologne, où furent internés de très nombreux Français, est placée entre la gare de marchandises et la gare principale, de sorte que le Procureur général de Cologne a pu écrire, dans un rapport qui est utilisé par le ministère des Prisonniers et Déportés pour établir ce travail, livre que vous avez devant vous, que la position de cette prison est si dangereuse qu’aucune entreprise de guerre ne consentirait à fournir les précieuses matières à une fabrique installée dans ces lieux. Or, pendant les bombardements, les détenus n’avaient pas droit aux abris. Ils restaient dans leur cellule fermée à clé, même en cas d’incendie. Les victimes des bombardements dans les prisons furent très nombreuses. Le bombardement de mai 1944 fit 200 victimes à la prison de l’Alexanderplatz à Berlin. À Aix-la-Chapelle, les locaux étaient toujours sales, humides, exigus, les détenus étaient trois ou quatre fois plus nombreux que ne le permettait l’agencement des lieux.
Dans la prison de Munster, les femmes, en novembre 1943, ont séjourné dans un sous-sol sans air. À Francfort, les détenus avaient pour cellules des espèces de cages en fer de 2 mètres sur 1 mètre 50. Toute hygiène était impossible. À Aix-la-Chapelle, comme dans beaucoup d’autres prisons, les détenus n’avaient qu’un seau au milieu d’une pièce, et il était interdit de le vider pendant la journée.
La nourriture était très réduite. En général, un café ersatz le matin, avec une mince tranche de pain ; une soupe à midi ; une mince tranche de pain le soir, avec un peu de margarine ou de saucisson ou de marmelade. Les détenus étaient soumis à un travail exténuant : industrie de guerre, fabriques de produits alimentaires, tissage, tressage ; quels que soient les travaux exécutés, la durée exigée était au moins de 12 heures. (À Cologne notamment : de 7 heures du matin à 21 ou 22 heures, soit 14 heures ou 15 heures consécutives — c’est toujours extrait du dossier du Procureur de Cologne, document n° 87 que nous transmet le ministère des Prisonniers.) Une firme de chaussures faisait travailler les détenus de dix-huit prisons allemandes...
Je lis dans le même document :
« La plupart des Français ont refusé énergiquement de travailler dans les industries de guerre, limage des plaques de fonte, masques à gaz, glissières d’obus, appareils de radio ou de téléphone destinés à l’Armée. En pareil cas, Berlin donnait des ordres d’envoyer les récalcitrants en camp de représailles. Par exemple, départ de femmes de Kottbus à Ravensbrück, le 13 novembre 1944. Les Conventions de Genève n’étaient, naturellement pas appliquées.
« Les « politiques » faisaient fréquemment le ramassage des bombes non éclatées. (Texte officiel allemand du Procureur de Cologne.) »
Le contrôle médical n’existait pas. Aucune mesure prophylactique n’était prise dans ces prisons en cas d’épidémie, ou bien le médecin SS donnait sciemment des contre-indications.
Dans la prison de Dietz-an-der-Lahn, sous les yeux du directeur Gammradt, ancien major de l’Armée allemande, les gardiens SS ou SA frappaient les détenus.
La dysenterie, la diphtérie, les lésions pulmonaires, les pleurésies ne justifiaient pas l’arrêt du travail, et les grands malades travaillaient jusqu’à la dernière extrémité, n’étant admis au lazaret qu’exceptionnellement.
Les brimades étaient nombreuses. À Aix-la-Chapelle, la présence d’une détenue juive dans une cellule privait les co-détenues de la moitié de la ration. À Amrasch, le passage aux toilettes devait avoir lieu sur commande. À Magdebourg, les récalcitrants devaient faire 100 génuflexions devant les gardiens et les interrogatoires étaient conduits comme en France, brutalement, et accompagnés d’un jeûne plus ou moins total.
À Asperg, le docteur faisait faire des piqûres au cœur des détenus, ce qui entraînait la mort. À Cologne, les condamnés à mort étaient perpétuellement enchaînés. À Sonnenburg, les mourants étaient achevés par l’absorption d’une liqueur verdâtre. À Hambourg, les Juifs malades étaient tenus de creuser leur fosse jusqu’à ce que, épuisés, ils tombent dedans. Il s’agit toujours de Français, de Belges, de Hollandais, de Luxembourgeois, de Danois ou de Norvégiens, internés dans les prisons allemandes.
Ces descriptions ne s’appliquent qu’à des nationaux de ces États.
À la prison de Bœrse, à Berlin, les bébés juifs étaient massacrés sous les yeux de leurs mères. La pratique de la stérilisation des hommes est confirmée par les documents allemands des dossiers du Procureur de Cologne, puisqu’il est prévu que les victimes ne pouvaient être réintégrées dans leur droit militaire. Ces mêmes dossiers comportent des documents qui indiquent quel rôle jouaient les enfants emprisonnés. Ils étaient chargés de travaux à l’intérieur de la prison. Un fonctionnaire allemand du service pénitentiaire s’est enquis des décisions à prendre, au sujet d’un bébé de quatre mois, amené à la prison en même temps que ses père et mère.
Quel était le personnel de surveillance ? Il était « recruté parmi les NSKK et les SA pour leurs conceptions politiques à l’abri de tout soupçon et leur assouplissement à une discipline particulièrement rude » (dossier du Procureur général de Cologne, page 39, dernier paragraphe).
À Rheinbach, les condamnés à mort destinés à être exécutés à Cologne étaient laissés pour morts par suite de coups donnés pour infraction à cette discipline. Nous imaginons aisément la rudesse des hommes qui gardaient les détenus.
Sur les exécutions, les textes officiels allemands nous donnent des précisions. Les condamnés étaient exécutés à la guillotine. Presque tous les condamnés ont manifesté leur surprise, disent les documents allemands dont nous vous donnons une analyse, ont manifesté leur mécontentement d’être guillotinés et non fusillés pour les actes de patriotisme dont ils étaient déclarés coupables, et qui auraient dû, estimaient-ils, leur mériter d’être traités en soldats.
Parmi les exécutés à Cologne se trouvaient des enfants de 18 et 19 ans et une femme. Des Françaises, détenues politiques, ont été extraites de la prison de Lübeck pour être exécutées à Hambourg.
Les chefs d’accusation étaient presque toujours les mêmes : « Aide à l’ennemi ».
Les dossiers sont incomplets. Nous possédons cependant ceux du Procureur général de Cologne. Dans tous les cas, les infractions commises sont de même nature.
Keitel a systématiquement rejeté tous les recours en grâce qui ont été formés et qui lui ont été présentés.
Pour pénible et même parfois terrible que soit la condition des gens détenus dans les prisons, elle est infiniment moins cruelle que celle des Français qui ont le malheur d’être internés dans les camps de concentration. Ces camps, le Tribunal les connaît déjà, mes collègues des Nations Unies ont fait un long exposé sur la matière, et le Tribunal se souviendra d’avoir eu sous les yeux une carte donnant la place exacte, la situation exacte de chacun des camps qui existaient en Allemagne et dans les pays occupés.
Nous ne reviendrons pas sur la répartition géographique. Avec la permission du Tribunal, je traiterai des conditions dans lesquelles les Français et nationaux des pays occupés de l’Ouest ont été conduits dans ces camps.
Au départ, les victimes d’une arrestation arbitraire, ainsi que je l’ai décrit ce matin, sont rassemblées en France dans les prisons ou dans les camps de rassemblement.
Le principal camp de rassemblement en France est Compiègne. C’est de Compiègne que partiront presque tous les déportés qui seront acheminés sur l’Allemagne. Il existe encore deux autres camps de rassemblement, Beaune-la-RoIande et Pithiviers, réservés surtout aux Juifs, et Drancy.
La condition des gens internés dans ces camps est assez voisine de celle des internés dans les prisons allemandes.
Avec votre permission, nous n’insisterons pas davantage. Le Tribunal tiendra pour acquis aux débats les déclarations faites par M. Blechmann et Mme Jacob, dans les documents que nous versons aux débats sous le n° RF-328 (F-457).
Est-ce le livre qui porte le titre « Déportation » ?
C’est exact. Il est intitulé « Déportation » et est le onzième du livre.
Pour éviter de prolonger et d’alourdir ces débats de citations, de témoignages qui, après tout, se ressemblent tous, nous nous contenterons de donner lecture au Tribunal d’un passage du témoignage de Mme Jacob sur l’attitude de la Croix-Rouge allemande ; au bas de la page 4 du document français, nous lisons :
« Nous avons reçu la visite de plusieurs personnalités allemandes, telles que Stülpnagel, Du Paty de Clam, commissaire aux affaires juives, le colonel-baron von Berg, vice-président de la Croix-Rouge allemande. Ce von Berg était très protocolaire et très spectaculaire : il portait constamment le petit insigne de la Croix-Rouge, ce qui ne l’empêchait pas d’être inhumain et voleur. » Page 6 : « Malgré son titre de vice-président de la Croix-Rouge allemande — de laquelle il osait arborer l’insigne — il choisissait au hasard le nombre de nos camarades pour être déportés. »
Sur le camp de rassemblement de Compiègne, le document F-274 (RF-301), pages 14 et 15, donne des précisions sur le sort des internés. Est-il nécessaire de le lire ? Je ne pense pas.
En Norvège, en Hollande, en Belgique, il y eut comme en France des camps de rassemblement : le plus caractéristique, et celui qui est le plus connu certainement, est le camp belge de Breendonck au sujet duquel il est nécessaire de donner quelques détails au Tribunal. De très nombreux Belges y furent internés et y moururent de privations, de sévices et de tortures de toutes sortes ; ils furent exécutés soit par fusillade, soit par pendaison.
Ce camp était établi dans la forteresse de Breendonck depuis 1940 et nous extrayons du document que nous déposons sous le n° RF-329 (F-231), qui est aussi connu de votre Tribunal sous le n° UK-76, quatrième document de votre livre de documents, quelques précisions sur le régime de ce camp :
« Rapport sur le camp de concentration de Breendonck ».
Voulez-vous répéter le nom du camp ?
Breendonck, B-R-E-E-N-D-O-N-C-K.
Nous demanderons au Tribunal de bien vouloir nous accorder quelques minutes ; notre devoir est de lui exposer avec un peu plus de détails le cas de ce camp, en raison du nombre considérable de Belges qui y ont été internés et du caractère assez spécial que la détention y a pris.
Les Allemands occupent ce fort au mois d’août 1940 et commencent à y rassembler des internés dans le cours du mois de septembre : ce sont des Juifs. Le Gouvernement belge ne peut pas savoir combien de personnes ont été internées de septembre 1940 jusqu’au mois d’août 1944, date de l’évacuation du camp et de la libération de la Belgique. On pense cependant qu’il est passé, au camp de Breendonck, de 3.000 à 3.600 internés. Environ 250 y sont morts de privations, 450 y ont été fusillés, douze ont été pendus, mais il faut tenir compte du fait que la plupart des prisonniers de Breendonck ont été transférés vers les camps d’Allemagne, à diverses époques. La plupart de ces prisonniers, ainsi transférés, ne sont pas revenus, et il convient donc d’ajouter à ceux qui sont morts à Breendonck tous ceux qui n’ont pu survivre à leur captivité en Allemagne.
Le camp a reçu diverses catégories de détenus : des Juifs, et pour ceux-ci le régime était très sévère, plus sévère que pour les autres, des communistes et des marxistes, qui auraient été internés en assez grand nombre sans qu’il soit possible de donner aux enquêteurs aucune précision.
Des personnes faisant partie des mouvements de résistance à l’ennemi, des personnes dénoncées aux Allemands, des otages, parmi lesquels M. Bouchery, ancien ministre, M. van Kesbeek, député libéral, y furent internés pendant dix semaines pour expier l’éclatement d’une grenade sur la grande place de Malines. Tous deux sont morts après leur libération par suite des mauvais traitements qu’ils avaient endurés dans ce camp. Il y avait encore dans ce camp des trafiquants du marché noir et le Gouvernement belge dit d’eux : « Ils n’y étaient pas maltraités et bénéficiaient même d’un régime de faveur » (page 2, paragraphe e). Les prisonniers étaient obligés de travailler, les punitions collectives les plus répugnantes leur étaient infligées à tout propos. L’une de ces punitions consistait à obliger les détenus à ramper sous les lits, et à se redresser au commandement, mouvement qui s’exécutait accompagné de coups de cravache (page 10).
Même page : Les prisonniers internés, qui étaient isolés des autres détenus et soumis à un régime cellulaire, étaient coiffés d’une cagoule, chaque fois qu’ils étaient obligés de quitter leur cellule, ou lorsque encore on devait les mettre en contact avec d’autres prisonniers.
Ceci semble être un rapport assez long, n’est-ce pas ?
C’est pour cela, Monsieur le Président, que je résume au lieu de le lire, mais en ce qui me concerne, il me paraît difficile de le résumer plus, car il m’a été confié par le Gouvernement belge qui attache une très grande importance aux sévices, excès et atrocités commis par les Allemands dans le camp de Breendonck, et dont l’ensemble de la population, et notamment les élites belges, ont souffert.
Si je comprends bien, vous êtes en train de le résumer ?
Je suis en train de le résumer, Monsieur le Président. J’en étais à vous décrire quelle était la vie de ces prisonniers arrêtés et encellulés qui parfois portaient les menottes et des entraves aux pieds, fixées à des anneaux de fer dans les murs et qui ne pouvaient jamais sortir de leur cellule sans être coiffés d’une cagoule.
L’un de ces prisonniers, M. Paquet, témoigne qu’il a passé huit mois à ce régime et, qu’ayant voulu soulever un jour la cagoule pour s’orienter, il reçut un violent coup de crosse de fusil qui lui brisa trois vertèbres de la nuque.
Page 12 : Discipline, travail, actes de brutalité, assassinats : nous apprenons que le travail des prisonniers consistait à dégarnir le fort des terres qui le recouvraient pour les transporter à l’extérieur du fossé de ronde entourant le fort. Ce labeur, fait à bras d’hommes, était pénible, dangereux et a entraîné la perte de très nombreuses vies humaines.
Des wagonnets ont été utilisés. Ces wagonnets lancés par les SS sur les rails ont fréquemment brisé les jambes des prisonniers qui n’étaient pas avertis de leur approche. Les SS en faisaient un jeu et au moindre arrêt du travail, se précipitaient sur les détenus pour les rosser.
Même page : Des prisonniers ont été jetés dans le fossé entourant le fort. Selon ce rapport du Gouvernement belge, des dizaines de prisonniers s’y sont noyés. Certains prisonniers ont été tués ; après avoir été enterrés jusqu’au cou, les SS les ont achevés à coups de talon ou à coups de bâton.
Nourriture, vêtements, correspondance, soins médicaux, nous retrouvons dans ce rapport tous les renseignements qui nous sont fournis par tous les rapports analogues dont je vous ai déjà donné lecture.
La conclusion mérite d’être lue en partie (second paragraphe) :
« Les anciens détenus de Breendonck dont beaucoup ont connu les camps de concentration d’Allemagne : Buchenwald, Neuengamme, Oranienburg, déclarent qu’en général le régime de Breendonck, tant au point de vue disciplinaire qu’alimentaire, fut pire. Ils ajoutent que dans les camps d’Allemagne plus populeux ils se sentaient moins sous l’emprise de leurs gardiens et avaient l’impression que leur vie était moins en danger. »
Les chiffres donnés par ce rapport ne sont qu’un minimum. Pour ne citer qu’un exemple (dernière page, dernier paragraphe) : M. Verheirstraeten affirme avoir mis 120 personnes en bière durant les deux mois de décembre 1942 et janvier 1943. Si l’on tient compte des exécutions des 6 et 13 janvier qui ont coûté la vie à 20 personnes, il faut admettre qu’à cette époque, soit en deux mois, 80 personnes sont mortes de maladie et de mauvais traitements.
De ces camps, les internés étaient transportés en Allemagne, par convois dont il est nécessaire de donner la description au Tribunal.
Que le Tribunal sache tout d’abord que, pour la France seule, non compris les trois départements du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle, il est parti 326 convois du 1er janvier 1944 au 25 août de la même année, soit en moyenne 10 convois par semaine. Or, chaque convoi emportait de 1.000 à 2.000 personnes, et nous savons maintenant, d’après ce que nous dit notre témoin, que chaque wagon contenait 60 à 120 personnes selon les circonstances. Il semble qu’il soit parti de France, non compris les trois départements cités, trois convois en 1940, 19 convois en 1941, 104 convois en 1942, 257 convois en 1943 ; tels sont les chiffres indiqués par les documents déposés sous le n° RF-301 (F-274), page 14.
Ces convois partirent presque toujours du camp de Compiègne, où furent immatriculés plus de 50.000 détenus, et d’où partirent, en 1943, 78 convois et 95 convois en 1944.
Le but de ces transports était de terroriser les populations. Le Tribunal se souvient d’un texte déjà lu : les familles ignorant ce que sont devenus les internés sont davantage frappées de terreur et cela permet en même temps de recueillir, de rassembler une main-d’œuvre destinée à suppléer à la main-d’œuvre allemande, défaillante depuis la guerre contre la Russie.
Les conditions dans lesquelles ces transports ont été faits préparent une espèce de sélection de cette main-d’œuvre, en même temps qu’elles constituent le premier stade d’un nouvel aspect de la politique allemande : l’extermination pure et simple de toutes les catégories ethniques ou intellectuelles dont l’activité politique semble dangereuse aux dirigeants nazis.
Ces déportés, qui sont enfermés à 80 ou 120 par wagon, quelle que soit la saison, qui ne peuvent ni s’asseoir ni s’accroupir, ne recevront pendant tout le voyage aucune nourriture, aucune boisson. Sur ce point, nous apportons notamment le témoignage du docteur Steinberg, recueilli par le lieutenant-colonel Badin, du service de recherche des Crimes de guerre ennemis à Paris (document F-392 que nous déposons sous le numéro d’audience RF-330, le douzième de votre livre de documents). Nous n’en lirons pour le moment que quelques passages, page 2 :
« Nous étions entassés dans les wagons à bestiaux, à raison de 70 par wagon, dans des conditions d’hygiène épouvantables. Notre voyage dura deux jours. Nous arrivâmes à Auschwitz le 24 juin 1942. À noter que nous n’avions reçu au départ aucun ravitaillement et que nous vécûmes durant ces deux jours, sur les quelques provisions apportées de Drancy. » Les déportés se virent parfois refuser de l’eau par la Croix-Rouge allemande ; un témoignage a été recueilli par le ministère des Prisonniers et Déportés ; il en est fait état dans le document RF-301, page 18 ; il s’agit d’un convoi de femmes juives parti de la gare de Bobigny, le 19 juin 1942. « Elles voyagèrent trois jours et trois nuits, mourant de soif ; à Breslau, elles supplièrent les infirmières de la Croix-Rouge allemande de leur donner un peu d’eau mais en vain. » D’autre part, le lieutenant Geneste et le docteur Bloch ont fourni des témoignages sur les mêmes faits et le document RF-331 (F-321) intitulé : « Camps de concentration » que nous avons pu vous soumettre en français, en russe et en allemand, la version anglaise étant épuisée, cite à la page 21 : « En gare de Brême, l’eau nous a été refusée par la Croix-Rouge allemande qui nous a déclaré qu’il n’y avait pas d’eau. » C’est le témoignage du lieutenant Geneste de l’ORCG.
Sur cette conduite de la Croix-Rouge allemande et pour épuiser le sujet, il reste un mot à dire : le document 331, page 162, apporte la preuve que c’était une voiture d’ambulance, marquée de la Croix-Rouge qui transportait dans des bouteilles de fer le gaz destiné aux chambres à gaz du camp d’Auschwitz.
Le Tribunal va suspendre l’audience jusqu’à lundi.