QUARANTE-CINQUIÈME JOURNÉE.
Mardi 29 janvier 1946.

Audience du matin.

L’HUISSIER AUDIENCIER

Plaise au Tribunal. L’accusé Kaltenbrunner, malade, ne paraîtra pas à l’audience ce matin.

M. DUBOST

En qualité de représentant du Ministère Public français, je formerai un vœu, en priant le Tribunal de bien vouloir prêter attention à cette requête. Nos témoins, entendus hier, doivent être contre-interrogés par la Défense. Les conditions dans lesquelles ils sont ici sont assez précaires et il faut 30 heures de voyage pour rentrer à Paris. Nous voudrions savoir si vraiment la Défense a l’intention de les contre-interroger et nous voudrions qu’elle le fasse le plus rapidement possible, pour nous permettre d’assurer leur retour en France.

LE PRÉSIDENT

Considérant ce que vous avez déclaré hier, Monsieur Dubost, et au nom du Tribunal, je dis que le Dr Babel doit avoir l’occasion de contre-interroger un de vos témoins, dans les deux jours qui vont suivre. Le Dr Babel est-il prêt à interroger le témoin aujourd’hui ?

M. BABEL

Monsieur le Président, je n’ai pas encore reçu la copie du compte rendu de l’interrogatoire ; c’est pourquoi je n’ai pas été en mesure de préparer le contre-interrogatoire. Le délai était trop court, d’hier à aujourd’hui. Je ne puis maintenant dire avec certitude si je contre-interrogerai ou non le témoin. Si on me donne la possibilité d’avoir le compte rendu dans...

LE PRÉSIDENT

Ce témoin, Monsieur Dubost, doit rester ici jusqu’à demain après-midi, mais les autres témoins peuvent partir. Voulez-vous faire le nécessaire, Monsieur Dubost, pour que le compte rendu soit fourni au Dr Babel, le plus tôt possible ?

M. DUBOST

Je vais en donner l’ordre, Monsieur le Président.
(On introduit M. François Boix.)

Nous continuons. Le Tribunal se souvient qu’hier soir, nous avons projeté six photographies de Mauthausen, qui nous ont été apportées par le témoin qui est encore à la barre et qui ont été commentées par lui. Ce témoin a notamment indiqué dans quelles conditions la photographie, qui représente Kaltenbrunner dans la carrière de Mauthausen, a été prise. Nous déposons ces photographies sous le n° RF-332 comme document français.

Permettez-moi de poser une question encore à ce témoin et j’en aurai fini avec lui, au moins quant à l’essentiel de cette déposition.

Témoin, reconnaissez-vous, parmi les accusés, quelques-uns des visiteurs du camp de Mauthausen, que vous avez vus lorsque vous y étiez interné ?

M. BOIX

Speer.

M. DUBOST

Quand l’avez-vous vu ?

M. BOIX

Il est venu en 1943 au camp de Gusen pour faire faire des constructions, et même à la carrière de Mauthausen. Moi-même je ne l’ai pas vu, parce que j’étais dans le service d’identification du camp et je ne pouvais pas sortir, mais, au cours de ces visites-là, le chef de service Paul Ricken a pris toute une pellicule Leica que moi-même ai développée. Dans cette pellicule, j’ai reconnu Speer, avec d’autres chefs des SS qui étaient venus avec lui. Il était habillé de couleur claire.

M. DUBOST

Sur les photos que vous avez développées ?

M. BOIX

Sur les photos, je l’ai reconnu, et ensuite il fallait écrire le nom et la date, parce que beaucoup de SS voulaient toujours des collections de toutes les photos des visites qui étaient faites au camp. J’ai reconnu Speer sur 36 photographies qui ont été prises par le SS-Oberscharführer Paul Ricken en 1943, pendant sa visite au camp de Gusen et à la carrière de Mauthausen. Il avait toujours l’air très satisfait sur les photos. Il y avait même des photos où il félicitait, avec une poignée de main cordiale, Franz Ziereis, Obersturmbannführer. À ce moment-là, c’était le chef du camp de Mauthausen.

M. DUBOST

Une dernière question. Existait-il des services d’aumôniers dans votre camp ? Comment mouraient les internés qui réclamaient les secours de leur religion ?

M. BOIX

Oui, il y en avait plusieurs, d’après ce que j’ai pu remarquer, et c’est une organisation des catholiques allemands qui s’appelle « Bibelforscher », mais officiellement...

M. DUBOST

Mais officiellement, l’administration du camp leur donnait-elle l’autorisation de pratiquer leur religion ?

M. BOIX

Non, ils ne pouvaient rien faire. C’était complètement défendu pour eux, même de vivre.

M. DUBOST

Même de vivre ?

M. BOIX

Même de vivre.

M. DUBOST

Est-ce qu’il y avait des aumôniers catholiques ou des pasteurs protestants ?

M. BOIX

Ces sortes de Bibelforscher étaient presque tous protestants, mais je ne m’y connais pas beaucoup là-dedans.

M. DUBOST

Comment étaient traités les religieux, les prêtres, les pasteurs ?

M. BOIX

Il n’y avait aucune différence avec nous. Ils mouraient de la même façon que nous. Ils étaient parfois envoyés à la chambre à gaz, parfois fusillés, parfois mis dans de l’eau glacée, tous les moyens étaient bons. Les SS avaient une façon particulièrement dure d’agir avec eux, parce qu’ils savaient que ces hommes ne pouvaient pas travailler comme un travailleur normal. Ils agissaient ainsi avec tous les intellectuels de tous les pays.

M. DUBOST

On ne les a pas laissés exercer leur ministère ?

M. BOIX

Pas du tout.

M. DUBOST

Les hommes qui mouraient avaient-ils un aumônier avant d’être exécutés ?

M. BOIX

Pas du tout, au contraire ; parfois, au lieu d’être comme vous dites, soulagés par quelqu’un de leur religion, devant même le peloton d’exécution, ils recevaient 25 ou 75 coups avec un nerf de bœuf, donnés parfois par le SS-Obersturmbannführer qui le faisait personnellement. J’ai pu remarquer le cas de quelques officiers commissaires politiques, prisonniers de guerre russes.

M. DUBOST

Je n’ai plus de question à poser au témoin.

LE PRÉSIDENT

Bien. Général Rudenko ?

GÉNÉRAL RUDENKO

Dites, s’il vous plaît, ce que vous savez sur l’extermination des prisonniers de guerre russes.

M. BOIX

Il est impossible que je dise tout ce que je sais, parce que je sais tant de choses que je n’aurais pas fini dans un mois.

GÉNÉRAL RUDENKO

Je voudrais vous demander d’exposer brièvement les choses principales, ce que vous savez sur l’extermination des prisonniers russes dans le camp de Mauthausen.

M. BOIX

L’arrivée des premiers prisonniers de guerre a eu lieu en 1941. On avait annoncé l’arrivée de 2.000 prisonniers de guerre russes. Il s’agissait de prisonniers de guerre. Ils ont pris les mêmes précautions que lorsque les prisonniers de guerre espagnols républicains sont entrés au camp. Ils ont placé des mitrailleuses partout autour des baraques et s’attendaient au pire. Aussitôt que les prisonniers de guerre russes sont entrés au camp, on a vu qu’ils étaient dans un très mauvais état, ils ne pouvaient même plus entendre. Ils étaient des loques humaines. À ce moment-là, on les a placés dans des baraquements, à raison de 1600 par baraque. Il faut se rendre compte qu’il s’agissait de baraques de 7 mètres de large sur 50 mètres de long. Ils ont été dépourvus de vêtements, du peu de vêtements qu’ils avaient avec eux. Ils ont pu garder seulement un caleçon et une chemise. Il faut remarquer que c’était au mois de novembre. À Mauthausen, il faisait plus de 10° au-dessous de zéro.

À leur arrivée, il y a eu déjà 24 morts, seulement pendant la marche des 4 kilomètres qui séparent la gare du camp de Mauthausen. Au début, ils ont suivi avec eux le même système qu’avec nous, les républicains espagnols ; ils nous ont laissés d’abord sans rien faire, sans travailler. Ils les ont laissés tranquilles, mais presque sans rien manger. Au bout de quelques semaines, ils étaient déjà à bout de forces. C’est alors qu’on a commencé avec eux le système d’élimination. On les faisait travailler dans des conditions épouvantables, matraqués, battus, bafoués, et au bout de trois mois, sur 7.000 prisonniers de guerre russes, venus de partout, il n’en restait que 30 survivants. Ces 30 survivants ont été photographiés au service de Paul Ricken, pour un document, et c’est moi qui ai ces photos-là, pour pouvoir les montrer, si MM. les Jurés le désirent.

GÉNÉRAL RUDENKO

Vous avez les photos de ces prisonniers ?

M. BOIX

Oui, je les ai données à M. Dubost.

GÉNÉRAL RUDENKO

Vous pouvez les montrer, ces photos ?

M. BOIX

C’est M. Dubost qui les a.

GÉNÉRAL RUDENKO

Je vous remercie. Que savez-vous en ce qui concerne les Yougoslaves et les Polonais ?

M. BOIX

Les premiers Polonais sont entrés au camp en 1939, au moment de la défaite de la Pologne. Ils ont reçu le même traitement que tous les autres : à ce moment-là il n’y avait que des bandits allemands, qui ont alors commencé ce travail d’extermination. Il y a des dizaines de milliers de Polonais qui sont morts dans les pires conditions. Mais ce qu’il faudrait remarquer, c’est la position des Yougoslaves. Les Yougoslaves ont commencé à arriver par des transports, habillés en civil, et ils étaient fusillés soi-disant légalement. Les SS, pour cela, mettaient même les casques d’acier. Ils les fusillaient deux par deux. Le premier transport était de 165, le deuxième de 180 et après il y a eu des petits groupes : 15, 50, 60, 30, et même des femmes.

Il faut bien remarquer qu’une fois parmi les quatre femmes qui ont été fusillées — et c’était l’unique cas dans les camps de déportés — certaines avant de mourir ont craché au visage de leurs assassins.

Les Yougoslaves ont souffert comme peu de gens ont souffert. Leur position ne peut être comparée qu’à la position des Russes. Ils étaient jusqu’à la fin massacrés par tous les moyens. Je voudrais bien dire encore quelque chose sur les Russes, parce qu’ils ont subi beaucoup de choses.

GENERAL RUDENKO

Est-ce que j’ai bien compris, d’après votre témoignage, que ce camp de concentration était un camp d’extermination ?

M. BOIX

Le camp était placé dans le dernier échelon, l’échelon 3 : c’était un camp d’où personne ne devait sortir.

GENERAL RUDENKO

Je n’ai plus de questions à vous poser.

LE PRESIDENT

Le Ministère Public américain ?

M. THOMAS J. DODD (Avocat Général pour les Etats-Unis)

Pas de questions.

LE PRESIDENT

La Défense a-t-elle l’intention de contre-interroger le témoin ?

M. BABEL

Témoin, comment étiez-vous marqué dans le camp ? Quelle était votre marque ?

M. BOIX

Le numéro ? Quelle sorte de marque ?

M. BABEL

Les prisonniers étaient différenciés par des étoiles rouges, vertes, jaunes etc. Etait-ce aussi le cas à Mauthausen ?

M. BOIX

Ce n’étaient pas des étoiles, c’étaient des triangles et des lettres qui indiquaient la nationalité. Les étoiles jaunes et rouges étaient pour les Juifs, les étoiles à six pointes rouges et jaunes formées de deux triangles entrelacés.

M. BABEL

Quelle couleur portiez-vous ?

M. BOIX

Un triangle bleu avec la lettre « S », c’est à dire « émigré politique espagnol ».

M. BABEL

Etiez-vous « kapo » ?

M. BOIX

Non, au début j’étais interprète.

M. BABEL

Quelles étaient vos fonctions ?

M. BOIX

Il fallait traduire en espagnol toutes les choses barbares que les Allemands voulaient dire aux prisonniers espagnols. Après, mon travail était celui de photographe : développer les films et les photos que l’on faisait partout dans le camp pour suivre le « processus », l’histoire du camp.

M. BABEL

Comment faisait-on lors des visites ? Est-ce que les visiteurs ne venaient que dans l’intérieur du camp, ou allaient-ils sur les lieux de travail ?

M. BOIX

Ils visitaient tous les camps. Il était impossible qu’ils ne sachent pas ce qui se passait dans le camp. Seulement, quand il y avait des visiteurs, des magistrats, ou des gens de ce genre, de la Pologne, de l’Autriche, de la Slovaquie et de tous ces pays, alors on leur faisait visiter seulement les meilleurs endroits. C’était Franz Ziereis qui disait : « Voyez. » Il allait chercher les cuisiniers, les déportés bandits, criminels, qui étaient gros et gras, et il les choisissait pour dire que tous les déportés étaient pareils.

M. BABEL

Est-ce qu’il était interdit aux prisonniers de converser entre eux, au sujet du camp ? Ce n’était naturellement guère possible ?

M. BOIX

C’était tellement interdit que si quelqu’un le faisait , ce n’était pas seulement pour lui la mort, mais une répression terrible pour tous ceux qui appartenaient à sa nationalité.

M. BABEL

Quelles observations avez-vous pu faire au sujet des « kapos » ? Comment se sont-ils comportés vis à vis de vos co-détenus ?

M. BOIX

Parfois ils étaient dignes d’être des SS. Pour être kapo, il fallait être aryen, cela veut dire qu’ils avaient une allure martiale, et comme les SS avaient tous les droits sur nous, ils avaient le droit de nous traiter comme des bêtes. Les SS leur donnaient carte blanche pour faire tout ce qu’ils voulaient avec nous. C’est pour cela qu’à la libération, les prisonniers, les déportés ont exécuté tous les kapos qu’ils ont trouvés.

Un peu avant la libération, les kapos ont demandé à s’engager volontairement dans les SS. Ils sont partis avec eux, parce qu’ils savaient ce qui les attendait. Malgré cela, nous les avons cherchés partout et nous les avons exécutés sur place.

M. BABEL

Vous disiez « ils devaient vous traiter comme des bêtes ». D’où concluez-vous qu’ils le devaient ?

M. BOIX

Il aurait fallu être aveugle pour ne pas le voir. On pouvait voir la façon dont ils se tenaient. Il était préférable de mourir comme un homme plutôt que de vivre comme une bête. Tandis qu’ils préféraient vivre comme des bêtes, comme des sauvages, comme des criminels. Ils sont connus comme tels. J’ai vécu là-bas quatre ans et demi, et je sais très bien ce qu’ils faisaient. Il y en avait beaucoup d’entre nous qui avaient la possibilité d’être kapos pour leur travail, parce qu’ils étaient spécialistes dans un métier quelconque, dans le camp. Mais ils préféraient être frappés et massacrés c’était nécessaire, plutôt que de devenir kapo.

M. BABEL

Je vous remercie.

LE PRESIDENT

D’autres avocats veulent-ils poser des questions au témoin ? M. Dubost, avez-vous des questions à poser ?

M. DUBOST

Je n’ai plus de questions, Monsieur le Président.

LE PRESIDENT

Très bien.

GENERAL RUDENKO

Monsieur le Président, le témoin a dit qu’il avait à sa disposition des documents photographiques de trente prisonniers de guerre soviétiques qui ont survécu sur plusieurs milliers de détenus dans ce cam. Je vous demanderais, Monsieur le Président, de présenter ce document photographique au témoin, pour qu’il puisse dire devant le Tribunal que c’est bien ce groupe de prisonniers soviétiques.

LE PRESIDENT

Certainement, vous pouvez montrer la photographie au témoin, si elle est disponible.

GENERAL RUDENKO

Témoin, pouvez-vous exhiber cette photographie ?

(Le témoin présente la photo aux membres du Tribunal)
LE PRESIDENT

Est-ce là la photo ?

M. BOIX

Oui. Je peux assurer que ces trente survivants vivaient encore en 1942, mais étant donné les conditions de vie du camp, c’est très difficile de savoir si maintenant il y en a encore quelques uns qui vivent.

LE PRESIDENT

Voulez-vous donner la date à laquelle cette photo a été prise ?

M. BOIX

C’était à la fin de l’hiver 1941-1942. A ce moment-là, il y avait encore 10° au-dessous de zéro. On peut voir sur la photo la mine qu’ils ont, en raison du froid.

LE PRESIDENT

Ce livre a-t-il été présenté comme preuve ?

M. DUBOST

Ce livre est présenté comme preuve, Monsieur le Président, comme preuve officielle.

LE PRESIDENT

La Défense trouvera-t-elle ces photographies ?

M. DUBOST

Le livre a été déposé sous le n° RF-331. Les avocats ont aussi un exemplaire de ce livre en allemand. Les photographies n’y sont pas, Monsieur le Président.

LE PRESIDENT

Il faudrait marquer ces photographies, Monsieur Dubost. Il faudrait les marquer avec le numéro de dépôt français.

M. DUBOST

Nous donnerons le numéro RF-333.

LE PRESIDENT

On va les numéroter ainsi. Veuillez les faire parvenir au Dr Babel.

GENERAL RUDENKO

Je vous remercie. Je n’ai plus de questions à poser.

LE PRESIDENT

Voulez-vous remettre la photo au Dr Babel ? (La photo est présentée à M. Babel)

Remettez-là également aux autres avocats, au cas où ils auraient des questions à poser concernant cette photographie.

Monsieur Dubost, je suppose qu’une copie entière de ce livre, y compris les photographies, a été déposée au centre de renseignements des accusés ?

M. DUBOST

Le livre entier, sauf les photographies.

LE PRESIDENT

Pourquoi sans les photographies ?

M. DUBOST

Parce que nous ne les avions pas à ce moment-là, pour pouvoir les déposer. Nous avons fait état de ces photographies dans notre exposé.

LE PRESIDENT

Les avocats allemands devraient avoir les mêmes documents que ceux qui sont déposés au Tribunal ; donc elles auraient dû être déposées au centre de renseignements.

M. DUBOST

Monsieur le Président, nous avons déposé le livre en français, avec les photographies, au centre d’information de la Défense et, en outre, un certain nombre de textes en allemand auxquelles n’étaient pas jointes les photographies parce que nous avons fait faire cette traduction à l’usage des défenseurs. Mais ils ont les textes français, auxquels les photographies, que vous avez sous les yeux, sont jointes.

LE PRESIDENT

Très bien.

M. DUBOST

Nous avons ici quatre exemplaires que nous allons vous remettre, de la photographie qui a été projetée hier soir, et qui présente Kaltenbrunner et Himmler dans la carrière de Mauthausen, suivant le témoignage de Boix. Une de ces photographies sera remise aussi à la Défense, à l’avocat de Kaltenbrunner.

LE PRESIDENT

Maintenant, la photographie a été vue par la Défense. Y a-t-il parmi les avocats des défenseurs qui voudraient poser des questions concernant cette photographie ?

Pas de question ?

Le témoin peut se retirer.

M. BOIX

Je voudrais bien dire quelque chose. Je voudrais faire remarquer qu’il y a des cas où les officiers soviétiques ont été massacrés. Il faudrait le remarquer, surtout parce qu’il s’agit de prisonniers de guerre, et je voudrais bien que MM. Les Jurés m’écoutent bien.

LE PRESIDENT

Que désirez-vous dire concernant les prisonniers de guerre russes massacrés ?

M. BOIX

Il y a eu en 1943 un transport d’officiers. Le jour même où ils sont arrivés, ils ont commencé à être massacrés par tous les moyens. Mais il paraît que des sphères supérieures, des ordres sont arrivés concernant ces officiers, disant qu’il fallait faire quelque chose d’extraordinaire.

Alors on les a mis dans le meilleur bloc du camp, dans le bloc le mieux placé, on leur a mis des vêtements tout neufs de prisonniers de guerre. On leur a même donné une cigarette, on les a fait coucher dans des lits avec des draps, ils ont mangé tout ce qu’ils ont voulu. Ils ont été auscultés par un commandant médecin, Sturmbannführer, Dr Bresbach.

Ils sont descendus à la carrière, mais ils ont porté des petites pierres à quatre, et pendant ce temps-là, il y avait le chef du service, Oberscharführer Paul Ricken, qui photographiait avec son Leica sans arrêt. Il a fait environ 48 photographies. Ces photographies ont été développées par moi, et cinq épreuves de chacune, en 13X18, ont été envoyées avec les négatifs comme les autres — c’est dommage que je n’aie pas volé ces négatifs comme les autres — à Berlin, pour ces questions.

Lorsque cela a été fini, les Russes ont été dépouillés des vêtements propres et de tout, et ils ont passé à la chambre à gaz. La comédie était déjà finie. Tout le monde pouvait voir sur les photos que les prisonniers russes, les officiers, les commissaires politiques surtout, étaient bien. Cela, c’est une chose qu’il faudrait remarquer parce que je crois que c’est nécessaire.

Il y a encore une question : il y a une baraque qui s’appelait la barque n° 20. Cette baraque-là était à l’intérieur d’un camp, et malgré les barbelés électrifiés qui étaient tout autour du camp, il y avait encore un mur avec des fils électrifiés.

Dans ces barques-là, il y avait des prisonniers de guerre, officiers et commissaires russes, quelques Slaves, quelques Français, et on disait même quelques Anglais. Dans ces baraques-là, personne ne pouvait entrer hors les deux Führer qui étaient dans la prison du camp, les commandants des camps intérieurs intérieur et extérieur. Ces déportés étaient habillés comme nous, en bagnards, mais sans numéros et sans indications de nationalité : on ne pouvait pas voir à quelle nationalité ils appartenaient.

Le service « Erkennungsdienst » a dû les photographier. On plaçait une plaque sur la poitrine avec le numéro et ce numéro commençait à trois mille et quelques. Il y avait un numéro qui ressemblait à un n° 11 (deux traits bleus) et les numéros commençaient à 3000 et ont fini environ 7000. Le photographe à ce moment-là était le SS-Unterscharführer Hermann Schinlauer. C’était un originaire de la région de Berlin, d’un pays au-dessus de Berlin, je ne me souviens pas du nom. Celui-là avait l’ordre de développer lui-même et de faire tout lui-même. Mais comme tous les SS des services intérieurs des camps, c’étaient des hommes qui ne savaient rien faire. Ils avaient toujours besoin de prisonniers pour faire leur travail. C’est pour cela qu’ils avaient besoin de moi pour développer les films. C’était moi qui faisais les agrandissements en format 5 X 7. Ils étaient remis à l’Obersturmführer Karl Schulz de Cologne. C’était le chef du Politischer Abteilung. Il m’a recommandé de ne rien dire à personne, du fait que nous développions cela nous-mêmes, autrement nous serions liquidés tout de suite. Sans souci des conséquences, je le disais à tous mes camardes, pour que si l’un de nous réussissait à sortir, il le dise au monde.

LE PRESIDENT

Je crois que nous avons entendu suffisamment de détails sur ce que vous dites maintenant. Revenez au cas duquel vous parliez. Je voudrais que vous reparliez du cas concernant les prisonniers de guerre russes, en 1943. Vous disiez que les officiers étaient envoyés à la carrière pour porter de très lourdes pierres ?

M. BOIX

Non, pas du tout, de toutes petites pierres, qui ne faisaient même pas 20 kilos, et à quatre, pour pouvoir montrer sur les photographies que les officiers russes n’avaient pas un travail dur, mais un travail facile. C’était seulement pour les photographier, tandis qu’en réalité, c’était tout à fait différent.

LE PRESIDENT

Je croyais que vous aviez dit qu’ils portaient des pierres très lourdes ?

M. BOIX

Non.

LE PRESIDENT

Étaient-ils en uniforme sur la photographies lorsqu’ils portaient des pierres légères ?

M. BOIX

Ils avaient des uniformes propres et bien arrangés, pour pouvoir montrer que les prisonniers russes étaient très bien traités comme il fallait.

LE PRESIDENT

Très bien. Y a-t-il d’autres incidents, desquels vous voulez parler ?

M. BOIX

Oui, c’est du bloc 20. J’ai pu réussir à le voir grâce aux connaissances que j’avais dans la photographie : j’avais été aider mon chef pour maintenir la lumière quand il photographiait. C’est comme cela que j’ai suivi, détail après détail, tout se qui se passait dans cette baraque-là. C’était un camp intérieur. Cette baraque, comme tous les autres, avait 7 mètres de large sur 50 mètres de long. Les détenus étaient 1800 et ne touchaient même pas un quart de ce que nous touchions pour la nourriture. Ils n’avaient pas de cuillères, pas d’assiettes ; on vidait des chaudières de nourriture pourrie sur la neige, on attendait qu’elle commence à geler et on donnait l’ordre aux Russes de se jeter là-dessus. Les Russes avaient tellement faim qu’ils se battaient pour pouvoir manger cela. Les SS profitaient de la bagarre pour en frapper quelques-uns à coups de matraques.

LE PRESIDENT

Voulez-vous dire que les Russes étaient mis directement dans la baraque 20 ?

M. BOIX

Les Russes n’entraient pas directement au camp. Ceux qui n’étaient pas gazés tout de suite passaient directement à la baraque 20. Même le Blockführer intérieur du camp ne pouvait pas y entrer. Il en venait de petits transports de 50, 60, plusieurs fois par semaine, et on entendait toujours la bagarre intérieure.

En janvier 1945, quand les Russes ont su que les armées soviétiques s’approchaient de la Yougoslavie, ils ont tenté une dernière chance ; ils ont pris les extincteurs d’incendie et ensuite ont tué les soldats d’un poste qu’il y avait sous le mirador. Ils ont pris les mitraillettes et tout ce qui pouvait leur servir d’armes. Ils ont pris des couvertures et tout ce qu’ils ont pu. Ils étaient 700, sur lesquels 62 réussirent à passer en Yougoslavie avec les partisans.

Ce jour-là, Franz Ziereis, chef du camp, a donné l’ordre par radio à tous les civils de collaborer à « liquider » les criminels russes qui s’étaient évadés du camp de concentration. Il a déclaré que celui qui donnerait une preuve d’avoir une preuve d’avoir assassiné l’un de ces hommes toucherait une quantité extraordinaire de mark. C’est pour cela que tous les partisans des nazis à Mauthausen se sont mis à cette tâche et sont parvenus à abattre plus de 600 évadés, parce que, d’ailleurs certains des Russes ne pouvaient pas se traîner plus de dix mètres.

Après la libération, un Russe de ces survivants est venu à Mauthausen voir comment tout cela était resté. C’est lui qui nous a raconté tous les détails de sa marche pénible.

LE PRESIDENT

Je ne crois pas que le Tribunal veuille entendre parler d’autres détails que vous n’ayez pas vus vous-même.

Les avocats désirent-ils poser des questions au témoin, concernant ce qu’il vient de dire ?

M. BABEL

Je n’ai qu’une question. Au cours de vos déclarations, vous avez donné des chiffres : une fois 165, une fois 180, maintenant, vous parlez de 700. Vous était-il donc possible de compter vous-mêmes ?

M. BOIX

Presque toujours, ces transports entraient au camp en colonne de cinq. C’est très facile à compter. Ces transports étaient toujours envoyés de la Wehrmacht, des prisons de la Wehrmacht, quelque part en Allemagne. Ils étaient envoyés de toutes les prisons d’Allemagne et cela venait bien de la Wehrmacht, de la Luftwaffe, des SD ou des SS.

LE PRESIDENT

Répondez simplement à la question, sans faire de discours. Vous avez dit qu’ils venaient en colonne par cinq et qu’il était facile de les compter ?

M. BOIX

Très facile de les compter, surtout pour ceux qui voulaient pouvoir le raconter un jour.

M. BABEL

Vous aviez donc tant de temps pour pouvoir observer ces choses-là ?

M. BOIX

Les transports venaient toujours au soir, après l’entrée des déportés au camp. À ce moment-là, on avait toujours deux à trois heures à rester dans le camp, en attendant que la cloche nous oblige à aller nous coucher.

LE PRESIDENT

Le témoin peut se retirer. (M. Boix se retire)

M. DUBOST

Si le Tribunal le permet, nous entendrons maintenant M. Cappelen, témoin norvégien. Le témoignage de M. Cappelen sera limité aux conditions faites aux internés norvégiens dans les camps et dans les prisons norvégiennes.

(On introduit M. Hans Cappelen)
LE PRESIDENT

Très bien. (À M. Cappelen) Il paraît que vous parlez anglais ?

M. HANS CAPPELEN

Oui.

LE PRESIDENT

Voulez-vous prêter serment en anglais ? Comment vous appelez- vous ?

M. CAPPELEN

Je m’appelle Hans Cappelen.

LE PRESIDENT

Répétez le serment après moi : « Je jure de parler sans haine et sans crainte et de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, avec l’aide de Dieu. » (Le témoin prête serment en anglais)

« I swear that the evidence I shall give shall be the truth, the whole truth, and nothing but the truth, so help me God. »

M. DUBOST

Monsieur Cappelen, vous êtes né le 18 décembre 1903 ?

M. CAPPELEN

Oui.

M. DUBOST

Dans quelle ville ?

M. CAPPELEN

Je suis né à Kvietseid, provence de Telemark, en Norvège.

M. DUBOST

Quelle est votre profession ?

M. CAPPELEN

J’étais avocat, mais maintenant je suis homme d’affaires.

M. DUBOST

Voulez-vous dire ce que vous savez sur des atrocités de la Gestapo en Norvège ?

M. CAPPELEN

Oui. J’ai été arrêté le 29 novembre 1941 ; on m’emmena à la prison de la Gestapo à Oslo, Moellergata 19 ; dix jours après, je fus interrogé par deux agents de police nazis norvégiens. Presque immédiatement, ils ont commencé à me battre avec des matraques ; combien de temps cet interrogatoire a-t-il duré, je ne peux m’en souvenir, mais cela ne les mena à rien. Après quelques jours, je fus amené à l’Etat-Major de la Gestapo en Norvège, à Victoria Terrace, 32 ; il était environ 8 heures du soir ; on me mena dans une grande pièce et on me dit de me déshabiller. Je dus me déshabiller jusqu’à ce que je sois complètement nu ; j’avais déjà les marques du traitement qui m’avait été infligé par les agents de police norvégiens, mais je n’étais pas complètement mal en point.

Dans cette pièce, il y avait six ou huit agents de la Gestapo et leur chef était le Kriminalrat Femer, c’était son titre. Il était furieux et ils ont commencé à me bombarder de questions, auxquelles je ne pouvais répondre ; alors Herr Femer est venu vers moi et a commencé à m’arracher les cheveux et du sang tombait sur le sol. Tout à coup, ils se sont tous précipités sur moi et m’ont battu avec des matraques en caoutchouc et des bouts de câble en fer ; cela m’a fait si mal que j’ai perdu connaissance. Mais ils m’ont ramené à la vie en jetant de l’eau glacée sur moi. J’ai eu des vomissements et je me sentais très malade. Cela les a mis en colère et ils m’ont crié : « Nettoie ça, cochon ! »Et j’ai dû essayé de nettoyer avec mes mains tout ce que j’avais sali. Ils ont continué de la même façon pendant longtemps, très longtemps, mais l’interrogatoire n’a donné aucun résultat, car ils me posaient des questions très rapidement et ils me parlaient de gens que je ne connaissais pas ou que je connaissais à peine.

Je crois que c’est au matin que je fus ramené à la prison ; je fus remis en cellule, je me sentais très malade et faible et je l’étais. Durant tout le jour, j’ai demandé au gardien d’avoir le secours d’un docteur. Ceci se passait le 19.

Après quelques jours — je pense que c’était deux jours avant Noël, en 1941 — au cours de la nuit on m’amena une fois de plus à la Victoria Terrace. Ils agirent de la même façon avec moi que la fois précédente, mais pour moi, il était plus facile de me déshabiller, car je n’avais sur moi qu’un manteau ; j’avais encore des ecchymoses du dernier interrogatoire ; comme la dernière fois, il y avait six ou huit agents de la Gestapo.

LE PRESIDENT

Vous voulez dire la Gestapo allemande ?

M. CAPPELEN

Oui, tous de la Gestapo allemande ; il y avait Femer qui était gradé SS et Kriminalkommissar. Ils commencèrent à me frapper mais ils perdaient leur temps à battre un homme tellement couvert d’ecchymoses et dans un tel état. Puis ils employèrent une autre méthode ; ils commencèrent à me tordre les bras et les jambes pour me les briser. Mon bras droit a été désarticulé ; j’ai ressenti une si violente douleur que je me suis évanoui à nouveau. Comme l’autre fois, ils m’ont versé de l’eau glacée sur le corps et j’ai repris connaissance.

Tous les allemands qui étaient présents étaient comme fous, ils criaient comme des animaux, ils me bombardaient de questions, mais j’étais tellement anéanti que je ne pouvais répondre. Puis ils mirent une sorte de planche en bois, munie de vis, contre ma jambe gauche et ils commencèrent à tourner la vis, si bien que la chair se détachait des os. J’ai encore à la jambe (il montre sa jambe) de grosses cicatrices provenant de cet instrument à vis il y a quatre ans de cela.

Cela ne donna aucun résultat. Ils me posèrent alors quelque chose sur le cou, j’en porte encore les marques ; les chairs furent détachées à cet endroit. Je perdis connaissance. Tout d’un coup, je sentis que mon côté droit était comme paralysé ; il a été prouvé depuis que j’avais eu une hémorragie cérébrale. Je voyais les choses comme en double ; je voyais deux agents de la Gestapo et tout tournait autour de moi. J’ai gardé cette double vue pendant quatre ans et lorsque je suis fatigué cela revient à nouveau.

Mais je vais beaucoup mieux maintenant, je peux de nouveau bouger le côté droit. Mais ce côté est un peu handicapé.

Je ne peux pas très bien me rappeler cette nuit-là ; les autres prisonniers qui nettoyaient les couloirs de la prison m’avaient vu lorsqu’on me ramena le matin ; il devait être environ six heures. Ils pensaient que j’étais mort, car je n’avais plus de menottes. Pendant un jour ou deux, je ne puis préciser, je suis resté sans connaissance, mais un jour, je pus bouger et y vis un peu plus clair. Le gardien entra dans ma cellule où j’étais couché sur mon bat-flanc. Un jour — cela devait être vers fin février, peut-être au milieu de février 1942 — ils revinrent durant la nuit. Il devait être environ dix heures du soir, car la lumière de ma cellule avait été éteinte depuis quelque temps. Ils m’ont dit de me lever, j’ai essayé et je suis retombé par suite de ma paralysie. Alors ils m’ont donné des coups de pied et je leur ai dit : « Ne serait-il pas mieux que vous me tuiez, puisque je ne peux plus bouger ».

Ils me tirèrent de ma cellule et m’emmenèrent une fois de plus à Victoria Terrace, le quartier général où les interrogatoires avaient lieu. Cette fois, l’interrogatoire était conduit par un SS du nom de Stehr. Je ne pouvais me tenir debout, je gisais nu sur le sol. Ce Stehr avait comme assistants quatre ou cinq agents de la Gestapo et ils commencèrent à me piétiner et à me donner des coups de pied.

Tout d’un coup, ils me remirent debout et ils me portèrent à une table sur laquelle Stehr était assis ; il me prit la main gauche de cette façon (M. Cappelen fait le geste) et m’enfonça des aiguilles sous les ongles et commença à les casser. Je souffrais tellement que tout tournait autour de moi ; je voyais double ; la douleur était si forte que je retirai la main ; je n’aurais pas dû le faire car mon geste le rendit furieux. Je perdis connaissance et je ne sais combien de temps je suis resté évanoui.

Je repris connaissance en sentant une odeur de viande grillée. Un des agents de la Gestapo tenait une espèce de lampe et me brûlait la plante des pieds ; cela ne me fit pas très mal, car j’étais tellement affaibli que tout m’était égal. J’étais si paralysé que ma langue ne pouvait plus remuer en sorte que je ne pouvais parler, mais seulement gémir un peu et toujours pleurer naturellement. Je ne me rappelle plus grand’chose de cet incident. C’est cependant un des pires moments de tous mes interrogatoires.

On me ramena à la prison ; le temps passa et j’essayai de manger un peu mais je rendais tout ce que prenais. Peu à peu je me remis. Je ne pouvais me tenir debout, j’étais encore paralysé d’un côté. Je fus de nouveau interrogé et ensuite confronté avec d’autres Norvégiens, avec des personnes que je connaissais et d’autres que je ne connaissais pas. La plupart étaient maltraités, tous avaient des ecchymoses. Je me souviens surtout de deux de mes amis, des gens très bien avec lesquels on me confronta. Ils portaient des traces évidentes de torture et lorsque je revins plus tard de mon emprisonnement, tous deux étaient morts des traitements subis.

Je veux parler d’un autre cas, si vous le permettez, d’une personne qui s’appelle Sverre Emil Halvorsen. Un jour, ce devait être en automne, en août ou en octobre 1943, il avait quelques ecchymoses et était très malheureux. Il me dit qu’on l’avait très maltraité et que lui et quelques-uns de ses amis avaient comparu devant une sorte de Tribunal qui leur avait dit qu’ils devaient être fusillés le lendemain. Ils prononcèrent une espèce de sentence contre eux pour faire un exemple. Halvorsen se sentait très malade et avait de grands maux de tête. Je demandai au gardien d’appeler le gardien chef qui s’appelait Goetz. Il vint et me demanda ce que diable je voulais. Je lui répondis : « Mon camarade est très malade, ne pourrait-il avoir de l’aspirine ? » « Oh non ! dit-il, c’est du gaspillage, puisqu’il doit être fusillé demain matin ».

Le lendemain, mon camarade fut emmené de sa cellule et, après la guerre, il fut retrouvé à Trondhjem, dans une fosse commune, parmi d’autres Norvégiens, avec une balle dans la nuque.

La prison d’Oslo, Moellergata, 19, où je suis resté 25 mois environ, était une « maison de l’horreur ». Chaque nuit ou presque, j’entendais des gens crier et gémir. Un jour — c’était en décembre 1943, aux environs du 8 décembre — ils vinrent dans ma cellule et me dire de m’habiller ; c’était pendant la nuit. Je mis les habits en guenilles qui me restaient. Pratiquement j’étais remis, mais j’étais évidemment paralysé d’un côté et ne pouvais pas très bien marcher, mais je pouvais marcher. Je suis descendu dans le couloir et ils m’appuyèrent comme d’habitude contre le mur ; j’attendais qu’ils m’emmènent et me fusillent. Mais ils ne me fusillèrent pas ;

ils m’emmenèrent en Allemagne avec beaucoup d’autres Norvégiens.

Je sus plus tard qu’avec quelques-uns de mes amis, et par amis je veux dire des Norvégiens, nous faisions partie des internés qu’on appelait « Nacht und Nebel » (Nuit et Brouillard). C’était un camp très dur appelé Natzweiler en Alsace ; nous dûmes travailler dans une carrière à extraire des pierres de la montagne. Je n’ennuierai pas le Tribunal avec mes récits sur Natzweiler. Je veux seulement dire qu’il y avait là des gens de toutes nationalités : Français, Russes, Hollandais, Belges, et que nous étions environ 500 Norvégiens. Entre 60 à 70 % moururent dans ce camp ou dans d’autres camps de concentration. Il y avait aussi deux Danois.

Nous avons vu des choses cruelles si terribles que je ne peux... Elles sont bien connues. Le camp dut être évacué en septembre 1944 et nous fûmes envoyés à Dachau près de Munich, mais nous n’y restâmes pas longtemps ; moi, du moins, je n’y restai pas longtemps. Je fus envoyé dans un commando appelé Aurich en Frise orientale où nous étions environ... Il dépendait de Neuengamme près de Hambourg. Nous étions là environ 1500 prisonniers et nous avions à creuser des fossés anti-chars. Chaque jour, nous devions marcher trois ou quatre heures et voyager ensuite en chemin de fer pendant une heure pour nous rendre aux fossés anti-chars pour travailler. Ce travail était tellement pénible et dur et nous étions si maltraités que la plupart d’entre nous sont morts là-bas. Je pense qu’environ la moitié des prisonniers sont morts de mauvais traitements et de dysenterie au cours des cinq à six semaines que nous sommes restés là-bas. Même pour les SS qui commandaient le camp c’en était trop, en sorte qu’ils abandonnèrent je suppose.

Je fus alors envoyé de Neuengamme près Hambourg dans un camp appelé Gross-Rosen en Silésie, aux environs de Breslau. Ce camp était très dur aussi. Nous étions environ 40 Norvégiens et, après quatre à cinq semaines, il n’en restait plus que dix environ.

LE PRESIDENT

Vous allez sans doute déposer pendant quelque temps encore. Il me paraît préférable que nous suspendions l’audience pendant dix minutes.

(L’audience est suspendue.)
M. DUBOST

Monsieur Cappelen, voulez-vous continuer le récit de votre passage dans les camps et nous parler notamment de ce que vous savez du camp de Natzweiler et de l’activité dans ce camp du Dr Hirt, Hirch ou Hirtz de la Faculté de médecine allemande de Strasbourg ?

M. CAPPELEN

À ce camp de Natzweiler, on y faisait aussi des expériences. Juste à côté du camp se trouvait une ferme appelée Struthof. Elle faisait pratiquement partie du camp et des prisonniers y travaillaient pour nettoyer les pièces. Quelquefois, pas très souvent, on en prenait. Un jour par exemple, je m’en souviens très nettement, tous les Gitans furent pris et emmenés à Struthof. Tous avaient peur d’aller là-bas. Un de mes amis, un Norvégien, du nom de Hvidding, qui travaillait à l’hôpital du camp ou à ce qui servait d’hôpital, me dit le jour suivant : « Je vais vous dire quelque chose : ils ont été traités, autant que je sache, par un genre de gaz ». « Comment savez-vous cela ? » lui demandai-je. Il me répondit : « Venez avec moi » ; et, par les fenêtres de l’hôpital, je pus voir quatre de ces Gitans couchés dans des lits. Il n’était pas facile de voir à travers les carreaux mais ils avaient de la bave autour de la bouche.

Mon ami me dit que les Gitans ne pouvaient dire grand’chose, tant ils étaient malades, mais, autant que mon ami pouvait le savoir, avec ce gaz utilisé sur douze Gitans qui avaient été traités, quatre vivaient encore et huit autres étaient morts à Struthof. Puis il me dit : « Vous voyez cet homme ? Quelquefois, il traverse le camp avec d’autres ». « Oui, je l’ai vu », répondis-je. « C’est le professeur Hirtz de l’Université allemande de Strasbourg », me répondit-il. « Je suis tout à fait sûr, me dit Hvidding, que cet homme est Hirt ou Hirtz. Il vient tous les jours avec une soi-disant commission pour examiner ceux qui reviennent de Struthof ; ils étudient les résultats ». C’est tout ce que je sais concernant cette question.

M. DUBOST

Combien de Norvégiens sont morts à Gross-Rosen ?

M. CAPPELEN

II m’est impossible de donner un chiffre exact pour Gross-Rosen. Mais je connais environ 40 personnes qui sont allées là-bas et j’en connais à peu près 10 qui en sont revenues : Gross-Rosen était un camp terrible.

Mais le pire de tout fut l’évacuation de ce camp ; je pense que ce fait eut lieu vers le milieu de février de cette année. Les Russes approchaient de plus en plus de Breslau.

LE PRÉSIDENT

Vous voulez dire en 1945 ?

M. CAPPELEN

Oui, je veux dire en 1945. Un jour, nous fûmes rassemblés sur l’« Appellplatz », terrain d’exercice : nous étions tous très affaiblis par le travail très dur, le manque de nourriture et les mauvais traitements. Nous sommes partis à pied, par détachements de 2.000 à 3.000. Le détachement où je me trouvais avait un effectif d’environ 2.500 à 2.800 personnes. Quand ils prenaient des effectifs, Ils indiquaient tant de personnes. Quand nous avons commencé à marcher, nous étions gardés par les SS qui s’étaient placés de chaque côté. Ils étaient très nerveux et presque comme des fous ; plusieurs étaient ivres. Nous ne pouvions marcher assez vite et ils ont défoncé le crâne de cinq personnes qui ne pouvaient suivre. Ils disaient en allemand : « Voilà ce qui arrive à ceux qui ne peuvent marcher ». Les autres auraient été traités de la même façon, s’ils n’avaient pas pu suivre. Nous marchions comme nous pouvions, nous essayions bien de nous entr’aider, mais nous étions tous trop épuisés.

Après 6 à 8 heures de marche, nous sommes arrivés à une gare de chemin de fer ; il faisait très froid et nous n’avions que les costumes rayés de la prison, de mauvaises chaussures. Mais nous nous disions : Nous sommes heureux maintenant d’être arrivés à une gare de chemin de fer ; il est préférable d’être dans un wagon à bestiaux que de marcher en plein hiver. Il faisait très froid, 11 à 12° au-dessous de zéro ; mais il y avait un long train avec des wagons découverts — en Norvège nous les appelons wagons à sable. On nous força, à coups de pied, à monter dans ces wagons ; environ 80 par wagon. Nous étions assis les uns contre les autres, gelés, sans nourriture et sans eau pendant cinq jours. Lorsqu’il neigeait, nous faisions ainsi (faisant le geste) pour nous désaltérer.

Après un temps très long qui m’a paru durer des années, nous arrivâmes à un endroit qui, je l’appris plus tard, était Dora. C’est aux environs de Buchenwald. Nous sommes arrivés là, ils nous firent descendre à coups de pied mais beaucoup étaient morts. L’homme qui était à côté de moi était mort mais je n’avais pas le droit de m’en écarter. Je devais rester assis le dernier jour près d’un cadavre. Je ne connais pas les chiffres moi-même naturellement, mais environ un tiers ou la moitié d’entre nous étaient raides morts. Je sus plus tard à Dora que le nombre de morts de notre train atteignait 1447.

De Dora, je ne me rappelle pas grand’chose, car j’étais plus ou moins mort, quoique j’aie toujours été un homme ayant bon tempérament et bonne humeur pour m’aider moi-même ou pour aider mes amis. J’avais presque abandonné. Je ne puis plus me rappeler grand’chose. J’eus la bonne chance de profiter de l’action de Bernadotte. Nous fûmes sauvés et amenés à Neuengamme, près de Hambourg. Lorsque j’y arrivai, je rencontrai quelques-uns de mes vieux amis, des étudiants de Norvège qui avaient été déportés en Allemagne et d’autres prisonniers qui venaient de Sachsenhausen et d’autres camps, les quelques prisonniers norvégiens « NN », relativement peu nombreux, qui vivaient encore et tous dans de très mauvaises conditions. Plusieurs de mes amis sont encore à l’hôpital en Norvège. Quelques-uns moururent après avoir été rapatriés.

Voilà ce qui nous est arrivé, à moi et à mes camarades pendant les 45 mois que j’ai passés en prison. Je sais très bien qu’il m’est possible de donner plus de détails que je ne l’ai fait, mais j’ai pris pour ainsi dire les parties qui montreront, je l’espère, la façon dont les SS allemands se sont conduits à l’égard des Norvégiens et en Norvège.

M. DUBOST

Pour quelle raison aviez-vous été arrêté ?

M. CAPPELEN

Je fus arrêté le 29 novembre 1941, à Hoistly ; c’est une sorte de maison de repos où l’on va faire du ski.

M. DUBOST

Qu’aviez-vous fait ? Que vous reprochait-on ?

M. CAPPELEN

Ce que j’avais fait ? Comme la plupart des Norvégiens, nous nous considérions de toute façon en guerre avec l’Allemagne. Naturellement, nous étions pour la plupart contre eux par sentiment. Aussi, je me souviens que, lorsque la Gestapo me demanda : « Que pensez-vous de Quisling ? » je lui répondis simplement : « Je vous demande ce que vous auriez fait si un officier allemand, même commandant, lorsque votre pays est en guerre et que votre Gouvernement a donné l’ordre de la mobilisation, si cet officier venait vous dire : « Oubliez cet ordre de mobilisation. » Un homme ne peut faire cela avec dignité. »

M. DUBOST

Dans son ensemble, la population allemande a-t-elle ignoré ou bien a-t-elle connu ce qui se passait dans les camps ?

M. CAPPELEN

II est naturellement très difficile pour moi de répondre à cette question ; mais en Norvège, même au moment où je fus arrêté, nous savions beaucoup de choses au sujet de la façon dont les Allemands traitaient les prisonniers.

Il y a une chose dont je me souviens, à Munich, où je travaillais. (Je ne travaillais pas ; j’étais à Dachau pendant cette courte période.) Je fus emmené une fois avec quelques autres à Munich, pour rechercher des cadavres, des bombes et autres choses semblables dans les ruines.

Je crois au moins que c’était là la raison. Ils ne nous dirent rien, mais nous savions ce dont il retournait. Nous étions environ une centaine de prisonniers. Nous ressemblions à des cadavres ambulants, nous avions très mauvais aspect. Nous parcourions les rues et les gens pouvaient nous voir ; ils pouvaient voir aussi ce que nous allions faire, le genre de travail qui (on peut le penser) était très dangereux et qui, en quelque sorte, leur rendait service. Mais ils n’étaient pas réjouis de nous voir. Quelques-uns nous injuriaient et nous criaient : « C’est par votre faute que nous sommes bombardés ».

M. DUBOST

Y avait-il des aumôniers dans vos camps ? Aviez-vous le droit de prier ?

M. CAPPELEN

Pour les internés « NN » à Natzweiler, il y avait un prêtre norvégien. Il était, je suppose, ce que vous appelez en anglais doyen (dean). Il avait un rang très élevé. Nous disions « Prost » en norvégien. Il était de la côte ouest de Norvège ; il fut amené à Natzweiler comme prisonnier « NN ». D’autres de mes camarades ont demandé s’ils pouvaient se réunir de temps en temps pour qu’il puisse parler de religion, mais il leur répondit : « Non, je n’ose pas faire cela ; j’avais une Bible, ils me l’ont prise, et ils plaisantaient à ce sujet et disaient : « Vous, sale ecclésiastique, si « vous montrez la Bible ou des choses semblables, vous savez... » Alors nous n’avons rien fait dans ce cas-là.

M. DUBOST

Ceux d’entre vous qui mouraient recevaient-ils les secours de leur religion ?

M. CAPPELEN

Non.

M. DUBOST

Les morts étaient-ils traités avec décence ?

M. CAPPELEN

Non.

M. DUBOST

Y avait-il un service religieux ?

M. CAPPELEN

Non.

M. DUBOST

Je n’ai plus de questions à poser.

LE PRÉSIDENT

Est-ce que Monsieur le Délégué soviétique a une question à poser ?

GÉNÉRAL RUDENKO

Je n’ai pas non plus de questions à poser.

LE PRÉSIDENT

Le Ministère Public des États-Unis désire-t-il poser des questions ? (Pas de réponse.) Est-ce que la Défense désire poser des questions au témoin ?

Dr MERKEL

Témoin, lors de votre premier interrogatoire, qui a eu lieu, selon l’habitude, dix jours environ après votre arrestation, avez-vous été interrogé par des agents de la Gestapo allemande ou norvégienne ?

M. CAPPELEN

Je fus interrogé par deux Norvégiens qui appartenaient, ainsi que je l’appris par la suite, à la « Staatspolizei ». Ce n’était pas la police de Norvège ; ils travaillaient avec la Gestapo. C’était en fait la même chose. Je fus interrogé par eux après les dix jours et ainsi, je le sus plus tard, ils ont agi de cette façon parce que c’était plus facile de faire l’interrogatoire en norvégien ; la plupart des Allemands ne pouvaient pas parler norvégien. Je crois que c’est pour cela qu’ils prenaient des Norvégiens et vous pouvez pratiquement les appeler « Gestapo ». Ils leur faisaient faire le premier interrogatoire.

Dr MERKEL

À la « Victoria Terrace », je crois vous avoir bien compris en disant que c’était là qu’était le quartier général de la Gestapo à Oslo ; l’interrogatoire était-il fait par des fonctionnaires norvégiens ou par des Allemands ?

M. CAPPELEN

Je puis dire qu’il a pu y avoir un Norvégien comme interprète, mais comme je parle la langue allemande, je ne puis affirmer avec cent pour cent de certitude s’il y avait là un ou deux policiers norvégiens. C’est difficile. Mais, comme « Victoria Terrace » était le quartier général de la Gestapo, ils avaient naturellement quelques nazis norvégiens pour les aider, mais la plupart d’entre eux étaient Allemands.

Dr MERKEL

Est-ce que les employés qui vous ont interrogé étaient en uniforme ou non ?

M. CAPPELEN

Au cours de mes interrogatoires quelquefois, je les ai vus en uniforme, mais lorsqu’ils me torturaient, la plupart étaient habillés en civil ; autant que je m’en souvienne, il n’y avait qu’une seule personne en uniforme une des fois où ils m’ont torturé.

Dr MERKEL

Vous dites que vous avez été traité par un médecin ; est-ce que ce médecin est venu volontairement ou lui avez-vous demandé de venir vous rendre visite ?

M. CAPPELEN

La première fois, j’ai demandé qu’un docteur vienne, mais personne n’est venu. Lorsque j’étais supposé être mort, j’ai repris connaissance tout seul ; il est possible que le gardien m’ait surveillé, car il partit et revint ensuite avec un médecin.

Dr MERKEL

Saviez-vous que, dans les camps allemands, vous étiez tenu à un silence absolu sur les conditions du camp, aussi bien entre vous qu’au dehors du camp vis-à-vis des tiers ? Saviez-vous aussi que des punitions terribles étaient infligées au cas où l’on manquait à ce silence ?

M. CAPPELEN

Dans les camps, naturellement, nous comprenions plus ou moins qu’ils était interdit de parler des tortures que l’on avait subies. Mais dans les camps « Nacht und Nebel » particulièrement, camp dans lequel je me trouvais être, les conditions étaient tellement mauvaises que même la torture, parfois, aurait été préférable à cette mort lente. Donc, les seules choses dont nous parlions étaient : « Quand finira la guerre ? », « Comment aider nos camarades ? », « Pourrons-nous avoir un peu de nourriture cette nuit ou non ? ».

Dr MERKEL

Je vous remercie.

LE PRÉSIDENT

Est-ce qu’il y a d’autres avocats qui désirent poser des questions ?

Monsieur Dubost, avez-vous quelque chose à demander ?

M. DUBOST

Je n’ai plus rien à demander, Monsieur le Président, je vous remercie.

(M. Hans Cappelen se retire.)
M. DUBOST

Si le Tribunal le veut bien, nous pourrons entendre maintenant le témoin Roser, qui donnera quelques précisions sur les conditions dans lesquelles étaient gardés, dans des camps de représailles, les prisonniers de guerre français.

(On introduit M. Paul Roser)
LE PRÉSIDENT

(Au témoin.) Quel est votre nom ?

M. PAUL ROSER

Roser Paul.

LE PRÉSIDENT

Vous jurez de parler sans haine et sans crainte, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Le témoin prête serment.)
LE PRESIDENT

Levez la main droite et dites : « Je le jure. »

M. ROSER

Je le jure.

LE PRÉSIDENT

Vous pouvez vous asseoir.

M. DUBOST

Vous vous appelez Paul Roser ?

M. ROSER

Oui.

M. DUBOST

Votre nom s’écrit R-O-S-E-R ?

M. ROSER

R-O-S-E-R.

M, DUBOST

Vous êtes né... ?

M. ROSER

Le 8 mai 1903 à Pantin.

M. DUBOST

Vous êtes de nationalité française ?

M. ROSER

Française.

M. DUBOST

Né de parents français ?

M. ROSER

Né de parents français.

M. DUBOST

Vous étiez prisonnier de guerre ?

M. ROSER

Oui.

M. DUBOST

Vous avez été fait prisonnier au combat ?

M. ROSER

Oui.

M. DUBOST

En quelle année ?

M. ROSER

Le 14 juin 1940.

M. DUBOST

Vous avez tenté de vous évader ?

M. ROSER

Oui, plusieurs fois.

M. DUBOST

Combien de fois ?

M. ROSER

Cinq fois.

M. DUBOST

Cinq fois ?

M. ROSER

Oui, cinq fois.

M. DUBOST

Vous avez été transféré finalement dans un camp disciplinaire ?

M. ROSER

Oui.

M. DUBOST

Voulez-vous indiquer quel était le régime de ce camp disciplinaire ? Vous préciserez votre grade et vous indiquerez quel est le traitement que l’on a fait subir aux Français de votre grade dans les camps disciplinaires, et pour quelles raisons.

M. ROSER

Parfaitement. J’étais aspirant ; c’est un grade qui, en France, se place entre celui d’adjudant-chef et de sous-lieutenant. J’ai été dans plusieurs camps disciplinaires. Le premier était un petit camp, que les Allemands appelaient Strafkommando, à Linzbourg dans le Hanovre. C’était en 1941 ; nous étions une trentaine. Au cours de mon séjour dans ce commando, dans l’été de 1941, nous avons tenté de nous évader. Une nouvelle fois, nous avons été repris par nos gardiens, au moment même où nous sortions. Nous étions naturellement désarmés. Les Allemands, nos gardiens, ayant repris l’un d’entre nous, ont voulu lui faire dire quels étaient ceux qui voulaient également s’évader. L’homme gardait le silence ; les gardiens se jetèrent sur lui, le frappant de la crosse du revolver au visage, de coups de baïonnette, de coups de crosse de fusil. À ce moment-là, ne voulant pas laisser tuer notre camarade, plusieurs d’entre nous s’avancèrent et se dénoncèrent : je reçus alors une volée de coups de baïonnette appliqués sur la tête et je tombai évanoui. Lorsque je revins à moi, un des Allemands était agenouillé sur ma jambe et continuait à me frapper ; un autre, levant son fusil, cherchait à atteindre ma tête. Je ne fus sauvé à cette occasion que par l’intervention de mes camarades, qui se jetèrent entre les Allemands et moi. Cette nuit-là, nous fûmes frappés pendant trois heures exactement, à coups de crosse de fusil, coups de baïonnette et coups de crosse de revolver au visage. J’ai perdu connaissance trois fois. Le lendemain, on nous emmena au travail quand même. Nous creusions des fossés de drainage dans des marécages ; c’était un travail très dur qui commençait à 6 h. 30 du matin pour s’achever à 6 heures le soir. Nous faisions deux pauses d’une demi-heure chacune, nous n’avions rien à manger pendant la journée ; la soupe, en rentrant le soir, et un morceau de pain, un petit saucisson ou 2 centimètres cubes de margarine, et c’était tout.

À la suite de notre tentative d’évasion, nos gardiens nous ont retenu tous les colis que nos familles nous envoyaient, pendant un mois ; nous ne pouvions pas écrire ni recevoir de correspondance. Au bout de 3 mois et demi, en septembre 1941, nous avons été envoyés dans des commandos ordinaires ; j’ai personnellement été très malade à cette époque et suis rentré au Stalag X-B, à Sandbostel.

M. DUBOST

Pourquoi étiez-vous soumis à un régime spécial bien qu’aspirant ?

M. ROSER

Certainement à cause de mes tentatives d’évasion.

M. DUBOST

Aviez-vous accepté de travailler ?

M. ROSER

Non pas, j’avais, comme tous mes camarades aspirants et comme la plupart des sous-officiers, refusé de travailler, m’appuyant sur les dispositions de la Convention de Genève, que l’Allemagne avait signée, et qui prévoit que les sous-officiers prisonniers ne peuvent être astreints à aucun travail sans leur consentement. L’Armée allemande, aux mains de laquelle nous nous trouvions, n’a, pour ainsi dire, jamais respecté cet engagement pris par l’Allemagne.

M. DUBOST

Êtes-vous au courant des exécutions auxquelles il aurait été procédé à l’Oflag XI-B ?

M. ROSER

J’ai été au courant de la mort de plusieurs prisonniers français ou alliés, en particulier à l’Oflag XI à Grossborn, en Poméranie. Le lieutenant français Robin, qui avait préparé avec plusieurs camarades une évasion, et pour cela creusé un tunnel, a été tué de la manière suivante : les Allemands ayant eu connaissance du tunnel prépare, le Hauptmann Buchmann, qui faisait partie du cadre du camp, a guetté la sortie des évadés avec quelques gardiens allemands. Le lieutenant Robin, qui sortait le premier, a été tué d’un coup de feu, alors qu’évidemment il ne pouvait aucunement attaquer qui que ce soit ou se défendre.

D’autres cas de ce genre se sont produits : un de nos amis, le lieutenant français Ledoux, envoyé à la forteresse de Graudenz, où il a subi un régime de détention terrible, a vu tuer son meilleur ami, le lieutenant britannique Anthony Thomson, par le Hauptfeldwebel Ostreich, d’un coup de revolver dans la nuque, dans leur cellule. Le lieutenant Thomson venait d’essayer de s’évader et avait été repris sur le terrain d’aviation par les Allemands. Le lieutenant Thomson appartenait à la RAF.

J’aurais aussi à dire qu’au camp de Rawa-Ruska en Galicie, où j’ai fait un séjour de cinq mois, plusieurs de nos camarades...

M. DUBOST

Voulez-vous dire pourquoi vous étiez à Rawa-Ruska ?

M. ROSER

Au cours de l’hiver 1941-1942, les Allemands désirant intimider premièrement les sous-officiers réfractaires au travail, deuxièmement les évadés, troisièmement les hommes qui, employés dans des commandos, étaient surpris à saboter, nous prévinrent qu’à partir du 1er avril 1942, tous les évadés qui seraient repris seraient envoyés dans un camp spécial, un Straflager à Rawa-Ruska, en Pologne. C’est à la suite d’un nouvel essai d’évasion que je fus, avec environ 2.000 Français, emmené en Pologne. Je me trouvais à Limbourg-an-der-Lahn, Stalag XII-A, où nous avons été regroupés et mis dans des wagons. Nous avons été dépouillés de nos capotes, de nos souliers, de tous les vivres que certains d’entre nous pouvaient conserver, placés dans des wagons, où l’effectif variait de 53 à 56. Le voyage a duré six jours. On ouvrait généralement les wagons quelques minutes au cours d’une halte, en pleine campagne. On nous a donné en six jours deux fois de la soupe, une fois à Oppeln, une fois à Jaroslaw, et cette soupe était immangeable. Nous sommes restés 36 heures sans boire au cours de ce voyage ; comme nous n’avions aucun récipient avec nous, il était impossible de faire provision d’eau. Lorsque nous sommes arrivés à Rawa-Ruska, le 1er juin 1942, nous avons trouvé d’autres prisonniers, Français pour la plupart, qui étaient là depuis quelques semaines, extrêmement découragés, un régime alimentaire de beaucoup inférieur à tout ce que nous avions vu jusqu’alors ; et pour personne, aucun colis de la Croix-Rouge internationale ou familial n’avait été délivré. Nous nous sommes trouvés à cette époque, environ 12.000 ou 13.000 dans ce camp. Il y avait pour cette population un robinet fournissant quelques heures par jour de l’eau non potable. Cet état de choses a duré jusqu’à la visite de deux médecins suisses, qui sont venus au camp en septembre, je crois. Le logement consistait en quatre casernes où les chambres ont contenu jusqu’à 600 hommes. Nous étions empilés sur les bat-flanc à trois étages, avec environ 35 à 40 centimètres pour chacun de nous.

Durant notre séjour à Rawa-Ruska, il y a eu de nombreuses tentatives d’évasion, plus de 500 en six mois ; plusieurs de nos camarades ont été tués, certains ont été tués au moment où une sentinelle les apercevait. Malgré la tristesse, aucun d’entre nous ne contestait le droit de nos gardiens dans de pareils cas ; mais plusieurs ont été assassinés, en particulier le 12 août 1942, au commando de Tamopol, le soldat Lavesque a été retrouvé portant plusieurs traces de coups de feu et plusieurs larges plaies, produites par des coups de baïonnette.

Le 14 août, au commando de Verciniec, 93 Français ayant réussi à creuser un tunnel s’évadèrent. Le lendemain, trois d’entre eux : Conan, van den Boosch, Poutrelle, ont été surpris par des soldats allemands qui les recherchaient. Deux d’entre eux dormaient, le troisième, Poutrelle, ne dormait pas. Les Allemands, un caporal et deux hommes, vérifièrent l’identité des trois Français, très calmement, sans cris. Ensuite ils leur annoncèrent : « Maintenant, nous sommes obligés de vous tuer. » Les trois malheureux invoquèrent leur famille, demandèrent grâce ; le caporal allemand fit cette réponse que nous avons entendue trop souvent : « Befehl ist Befehl » (Un ordre est un ordre), et ils abattirent immédiatement deux des prisonniers français : Conan et van den Boosch ; Poutrelle partit comme un fou et par chance ne fut pas rejoint. Par contre, il fut surpris quelques jours plus tard dans la région de Cracovie.

Il fut alors ramené à Rawa-Ruska même, où nous l’avons vu dans un état proche de la folie.

Le 14 août encore, au commando de Stryj, une corvée d’une vingtaine de prisonniers, accompagnée de plusieurs gardiens, se rendait au travail...

M. DUBOST

Je vous demande pardon : il s’agit de prisonniers de guerre français ?

M. ROSER

Prisonniers de guerre français dans le cas présent.

Longeant un bois, le sous-officier allemand qui, depuis quelque temps, poursuivait deux d’entre eux : Pierrel et Ondiviella, les entraîna dans le bois. Quelques instants après, les autres entendirent des coups de feu : Pierrel et Ondiviella venaient d’être tués.

Le 20 septembre 1942, à Stryj encore, un commando était au travail sous le surveillance de militaires allemands et de contremaîtres civils allemands. Un des Français réussit à s’évader. Sans attendre, le sous-officier allemand choisit deux hommes nommés — si mes souvenirs sont exacts — Saladin et Dubœuf, et les abattit sur place. Des faits de ce genre se sont encore produits en d’autres circonstances. La liste serait longue.

M. DUBOST

Pouvez-vous parler des conditions dans lesquelles ont été traités les sous-officiers réfractaires qui étaient avec vous à Rawa-Ruska, réfractaires au travail ?

M. ROSER

Les sous-officiers qui refusaient de travailler ont été groupés dans une partie du camp, dans deux des immenses écuries qui servaient de logements ; ils ont été soumis à un régime de répression sévère, rassemblements fréquents, appels, exercices :

« Couchez-vous. » « Debout. » C’est un exercice qui, lorsqu’il est poursuivi quelque temps, est épuisant. Un jour, le sergent Corbihan ayant refusé au capitaine Foumier — nom français d’un capitaine allemand — de prendre un outil pour le travail, le capitaine allemand fit un geste et un des soldats allemands, qui était avec lui, traversa Corbihan de sa baïonnette. Ce dernier échappa à la mort par miracle.

M. DUBOST

Combien y eut-il de disparus ?

M. ROSER

À Rawa-Ruska, dans les cinq mois que j’y ai passés, nous avons vu l’enterrement d’une soixantaine de camarades, morts de maladie ou tués au cours d’évasions. Jusqu’à présent, une centaine de ceux qui étaient avec nous et qui ont essayé de s’évader là-bas n’ont pu être retrouvés.

M. DUBOST

Est-ce tout ce dont vous avez été témoin ?

M. ROSER

Non.

Je dois dire que le séjour au Straflager de Rawa-Ruska comportait une chose plus terrible que ce que nous, prisonniers, avons vu et souffert. Nous étions obsédés par ce que nous savions tout ce qui se passait autour de nous. Les Allemands avaient transformé la région de Lemberg-Rawa-Ruska en une espèce d’énorme ghetto. On avait amené dans cette région, où les Israélites étaient déjà nombreux, des Juifs de tous les pays d’Europe. Tous les jours, pendant cinq mois, sauf une interruption de six semaines,. environ en août et septembre 1942, nous avons vu passer, à 150 mètres de notre camp, un, deux, quelquefois trois convois de wagons de marchandises, dans lesquels étaient empilés hommes, femmes et enfants. Un jour, une voix venue de ces wagons, nous cria : « Je suis de Paris, nous allons à la boucherie ». Très souvent, des camarades qui sortaient du camp pour aller travailler trouvaient des cadavres le long de la voie ferrée. Nous savions vaguement à l’époque que ces trains s’arrêtaient à Belcec, lieu situé à 17 kilomètres environ de notre camp, et que là on procédait à l’exécution de ces malheureux par des moyens que j’ignore.

Une nuit, en juillet 1942, nous avons entendu des rafales de mitraillette toute la nuit, des hurlements de femmes, d’enfants. La lendemain matin, des bandes de soldats allemands parcouraient les seigles, au bord de notre camp, la baïonnette basse, et cherchant des gens cachés. Ceux de nos camarades qui sont sortis ce jour-là pour le travail nous ont rapporté avoir vu des morts partout en ville, dans les ruisseaux, dans les granges, dans les maisons. Par la suite, certains de nos gardiens, qui avaient participé à l’opération, nous ont complaisamment expliqué que 2.000 Juifs avaient été exécutés, avaient été tués, cette nuit-là, sous le prétexte que deux SS avaient été assassinés dans la région.

Plus tard, en 1943, la première semaine de juin a vu un pogrom qui, à Lemberg, a valu la mort de 30.000 Juifs. Je n’étais pas personnellement à Lemberg, mais plusieurs médecins militaires français, le médecin commandant Guiguet, le médecin lieutenant Levin, m’ont raconté cette scène.

LE PRÉSIDENT

II semble que le témoin ne terminera pas son témoignage maintenant, et nous allons suspendre l’audience jusqu’à 2 heures.

(L’audience est suspendue jusqu’à 14 heures.)