QUARANTE-HUITIÈME JOURNÉE.
Vendredi 1er février 1946.
Audience de l’après-midi.
Plaise au Tribunal. Les accusés Kaltenbrunner, Seyss-Inquart et Streicher, malades, n’assisteront pas à l’audience cet après-midi.
La question, qui avait été posée ce matin concernant certains documents, a été approfondie. Le Tribunal sait que ces documents ont été remis au Centre d’information de la Défense hier. Il se peut que le malentendu soit dû au fait qu’il n’y avait aucun index et qu’ils n’étaient pas numérotés. Cela aiderait la Défense si le Ministère Public pouvait déposer avec les documents un index qui permettrait aux avocats de les trouver.
Il est entendu que nous déposerons la table des matières de nos documents.
Je pense que si vous le pouviez, ce serait bien.
Messieurs, je parlais ce matin de l’incident qui a eu lieu à la faculté de Strasbourg, à Clermont-Ferrand, le 25 novembre 1943. J’ai indiqué au Tribunal que je compte produire sur ces faits un document. Ce document n’a pas été classé dans le livre de documents, et je demanderai au Tribunal de l’accepter comme un numéro annexe ou comme le dernier document de ce livre, si cela lui convient.
Il s’agit d’un rapport de M. Hoeppfner, doyen de la faculté des Lettres, rapport établi à la date du 8 janvier 1946 et transmis par les services d’Alsace et de Lorraine au Ministère Public français. Je désirerais lire simplement au Tribunal, pour ne pas prendre trop de temps, les deux passages qui constituent le texte qui lui a été remis en annexe.
Avez-vous le document original ?
Oui, Monsieur le Président.
« Nous sommes le 25 novembre 1943, un jeudi. Le cours de 10 heures touche à sa fin. Comme je sors de la salle, un étudiant posté à une fenêtre du couloir me fait signe d’approcher et me montre dans la cour intérieure, devant la porte de l’Institut de physique donnant sur la cour, un soldat de la Wehrmacht casqué, botté, la mitraillette au poing, montant la garde. « Tâchons de nous défiler. » Trop tard. Au même instant, des clameurs sauvages s’élèvent de toutes parts, les corridors, les escaliers se remplissent du bruit des lourdes bottes, du cliquetis des armes, des vociférations féroces, d’une galopade effrénée. Un soldat passe en trombe dans le couloir. « Tout le monde dans la cour. Dites-le aux autres. » Inutile de le dire, on a compris. »
Second passage :
« Un des nôtres, Paul Collomp, aurait été froidement assassiné d’un coup de feu en pleine poitrine ; un témoin oculaire confirme le fait. Il n’est, hélas ! que trop vrai. Sommé de sortir du secrétariat où il se trouvait, Collomp obéissait sans doute trop lentement au gré du policier, car celui-ci lui applique un violent coup dans le dos. Instinctivement, notre collègue se retourne, et l’autre alors lui décharge son arme en pleine poitrine. La mort fut rapide, mais le corps traîna là-bas seul jusqu’au soir. Une autre rumeur nous parvient, on ne sait pas comment. Un collègue de la Théologie protestante, M. Eppel, aurait été abattu, lui aussi, dans sa propre maison où on était allé le chercher. Il reçut en effet, comme on le sut plus tard, plusieurs balles dans le ventre. Mais il se rétablit par miracle, et résista même aux horreurs du camp de Buchenwald. »
Comme je l’ai indiqué ce matin au Tribunal, je tiens à dire que l’Accusation n’a pas la preuve que de tels crimes soient dus à un ordre gouvernemental allemand, mais je crois qu’il est cependant intéressant de faire connaître au Tribunal ce dernier épisode des entreprises allemandes contre l’université de Strasbourg, car cet épisode constitue la suite et en quelque sorte le couronnement des précédents. Nous avons vu en effet que la procédure allemande commençait d’abord par des procédures régulières et que, après ces procédures régulières, elles aboutissaient au recours à la Police et aux brutalités et forfaits qui accompagnaient ce recours.
Je désirerais que ce document que je viens de lire porte le n° RF-712 bis.
J’en viens à la deuxième partie de ce sujet, qui est l’imposition des normes germaniques. Les dirigeants du Reich ont commencé par organiser une administration proprement allemande. J’ai déjà indiqué tout à l’heure la nomination du Gauleiter comme chef de l’administration civile. Je continue sur ce point en produisant comme document RF-713 l’ordonnance du 28 août 1940 — Journal Officiel du Reich, 1940, page 22 — ordonnance intitulée : « Concernant l’introduction du régime allemand en Alsace. » Je ne lirai pas cette ordonnance. J’indique seulement qu’elle a pour effet de mettre en vigueur, à partir du 1er octobre 1940, le régime municipal allemand du 30 janvier 1935.
Il résultait de l’ensemble de ces textes et de l’ensemble de cette organisation, que les territoires annexés se trouvaient réorganisés, sur la base des conceptions administratives allemandes.
À la tête de chaque arrondissement se trouve, non plus le sous-préfet français, mais le « Landkommissar » qui a sous ses ordres les différents services des finances, du travail, de l’inspection scolaire, du commerce, du service de santé. Les grandes villes, les chefs-lieux d’arrondissement, et même de canton, furent dotés d’un « Stadtkommissar » aux lieu et place des maires et des conseillers élus qui furent éliminés.
Les services judiciaires étaient rattachés à la Cour d’Appel de Karlsruhe. Les services économiques, en particulier les Chambres de commerce, furent assurés par les représentants des Chambres de commerce de Karlsruhe pour l’Alsace, et de Sarrebruck pour la Moselle.
Après avoir germanisé les formes de l’activité administrative, les Allemands entreprirent de germaniser le personnel. Ils nommèrent de nombreux fonctionnaires allemands à des postes d’autorité. Ils tentèrent, d’autre part, à plusieurs reprises, de faire signer aux fonctionnaires restés en fonction, des déclarations de loyalisme allemand. Ces tentatives se heurtaient d’ailleurs au refus des fonctionnaires. Aussi furent-elles renouvelées plusieurs fois sous des formes différentes. Nous avons retrouvé dans les archives de la Gauleitung de Strasbourg huit ou dix formules différentes de ces déclarations de loyalisme. J’en produis une au Tribunal, à titre d’exemple, comme document n° RF-714. Je cite :
« Formule de la nouvelle déclaration, que les fonctionnaires sont obligés de souscrire, s’ils désirent conserver leur emploi :
« Date. — Nom et prénoms. — Grade. — Domicile — Service.
« J’ai été employé, depuis... 1940 jusqu’à ce jour, dans- un service public de l’administration allemande en Alsace. Pendant cette période, l’occasion m’a été donnée par mes propres constatations ainsi que par le Parti et les autorités, verbalement et par écrit, d’apprendre à connaître les obligations du fonctionnaire allemand et les exigences qui lui sont demandées, au point de vue politique et idéologique.
« J’approuve sans réserve ces obligations et ces exigences et suis décidé à en faire mes lois de vie personnelle et professionnelle. Je donne mon adhésion au peuple allemand et à l’idéal national-socialiste d’Adolf Hitler. »
En même temps que l’administration proprement dite, les nazis installaient en Alsace l’administration parallèle du parti national-socialiste, ainsi que l’Arbeitsfront, organisation unique du travail. La législation allemande sur les devises fut introduite, en Alsace, le 19 octobre, et en Lorraine, le 25 octobre 1940 : le Mark d’Empire devenait désormais moyen de paiement légal dans les territoires annexés. L’organisation judiciaire allemande a été introduite par une série de mesures successives, qui ont abouti à l’ordonnance du 30 septembre 1941, concernant la simplification de l’organisation judiciaire en Alsace. Je produis cette ordonnance comme document RF-715, sans en donner lecture.
En ce qui concerne l’enseignement, les autorités allemandes ont pris une série de règlements et d’ordonnances qui ont pour objet d’assurer l’intégration du système d’enseignement alsacien dans le système général de l’enseignement allemand. Je désirerais mentionner simplement les dates de ces principaux textes, que nous produisons comme documents, et qui sont des documents d’ordre public, puisque tous publiés dans le Journal Officiel du Reich en Alsace. Voici les principaux textes :
Document RF-717 : règlement du 2 octobre 1940.
Document RF-718 : ordonnance du 24 mars 1941 sur l’enseignement primaire en Alsace.
Document RF-719 : ordonnance du 21 avril 1941 concernant l’allocation de subsides d’éducation en Alsace.
Document RF-720 : ordonnance du 11 juin 1941, sur la scolarité obligatoire en Alsace.
Je cite maintenant une série de mesures ordonnant l’introduction en Alsace et en Lorraine du Droit civil allemand, du Droit pénal allemand, et même de la procédure. Je citerai comme la plus importante, à titre de document RF-721, l’ordonnance du 19 juin 1941, concernant l’application des dispositions de la législation allemande aux Alsaciens. Je désirerais lire le premier paragraphe de l’article premier, parce qu’il indique une notion qui est intéressante. Je cite :
« Article premier — 1. L’état des personnes qui ont acquis la nationalité française en vertu de l’annexe aux articles 51 à 79 du Diktat de Versailles, ainsi que l’état des personnes qui tiennent leur nationalité de celles-ci, notamment en ce qui concerne le statut personnel et le droit de famille, est régi par la législation en vigueur dans l’ancien Empire, en tant que droit de leur pays d’origine, dans la mesure où cette législation prévoit l’application des lois du pays d’origine. »
Une ordonnance analogue est intervenue pour la Lorraine. C’est le document RF-722, ordonnance du 15 septembre 1941, concernant l’application de la législation allemande en matière de statut personnel et familial en Lorraine (Bulletin Officiel du Reich, page 817).
Je désirerais maintenant citer, en indiquant les titres et les références, les principales mesures intervenues en matière pénale :
Document RF-723 : avis du 14 février 1941, relatif aux dispositions pénales déclarées applicables en Lorraine, en vertu de la section 1 de la deuxième ordonnance concernant certaines mesures transitoires dans le domaine de la justice.
Document RF-724 : ordonnance du 29 octobre 1941, relative à l’introduction en Alsace de la législation allemande de procédure pénale et d’autres lois pénales.
Document RF-725 : ordonnance du 30 janvier 1942, relative à l’introduction en Alsace du code pénal allemand et d’autres lois pénales.
Je ne désire pas lire ce texte, qui est long, mais je voudrais attirer l’attention du Tribunal sur deux particularités qui démontrent que les Allemands ont introduit en Alsace les dispositions les plus extraordinaires de leur droit pénal, conçu du point de vue du régime national-socialiste. Le Tribunal verra ainsi, dans ce document RF-725, à la page 1, sous le n° 6 de l’énumération, que l’on introduisait en Alsace la loi du 20 décembre 1934, réprimant les attaques perfides dirigées contre l’État et le Parti, et protégeant les uniformes du Parti, et, sous le n° 11 de l’énumération, l’ordonnance du 25 novembre 1939 complétant les dispositions pénales tendant à la protection de la puissance militaire du peuple allemand.
En ce qui concerne les libertés publiques, les Allemands ont supprimé, dès le début, le droit d’association, et ils ont prononcé la dissolution de toutes les associations. Ils entendaient laisser la place nette pour le système nazi, qui comporte l’association unique et obligatoire. Je citerai de la même façon les numéros de mes documents, avec les titres de ces textes publics :
Document RF-726 : règlement du 16 août 1940, portant dissolution d’associations de jeunesse en Alsace.
Document RF-727 : règlement du 22 août 1940, instituant un commissaire conservateur pour les associations en Lorraine.
Document RF-728 : règlement du 3 septembre 1940, portant dissolution des syndicats d’instituteurs.
Je signale, à propos de ce document RF-728, que le dernier article prévoit une exception en faveur de l’organisme appelé : « Union des instituteurs nationaux-socialistes. »
Document RF-729 : règlement du 3 septembre 1940, portant dissolution de sociétés de gymnastique et d’associations sportives en Alsace.
Je désirerais lire l’article 4 de ce document RF-729. Je cite :
« Mon commissaire à la culture physique prendra, à l’égard des autres sociétés de gymnastique et associations sportives en Alsace, toutes dispositions nécessaires en vue de leur réintégration dans l’Union nationale-socialiste du Reich pour la culture physique. »
Dans le processus de l’organisation du germanisme, nous rencontrons maintenant deux textes, qui sont bien caractéristiques et qui formeront les documents RF-730 et RF-731.
Document RF-730. Je lis simplement le titre, il est suffisamment caractéristique :
« Ordonnance du 7 février 1942 relative à la création d’un Office de recherches généalogiques du Haut-Rhin. »
Document RF-731. Je lirai également le titre : « Règlement du 17 février 1942, concernant la création d’un service du mandataire du Commissaire du Reich pour l’affermissement du germanisme. »
J’ai indiqué tout à l’heure au Tribunal que le Parti avait été installé en Alsace et en Lorraine, parallèlement à l’administration allemande. Je vais produire sur ce sujet le document n° RF-732, qui est une note confidentielle du parti national-socialiste ouvrier allemand du pays de Bade, daté à Strasbourg du 5 mars 1942. Ce document fait également partie de la série retrouvée aux archives de la Gauleitung de Strasbourg. Il porte comme en-tête : Office d’organisation du Gau. Bureau auxiliaire de Strasbourg.
S’il plaît au Tribunal, je lirai le début de ce document :
« Évaluation des possibilités du recrutement au Parti et à ses subdivisions, et aux groupements s’y rattachant en Alsace.
« Dans le cadre de l’action « 19 juin » organisée pour le recrutement des membres du Parti, le Kreisleiter, en collaboration avec les Ortsgruppenleiter, doivent établir quels sont les Alsaciens âgés de plus de 18 ans, même si leur adhésion n’a pas encore été obtenue dans le cadre de l’action, qui pourraient (le mot « qui » a été omis dans le texte) devenir membres futurs du Parti, de ses subdivisions et des groupements s’y rattachant ; ils établiront en outre quels sont les hommes de 17 à 48 ans qui peuvent être employés activement dans le Parti ou ses subdivisions. Ces évaluations doivent également comprendre, afin que nous puissions obtenir une vue d’ensemble numérique, les personnes déjà inscrites au Parti, à l’Opferring (c’est l’organisation de collecte pour le Parti) et à ses subdivisions et groupements affiliés.
« Les Kreisleiter peuvent faire appel à la collaboration des Kreisorganisationsleiter (ce sont les Directeurs organisateurs d’arrondissement) et des Kreispersonalamtsleiter (Directeurs des bureaux de renseignements personnels d’arrondissement). L’action « 19 juin », organisée en vue de recruter des membres, ne doit pas, de ce fait, passer au deuxième plan, mais doit être menée, par tous les moyens, dans le sens indiqué par le directeur du Gau, et se terminer à la date prévue.
« Les résultats de l’enquête sur la population devront figurer sur cinq listes, à savoir :
« Liste 1 a, liste 1 b, liste 2 a, liste 2 b, liste de contrôle. »
Je vais sauter les paragraphes suivants, qui sont un peu longs et purement administratifs, et je reprends la citation à la page 2 du document, au paragraphe 9 :
« Le but du mouvement national-socialiste étant de placer tous les Allemands dans une organisation nationale-socialiste, afin de pouvoir les influencer et les conduire dans le sens du mouvement, il faudra faire figurer sur les listes 1 a et b, 2 a et b, 90 % de la population, et sur la liste de contrôle uniquement ceux qui seront jugés indignes d’appartenir à une organisation conduite ou patronnée par le Parti, à savoir : les personnes de race inférieure, asociales ou germanophobes. »
Je vais aborder maintenant les deux questions les plus graves et qui sont liées directement entre elles, questions qui concernent d’une part la nationalité et d’autre part le recrutement militaire.
La politique allemande en matière de nationalité révèle un certain flottement, et ce flottement est en rapport avec la politique allemande en matière de recrutement militaire. En effet, les dirigeants allemands paraissent avoir été sollicités par deux tendances contradictoires : l’une de ces tendances est de conférer très largement la nationalité allemande, et ceci afin d’imposer d’une façon correspondante l’obligation de servir dans l’Armée. L’autre tendance est de ne conférer la nationalité qu’avec discernement. Dans cette thèse, il est considéré que d’abord la nationalité est un honneur, et qu’à l’égard des personnes qui ne la possédaient pas initialement, elle constitue dans quelque mesure une récompense. D’autre part, la nationalité donne à celui qui la possède une certaine qualité particulière. Elle en fait, malgré l’abolition de toute démocratie, un certain élément d’influence dans la communauté allemande. Elle ne doit donc être accordée qu’à des personnes qui présentent des garanties à ce point de vue : des garanties de loyalisme, et nous savons que, dans la conception allemande, le loyalisme n’est pas seulement un choix de l’esprit, mais est inhérent à l’appréciation des données physiques — selon l’expression bien connue — « du sang, de la souche, de la race ».
Telles sont donc les deux tendances opposées de la politique allemande de nationalité. Voici comment elles se développent :
Pendant une première période, jusqu’au mois d’août 1942, le Reich ne sent pas encore les besoins d’effectifs aussi grands que ceux qui existeront par la suite. On diffère donc l’institution d’un recrutement obligatoire, et, parallèlement, on différera une imposition générale de la nationalité. Pendant cette première période, les nazis ne faisant pas de recrutement obligatoire, font simplement appel à des engagements volontaires. Ils s’efforcent d’ailleurs de multiplier ces engagements volontaires par toutes sortes de séductions et de pressions.
Je n’entrerai pas dans le détail de ces procédés allemands au sujet des engagements volontaires. Je désirerais simplement indiquer à titre d’exemple ce qui fera l’objet du document RF-733. C’est un appel, qui a été affiché en Alsace, le 15 janvier 1942. Il constitue une des annexes du rapport gouvernemental qui a été déposé précédemment sous le n° UK-72. Dans ce document n° RF-733, je lirai simplement la première phrase du deuxième paragraphe :
« Alsaciens, depuis le début des combats dans l’Est, des centaines d’Alsaciens ont librement décidé de marcher au front, comme volontaires, côte à côte avec les hommes des autres régions allemandes, contre l’ennemi de la civilisation et de la culture européennes. »
Pour qui connaît la propagande allemande, et sa technique d’exagération, le terme de « centaines » qui est employé dans ce document est tout à fait révélateur de l’échec qu’avaient essuyé les recruteurs nazis, « centaines » doit certainement se traduire par « dizaines » et il faut reconnaître que c’était là un faible aliment pour la Wehrmacht.
Pendant la période dont je parle, les nazis pratiquent, en ce qui concerne la nationalité, une politique analogue à celle qu’ils pratiquent pour le recrutement militaire, c’est-à-dire une politique de nationalisation sélective. Ils font appel, en quelque sorte, au volontariat de la nationalité. Il y a lieu de citer à cet égard une ordonnance du 20 janvier 1942, qui est une ordonnance générale du Reich, et non pas un texte spécial aux territoires annexés.
Cette ordonnance a pour effet, aux termes de son article premier, d’élargir les possibilités de la naturalisation, par rapport aux conditions jusque là très formalistes du droit du Reich. Elle indique d’autre part, dans un article 3, la disposition suivante (cette ordonnance n’est pas produite dans le livre de documents, car c’est une ordonnance de l’Empire allemand, donc un document absolument public) :
« Le ministre du Reich peut octroyer la nationalité allemande par voie de règlement général à des catégories d’étrangers établies sur un territoire placé sous la puissance souveraine de l’Allemagne, ou originaire d’un tel territoire. »
Toujours au sujet de cette première période, il y a lieu cependant de souligner que les Alsaciens et Lorrains, qui ne devenaient pas titulaires de la nationalité allemande, n’ont pas conservé pour autant leur nationalité française. Ils sont tous considérés comme sujets allemands. Ils sont qualifiés, dans les documents de l’époque, comme « membres de la communauté allemande » (Volksdeutsch). Ceci entraîne notamment comme conséquence qu’ils sont soumis au service du travail allemand. Je produis à ce sujet le document RF-734 : « Règlement du 27 août 1942 sur le service militaire obligatoire et sur le service national du travail en Alsace. »
Je reviendrai tout à l’heure sur ce document pour le service militaire, mais je désirerais citer tout de suite, sur cette notion générale, les textes relatifs au service dans la Jeunesse hitlérienne, dont l’un est antérieur :
« Ordonnance du 2 janvier 1942 » pour l’Alsace.
« Ordonnance du 4 août 1942 » pour la Lorraine.
La politique allemande pour la nationalité et le recrutement militaire parvient à son tournant au mois d’août 1942. À ce moment, sous la pression des difficultés militaires et des nécessités d’un recrutement intensif, les Allemands instituent le service militaire obligatoire en Lorraine, par une ordonnance du 19 août 1942 et en Alsace par une ordonnance du 25 août 1942.
Ces deux ordonnances, relatives à l’institution du service militaire obligatoire, constituent le document RF-735 (ordonnance pour la Lorraine) et RF-736 (ordonnance pour l’Alsace).
En même temps que ces dispositions pour le service militaire, les Allemands ont promulgué une ordonnance du 23 août 1942 sur la nationalité allemande en Alsace, en Lorraine et au Luxembourg. Ce texte fait l’objet d’une circulaire du ministre de l’Intérieur du Reich, qui constitue le document n° RF-737. Ces dispositions sont les suivantes :
« La nationalité allemande est acquise de plein droit pour tous les Alsaciens, les Lorrains et les Luxembourgeois de souche allemande. »
Lorsque, volontairement ou dans le cadre du service militaire, ils auront rejoint ou auront voulu rejoindre l’Armée ou les formations des Waffen SS, ou lorsque leur conduite permet de les considérer comme « bons Allemands ».
En ce qui concerne l’expression « souche allemande » qui est employée dans ces textes, il s’agit des Alsaciens et des Lorrains qui sont ou bien devenus Français par le Traité de Versailles, ou bien devenus Français par la suite, à condition qu’ils aient été auparavant ressortissants allemands, ou à condition qu’ils aient transféré leur domicile d’Alsace ou de Lorraine sur le territoire du Reich après le 1er septembre 1939.
Et enfin, sont également considérés comme de souche allemande les enfants, petits-enfants et époux des précédentes catégories de personnes.
En dernier lieu, il était prévu que les Alsaciens, les Lorrains et les Luxembourgeois qui n’acquerraient pas la nationalité allemande d’une façon absolue, pourraient l’obtenir à titre révocable.
Je désirerais mentionner, pour finir sur cette question de la nationalité, qu’une ordonnance du 2 février 1943 a précisé quelles étaient les lois allemandes sur la nationalité applicables en Alsace, et qu’une ordonnance du 2 novembre 1943 a également donné la nationalité allemande aux personnes qui avaient été dans des camps de concentration pendant la guerre.
Il résulte des textes allemands que, d’une part, la nationalité allemande a été imposée à un grand nombre de personnes et, d’autre part, que les Alsaciens et les Lorrains, qui sont des Français, ont été astreints à l’obligation exorbitante, véritablement criminelle, du service militaire dans l’Armée allemande contre leur pays. Ces obligations militaires ont été étendues, sans cesse, par l’appel de classes successives allant jusqu’à la classe 1908.
Ces exigences allemandes ont provoqué une protestation solennelle du Comité National français qui représentait à Londres l’autorité publique française libre.
Je désirerais lire au Tribunal le texte de cette protestation, qui est datée du 16 septembre 1942 et qui forme le document RF-739. Je lirai simplement les trois paragraphes de la protestation officielle qui constituent le début de ce document (document du service de l’information de Londres) :
« Après avoir, en pleine guerre, proclamé l’annexion de l’Alsace et de la Lorraine, chassé et dépouillé un grand nombre d’habitants, pris les mesures les plus rigoureuses de germanisation, le Reich contraint maintenant les Alsaciens et les Lorrains, déclarés Allemands par lui, à servir, dans les armées allemandes, contre leurs propres compatriotes et contre les alliés de la France.
« Le Comité National, défenseur de l’intégrité et de l’unité de la France et gardien des principes du droit des gens, proteste à la face du monde civilisé contre ces nouveaux attentats commis, au mépris des conventions internationales, contre la volonté de populations ardemment attachées à la France. Il proclame inviolable le droit des Alsaciens et des Lorrains de rester membres de la famille française. »
Cette protestation ne put être ignorée des Allemands car elle fut, à diverses reprises, lue et commentée à la radiodiffusion par le commissaire national français à la Justice, M. le professeur René Cassin.
En regard de cette protestation solennelle de la France, je me permettrai de citer les justifications, si l’on peut employer ce terme, qui ont été fournies dans un discours du Gauleiter Wagner, prononcé à Colmar le 20 juin 1943 ; cette citation est extraite du Mulhousertageblatt du 21 juin 1943. Étant donné son importance, je ne la traite pas seulement comme citation et je la produis comme document n° RF-740 ; le journal lui-même est déposé au greffe du Tribunal.
Je lis les explications du Gauleiter Wagner, telles qu’elles sont reproduites dans ce journal sous le titre : « L’Alsace ne fera pas bande à part. »
« L’événement décisif pour l’Alsace en 1942 a donc été l’introduction du service militaire obligatoire. Il ne saurait être dans mes intentions de légitimer du point de vue juridique une mesure qui atteint si profondément la vie de l’Alsace. Il n’y a aucune raison de le faire : toute décision qui touche ici le Reich Grand Allemand est motivée et inattaquable quant à la forme juridique et de fait. »
Naturellement, les Alsaciens et les Lorrains refusaient de se plier aux prescriptions criminelles des autorités allemandes et ils entreprirent de s’y soustraire par tous les moyens. Les nazis décidèrent alors de les y contraindre par des mesures impitoyables : les frontières étaient sévèrement gardées et les gardes avaient ordre de tirer sur les nombreux réfractaires qui essayaient de les franchir.
Je désirerais citer, à ce sujet, une phrase d’un article de journal ; c’est un article des Dernières nouvelles de Strasbourg du 28 août 1942 ; c’est le document RF-741. Cet article relate la mort d’un réfractaire, tué dans ces conditions, et il se termine par la phrase suivante : « Nous insistons tout particulièrement sur le fait que l’essai de franchir illégalement la frontière est une tentative de suicide. »
Naturellement, des peines judiciaires ont été appliquées avec beaucoup de sévérité et dans un grand nombre de cas ; je n’ai pas pensé que je doive apporter toute l’énumération de ces cas, ce qui serait trop long, et je désirerais simplement insister sur les notions de principe qui ont gouverné cette répression.
Je citerai en premier lieu un document qui est tout à fait caractéristique de la conception que l’administration allemande se fait de la justice et de l’indépendance du pouvoir judiciaire. Ce sera le document n° RF-742. Il fait partie de la série des documents découverts dans les archives de la Gauleitung ; c’est un message télétypé, daté de Strasbourg, le 8 juin 1944, et adressé par le Gauleiter Wagner au chef de la Cour d’Appel de Karlsruhe. Je lirai le paragraphe 2 de ce document, qui est à la page n° 1 B du même document :
« Il est particulièrement nécessaire en Alsace que les peines prononcées contre les réfractaires au service militaire produisent un effet d’intimidation, mais l’effet d’intimidation ne peut être obtenu, dans la peur du danger personnel qui fait agir les réfractaires, que par la peine de mort, d’autant plus qu’un Alsacien, émigrant dans l’intention de se soustraire au service militaire, compte en général sur une victoire prochaine des puissances ennemies et compte, en cas de condamnation à une peine privative de liberté, sur une fin de peine imminente. Par conséquent, pour tous les essais d’émigration illégale, après le 6 juin 1944, en vue de se soustraire au service militaire, il faut, en dehors de tout autre pratique judiciaire dans le vieux Reich, en principe, appliquer la peine de mort. »
Mais je vais indiquer immédiatement que la considération du risque personnel, que ce fût celui d’être tué à la frontière ou celui d’être condamné à mort, ne pouvait pas être suffisante pour faire accepter par les Alsaciens et par les Lorrains l’obligation militaire. Aussi les nazis ont-ils recouru à la seule menace qui pouvait avoir de l’efficacité ; c’est la menace des représailles contre les familles.
Dès le 4 septembre 1942, on pouvait lire dans les Dernières nouvelles de Strasbourg, un avis intitulé : « Sévères sanctions pour ceux qui négligent de se présenter au conseil de révision. » Un extrait de cet avis constitue le document RF-743. J’en donne lecture :
« Dans les cas ci-dessus, il a été démontré que les parents n’ont pas fait preuve d’autorité dans ce sens. Ils ont prouvé par là qu’ils n’ont pas encore compris les exigences du temps actuel qui ne peuvent tolérer en Alsace que des personnes sûres. Les parents des jeunes gens susnommés seront donc déportés sous peu dans le vieux Reich, afin d’acquérir, à nouveau, dans un milieu de nationaux-socialistes, une attitude conforme à l’esprit allemand. »
Ainsi la déportation des familles était prescrite, non pas même pour punir une insoumission définitive, mais déjà pour sanctionner le défaut de présentation au conseil de révision. Afin d’éviter des lectures répétées, je présente maintenant au Tribunal, à titre de document n° RF-744, l’ordonnance du 1er octobre 1943 tendant à la répression de l’insoumission aux obligations militaires (Bulletin Officiel du Reich de 1943, page 152). Je lis les deux premiers articles :
« Article premier — Le chef de l’administration civile en Alsace peut interdire le séjour en Alsace aux déserteurs et aux personnes qui se soustraient aux obligations militaires ou à celles du service du travail obligatoire, ainsi qu’aux membres de leur famille. Cette interdiction de séjour entraîne, pour les personnes de souche allemande qui en sont frappées, leur transplantation sur le territoire du Reich par le plénipotentiaire pour le Reich, commissaire du Reich pour la défense des intérêts du germanisme.
« Les mesures intéressant les biens, saisies, indemnités, etc. sont régies par l’ordonnance du 2 février 1943, concernant le régime des biens des personnes de souche allemande transplantées d’Alsace sur le territoire du Reich.
« Article 2. — Indépendamment des mesures qui précèdent, des poursuites pénales peuvent être intentées pour infraction aux dispositions des lois pénales.
Que voulait dire exactement « souche allemande » ? Jusqu’où s’étend ce concept ?
Le terme de souche allemande s’applique, comme je l’ai indiqué à propos d’un texte précédent, aux catégories de personnes qui sont dans les conditions suivantes :
Il s’agit, en premier lieu, des personnes qui étaient en Alsace et Lorraine avant le Traité de Versailles et qui sont devenues françaises par ce traité. Ces personnes, qui avaient la nationalité allemande avant 1919, sont considérées de souche allemande ainsi que leurs enfants, petits-enfants et époux. Il s’agit de la grande majorité de la population des trois départements.
Je continue la lecture du paragaphe 2 de l’article premier :
« Indépendamment des mesures qui précèdent, des poursuites pénales peuvent être intentées pour infraction aux dispositions des lois pénales. »
Les membres de la famille, au sens de l’article 52, alinéa 2, du code pénal du Reich, qui apporteront la preuve de leurs efforts sérieux tendant à empêcher ou dissuader le fugitif de commettre son acte ou à éviter la nécessité de la fuite, ne sont pas punissables.
Certes, ces mesures abominables : obligation de la dénonciation, sanctions atteignant les familles, ont permis aux autorités allemandes de réaliser l’enrôlement des Alsaciens et des Lorrains, enrôlement qui eut, pour beaucoup d’entre eux, des conséquences fatales et qui fut pour tous une épreuve particulièrement tragique.
Je dois enfin indiquer, pour terminer cette partie, que les Allemands ont procédé à la mobilisation des femmes pour le travail de guerre. Je produis comme document RF-745 l’ordonnance du 26 janvier 1942, complétant l’organisation de guerre du service national du travail pour la jeunesse féminine de Lorraine.
Nous rencontrons ensuite — et ce sera le document RF-746 — une ordonnance du 2 février 1943, concernant la déclaration des hommes et des femmes en vue de l’accomplissement de tâches intéressant la défense nationale (Bulletin Officiel du Reich, 1943, page 26). Cette ordonnance est relative à l’Alsace.
La suivante — document RF-747 — est relative à la Lorraine : c’est une ordonnance du 8 février 1943, concernant la déclaration des hommes et des femmes pour des tâches au sujet de l’organisation du travail. Le Tribunal remarquera que l’ordonnance concernant l’Alsace portait l’expression « tâches intéressant la défense nationale », alors que celle concernant la Lorraine parlait simplement des « tâches concernant l’organisation du travail ». Mais en fait il s’agit bien de la même chose.
En effet, l’article premier de cette deuxième ordonnance — le document RF-747 — se réfère à l’ordonnance du délégué général pour l’organisation du travail, relative à la déclaration des hommes et des femmes pour des tâches intéressant la défense nationale, etc. Il s’agit donc bien de faire travailler, non seulement les hommes, mais même les femmes, pour un travail utile à l’effort de guerre allemand.
Je lirai sur ce point au Tribunal un extrait d’un article de journal, qui commente cette législation et qui commente les mesures que le Gauleiter Wagner se propose de prendre à ce sujet. Ceci fera le document n° RF-748, extrait du journal Dernières nouvelles de Strasbourg du 23 février 1943 :
« Dans son discours de Karlsruhe, le Gauleiter Robert Wagner a souligné que des mesures de mobilisation totale seraient appliquées à l’Alsace et que les autorités s’abstiendraient de toute chinoiserie bureaucratique. Les offices de travail de l’Alsace ont déjà invité la première catégorie de jeunes filles mobilisables à se présenter. En principe, toutes les femmes qui jusqu’à présent n’ont travaillé que chez elles, qui n’ont eu à s’occuper que de leur mari et n’ont pas d’autre parent, travailleront à l’avenir toute la journée. Bien des époux, qui jusqu’alors n’ont jamais offert d’aider leur femme dans le ménage, vont être obligés de mettre la main à la pâte : ils s’occuperont du ménage et feront les commissions. Avec un peu de bonne volonté, tout s’arrangera.
« Les femmes qui ont reçu une éducation professionnelle seront affectées, si possible, à des travaux relevant de leur profession, à condition qu’ils soient importants pour la guerre. Cette prescription s’applique aussi à toutes les professions féminines du secteur social. »
Ici encore, une présentation comique ou lourdement tournée ne doit pas nous empêcher d’apercevoir le caractère odieux de ces mesures qui obligeaient les femmes françaises à travailler pour l’effort de guerre allemand.
Nous allons suspendre l’audience pendant 10 minutes.
M. Dodd désirerait parler un instant au sujet d’une question qu’il veut soumettre au Tribunal.
Monsieur le Président, je demande à être entendu brièvement pour informer le Tribunal que le témoin Andréas Pfaffenberger, que le Tribunal avait chargé le Ministère Public des États-Unis de retrouver si possible, a été retrouvé hier et se trouve aujourd’hui à Nuremberg. On peut le faire venir pour le contre-interrogatoire qui, si je m’en souviens bien, a été demandé par l’avocat de l’accusé Kaltenbrunner.
Sa déposition écrite a-t-elle été lue ?
Oui, Monsieur le Président, elle l’a été.
Elle a été lue à la condition qu’il soit amené ici pour être contre-interrogé ?
Oui, Monsieur le Président, si je m’en souviens bien, on demanda de l’amener ici.
L’avocat de Kaltenbrunner désire-t-il le contre-interroger maintenant, je veux dire, pas à l’instant, mais désire-t-il encore le contre-interroger ?
L’accusé Kaltenbrunner renoncera à ce témoin ; à vrai dire, il faudrait que je discute de cette question avec lui parce que jusqu’ici, il n’avait pas été décidé si Pfaffenberger pourrait revenir ici et il n’avait pas été décidé si dans le cas où l’on interrogerait ce témoin, il serait nécessaire que Kaltenbrunner fût présent.
Un témoin est amené ici pour un contre-interrogatoire et vous dites maintenant que vous ne voulez pas l’interroger ; cela semble étrange, après avoir lu l’affidavit ; il me semble que la chose raisonnable à faire serait de vous décider si vous voulez ou non le contre-interroger. Il me semble que cela aurait dû être décidé, avant de le faire venir. En tout cas, comme il a été amené ici, je crois qu’il faut que vous décidiez de suite si vous voulez le contre-interroger. Monsieur Dodd, peut-on le garder ici pendant quelque temps ?
Oui, Votre Honneur. Il est venu ici, mais ayant été dans un camp de concentration pendant six. ans, il doit être gardé ; il faut lui accorder une certaine protection, et je ne veux pas le garder plus longtemps qu’il n’est nécessaire. Nous avons eu quelques difficultés à le trouver avec l’aide de l’Armée américaine.
Peut être pourrai-je donner une réponse d’ici deux ou trois jours.
Après la lecture de l’affidavit, vous avez demandé à le contre-interroger ; étant donné ces circonstances, il me semble peu raisonnable que vous demandiez maintenant qu’on le fasse attendre deux ou trois jours, lorsqu’il est à votre disposition. Monsieur Dodd, serait-il possible de le garder jusqu’à lundi ?
Oui, je suis sûr qu’on pourra.
Nous le garderons donc jusqu’à lundi et vous pourrez, Dr Kauffmann, le contre-interroger si vous le voulez. Vous comprenez ce que je veux dire : étant donné qu’on a produit l’affidavit et qu’un des avocats veut le contre-interroger, il aurait dû prévenir le Ministère Public si, après avoir lu et examiné l’affidavit, il ne veut plus l’interroger, ce qui aurait évité les complications d’amener le témoin. Me comprenez-vous ?
Oui, je vous remercie, je procéderai donc à l’examen contradictoire lundi.
Bien.
Monsieur le Président, je demande s’il conviendrait au Tribunal de faire entendre le témoin Emil Reuter maintenant ?
Bien. (On introduit M. Emil Reuter.) Quel est votre nom ?
Reuter Emil.
Jurez-vous, Emil Reuter, de parler sans haine et sans crainte de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ? (Le témoin prête serment.) Levez la main droite et dites : Je le jure.
Je le jure.
Vous pouvez vous asseoir.
Monsieur Reuter, vous êtes avocat au barreau de Luxembourg ?
Oui.
Vous êtes Président de la Chambre des députés du Grand-Duché de Luxembourg ?
Oui.
Vous exerciez ces fonctions, au moment de l’invasion du Grand-Duché de Luxembourg par les troupes allemandes ?
Oui.
Pouvez-vous donner des indications sur le fait que le Gouvernement du Reich avait, peu de jours avant l’invasion du Luxembourg, donné au Gouvernement grand-ducal des assurances de ses intentions pacifiques ?
Déjà, au mois d’août 1939, le ministre d’Allemagne à Luxembourg a donné au ministre des Affaires étrangères du pays une déclaration, aux termes de laquelle le Reich allemand, en cas de guerre européenne, respecterait l’indépendance et la neutralité du pays, à condition que le Luxembourg ne viole pas sa neutralité.
Quelques jours avant l’invasion du mois de mai 1940, les Allemands avaient construit des pontons jusqu’à la moitié de la Moselle, qui forme la frontière entre les deux pays. Une explication du ministre d’Allemagne à Luxembourg représentait cette construction comme des débarcadères dans l’intérêt de la navigation fluviale. Dans l’opinion générale du pays, c’était cependant des installations d’ordre militaire.
Pouvez-vous indiquer quelle était la situation des pouvoirs publics au Luxembourg, à la suite du départ de Son Altesse Royale Madame la Grande Duchesse et de son Gouvernement ?
La continuité de l’administration générale du pays était assurée par une commission gouvernementale, nantie des pouvoirs nécessaires par les autorités constitutionnelles compétentes ; il n’y avait donc pas carence des pouvoirs.
N’est-il pas cependant exact que les Allemands aient prétendu, à leur arrivée dans ce pays, que le Gouvernement avait failli à sa charge, et qu’à la suite du départ du Gouvernement, il n’y avait au Luxembourg aucune autorité régulière ?
Si, cette déclaration a été faite par le ministre du Reich à Luxembourg, en présence d’une commission parlementaire.
Dois-je bien comprendre que ces affirmations des autorités allemandes ne correspondaient pas à la réalité, puisque vous nous avez dit qu’il existait un organisme d’administration supérieure ?
Cette déclaration ne correspondait pas à la réalité, elle visait évidemment à l’usurpation du pouvoir.
Monsieur Reuter, les Allemands n’ont jamais proclamé, par une loi, l’annexion du Luxembourg : estimez-vous que l’ensemble des mesures qu’ils ont prises dans ce pays équivalait à une annexion ?
Les mesures prises par les Allemands dans le Grand-Duché équivalaient manifestement à une annexion de fait : peu de temps après l’invasion, les dirigeants du Reich à Luxembourg ont déclaré, dans des discours publics et officiels, que l’annexion de droit suivrait, à une époque qui serait choisie librement par le Führer.
La preuve de cette annexion de fait se dégage d’une façon claire et nette de toute la série des ordonnances publiées par les Allemands dans le Grand-Duché.
Les Allemands ont organisé au Luxembourg une opération, qui a été qualifiée de recensement : dans la formule proposée aux habitants du Luxembourg pour ce recensement, il y avait une question sur la langue maternelle ou usuelle et une autre question sur l’appartenance ethnique. Pouvez-vous confirmer que ce recensement, étant donné ces deux formules, était considéré comme ayant un caractère plébiscitaire, un caractère politique ?
D’après les instructions comminatoires, publiées par les autorités allemandes à l’occasion de ce recensement, il apparaissait que le but politique était certain ; aussi l’opinion publique n’a-t-elle jamais envisagé ce recensement autrement que comme une tentative de réaliser un plébiscite camouflé sous forme de recensement, une opération politique destinée à donner une apparence de justification à l’annexion envisagée.
Le rapport du Gouvernement luxembourgeois ne donne pas d’indication sur les résultats statistiques de ce recensement, notamment en ce qui concerne les questions à caractère politique dont j’ai parlé tout à l’heure. Voulez-vous nous dire pour quelles raisons ces indications statistiques ne peuvent être trouvées dans aucun document ?
Les indications statistiques n’ont jamais été répétées d’une façon complète, car après les dénombrements partiels et les premiers résultats, les autorités allemandes ont constaté qu’une partie absolument infime de la population avait répondu aux deux questions scabreuses dans le sens allemand. Les autorités allemandes ont alors préféré arrêter l’opération, et les bulletins-formules, distribués dans le pays aux fins de recueillir des réponses, n’ont jamais été rassemblés.
Est-ce que vous vous souvenez de la date du recensement ?
Ce recensement doit se placer en 1942.
À cette époque, à la suite de ce recensement, les Allemands pouvaient donc constater qu’il n’existait pas de majorité, ni même de partie importante de la population, qui désirait entrer dans l’ordre du Reich allemand. Cependant, ont-ils bien continué à appliquer leurs mesures d’annexion ?
Les mesures tendant à la germanisation et ultérieurement à l’annexion du pays, ont continué, et ont même été renforcées par la suite par des mesures nouvelles de plus en plus accentuées.
Dois-je bien comprendre, par conséquent, que pendant la période où ces mesures étaient appliquées, les Allemands ne pouvaient ignorer la volonté contraire de la population luxembourgeoise ?
Il n’y a pas le moindre doute à cet égard.
Pouvez-vous nous indiquer s’il est bien exact que les autorités allemandes aient ordonné aux membres du corps de la Gendarmerie et de la Police de prêter un serment d’allégeance au Chancelier du Reich ?
Oui. Cette contrainte a été exercée à l’égard du corps de la Gendarmerie et des agents de Police avec des menaces très graves, et même avec sévices. Les récalcitrants ont été déportés, généralement, si j’ai bonne mémoire, à Sachsenhausen et au moment de l’approche des armées russes, les récalcitrants qui se trouvaient dans ce camp ont été, en tout ou en partie, fusillés. Ils étaient au nombre de 150 environ.
Pouvez-vous nous donner des indications sur la transplantation (je crois que le mot allemand est « Umsiedlung ») d’un certain nombre d’habitants et de familles de votre pays ?
La transplantation a été commandée, par les autorités allemandes, à l’adresse des éléments luxembourgeois qui paraissaient inassimilables ou indignes et indésirables pour résider dans la marche frontière du Reich.
Est-ce que vous pouvez indiquer le chiffre approximatif des personnes qui ont été victimes de cette transplantation ?
Il doit y avoir un nombre d’au moins 7.000 personnes qui ont été transplantées de cette façon, car on a retrouvé à Luxembourg une liste mentionnant 2.800 à 2.900 foyers ou familles.
Ces indications sont en votre connaissance en raison de vos fonctions de président de la Chambre des Députés ?
Pas précisément. La liste a été trouvée à Luxembourg, elle est encore déposée à Luxembourg, et l’Office des criminels de guerre en a pris connaissance, ainsi que toutes les autorités judiciaires luxembourgeoises.
Pouvez-vous indiquer, Monsieur Reuter, comment les personnes transplantées étaient informées de cette mesure les concernant et quel était le délai qui leur était accordé ?
En général, les familles destinées à la transplantation n’ont jamais été averties au préalable, du moins jamais officiellement. Vers 6 heures du matin, les agents de la Gestapo sonnaient à la porte et invitaient les « transplantés » à se préparer à partir dans une heure ou deux, en emportant un minimum de bagages. Ensuite, ils étaient transférés à la gare et embarqués à destination du camp vers lequel ils étaient d’abord dirigés.
Pouvez-vous préciser si ces mesures ont frappé des personnes que vous connaissiez personnellement ?
Je connais personnellement un très grand nombre de personnes transplantées. Parmi eux, il y a des membres de ma propre famille, un grand nombre de collègues de la Chambre des Députés, beaucoup de confrères du barreau, des magistrats en grand nombre et ainsi de suite.
En dehors de ces transplantations, il y avait également des déportations dans les camps de concentration, n’est-ce pas ? C’est une question différente.
Oui. Il y a encore eu des déportations dans les camps de concentration que tout le monde connaît. Le nombre de ces déportations dans le Grand-Duché peut être d’environ 4.000.
Monsieur Reuter, il est établi par les ordonnances que les autorités allemandes ont prescrit le service militaire obligatoire. Je ne vous poserai pas, par conséquent, de questions sur ce fait, mais je désirerais vous demander si vous pouvez indiquer, à peu près, le nombre des sujets luxembourgeois, qui ont été enrôlés dans l’Armée allemande ?
Les jeunes gens incorporés de force dans l’Armée allemande appartiennent à cinq classes, à partir de la classe 1920. Ils sont au nombre d’environ 11.000 à 12.000 au moins. Un certain nombre d’entre eux, que j’évalue à un tiers environ, s’est soustrait à l’enrôlement en devenant réfractaires. D’autres ont déserté par la suite l’Armée allemande et se sont rendus à l’étranger.
Est-ce que vous pouvez indiquer le chiffre approximatif de ces Luxembourgeois qui sont morts à la guerre, par suite de leur enrôlement forcé ?
À la fin du mois de septembre 1944, nous avions un chiffre de 2.500 morts. Les recherches ont continué, et à l’heure actuelle, j’estime qu’on a dû retrouver au moins les noms de 3.000 morts.
Les sanctions prévues pour enrôler ces Luxembourgeois étaient-elles des sanctions très sévères ?
Ces sanctions étaient extrêmement sévères. Tout d’abord, les jeunes gens réfractaires ont été poursuivis et traqués par la Police et par la Gestapo. Ensuite, ils ont été traduits devant des tribunaux variés, soit au Luxembourg, soit en France, soit en Belgique, soit en Allemagne. Leurs familles ont été déportées, la fortune de leurs familles a été confisquée, en règle générale du moins.
Les peines, prononcées par les tribunaux à la charge de ces jeunes gens, étaient extrêmement sévères. C’était la peine de mort généralement, ou bien encore des peines d’emprisonnement, de travaux forcés, de déportation dans les camps de concentration. Quelques-uns ont été graciés par la suite, mais il y en a même qui ont été fusillés après avoir été graciés, à titre d’otages.
Je désirerais vous poser une dernière question. Est-ce que vous pensez qu’il est possible que l’ensemble des mesures, qui ont constitué l’annexion de fait du Luxembourg, ait pu être ignoré par une des personnes qui appartenaient au Gouvernement du Reich, ou au Haut Commandement militaire ?
J’estime qu’il est difficilement admissible que cette situation ait été inconnue au Gouvernement du Reich et au Haut Commandement militaire. Mon opinion se base sur les faits suivants : d’abord, nos jeunes gens mobilisés de force ont fréquemment protesté, au moment de leur arrivée dans l’Armée allemande en Allemagne, en invoquant leur nationalité luxembourgeoise et la violence dont ils étaient victimes, en sorte que les autorités militaires devaient être au courant de cette situation du Grand-Duché.
En second lieu, plusieurs ministres du Reich, entre autres MM. Thierack, Rust et Ley, ont fait des visites au Grand-Duché de Luxembourg et ont pu se convaincre, sur place, de la situation du pays et de la réaction de la population. D’autres hautes personnalités politiques du Reich ont encore fait des visites à Luxembourg, comme Bormann, Sauckel.
Après, il y a eu des décrets, des ordonnances allemandes relatives à la dénationalisation de certaines catégories de citoyens luxembourgeois. Ces ordonnances portent la signature du ministre du Reich. Les mesures d’exécution, à la suite de ces ordonnances, ont été publiées dans le Amtsblatt für das Reichsinnenministerium, encore sous la signature du ministre de l’Intérieur Frick, avec indication que ces instructions étaient à communiquer à toutes les autorités supérieures du Reich (Nachrichtlich an alle oberen Reichsstellen).
Je vous remercie. Ce sont là toutes les questions que j’avais à vous poser.
Est-ce qu’un des membres de la Défense aurait des questions à poser au témoin ? (Pas de réponse.) Le témoin peut se retirer.
Monsieur le Président, dois-je comprendre que le témoin n’a pas à rester plus longtemps à la disposition du Tribunal et peut retourner chez lui ?
Certainement.
J’avais arrêté mon exposé à la fin de la seconde partie, c’est-à-dire que j’ai déjà examiné en premier lieu l’élimination de la formation française, et en second lieu l’imposition des règles allemandes.
J’en viens maintenant à la troisième partie, qui est relative aux mesures de transplantation en Alsace et en Lorraine. Les autorités allemandes ont, en effet, appliqué, dans ces départements annexés, leurs méthodes caractéristiques de transplantation de population. Il se trouve que, comme j’ai fait entendre tout à l’heure, plus tôt que je ne l’escomptais, le témoin du Luxembourg, le Tribunal est déjà informé de l’aspect que prenaient ces mesures de transplantation dans les territoires annexés.
La situation que je vais indiquer pour l’Alsace et pour la Lorraine est, en effet, analogue à la situation qui a existé pour le Grand-Duché de Luxembourg. L’application de ces méthodes par les Allemands avait pour objet principal de leur permettre la colonisation, en installant dans le pays des sujets allemands qui s’emparaient des terres et des biens des habitants expulsés.
Un second avantage était d’ailleurs l’élimination des éléments qui étaient jugés particulièrement difficiles à assimiler. Je désirerais citer à ce propos — ce sera le document RF-749 — ce que déclarait le Gauleiter Wagner dans un discours à Saverne, que je cite d’après les Dernières nouvelles de Strasbourg du 15 décembre 1941.
« Aujourd’hui, il faut se décider. En un temps de lutte suprême de la nation, lutte à laquelle vous aussi devez prendre part, je ne peux dire à celui qui déclare : « je suis Français », qu’une seule chose : « fiche le camp. En Allemagne, il n’y a de place que pour les Allemands. »
Dès le début, les Allemands ont procédé d’abord à des expulsions individuelles ou par petits groupes, concernant notamment des Israélites et des membres de l’enseignement. D’autre part, il résulte du document que j’ai déjà cité ce matin sous le n° RF-701 et qui était la première protestation générale de la Délégation française, en date du 3 septembre 1940, il résultait de ce texte, que j’ai déjà lu, que les Allemands n’autorisaient les Alsaciens et les Lorrains à réintégrer leur foyer que s’ils se reconnaissaient de souche allemande. Or, le Tribunal comprend que ces restrictions mises au retour de réfugiés arrivaient au même résultat que des expulsions.
Les expulsions massives ont commencé en septembre 1940.
Je produis maintenant à ce sujet le document RF-750. C’est encore une note de la Délégation française d’armistice, prélevée d’après le dossier de la Haute Cour de Justice. Je lis ce document au paragraphe 2 :
« Depuis lors, il a été porté à la connaissance du Gouvernement français que les autorités allemandes procèdent à des expulsions massives de familles établies dans les trois départements de l’Est. Quotidiennement, des citoyens français, contraints d’abandonner sur place tous leurs biens, sont refoulés sur la partie de la France non occupée, par groupes de 800 à 1.000 personnes. »
Nous ne sommes encore qu’au 19 septembre. Le 3 novembre, les Allemands entreprirent une action systématique d’expulsion à l’égard de la population de la Moselle. Cette action fut accomplie avec perfidie. Les Allemands, en effet, firent d’abord connaître aux Lorrains de certaines localités qu’ils leur donnaient le choix entre un départ vers l’Allemagne orientale et un départ vers la France. Ils ne leur laissaient que quelques heures pour se décider. D’autre part, ils cherchaient à accréditer l’idée que cette option était imposée aux Lorrains à la suite d’un accord avec les autorités françaises.
Au point de vue matériel, la transplantation fut effectuée dans des conditions très pénibles. Les Lorrains ne purent en effet emporter qu’un très petit nombre d’effets personnels et qu’une somme de 2.000 francs, 1.000 francs pour les enfants. À la date du 18 novembre, quatre trains de Lorrains arrachés à leur foyer avaient été ainsi dirigés sur Lyon. L’arrivée en France non occupée de ces Lorrains, si gravement éprouvés, fut cependant l’occasion pour eux de manifester noblement leurs sentiments patriotiques. Sur l’ensemble des faits que je viens d’exposer, je présente au Tribunal le document RF-751, qui est une note de protestation de la Délégation française, sous la signature du général Doyen, datée du 18 novembre 1940.
Je lirai des extraits de ce document RF-751, à partir du troisième paragraphe de la page 1.
« La France se trouve placée en présence d’un acte de force qui est en contradiction formelle, aussi bien avec la Convention d’armistice qu’avec les assurances récemment exprimées d’un désir de collaboration entre les deux pays. Bien au contraire, dans son article 16, que la Commission allemande invoquait d’ailleurs fréquemment, en ce qui concerne spécialement les départements de l’Est, la Convention d’armistice stipule la réinstallation des réfugiés dans les régions où ils étaient domiciliés. La création de nouveaux réfugiés constitue donc une violation de cette convention. La France se trouve en présence d’un acte injuste, qui frappe des populations paisibles auxquelles le Reich n’a rien à reprocher et qui, installées depuis des siècles sur ces territoires, en ont fait une région particulièrement prospère.
« La décision inattendue des autorités allemandes est également un acte inhumain ; en plein hiver, à l’improviste, des familles doivent quitter leur foyer, en emportant un strict minimum d’objets personnels et une quantité d’argent absolument insuffisante pour pouvoir vivre, ne fût-ce que quelques semaines. Des milliers de Français sont ainsi brusquement plongés dans la misère, sans que leur pays, déjà si éprouvé, surpris par la soudaineté et l’ampleur de la mesure prise à son insu, soit en état de leur assurer, du jour au lendemain, une vie convenable.
« Cet exode, et les conditions dans lesquelles il se produit, provoquent la plus pénible et la plus douloureuse impression sur toute la nation française. Celle-ci est particulièrement émue devant les indications qui ont été données aux Lorrains, et d’après lesquelles le Gouvernement français serait l’origine de leur malheur. C’est en effet ce que tend à faire croire le texte apposé dans certains villages, dont la population a été appelée à choisir entre le départ vers l’Est de l’Allemagne (le mot département a été employé, c’est une erreur de copie, c’est le départ vers l’Est de l’Allemagne), ou le départ vers la France non occupée. »
La note ajoute, entre parenthèses : « affiche dont le texte est ci-joint », mais nous n’avons pas nous-même le texte de cette affiche.
« C’est également ce que tendait à laisser supposer l’affirmation que ces populations avaient été incitées à solliciter elles-mêmes leur départ, à la suite d’appels lancés par la radiodiffusion de Bordeaux. En admettant, même que ces appels aient eu lieu, il convient de faire remarquer que le poste de Bordeaux est sous le contrôle allemand. La bonne foi de ces Lorrains a été trompée comme en ont témoigné leurs réactions à leur arrivée en zone libre »
Malgré ces protestations, les expulsions continuèrent ; elles atteignirent un chiffre total approximatif d’environ 70.000 personnes. Elles se doublèrent des déportations d’Alsaciens et de Lorrains dans l’Allemagne de l’Est et en Pologne. Il s’agissait alors de déportations destinées à créer la terreur et qui atteignaient notamment les familles des hommes qui avaient décidé, à bon droit, de se soustraire aux exigences allemandes concernant le travail et le service militaire.
Je présente encore sur l’ensemble de cette question une protestation française du 3 septembre 1942 ; c’est le n° RF-752. Comme je ne désire pas le lire au Tribunal, des textes traitant le même sujet ayant été présentés à diverses reprises, je présente ce document uniquement pour établir son existence, c’est-à-dire l’existence de cette protestation et je crois pouvoir m’abstenir de lire son contenu.
Je me référerai enfin, pour ne faire d’ailleurs qu’une très courte citation, à un document qui appartient à la documentation du Ministère Public américain. C’est un document qui porte le numéro américain R-114, et qui est une note mémorandum d’une conférence, tenue entre plusieurs fonctionnaires SS, au sujet de la direction générale pour le traitement des Alsaciens déportés.
Je précise que ce document R-114 a déjà été produit par mes collègues américains sous le n° USA-314. Je lui avait donné le numéro français RF-753. Je désire simplement lire dans ce document un paragraphe qui peut servir de complément pour la description que j’ai donnée de ces affaires de déportation. Je précise que ce texte, ces phrases, n’avaient pas été lues à l’audience.
La phrase que je cite se trouve à la page 2 du document ; à la fin de cette page 2 commence un paragraphe avec la lettre d.
« Les personnes suivantes sont inscrites pour une déportation ultérieure : membres de groupes parlant patois ; le Gauleiter ne désire garder dans ces zones patoisantes que les personnes qui adhèrent au germanisme dans leurs coutumes, leur langage et leur attitude générale.
« D’après les cas prévus dans les paragraphes a à d ci-dessus, il faut noter que l’on considérera d’abord le problème de la race et ceci, de telle façon que les personnes ayant une valeur raciale seront déportées en Allemagne même, et les personnes de race inférieure déportées en France. »
Enfin, à titre de citation, je désirerais lire au Tribunal quelques phrases d’un article du journal les Dernières nouvelles de Strasbourg, du 31 août 1942. Il s’agit ici d’une simple citation ; il ne s’agit pas d’un document.
Voici la citation de cet article de journal :
« Le 28 août, les familles nommées ci-après des arrondissements de Mulhouse et de Guebwiller ont été déportées dans le Reich pour retrouver une attitude allemande bien affermie dans un entourage d’unité nationale-socialiste. Il s’agit, dans plusieurs cas, de personnes qui ne dissimulaient pas leur attitude hostile, en ce qu’elles provoquaient des agitations d’opposition, parlaient français publiquement, d’une façon provocante, ne se soumettaient pas aux ordonnances sur l’éducation de la jeunesse, ou, en d’autres circonstances, ont manqué de loyauté. »
Je désire maintenant indiquer au Tribunal que ces déportations ou transplantations avaient, comme conséquence, la spoliation des biens et ceci n’est pas seulement un fait, c’est le droit, pour les Allemands. Il y a, en effet, une ordonnance du 28 janvier 1943, publiée au Bulletin Officiel de 1943, page 40, sous le titre : « Ordonnance concernant la sauvegarde des biens en Lorraine à la suite de mesures de transplantation. »
Voici cette ordonnance que je dépose comme document n° RF-754 ; je désirerais lire l’article premier et le premier paragraphe de l’article 2. Déjà, je pense que le titre est lui-même très parlant.
« Article premier. — La sauvegarde des biens des personnes transplantées de Lorraine dans le Reich Grand Allemand ou dans un territoire placé sous la puissance souveraine de Allemagne, est confiée au service des transferts de Lorraine auprès du chef de l’Administration. »
Article 2. — Ce service a qualité pour mettre sous bonne garde les biens des Lorrains transplantés, pour les administrer et, en tant qu’ordre leur en aura été donné, pour les réaliser. »
Cette ordonnance présente donc quelques scrupules de forme ; il s’agit de sauvegarder, mais nous savons déjà ce que veut dire ce terme de sauvegarder dans la terminologie nationale-socialiste. Nous avons déjà vu ce que c’était que la sauvegarde pour les œuvres d’art et pour les biens des Juifs. Ici, nous sommes expressément prévenus que sauvegarder donne le droit de réaliser.
D’autres textes sont encore plus nets. Voici le document n° RF-755 ; c’est l’ordonnance du 6 novembre 1940, relative à la déclaration des biens ennemis du peuple et de l’Empire en Lorraine. Je produirai également le document RF-756 sur le même sujet, qui est le règlement du 13 juillet 1940, concernant les biens ennemis du peuple et de l’Empire en Alsace. Ces deux textes, dont l’un est relatif à l’Alsace et l’autre à la Lorraine, permettent la saisie et la confiscation des biens qui sont qualifiés comme biens ennemis.
Maintenant, pour nous rendre compte de l’étendue de cette notion des biens qualifiés biens ennemis, je lirai le document RF-756 à. l’article 2 :
« Sont considérés comme biens ennemis du peuple et du Reich les objets de droits de toute nature, sans égard aux conditions de propriété, qui sont utilisés pour, ou destinés à des menées hostiles au peuple et au Reich. Ces prescriptions s’appliquent à tout le patrimoine :
« a) De tous les partis politiques, ainsi que des organisations secondaires et complémentaires en dépendant ;
« b) Des loges et associations similaires ;
« c) Des Juifs ;
« d) Des Français ayant acquis des biens en Alsace depuis le 11 novembre 1918 ;
« e) Le chef du département de l’Administration et de la Police décidera quels sont, en sus des biens précités, les patrimoines devant être également considérés comme des biens ennemis du peuple et du Reich.
« Il décidera de même des cas douteux. »
Nous voyons donc que, malgré le titre, il ne s’agit pas ici des mesures de séquestre de biens ennemis que l’on prend dans tous les pays, dans le cadre du droit de la guerre ; il s’agit d’abord de mesures de confiscation définitive, et, d’autre part, ces mesures s’appliquent à des biens de nombreuses personnes qui ne sont nullement des ressortissants ennemis. Nous voyons également ici le pouvoir tout à fait arbitraire qui est laissé à l’Administration.
Ces textes sont complétés par une réglementation extrêmement abondante. Bien que les spoliations aient eu une importance exceptionnelle en Alsace et en Lorraine je n’en parlerai pas ici d’une façon plus détaillée, car l’Accusation a déjà traité de l’ensemble des questions des spoliations. Je me limiterai donc à mentionner deux institutions, qui sont particulières à l’Alsace et à la Lorraine : la colonisation agricole et, d’autre part, la colonisation industrielle.
En premier lieu, la colonisation agricole est un terme qui n’est pas inventé par l’Accusation, c’est l’expression même des Allemands, et je produis à ce sujet le document n° RF-757, qui est l’ordonnance du 7 décembre 1940, relative au nouveau régime de colonisation en Lorraine. Je vais lire le début de ce document RF-757 :
« Les propriétés foncières, devenues vacantes en Lorraine par suite de déportations, devront servir principalement à la reconstitution d’une paysannerie allemande et aux besoins de logement de la colonisation intérieure.
« À cet effet et notamment pour établir les programmes voulus, j’ordonne ce qui suit :
« En vertu des pouvoirs qui me sont conférés par le Führer,
« Article premier. — Les propriétés foncières des personnes déportées de Lorraine seront saisies et confisquées au profit du chef de l’administration civile. »
Je ne cite pas le deuxième paragraphe de l’article premier et je cite l’article 2 :
« Article 2. — Les propriétés agricoles ou forestières saisies, en vertu de l’ordonnance concernant les biens ennemis du peuple et de l’Empire en Lorraine, sont confisqués et, autant qu’il en est besoin, comprises dans le programme méthodique d’organisation de la région.
« Article 3. — En dehors des cas prévus aux articles 1 et 2, et suivant les besoins, d’autres propriétés foncières pourront être comprises dans le programme de la réorganisation méthodique, moyennant une compensation appropriée.
« Le chef de l’administration civile et les services, désignés par lui, décideront de l’importance et de la nature de la compensation. Tout recours judiciaire de l’intéressé est exclu. »
Le Tribunal voit ainsi, d’une façon que je crois frappante, le processus de la méthode des autorités allemandes.
Une première ordonnance, celle que j’ai citée tout à l’heure, ne parlait que de sauvegarde de biens des déportés et transplantés. Une deuxième ordonnance parle des confiscations, mais se réfère encore à la notion des ennemis du peuple et du Reich.
La troisième ordonnance est plus complète, puisqu’elle comprend des mesures de confiscation tout à fait formelles, et non plus qualifiées de « sauvegarde » à l’égard des propriétés, qui sont devenues vacantes par suite des déportations.
Cette colonisation agricole, dont je viens de parler, a pris une importance particulière en Lorraine. C’est, par contre, en Alsace que nous trouvons le plus grand nombre de mesures qui comportent une véritable colonisation industrielle. Ces mesures ont consisté à dépouiller les entreprises industrielles françaises, au profit de firmes allemandes. Il existe sur ce sujet des protestations de la Délégation française d’armistice.
Je produis comme document trois de ces protestations. Ce sont les documents RF-758, RF-759 et RF-760, qui sont des notes en date du 27 avril 1941, du 9 mai 1941 et du 8 avril 1943. Je pense qu’il est préférable que je ne lise pas ces documents au Tribunal et que je lui demande simplement de les retenir comme preuves de l’existence de ces protestations, car je craindrais que cette lecture soit une répétition pour le Tribunal, auquel on a déjà parlé précédemment des spoliations économiques.
Je mentionnerai, en dernier lieu, que les Allemands ont poussé l’audace jusqu’à prétendre et à exiger que l’on saisisse en France non annexée, et que l’on fasse transporter en Alsace, des éléments d’actif appartenant aux sociétés françaises, qui étaient ainsi dépouillées et véritablement colonisées. Je parle des éléments d’actif de ces sociétés, qui se trouvaient dans l’autre partie de la France, sous le contrôle des mandataires réguliers de ces sociétés.
Je crois qu’il est intéressant de considérer, à titre d’exemple de ces procédés, un document qui est très court, et que je produis sous le n° RF-761. Ce document figure dans les archives des services français de la Commission d’armistice, auxquels il avait été adressé par le directeur d’une société que ce document concerne. C’est un document qui est rédigé en partie en allemand et en partie sur le même document en traduction française, et qui est signé par le commissaire allemand d’une entreprise française qui s’appelle la « Société alsacienne et lorraine d’électricité ». Cette entreprise avait été placée, d’une façon tout à fait illicite, sous l’administration de ce commissaire et ce commissaire, comme le document va le faire apparaître, était venu à Paris pour s’emparer du reste du patrimoine de la société. Il a rédigé ce document qu’il a signé et qu’il a fait, également, signer par le directeur général français.
Ce document est intéressant comme montrant l’insolence des procédés allemands et leur conception si particulière du droit :
« Aujourd’hui, le signataire m’a informé qu’il me serait désormais strictement interdit de passer des actes juridiques relatifs aux biens de l’ancienne « Société alsacienne et lorraine d’électricité. »
« Je sais qu’une contravention de ma part à cet ordre entraînerait pour moi des sanctions.
« Paris, le 10 mars 1941.
« Signé : Garnier. » « Signé : Kucka, F. P. Kommissar. »
Cette colonisation économique allemande dans les régions annexées devait servir d’expérience pour l’application des mêmes méthodes à une échelle plus étendue.
Il sera produit plus tard au Tribunal, à ce sujet, un document sur une tentative de colonisation dans le département français des Ardennes. Sur ce régime de l’annexion par les Allemands de l’Alsace et de la Lorraine, beaucoup d’autres circonstances pourraient être exposées et je pourrais présenter beaucoup d’autres documents, en ne retenant même que les circonstances et les documents qui sont utiles du point de vue de notre accusation.
J’ai désiré me limiter, afin d’économiser le temps du Tribunal et de répondre aux nécessités de ce Procès, où tant d’événements se trouvent évoqués. Je me suis donc contenté de donner des documents et des indications particulièrement caractéristiques. Mais je crois que cette documentation pourra suffire pour que le Tribunal apprécie d’une part, la criminalité des entreprises allemandes que j’ai signalées, criminalité qui est particulièrement caractéristique, notamment sur le sujet de l’enrôlement militaire, qui est un crime de droit commun ayant entraîné des morts. Et, en même temps que cette criminalité, le Tribunal peut, je pense, apprécier aussi les souffrances trop graves qui ont été subies pendant cinq ans par les populations de ces provinces françaises, qui ont déjà été très éprouvées au cours de l’Histoire.
J’ai fourni quelques détails, qui ont pu paraître plaisants ou ridicules, et je l’ai fait, parce que je pense qu’il était désirable que l’on imagine cette oppression de l’administration allemande dans toutes les circonstances de la vie, même privée, cette oppression générale qui constitue une entreprise d’anéantissement et de nuit, qui s’est étendue en premier lieu, de la façon la plus complète, sur les départements et sur les pays annexés.
Je pense que le Tribunal désirera peut-être que je ne commence que demain mon exposé suivant qui aura trait au Grand-Duché de Luxembourg.
Je désirerais, d’autre part, demander au Tribunal sa convenance pour une question de témoignage. Je désirerais faire entendre un témoin et je n’ai fait remettre que tout à l’heure au Tribunal une lettre relative à cette demande. Je prie que l’on m’excuse de ne pas l’avoir fait plus tôt, car il y avait une incertitude sur ce point.
Si cela convient au Tribunal, j’aimerais que ce témoin pût être entendu à l’audience de demain matin samedi. J’indique que ce témoin serait M. Vorrink, de nationalité hollandaise, et j’indique ici, pour que la Défense soit également informée dès ce soir, que les questions que je désirerais poser auraient trait à certains points concernant la germanisation dans les Pays-Bas.
Vous désirez l’interroger demain ?
Si cela convient au Tribunal.
Oui, certainement, appelez-le demain.
S’il plaît au Tribunal, cette déposition pourrait avoir lieu après la suspension, à l’audience de demain.
Certainement.
Je ne voudrais pas atermoyer encore, mais je crois qu’il convient que je demande de ne pas faire interroger le témoin hollandais demain, mais plutôt lundi ; l’accusé Seyss-Inquart sera de nouveau en état de figurer ici pendant les audiences.
Serait-il aussi opportun pour vous de ne faire entendre le témoin que lundi ?
Je ne voudrais pas contrarier la Défense ; d’un autre côté, il se trouve que ce témoin pourrait désirer repartir de Nuremberg assez rapidement ; peut-être pourrais-je suggérer qu’il soit entendu demain et qu’après son audition, l’avocat de l’accusé Seyss-Inquart fasse connaître s’il désire le contre-interroger, et dans ce cas-là, le témoin resterait jusqu’à l’audience de lundi.
Si, au contraire, après l’audition, l’honorable défenseur estime qu’il n’a pas de contre-interrogatoire à faire, alors il sera sans importance que l’accusé Seyss-Inquart soit absent. Mais, naturellement, je suivrai la convenance du Tribunal.
Cela semble une suggestion très raisonnable.
Je suis d’accord avec ce qu’a dit et ce qu’a proposé Monsieur le Procureur et m’en remets à la décision du Tribunal.
L’audience est suspendue.