QUARANTE-SIXIÈME JOURNÉE.
Mercredi 30 janvier 1946.

Audience du matin.

L’HUISSIER AUDIENCIER

Plaise au Tribunal. Je désire faire savoir que les accusés Kaltenbrunner et Seyss-Inquart, malades, n’assisteront pas à l’audience ce matin.

LE PRÉSIDENT

Dr Babel, il paraît que vous ne désirez pas contre-interroger le témoin français ?

M. BABEL

C’est exact.

LE PRÉSIDENT

Alors le témoin français peut rentrer chez lui.

M. DUBOST

Merci, Monsieur le Président.

LE PRÉSIDENT

Monsieur Dubost, pour certaines raisons, il serait peut-être préférable que le témoin français ne parte pas. Je crois l’avoir vue ce matin en dehors du Tribunal. Pourriez-vous la retenir, s’il vous plaît ? Je crains qu’elle ne doive rester aujourd’hui.

M. DUBOST

Bien, Monsieur le Président,

LE PRÉSIDENT

Veuillez être assez aimable pour me donner d’abord soigneusement et lentement les numéros des documents, parce que nous éprouvons de grosses difficultés à les trouver, et veuillez spécifier aussi, autant que vous le pourrez, le livre dans lequel ils se trouvent.

M. DUBOST

Plaise au Tribunal. Nous continuerons l’exposé de l’organisation et du fonctionnement des camps ; nous avons commencé hier soir en soumettant au Tribunal le document n° R-91 qui démontre que leur extension tendait :

1° À suppléer à l’absence de main-d’œuvre ;

2° À exterminer les forces mortes.

Après le document n° R-91, qui est déposé sous le n° RF-347, nous donnerons lecture du document n° F-285, déjà déposé sous le n° RF-346 (deuxième livre de documents) :

Ce document est daté du 17 décembre 1942 et il est le résultat du document que nous vous avons lu hier. Premier paragraphe :

« Pour d’importantes raisons militaires qui n’ont pas à être spécifiées, le Reichsführer SS et chef de la Police allemande... »

LE PRÉSIDENT

Vous avez lu cela hier.

M. DUBOST

C’est exact, Monsieur le Président. Page 18, sixième paragraphe, au sommet de la page :

« Des Polonais susceptibles d’être germanisés et des détenus faisant l’objet de demandes spéciales ne devront pas être transférés. »

Page 19, dernier paragraphe :

« ... d’autres papiers ne seront pas nécessaires pour les travailleurs originaires des pays de l’Est. »

Ceci démontre qu’on arrêtait indistinctement pour obtenir de la main-d’œuvre, et qu’on attachait si peu d’importance à cette main-d’œuvre qu’il suffisait de l’enregistrer sous un numéro matricule.

Voyons maintenant de quelle façon était utilisée cette main-d’œuvre : des hommes ont été installés — le témoin Balachowsky vous le disait hier — à proximité des usines, à Dora, dans des souterrains qu’ils avaient eux-mêmes creusés, et où ils vivaient dans des conditions défiant toutes les règles de l’hygiène. A Ohrdruf près de Gotha, les détenus construisaient des fabriques de munitions. Buchenwald a approvisionné en travailleurs les usines de Hollerith, de Dora, les usines de sel de Neustassfurt. Dans le document n° RF-301, au bas de la page 45, le Tribunal lira :

« Ravensbrück fournissait les travailleurs pour les usines Siemens, celles de Tchécoslovaquie ou les ateliers de Hanovre. »

Ces mesures spéciales, comme l’indiquait le témoin Balachowsky, permettaient de conserver le secret de la fabrication de certaines armes de guerre, telles que les « V. 1, V. 2 ».

« Les déportés n’avaient aucun contact avec l’extérieur ; la main-d’œuvre de déportés permettait d’obtenir un rendement qu’il était impossible d’obtenir d’ouvriers même étrangers. »

Le Ministère Public français déposera maintenant le document R-129, sous le n° RF-348, concernant la direction des camps de concentration (deuxième livre de documents) :

« La direction d’un camp de concentration et de toutes les exploitations économiques qui se trouvent de son ressort, revient au commandant du camp. »

Cinquième paragraphe, chiffre IV :

« Le commandant du camp est seul responsable du travail effectué par les travailleurs, ce travail — nous soulignons ce mot « travail » — doit être, au vrai sens du mot, épuisant, pour qu’on puisse atteindre le maximum de rendement. »

Deux paragraphes plus bas :

« Le temps de travail n’est pas limité ; la durée dépend de l’organisation du travail dans le camp, et est déterminée par le commandant du camp seul. »

Plus loin, dernier paragraphe, page 23 du livre :

« Le commandant doit allier une connaissance technique dans les domaines militaires et économiques à une direction sage et avisée de groupes d’hommes, qu’il doit prendre en mains pour obtenir un potentiel de rendement élevé. »

Et ce document est signé de Pohl ; il est daté de Berlin du 30 avril 1942.

Nous rappellerons, simplement pour mémoire, un document que nous avons déjà cité à propos du camp d’Ohrdruf et qui a été déposé sous le n° RF-140.

Nous passerons à la lecture du document n° PS-1584 (n° RF-349). Ce document est signé de Göring et adressé à Himmler : il établit, d’une façon décisive, la responsabilité de Göring dans l’utilisation criminelle de cette main-d’œuvre de déportés.

Nous lisons le deuxième paragraphe de la deuxième page :

« Cher Himmler,

« ... En même temps, je vous prie de tenir à ma disposition, pour l’armement de l’Aviation, une quantité aussi importante que possible de prisonniers KZ... » (c’étaient les initiales des prisonniers des camps de concentration), « ... étant donné que l’expérience faite jusqu’à présent a démontré que cette main-d’œuvre pouvait très bien être employée. La situation de la guerre aérienne rend nécessaire le transfert, sous terre, de l’industrie. Justement en cela, les questions du travail et du logement se trouvent particulièrement bien réunis pour ces prisonniers. »

Nous connaissons donc le responsable des conditions effroyables dans lesquelles se sont trouvés les internés de Dora, et ce responsable est sur le banc des accusés.

LE PRÉSIDENT

Vous ne nous avez pas donné la date de ce document. Est-ce le 19 février 1944 ?

M. DUBOST

Sur la première page, nous voyons que le 19 février 1944 une lettre fut adressée au Dr Brandt, se rapportant aux télétypes qui émanent du Feldmarschall.

LE PRÉSIDENT

Était-ce la deuxième lettre que vous avez lue ? Est-elle datée du 19 février 1944 ?

M. DUBOST

L’original est du 15 avril 1944. Voici une photocopie.

LE PRÉSIDENT

Pourriez-vous nous dire ce que signifient les deux lettres KZ ?

M. DUBOST

Le 15 avril 1944, sur l’original du télétype, cela signifie camp de concentration.

LE PRÉSIDENT

Pour l’exactitude du compte rendu, il semble que la lettre de la deuxième page ne soit pas du 15 avril 1944, mais du 14 février, n’est-ce pas ?

M. DUBOST

Oui, c’est le 14 février, 20 h. 30. C’est un télétype qui fut classé le 15 avril 1944. C’est là la cause de mon erreur.

LE PRÉSIDENT

Monsieur Dubost, voulez-vous prouver ou suggérer que cette lettre montre que l’accusé Göring est responsable des expériences qui ont eu lieu, ou seulement le fait que ces prisonniers ont été utilisés comme main-d’œuvre.

M. DUBOST

Nous n’avons pas parlé d’expériences, nous avons parlé d’internement dans des camps souterrains, comme ceux de Dora, dont le témoin, M. Balachowsky, nous a parlé hier, dans la première partie de son témoignage.

En ce qui concerne cette volonté d’extermination, dont nous parlons depuis le début de nos explications de ce matin, nous la tenons établie d’abord par le texte du document R-91 déposé sous le n° RF-347 dont nous avons donné lecture hier après-midi en fin d’audience ; il s’agit d’une lettre qui n’a pas encore été authentifiée, et par les rapports des déclarations qu’ont faites les témoins. Ils vous ont apporté la preuve que, dans tous les camps où ils ont séjourné, les mêmes procédés d’extermination par le travail ont été-mis en œuvre.

En ce qui concerne l’extermination brutale par les gaz, nous avons enfin des factures de gaz asphyxiants, destinés à Oranienburg et à Auschwitz, qui sont déposées au Tribunal sous le n° RF-350 (PS-1553). Le Tribunal en trouvera la traduction page 27 du deuxième livre de documents (la traduction en français de ces factures — c’est un souci de loyauté qui nous le fait déclarer — n’est pas absolument conforme au texte allemand. Ne lisez donc pas « extermination » à la cinquième ligne, mais « assainissement »).

Le témoignage de Madame Vaillant-Couturier nous a appris que ces gaz, utilisés pour la destruction des poux et autres parasites, ont été aussi utilisés pour l’anéantissement des êtres humains. D’ailleurs, la quantité de gaz livrée et la fréquence à laquelle ces envois étaient faits, ainsi qu’en témoigne le grand nombre de factures que nous versons aux débats, prouvent que ces gaz étaient à double fin.

Nous avons, en effet, des factures du 14 février, du 16 février, du 8 mars, du 13 mars, du 20 mars, du 11 avril, du 27 avril, du 12 mai, du 26 mai, du 31 mai, factures qui sont toutes déposées comme document sous le n° RF-350.

LE PRÉSIDENT

Déposez-vous comme preuve les originaux de ces factures auxquelles vous vous référez dans ce document ?

M. DUBOST

Je prie le secrétaire du Tribunal de les transmettre à Monsieur le Président, et prie le Tribunal d’examiner attentivement ces factures. Il constatera que les quantités de cristaux toxiques expédiés à Oranienburg et à Auschwitz sont considérables : sur une facture du 30 avril 1944, le Tribunal verra que 832 kilogs de cristaux ont été expédiés, donnant 555 kilogs net.

LE PRÉSIDENT

Quel est ce document que vous venez de verser ?

M. DUBOST

Du 30 avril 1944, mais je les prends au hasard.

LE PRÉSIDENT

Je ne demande pas la date, je voudrais savoir quelle est l’autorité qu’on peut donner à ce document :

vient-il d’une des commissions établies par la République Française ?

M. DUBOST

C’est un document américain classé dans les archives américaines sous le n° PS-1553.

LE PRÉSIDENT

Monsieur Dubost, la note au bas du document n° PS-1553 n’était pas dans l’original qui a été fourni par les États-Unis, n’est-ce pas ?

M. DUBOST

Non, Monsieur le Président, mais vous avez sous les yeux tous les originaux dans la cote qui vient de vous être transmise par le greffier.

LE PRÉSIDENT

À moins que vous n’ayez un affidavit identifiant ces originaux, les originaux ne sont pas une preuve par eux-mêmes ; il faut prouver la véracité de ces documents que vous venez de nous fournir, soit par un témoin, soit par un affidavit ; ces documents sont des documents, mais ils ne prouvent rien par eux-mêmes.

M. DUBOST

Ces documents ont été recueillis par l’Armée américaine et classés aux archives du Procès de Nuremberg. Je les ai pris dans les archives de la Délégation américaine, et je leur ai accordé le même crédit qu’à tous les autres documents classés par mes collègues américains dans leurs archives. Ils proviennent sans doute de prises de guerre de l’Armée américaine.

LE PRÉSIDENT

Il y a deux points, Monsieur Dubost : le premier est le suivant : la pièce PS-1553 était, j’imagine, certifiée par un officier des États-Unis. Aucun des documents sur lesquels vous attirez notre attention dans le cas présent n’a été certifié, autant que nous pouvons le voir ; et deuxièmement : nous ne pouvons pas prendre acte de ces documents, qui sont des documents privés, et, à moins qu’ils ne soient lus au Tribunal, ils ne peuvent pas être fournis comme preuves ; mais ces preuves peuvent être établies simplement par un certificat ou un affidavit annexé à ces documents et montrant qu’ils sont analogues au document qui est une pièce des États-Unis.

M. DUBOST

Les documents que je viens de produire sont tous des documents des États-Unis et ils sont tous classés aux archives de la Délégation des États-Unis sous le n° PS-1553.

LE PRÉSIDENT

Monsieur Dubost, la pièce 1553, pièce américaine PS, n’a pas encore été présentée au Tribunal et le Tribunal pense qu’il ne peut prendre acte de cette pièce sans autre certificat ; et il pense qu’une brève déclaration sous serment doit être faite pour identifier le document.

M. DUBOST

Nous demanderons à nos collègues américains du Ministère Public de nous fournir cet affidavit ; nous ne pouvions penser que ce document, classé dans leurs archives, pourrait être écarté.

Cette volonté d’extermination, d’ailleurs, n’a pas besoin d’être prouvée par ce document ; elle est établie amplement par les témoignages que nous avons apportés au Tribunal : c’est le témoin Boix qui nous a rapporté ces paroles : « Personne ne doit sortir vivant d’ici... il n’y a qu’une sortie, c’est la cheminée du four crématoire. »

Le document n° F-321 que nous déposons sous le n° RF-331 rapporte, page 49, en haut de la page :

« La seule explication que les SS donnaient aux détenus était celle qu’aucun captif ne devait jamais sortir vivant de ces lieux. »

Page 179, l’avant-demier paragraphe dans le texte français :

« Les SS nous disaient : il n’y a qu’une sortie, c’est la cheminée. »

Page 174, dernier paragraphe avant le titre « Passage aux gaz et incinération » :

« D’ailleurs, ce camp avait pour but essentiel d’exterminer la plus grande quantité possible d’hommes ; il portait le nom de camp de destruction. »

Cette destruction, cette extermination des internés se fit sous deux formes différentes : l’une progressive, l’autre brutale. Nous extrayons du compte rendu d’une délégation de parlementaires britanniques, du mois d’avril 1945, que nous déposons sous le n° RF-351, ces mots (page 29, troisième paragraphe) :

« Bien que le travail de nettoyage du camp ait été continué pendant plus d’une semaine avant notre visite, nous avons immédiatement ressenti et continuons de ressentir une impression de malpropreté intense... »

(Page 30, avant-dernier paragraphe) :

« Cependant, nous voudrions conclure en déclarant que, suivant notre opinion, bien pesée et unanime, fondée sur des preuves valables, une politique de famine continue et de brutalité inhumaine a été poursuivie à Buchenwald pendant longtemps et que de tels camps font toucher à l’humanité le degré le plus bas de dégradation qu’elle ait jamais pu atteindre. »

De même le rapport du comité constitué par lé général Eisenhower, que nous déposons sous le n° RF-352 (L-159) déclare (pages 31, 32 et 33 du même livre de documents) :

Page 31 : « Atrocités et autres conditions dans les camps de concentration en Allemagne. Rapport d’un comité fondé par le général Eisenhower sous les auspices du chef d’État-Major général George Marshall, adressé au Congrès des États-Unis et concernant les atrocités et autres conditions dans les camps de concentration en Allemagne. »

Page 32 : « Le but de ce camp était l’extermination par la faim, les coups, la torture, la surpopulation des dortoirs et la maladie. Le résultat de ces mesures était rehaussé par le fait que les prisonniers étaient obligés de travailler dans une usine d’armements contiguë, fabriquant de petites armes, des fusils... »

Les moyens mis en œuvre pour réaliser cette extermination progressive sont multiples, ainsi que le montrent des documents qui viennent de nous parvenir. Ces documents qui vont être déposés ont été communiqués à la Défense ; ils constituent en quelque sorte des formulaires imprimés, venant d’Auschwitz d’ailleurs, concernant le nombre de coups pouvant être administrés aux internés ou aux prisonniers. Ces documents seront transmis à la Défense pour lui permettre d’exercer sa critique. Ils viennent justement de nous être remis. Je ne suis pas en mesure d’authentifier leur origine aujourd’hui. Ils me semblent avoir un caractère parfaitement authentique. Des photocopies en ont été fournies à la Défense.

LE PRÉSIDENT

Monsieur Dubost, le Tribunal pense qu’il ne peut admettre ces documents pour le moment ; il est possible qu’après avoir eu plus de temps pour examiner la question, vous puissiez fournir des preuves authentifiant ces documents, mais nous ne pouvons admettre ces documents sur votre déclaration selon laquelle vous pensez qu’ils sont authentiques.

M. DUBOST

D’ailleurs, tout concourait dans les camps à préparer l’extermination progressive des gens qui y étaient internés : leur situation était la suivante : exposés à un climat dur, un certain nombre travaillait dans des souterrains. Les conditions de vie ont été mises en lumière par les témoignages que vous avez entendus. Lorsque les internés arrivaient, ils devaient rester nus des heures entières, pendant qu’on les immatriculait, ou en attendant d’être tatoués.

Tout concourait à préparer la mort rapide des internés. Bon nombre d’entre eux étaient soumis à un régime encore aggravé, dont la description a été donnée au Tribunal par le Ministère Public américain, alors qu’il déposait les documents n° USA-243 et suivants sur le régime « NN » .

Nous ne pensons pas qu’il soit nécessaire de revenir sur la description de ce régime. Nous apporterons seulement un nouveau document qui montre avec quelle rigueur le régime « NN » fut appliqué à nos compatriotes. Il figure sous le n° RF-326, F-278 (b) .

Il provient de la Commission d’armistice allemande de Wiesbaden et montre qu’aux protestations répétées de la population française et même des autorités de fait de Vichy, contre le silence qui entourait les internés « NN », jamais aucune mesure ne fut prise. Je lirai maintenant le paragraphe 2, qui explique pourquoi il ne faut pas répondre aux légitimes inquiétudes des familles. Cet effet a été prévu et voulu par le Führer. Il estime :

« Qu’une intimidation efficace et durable de la population, pour qu’elle mette fin aux actes criminels contre les forces d’occupation ne peut être obtenue que par la peine de mort ou des mesures laissant les proches des délinquants et la population dans l’incertitude de leur sort. »

Nous ne nous attarderons pas davantage sur une description des blocs et des conditions d’hygiène faites aux internés dans les blocs. Quatre témoins, qui tous provenaient de camps différents, vous ont indiqué que, dans ces différents camps, les conditions d’hygiène étaient identiques, que les blocs étaient aussi surpeuplés. Nous savons que partout l’eau était en quantité insuffisante, que partout les déportés couchaient à deux ou trois dans des lits de 75 à 80 centimètres de large. Nous savons que le linge n’était jamais renouvelé ou était en très mauvais état. Nous connaissons de même les conditions dans lesquelles était assuré le service sanitaire des camps. Plusieurs témoins médecins sont venus déposer devant vous. Le Tribunal trouvera confirmation de leur témoignage dans le document n° RF-354 (F-121) . Nous n’en lirons qu’une ligne, page 100 de votre livre de documents :

« En raison du manque d’eau, les détenus étaient obligés pour calmer leur soif de chercher de l’eau croupie dans les cabinets. »

Même indication au document n° RF-331 (F-321), page 119 du texte français, troisième paragraphe :

« Le service chirurgical a été assuré par un Allemand qui se prétendait chirurgien de Berlin, et c’était un détenu de droit commun. Il tuait son malade à chaque opération... »

Deux paragraphes plus bas :

« La direction du bloc était assurée par deux Allemands remplissant le rôle d’infirmiers ; hommes sans scrupules qui faisaient les opérations chirurgicales sur place avec un nommé H … , maçon de métier. »

Après les déclarations faites par nos témoins qui, en leur qualité de docteurs en médecine, ont pu soigner les malades dans les infirmeries des camps, il paraît superflu de multiplier les citations de nos documents.

Lorsque la main-d’œuvre était exténuée de travail, lorsqu’il devenait impossible de la récupérer, des sélections étaient faites, qui séparaient les éléments inutilisables, dans le but de les faire exterminer, soit par les chambres à gaz, comme cela nous a été rapporté par le premier témoin français, Madame Vaillant-Couturier, soit par des piqûres intracardiaques, comme l’ont rapporté deux témoins français, les docteurs Dupont et Balachowsky.

Ce système des sélections a été pratiqué dans tous les camps et obéissait d’ailleurs à des instructions d’ordre général dont nous vous avons donné la preuve par la lecture du document R-91 que nous avons déposé sous le n° RF-347.

LE PRÉSIDENT

Vous l’avez déjà déposé comme preuve, n’est-ce pas ?

M. DUBOST

Oui, je n’ai pas l’intention de le relire. Je voudrais seulement le rappeler à l’attention du Tribunal, car il fait partie de l’ensemble de mes preuves.

LE PRÉSIDENT

Nous ne voulons pas des déclarations sous serment de témoins ayant déjà déposé. Cette déclaration sous serment, PS-3249, n’a pas été introduite, n’est-ce pas ?

M. DUBOST

Non, non, c’est simplement une répétition du témoignage. Nous ne voulons pas l’introduire, Monsieur le Président. Nous l’utilisons simplement pour rappeler que Blaha a déjà décrit ici les conditions de l’infirmerie.

À toutes ces misérables conditions de vie s’ajoutait le travail, travail exténuant, car tous les déportés étaient voués à l’accomplissement des travaux les plus durs. Nous savons qu’ils travaillaient en commandos et en usines. Nous savons, pour avoir entendu les témoins, que la durée du travail était au minimum de 12 heures et qu’elle était souvent prolongée par les caprices du commandant du camp.

Le document n° R-129 (RF-348) (pages 22 et 23 du deuxième livre de documents) dont nous vous avons déjà donné lecture, qui émane de Pohl et qui est adressé à Himmler, suggère que les heures de travail soient en quelque sorte illimitées.

Ce travail s’effectuait, les témoins nous l’ont dit, dans l’eau, dans la boue, dans les usines souterraines, à Dora par exemple, dans les carrières de Mauthausen et, en dehors de ce travail, épuisant par lui-même, les déportés subissaient les mauvais traitements des SS et des Kapos tels que coups et morsures de chiens.

Le document F-274, déposé sous le n° RF-301 (pages 74 et 75) en apporte un témoignage officiel.

Est-il nécessaire de lire ce document ? C’est un document officiel sur lequel nous revenons constamment et qui a été traduit en allemand et en anglais ?

LE PRÉSIDENT

Je ne crois pas qu’il doive être lu.

M. DUBOST

Merci, Monsieur le Président. Ce même document, pages 77 et 78, nous apprend que tous les détenus étaient astreints, même dans les conditions les plus difficiles au point de vue de l’hygiène et de la santé, au travail qui leur était fixé ; pour eux il n’y avait point de quarantaine, même dans les périodes de grandes contagions et de grandes épidémies.

Le document français n° RF-330 (F-392), que nous avons déjà déposé, qui est le témoignage du docteur Steinberg, confirme la déposition de Madame Vaillant-Couturier. Dans le douzième document de votre premier livre de documents, nous lisons à la page 4, troisième paragraphe :

« Nous recevions un demi-litre de tisane. Ceci se passait après le réveil ; un surveillant placé à l’entrée de la porte activait les ablutions à coups de matraque ; un manque d’hygiène amena par la suite une épidémie de typhus... »

Vous trouverez à la fin du troisième paragraphe les conditions dans lesquelles le transport des travailleurs vers les usines avait lieu.

Dans le cinquième paragraphe, description des chaussures : « Nous avions été pourvus de chaussures en bois qui, au bout de quelques jours, provoquaient des blessures ;...celles-ci provoquaient des phlegmons, qui ont entraîné la mort dans beaucoup de cas. »

Je vais lire maintenant le document n° R-129, pages 22, 23, 24 du second livre de documents que nous déposons sous le n° ...

LE PRÉSIDENT

Un instant, je vous prie. Le Tribunal va suspendre l’audience pendant un quart d’heure.

(L’audience est suspendue.)
LE PRÉSIDENT

Monsieur Dubost, le Tribunal a considéré la question des preuves que vous avez présentées sur les camps de concentration et il est d’avis que vous avez prouvé l’accusation pour le moment, sous réserve de témoignages qui pourraient être présentés de la part des accusés et sous réserve aussi de votre droit, en vertu de l’article 24 du Statut, de présenter une réplique si le Tribunal pense qu’il est bon d’introduire cette réplique,

Nous pensons, par conséquent, qu’il n’est pas dans l’intérêt du Procès que le Statut oblige à être expéditif, que de nouvelles preuves soient présentées au point où nous en sommes, sur les camps de concentration, à moins qu’il n’y ait des questions nouvelles concernant les camps de concentration sur lesquelles vous n’ayez pas encore attiré notre attention. S’il y a encore des questions semblables, nous voudrions que vous les spécifiiez avant de présenter de nouveaux témoignages sur ce point.

M. DUBOST

Je remercie le Tribunal de cette décision. Je ne lui cache pas qu’avant de pouvoir faire le choix des points sur lesquels il paraît nécessaire d’insister, il me faudra quelques minutes. Je ne m’attendais d’ailleurs pas à cette décision.

Avec l’autorisation du Tribunal, nous allons passer maintenant à l’examen de la situation faite aux prisonniers de guerre.

LE PRÉSIDENT

Monsieur Dubost, peut-être pourriez-vous, pendant la suspension d’audience, considérer s’il y a quelques points particuliers nouveaux sur les camps de concentration sur lesquels vous désiriez attirer notre attention et les présenter après la suspension, et en attendant nous présenter un autre sujet.

M. DUBOST

La suspension d’audience de 13 heures ?

LE PRÉSIDENT

Oui, c’est ce que je veux dire.

M. DUBOST

Ainsi, nous considérons comme provisoirement établie la preuve que l’Allemagne, dans ses camps d’internement, dans ses camps de concentration, poursuivait une politique tendant à annihiler ses ennemis, à les exterminer, en même temps qu’à créer le régime de terreur qu’elle exploitait, pour faciliter la réalisation de ses buts politiques.

Un autre aspect de cette politique de terreur et d’extermination apparaît, lorsqu’on étudie les crimes de guerre commis par l’Allemagne sur la personne de prisonniers de guerre. Ces crimes, nous allons vous le montrer, obéissaient entre autres, à deux mobiles : avilir le plus possible les captifs pour atteindre leur énergie, les démoraliser, les amener à douter d’eux-mêmes et du mérite de la cause pour laquelle ils s’étaient battus et désespérer de l’avenir de leur patrie. Le deuxième mobile : faire disparaître ceux d’entre eux qui, par leurs antécédents, ou encore par les signes qu’ils avaient donnés depuis leur capture, se révélaient comme inadaptables à l’ordre nouveau que les nazis entendaient instaurer.

Dans ce but, l’Allemagne a multiplié les traitements inhumains, tendant à avilir les hommes qu’elle détenait, qui étaient des soldats et qui s’étaient livrés, confiants dans le sens de l’honneur militaire de l’Armée à laquelle ils se rendaient. Les transferts de prisonniers se sont effectués dans des conditions inhumaines. Les hommes, mal nourris, étaient contraints de parcourir des étapes considérables à pied, exposés à toutes sortes de sévices et abattus lorsque, fatigués, ils cessaient de suivre les colonnes. Aucun gîte n’était prévu aux étapes, aucun ravitaillement. La preuve en est apportée par le rapport sur l’évacuation de la colonne partie de Sagan, le 28 janvier 1945 à midi 30.

LE PRÉSIDENT

Où allons-nous trouver ce document ?

M. DUBOST

Dans le livre de documents présenté par M. Herzog. C’est le rapport sur l’évacuation de la colonne qui quitta Sagan le 28 janvier 1945. C’est le document n° UK-78 déposé sous la cote d’audience n° RF-46. Une colonne de 1357 soldats britanniques comprenant des hommes de tous rangs s’ébranla le 28 janvier 1945 marchant vers Spremberg.

LE PRESIDENT

Peut-être est-ce le premier document du livre qui nous a été transmis ?

M. DUBOST

C’est exact, Monsieur le Président. Je vous lirai maintenant le document concernant l’évacuation du camp de Sagan, du 28 janvier au 4 février 1945. Puisque le Tribunal n’a pas la copie devant lui, je passe au document UK-170, que je dépose sous le n° RF-355.

LE PRÉSIDENT

Je vous disais justement que je pensais plutôt que c’était bien le document en question s’il commence par :

« 1357 prisonniers de guerre anglais... » Est-ce ainsi qu’il commence ?

M. DUBOST

Oui, le document que vous avez devant vous, Monsieur le Président, concerne le transfert de prisonniers britanniques. Celui dont je désirais parler et que je voulais vous lire a trait au transfert des prisonniers français. Je ne pense pas qu’il me soit nécessaire de prolonger l’audience en montrant au Tribunal que les prisonniers britanniques et français furent traités de la même façon. C’est pourquoi je m’en tiendrai à votre document :

« 1357 prisonniers de guerre anglais, comprenant des militaires de tous grades, quittèrent à pied, le 28 janvier 1945, le Stalag Luft 3, en trois colonnes, et marchèrent par étapes d’environ 17 à 31 kilomètres par jour jusqu’à Spremberg, d’où ils furent envoyés à Luckenwalde. La nourriture, l’eau et les fournitures médicales ainsi que les soins appropriés furent plus ou moins inexistants pendant tout le trajet ; trois prisonniers au moins... durent rester à Muskau... »

Et, plus bas, sur la même page, trois lignes avant la fin :

« ...Le 31, ils couvrirent une distance de 31 kilomètres jusqu’à Muskau. Ce n’est pas étonnant qu’à cette étape trois hommes, les lieutenants Kielly et Wise et le sergent Burton se soient trouvés mal et qu’on dût les laisser à l’hôpital de Muskau. »

Page 2, tout à la fin du document :

« Pendant la marche, à part les paquets de la Croix-Rouge dont il a déjà été parlé,...les seules rations distribuées aux hommes furent une demi-miche de pain et une ration de soupe d’orge pour chacun, le ravitaillement en eau fut laissé au hasard. Pas moins de quinze hommes s’évadèrent pendant la marche. »

Et maintenant la déposition de M. Boudot :

« Le campement de la colonne franco-belge fut encore plus rigoureux. Les installations du camp étaient aménagées de façon contraire aux règlements de l’hygiène, les prisonniers étaient entassés dans un étroit espace, manquaient de chauffage et d’eau, étaient rassemblés à 30 ou 40 hommes par chambre dans le Stalag III-C. »

La déposition de M. Boudot figure dans le rapport des prisonniers et déportés qui vous a été remis l’autre jour aussi par M. Herzog. Je pense que le Tribunal a conservé ces documents de l’audience de jeudi dernier.

LE PRÉSIDENT

Certainement, Monsieur Dubost, nous avons conservé ces documents ; mais si nous les avions au Tribunal devant nous, vous ne pourriez plus nous voir.

M. DUBOST

De semblables constatations résultent des rapports de la Croix-Rouge.

Berger, chargé des prisonniers de guerre sous l’autorité de Himmler, à dater du 1er octobre 1944, a reconnu, au cours de son interrogatoire, que l’alimentation des prisonniers de guerre était tout à fait insuffisante. Le Tribunal trouvera, page 3 du livre de documents qu’il a sous les yeux, un extrait de l’interrogatoire de Berger.

Je lis au paragraphe 2 :

« J’ai visité, au sud de Berlin, un camp dont le nom m’échappe pour l’instant, peut-être me reviendra-t-il un peu plus tard. Il était clair pour moi, à ce moment, que le ravitaillement était totalement insuffisant, ce qui provoqua une violente discussion entre Himmler et moi-même. Himmler était tout à fait opposé à la distribution des paquets de la Croix-Rouge dans les camps de prisonniers dans la même mesure qu’auparavant. En ce qui me concerne, j’étais d’avis que nous aurions, dans ce cas, à faire face à un problème très sérieux par suite de l’état sanitaire des hommes. »

Nous déposons le document n° PS-826 sous le n° RF-356. Ce document émane du Grand Quartier Général du Führer et rend compte d’un voyage en Norvège et au Danemark ; il se trouve à la page 7 du livre de documents, paragraphe 3 :

« Tous les prisonniers de guerre reçoivent, en Norvège, une quantité de nourriture qui leur permet juste de vivre sans travailler ; cependant l’abattage du bois nécessite un tel effort de la part des prisonniers de guerre que, si la nourriture reste la même, on doit s’attendre rapidement à une diminution considérable du rendement. »

Cette note s’applique à la situation des 82.000 prisonniers de guerre, captifs en Norvège, dont 30.000 sont employés à des travaux pénibles exécutés par l’organisation Todt. Ainsi que cela résulte du premier paragraphe, page 7.

Nous présentons au Tribunal maintenant un document n° PS-820 (à la page 9 du livre de documents). Il a trait à l’établissement de camps de prisonniers de guerre dans les régions exposées aux bombardements aériens. Il émane du Quartier Général ; il est daté du 18 août 1943 ; il est adressé par le Commandement en chef de l’Armée de l’Air, au commandant suprême de la Wehrmacht. Nous le déposons sous le n° RF-358, et nous donnons lecture au Tribunal du paragraphe 3 :

« Le Haut Commandement de l’Air, État-Major de Commandement, propose d’aménager des camps de prisonniers de guerre dans les quartiers résidentiels des villes, pour obtenir ainsi une certaine protection. »

Je passe un paragraphe et je lis :

« Étant donné le raisonnement ci-dessus, il est question d’aménager sans délai de tels camps dans les villes où il y a des dangers d’attaques aériennes ; ainsi que l’ont montré les tractations avec la ville de Francfort concernant l’installation d’un nouveau camp pour soulager le Dulag Luft, les villes appuieront et activeront avec tous les moyens dont elles disposent la construction de ces camps. »

Enfin, dernier paragraphe :

« Jusqu’ici, se trouvent en Allemagne 8.000 prisonniers de guerre, aviateurs anglais et américains, sans compter les hospitalisés. En évacuant les camps actuellement existants, qui pourraient servir au logement de sinistrés, on aurait des prisonniers de guerre disponibles pour un assez grand nombre de camps semblables. »

Ceci se réfère aux camps qui seraient installés dans les régions bombardées et particulièrement menacées.

À la page 10, le Tribunal trouvera un document émanant du Quartier Général du Führer, daté du 3 septembre 1943, relatif à l’établissement de ces nouveaux camps de prisonniers pour aviateurs anglais et américains. Nous déposons ce document sous le n° RF-359 (PS-823).

« 1. Le Haut Commandement de l’Air, État-Major de Commandement, projette la création d’autres camps pour aviateurs prisonniers, car le nombre de prisonniers nouveaux atteint plus de 1.000 par mois et l’espace disponible devient insuffisant.

« Le Haut Commandement de l’Air propose d’établir ces camps à l’intérieur des quartiers d’habitation des villes — ce qui constituerait en même temps une protection pour les populations des villes — et de transférer les camps existant à l’heure actuelle, comprenant environ 8.000 aviateurs anglais et américains prisonniers de guerre, dans des grandes villes menacées par l’aviation ennemie... »

« 2. Le commandant supérieur de la Wehrmacht, Direction des prisonniers de guerre, a approuvé à fond ce projet. »

À la page 12 du livre de documents, se trouve le document n° F-551, que nous allons déposer sous le n° RF-360 ; il a trait aux condamnations prononcées contre des prisonniers de guerre au mépris des dispositions des articles 60 et suivants de la Convention de Genève. La Convention de Genève prévoit que la puissance protectrice sera avisée des poursuites judiciaires exercées contre les prisonniers de guerre et aura le droit de se faire représenter au Procès.

Le document que nous déposons sous le n° RF-360 montre que ces dispositions ont été violées :

« Dans la pratique, l’application des articles 60 et 66, particulièrement le paragraphe 2 de l’article 66 de la Convention de 1929, concernant le traitement des prisonniers de guerre, se heurte à de sérieuses difficultés. Pour l’application d’une juridiction pénale sévère, il est intolérable que, précisément pour des plus grands délits, comme, par exemple, les voies de fait contre les gardiens, la sentence de mort ne puisse être exécutée que trois mois après sa notification à la puissance protectrice. La discipline des prisonniers de guerre doit en souffrir. »

Je passe le reste de ce paragraphe. À la page 12 :

« Le règlement suivant a été proposé :

« a) Les Français doivent avoir confiance que la procédure des tribunaux militaires allemands sera conduite, comme auparavant, avec sérieux et conscience.

« b) Comme jusqu’ici, l’Allemagne désignera un défenseur et un interprète...

« c) En outre, en cas de condamnation à mort, un délai approprié sera garanti. »

Ensuite, en haut de la page 13 :

« Toutefois l’Allemagne doit ici, même si ce n’est pas expressément, se réserver le droit en cas de nécessité... d’exécuter immédiatement la sentence... »

De même au troisième paragraphe :

« Il n’est pas question d’autoriser la France, qui pourrait peut-être se référer à l’article 62, alinéa 3 de la Convention de Genève, d’envoyer un représentant aux audiences des tribunaux militaires allemands. »

Nous possédons un exemple de la violation des articles 60 et suivants de la Convention de Genève, dans le rapport du Gouvernement néerlandais, à la page 14 du livre de documents.

LE PRÉSIDENT

Je crois qu’il serait bon d’interrompre maintenant.

(L’audience est suspendue jusqu’à 14 heures.)