QUARANTE-HUITIÈME JOURNÉE.
Vendredi 1er février 1946.

Audience du matin.

L’HUISSIER AUDIENCIER

Plaise au Tribunal. Les accusés Kaltenbrunner et Seyss-Inquart, malades, ne paraîtront pas à l’audience de ce matin.

M. DUBOST

J’en ai fini avec l’exposé des faits. Cet exposé a consisté en une aride énumération de crimes, d’atrocités, d’exactions de toutes sortes, que je vous ai volontairement présentée, dépouillée de tout artifice oratoire. Les faits ont une éloquence profonde et qui suffit.

Ces faits sont, semble-t-il, définitivement acquis. Je ne crois pas que la Défense, ni l’Histoire, même allemande, puissent en écarter l’essentiel. Ils seront sans doute l’objet de critiques. Nos preuves ont été hâtivement rassemblées, dans un pays ruiné, dont tous les moyens de communications avaient été anéantis par un ennemi en fuite, dans un pays où chacun était plus préoccupé de préparer l’avenir que de se pencher sur le passé, même pour en tirer vengeance, car l’avenir, c’est la vie de nos enfants, et le passé n’est que morts et destructions. Pour toute la France, pour chaque pays de l’Ouest, les exigences de la vie quotidienne, la difficulté de préparer des jours meilleurs redonnent tout son sens à la sentence désabusée de l’Écriture finite mortuos sepelire mortuos ; et voici pourquoi, malgré tous nos efforts, toute notre application à préparer l’œuvre de justice qu’exigent la France et la conscience universelle, nous n’avons pu être plus complets ; voici pourquoi des erreurs de détails ont pu se glisser dans notre travail. Mais les redressements, que le temps et la Défense opéreront, ne seront qu’accessoires. Ils n’empêcheront point que des millions d’hommes auront été déportés, affamés, exténués de travail et de privations, avant d’être mis à mort, comme un bétail sans valeur, que d’innombrables innocents auront été martyrisés avant d’être livrés au bourreau. Les redressements toucheront aux circonstances de temps, parfois de lieu, ils ne changeront en rien l’essentiel des faits, s’ils en modifient quelques détails.

Mais ces faits étant acquis dans leur ensemble, il nous reste à parachever notre tâche en leur donnant une qualification juridique, en les analysant par référence à la règle juridique dont ils sont une violation et en précisant les inculpations ; en d’autres termes, en fixant les responsabilités de chaque accusé par rapport à une loi.

Quelle loi appliquerons-nous ?

Pris un à un et détachés de la politique systématique qui les a conçus, voulus, ordonnés comme moyen de domination, par la terreur, puis au delà comme moyens d’extermination pure et simple, ces faits constituent autant des crimes de droit commun que des violations des lois et coutumes de la guerre et du droit des gens. Tous pourraient donc être qualifiés séparément comme violation d’une convention internationale et d’une disposition pénale de l’un quelconque de nos droits positifs internes ; mieux, tous pourraient être qualifiés comme violation d’une règle de droit commun, dégagée de chacun de nos droits internes par M. de Menthon dans son discours ; de ce droit commun, proposé en dernière analyse par lui comme fondement, comme racine de la coutume internationale, qui au delà de la Charte même, est et reste l’unique guide de vos décisions.

Mais il convient d’observer que ce droit commun, issu de nos droits positifs, comme nos droits positifs, châtie à titre principal les actes matériels. Or, tous nos accusés sont demeurés physiquement étrangers à chacun des faits criminels que, dans l’ubiquité de leur puissance, ils ont multipliés à travers le monde. Leurs volontés ont commandé mais, comme le rappelait M. le Juge Jackson, ils n’ont jamais rougi leurs mains du sang de leurs victimes. Ainsi, si nous nous référions uniquement à nos droits positifs — et spécialement à notre Droit interne français —, les accusés ne pourraient, dans aucun cas, être considérés comme auteurs principaux, mais seulement comme complices « ayant provoqué à l’action par abus d’autorité ou de pouvoir ». Tout cela combien contraire à l’idée que chaque homme de nos nations se fait de la culpabilité des principaux criminels de guerre ! Résoudre ainsi le problème serait singulièrement rétrécir le champ de la responsabilité de chacun des accusés. Elle apparaîtrait comme accessoire, là où elle est principale, elle apparaîtrait fragmentaire, alors que, pour être bien déterminée, elle doit être présentée en une seule fois, dans l’ensemble de leurs pensées, de leurs intentions et de leurs actes de chefs du Gouvernement nazi, concevant, voulant, ordonnant ou tolérant le développement de la politique systématique de terreur et d’extermination dont chaque fait, pris en lui-même, n’est qu’un aspect particulier, n’est qu’un élément constitutif. Ainsi, une référence pure et simple au droit commun ne nous permet pas de serrer d’assez près la réalité. Si elle n’omet aucun des faits coupables en tant que fait, elle laisse de côté les éléments psychologiques et ne nous donne pas une vue complète de la culpabilité des accusés en une formule synthétique, embrassant toute la réalité. C’est qu’aussi bien le droit commun exprime un certain état de la morale commune, admise dans les nations civilisées comme loi des rapports de citoyens entre eux. Profondément imprégné d’individualisme, ce droit commun n’est pas adéquat aux exigences de la vie collective, que la morale internationale doit gouverner. C’est qu’encore, le droit commun, fondement de notre coutume, est figé dans un statisme cartésien, alors que votre coutume reste riche de tout le devenir du Droit international pénal. La Charte n’a pas fixé la façon dont nous devons juridiquement qualifier les faits que je vous ai exposés. En créant votre Tribunal, les auteurs de la Charte se, sont contentés de fixer les bornes de votre compétence : crimes de guerre, crimes contre l’Humanité, crimes contre la Paix ; encore n’ont-ils pas donné une définition exhaustive de chacun de ces crimes. Reportez-vous sur ce point à l’article 6, paragraphes b et c du Statut de votre Tribunal : il ne donne qu’une énumération indicative. C’est que les auteurs de la Charte se sont souvenus que le Droit pénal international n’en est encore qu’à ce premier stade de la naissance d’une coutume où le droit se forme par réaction contre le fait, où le juge n’apparaît que pour sauver le criminel de la vengeance individuelle, où la loi n’est dite que par le juge, et où la peine ne s’appuie que sur la conscience du juge. Ainsi les auteurs de la Charte se sont-ils abstenus de nous fixer un mode de qualification, par référence au droit commun ou, au contraire, à la coutume. Ils ne vous ont point dit :

« Vous prendrez, un à un, les faits criminels qui vous sont proposés et chaque fait, pris en lui-même, sera isolé des autres pour être qualifié par référence à une disposition d’un droit interne quelconque ou à une synthèse des droits internes, donnant le droit commun. »

Ils ne vous ont point dit davantage :

« Vous prendrez ces faits criminels épars, vous les grouperez pour n’en faire qu’un seul crime, dont la définition, respectueuse en gros des règles du droit commun, sera essentiellement commandée par l’intention unique ou le but poursuivi, sans que vous vous attardiez à rechercher, par analogie, des précédents dans les différents droits internes qui rie s’appliquent d’ailleurs qu’à une toute autre matière. »

Les auteurs de la Charte vous ont laissé libres, entièrement libres dans les limites de la coutume et, par voie de conséquence, nous-mêmes, dans les mêmes limites, nous sommes libres de vous proposer telle qualification qui nous paraîtra la plus pratique, qui nous paraîtra serrer de plus près la réalité mouvante des faits dans leurs relations avec les principes généraux du droit et les grandes règles de la morale, qui nous semblera de nature à satisfaire, le mieux aux exigences de la conscience humaine exprimées par l’opinion publique internationale, dûment éclairée sur les atrocités. hitlériennes qui, enfin, restera dans la ligne de la coutume internationale pénale. Cette coutume est en voie de formation, certes, mais si ce Procès est sans exemple, les problèmes qui s’y débattent se sont déjà posés et des juristes, nos prédécesseurs, leur ont déjà donné des solutions. Ces solutions constituent des précédents et, à ce titre, forment les premiers éléments de votre coutume. Dans leur mémoire à la Commission des responsabilités des auteurs de la guerre et des sanctions (Conférence de la Paix 1919-1920), MM. Lamaude et de Lapradelle écrivaient :

« Le droit criminel n’a pu prévoir que, par un singulier défi aux lois essentielles de l’Humanité, de la civilisation, de l’honneur, une armée pût systématiquement, en vertu des instructions mêmes de son souverain, se livrer aux actes auxquels l’ennemi n’a pas craint de demander, sans succès, la victoire. Jamais donc le Droit criminel interne n’a pu préparer des dispositions qui permissent de réprimer des actes pareils. Et l’on doit cependant, dans l’interprétation de toute loi, s’attacher à l’intention du législateur... Si dans quelques cas déterminés, particulièrement favorables, on arrivait à saisir des responsables individuels, dont l’Empereur pourrait être par extension considéré comme complice, on n’arriverait, et non sans difficulté, qu’à rétrécir le champ de la responsabilité qu’il porte en la limitant à quelques cas précis... C’est prendre la question « Guillaume II » par un bien petit côté, c’est la rapetisser que de la ramener aux proportions d’une affaire de cour d’assises ou de conseil de guerre... La Haute Justice, que le monde anxieux attend, ne serait pas satisfaite si l’Empereur allemand n’était jugé que comme complice ou même co-auteur d’un crime de droit commun. Ce sont ses actes de chef d’État qui doivent être déférés, conformément à leur véritable caractère juridique... »

Mais, à peu de chose près, tout cela n’est-il pas implicitement contenu dans le dernier paragraphe de l’article 6 du Statut de votre Tribunal :

« Les dirigeants, organisateurs, provocateurs ou complices, qui ont pris part à l’élaboration ou à l’exécution d’un plan concerté ou d’un complot pour commettre l’un quelconque des crimes ci-dessus définis (crimes contre la Paix, crimes de guerre, crimes contre L’Humanité), sont responsables de tous les actes accomplis par toutes personnes en exécution de ce plan. »

Au demeurant, tout cela est rigoureusement conforme au fait allemand primordial du « Führertum », qui reporte toute responsabilité sur le chef et sur ceux qui sont au point de départ, avec le chef, à l’origine des impulsions.

Ainsi donc pouvons-nous, en serrant d’aussi près que possible la réalité, en appliquant la Charte du 8 août et l’article 6 du Statut de votre Tribunal, en respectant les règles du droit commun, définies par notre chef M. de Menthon, et en suivant la coutume qui s’esquisse en matière de Droit pénal international, requérir votre Tribunal de déclarer tous les accusés coupables d’avoir, en leur qualité de principaux chefs hitlériens du peuple allemand, conçu, voulu, ordonné ou seulement toléré par leur silence que des assassinats ou autres actes inhumains soient systématiquement commis, que des violences sur des prisonniers de guerre ou des civils soient systématiquement exercées, que des dévastations sans justification soient systématiquement commises, comme moyen délibéré d’accomplir leur dessein de dominer l’Europe et le monde par la terreur et d’exterminer des populations entières, afin d’étendre l’espace vital du peuple allemand.

Plus spécialement, nous vous requérons de dire Göring, Keitel et Jodl coupables d’avoir pris part à l’exécution de ce dessein, en ordonnant la prise et l’exécution d’otages en violation de l’article 50 de la Convention de La Haye, qui prohibe les sanctions collectives et les représailles.

De dire Keitel, Jodl, Kaltenbrunner, Seyss-Inquart, Bormann, Ribbentrop coupables d’avoir pris part à l’exécution de ce dessein :

1. En ordonnant l’assassinat terroriste de civils innocents ;

2. En ordonnant l’exécution sans jugement et la torture, jusqu’à ce que mort s’ensuive, de membres de la résistance ;

3. En ordonnant des dévastations sans justification.

De dire Göring, Keitel, Jodl, Speer, Sauckel, coupables d’avoir pris part à l’exécution de ce dessein, en exposant la santé et la vie des prisonniers de guerre, notamment en les soumettant à des privations et à des sévices, en les exposant ou en tentant de les exposer à des bombardements ou à d’autres risques de guerre.

De dire Göring, Keitel, Jodl, Kaltenbrunner et Bormann, coupables d’avoir pris part à l’exécution de ce dessein, en ordonnant personnellement ou en provoquant l’établissement d’ordres tendant à l’assassinat terroriste ou au lynchage par la population de certains combattants, plus particulièrement des aviateurs et de membres de groupes de commandos, ainsi qu’à l’assassinat terroriste ou à l’extermination lente de certaines catégories de prisonniers de guerre.

De dire Keitel coupable d’avoir pris part à l’exécution de ce dessein, en prescrivant la déportation de civils innocents et en appliquant à certains le régime « N. N. », qui les vouait à l’extermination.

De dire Jodl coupable d’avoir pris part à l’exécution de ce dessein, en ordonnant l’arrestation en vue de la déportation, des Juifs du Danemark.

De dire Frank, Rosenberg, Streicher, von Schirach, Sauckel, Frick et Hess, coupables d’avoir pris part à l’exécution de ce dessein, en justifiant l’extermination des Juifs, ou en élaborant un statut à l’usage de ceux-ci, en vue de leur extermination.

De dire Göring coupable d’avoir pris part à l’exécution de ce dessein :

1. En créant les camps de concentration et en les plaçant sous le contrôle de la Police d’État, dans le but de débarrasser le national-socialisme de toute opposition.

2. En tolérant, puis en approuvant, les expériences physiologiques mortelles sur le refroidissement, la compression, la décompression, expériences effectuées avec du matériel fourni par la Luftwaffe et sous son contrôle, par le Dr Rascher, médecin de la Luftwaffe, détaché à cet effet au camp de concentration de Dachau, sur des déportés sains, sujets involontaires desdites expériences auxquelles Göring s’est associé en tant que chef.

3. En utilisant d’une façon massive les internés à des travaux exténuants, dans des conditions inhumaines, dans des usines d’armement de la Luftwaffe.

De dire Speer coupable d’avoir pris part à l’exécution de ce dessein, en utilisant d’une façon massive les internés à des travaux exténuants, dans des conditions inhumaines, dans les usines d’armement (document PS-1584. Déclaration du témoin Boix à l’audience du 29 janvier 1946).

De dire Bormann coupable d’avoir pris part à l’exécution de ce dessein, pour avoir participé à l’extermination des internés des camps de concentration (document PS-654).

En ce qui concerne Dönitz, Raeder, von Papen, von Neurath, Fritzsche, Funk et Schacht, nous nous associons aux conclusions de nos collègues britanniques et américains.

Et, à l’occasion des actes sus-qualifiés, nous vous requérons encore, conformément aux dispositions de l’article 9 du Statut de votre Tribunal :

De dire l’OKW et l’OKH coupables de l’exécution de ce dessein, pour avoir ordonné et participé à la déportation de civils innocents des pays occupés de l’Ouest.

De dire l’OKW, l’OKH et l’OKL coupables de l’exécution de ce dessein, en participant à l’élaboration de la doctrine des otages comme moyen terroriste et en prescrivant la prise et l’exécution d’otages dans les pays de l’Ouest, en ramenant à un niveau avilissant les conditions matérielles de vie des prisonniers de guerre, en privant ceux-ci des garanties qui leur étaient accordées par la coutume internationale et le Droit international positif, en ordonnant ou en tolérant l’utilisation des prisonniers de guerre à des travaux dangereux ou en relation directe avec les opérations militaires, en ordonnant l’exécution de prisonniers évadés ou tentant de s’évader, et celle des membres de groupes de commandos, en donnant, aux SS et au SD des directives pour l’extermination des aviateurs.

De dire l’OKL coupable d’avoir pris part à l’exécution de ce dessein :

1. En utilisant d’une façon massive les internés des camps de concentration à des travaux exténuants, dans des conditions inhumaines, dans des usines d’armement de la Luftwaffe ;

2. En participant à des expériences physiologiques mortelles sur le refroidissement, la compression, la décompression, expériences faites pour le compte de la Luftwaffe, conduites par le Dr Rascher, médecin de la Luftwaffe, détaché au camp de concentration de Dachau (documents PS-343, PS-1610, PS-669, L-90, PS-668, UK-56, PS-835, PS-834, F-278 [b]).

De dire les SS et le SD coupables de l’exécution de ce dessein, pour avoir déporté et participé à la déportation de civils innocents des pays occupés de l’Ouest et de les avoir torturés, assassinés et exterminés, par tous les moyens, dans les camps de concentration.

De dire les SS, le SD et la Gestapo coupables de l’exécution de ce dessein, en donnant des ordres directs pour l’exécution ou la déportation, en vue de l’extermination lente, des membres de groupes de commandos, des aviateurs, des prisonniers évadés, réfractaires au travail ou rebelles à l’ordre nazi, en interdisant la répression des actes de lynchage commis par la population allemande à l’égard d’aviateurs abattus.

De dire encore les SS, le SD et la Gestapo coupables d’avoir torturé et exécuté sans jugement des membres de la résistance.

De dire les mêmes organisations et en outre l’OKW et l’OKH, en collusion avec les SS, le SD et la Gestapo, coupables d’avoir commis ou ordonné des massacres et des dévastations sans justification (Faits : documents PS-1063, F-285, R-91, R-129, PS-1553, L-7, F-185 [a]).

De dire la Gestapo coupable d’avoir participé à l’exécution de ce dessein, par la déportation des civils innocents des pays occupés de l’Ouest, par les tortures et les assassinats qu’elle a commis à leur encontre.

De dire le Gouvernement du Reich (Reichsregierung) et le Corps des dirigeants du parti national-socialiste, coupables d’avoir, dans le but de dominer l’Europe et le monde, conçu et préparé l’extermination systématique de civils innocents des pays occupés de l’Ouest, par la déportation et l’assassinat dans les camps de concentration, et d’y avoir participé.

De dire le Corps des dirigeants du parti national-socialiste et le Gouvernement du Reich coupables d’avoir, dans le but de dominer l’Europe et le monde par la terreur, systématiquement conçu et provoqué les tortures, exécutions sommaires, massacres et dévastations injustifiées ci-dessus décrites.

De dire le Gouvernement du Reich et le Corps des chefs politiques du parti nazi coupables d’avoir, dans le but de dominer l’Europe et le monde, conçu et préparé l’extermination de combattants réduits à merci, la démoralisation, l’exploitation intensive et l’extermination de prisonniers de guerre, et d’y avoir participé.

Telles sont les qualifications juridiques des faits, que j’ai l’honneur de vous proposer. Mais quelques leçons se dégagent de ces faits ; permettez-moi de les dire, Messieurs, pour conclure :

Depuis des centaines d’années, l’Humanité avait renoncé à la déportation des vaincus, à leur mise en esclavage, à leur anéantissement par la misère et par la faim, par le fer et par le feu. C’est qu’un message de fraternité avait été porté au monde et le monde ne pouvait complètement l’oublier, même dans les horreurs de la guerre.

De générations en générations, nous observions un effort d’ascension, depuis qu’avait été porté ce message de paix. Nous pensions que c’était sans esprit de retour que les hommes s’étaient engagés sur la voie du progrès moral ; cela constituait une partie du patrimoine commun des nations civilisées. Toutes révéraient également la bonne foi dans les rapports entre particuliers, toutes en arrivaient à faire de la bonne foi la loi de leurs rapports réciproques. Une morale internationale se dégageait peu à peu et les rapports internationaux ressemblant en cela aux rapports entre individus, obéissaient de plus en plus aux trois préceptes des jurisconsultes romains de l’époque classique : Honeste vivere, alterum non laedere, suum cuique tribuere.

Chaque nation civilisée était imprégnée d’un humanisme commun, issu d’une longue tradition chrétienne et libérale. Sur ce fonds commun, et au prix d’une cruelle expérience, chaque nation, éclairée par l’intérêt bien entendu de l’homme, avait compris, ou en arrivait à comprendre, que dans les affaires publiques comme dans les affaires privées, la loyauté, la modération et l’entraide étaient des règles d’or que nul ne pouvait indéfiniment et impunément transgresser. La défaite, la catastrophe qui se sont abattues sur l’Allemagne, nous confirment dans cette pensée et ne donnent que plus de sens et plus d’éclat à l’avertissement solennel adressé au peuple américain par le Président Roosevelt, dans son discours du 27 mai 1940 :

« Bien que notre Marine, nos canons et nos avions soient notre première ligne de protection, il est certain que derrière tout cela se trouve l’esprit et la morale d’un peuple libre, qui donnent, à sa défense matérielle, la puissance, la nourriture et l’efficacité... »

Et dans ce combat, dont les échos grondent encore à nos oreilles, ce fut en effet celui qui sut appuyer sa force sur le droit, la nourrir de justice, qui l’emporta. Mais pour avoir suivi pas à pas la formation du délire criminel des accusés et ses conséquences pendant ces dernières années, nous devons conclure que le patrimoine humain, dont nous sommes dépositaires, est fragile, que toutes les régressions sont possibles et que nous devons soigneusement veiller sur lui. Il n’est point de nation qui, mal éduquée, mal conduite par de mauvais maîtres, ne puisse à la longue retomber dans la barbarie des premiers âges.

Ce peuple allemand, dont nous reconnaissons les vertus militaires, dont nous aimons les poètes et les musiciens, dont nous admirons l’application au travail, et qui ne fut pas sans donner des exemples de probité dans les œuvres les plus élevées de l’esprit ; ce peuple allemand, venu à la civilisation assez tard, à partir du VIIIe siècle seulement, s’était lentement haussé au rang des nations de plus vieille culture. Ses apports à la pensée moderne ou contemporaine semblaient établir que cette conquête de l’esprit était définitive — Kant, Goethe, Jean-Sébastien Bach appartiennent à l’humanité autant que Calvin, Dante ou Shakespeare — et cependant voici que des millions d’hommes innocents viennent d’être anéantis sur les terres de ce peuple, par des hommes de ce peuple, en exécution d’un plan concerté par les chefs de ce peuple. Et ce peuple n’a eu aucun sursaut de révolte.

Voici ce qu’il est advenu de lui, parce qu’il avait méprisé la vertu de la liberté politique, de l’égalité civique, de la fraternité humaine. Voici ce qu’il est advenu de lui, parce qu’il avait oublié que tous les hommes naissent libres et égaux en droit, que l’action essentielle de l’État a pour objet d’introduire, de plus en plus profondément, le respect des libertés spirituelles et de la solidarité fraternelle dans les rapports sociaux, dans les institutions internationales.

Il s’est laissé ravir sa conscience et jusqu’à son âme. De mauvais maîtres sont venus, qui ont réveillé ses passions primitives et rendu possibles les atrocités dont je vous ai donné le tableau. En vérité, le crime de ces hommes est d’avoir fait régresser le peuple allemand de plus de douze siècles ; leur crime est d’avoir conçu et réalisé, comme moyen de gouvernement, une politique de terreur à l’égard de l’ensemble des nations subjuguées et de leurs propres peuples, leur crime est d’avoir réalisé, comme fin en soi, une politique d’extermination, à l’encontre de catégories entières de citoyens inoffensifs. Cela seul suffirait à déterminer le châtiment capital. Et cependant, le Ministère Public français, représenté par M. Faure, se propose d’apporter les preuves d’un nouveau crime plus grave encore, celui d’avoir voulu « extirper du monde certaines idées qui s’appellent aussi la liberté, l’indépendance, la sécurité des nations, et qui s’appellent la foi dans la parole jurée et le respect de la personne humaine... », celui d’avoir tenté de tuer jusqu’à l’âme et à l’esprit de la France et des autres nations occupées de l’Ouest. Nous estimons que c’est là le plus grand crime de ces hommes, le plus grand, car il est dit dans l’Écriture (Mathieu XII, 31-32) : « Tout péché, tout blasphème sera remis aux hommes, mais le blasphème contre l’Esprit ne sera pas remis et pour qui aura parlé contre l’Esprit, il n’y aura pas de rémission, ni dans ce siècle, ni dans les siècles à venir... C’est au fruit qu’on connaît l’arbre. Race de vipères, comment pourriez-vous dire de bonnes paroles, alors que vous êtes mauvais... »

LE PRÉSIDENT

(S’adressant à M. Faure.) Monsieur Faure.

M. EDGAR FAURE (Procureur Général adjoint français)

Monsieur le Président, Messieurs les Juges !

J’ai l’honneur de présenter au Tribunal l’exposé conclusif du réquisitoire français. Cet exposé correspond plus particulièrement aux lettres I et J du chef n° 3 de l’Acte d’accusation : « Serment de fidélité et germanisation des territoires occupés », et, d’autre part, à la lettre B du chef d’accusation n° 4 : « Persécutions pour raisons politiques, raciales et religieuses » .

Je désirerais tout d’abord exposer, dans une brève introduction, les idées générales qui déterminent le plan de mon réquisitoire.

Le concept de la germanisation a été étudié dans l’exposé de M. de Menthon. Il consiste essentiellement dans l’imposition, aux habitants des territoires occupés, des normes de la vie sociale et politique, telles que les nazis les ont définies selon leur doctrine et pour leur avantage. L’ensemble des agissements, qui réalisent la germanisation ou qui y tendent et qui sont des agissements illicites, a été qualifié comme une entreprise criminelle contre la condition de l’homme. Le processus complet de la germanisation a été appliqué dans certains territoires, qui ont fait l’objet d’une annexion au Reich.

Les Allemands ont entendu, dès avant la fin de la guerre, intégrer ces territoires dans leur propre pays. Ces territoires annexés et donc germanisés d’une façon absolue, sont : le Grand-Duché de Luxembourg, les cantons belges d’Eupen, Malmédy et Moresnet et les trois départements français du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle.

On peut considérer que ces territoires sont relativement peu étendus, par rapport à l’ensemble des régions qui ont été occupées par les Allemands.

Ceci n’atténue en rien le caractère répréhensible de ces annexions. Mais, au surplus, il faut noter ici deux propositions essentielles à notre sujet.

Première proposition : les Allemands avaient conçu et préparé des annexions plus importantes que celles qu’ils ont effectivement réalisées d’une façon officielle. C’est pour des raisons d’opportunité qu’ils n’ont pas procédé à ces annexions, dans la période de temps dont ils ont disposé.

Deuxième proposition : d’autre part, l’annexion n’était pas le procédé unique et obligatoire de la germanisation. Les nazis ont découvert qu’ils pouvaient utiliser des moyens différents et variés, pour atteindre leur but de domination universelle.

Ce choix, selon les circonstances, de moyens variés ; pour atteindre et pour camoufler un même résultat, est une caractéristique de ce que l’on appelait le machiavélisme nazi. Leur conception était beaucoup plus souple, plus habile et plus dangereuse que la conception classique de la conquête territoriale. À cet égard, le conquérant le plus brutal a sur eux l’avantage de la franchise.

Je dis, en premier lieu, que les Allemands avaient formé le projet d’annexer des territoires plus étendus.

De nombreuses indications peuvent être recueillies à cet égard. Je ne voudrais faire que deux citations.

La première sera empruntée à la documentation, recueillie par nos collègues du Ministère Public américain, en ce qui concerne un document américain, qui n’a pas encore été produit au Tribunal. J’indique d’ailleurs que je ne ferai dans tout mon réquisitoire, que deux emprunts à la très remarquable documentation américaine, tous les autres documents produits seront des documents nouveaux de l’Accusation française.

Le document dont je parle en ce moment est le n° PS-1155 de la documentation américaine, et il figure dans le dossier de documents qui vous a été remis, sous le n° RF-601 qui sera, s’il plaît au Tribunal, son numéro de la documentation française.

Ce document est daté de Berlin du 20 juin 1940. Il porte le cachet : « Document secret d’État-Major ». Il a pour titre : « Note pour le dossier sur l’entretien du 19 juin 1940, au Quartier Général du General-Feldmarschall Göring ».

Les indications, qui sont portées dans un tel document, reflètent donc bien les dispositions des dirigeants et non pas des interprétations individuelles. Je désirerais lire simplement au Tribunal le paragraphe 6 de ce document : il figure à la page 3 du document. Si le Tribunal a mon dossier sous les yeux, il verra que c’est le premier document qui porte le n° RF-601 (PS-1155) et c’est la troisième page dont je lis le paragraphe 6 :

« Projets généraux au sujet du développement politique » : « Le Luxembourg doit être annexé au Reich ; la Norvège doit devenir allemande ; l’Alsace-Lorraine doit être réincorporée au Reich ; un État autonome breton doit être créé ; des projets sont en outre agités au sujet de la Belgique et du sort à réserver aux Flamands de ce pays, ainsi qu’au sujet de la création d’un État de Bourgogne. »

La deuxième citation que je désirerais faire au Tribunal sur ce sujet se réfère à un document français que je dépose comme document n° RF-602. C’est un procès-verbal d’interrogatoire du Dr Globke, ancien collaborateur du secrétaire d’État, Dr Stuckart, au ministère de l’Intérieur, en date du 25 septembre 1945, interrogatoire recueilli par le commandant Graff, des services judiciaires français.

Au procès-verbal de l’interrogatoire est annexé un mémorandum qui a été remis, à la suite de cet interrogatoire, par le Dr Globke. Je lis un passage de ce document qui commence au paragraphe 1 ; c’est donc le début du document :

« Question

Avez-vous eu connaissance de plans, qui prévoyaient l’annexion d’autres territoires français, lors de la conclusion de la paix (Beifort, Nancy, Bassin de Briey, charbonnages du Nord « zone rouge », territoires rattachés au Gouvernement général de la Belgique) ? »

« Réponse

Oui, ces plans ont existé. Ils ont été élaborés par le Dr Stuckart, sur ordre personnel du Führer et je les ai vus. Ils ont été communiqués au ministère des Affaires étrangères, à l’OKW et à la Commission d’armistice de Wiesbaden. Tous ces documents ont été détruits (prétend le Dr Globke) ; le secrétaire d’État Stuckart a reçu l’ordre de présenter un premier projet au Grand Quartier Général du Führer, bien avant le déclenchement de la campagne de Russie, fin 1940.

« Après examen, le Führer trouva ce projet trop modéré et prescrivit de l’étendre à d’autres territoires, notamment le long de la Manche. Le Dr Stuckart prépara alors une deuxième rédaction, une carte en fut même dressée, par laquelle était tracée la frontière approximative. Je l’ai vue et je peux vous la montrer en gros sur une carte de la France à grande échelle. Je ne sais si ce deuxième projet reçut l’approbation de Hitler. »

LE PRÉSIDENT

Monsieur Faure, nous avez-vous dit qui était le Dr Globke ?

M. FAURE

Parfaitement Monsieur le Président, le Dr Globke était collaborateur du Dr Stuckart, secrétaire d’État à l’Intérieur.

Il est qualifié, dans son interrogatoire, de rédacteur pour les affaires d’Alsace-Lorraine et du Luxembourg, au ministère de l’Intérieur, depuis 1940.

Je lis maintenant un passage de l’annexe du mémorandum. Ce passage fait suite, dans le livre de documents, à la lecture que je viens de faire. Toujours sous le même RF-602, je lis le paragraphe 6 de ce mémorandum, c’est le début du document, qui est sous les yeux du Tribunal :

« Le projet d’une nouvelle frontière franco-allemande fut élaboré au ministère de l’Intérieur par le secrétaire d’État Dr Stuckart, sur l’ordre qui lui avait été donné par Hitler. Ce projet prévoyait que les territoires du nord et de l’est de la France qui, pour des raisons historiques, politiques, ethnographiques, géographiques et variées étaient considérés comme n’appartenant pas à l’Europe occidentale mais à l’Europe centrale, devaient revenir à l’Allemagne (« an Deutschland fallen sollten »).

« Une première rédaction fut soumise à Hitler, à son Grand Quartier Général, et elle fut approuvée par lui dans son ensemble. Hitler manifesta cependant le désir... »

Dr STAHMER

La Défense n’a pas reçu ces documents. Nous ne sommes pas en mesure aujourd’hui de suivre la présentation et, avant tout, nous ne sommes pas en mesure de contrôler individuellement la validité de ces documents.

LE PRÉSIDENT

Monsieur Faure, est-il vrai qu’aucun de ces documents n’a été déposé au Centre de renseignements des accusés ?

M. FAURE

Ces documents ont bien été déposés, avec deux photocopies, au Centre d’information de la Défense. Au surplus, avant que je termine mon exposé, la Défense aura, je pense, tout loisir d’étudier ce document qui est très court et de présenter les observations si elle le désire, mais je puis donner l’assurance que les documents ont bien été déposés.

LE PRÉSIDENT

Vous pouvez m’assurer que les ordres du Tribunal ont été exécutés.

M. FAURE

Les documents ont été remis à la Défense, conformément aux instructions, et deux photocopies ont été remises au Centre d’information de la Défense.

Ces documents sont d’ailleurs en langue allemande, ce qui est une grande facilité pour la Défense. En effet, l’interrogatoire a été fait en langue allemande par l’officier des services judiciaires français.

LE PRÉSIDENT

Monsieur Stahmer, avez-vous entendu ce que Monsieur Faure a dit ?

Dr STAHMER

Je ne voudrais pas créer un incident si les documents ont été réellement mis à notre disposition, mais ce matin j’en ai parlé avec le Dr Steinbauer. Nous avons essayé de voir si les documents étaient là, mais nous n’avons pas pu le constater. Le Dr Steinbauer était avec moi, et il pourra le dire aussi. Je vais m’assurer si les documents ne sont pas arrivés entre temps.

LE PRÉSIDENT

Le Tribunal a déclaré plusieurs fois qu’il attache beaucoup d’importance à la question des documents et au fait que les documents soient déposés au Centre d’information de la Défense et que l’on fasse parvenir des exemplaires, d’après les règlements qui ont été établis. Le Dr Stahmer met en doute que cela ait été fait cette fois-ci. Le Tribunal propose donc qu’on approfondisse cette affaire, le plus rapidement possible, et que l’on voit si les règlements ont été respectés. À l’avenir, on espère qu’ils seront respectés d’une façon très stricte : en attendant, veuillez continuer.

M. FAURE

Le défenseur, qui vient de me parler, indique que les documents sont bien au Centre d’information de la Défense, mais qu’ils n’auraient pas été distribués. Je vois donc que les prescriptions ont bien été respectées, mais par suite du travail matériel, il se peut que les défenseurs n’aient pas encore en mains ces documents. De toute façon, je suis disposé à remettre immédiatement aux défenseurs, qui seraient les plus intéressés, des photocopies qui leur permettraient de suivre ma lecture, qui est d’ailleurs très courte.

LE PRÉSIDENT

Le Tribunal va faire faire une enquête par l’huissier audiencier sur ce sujet et en attendant vous pouvez continuer. Il rendra compte au Tribunal de ce qui a été fait concernant le dépôt des documents et l’heure à laquelle ils ont été déposés.

Pendant ce temps pouvez-vous continuer ? Nous vous serions reconnaissants si vous pouviez donner aux avocats de la Défense tous les documents qui seraient disponibles.

M. FAURE

Je lisais donc le document RF-602, partie annexe du mémorandum, et je demanderai au Tribunal s’il désire suivre la lecture de ce document, de prendre le dossier exposé à la page 6. Le passage où j’arrive constitue le dernier paragraphe de cette page 6. Introduction, exposé. « Une première rédaction fut soumise à Hitler à son Grand Quartier Général et elle fut approuvée par lui dans son ensemble. Hitler manifesta cependant le désir de voir attribuer à l’Allemagne des portions de territoires plus étendues, en particulier sur les côtes de la Manche. Le projet définitif devant servir de base à des discussions ultérieures, avec les départements administratifs intéressés, ces discussions n’eurent pas lieu. Le tracé approximatif de la frontière envisagée partait de l’embouchure de la Somme, suivait la limite nord du bassin parisien et de la Champagne jusqu’à l’Argonne, s’infléchissait ensuite vers le sud, traversait la Bourgogne et enveloppait la Franche-Comté et rejoignait le lac de Genève. Des solutions diverses étaient envisagées pour quelques provinces. »

Ces projets allemands, qui sont ainsi établis, ont été manifestés, dans diverses occasions, par des mesures particulières aux territoires en question, mesures que l’on peut appeler de préannexion.

J’en viens maintenant à la seconde proposition que j’indiquais tout à l’heure. Avec ou sans annexion, les Allemands se proposaient de placer et de maintenir sous leur domination tous les pays occupés. En fait, ils avaient la volonté de germaniser et de nazifier toute l’Europe occidentale, et même le continent africain.

Cette intention résulte du fait même de la conspiration, qui a été si complètement exposée au Tribunal par mes collègues du Ministère Public américain. Elle sera, d’autre part, démontrée par les applications qui en ont été faites et dont les principales seront retracées dans ce réquisitoire.

Je désirerais simplement rappeler au Tribunal, sur ce point général, que le dessein de prépondérance germanique est défini, selon l’interprétation allemande elle-même, par un document diplomatique public, qui est le Pacte Tripartite du 27 septembre 1940 entre l’Allemagne, l’Italie et le Japon. Je désirerais citer, sur ce point, au Tribunal, quelques phrases d’un commentaire qui a été donné sur ce traité par un auteur allemand officiel : von Freytagh Loringhoven, membre du Reichstag, qui a écrit un ouvrage sur la politique étrangère de l’Allemagne de 1933 à 1941, ouvrage publié en traduction française, à Paris, aux éditions Sorlot, pendant l’occupation.

Je ne désire pas produire ceci à titre de document ; c’est simplement une citation d’un ouvrage publié, ouvrage qui est ici entre vos mains.

Je lis dans cet ouvrage, à la page 311 : « Ce traité attribuait à l’Allemagne et à l’Italie une situation prépondérante dans l’ordre nouveau européen, et accordait au Japon un rôle analogue dans l’espace de l’Asie orientale. »

Je saute ici une phrase sans intérêt :

« ...À première vue, on se rendait compte que le Pacte Tripartite se proposait un double but. »

Je ne lis pas la phrase suivante, qui est sans intérêt, mais je lis la phrase relative au deuxième but :

« D’autre part, il chargeait les parties d’une mission pour l’avenir, à savoir, l’établissement d’un ordre nouveau en Europe et en Asie orientale.

« Sans vouloir diminuer l’importance de la première question, il ne peut faire aucun doute que le second but, se rapportant à l’avenir, embrassait des projets plus vastes et constituait le point essentiel. Pour la première fois dans un traité international, le Pacte Tripartite employait les termes : « Espace » et « Direction » en les liant l’un à l’autre. »

Je passe ensuite à la page 314, où l’auteur fait une observation qui me paraît importante :

« Or, le Pacte Tripartite établit une délimitation nette des grands espaces créés, par la nature même, sur notre globe. La notion de l’espace, il est vrai, n’est employée d’une façon explicite que pour l’Extrême-Orient, mais il est clair qu’elle vaut également pour l’Europe et que l’Afrique est comprise dans cet ordre d’idées. Cette dernière n’est-elle pas, politiquement et économiquement, un complément, ou si l’on veut, une annexe de l’Europe ? De plus, il est manifeste que le Pacte Tripartite délimite les deux grands espaces réservés aux partenaires, qu’il reconnaît tacitement le troisième, c’est-à-dire l’Asie proprement dite, et qu’il laisse de côté le quatrième, le continent américain, l’abandonnant ainsi à son propre sort. De cette façon, toute la surface du globe est conquise, et une idée, dont on ne s’était occupé jusqu’ici qu’en théorie, était élevée au rang d’un principe politique et relevant du Droit international. »

J’ai pensé que ce texte était intéressant, parce que, d’une part, il précise que le continent africain lui-même, est inclus dans l’espace réservé aux prétentions allemandes, d’autre part, il déclare que le Gouvernement d’un aussi grand espace par l’Allemagne, constitue le Droit international. Cette affectation d’agir juridiquement est une des caractéristiques de l’entreprise de germanisation de 1940 à 1945.

C’est sans doute l’une des raisons qui ont inspiré à l’Allemagne nazie de ne procéder qu’exceptionnellement par annexion de territoires. L’annexion n’est pas indispensable pour la domination d’un grand espace, elle peut être substituée par différents procédés qui répondent assez bien au terme commun de « vassalisation ».

LE PRÉSIDENT

Ne pensez-vous pas qu’il serait l’heure de suspendre ?

(L’audience est suspendue.)
M. FAURE

Monsieur le Président, avant de reprendre mon exposé, je désirerais demander au Tribunal s’il pourrait lui convenir d’entendre à l’audience de l’après-midi un témoin, qui est M. Reuter, président de la Chambre du Luxembourg.

LE PRÉSIDENT

Certainement Monsieur Faure, si cela est important pour vous, le Tribunal accordera volontiers l’audition du témoin que vous avez nommé.

M. FAURE

Je propose de le faire entendre dans le début de la deuxième partie de l’audience de cet après-midi.

J’indiquais tout à l’heure que les différents procédés d’annexion déguisée peuvent répondre au terme de vassalisation et j’emprunterai ici également à un auteur allemand une formule qui est éloquente. C’est en effet le Dr Sperl, dans un article du Krakauer Zeitung, qui a employé l’expression « une différenciation dans les méthodes de domination allemande ». En employant ainsi des méthodes indirectes et différenciées de domination, les Allemands ont procédé en matière politique, comme nous avons vu précédemment qu’ils avaient procédé en matière économique. J’ai eu l’occasion de dire au Tribunal, dans mon premier exposé, que les Allemands s’étaient immédiatement emparés des clefs de la vie économique. Si l’on me permet de reprendre cette expression, qui est une expression latine, je dirai, qu’en ce qui concerne la souveraineté dans les pays occupés, ils se sont assuré le pouvoir des clefs, potestas clavium, ils ont saisi les clefs de la souveraineté dans chaque pays. Par là, sans être obligés d’abolir officiellement la souveraineté nationale, comme c’était le cas dans l’annexion, ils ont pu contrôler et diriger l’exercice de cette souveraineté. En partant de ces idées principales, le plan de mon exposé a été conçu de la manière suivante :

Dans un chapitre premier, j’étudierai le régime des territoires annexés, où la souveraineté nationale a été abolie.

Dans un second chapitre, j’étudierai le mécanisme des saisies de souveraineté, au bénéfice de l’occupant, dans les régions qui n’ont pas été annexées.

Il conviendrait ensuite d’examiner les effets de ces usurpations de souveraineté et les violations des droits des populations, qui en sont résultées.

J’ai cru devoir grouper ces effets, en ne considérant que les principaux, dans un troisième et dans un quatrième chapitre.

Le troisième chapitre sera consacré à la germanisation spirituelle, c’est-à-dire à la propagande, dans le sens très étendu que la conception allemande donne à ce terme.

Le quatrième chapitre et dernier portera la rubrique : « L’organisation administrative de l’action criminelle » .

Je désirerais maintenant indiquer que, en ce qui concerne la documentation de mon exposé, je me suis efforcé de limiter le nombre des textes qui seront présentés au Tribunal et je m’efforcerai de faire des citations courtes. Pour le quatrième chapitre, par exemple, je puis indiquer que la Délégation française a examiné plus de 2.000 documents, en ne comptant que des documents originaux allemands, et je n’en ai retenu que 50 environ.

Je désirerais, d’autre part, indiquer au Tribunal comment sont présentés les documents dans les livres qu’il va avoir sous les yeux. Les documents sont numérotés au crayon en haut et à droite dans chaque livre de documents. Ils sont dans l’ordre correspondant à celui dans lequel je les citerai. Chaque dossier porte une numérotation de document, qui commence à un chiffre de centaine.

Si le Tribunal veut bien prendre le dossier intitulé : « Les territoires annexés, Eupen, Malmédy et Moresnet ».

En procédant, sans aucune apparence de titre juridique, à l’annexion de territoires occupés, les Allemands ont fait quelque chose de plus grave que la violation de règles de droit. C’est la négation de l’idée même de Droit international.

Le jurisconsulte Bustamante y Sirven, dans son traité de Droit international, s’exprime sur ce sujet dans les termes suivants : « On aura pu observer, dit-il, que nous n’avons fait allusion, à aucun moment, à l’hypothèse où l’occupation prend fin, parce que l’occupant fait sien le territoire occupé, par le fait de ses forces militaires et sans aucune convention. Le motif de cette omission est très simple et très clair. Puisque la conquête ne peut être considérée comme un mode légitime d’aquérir, ces résultats sont uniquement l’œuvre de la force et ne peuvent être déterminés, ni mesurés par des règles de droit. »

D’autre part, j’ai dit tout à l’heure que la germanisation n’impliquait pas nécessairement l’annexion. Inversement, on pourrait concevoir que l’annexion ne comportât pas la germanisation. Nous démontrerons au Tribunal que l’annexion n’a été qu’un moyen le plus brutal de la germanisation, c’est-à-dire ici, de la nazification.

L’annexion des cantons belges d’Eupen, de Malmédy et de Moresnet a été réalisée par une loi allemande du 18 mai 1940 et a fait l’objet d’un arrêté d’exécution du 23 mai 1940. Ce sont des textes publics, qui sont insérés dans le Reichsgesetzblatt, pages 777 et 804. Je demande simplement au Tribunal d’en prendre note.

Par l’effet de ces textes, ces trois districts belges étaient rattachés à la province de Rhénanie, district d’Aachen (Aix-la-Chapelle).

Un décret du 24 septembre 1940 introduisit le Gouvernement local allemand et les lois municipales allemandes. Un décret du 28 juillet 1940 a introduit le système judiciaire allemand dans ces territoires. Des Cours locales furent établies à Eupen, Malmédy et à St-Vith et des Cours de districts à Aachen statuaient, à l’égal de ces Cours locales.

La Cour d’appel de Cologne remplaçait la Cour de cassation belge, pour les cas où celle-ci aurait été compétente. Le Droit allemand a été introduit dans ces territoires par le décret du 23 mai 1940, signé de Hitler, Göring, Frick et Lammers, avec mise en vigueur à partir du 1er septembre 1940.

Un décret du 3 septembre 1940 a réglé le détail de la transition entre la loi belge et la loi allemande, dans le domaine du droit privé, du droit commercial et de la procédure.

La nationalité allemande a été conférée par le décret d’annexion aux habitants, dits de race allemande, de ces territoires belges. Le détail de cette mesure a été précisé par un décret du 23 septembre 1941. Toutes les personnes, qui avaient acquis la nationalité belge du fait de la cession de ces territoires purent, selon les termes du décret, reprendre leur nationalité allemande (exception étant faite pour les Juifs et pour les Bohémiens).

Tous les autres habitants, à condition d’être racialement allemands, pouvaient acquérir une nationalité allemande, révocable dans un délai de dix ans.

Je ne traiterai pas plus longuement la situation qui a résulté de l’annexion de ces territoires belges, car les développements de cette situation sont analogues à ceux que nous examinerons pour les autres pays. Je désirerais simplement signaler un détail qui est particulier à ce sujet : une loi du 4 février 1941, qui est signée de Hitler, de Göring, de Frick et de Lammers, a accordé aux citoyens d’Eupen, de Malmédy et de Moresnet une représentation au Reichstag, c’est-à-dire le bénéfice du régime parlementaire allemand, dont on connaît le caractère démocratique.

Je demanderai au Tribunal de prendre le dossier intitulé :

« Alsace-Lorraine ». Il y a un dossier « Exposé » et un dossier « Documents ».

À la différence de ce qui s’est passé pour les cantons belges, les Allemands n’ont pas proclamé officiellement, par une loi, l’annexion des trois départements français qui constituent l’Alsace et la Lorraine. Le fait de cette annexion n’est cependant nullement douteux. Je désirerais rappeler ici au Tribunal un extrait d’un document qui lui a déjà été produit et qui s’est trouvé être le n° RF-3 de la documentation française. Il s’agissait de la déposition faite devant la Haute Cour de Justice française, par l’ambassadeur français Léon Noël, qui avait été membre de la Délégation d’armistice.

Je n’ai pas replacé ce document dans votre livre, car je n’en citerai qu’une phrase, et il a déjà été produit au Tribunal, comme je viens de l’exposer.

L’ambassadeur Noël, dans ce document, exposait les conversations qu’il avait eues, au moment de la signature de la Convention d’armistice, avec les représentants allemands et, notamment, avec les accusés Keitel et Jodl. La phrase que je désirerais rappeler au Tribunal est la suivante : « ... et de même, en pensant à l’Alsace et à la Lorraine, je leur ai fait dire que les autorités administratives et judiciaires des territoires occupés resteraient en place, en fonctions, et pourraient librement correspondre avec le Gouvernement. »

Ces affirmations datent du 22 juin 1940.

Je vais maintenant présenter au Tribunal un document qui date du 3 septembre 1940, et qui est une sorte de protestation de la Délégation française à la Commission d’armistice. Je produis ce document afin que le Tribunal puisse voir que, dans la période écoulée entre ces deux dates, période qui dépasse à peine deux mois, les nazis avaient appliqué une série de mesures qui créaient, d’une façon incontestable, un état d’annexion.

Le document que je produis porte le n° RF-701 de la documentation française. C’est le premier document du livre de documents que le Tribunal a sous les yeux. Tous les documents de ce chapitre porteront des numéros commençant par 7, c’est-à-dire énumérés à partir de RF-701.

Ce document provient du dossier de la Haute Cour de Justice française et l’exemplaire remis est certifié conforme par le greffier de cette juridiction. Je désire citer ce document à partir du quatrième paragraphe. Il s’agit donc de la page 1 du document RF-701 :

« 1° Les préfets, sous-préfets et maires, ainsi que nombre de fonctionnaires d’origine locale et dont les tendances passaient pour suspectes, ont été évincés de leurs sièges respectifs.

« 2° Monseigneur Heintz, évêque concordataire de Metz, a été chassé de son diocèse ; plusieurs membres du clergé, tant séculier que régulier, ont été également expulsés, sous le prétexte qu’ils étaient de langue et de mentalité françaises.

« 3° Monseigneur Ruch, évêque concordataire de Strasbourg, s’est vu interdire l’accès de son diocèse et, par voie de conséquence, la reprise de son ministère.

« 4° M. Joseph Burckel a été nommé, le 7 août, Gauleiter de Lorraine et M. Robert Wagner Gauleiter de l’Alsace. La première de ces provinces a été rattachée au Gau de Sarre-Palatinat, et la seconde à celui de Bade.

« 5° L’Alsace et la Lorraine ont été intégrées dans l’administration civile de l’Allemagne. La frontière et la Police douanière ont été portées à la limite occidentale de ces territoires.

« 6° Les chemins de fer ont été incorporés dans le réseau allemand.

« 7° L’administration des Postes, Télégraphes et Téléphones a été prise en main par les Postes allemandes, qui substituent graduellement au personnel alsacien en place leur propre personnel.

« 8° La langue française est éliminée, tant de la vie administrative que de l’usage public.

« 9° Les noms des localités sont germanisées.

« 10° La législation raciale de l’Allemagne est introduite dans le pays et, à la faveur de cette mesure, les Israélites sont expulsés, ainsi que ceux des nationaux que l’autorité allemande tient pour des intrus.

« 11° Seuls les Alsaciens et les Lorrains qui consentent à se reconnaître comme étant de souche allemande, sont admis à réintégrer leur foyer.

« 12° Le patrimoine des associations de caractère politique et des Juifs est frappé de confiscation, de même que les biens acquis, postérieurement au 11 novembre 1918, par les Français.

Rien n’illustre mieux l’esprit qui anime ces mesures, en elles-mêmes arbitraires, que les paroles, prononcées publiquement le 16 juillet à Strasbourg par M. Robert Wagner. Faisant état de l’élimination en cours de tous les éléments de souche ou de nationalité étrangère, ce haut fonctionnaire affirmait que le dessein de l’Allemagne était de régler une fois pour toutes la question de l’Alsace.

« Une pareille politique, qui ne saurait être le fait d’organes d’occupation subordonnés, équivaut à une annexion déguisée et est formellement contraire aux engagements souscrits par l’Allemagne à Rethondes. »

De très nombreuses protestations ont été par la suite adressées par la Délégation française. Nous avons joint à notre dossier une liste de protestations au nombre de 62. Cette liste est reportée dans le livre, sous le n° RF-702.

Le développement de la politique allemande peut maintenant être étudié, sous la forme de trois séries de réalisations :

Premièrement, un ensemble de mesures destinées à assurer l’élimination de ce qu’on peut appeler le complexe français, c’est-à-dire de tout ce qui peut rattacher l’habitant à sa condition et à sa tradition nationale.

Deuxièmement, un ensemble de mesures destinées à imposer les normes germaniques, dans tous les domaines de la vie des populations.

Troisièmement, les mesurés de transplantation et de colonisation (nous employons ici une terminologie allemande).

Premièrement. Élimination du complexe français

L’élimination de la nationalité française et du droit français a résulté automatiquement des mesures que nous étudierons, à propos de l’imposition des normes allemandes.

Je désirerais signaler particulièrement, dans cette partie actuelle, que les Allemands se sont, de plus, attachés à combattre tous les éléments de la formation française qui auraient pu survivre à la suppression de la condition nationale juridique.

Ils ont d’abord proscrit, d’une façon extraordinairement brutale, l’usage de la langue française. Plusieurs règlements sont intervenus sur ce sujet. Je citerai seulement le troisième règlement, portant la date du 16 août 1940 et intitulé : « Concernant la réintroduction de la langue maternelle. » Ce document est publié au bulletin des ordonnances allemandes de 1940, page 2. Il constituera le document n° RF-703. Le Tribunal le trouvera donc dans le registre des documents à la suite du n° RF-702, qui était la liste des protestations françaises. Je désirerais lire une grande partie de ce document qui est intéressante. Je commence au début : « Faisant suite aux mesures prises en vue de réintroduire la langue maternelle du peuple alsacien, j’ordonne ce qui suit :

« 1. Langue officielle. Tous les services publics en Alsace, y compris les administrations des communes, des collectivités de droit public, des établissements publics, des églises et des fondations ainsi que les Tribunaux, emploieront exclusivement la langue allemande, oralement et par écrit.

« La population alsacienne se servira exclusivement de sa langue maternelle allemande, en s’adressant oralement et par écrit aux dits services.

« 2. Prénoms et noms de famille. Il sera fait exclusivement usage des prénoms en leur forme allemande, oralement et par écrit, alors même qu’ils sont inscrits en langue française au registre des naissances. Dès l’entrée en vigueur de la présente ordonnance, seuls les prénoms allemands pourront encore être inscrits au registre des naissances.

« Il est recommandé aux Alsaciens portant des prénoms français qui n’existent pas dans la forme allemande, de solliciter un changement de leur prénom afin de manifester leur attachement au germanisme ; il en est de même pour les noms de famille français. »

Je saute la phrase suivante qui est administrative et je passe au paragraphe 4 :

« 4. Il est interdit de libeller en langue française les contrats et les actes sous seing privé, de quelque nature qu’ils soient. Les mentions imprimées sur papiers d’affaires et sur formulaires doivent être rédigées en langue allemande.

« Les livres et la comptabilité de tous les commerçants d’entreprises et d’exploitations seront tenus en langue allemande.

« 5. Inscriptions dans les cimetières. À l’avenir, les inscriptions sur les croix et les pierres tombales ne pourront plus être libellées qu’en langue allemande. Cette disposition s’applique aussi bien à une première inscription qu’au renouvellement d’inscriptions anciennes. »

Ces mesures ont été accompagnées d’une campagne de presse. En raison des résistances de la population, cette campagne a dû se poursuivre pendant tout le cours de l’occupation. Je désirerais faire sur ce point une seule citation d’un article particulièrement significatif, qui a été publié dans Les dernières nouvelles de Strasbourg du 30 mars 1943. Ceci n’est pas produit comme document, c’est une citation d’un article publié.

Quand on lit un tel article, on croit d’abord qu’il s’agit d’une plaisanterie mais on voit ensuite que la chose est sérieuse, puisqu’il s’agit de préconiser une véritable répression contre les saboteurs de la langue allemande.

« Un Allemand salue en disant « Heil Hitler ». Nous ne voulons plus de formules françaises de salutations, qu’on entend encore à chaque instant sous mille formes. L’élégant « bonjour » n’est pas fait pour les rudes gosiers alsaciens, habitués aux sons allemands depuis l’époque lointaine de Osfried de Wissembourg. L’Alsacien nous écorche les oreilles ; il prononce « boschurr » ; quand il dit « au revoir », les Français ont l’impression d’entendre un mot arabe, qui sonne comme « arwar ». On entend aussi quelquefois dire « adjé » (adieu).

« Ces monstres phonétiques, qui déparent notre beau dialecte alsacien alémanique, ressemblent à des chardons sur une pelouse de fleurs ; sarclons-les, ils ne sont pas dignes de l’Alsace. Croit-on qu’on blesse la sensibilité féminine en disant « Frau » au lieu de « Madame » ? Nous comptons bien que les Alsaciens vont perdre l’habitude de ces travers linguistiques, sans quoi les autorités seront obligées de sévir contre les saboteurs de la langue allemande. »

Après s’être attaqués à la langue, les nationaux-socialistes s’en prennent à la musique.Tel est l’objet d’un décret du 1er mars 1941, signé par le chef de l’administration du peuple, de l’instruction du peuple et de la propagande, Dressler. C’est notre document n° RF-704, publié au Journal Officiel allemand, page 170, de l’année 1941. Je citerai simplement le titre de ce décret « Concernant la musique indésirable et malfaisante », et les trois premières lignes :

« Les œuvres musicales contraires à la volonté de culture nationale-socialiste sont portées sur une liste, concernant la musique indésirable et malfaisante, par la section « Proclamation du Peuple et Propagande ».

Après la musique, voici la coiffure. Dans cette réglementation, le ridicule se dispute constamment à l’odieux, et j’aurais presque le désir de m’excuser auprès du Tribunal mais, vraiment, rien de tout ceci n’est de notre invention. Voici, en effet, le document n° RF-705, qui est un décret du 13 décembre 1941, publié au Bulletin Officiel de 1941, page 744, n° RF-705, dis-je. Le titre est : « Concernant le port des bérets français (bérets basques en Alsace) ». Je ne lis que le premier paragraphe :

« Le port des bérets français (bérets basques), est interdit en Alsace ; tombent sous cette interdiction tous les bérets qui, par leur forme ou leur aspect, ressemblent aux bérets français. »

J’ajoute que cette interdiction est sanctionnée par l’amende et la prison.

Les dirigeants entreprennent aussi une grande lutte contre les drapeaux français que les habitants ont conservés chez eux. Je citerai, à titre d’exemple, le document qui sera le document n° RF-706. C’est un document administratif allemand, que nous avons retrouvé à Strasbourg dans les archives de la Gauleitung de Strasbourg. Il est daté du 19 février 1941. Je lis trois paragraphes de ce document, au début, après les formes administratives :

« Le Gauleiter désire que, par l’organisation des Block et Zellenleiter, il soit recommandé à la population alsacienne de découdre les drapeaux français, encore en sa possession, et de les utiliser d’une façon adéquate aux besoins du ménage.

« Jusqu’au 1er mai prochain, aucun drapeau français ne doit plus être en propriété privée. Cette action doit être accomplie de la façon suivante : les Blockleiter visitent les maisons une à une et recommandent aux familles d’utiliser les drapeaux pour les soins du ménage.

« Il faut aussi faire remarquer qu’après le 1er mai prochain on tirera des conclusions convenables sur l’attitude des propriétaires chez lesquels on trouvera encore des drapeaux français en propriété privée. »

Le document suivant est notre document n° RF-707. Il s’agit également d’une note administrative sur le même sujet, datée à Strasbourg du 26 avril 1941 et dont je désirerais lire simplement la dernière phrase : « Là où, à partir du 1er juin 1941, des Alsaciens seront trouvés encore en possession de drapeaux français, ils devront aussi passer un an au camp de concentration. »

Les nazis craignaient tellement l’influence française qu’ils allèrent jusqu’à prendre une mesure spéciale pour empêcher la venue en Alsace d’ouvriers français, parmi les ouvriers qui étaient amenés dans ces territoires au titre du travail obligatoire.

Ceci fait l’objet d’une note du 7 septembre 1942 de l’administration civile en Allemagne, qui est notre document n° RF-708, également prélevée dans les archives de la Gauleitung de Strasbourg. Je lis les premières lignes de ce document n° RF-708 :

« Étant donné la situation générale du marché de la main-d’œuvre, le chef de l’administration civile en Alsace a décidé que la main-d’œuvre étrangère de tous les pays d’Europe, pouvait à l’avenir être utilisée en Alsace. Exception faite pour les Français et les Belges, qui ne peuvent pas être employés en Alsace. »

L’entreprise allemande contre le sentiment français des Alsaciens...

LE PRÉSIDENT

La traduction, qui m’est parvenue, dit : « les travailleurs étrangers de tous les pays d’Europe doivent à l’avenir être utilisés... le mot « pouvait » ne peut pas dire « devait », n’est-ce pas ?

M. FAURE

« Pouvait » selon les nécessités. La notation intéressante c’est que seuls ceux qui parlent français ne peuvent pas, même pour répondre à des besoins de main-d’œuvre, transiter par l’Alsace.

L’entreprise allemande contre le sentiment français des Alsaciens a trouvé son aspect complémentaire dans la tentative de détruire, également à l’extérieur, tout ce qui pouvait constituer un indice de l’appartenance de l’Alsace à la patrie française.

Je citerai sur ce point un exemple qui est notre document n° RF-709. C’est une lettre de l’ambassade d’Allemagne à Paris, du 7 mai 1941, qui est reproduite dans une note de la Délégation française, qui figure aux archives du Gouvernement. Je lis ce document RF-709 qui est court : « L’ambassade d’Allemagne a l’honneur de signaler ce qui suit à la Délégation générale du Gouvernement français en son territoire occupé :

« L’ambassade d’Allemagne a été informée que, dans une série de reportages sur le thème de la Patrie, un poste de radio français, de territoire non occupé, le 16 ou 17 avril 1941, vers 21 heures, aurait fait une émission sur le village de Brumath. Comme Brumath, près de Strasbourg, se trouve en territoire de langue allemande, l’ambassade d’Allemagne demande qu’on lui fasse savoir si, effectivement, une telle émission a eu lieu. »

Il existe de nombreuses réclamations et protestations de ce genre qui ont souvent conservé, heureusement, un caractère anecdotique.

Nous devons citer maintenant deux cas particulièrement graves, car ils ont comporté des voies de faits, des violations flagrantes de souveraineté et même des crimes. Le premier cas concerne la saisie et la profanation du trésor de la cathédrale de Strasbourg. À ce sujet, je dépose devant le Tribunal le document n° RF-710 qui est une lettre de protestation du 14 août 1943, écrite par le général Bérard, président de la Délégation française à la Commission d’armistice. Je lis le début de la lettre qui est, je le répète, du 14 août 1943 et qui constitue le document n° RF-710 :

« Mon Général,

« Dès le début de la guerre, le trésor de la cathédrale de Strasbourg et les biens de certaines paroisses de ce diocèse avaient été confiés par Monseigneur Ruch, évêque de Strasbourg, au service des Beaux-Arts. Celui-ci les avait mis à l’abri dans les châteaux de Hautefort et de Bourdeilles (Dordogne), où ils se trouvaient encore à la date du 20 mai 1943. Parmi ce trésor et ces biens figuraient, en particulier : les « pontificalia » réservés à l’usage exclusif de l’évêque, dont plusieurs étaient sa propriété personnelle, des reliques de saints, des vases ou instruments voués au culte.

« Après avoir cherché à plusieurs reprises, mais en vain, à obtenir le consentement de Monseigneur Ruch, le conseiller ministériel Kraft sollicita, le 20 mai, tant auprès du préfet de la Dordogne que du directeur des Cultes, l’autorisation d’enlever ces dépôts. Devant le refus de ces hauts fonctionnaires, il déclara que le rapatriement en Alsace des biens de l’église catholique serait confié à la Sicherheitspolizei. De fait, à l’aube du 21 mai, les châteaux de Hautefort et de Bourdeilles furent ouverts et occupés par la troupe, malgré les protestations du conservateur. Les objets sacrés, chargés dans des camions, furent emportés vers une destination inconnue.

« Cette saisie a porté en outre sur des vases et instruments du culte rituels, bénis et sur des reliques de saints honorés de la vénération des fidèles. La mainmise de laïcs, non régulièrement mandatés, sur ces objets sacrés et les conditions dans lesquelles l’opération a été effectuée ont soulevé l’émotion et la réprobation unanimes des fidèles. »

À l’occasion de ce document, je désirerais souligner au Tribunal un fait, que nous retrouverons fréquemment par la suite, et qui est, à notre avis, très important dans ce Procès. C’est l’interférence et la collaboration constantes de diverses administrations allemandes différentes. Ainsi, le Tribunal voit par ce document que le conseiller ministériel Kraft, qui appartenait à des services civils concernant l’éducation nationale, fait appel à la police des SS pour obtenir les résultats, qu’il ne peut pas obtenir par lui-même.

Le deuxième cas que je désire citer concerne l’Université de Strasbourg.

Dès le début de la guerre, l’Université de Strasbourg, qui était l’une des plus belles universités de France, s’était repliée à Clermont-Ferrand pour y continuer son enseignement. Après l’occupation de l’Alsace, et étant donné que cette occupation constituait une annexion, elle ne fut pas réinstallée à Strasbourg et elle demeura dans sa ville de refuge. Les nazis en conçurent un grand mécontentement, qui s’exprima par de nombreuses notes et menaces.

Je produis maintenant à ce sujet le document n° RF-711 et dans ce document nous allons retrouver le Conseiller ministériel Herbert Kraft, dont je parlais à propos du document précédent.

Le document, que je produis sous ce n° RF-711, est original, signé Kraft, et il a été retrouvé dans les archives laissées par l’ambassade d’Allemagne. Dans cette note, qui est datée du 4 juillet 1941, le conseiller Kraft exprime son mécontentement à la suite d’une démarche qu’il avait faite auprès du recteur de l’Université de Strasbourg, M. Danjon.

Je crois qu’il est suffisant que je lise un très court passage de cette note, afin de montrer l’insolence et les procédés menaçants dont les Allemands usaient, même dans la partie de la France qui n’était pas encore occupée. Le passage que je vais lire sera le dernier paragraphe, c’est-à-dire la page 2 du document n° RF-711 qui n’a que deux pages.

M. Kraft, dans ce passage, relate la fin de sa conversation avec le recteur :

« Je coupai court à l’entretien, me levai et lui demandai si par hasard les décisions de l’amiral Darlan ne représentaient pas pour lui un ordre de son Gouvernement. En sortant, j’ajoutai encore :

« J’espère bien que l’on vous arrêtera ». Il se hâta de me poursuivre, me fit répéter ma remarque et, comme je m’éloignai, il m’interpella ironiquement en me disant que ce serait pour lui un grand honneur. »

Ce document donne une impression plaisante, mais l’affaire dans l’ensemble était très sérieuse.

Le 15 juin 1943, l’ambassade d’Allemagne écrit une note que je produis maintenant comme document n° RF-712.

Ce document est extrait du dossier de la Haute Cour de justice et certifié par le greffier de cette juridiction. Voici le texte de ce document n° RF-712. Je ne lis pas le début du document :

« L’ambassade d’Allemagne estime qu’il est extrêmement désirable d’acheminer vers une solution l’affaire de l’Université de Strasbourg à Clermont-Ferrand.

On serait heureux d’apprendre qu’aucune publication ne paraîtra plus sous le titre « Université de Strasbourg », de façon que de nouveaux désaccords ne puissent plus résulter de publication de ce genre.

« L’ambassade d’Allemagne a pris connaissance du fait que le ministère de l’Éducation Nationale ne pourvoira plus aux chaires devenues vacantes.

On demande, de plus, qu’à l’avenir il ne soit plus établi de certificat d’examen avec la mention « Université de Strasbourg » .

Je dois, pour terminer ce sujet de l’Université de Strasbourg, indiquer un fait au Tribunal, qui est notoire : c’est que le jeudi 25 novembre 1943, la Police allemande a pris possession des bâtiments de l’Université à Clermont-Ferrand, a fait arrêter les professeurs et les étudiants, a fait un triage et a déporté un grand nombre de personnes. Pendant cette opération, on tira même sur deux professeurs : l’un fut tué et l’autre gravement blessé.

Je serais en mesure de produire un document sur ce point, mais je pense que cela n’est pas indispensable, étant donné que je dois dire qu’il n’existe pas de preuve pour l’Accusation que ces meurtres ont été commis sur un ordre qui engage la responsabilité gouvernementale.

LE PRÉSIDENT

Monsieur Faure, avez-vous dit que vous aviez ou non la preuve des faits que vous citez sur la prise des propriétés de l’Université ?

M. FAURE

J’ai dit ceci, Monsieur le Président : nous considérons que ces faits étaient des faits de notoriété publique, mais en raison de l’interprétation qui a été donnée par le Tribunal, j’ai alors considéré qu’il y avait lieu de les prouver par un document. Comme mon document n’est pas relié dans mon registre, ce document vous est produit comme annexe. Je vais donc lire un passage de ce document. Mais j’aimerais expliquer qu’il ne se trouve pas à sa place, car je l’ai rajouté au dossier, après la déclaration du Tribunal de l’autre jour sur l’interprétation du mot « notoriété publique » .

LE PRÉSIDENT

Il vaudrait peut-être mieux suspendre la séance maintenant.

Demain matin, le Tribunal aura une séance de 10 heures à 13 heures.

Dr KAUFFMANN

Un témoin doit être entendu cet après-midi. Je demande qu’on remette cet interrogatoire à un autre jour. Je crois qu’il est entendu tacitement que les témoins sont cités la veille, et je ne sais pas si le témoin va être contre-interrogé, mais cette possibilité existe ; des questions ne peuvent être posées si nous ne savons pas, premièrement qui est le témoin, et, deuxièmement, à quel sujet il est interrogé.

LE PRÉSIDENT

Le Tribunal ne pense pas qu’il soit nécessaire de retarder le témoignage. Par courtoisie du Ministère Public, il serait peut-être bien que le sujet, non pas le nom, mais le sujet simplement, sur lequel le témoin parlera, soit communiqué à la Défense afin qu’elle puisse se préparer à ce sujet, au cas d’un contre-interrogatoire.

Je crois comprendre que vous avez l’intention d’appeler un témoin qui traitera des circonstances concernant l’occupation du Luxembourg, n’est-ce pas Monsieur Faure ?

M. FAURE

Oui, Monsieur le Président.

LE PRÉSIDENT

Ceci indique à la Défense le sujet sur lequel elle pourra se préparer pour un contre-interrogatoire.

M. FAURE

C’est exact, Monsieur le Président.

LE PRÉSIDENT

On me dit que ce sujet a été déjà communiqué aux accusés et qu’il se trouve sur leur tableau.

(L’audience est suspendue jusqu’à 14 heures.)