CINQUANTIÈME JOURNÉE.
Lundi 4 février 1946.
Audience du matin.
Plaise au Tribunal. L’accusé Kaltenbrunner, malade, n’assistera pas à l’audience ce matin.
S’il plaît au Tribunal, M. Dodd désirerait lui fournir une explication.
Plaise au Tribunal. En ce qui concerne le témoin Pfaffenberger, après avoir parlé avec lui pendant le week-end, il semble que nous pourrions économiser le temps du Tribunal, si la Défense avait la possibilité de lui parler. En conséquence, nous avons mis le témoin à la disposition du Dr Kauffmann ; il lui a parlé aussi longtemps qu’il l’a désiré et nous a notifié, en conclusion, que lui et ses collègues de la Défense ne désiraient pas le contre-interroger.
Dans ces conditions, le témoin Pfaffenberger est donc libre.
C’est ce que nous pensions faire, mais nous attendions les instructions du Tribunal.
Très bien.
Messieurs, au cours de la dernière audience, j’en étais arrivé à la fin de la première période allemande du Danemark. Je désirerais encore indiquer, pour cette première période, une circonstance qui est établie par le rapport danois, document n° RF-901, deuxième mémorandum, page 4.
« Lorsque l’agression allemande contre la Russie a eu lieu, le 22 juin 1941 (c’est le troisième cahier du rapport), un des empiètements les plus sérieux a été effectué sur la liberté politique que les Allemands avaient promis de respecter. Ils ont, de force, obligé le Gouvernement à procéder à l’internement des communistes, au nombre total de 300. »
Les explications que j’avais fournies dans la précédente séance avaient trait à l’intervention abusive d’un premier agent d’usurpation allemand, qui était la représentation diplomatique.
Le deuxième organe des interventions allemandes a été, comme il fallait s’y attendre, le parti national-socialiste local de Fritz Clausen, dont j’ai parlé précédemment.
Les Allemands espéraient que, grâce aux circonstances favorables de l’occupation et à l’aide qu’ils lui apportaient, ce parti allait se développer d’une façon remarquable ; mais leurs calculs furent entièrement déjoués. En effet, au mois de mars 1943, des élections eurent lieu au Danemark, et ces élections ont consacré la défaite totale du parti nazi. Ce parti n’a obtenu qu’une proportion égale à 2, 5% des voix et il n’a obtenu que trois mandats à la Chambre des Députés sur 149 mandats.
Je signale au Tribunal que, dans certains exemplaires de mon exposé, il y a une erreur d’impression qui indique 25% au lieu de 2, 5 %, chiffre véritable, et comme on le voit très minime, du succès du parti Clausen aux élections.
La conduite des Allemands au Danemark a marqué un changement notable dans la période qui a suivi le mois d’août 1943. La première raison de ce changement a été certainement l’échec du plan qui consistait à s’emparer légalement du pouvoir avec le parti Clausen.
D’autre part, vers la même époque, les Allemands ont subi des déceptions également importantes. Ils s’efforçaient en effet, comme il vous a déjà été exposé dans le réquisitoire sur les questions économiques, de mobiliser l’économie danoise au bénéfice de leur effort de guerre. Mais la population danoise, qui avait refusé la nazification politique, ne voulut pas davantage se prêter à la nazification économique. Aussi, les industries danoises et les ouvriers firent-ils de la résistance passive et, par une légitime réaction contre les entreprises abusives des occupants, un sabotage fut organisé. Il y eut des grèves, accompagnées de divers incidents.
C’est en présence de ce double échec que les Allemands décidèrent de modifier leur tactique.
Nous lisons à ce sujet dans le rapport gouvernemental, page 6 du deuxième mémorandum, la phrase suivante :
« Par suite de ces événements, le plénipotentiaire du Reich allemand, le Dr Best, a été, le 24 août 1943, appelé à Berlin, d’où il est revenu, apportant des revendications ayant le caractère d’un ultimatum, adressé au Gouvernement danois. »
Je désirerais maintenant produire le texte de cet ultimatum, qui fait également partie du rapport officiel danois. C’est l’annexe 2 de ce rapport.
L’ultimatum est daté de Copenhague, le 28 août 1943. À la suite des trois premiers cahiers, il y a plusieurs feuillets qui sont les annexes. Ce sont les feuillets isolés. J’ai lu samedi l’annexe 1 et je suis maintenant à l’annexe 2 qui est le deuxième feuillet. Il est d’ailleurs recopié dans mon dossier exposé :
« Revendications du Gouvernement du Reich : le Gouvernement danois doit immédiatement déclarer le pays entier en état d’exception militaire. L’état d’exception militaire doit comporter les mesures spéciales suivantes : 1° Interdiction de rassemblements publics de plus de cinq personnes ; 2° Interdiction de toute grève et de tout concours prêté aux grévistes ; 3° Interdiction de toute réunion dans des locaux fermés ou en plein air. Interdiction d’être dans les rues entre 20 h. 30 et 5 h. 30. Fermeture des restaurants à 19 h. 30. Remise, avant le 1er septembre 1943, de toutes les armes à feu et matières explosives qui existent ; 4° Interdiction de gêner, de quelque manière que ce soit, les ressortissants danois, en raison de leur collaboration ou de celle de leurs proches avec les autorités allemandes ou de leurs relations avec les Allemands ; 5° Instauration de la censure de presse avec la collaboration allemande ; 6° Établissement de cours martiales pour juger les actes contraires aux dispositions prises pour maintenir l’ordre et la sécurité. Les infractions aux dispositions mentionnées ci-dessus doivent être frappées des peines les plus sévères qui peuvent être édictées conformément à la loi en vigueur concernant l’autorisation du Gouvernement de prendre des dispositions pour maintenir le calme, l’ordre et la sécurité. La peine de mort doit sans retard être introduite pour les actes de sabotage et tout concours y prêté, les attaques contre les forces allemandes et ses membres, la possession, après le 1er septembre 1943, d’armes à feu et de matières explosives.
« Le Gouvernement du Reich s’attend à recevoir aujourd’hui avant 16 heures, l’acceptation du Gouvernement danois des revendications susmentionnées. »
Le Gouvernement danois, soucieux de sa dignité, refusa courageusement de céder à cet ultimatum, bien qu’il se trouvât sous la contrainte matérielle de l’occupation militaire. À ce moment-là, commencèrent des emprises directes sur la souveraineté. Les Allemands prirent eux-mêmes les mesures qu’ils avaient vainement réclamées du Gouvernement national.
Ils déclarèrent l’état de siège, ils prirent des otages ; ils attaquèrent sans préavis, contrairement à la loi de la guerre, et alors que, je le rappelle, il n’existait pas d’état de guerre, l’Armée et la Flotte danoises dont ils désarmèrent et emprisonnèrent les effectifs. Ils prononcèrent des condamnations à mort, ils déportèrent un certain nombre de personnes qualifiées de communistes, et dont ils avaient, comme je l’ai signalé, exigé précédemment l’internement.
À partir de cette date du 29 août 1943, le Roi, le Gouvernement et le Parlement cessèrent l’exercice de leurs fonctions. L’administration a continué sous la direction de fonctionnaires supérieurs, qui ont pris, dans les cas indispensables, des mesures dites lois de nécessité.
Pendant cette même époque, il a existé trois instances allemandes au Danemark.
1° Le plénipotentiaire, qui était toujours le Dr Best ; 2° L’autorité militaire, sous les ordres du général Hannecken, remplacé ensuite par le général Lindemann et enfin, 3° La Police allemande.
L’installation de la Police allemande au Danemark a suivi en effet de quelques jours la crise dont je viens de parler. Le SS-Standartenführer Colonel Dr Mildner est arrivé en septembre, en tant que chef de la sûreté allemande, et le 1er novembre, on vit arriver, en qualité de chef suprême de la Police au Danemark, l’Obergruppenführer et lieutenant général de police, Günther Pancke, dont j’aurai l’occasion de reparler.
Le général de police Günther Pancke avait sous son autorité le Dr Mildner, dont j’ai d’abord cité le nom et le Dr Mildner a été lui-même remplacé le 5 janvier 1944 par le SS-Standartenführer Bovensiepen. Le Tribunal verra dans le rapport gouvernemental danois, à l’aide duquel je donne ces indications, un tableau relatif aux fonctionnaires allemands au Danemark. Ce tableau figure dans le deuxième mémorandum à la page 2 ; il est intéressant, bien que nous n’ayons pas à nous occuper ici des individualités, en ce sens qu’il démontre l’organisation du réseau allemand dans le pays. Pendant toute la période dont je suis en train de parler, parmi les trois instances allemandes que j’ai mentionnées, c’est la Police qui a joué le rôle le plus important et qui a été désormais le principal organe de l’usurpation allemande.
On pourrait donc considérer qu’alors que la Norvège et la Hollande représentent les cas de l’administration civile, que la Belgique et la France représentent les cas de l’administration militaire, le Danemark, lui, représente le cas typique de l’administration policière. Il ne faut d’ailleurs jamais oublier que ces différents types d’administration sont toujours enchevêtrés dans tous ces pays occupés. La prise d’autorité par la Police allemande au Danemark a entraîné, pendant la période qui va de septembre 1943 à la libération, un déchaînement extraordinaire de forfaits. À la différence des autres administrations, la Police ne procède pas sous forme d’actes législatifs ou réglementaires, mais elle s’interfère très efficacement dans la vie du pays par l’exercice de voies de fait ordonnées et systématiques. J’aurai l’occasion de traiter certains aspects de cette administration policière dans le quatrième chapitre de mon réquisitoire. Pour l’instant, dans le cadre de mon sujet, je désirerais simplement citer les faits qui constituent des violations directes et générales de la souveraineté.
À ce point de vue, je crois qu’il est indispensable que j’indique au Tribunal un événement tout à fait exceptionnel, qui s’est produit le 19 septembre 1944. À cette date, les Allemands ont supprimé la Police, j’entends la Police nationale au Danemark, et aboli totalement cette institution, qui est naturellement indispensable et essentielle dans tous les États. Je vais lire, sur ce point, les termes du rapport gouvernemental, deuxième mémorandum, c’est-à-dire toujours le troisième cahier du dossier, page 29. Je commence dans le cours du paragraphe après la première phrase, l’extrait se trouve recopié dans l’exposé :
« Le fait que les Allemands n’avaient réussi à obtenir aucune influence dans la police danoise, ni parmi les chefs, ni dans les rangs, a contribué à ce que les autorités militaires allemandes à la fin de l’été 1944 ont commencé à craindre la police. Pancke a expliqué que le général Hannecken avait peur lui-même que la police, comptant de 8.000 à 10.000 hommes, bien entraînés, ne tombe sur les Allemands en cas d’invasion. Au mois de septembre 1944, croyant qu’une invasion au Danemark était probable, Pancke et Hannecken ont projeté le désarmement de la police et la déportation d’une partie de celle-ci. Pancke a soumis le plan à Himmler, lequel y a consenti par écrit, ajoutant dans la lettre que le plan avait été approuvé par Hitler. L’action fut menée par Pancke et Bovensiepen qui avaient discuté le plan avec Kaltenbrunner et Müller du RSHA et les troupes régulières y ont aidé, selon les accords avec le général Hannecken.
« À 11 heures du matin, le 19 septembre 1944, les Allemands firent donner une alerte aérienne fausse. Immédiatement après, des soldats de la police ont pénétré de force à la préfecture de police de Copenhague, ainsi que dans les postes de police de la ville. Quelques policiers furent tués. Ils ont procédé de même partout dans le pays. La plupart des policiers de service furent capturés. À Copenhague, et dans les grandes villes du pays, des prisonniers furent transportés en Allemagne par des navires que Kaltenbrunner avait envoyés à cet effet, ou dans des wagons de marchandises. Comme il a déjà été cité, le traitement qu’ils ont subi dans les camps de concentration allemands, défie toute description. Dans les petites villes du pays, les policiers furent libérés. En même temps, Pancke, a décrété ce qu’il appelait l’état d’exception policière. La signification exacte de cette expression n’a jamais été expliquée, et les Allemands eux-mêmes ne semblent pas l’avoir comprise. En pratique, la conséquence en a été que toute activité de la police, tant simple que judiciaire, fut suspendue. Le maintien de l’ordre et de la sécurité publique est laissé aux habitants eux-mêmes. Les derniers six mois de l’occupation, la nation danoise s’est trouvée dans la situation inouïe, inconnue dans tout autre pays civilisé, d’être privée de la police pour maintenir l’ordre et la sécurité publique. Cet état de choses pourrait avoir abouti au chaos complet, si le respect des lois et la discipline de la population, renforcés de l’indignation contre ce coup de violence, n’avaient pas écarté les conséquences les plus graves. »
Malgré la tenue de la population danoise, l’absence de police pendant les six derniers mois de l’occupation, devait naturellement se traduire par une recrudescence de la criminalité sous toutes ses formes.
On peut en avoir une idée si l’on considère, et ce détail sera suffisant, que les primes des compagnies d’assurances ont dû être portées, toujours suivant le rapport, à 480 % alors qu’auparavant, elles étaient limitées à la moitié du taux normal.
Il paraît juste de considérer, que les crimes commis dans ces conditions engagent la responsabilité des autorités allemandes, qui ne pouvaient manquer de prévoir, et qui ont accepté cet état de choses. Nous voyons ici une nouvelle démonstration de l’indifférence totale des Allemands à l’égard des conséquences que peuvent porter les actes qu’ils décident, selon leur avantage du moment.
Je désirerais enfin, en terminant ce chapitre consacré au Danemark, citer au Tribunal un passage d’un document que je vais présenter sous le n° RF-902. Ce document appartient d’ailleurs à la documentation américaine, sous le n° PS-705, mais il n’a pas encore été produit, et je désire en extraire une citation qui me paraît intéressante. Il s’agit d’un procès-verbal, établi à Berlin, le 12 janvier 1943, et ayant trait à une réunion de la Commission SS de la Société d’études pour l’espace germanique (Ausschuss der Arbeitsgemeinschaft für den Germanischen Raum). À cette réunion étaient présentes quatorze personnalités SS. Il y a, dans ce procès-verbal, un paragraphe spécial consacré au Danemark.
D’autres paragraphes du même document sont intéressants pour le chapitre qui va suivre celui-ci. Donc, afin d’éviter de me reporter deux fois au même document, je vais lire l’ensemble des passages que je désire retenir en preuve. Je prends à la page 3 du document, dans la partie inférieure de la page.
« Norvège
En Norvège, le ministre Fuglesang est devenu entre temps le successeur du ministre Lunde, décédé accidentellement. Malgré les promesses faites par le parti de Quisling, il ne faut pas s’attendre à ce que la Norvège fournisse un contingent important.
« Danemark
Au Danemark, du fait de la prise du pouvoir par le Gruppenführer SS Dr Best, la situation est extrêmement encourageante. On peut être convaincu que le SS-Gruppenführer Dr Best, fournira un exemple classique de la politique ethnique du Reich. Les relations avec le chef du parti Clausen, sont, ces derniers temps, devenues délicates. Clausen ne s’est rallié au projet de convention d’un corps de combattants du front, comme organisation préliminaire aux SS germaniques au Danemark, qu’à la condition que l’appartenance à ce corps exclue l’appartenance au Parti. Les pourparlers relatifs à ce rassemblement indispensable des combattants du front se poursuivent. La position de monopole du Parti n’est pas tenable. Tous les éléments de renouvellement doivent être utilisés même si Clausen, mais sans sa clique, doit figurer personnellement au premier plan.
« Pays-Bas
Dans les Pays-Bas, Mussert a été entre temps proclamé Führer du peuple néerlandais par le Commissaire du Reich, Seyss-Inquart. Cette mesure a eu, dans les autres pays germaniques et particulièrement en Flandre, une influence extrêmement troublante. Le rôle décisif revient encore au Commissaire général dont le principe de l’exploitation de Mussert pour le laisser tomber ensuite, doit être repoussé par une politique germanique du Reich, dans le sens des SS.
« Flandre
En Flandre, le développement du VNV (mouvement national flamand) continue à être défavorable. À ce sujet, la très adroite politique du nouveau chef du VNV, Dr Elias, ne peut pas faire illusion. N’a-t-il pas d’ailleurs exprimé l’opinion que l’Allemagne n’était prête à des concessions dans le domaine ethnique, que quand sa situation était embarrassée. »
Ces indications sont donc tout à fait caractéristiques. D’une part, il est bien établi que l’espace germanique devait comprendre la Norvège, le Danemark, les Pays-Bas et la Flandre. Je ne parle naturellement que de l’Ouest.
En second lieu, nous voyons bien comment les Allemands se servaient des partis locaux d’inspiration nazie, comme d’un instrument dans les usurpations de souveraineté.
En troisième lieu, nous voyons qu’il est bien exact que les agents diplomatiques allemands étaient aussi des instruments de cette politique d’usurpation et qu’ils sortaient totalement de leurs attributions normales.
En quatrième lieu, ce document souligne l’interdépendance qui existait entre les différents agents des interventions allemandes, interdépendance que nous avons soulignée tout à l’heure, et sur laquelle on ne saurait jamais trop insister.
Le cas du Dr Best est bien démonstratif : le Dr Best est ministre plénipotentiaire, il est donc agent diplomatique ; or, nous verrons que le même Dr Best était précédemment en France, comme agent de l’administration militaire, et nous voyons dans ce document que, en dehors de sa qualité de ministre plénipotentiaire, il est également général SS, et en cette qualité, on précise, dans ce document, qu’il a pris le pouvoir au Danemark. Les indications du document qui concerne la Norvège et les Pays-Bas sont maintenant une transition pour la section suivante de ce chapitre, et je demande au Tribunal de prendre le dossier intitulé : « Norvège et Pays-Bas. »
L’institution de commissaire du Reich (Reichskommissar) a été appliquée en Norvège et aux Pays-Bas, et dans ces deux pays seulement ; elle correspond à une conception déterminée dans le plan d’ensemble de la germanisation où ces deux pays tiennent des places voisines. Dans les deux cas, l’installation de l’administration civile a suivi de très près l’occupation militaire du pays. Les militaires n’ont donc pas eu à exercer d’administration et pendant les quelques jours qui ont précédé la nomination du commissaire du Reich, ils ne se sont occupés que des mesures concernant l’ordre.
En Norvège, c’est un décret du 24 avril 1940 qui a nommé Terboven commissaire du Reich. Ce décret est signé de Hitler, Lammers et des accusés Keitel et Frick.
En Hollande, c’est un décret du 18 mai 1940 qui a nommé l’accusé Seyss-Inquart en qualité de commissaire du Reich. Ce décret est signé par les mêmes personnes que le précédent, et il porte en outre les signatures de Göring et de Ribbentrop. Les décrets de nomination des commissaires du Reich définissent en même temps leurs attributions et fixent le partage des attributions entre le commissaire civil et les autorités militaires. Je ne produis pas ces deux décrets à titre de document, étant donné qu’il s’agit d’actes directs de la législation allemande.
Le décret concernant la Norvège dispose dans son article premier :
« Le commissaire du Reich a la charge de sauvegarder les intérêts du Reich et exerce le pouvoir suprême dans le domaine civil ».
Le décret ajoute :
« Le commissaire du Reich dépend directement de moi et reçoit de moi directives et instructions. »
En ce qui concerne la répartition des attributions, voici le texte de l’article 4 :
« Le commandant des troupes allemandes en Norvège exerce les droits de souveraineté militaire. Ses ordres sont exécutés dans le domaine civil par le commissaire du Reich. »
Ce décret est publié dans le Journal Officiel des ordonnances allemandes de 1940, n° 1 ; les mêmes précisions figurent dans le décret similaire du 18 mai 1940 relatif aux Pays-Bas.
Cette institution des commissaires du Reich a été accompagnée, au début, de quelques indications destinées à rassurer la population. Terboven a proclamé qu’il était décidé à limiter au maximum les inconvénients et les charges de l’occupation. Ceci est dans une proclamation du 25 avril 1940, qui est au Journal Officiel, page 2.
De même, après sa nomination, l’accusé Seyss-Inquart a adressé au peuple néerlandais un appel qui est reproduit au Journal Officiel pour la Hollande, 1940, page 2 où il s’exprime dans les termes suivants. Il dit d’abord une phrase catégorique :« Je prendrai toutes mesures, y compris celles de nature législative, qui seront nécessaires à l’exécution de ce mandat. »
Mais il dit aussi :
« C’est ma volonté que les lois, en force jusqu’à présent, restent en vigueur, que les autorités néerlandaises soient associées à l’exécution du Gouvernement et que l’indépendance de la justice soit maintenue. »
Ces promesses n’ont pas été respectées.
Le commissaire du Reich va être évidemment, en Norvège et aux Pays-Bas, le principal agent de l’usurpation de souveraineté. Il agira cependant en liaison étroite avec un deuxième agent d’usurpation, qui est la formation nationale-socialiste dans le pays. Cette collaboration du parti nazi local avec l’autorité allemande, représentée par le commissaire du Reich, prendra des formes sensiblement différentes, dans chacun des deux pays considérés. Il en résultera que l’exercice du pouvoir par le commissaire du Reich présentera lui-même, entre la Norvège et la Hollande, des différences qui sont d’ailleurs plus apparentes que réelles. Dans les deux pays, le parti national-socialiste local existe antérieurement à la guerre. Il s’est développé sur l’inspiration du parti nazi allemand et dans le cadre général de la préparation de la guerre et du plan de germanisation.
Je voudrais d’abord donner quelques indications relatives au cas de la Norvège.
Le parti national-socialiste s’appelle « Nasjonal Sämling » et il a pour chef le célèbre Quisling. Il constitue une parfaite imitation du parti nazi allemand.
Je présente au Tribunal, à titre de document n° RF-920, le texte du serment de fidélité qui était souscrit par les membres du « Nasjonal Sämling ».
« Ma promesse de fidélité :
Je promets sur l’honneur : 1° Fidélité et loyauté infaillibles envers le mouvement national-socialiste, son idée et son Führer » (troisième page du document RF-920).
2° De travailler énergiquement au rassemblement et intrépidement pour la cause, de toujours dans mon travail être digne de confiance et faire preuve de discipline, de faire tout ce que je peux pour acquérir les connaissances et les aptitudes que mon activité dans le mouvement nécessite.
3° Autant que je peux, de vivre suivant l’esprit du nasjonal-samling et, envers tous mes compagnons de lutte, de montrer de la solidarité, de la compréhension et leur être bon camarade.
4° D’obéir à tout ordre donné par le Führer ou par ses hommes de confiance quand ceux-ci n’agissent pas contre ou en discordance avec les directives du Führer.
5° De ne jamais révéler à des personnes non autorisées, des détails sur les méthodes de travail NS, ou quoi que ce soit qui pourrait nuire au mouvement.
6° D’employer des efforts extrêmes pour, en tous temps, contribuer au progrès, du mouvement, à la réalisation de son but, et pour remplir la place dans l’organisation de lutte dont je me suis chargé sous serment de fidélité.
Je suis tout à fait conscient que je me rends coupable d’une action indigne et misérable, si je romps ce serment.
7° Si les circonstances me rendaient impossible de continuer, comme membre de l’organisation, la lutte, je promets de me retirer d’une façon loyale. Je resterai engagé par le secret que j’ai promis et ne ferai rien au détriment du mouvement.
Notre but. Le but du Nasjonal Samling est : un État nouveau. Une société norvégienne et nordique, solidaire dans la communauté mondiale, organiquement bâtie sur la base du travail, avec une direction puissante et stable, une union de l’intérêt collectif et de l’intérêt individuel. »
Ce parti applique donc d’une façon complète le principe du Führer. Il conserve cependant une façade norvégienne, mais ce n’est qu’une façade. En effet, le jour même de l’invasion, les nazis provoquent la constitution d’un prétendu Gouvernement norvégien présidé par Quisling.
A cette époque, la Cour suprême de Norvège procède à la nomination d’un collège de fonctionnaires, qui devait être investi, sous le nom de Conseil d’administration, des pouvoirs d’administration supérieurs.
Ce conseil d’administration constituait donc, dans les circonstances exceptionnelles où il était nommé, une autorité qualifiée, tout au moins à titre conservatoire, comme représentative de la souveraineté légitime.
Elle ne put rester en fonctions que peu de temps. Dès le mois de septembre, les nazis constatèrent qu’il ne leur était pas possible d’obtenir la complicité ou même la passivité du Conseil d’administration et des administrateurs. Ils nommèrent alors eux-mêmes treize commissaires, dont dix étaient choisis parmi les membres du parti Quisling. Quisling lui-même n’exerçait pas de fonctions nominales, mais il demeurait le Führer de son parti.
Enfin, une troisième période commença le 1er février 1942. A cette date, Quisling revint au pouvoir comme ministre président et les commissaires prirent eux-mêmes le titre de ministres. Cette situation a duré jusqu’à la libération de la Norvège. Ainsi, à l’exception d’une période de quelques mois, en 1940, les Allemands se sont saisis, d’une façon absolue, de toute la souveraineté en Norvège. Cette souveraineté a été partagée entre leur agent direct, commissaire du Reich, et leurs agents indirects, d’abord appelés conseillers d’État devenus le gouvernement Quisling, mais qui restent toujours l’émanation du national-socialisme.
Il est hors de doute que l’indépendance de ces organismes vis-à-vis des autorités allemandes était absolument nulle. Le fait que la deuxième formation ait été qualifiée de Gouvernement n’a correspondu à aucun renforcement d’une autorité autonome. Il n’y avait que des différences de pure forme, dont je vais indiquer la nature au Tribunal.
Je présente à ce sujet deux documents n° RF-921 et RF-922, dont la confrontation démontrera l’exactitude de ce que je viens d’affirmer.
Ces deux documents sont des instructions adressées par le commissaire du Reich à ses services ayant trait à la procédure des actes législatifs.
Le document RF-921 est daté du 10 octobre 1940, c’est donc tout à fait le début de la période des conseillers d’État. Je cite un extrait de ce document :
« Toutes les ordonnances du Conseiller d’État doivent être soumises, avant leur publication, au commissaire du Reich. »
Ceci est précisé dans le deuxième paragraphe. C’est le seul point que je désire retenir du document. Toutes les ordonnances de l’administration supérieure norvégienne sont donc soumises au contrôle du commissaire du Reich.
Le deuxième document — c’est donc le document RF-922 — est daté du 8 avril 1942 ; il est relatif à la période qui a suivi de peu la constitution du deuxième Gouvernement Quisling. Je lis à partir de la deuxième phrase de ce document :
« Étant donné la formation du Gouvernement national norvégien, en date du 1er février 1942, Monsieur le commissaire du Reich a décidé que, désormais, cette forme d’approbation des ordonnances législatives (il s’agit d’un agrément préalable par écrit) n’est plus exigée.
« Cependant cette modification de forme de la procédure législative ne doit pas avoir pour résultat la proclamation de lois et décrets par le Gouvernement norvégien, à l’insu du service compétent du commissaire du Reich ; Monsieur le commissaire du Reich attend de chaque chef de service que celui-ci s’informe, grâce à des contacts étroits avec les services norvégiens compétents, de toutes les mesures législatives prévues ou en préparation et qu’il examine, dans chaque cas, si cette mesure concerne les intérêts allemands, et qu’il assure au besoin que les intérêts seront pris en considération. »
Ainsi, dans un cas, il s’agit d’un contrôle formaliste avec autorisation écrite. Dans l’autre cas, il s’agit d’un contrôle par des informations entre les services mais le principe est bien le même. La constitution des autorités locales, sous une forme ou sous une autre, n’a correspondu qu’à la recherche de la meilleure manière de tromper l’opinion. Lorsque les Allemands mettent Quisling en réserve, c’est parce qu’ils pensent que les conseillers d’État, étant moins connus, pourront peut-être faire plus d’illusion.
Quant ils feront revenir Quisling, c’est que la première manœuvre a visiblement échoué, et parce qu’ils pensent que, peut-être, la constitution officielle d’une autorité qualifiée gouvernementale donnera l’impression que la souveraineté du pays n’est pas abolie.
On pourrait cependant se demander quelle est la raison de ces artifices et pourquoi les nazis les emploient, au lieu de procéder à une annexion pure et simple. Il y a à cela une raison principale ; elle est valable pour la Norvège et elle le sera pour les Pays-Bas. Les nazis préfèrent toujours conserver la fiction de l’État indépendant et s’assurer une emprise définitive par l’intérieur, c’est-à-dire par l’utilisation et le développement du parti local. C’est dans ce but qu’ils ont accordé au Parti en Norvège des avantages de prestige, et s’ils n’ont pas procédé en Hollande d’une façon identique, nous verrons que leur conduite générale est cependant inspirée du même esprit.
Cette politique des Allemands en Norvège est parfaitement illustrée par la loi norvégienne — dite norvégienne — du 12 mars 1942 (Journal Officiel norvégien, 1942, page 215, que je produis comme document n° RF-923).
« Loi sur le Parti et l’État du 12 mars 1942, n° 2.
« Paragraphe 1. — En Norvège, le Nasjonal Samling est le parti base de l’État et étroitement lié avec l’État.
« Paragraphe 2. — L’organisation du Parti, son activité et les devoirs de ses membres sont fixés par le Führer du Nasjonal Samling.
« Oslo, le 12 mars 1942. Signé : Quisling, Président du Conseil.
D’autre part, les nazis organisent, sur une grande échelle, le système de doublage qui existe dans l’autorité supérieure. C’est d’ailleurs la transposition du système allemand, qui comporte un parallélisme constant entre les administrations de l’État et les institutions du Parti. Partout des Allemands nazis sont installés pour seconder et surveiller les Norvégiens nazis qui ont été mis en place.
Ce point étant intéressant au point de vue de la saisie de la souveraineté et de l’action dans l’administration, je crois pouvoir produire deux documents qui seront les documents n° RF-924 et RF-925, et qui sont des extraits des interrogatoires judiciaires, par la justice norvégienne de deux hauts fonctionnaires allemands du service du commissariat du Reich à Oslo.
Le document n° RF-924 se réfère à l’interrogatoire de Georg Wilhelm Müller, interrogatoire en date du 5 janvier 1946. Wilhelm Müller était le chef du service de l’instruction du peuple et de la propagande. Les renseignements qu’il va donner sont donc plus particulièrement relatifs au fonctionnement des services de propagande, mais des méthodes analogues étaient employées d’une façon absolument générale, comme d’ailleurs la déposition le reconnaît.
« Question
En 1941, personne ne pensait chez vous qu’il y aurait des difficultés militaires. A cette époque, on a certainement tenté de former le peuple norvégien dans le sens national-socialiste ?
« Réponse
C’est ce qu’on a fait jusqu’à la fin.
« Question
Quelles étaient les mesures pratiques pour cette formation nationale-socialiste ?
« Réponse
On a appuyé le NS Sämling dans la mesure du possible, et on l’a fait en première ligne en renforçant très fortement l’organisation du Parti. »
J’indique que la traduction n’est pas excellente en français, mais elle est très compréhensible cependant.
« Question
De quelle façon a-t-on renforcé ?
« Réponse
Dans chaque fylke (province), on a mis en place des nationaux-socialistes allemands particulièrement choisis pour seconder les nationaux-socialistes norvégiens.
« Question
Y avait-il d’autres mesures pratiques ?
« Réponse
Cela était fait dans tous les domaines même dans le domaine de la propagande, l’Einsatzstab mettant des propagandistes à la disposition ; on l’a fait également à Oslo, Riksleitung au NS Sämling.
« Question
Comment travaillaient ces propagandistes ?
« Réponse
Ils étaient en rapports très étroits avec les propagandistes norvégiens similaires et faisaient à ceux-ci des suggestions. Grèbe faisait cela en vertu de sa double position de chef de propagande dans le Reichskommissariat, et de chef dans le Landesgruppe.
« Question
Quelle était la méthode pratiquée ?
« Réponse
Ces consultations et conférences se poursuivaient jusqu’au sommet de la hiérarchie du Parti. Il y avait un homme qui en était chargé spécialement, d’abord Wegner, ensuite Neumann, puis Schnurbusch, qui avait la charge d’intensifier les idées nationales-socialistes auprès du NS Samling.
« Question
Dans l’Einsatzstab, il y avait des experts des différentes branches, qui devaient prendre contact avec les Norvégiens pour leur donner leurs conseils utiles. Dans quels domaines ?
« Réponse
Il y avait des organisateurs, et avant tout des conseillers pour les Hird, des chefs SA et SS. Nous avions en tête un homme pour la presse, un propagandiste, M. Schnurbusch jusqu’à ce qu’il devînt lui-même le chef de l’Einsatzstab, un comptable, un conseiller pour les questions sociales, similairement à la NSV en Allemagne.
Le Tribunal a remarqué dans ce document le nom de Schnurbusch comme étant celui du chef de l’Einsatzstab et de l’organisme de liaison et d’imprégnation sur le parti local.
Est-ce que vous déposez ce document comme preuve ?
Oui, Monsieur le Président.
Voulez-vous, je vous prie, annoncer pour la minute du procès-verbal que vous le déposez en preuve.
Voulez-vous m’excuser ? Je vais donc citer maintenant un extrait de l’interrogatoire de Schnurbusch, que je verse comme document RF-925.
Citation de l’interrogatoire du 8 janvier 1946, à Oslo, de Heinrich Schnurbusch, chef du service de liaison au commissariat du Reich :
« Question
Comment les services allemands tentaient-ils de réaliser cette transformation nationale-socialiste ? »
J’indique au Tribunal que j’ai sauté les trois premières questions, comme n’étant pas très intéressantes.
« Réponse
On cherchait à renforcer ce mouvement avec tous les moyens habituels à la conduite des masses, comme nous avons l’habitude de le faire en Allemagne. Le Nasjonal Sämling profitait du fait qu’il disposait de tous les moyens de transmission et de propagande, mais on voyait très vite que le but ne pouvait être obtenu. Après le 25 septembre 1940, l’atmosphère en Norvège changea d’un jour à l’autre lorsque quelques conseillers d’État furent placés comme NS conseillers d’État, et cela parce que l’action de Quisling pendant les journées d’avril 1940 avait été considérée par les Norvégiens comme de la trahison.
« Question
Aidiez-vous considérablement le NS Sämling pour cette propagande ? De quelle manière donniez-vous vos conseils au NS Sämling ?
« Réponse
A mon époque, ce fut ainsi, lorsqu’une action de propagande devait être réalisée, elle s’harmonisait avec celle se déroulant en Norvège.
« Question
Avez-vous fourni des directives pour le NS Sämling ?
« Réponse
Non, à mon époque, le NS Sämling a travaillé de façon autonome dans ce domaine et, en partie même, contrairement à nos conseils. Le NS Sämling a invoqué le fait qu’il comprend mieux la mentalité norvégienne, mais il a commis de nombreuses fautes.
« Question
Des moyens pécuniaires ont-ils été donnés ?
« Réponse
De toute façon, des moyens financiers ont été donnés, mais je n’en connais pas le montant. »
Nous suspendons pendant dix minutes.
Je désirerais tout d’abord indiquer au Tribunal qu’avec sa permission, je ferai entendre cet après-midi le témoin Van der Essen, au sujet duquel une demande régulière a été déposée précédemment.
Oui, Monsieur Faure.
Ce témoin pourra être appelé au début de l’audience de l’après-midi.
Les observations que j’ai présentées tout à l’heure avaient trait à la Norvège. Aux Pays-Bas, à la différence de ce qui s’est passé en Norvège, les nazis n’ont pas utilisé le parti local comme un genre officiel de gouvernement. L’autorité gouvernementale a appartenu intégralement au commissaire du Reich, qui a composé une sorte de ministère comprenant quatre commissaires généraux allemands compétents respectivement pour le Gouvernement et la justice, la sûreté publique, les finances et les affaires économiques, les affaires spéciales.
Cette organisation résulte d’un décret du 3 juin 1940 (Journal Officiel hollandais, 1940, n° 5). J’indique que, comme le Journal Officiel hollandais a déjà été déposé au Tribunal, je m’abstiens de déposer à nouveau chacun de ces textes qui en font partie. Je demande donc simplement au Tribunal d’en prendre note et de les considérer comme prouvés.
Les titulaires des postes de commissaires généraux ont été nommés par le décret du 5 juin 1940.
Les autorités locales ne sont représentées, à l’échelon supérieur, que par les secrétaires généraux des ministères qui sont entièrement sous l’autorité du commissaire du Reich et des commissaires allemands.
L’ordonnance du 29 mai 1940, qui est au Journal Officiel hollandais, 1940, page 8, précise dans son article premier : « Le commissaire du Reich... exerce les pouvoirs échus... jusqu’ici au roi et au Gouvernement. »
Et dans son article 3 :
« Les secrétaires généraux des ministères néerlandais sont responsables devant le commissaire du Reich. »
Si le parti nazi ne constitue pas le Gouvernement, il a reçu cependant une consécration officielle.
Je cite sur ce point au Tribunal le décret du 30 janvier 1943, qui est également au Journal Officiel hollandais, 1943, page 63, et je lis le passage suivant :
« Le représentant de la volonté politique du peuple néerlandais est le mouvement national-socialiste des Pays-Bas. J’ai donc ordonné que tous les services allemands sous mes ordres entretiennent, pour assurer la coordination entre les tâches de l’administration et celles du mouvement national-socialiste, des relations suivies avec le chef du mouvement, en ce qui concerne l’exécution des mesures administratives importantes, et particulièrement pour toutes les affaires visant le personnel. »
Le Tribunal sait déjà, par la notoriété publique autant que par le témoin qui a déjà été entendu, combien il était outrageusement inexact de prétendre que le parti national-socialiste hollandais représentait la volonté politique du peuple de ce pays.
Ayant observé ces deux formes d’utilisation du parti local, comme agents de souveraineté, je désirerais maintenant indiquer au Tribunal les lignes essentielles de ces usurpations qui ont été commises par les Allemands.
Une première direction doit être définie par le souci d’essayer d’entraîner les pays occupés dans une participation à la guerre, et à tout le moins, d’y développer le recrutement pour l’armée allemande.
En Norvège, les nazis créent les « SS Norge », formation qui sera plus tard appelée SS germanique de la Norvège. Je dépose en preuve le document n° RF-926, qui est l’ordonnance du 21 juillet 1942 concernant la « Germanske SS Norge », et je cite le paragraphe 2 de cette ordonnance, qui est une ordonnance de Quisling :
« La Germanske SS Norge » est un ordre national-socialiste de soldats, qui doit se composer d’hommes de sang et d’idées nordiques. Elle est indépendante, mais, subdivision du Nasjonal Samling, elle est directement subordonnée au NS Führer et responsable à son égard. Elle est en même temps une section de la « Stor Germanske SS », et doit contribuer à diriger les peuples germaniques vers un avenir nouveau et créer la base d’une communauté germanique. »
Nous voyons bien encore, par cet exemple, que les interventions d’un prétendu gouvernement norvégien sont des procédés tout à fait apparents de germanisation. Afin de faciliter le recrutement dans cette légion, les nazis allemands ou norvégiens n’ont pas hésité à bouleverser la législation civile et à abolir les principes constants du droit de la famille en prenant une loi qui dispense les mineurs du consentement de leurs parents. C’est une loi du 1er février 1941, (Journal Officiel norvégien, 1941, page 153) que je dépose comme document n° RF-927.
Aux Pays-Bas, les Allemands sont obligés de bouleverser bien plus encore la législation nationale pour permettre le recrutement militaire. Comme ils n’ont pas créé de gouvernement factice et que le gouvernement légitime est toujours en guerre avec le Reich, les volontaires tombaient sous le coup des articles 101 et suivants du code pénal néerlandais, qui punissent le fait de s’enrôler dans l’armée d’une puissance étrangère en guerre avec les Pays-Bas, et également le fait de prêter secours à l’ennemi. En raison de l’occupation effective du pays, il y avait peu de chances que ces peines puissent être effectivement appliquées, mais il est très curieux et très révélateur de constater que le commissaire du Reich a pris un décret du 25 juillet 1941, (Journal Officiel hollandais, 1941, n° 135). Ce décret déclare que la prise de service de Néerlandais dans l’Armée allemande, les Waffen SS ou la légion des volontaires « Nederland », ne tombait pas sous le coup des textes pénaux précités, et ce décret est déclaré rétroactif au 10 mai 1940.
Il est donc bien commode, quand on commet un acte criminel d’après la loi régulière, de modifier la loi pour supprimer les crimes dont il s’agit.
Un autre décret du 25 juillet 1941 (Journal officiel, 1941, page 548) dispose que l’engagement dans l’Armée allemande n’entraînera plus la déchéance de la nationalité néerlandaise.
Enfin, un décret du 8 août 1941 (Journal officiel, 1941, page 622) précise que l’acquisition de la nationalité allemande n’est plus sanctionnée par la perte de la nationalité néerlandaise, sauf en cas de renonciation expresse. Bien que ce dernier texte paraisse viser un point de détail, il peut être retenu comme un essai de début pour créer, plus tard, une double nationalité allemande et néerlandaise, entre autres procédés d’avance du plan de germanisation.
A ce propos des mesures prises pour le recrutement militaire, je désirerais préciser la pensée de l’Accusation, et ceci à la suite de l’interrogatoire et contre-interrogatoire du témoin Vorrink, qui a été entendu samedi.
L’Accusation ne considère pas que le caractère criminel de ce recrutement militaire est subordonné au fait d’avoir enrôlé des personnes, par force ou par pression sur leur volonté. Ces pressions et ces contraintes sont un aspect aggravant et caractéristique, mais non pas un aspect nécessaire pour l’entreprise criminelle que nous reprochons. Le fait d’avoir enrôlé des personnes, même volontaires, dans les pays occupés, au service de l’Armée allemande, est considéré par nous comme étant un crime ; ce crime est d’ailleurs puni par les législations internes de tous ces pays, législations qui sont applicables aux faits qui ont été commis dans ce pays, et ceci aux termes des règles de droit en matière de compétence législative.
Il importe même assez peu, si ce n’est pour la connaissance de tous les détails, que l’enrôlement de traîtres ait été favorisé ou non par des pressions particulières, selon la situation où ils se trouvaient personnellement. A cette occasion, j’indiquerai aussi, d’une façon plus générale, que l’Accusation ne considère pas que l’embauche des traîtres, soit dans l’Armée, soit dans d’autres activités, soit pour les dirigeants nazis une circonstance atténuante ou absolutoire ; c’est au contraire une des caractéristiques de leur activité criminelle, et la responsabilité des traîtres n’exclut nullement la leur. Nous retenons, au contraire, contre eux, cette corruption qu’ils ont essayé d’étendre dans les pays occupés, en faisant des appels à ce que la population d’un pays peut comporter d’éléments de faible moralité, et en provoquant et en recherchant, dans l’esprit de chacun, la possibilité d’un service immoral et criminel contre son pays.
Ceci était une première direction de l’usurpation allemande :
enrôler des troupes. Une deuxième direction générale peut être définie avec l’ensemble des mesures qui tendent à l’abolition des libertés publiques et en l’institution du Führerprinzip. Je citerai, à titre d’exemple, quelques-unes de ces mesures : en Norvège, suppression des partis politiques (ordonnance allemande du 25 septembre 1940, qui est au Journal Officiel de 1940, page 19) ; ordonnance interdisant toute activité en faveur de la dynastie légitime ; ordonnance du 7 octobre 1940, Journal Officiel de 1940, page 10. Les garanties du statut des fonctionnaires sont supprimées, ils peuvent être déplacés ou révoqués pour raisons politiques (ordonnance allemande du 4 octobre 1940, page 24).
Enfin, une loi norvégienne du 18 septembre 1943 (document n° RF-928) crée une institution caractéristique, celle de chef de département représentant le Parti et subordonné au Ministre-Président et à aucune autre autorité de l’État. Il exerce, dans le département, le contrôle politique suprême sur toutes les autorités publiques du département.
Toutes les professions sont placées sous le régime de l’association obligatoire, avec application du Führerprinzip.
En Hollande, nous observons également la suppression des corps élus (décret du 11 août 1941, Journal officiel de 1941, page 637, qui confirme le décret du 21 juin 1940, Journal officiel de 1940, page 54) ;
dissolution des partis politiques (ordonnance du 4 juillet 1941, Journal Officiel de 1941, page 583) ; création du front du travail (décret du 30 avril 1942, Journal Officiel de 1942, page 211) ;institution de la corporation paysanne (décret du 22 octobre 1941, Journal Officiel de 1941, page 838).
Je n’ai donné que quelques exemples de principe, et je citerai en dernier lieu un arrêté du 12 août 1941 (Journal Officiel de 1941, page 34) qui crée une compétence juridique spéciale pour tous les délits et contraventions portant atteinte à la paix politique, aux intérêts politiques ou commis pour des motifs politiques. En fait, les juges de paix chargés d’exercer ce pouvoir oppressif furent toujours choisis parmi les membres du parti nazi.
Enfin, une troisième direction de cette entreprise d’usurpation peut être définie comme l’entreprise systématique contre l’élite du pays et contre la vie spirituelle. C’est en effet toujours là que les nazis sentent la plus grande force de résistance opposée à leurs desseins. Ils s’attaquent aux universités et aux établissements d’enseignement.
En Hollande, un décret du 25 juillet 1941 (Journal Officiel de 1941, page 559) donne à l’administration le droit de fermer arbitrairement les établissements privés.
Aux Pays-Bas, l’université de Leyden a été fermée le 11 novembre 1941.
Un décret du commissaire du Reich du 10 mai 1943 (Journal Officiel de 1943, page 127) oblige les étudiants à souscrire une déclaration de loyauté conçue dans les termes suivants :
« Le soussigné... déclare solennellement par la présente qu’il se conformera, sur son honneur et conscience, aux lois, décrets et autres dispositions en vigueur au territoire occupé néerlandais et s’abstiendra de tout acte dirigé contre le Reich allemand, l’Armée allemande ou les autorités néerlandaises, comme des actions et procédés qui exposeraient l’ordre public dans les institutions d’enseignement supérieur, vu les circonstances actuelles du péril. »
En Norvège, des mesures rigoureuses sont prises contre l’université d’Oslo. Je dépose en preuve le document n° RF-933. J’indique au Tribunal que l’ordre ici n’est pas strict et que ce document n° RF-933 se trouve être le dernier de mon registre de documents. Ce document n° RF-933 est un article de la Deutsche Zeitung du 1er décembre 1943, reproduit dans un journal norvégien. Il est intitulé : « Une mesure de nettoyage nécessaire à Oslo : épuration du monde des étudiants ». Je lirai simplement quelques paragraphes de ce texte. Je commence par le deuxième paragraphe : « Les étudiants de l’université d’Oslo... »
Que le Tribunal veuille bien m’excuser, je vais lire également le premier paragraphe :« Par ordre du commissaire du Reich, Terboven, le SS-Ober-gruppenfuhrer et général de la Police, Rediess, a fait connaître ce qui suit aux étudiants, mardi après-midi, dans l’Aula de l’université d’Oslo. Les étudiants de l’université d’Oslo se sont efforcés, depuis l’occupation de la Norvège, c’est-à-dire depuis 1940, de faire figure de résistants contre l’Armée d’occupation allemande, et contre le Gouvernement norvégien reconnu par le Reich. »
J’arrête ici la citation, et je la reprends au paragraphe 5 :
« Pour protéger les intérêts de la puissance occupante, et pour assurer l’ordre et la tranquillité à l’intérieur de ce pays, des mesures rigoureuses sont indispensables. C’est pourquoi, au nom du commissaire du Reich, je dois vous faire connaître ce qui suit :
« 1° Les étudiants de l’université d’Oslo seront transférés dans un camp spécial en Allemagne ;
« 2° Les étudiantes seront renvoyées de l’université et doivent se rendre par les voies les plus rapides dans leur commune d’origine, où elles se présenteront immédiatement à la Police. Il leur est interdit, jusqu’à nouvel ordre, de quitter cette commune sans autorisation de la Police. »
J’interromps ici la citation et je la reprends à l’avant-dernier paragraphe de la deuxième page de ce document n° RF-933.
« Vous devrez être reconnaissants à Monsieur le commissaire du Reich de ce que d’autres mesures bien plus draconiennes ne soient pas appliquées. De plus, grâce à cette mesure, la plupart de vous ont échappé, pour l’avenir, au danger de perdre la vie et leurs biens. »
En ce qui concerne la vie religieuse, les Allemands ont multiplié les brimades. A titre d’exemple, je dépose le document n° RF-929 dont je vais donner lecture :
« Oslo, 28 mai 1941.
« Aux commandants de la Sipo et du SD, à Bergen-Stavanger, Trondjem, Tromsoe.
« Objet : surveillance des services religieux pendant les fêtes de la Pentecôte.
« Référence : néant.
« Veuillez surveiller les services religieux et adresser ici un rapport sur les résultats.
« Le BDS de la Sipo et du SD, Oslo.
« Signé : illisible, SS-Hauptsturmführer. »
Voici maintenant le compte rendu qui suivra cet ordre de faire une surveillance dans les églises. Je dépose ce compte rendu comme document n° RF-930. Je vous donne lecture de ce document qui sera très court :
« Trondjem, le 5 juin 1941.
« La surveillance des services religieux durant les fêtes de la Pentecôte n’a pas donné d’éléments nouveaux essentiels. Le curé de la cathédrale Fjelibu poursuit son activité de prédicateur tendancieux, mais il le fait de façon suffisamment habile pour pouvoir défendre chaque tournure de phrase comme étant d’ordre religieux et non politique. »
Le reste de la lettre est à moitié brûlé. Je désirerais citer enfin, pour ne pas être trop long sur ce chapitre, deux exemples qui sont démonstratifs, d’une part, de la constante immoralité des méthodes allemandes et, d’autre part, des justes protestations qu’elles ont soulevées de la part des autorités les plus qualifiées.
Le premier exemple concerne les Pays-Bas. Les magistrats hollandais étaient à juste titre révoltés par la pratique allemande des détentions arbitraires dans les camps de concentration. Ils trouvèrent l’occasion de faire connaître leur réprobation sous une forme qui rentrait dans l’exercice normal de leurs fonctions juridiques. Ainsi, à l’occasion d’une affaire particulière, la Cour d’appel de Leeuwarden a rendu un arrêt dont je désire lire un extrait au Tribunal. Cet arrêt est déposé comme document n° RF-931. Je lis un extrait de ce document :
« Considérant que la Cour ne peut pas se déclarer d’accord sur la matière de la peine infligée aux condamnés par le premier juge et sur son exposé des motifs, la Cour est de l’opinion que cette peine serait déterminée comme suit : Considérant, en ce qui concerne la peine à infliger : que la Cour désire tenir compte du fait que, depuis quelque temps, diverses peines de détention, infligées par le juge néerlandais aux délinquants de sexe masculin, contrairement aux instructions légales et à l’intention du législateur et du juge, ont été exécutées, ou sont exécutées dans des camps, d’une façon aggravant la peine à un degré tel qu’il était impossible au juge de le prévoir ou même de le supposer, en déterminant la mesure de la peine ; considérant que la Cour, en tenant compte de la possibilité de cette façon d’exécution de la peine à infliger à présent, s’abstiendra, par acquit de conscience, de condamner le suspect à une détention d’une durée conforme en ce cas à la gravité du délit commis par l’accusé, parce que celui-ci serait exposé à la possibilité d’une exécution de la peine comme indiquée ci-dessus.
« Considérant que la Cour, se basant sur cette considération, se bornera à condamner le suspect à une peine de détention à déterminer ci-après, avec déduction du temps passé par lui en détention préventive et d’une telle durée que la peine, au moment de la prononciation de cet arrêt, aura presque entièrement été expirée pendant la période de détention préventive. »
Cet exemple est intéressant surtout parce que je dois indiquer maintenant qu’à la suite de cette décision de la Cour d’appel, l’accusé Seyss-Inquart a destitué le Président de la Cour par un arrêté du 9 avril 1943 qui est également déposé en preuve sous le même numéro de document n° RF-931. Ces deux documents forment un tout.
« En vertu du paragraphe 3 de mon décret... etc. je destitue de ses fonctions de Conseiller de la Cour d’appel de Leeuwarden, avec effet immédiat, le docteur en droit F. F. Viehoff.
« Signé : Seyss-Inquart. »
Le deuxième exemple que je donne en conclusion sera maintenant emprunté à la Norvège. Il s’agit d’une protestation solennelle émise par les évêques norvégiens. L’occasion plus particulière de cette protestation est la suivante :
Le ministère de la Police avait pris un arrêté, le 13 décembre 1940, dans lequel il s’arrogeait le droit de supprimer l’obligation du secret professionnel pour les pasteurs et prévoyait que les prêtres qui se refuseraient à violer le secret professionnel pourraient être emprisonnés par ses soins.
Le 15 janvier 1941, les évêques norvégiens s’adressaient au ministère de l’Instruction publique et des Cultes et lui remettaient un exposé. Dans cet exposé ils faisaient connaître leur protestation contre cette extraordinaire prétention de la Police et, par la même occasion, ils protestaient contre d’autres abus, violences commises par des organisations nazies et illégalités en matière judiciaire.
Cette protestation des évêques norvégiens est transcrite dans une lettre pastorale qui a été adressée à leurs paroisses au mois de février 1941. Je la dépose comme document n° RF-932. Je désirerais citer un extrait de ce document, à la page 9, au haut de la page :
« L’arrêté du ministère de la Police, daté du 13 décembre 1940, nouvellement publié, porte profondément atteinte à la mission des pasteurs. D’après cet arrêté, l’obligation du secret professionnel pour les pasteurs peut être supprimée par le ministère de la Police. Notre obligation de tenir le secret professionnel est non seulement établie par la loi, mais a toujours été une condition fondamentale pour l’œuvre de l’Église et du prêtre, dans l’exercice de leur charge d’âmes, et lorsqu’ils reçoivent la confession de personnes dans la détresse.
« C’est une condition immuable, pour cette œuvre de l’Église, qu’une personne puisse avoir confiance absolue et sans limite dans le fait que le prêtre est engagé sans réserve par son obligation de tenir le secret professionnel ; cette condition a été formelle dans la législation norvégienne et dans le règlement de l’Église dans tous les temps et dans tous les pays chrétiens. Abolir cette Magna Charta des consciences est une atteinte au nerf vital de l’œuvre de l’Église, une atteinte qui porte un caractère profondément grave, du fait que le paragraphe 5 de l’arrêté stipule que le ministère de la Police peut faire emprisonner le prêtre en question, pour obtenir ainsi par la force une explication sans que le cas ait été soumis au Tribunal. »
Nous sommes pourtant encore dans le cours de la première année de l’occupation. Mais déjà ces hautes autorités spirituelles de la Norvège se sont trouvées dans la situation, non seulement de protester contre un fait particulier intolérable, mais de porter sur l’ensemble des méthodes d’occupation une appréciation qui figure à la page 16 de la lettre pastorale, et que je vais lire au Tribunal (dernier paragraphe) :
« C’est pourquoi les évêques de l’Église ont posé sur la table du ministre quelques-uns des faits, proclamations officielles au sujet du gouvernement de la société ces temps derniers, faits et proclamations que l’Église trouve en contradiction avec les commandements de Dieu, et qui donnent l’impression qu’il existe un état révolutionnaire dans le pays, et non un état d’occupation sous lequel les lois sont maintenues dans la mesure où cela n’est pas directement incompatible avec cet état d’occupation. »
Voilà une très exacte analyse juridique. Et maintenant, s’il plaît au Tribunal, je désirerais cependant lire encore une dernière phrase qui précédait celle-ci à la page 16 :
« Lorsque l’autorité publique de la société permet la violence et l’injustice et exerce une pression sur les âmes, l’Église est alors le gardien des consciences. Une âme humaine a plus d’importance que le monde entier. »
Je demanderai au Tribunal de prendre maintenant le dossier intitulé « Belgique ».
Je signale tout de suite au Tribunal que ce dossier ne comporte pas de livre de documents. Cet exposé, en effet, qui est d’ailleurs d’ordre relatif à des faits très généraux, sera appuyé comme preuve par le rapport du Gouvernement belge, qui a déjà été déposé par mes collègues, sous le n° RF-394. La section que j’aborde en ce moment est d’ailleurs une section générale, relative à l’administration militaire, avec deux cas : la Belgique et la France. Je commence par le dossier de la Belgique.
En Belgique, les usurpations de la souveraineté nationale par l’occupant sont imputables au commandement militaire, qui les a exercées soit par ordonnances directes, soit par injonctions aux autorités administratives belges, qui étaient en l’espèce les secrétaires généraux des ministères.
Sur la mise au point de ce dispositif d’usurpation, je lirai au Tribunal deux paragraphes du rapport belge, dans le chapitre IV consacré à la germanisation et nazification, page 3, paragraphe 3 :
« Le Gouvernement légal de la Belgique s’était retiré en France, puis à Londres ; ce furent les secrétaires généraux des ministères, c’est-à-dire les fonctionnaires les plus élevés dans l’ordre hiérarchique qui, en vertu de l’article 5 de la loi du 10 mai 1940, exercèrent, dans le cadre de leur activité professionnelle et pour le cas d’urgence, toutes les attributions de l’autorité supérieure. »
En d’autres termes, ces hauts fonctionnaires, animés, du moins durant les premiers mois de l’occupation, de l’intention d’écarter le plus possible l’occupant de l’administration du pays, réunirent entre leurs mains les pouvoirs gouvernementaux et de réglementation. Sur l’ordre des Allemands, ce pouvoir de réglementation devint à la longue un véritable pouvoir de législation.
Ce régime des secrétaires généraux plut aux Allemands, qui l’adoptèrent. En faisant nommer à ces postes des Belges à leur solde, ils pouvaient introduire en Belgique, sous l’apparence de la légalité, des réformes absolument radicales qui feraient de ce pays un état national-socialiste vassal.
Il est intéressant de remarquer, dès maintenant, qu’afin de mieux s’assurer leur emprise sur la vie publique par l’intermédiaire de ces autorités locales, les Allemands n’ont pas hésité à supprimer, par une ordonnance du 14 mai 1942 qui est relatée dans le rapport officiel, le contrôle juridictionnel de la légalité des arrêtés des secrétaires généraux, ce qui était une violation de l’article 107 de la Constitution de la Belgique.
Le rapport belge précise, lors des paragraphes suivants, quelle est la responsabilité en cette matière, des atteintes portées à l’ordre public. Et je citerai ici les termes précis de ce rapport, à la page 4, paragraphe 3 :
« En conclusion, que la transformation des institutions légales soit la conséquence d’ordonnances allemandes, ou celle d’arrêtés émanant des secrétaires généraux, il n’importe ; ce sont les Allemands qui en portent la responsabilité, les secrétaires généraux n’étant vis-à-vis d’eux que des fidèles agents d’exécution. »
Je pense qu’il serait également intéressant de lire les trois paragraphes suivants du rapport, car ils révèlent des faits caractéristiques quant aux procédés allemands de saisir la souveraineté.
« S’il est nécessaire de fournir un nouvel argument pour étayer davantage cette thèse, qu’il nous suffise de rappeler que le pouvoir occupant a employé tous les moyens pour introduire, dans l’édifice à transformer de fond en comble, des agents dévoués et nationaux-socialistes. Ce fut un véritable travail de termites. « L’ordonnance du 7 mars 1941, sous le prétexte de rajeunir les cadres de l’administration, prescrit la mise à la retraite d’un grand nombre de fonctionnaires ; ils seront, cela va de soi, remplacés par des germanophiles.
« Enfin, les Allemands installent à la tête du ministère de l’Intérieur un de leurs agents les plus dévoués, lequel s’arrogera comme nous le verrons dans la suite, le droit de désigner échevins, députés permanents, bourgmestres, etc. et usera de son droit de procéder à certaines nominations (commissaires d’arrondissements par exemple), en installant en bonne place des créatures de l’ennemi. »
Le rapport belge analyse ensuite d’une façon remarquablement claire les violations par les Allemands de l’ordre public belge, en les classant sous deux rubriques. La première est intitulée : « Modifications apportées à des rouages constitutionnels préexistants ». Sous cette rubrique, sont plus particulièrement relevés l’ordonnance du 18 juillet 1940, qui abolissait immédiatement toute activité publique, et ensuite une série d’arrêtés par lesquels les Allemands ont supprimé l’électorat des échevins et ont décidé que ces échevins seraient désormais désignés par le pouvoir central.
C’était la subversion du régime traditionnel et démocratique des administrations communales. Dans le même sens, les Allemands, contrairement à l’article 3 de la Constitution belge, ont prescrit, par une ordonnance du 26 janvier 1943, l’absorption de nombreuses communes dans de grandes agglomérations urbaines. Le rapport signale enfin, dans cette partie, les exemptions fiscales qui ont été accordées, contrairement à la Constitution, aux personnes engagées, au service de l’Armée allemande ou de la Waffen SS. Nous trouvons ici un nouvel exemple de la criminelle et très générale entreprise allemande du recrutement militaire dans les pays occupés.
La deuxième rubrique du rapport est intitulée : « Introduction, dans la vie publique belge, d’institutions nouvelles d’inspiration nationale-socialiste et étatique. »
De telles institutions furent en effet créées par les autorités allemandes. Les plus remarquables sont la Corporation nationale de l’Agriculture et de l’Alimentation et les offices centraux de marchandises. Le rapport analyse les caractères de ces institutions et démontre qu’elles sont des organismes d’inspiration totalitaire où le Führerprinzip trouve son application, comme nous l’avons vu dans des institutions similaires aux Pays-Bas.
Je désirerais lire maintenant la conclusion, qui est courte et décisive, du rapport belge sur la germanisation. Nous pensons qu’il est suffisamment établi, par l’exposé qui précède, que la Constitution et les lois du peuple belge ont été délibérément violées par le pouvoir occupant allemand, et ce dans le but, non pas d’assurer sa propre sécurité, c’est l’évidence même, mais avec l’intention habilement préméditée de faire de la Belgique un État national-socialiste et par conséquent annexable, étant donné que deux États nationaux-socialistes voisins doivent s’exclure nécessairement, le plus fort absorbant le plus faible.
Cette politique a été réalisée en violation des lois et des coutumes internationales, de-la déclaration de Bruxelles de 1874 et des règlements de La Haye de 1899.
Je ne donnerai pas d’indications détaillées concernant maintenant d’autres applications de ces usurpations à propos de la Belgique, parce que beaucoup d’indications ont été fournies au Tribunal d’ores et déjà, notamment dans l’exposé économique, et également dans l’exposé de M. Dubost. Et, d’autre part, comme le régime de la Belgique a été d’une façon très constante lié au régime de la France, les indications que je serai appelé à fournir dans les deux autres chapitres de mon réquisitoire auront particulièrement trait à ces deux pays. Mais cependant, avant de conclure l’exposé que je suis en train de présenter, je désirerais mentionner les abus qui ont été commis par les Allemands à l’encontre des universités de la Belgique.
Nous retrouvons ici le même phénomène d’hostilité, et évidemment très compréhensible, des doctrinaires et des exécutants nazis à l’égard des centres de culture, et cette hostilité s’est manifestée d’une façon très vive à l’égard de ces quatre grandes universités belges, qui ont une si belle tradition de vie spirituelle.
Je dois indiquer au Tribunal que les observations que j’ai prévu de lui présenter sur ce point étaient prises dans des pièces annexes au rapport belge dont j’ai fait quelques lectures. Or, je dois préciser que ces annexes n’ont pas, elles, été déposées comme document, bien qu’elles soient liées à l’un des originaux, ce qui marque leur authenticité. Je ferai traduire et déposer ces annexes ultérieurement, et je demanderai donc au Tribunal de considérer que les indications que je vais lui donner constituent des affirmations dont la preuve sera fournie, d’une part par les dépôts de documents, d’autre part par la preuve testimoniale, puisque je fais citer un témoin au sujet de ces questions. Si cette méthode agrée au Tribunal, en le priant de m’excuser pour le fait que les annexes n’aient pas été matériellement déposées avec le document, je continuerai mon exposé sur ce point.
Monsieur Faure, quelles sont les annexes dont vous parlez ?
Ce sont des pièces qui sont en annexe d’un rapport belge, de la façon suivante : le chapitre propre de ce rapport est compris dans l’ensemble du rapport belge, qui a déjà été déposé. D’autre part, un autre exemplaire de ce même chapitre a été établi en original, avec une liasse d’annexés et, pour ce fait, ces annexes n’ont pas été traduites et déposées en même temps que le gros rapport dont celui-ci n’était qu’une partie. Ce sont des notes annexes qui retracent les événements survenus dans la vie des universités. Mais, comme je l’ai indiqué au Tribunal, je me propose d’apporter particulièrement la preuve de ces points par l’audition d’un témoin. J’ai donc pensé que je pouvais faire un exposé qui constitue une affirmation du Ministère Public et sur lequel je provoquerai la preuve testimoniale. Et, d’autre part, je déposerai ces documents annexes dès qu’ils auront été traduits en allemand, ce qui n’a pas encore été fait.
Oui, le Tribunal est satisfait de ce que vous proposez.
Je mentionnerai d’abord que, dans l’université de Gand, les Allemands ont entrepris un travail particulier de propagande auprès des étudiants, dans un esprit de germanisation de ces jeunes générations. Ils ont utilisé, à cet effet, une formation appelée : « Gentsch Studenten Verband » mais leurs efforts pour développer cette formation n’ont pas obtenu le succès qu’ils espéraient. Ils ont institué, dans cette université et également dans les autres, un véritable espionnage sous le couvert d’une formule ingénieuse qui était celle de « professeurs invités », professeurs allemands, qui étaient censés être des invités, et qui étaient des observateurs et des espions.
On a retrouvé en Belgique le rapport d’un de ces professeurs invités et il est établi par ce rapport, à la fois le procédé employé et l’échec complet des efforts de l’influence allemande.
Dans toutes les universités, les Allemands ont procédé à des arrestations et à des déportations de professeurs et d’étudiants, et ces opérations sont surtout intervenues lorsque les étudiants se sont refusés, à juste titre, à se soumettre aux ordres illégaux allemands, qui les obligeaient au service du travail.
En ce qui concerne l’université de Bruxelles, il est à remarquer que cette université avait été, dès le début, dotée d’un commissaire allemand, et que quatorze professeurs avaient été irrégulièrement démis de leurs fonctions. Plus tard, l’université de Bruxelles se trouva obligée de décider de cesser ses cours, et ceci à la suite d’un incident caractéristique : à l’occasion de la vacance de trois chaires de l’université, les Allemands ont refusé d’agréer la désignation des candidats, préposés dans les conditions normales, et ils décidèrent de nommer eux-mêmes des professeurs qui étaient à leur convenance. Nous voyons bien, par là, cette entreprise absolument générale de se mêler de tout et d’instituer partout des agents de leur influence.
Le 22 novembre 1941, l’administration militaire allemande informa de cette décision le président de l’université. A ce moment, l’université décida de se mettre, en quelque sorte, en grève, et malgré tous les efforts des Allemands, cette grève de l’université de Bruxelles a duré jusqu’à la libération.
Sur cette question des universités belges, je désirerais maintenant faire une lecture au Tribunal. C’est une lecture qui a trait à l’université de Louvain. Je dois, avant de faire cette lecture, indiquer au Tribunal les circonstances : les Allemands avaient, dans cette université comme pour les autres, imposé aux étudiants le travail obligatoire. Ceci nous était déjà connu. Mais la lecture que je vais faire a trait à une exigence supplémentaire et tout à fait choquante. Les Allemands ont voulu contraindre le recteur de l’université, qui était Mgr van Wayenberg, à leur donner une liste complète avec les adresses des étudiants qui étaient passibles de l’obligation et qui s’y soustrayaient. Ils voulaient donc imposer au recteur un acte de délation, et ce, sous menace de sanctions très graves.
Le cardinal archevêque de Malines est intervenu à cette occasion et a adressé, le 4 juin 1943, une lettre au général von Falkenhausen, commandant militaire en Belgique. Je désirerais donner lecture de cette lettre au Tribunal. Cette lettre est reproduite dans un ouvrage que j’ai ici, qui est publié en Belgique et qui est intitulé : « Le cardinal van Roey et l’occupation allemande en Belgique ». Je ne dépose pas cette lettre à titre de document. Je demande au Tribunal de la considérer comme citation d’un ouvrage public. Voici ce qu’écrit le cardinal archevêque de Malines :
« Par une communication orale dont j’ai demandé en vain la confirmation écrite, Monsieur le chef de l’administration militaire Reeder m’a fait savoir qu’au cas où Mgr le recteur de l’université catholique de Louvain persisterait à refuser la liste avec les adresses des étudiants de la première année, l’autorité occupante prendrait les mesures suivantes : fermeture de l’université ; interdiction aux étudiants de s’inscrire à une autre université ; mise au travail obligatoire en Allemagne de tous les étudiants, ou, s’ils se dérobent, représailles contre leurs familles.
« Cette communication est d’autant plus surprenante que, peu de jours auparavant, à la suite d’une note adressée à votre Excellence par Mgr le recteur, celui-ci a reçu, de M. le Kreiskommandant de Louvain, notification que l’autorité académique ne serait plus inquiétée au sujet des listes. Il est vrai que le chef de l’administration militaire Reeder m’a fait dire que cette réponse était un malentendu.
« Comme président du conseil d’administration de l’université de Louvain, j’ai mis les évêques belges, qui composent ce conseil, au courant de la grave communication qui m’a été faite ; et j’ai le devoir de vous faire savoir, au nom de tous les évêques, qu’il nous est impossible de conseiller à Mgr le recteur de livrer les listes de ses étudiants et que nous approuvons l’attitude passive qu’il a observée jusqu’ici.
« Fournir les listes constituerait, en effet, une coopération positive à des mesures que les évêques belges ont réprouvées, dans la lettre pastorale du 15 mars 1943, comme contraires au Droit international, au droit naturel et à la morale chrétienne. Si l’université de Louvain était frappée parce qu’elle refuse cette coopération, nous considérons qu’elle tomberait victime de son devoir et, quelque dure et pénible que soit l’épreuve qu’elle aurait à subir temporairement, son honneur du moins ne serait pas terni. Nous estimons, avec le célèbre évêque de Milan, Saint Ambroise, que rien ne vaut l’honneur : Nihil praeferendum honestati .
« Au surplus, votre Excellence ne peut ignorer que l’université catholique de Louvain dépend du Saint-Siège. Erigée canoniquement par la papauté, elle se trouve sous l’autorité et le contrôle de la congrégation romaine des séminaires et des universités, et c’est le Saint-Siège qui a approuvé la nomination de Mgr van Wayenberg, comme recteur magnifique de l’université. Si les mesures annoncées étaient exécutées, ce serait donc une atteinte violente aux droits du Saint-Siège. Aussi, Sa Sainteté le Pape sera-t-elle mise au courant des dangers extrêmes qui menacent notre université catholique. »
J’arrêterai ici la citation de la lettre, mais j’indiquerai au Tribunal qu’en dépit de cette protestation et des considérations de simple intérêt pratique, que les Allemands pouvaient trouver dans une attitude correcte dans cette affaire, le recteur magnifique fut arrêté, le 5 juin 1943, et il fut condamné, par la justice militaire allemande, à 18 mois de prison.
Après l’évocation des faits malheureux que nous avons entendus devant ce Tribunal, je désirerais remarquer que nous poumons presque avoir l’impression qu’un tel événement : arrestation et condamnation d’un prélat recteur d’une université, pour une cause injuste, l’impression dis-je, qu’étant donné qu’il n’y a pas eu de suites tragiques, un tel événement n’a qu’une importance relativement secondaire.
Or, je crois que nous ne devons pas subordonner notre jugement intellectuel à l’épreuve directe de notre sensibilité, qui est maintenant tellement accoutumée à l’horreur et, si nous réfléchissons, nous considérons qu’une telle voie de fait est elle-même très caractéristique, et le fait qu’un tel traitement ait été considéré par les Allemands comme l’expression de la justice, est très caractéristique de l’entreprise de la germanisation et des résultats qu’elle aurait entraînés pour le monde.
Nous suspendons maintenant l’audience.