CINQUANTIÈME JOURNÉE.
Lundi 4 février 1946.
Audience de l’après-midi.
Plaise au Tribunal, je désire annoncer que l’accusé Kaltenbrunner, malade, n’assistera pas à l’audience cet après-midi.
Plaise au Tribunal. Je désire appeler le témoin Van der Essen.
Oui. Comment vous appelez-vous ?
Van der Essen.
Jurez-vous de parler sans haine et sans crainte, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure ».
Je le jure.
Voulez-vous vous asseoir ?
Monsieur Van der Essen, vous êtes professeur d’Histoire à la faculté des Lettres de l’université de Louvain ?
Oui.
Vous êtes secrétaire général de l’université de Louvain ?
Oui.
Vous avez séjourné en Belgique pendant toute la période d’occupation ?
Depuis la fin de juillet 1940, je n’ai guère quitté la Belgique.
Pouvez-vous nous donner des indications sur la destruction de la bibliothèque de Louvain ?
Comme on se le rappellera, déjà en 1914, cette bibliothèque, qui était certainement une des bibliothèques universitaires les mieux fournies de toute l’Europe, surtout en incunables, manuscrits, livres des XVIe et XVILe siècles, avait été systématiquement détruite au moyen de pastilles incendiaires par les soldats allemands du IXe corps d’armée de réserve, commandé par le général von Boehn.
Cette fois, en 1940, le même fait s’est répété : cette bibliothèque a été systématiquement détruite par l’Armée allemande et pour me faire comprendre, je dois d’abord dire que l’incendie a commencé, d’après tous les témoignages, dans la nuit du 16 au 17 mai 1940, vers 1 h. 30 du matin. Or, c’est précisément à l’aube du 17 que l’Armée anglaise a fait la manœuvre de décrochage nécessaire pour quitter la ligne de défense KW et d’autre part, il est absolument certain que les premières troupes allemandes ne sont entrées que le 17 au matin vers 8 heures.
Cet écart entre le départ des troupes anglaises d’une part et l’arrivée des Allemands a permis à ces derniers de répandre l’impression d’une destruction systématique de la bibliothèque par les troupes britanniques.
Je dois ici solennellement opposer à cette version le démenti le plus formel : la bibliothèque de l’université de Louvain a été détruite systématiquement par le tir d’artillerie allemand ; deux batteries ont été postées, l’une dans le village de Corbeck et l’autre dans le village de Lovengule ; ces deux batteries, chacune de son côté, ont visé systématiquement la bibliothèque et rien que la bibliothèque, et la meilleure preuve en est que les bombes sont toutes tombées sur la bibliothèque, une seule maison a été touchée par hasard dans le quartier où cette bibliothèque se trouve, et la tour de la bibliothèque a été touchée onze fois : quatre fois du côté de la batterie qui tirait de Lovengule et sept fois du côté de la batterie qui tirait de Corbeck ; au moment où la batterie de Lovengule allait commencer le feu, l’officier qui la commandait a demandé à un habitant du village, M. Vigneron, de l’accompagner dans les champs, et, une fois arrivés dans un endroit où l’on pouvait apercevoir la tour de la bibliothèque, l’officier a demandé : « Est-ce bien la tour de la bibliothèque de l’université ? » La réponse fut :
« Oui ». L’officier insista : « Vous êtes sûr ? » « Mais oui », répondit le paysan, « puisque je la vois tous les jours comme vous la voyez maintenant ».
Cinq minutes après, les bombes ont commencé et immédiatement une colonne de fumée s’est élevée tout près de la tour, de sorte qu’il ne peut y avoir de doute : ce bombardement a été systématique et ne visait que la bibliothèque.
D’autre part, il est certain aussi qu’une escadrille de 43 avions a survolé la bibliothèque et laissé tomber des bombes sur le monument.
Monsieur Van der Essen, vous êtes membre de la commission officielle belge d’enquête sur les Crimes de guerre ?
Oui.
A ce titre, vous avez enquêté sur l’événement dont vous venez de nous parler ?
Parfaitement.
Les indications que vous avez données au Tribunal sont donc les résultats de l’enquête que vous avez faite et des témoins que vous avez entendus vous-même ?
Ce que je viens de déclarer ici est en réalité le résultat de l’enquête officielle faite par la commission des Crimes de guerre belge avec l’aide de témoins entendus sous serment.
Pouvez-vous nous donner des indications sur l’entreprise de nazification de la Belgique par les Allemands et notamment sur les atteintes à l’organisation normale et constitutionnelle des pouvoirs publics ?
Certainement. D’abord je crois qu’il est intéressant de signaler que les Allemands ont violé un des principes fondamentaux de la Constitution et des institutions belges, qui consiste dans la séparation du pouvoir judiciaire, du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif, parce que, dans les nombreuses organisations de l’ordre nouveau qu’ils ont créées eux-mêmes, soit par ordonnance, soit en suggérant la création de ces organismes à ceux qui étaient collaborateurs, ils ont toujours confondu le législatif et l’exécutif, et d’autre part dans ces organismes, la liberté de parole de la Défense n’a jamais été ou a été très mal respectée.
Mais ce qui est beaucoup plus important, c’est le fait qu’ils s’en sont pris à une organisation qui remonte très haut dans notre Histoire, qui remonte au moyen âge ; je veux parler de l’autonomie communale, l’autonomie communale qui nous garantit et garantit le peuple contre une intervention trop dangereuse du pouvoir central.
Voici dans ce domaine ce qui s’est passé : il suffirait de lire ou d’avoir lu pendant quelque temps les journaux belges qui paraissent actuellement, pour constater que les bourgmestres, donc, les chefs de la commune, les échevins des principales villes belges comme Bruxelles, Gand, Liège, Charleroi et aussi de beaucoup de villes de seconde catégorie, que tous ces échevins et ces bourgmestres sont, ou bien en prison, ou bien en passe de comparaître devant les conseils de guerre, ce qui, je pense, prouve suffisamment que ces bourgmestres et ces échevins ne sont pas ceux qui avaient été nommés par le roi et le Gouvernement belges avant 1940, mais étaient tous des gens imposés par l’ennemi au moyen de leurs groupes de collaborateurs VNV ou rexistes.
Or, il est d’une importance capitale de constater ce fait parce que le bourgmestre, du moment qu’il dépend directement du pouvoir central, en d’autres mots, du moment que l’on a appliqué là le Führerprinzip, pouvait intervenir de toutes sortes de manières dans la vie administrative, politique et sociale. Le bourgmestre nomme les échevins, les échevins nomment les employés et fonctionnaires communaux, et du moment que le bourgmestre appartenait à ce parti-là et était nommé par ce parti, il nommait comme fonctionnaires communaux des gens de ce parti, qui alors pouvaient refuser les cartes de ravitaillement aux réfractaires, donner à la Police l’ordre de livrer, par exemple, la liste des communistes ou de ceux qui étaient soupçonnés être tels, bref intervenir de n’importe quelle manière et par tous les moyens dans la vie communale de la Belgique.
Si l’on examine et les grandes villes et les petites villes, on peut dire qu’il y avait vraiment partout un véritable réseau d’espionnage et d’interférence à la suite des événements ou des faits que je viens de vous communiquer.
Il est donc bien exact d’affirmer que ces ingérences des Allemands dans l’administration des communes constituaient une saisie sur la souveraineté nationale belge ?
Absolument, puisqu’elles faisaient disparaître le principe fondamental de la constitution belge, c’est-à-dire la souveraineté qui appartient à la nation, et précisément, à ces conseils communaux qui nommaient, eux, les échevins et qui nommaient eux, les bourgmestres, il leur était impossible désormais de se faire encore entendre dans des conditions normales, de sorte que la souveraineté du peuple belge était atteinte directement par le fait même.
Puisque vous êtes professeur d’enseignement supérieur, pouvez-vous nous donner des indications sur les interventions dans l’enseignement ?
Oui, parfaitement. D’abord il y a eu des interventions dans le domaine de l’enseignement primaire et secondaire par l’intermédiaire du secrétaire général de l’Instruction publique sur qui les Allemands ont exercé une pression. Une commission a été constituée qui a été chargée d’épurer les manuels d’enseignement ; il a été interdit d’employer encore des manuels où il était question de ce que les Allemands avaient fait en Belgique pendant la guerre de 1914-1918 ; ce chapitre-là était absolument interdit et on pouvait encore, dans les librairies et dans les maisons d’édition, vendre ces livres à une condition : c’est que le vendeur ou libraire arrache ce chapitre.
Quant aux livres nouveaux qui devaient donc être réimprimés ou réédités, cette commission indiquait exactement ce qui devait être définitivement barré ou enlevé.
Voilà pour ce qui concerne les interventions très inquiétantes et très importantes dans l’enseignement primaire et dans l’enseignement secondaire.
Pour ce qui concerne l’enseignement supérieur, là, l’intervention s’est déclenchée pour ainsi dire dès le commencement de l’occupation et tout d’abord, pour des motifs que je n’ai pas à exposer ici, mais qui sont bien connus, contre l’université libre de Bruxelles.
Les Allemands ont imposé d’abord à l’université de Bruxelles la présence d’un commissaire allemand qui avait donc en somme en main, toute l’organisation de l’université, qui la contrôlait et je crois même, au point de vue comptabilité.
De plus, ils ont imposé des professeurs d’échange, mais les difficultés graves ont commencé le jour où, à Bruxelles comme ailleurs, ils ont exigé qu’on leur communique tous les projets de nomination et toutes les nouvelles nominations professorales, de même que l’attribution des cours et des différentes matières universitaires qui étaient enseignées. Le résultat a été qu’à Bruxelles, en vertu de ce droit qu’ils s’étaient arrogé, ils ont voulu imposer trois professeurs, dont deux étaient manifestement inacceptables pour tout Belge digne de ce nom.
Il y en avait un notamment qui, ayant été membre du Conseil de Flandre pendant l’occupation de 1914-1918 avait été condamné à mort par la justice de ce pays et que l’on voulait imposer comme professeur en 1940 à l’université de Bruxelles ; dans ces conditions, l’université a refusé d’accepter ce professeur, ce qui a été considéré par l’autorité occupante comme étant du sabotage ; comme sanction, le président du conseil d’administration de l’université, les principaux membres du conseil d’administration et les doyens des principales facultés et quelques autres professeurs qui étaient particulièrement connus comme étant anti-fascistes ont été arrêtés et incarcérés dans la prison de Witte, avec cette circonstance aggravante qu’ils étaient considérés comme otages et que, s’il se produisait un acte quelconque de sabotage ou de résistance, ils pouvaient, comme tels, être fusillés.
Pour ce qui concerne les autres universités, je viens déjà de vous le dire, on a donc voulu imposer la présence de professeurs d’échange ; il n’y en a pas eu à Louvain parce que nous avons refusé catégoriquement d’en recevoir, d’autant plus qu’il est apparu que ces professeurs d’échange n’étaient pas avant tout des savants qui venaient communiquer le résultat de leurs recherches et de leur travail scientifique, mais qu’une grande majorité d’entre eux étaient plutôt des agents d’observation du pouvoir occupant.
A ce propos, est-il exact que les autorités belges ont pu découvrir le rapport de l’un de ces professeurs dits « invités » ?
Le fait est parfaitement exact, les autorités belges ont pu mettre la main sur le rapport du professeur von Mackensen qui était envoyé comme professeur d’échange à l’université de Gand, et dans ce rapport, fait d’ailleurs avec infiniment de soin et qui est extraordinairement intéressant à lire pour les observations d’ordre personnel et psychologique qu’il contient sur les différents membres de la faculté de Gand, on voit très bien que tout le monde était observé, suivi jour par jour, que les tendances étaient étiquetées, que l’on signalait si untel était pour ou contre le régime de l’occupant, s’il avait des rapports avec les étudiants qui étaient NP ou rexistes.
Bref, les moindres faits et gestes de tous les professeurs du corps professoral étaient soigneusement notés, et j’ajoute avec beaucoup de précision et beaucoup d’exactitude. C’était un travail presque d’ordre scientifique, mais un travail de délation.
Monsieur Van der Essen, j’ai exposé ce matin au Tribunal divers incidents qui se sont produits à l’université de Louvain, dont vous êtes le secrétaire général.
Je désirerais donc que, d’une façon très brève, vous indiquiez au Tribunal le fait même de ces incidents, notamment en ce qui concerne l’incarcération du recteur, Mgr van Wayenberg.
Parfaitement. Les difficultés graves ont commencé à l’université de Louvain après la parution de l’ordonnance sur le travail obligatoire du 6 mars 1943, par laquelle les étudiants de l’université étaient obligés d’accepter du travail obligatoire. J’ajoute, non pas dans le territoire ou sur le territoire du Reich, mais en Belgique. Seulement, la conséquence de ce fait-là, cette sorte d’avantage que l’on semblait accorder aux étudiants des universités, était absolument inadmissible pour les patriotes belges pour le très simple motif que si les étudiants d’universités acceptaient d’aller travailler dans les usines belges, par le fait même, ils en expulsaient les ouvriers et que ces derniers étaient alors transférés en Allemagne, les étudiants prenant leur place.
C’est pour ce motif d’abord qu’ils ne voulaient pas travailler pour l’ennemi et, en second lieu, parce que, du point de vue social, ils voulaient se solidariser avec la classe ouvrière qui souffrait énormément, que les étudiants ont refusé.
A Louvain, il y a eu sur l’ensemble des étudiants certainement les deux tiers qui ont refusé le travail obligatoire ; ils sont donc devenus réfractaires, les cours se sont vidés, ils se sont cachés comme ils le pouvaient et plusieurs sont entrés dans le maquis. Alors les autorités allemandes, voyant l’allure que prenaient les événements, ont exigé qu’on leur remette la liste des étudiants avec leurs adresses de façon à pouvoir les faire arrêter chez eux, ou, si on ne les trouvait pas pour faire arrêter à leur place, un frère, une sœur, un père, une mère, bref le principe de la responsabilité pénale collective qui, ici comme dans toutes les autres circonstances, a été appliqué.
Après avoir employé des moyens de douceur, puis après un système de chantage, ils en sont finalement arrivés à des mesures proprement brutales, ils ont renouvelé des descentes et renvoyé le Dr Tschacke, le Dr KaIlsch, je crois, et encore bien d’autres ; ils sont venus faire des perquisitions dans les bureaux universitaires pour mettre -la main sur la liste, mais comme celle-ci était soigneusement cachée, ils sont repartis bredouilles et c’est alors qu’ils ont pris la décision de faire arrêter le recteur de l’université de Louvain, Msg van Wayenberg qui avait caché toutes les listes dans un endroit que lui seul connaissait ; il déclara que lui seul le connaissait de façon à ne pas mettre en danger ses collègues et les membres du corps professoral. Un matin de juin sont arrivés au Hall deux membres de la Sicherheitspolizei de Bruxelles, accompagnés de feldgendarmen. Ils ont arrêté le recteur dans son bureau et l’ont transféré à Saint-Gilles, à Bruxelles, où il a été incarcéré.
Peu de temps après, il a comparu devant un Tribunal allemand qui l’a condamné pour sabotage à dix-huit mois de prison. Je dois à la vérité de dire qu’il n’en a fait en réalité que six pour la très simple raison que le médecin de Saint-Gilles s’était aperçu que la santé du recteur était chancelante et qu’il serait dangereux de le garder plus longtemps sans provoquer un incident grave, grâce aussi à de multiples interventions de toutes sortes d’autorités. On a donc remis le recteur en liberté, mais on lui a interdit de mettre les pieds sur le territoire de Louvain et on a enjoint à l’université de nommer un autre recteur, ce qui a été refusé.
Bien. Est-il exact de dire que les autorités allemandes ont persécuté plus systématiquement les personnes qui appartenaient à l’élite intellectuelle ?
Oui, à ce point de vue, aucun doute ne peut subsister et je puis donner comme exemple les faits que voici : lors de la prise d’otages, ce sont presque toujours des professeurs d’université, des médecins, des avocats, des hommes de lettres qui étaient pris comme otages pour convoyer les trains militaires. A l’époque où la résistance s’occupait du sabotage des lignes et faisait sauter les trains, on avait pris des professeurs d’université de Gand, de Liège, et de Bruxelles, que je connais et on les avait installés dans le premier wagon après la locomotive, de sorte que si l’attentat se produisait ils étaient immanquablement exposés à mourir.
Je connais un cas tout à fait typique qui vous montrera qu’il ne s’agit pas ici d’un voyage de plaisir. Deux professeurs de Liège se trouvaient dans un train de ce genre et assistèrent à la scène que voici : la locomotive a passé sur l’explosif, le wagon, par un hasard tout à fait extraordinaire a passé aussi, et c’est le second wagon, où se trouvaient les gardes allemands qui a sauté et tous les gardes allemands ont été tués.
D’autre part, plusieurs professeurs et intellectuels ont été déportés dans ce sinistre camp de Breendonck que vous connaissez, les uns pour des actes de résistance, les autres pour des motifs totalement inconnus ; d’autres ont été déportés en Allemagne. Des professeurs de Louvain ont été déportés à Buchenwald, au commando de Dora, à Neuengamme, à Gross-Rosen, ailleurs encore peut-être et je dois ajouter que ce ne sont pas seulement des professeurs de Louvain qui ont été déportés, mais aussi des intellectuels qui, dans la vie du pays jouaient un rôle considérable, et je puis vous en donner une preuve immédiate :
à Louvain, lors de l’ouverture solennelle de l’université cette année, j’ai fait moi-même, comme secrétaire général de l’université, l’appel des morts, de ceux qui sont morts pendant la guerre ; cette liste comprenait 348 noms si je me rappelle exactement ; il y avait peut-être une trentaine de ces noms qui étaient ceux de soldats morts pendant les combats de l’Escaut et de la Lys en 1940 ; tous les autres avaient été victimes de la Gestapo, ou bien étaient morts dans les camps d’Allemagne et particulièrement dans les camps de Gross-Rosen et de Neuengamme. De plus, il est certain aussi que les Allemands en voulaient d’une manière générale aux intellectuels du fait que, de temps en temps, ils organisaient dans la presse une campagne synchronisée mettant en évidence le fait que les intellectuels refusaient catégoriquement, dans leur grande majorité, de se rallier à l’ordre nouveau et qu’ils refusaient notamment de comprendre la nécessité de la lutte contre le bolchévisme : la conclusion de ces articles était qu’il fallait prendre des mesures contre eux, et je me rappelle très bien certains articles de journaux qui proposaient tout simplement d’envoyer ces intellectuels dans des camps de concentration. Il ne peut y avoir aucun doute : les intellectuels ont été délibérément visés.
Je ne vous poserai pas de questions sur tout ce qui a trait aux déportations ou aux camps, car tout cela est déjà très bien connu du Tribunal et je vous demanderai, en vous posant la question suivante, de ne pas parler des déportations. Maintenant, ma question est relative à des ensembles d’atrocités qui ont pu être commises par les Allemands en Belgique, et notamment au moment de l’offensive de décembre 1944, par les armées allemandes ; pouvez-vous donner des indications à ce sujet ?
Parfaitement : et je puis d’autant mieux donner des indications précises et détaillées, si c’est nécessaire, sur ce qui s’est passé en fait de crimes et d’atrocités pendant l’offensive de von Rundstedt dans les Ardennes, que comme membre de la commission des Crimes de guerre, j’ai été sur place faire l’enquête, que j’ai interrogé les témoins, les rescapés de ces massacres, et que je sais donc parfaitement et personnellement ce qui s’est passé.
Pendant l’offensive de von Rundstedt dans les Ardennes, des crimes réellement abominables ont été commis, et cela, dans trente et une localités des Ardennes, crimes commis sur des hommes, des femmes et des enfants. Ces crimes ont été commis d’une part, comme cela s’est passé ailleurs et comme cela se passe au cours de toutes les guerres, par des soldats, individuellement, et je ne m’y arrête pas ; mais ce que je veux surtout mettre en relief, ce sont les crimes commis par des unités entières, munies d’instructions formelles, et d’autre part, des crimes commis par des organismes connus, si je me rappelle bien, sous le nom de « Kommando zur besonderen Verwendung », c’est-à-dire commandos avec destination spéciale, qui d’ailleurs n’ont pas seulement sévi dans les Ardennes belges, mais qui ont aussi commis et perpétré des crimes du même genre dans le Grand-Duché de Luxembourg.
Pour ce qui concerne le premier fait — crimes commis par des unités entières — je voudrais simplement, pour ne pas abuser de l’attention du Tribunal, donner un exemple tout à fait typique c’est celui de Stavelot où 140 personnes environ — le chiffre varie, mettons entre 137 et 140, ce fut d’abord 137, puis on a découvert des cadavres — 140 personnes environ, dont 36 femmes et 22 enfants, dont l’aîné avait 14 ans et le plus jeune 4 ans, ont été abattus sauvagement par des unités allemandes appartenant aux divisions de chars SS, une division, celle de « Hohenstaufen » et l’autre la SS « Leibstandarte Adolf Hitler ».
Voici comment ces unités ont procédé : nous sommes admirablement renseignés à ce sujet par le témoignage d’un soldat qui y prit part. Il fut arrêté par la Sûreté belge. Il a déserté pendant la campagne de von Rundstedt, s’est mis en habits civils et, un beau jour, la gendarmerie belge, au moment où il se trouvait en train de travailler le torse nu, a reconnu le tatouage qui le dénonçait et le faisait connaître comme SS. On l’a immédiatement arrêté et interrogé. Voici donc comment ont procédé les soldats de la division Hohenstaufen ; il y avait une ligne de chars composée de Königstiger (tigres royaux) suivis et précédés de Schützenpanzer. A un moment, l’Obersturmfuhrer de ce groupement fit arrêter ses hommes et leur tint un petit discours pour leur dire que tous les civils qu’ils rencontreraient devaient être abattus. Puis on remonta sur les chars et au fur et à mesure que les chars avançaient le long de la route, l’Obersturmführer désignait du doigt une maison : les soldats alors la mitraillaient à la main, puis entraient. S’ils trouvaient les gens dans la cuisine, ils les abattaient dans la cuisine, et s’ils les trouvaient réfugiés dans leur cave, ils lâchaient une volée de mitraillette dans la cave, et s’ils les rencontraient sur la route, ils les abattaient sur la route.
Et ce n’est pas seulement la division Hohenstaufen, mais c’est aussi la division Leibstandarte Adolf Hitler et d’autres encore qui ont agi de cette manière, d’après les ordres formels selon lesquels il fallait abattre tous les civils. Et pourquoi cette mesure ? Précisément parce qu’au cours de la retraite de septembre, c’est principalement dans cette partie des Ardennes que la résistance est entrée en action et que pas mal de militaires allemands ont été abattus au cours de cette retraite. C’est donc pour venger cet échec et pour se venger de la résistance qu’on a donné des ordres d’abattre impitoyablement tous les civils rencontrés au cours de cette offensive déclenchée dans cette région-là.
Pour ce qui concerne l’autre système, encore plus important du point de vue des responsabilités, cela fonctionnait ainsi. Il s’agit d’hommes commandant des troupes de Sicherheitspolizei, c’est-à-dire de la Police de sûreté qui, dans la plupart des villages où ils sont arrivés, se sont mis immédiatement à interroger les gens sur ceux qui avaient fait partie de la résistance, sur l’Armée secrète, sur l’endroit où ces gens habitaient, s’ils s’étaient enfuis ou s’ils étaient encore là ; bref ils avaient avec eux des questionnaires dactylographiés comprenant vingt-sept questions, toujours les mêmes, qui étaient posées à tout le monde dans les villages où ils se sont rendus. Je procéderai ici comme je l’ai fait pour le numéro 1, je citerai simplement, pour ne pas abuser de la patience du Tribunal, l’exemple de Bande, dans l’arrondissement de Marche.
A Bande, un de ces détachements de la Sicherheitspolizei dont les officiers se disaient eux-mêmes envoyés spécialement par Himmler pour exécuter les gens de la résistance, s’est emparé de tous les hommes entre 17 et 32 ans et après avoir fait parmi eux une sélection absolument arbitraire — ils n’ont pas retenu les gens de la résistance — ils les conduisirent alors, en les obligeant à lever les mains derrière la tête, le long de la grand’route de Marche à Basteuil ; arrivés devant une maison en ruines qui avait été incendiée en septembre, l’officier commandant le détachement s’est posté à l’intérieur de l’entrée ; un feldwebel l’a rejoint, a posé la main sur l’épaule du dernier homme du troisième rang, qui s’est acheminé vers l’entrée de la maison, et là, l’officier armé d’une mitraillette a abattu le prisonnier d’une balle dans la nuque, puis les trente-quatre jeunes gens qu’on avait ainsi retenus ont été exécutés de cette façon par le même officier, qui ne s’est pas contenté de les abattre ainsi, mais qui a précipité à coups de pied les cadavres dans la cave, puis a lâché une volée de mitraillette pour être bien sûr de les avoir mis à mort.
Monsieur Van der Essen, vous êtes un historien, vous avez formé des érudits, vous avez donc l’habitude de la critique des sources de l’Histoire, pouvez-vous nous dire qu’il n’existe pas de doute dans votre esprit, après votre enquête, sur le fait que ces atrocités révèlent une organisation d’ensemble et certainement des instructions supérieures ?
Oui, je suis pleinement persuadé qu’il s’agit ici d’une organisation générale.
Je voudrais vous poser une dernière question : je crois avoir compris que vous n’avez jamais vous-même été arrêté ou spécialement inquiété par les Allemands ; je voudrais savoir si vous considérez que pour un homme libre qui n’est pas personnellement visé par l’administration ou la police allemandes il était possible de mener sous l’occupation allemande nazie, une vie conforme à l’opinion qu’un homme libre se fait de sa dignité ?
Eh bien, tel que vous me voyez ici devant vous, je pèse exactement 67 kilos, j’ai 1 m. 67, c’est donc parfaitement normal, si j’en crois les informations de mes collègues de la faculté de Médecine. Avant le 10 mai 1940, avant que les avions de la Luftwaffe ne soient venus brusquement, sans déclaration de guerre, jeter la mort et la désolation en Belgique je pesais 82 kilos : eh bien cette différence est incontestablement la conséquence de l’occupation, mais je ne veux pas rester sur des considérations personnelles ou bien d’ordre général, philosophique ou théorique, je voudrais simplement vous faire le récit — cela ne durera que deux minutes — de la journée habituelle d’un Belge moyen pendant l’occupation.
Je prends une journée de l’hiver 1943 : à 6 heures du matin, on vient sonner ; évidemment la première idée que l’on a, nous l’avions tous, c’est la Gestapo ; ce n’était pas la Gestapo, mais un Stadtgendarme qui m’a fait remarquer que la lumière brûlait dans mon bureau, et qu’étant donné les nécessités de l’occupation, je devais faire attention par la suite ; le choc nerveux cependant s’est produit. A 7 h. 30 arrive le facteur qui m’apporte ma correspondance ; il déclare à la servante qu’il désire me voir personnellement, je descends et cet homme me dit : « Monsieur le Professeur, vous savez que je suis membre de l’Armée secrète et que je suis au courant de ce qui se passe. Les Allemands ont l’intention d’arrêter, aujourd’hui, à 10 heures, tous les anciens militaires de l’Armée belge qui se trouvent dans cette région, il faut que votre fils disparaisse immédiatement ».
Je remonte précipitamment et éveille mon fils et lui fais faire son baluchon et je l’envoie là où il devait être. A 10 heures, je prends le tram pour Bruxelles ; arrivé à quelques kilomètres de Louvain, le tram s’arrête : patrouille de Feldgendarmerie qui nous fait tous descendre, qui nous place — quel que soit notre rang social ou notre qualité — devant le mur, la figure vers ce mur et les bras en l’air. On nous fouille complètement puis, n’ayant trouvé ni armes ni papiers compromettants d’aucune sorte, on nous laisse remonter dans le tram ; quelques kilomètres plus loin, le tram est arrêté par un attroupement qui l’empêche de passer. Je vois plusieurs femmes qui pleurent, des cris, des lamentations, je m’informe, ce sont des réfractaires au travail obligatoire, habitant le village, qui devaient être arrêtés cette nuit par la Sicherheitspolizei ; celle-ci a emmené le vieux père de 82 ans, ainsi qu’une jeune fille de 16 ans, comme étant responsables des jeunes gens qui avaient disparu.
J’arrive à Bruxelles pour assister à une séance de l’académie ; la première chose que le Président me dit est ceci : « As-tu appris ce qui s’est passé ? Deux de nos collègues ont été arrêtés hier en pleine rue, leurs familles sont dans une angoisse terrible, on ne sait où ils sont ». Le soir je rentre et encore trois fois en cours de route, on nous arrête, une fois pour rechercher des terroristes qui se seraient enfuis, d’autres fois pour voir si chacun a ses papiers, jusqu’à ce que, finalement j’arrive chez moi sans incident grave.
Eh bien, je crois que je puis affirmer ici que seulement à 9 heures du soir, nous pouvions pousser un soupir de soulagement quand nous pouvions tourner le bouton de notre poste de radio et écouter cette voie sympathique entendue tous les soirs, la voix de la France combattante : « Aujourd’hui 189e jour de la lutte du peuple français pour sa libération » ou bien la voix de Victor Delabley, cette noble figure de la radio belge de Londres, dont on pouvait entendre la conclusion : « Courage, on les aura les Boches ! » Cela, mais cela seul, permettait de respirer et de dormir pendant la nuit.
Voilà donc une journée tout à fait moyenne, normale d’un Belge moyen pendant l’occupation allemande, et vous comprenez bien que nous ne pouvons considérer cette époque comme l’ère de bonheur et de félicité qu’on nous avait promise quand on a envahi la Belgique, le 10 mai 1940.
Excusez-moi, Monsieur Van der Essen, cette seule satisfaction d’écouter la radio de Londres était punie de peines sévères, si l’on vous surprenait, je suppose ?
Oui, peine de prison.
Je vous remercie.
Général Rudenko ? Ministères publics américain, anglais ?
Y a-t-il des membres de la Défense qui aient des questions à poser ?
A propos de la bibliothèque de Louvain, je voudrais vous demander quelque chose : étiez-vous à Louvain quand les deux batteries, en 1940, ont tiré sur la bibliothèque et seulement sur la bibliothèque ?
Je n’étais pas à Louvain, mais je dois dire ceci : Louvain se trouvant dans la ligne KO, donc en pleine ligne de bataille, la population de Louvain avait été contrainte par les autorités militaires britanniques d’évacuer la ville le 14, de sorte que presque tous les habitants de Louvain avaient disparu au moment où les événements se sont passés, et seuls des paralytiques, des malades, des gens intransportables, qui s’étaient réfugiés dans leurs caves, se trouvaient là, mais ce que je sais sur ce que j’ai raconté concernant ces batteries, je le sais par l’interrogatoire des deux témoins qui étaient sur place, en dehors de Louvain ; la bibliothèque n’a pas été incendiée de l’intérieur, et les témoins dont je vous parle habitaient ces deux villages extérieurs à la ville dont il est question.
A ce moment-là y avait-il encore des Belges, des troupes belges ou anglaises dans la ville ?
Les troupes belges n’y étaient plus, les Belges avaient été remplacés par les troupes britanniques lorsque les Britanniques avaient repris le secteur et au moment où on a constaté l’incendie de la bibliothèque (car on a aperçu la première flamme dans la nuit du 16 au 17 à 1 h. 30 du matin), les troupes anglaises étaient parties, il ne restait plus que quelques tanks qui faisaient les manœuvres de décrochage et qui tiraient de temps en temps un coup de canon pour faire croire à l’adversaire que le secteur était occupé par l’Armée britannique.
Alors, il y avait encore des troupes anglaises dans la ville quand le bombardement a commencé ?
Il n’y avait plus de troupes anglaises, il y avait simplement sur les collines qui bordent Louvain, dans la direction de Bruxelles, quelques tanks qui manœuvraient encore et faisaient les manœuvres nécessaires au décrochage. Je voudrais d’ailleurs ajouter quelques mots et dire au très honorable avocat de la Défense que, d’après les témoignages des personnes qui étaient à la bibliothèque, c’est-à-dire les huissiers et les concierges, jamais un seul soldat britannique n’a mis le pied dans les bâtiments de la bibliothèque.
Oui, cela ne m’étonne pas ; quand les batteries allemandes ont tiré, les batteries anglaises et les batteries belges tiraient-elles encore ?
Non.
Alors il y avait donc une paix profonde dans la ville de Louvain, toutes les troupes étaient parties, et les ennemis n’étaient pas encore là ?
C’est précisément la situation assez paradoxale dans laquelle Louvain se trouvait ; il y a eu un moment où les Anglais étaient partis, où les Allemands n’étaient pas encore entrés, où ne se trouvaient que les quelques malades, paralytiques et intransportables qui étaient dans les caves. Quelques personnes étaient restées encore : le commandant des pompiers et aussi Msg van Wayenberg, le recteur de l’université qui, avec l’automobile des pompiers, a transporté les morts et les mourants de Bruxelles à Louvain ; il a fait plusieurs fois le voyage ; et puis, il y avait mon collègue, le professeur Kennog, membre de la faculté de Médecine, qui avait pris en main la direction de la ville.
Savez-vous où ces batteries allemandes étaient placées ?
Parfaitement. L’une était placée à Corbeck et l’autre à Lovengule, c’est-à-dire une à l’Est et une au Nord. Or, les seuls trous d’obus que montre la tour de la bibliothèque, sont quatre trous du côté est et sept trous du côté nord. S’il y avait encore eu des batteries britanniques ou belges, les trous auraient dû se trouver exactement de l’autre côté.
Savez-vous quelque chose au sujet du calibre de ces batteries qui tiraient ?
Oui. On a conservé les obus, et en ce moment ils sont à la bibliothèque de Louvain, ou plutôt à ce qui sert de bibliothèque à l’université. Il y a quatre obus et puis deux ou trois fragments d’obus.
Savez-vous le nom du paysan qui aurait été questionné par l’officier allemand pour lui demander si c’était bien cela l’université de Louvain ? Connaissez-vous ce paysan personnellement ?
C’est M. Vigneron ; je ne le connais pas personnellement. C’est le bibliothécaire de l’université qui a eu avec lui une conversation qui a amené la commission des Crimes de guerre à interroger spécialement le paysan en question.
Vous êtes vous-même membre de la commission ?
Oui. Je suis prêt à déclarer ici que je n’ai pris aucune part directe à l’enquête sur la bibliothèque de Louvain, de même que Mgr le recteur et le bibliothécaire n’ont pas pris part à l’enquête sur l’université de Louvain. Elle a été faite par un officier de la délégation judiciaire qui a agi seul, en toute indépendance, par ordre du procureur de Louvain, et nous nous sommes tenus tout à fait en dehors de la question.
Avez-vous lu les archives de cette commission ? Lorsque les militaires allemands arrivèrent, un commandant de place a été nommé. Pourquoi le bourgmestre, le directeur de la bibliothèque universitaire ne se sont-ils pas adressés au commandant de la place pour lui exposer la chose ?
Je ne crois pas avoir bien compris votre question.
Quand l’Armée allemande est arrivée, un commandant de la place a pris ses fonctions. Pourquoi le bourgmestre ou le directeur de la bibliothèque de l’université, ne s’est-il pas adressé au commandant et ne lui-a-t-il pas exposé ces choses-là ?
Pourquoi n’a-t-il pas exposé ces choses-là ? Pour des raisons très simples ? à ce moment-là tout était dans le désordre le plus complet. Il n’y avait plus personne en ville.
D’autre part, aussitôt que l’Armée allemande est arrivée, elle a fermé d’une façon systématique et définitive les grilles d’accès à la bibliothèque, de façon à ce que les Belges ne puissent plus y faire la moindre enquête. Alors deux commissions d’enquête allemandes sont venues sur place. La première a fonctionné le 26 mai 1940 et elle arrivait, avec comme expert le professeur Kellermann de la Technische Hochschule d’Aix-la-Chapelle, accompagné d’un homme du Parti en chemise brune.
Ils ont examiné ce qu’il y avait et ils ont fait comparaître devant eux, comme témoins, le recteur de l’université et le bibliothécaire. Dès le commencement de l’enquête, ils ont voulu forcer le recteur et le bibliothécaire à déclarer et à reconnaître que c’était les Anglais qui avaient mis le feu à la bibliothèque, et comme preuve notamment, cet expert a montré une douille d’obus, en disant :
« Voilà, reniflez-la, elle sent l’essence et on a donc bien employé des matières chimiques pour mettre le feu à la bibliothèque ». Alors le recteur et le bibliothécaire de l’université lui ont fait remarquer ceci : « Où avez-vous trouvé cette douille d’obus, Monsieur l’expert ? » « A telle place ». « Quand nous sommes passés par là », a dit le recteur, « elle ne s’y trouvait pas ».
Elle avait été déposée là par l’expert allemand et j’ajouterai, si vous le permettez, car c’est d’une importance capitale, qu’une seconde commission d’enquête est arrivée au mois d’août 1940 présidée par un homme extrêmement distingué, l’Obergerichtsrat von Neuss, accompagné cette fois de l’expert qui avait dirigé l’enquête sur l’incendie du Reichstag.
Cette commission a de nouveau tout examiné et devant le recteur et devant un autre témoin, Krebs, de l’abbaye bénédictine du Mont-César ; ils se sont moqués des conclusions de la première commission, en déclarant que c’était, ridicule.
Vous disiez que les bâtiments de la bibliothèque avaient des tours ? Y avait-il des observateurs d’artillerie dans les tours ?
Vous demandez s’il y avait des observateurs d’artillerie ? La seule chose que je puisse dire à ce sujet-là c’est que le recteur s’est toujours opposé, dès le commencement, et se serait certainement opposé à toute tentative de ce genre, sachant que la présence d’observateurs d’artillerie aurait été évidemment une occasion et une raison pour l’ennemi de tirer sur la bibliothèque. Le recteur savait cela, et il m’a toujours dit à moi : « Nous devons faire terriblement attention à ce que les soldats britanniques ou d’autres qui pourraient prendre le secteur ne montent pas sur la tour » .
Je sais par les déclarations du concierge, qu’aucun Britannique, aucun soldat britannique, n’est monté sur la tour. C’est absolument certain.
Quant aux Belges, je dois vous avouer que je ne pourrais pas vous répondre, ne le sachant pas.
Ce n’aurait pas été surprenant que la bibliothèque de l’université ait été atteinte, car, pendant la guerre, les bibliothèques des universités de Berlin, de Leipzig, de Munich, de Bresiau, de Cologne, etc. ont été atteintes. La seule question est de savoir si ceci est intentionnel. C’est ici que je pense au paysan...
Le paysan...
Je voudrais vous demander, au cours de ces enquêtes, a-t-on parlé du motif que l’Armée allemande aurait eu pour tirer sur la bibliothèque ?
Il semble ressortir des témoignages recueillis, et cela est la conclusion à laquelle la commission est arrivée, que le motif, je ne dirai pas capital, parce qu’il n’y a pas de certitude dans ce genre de choses, mais le motif absolument probable, presque certain de la destruction de la bibliothèque, est que l’Armée allemande a voulu faire disparaître un monument qui était en somme un monument commémorant le Traité de Versailles. Sur la bibliothèque se trouvait une Vierge casquée qui écrasait de son pied le dragon, c’est-à-dire l’ennemi. Certaines conversations d’officiers allemands semblent avoir laissé l’impression très nette que c’est bien pour faire disparaître un témoignage de la défaite de l’autre guerre et surtout du Traité de Versailles que l’on a systématiquement voulu incendier ce bâtiment-là.
Je me permets tout de même d’ajouter que ce n’est pas la première fois que l’Armée allemande aurait détruit la bibliothèque universitaire de Louvain.
Croyez-vous que le chef de batterie savait cela ?
Il y a un témoignage extrêmement intéressant que je voudrais soumettre à l’honorable avocat de la Défense.
Le jour où les batteries sont venues s’installer, les deux batteries en question, j’ai parlé à un contrôleur du fisc, qui habite une villa, le long de la route, à Roosweck, à quelques kilomètres avant Louvain. Cet après-midi-là est arrivé ce qu’il appelle, lui, le commandement de l’Armée allemande, mettons des officiers supérieurs, qui sont venus prendre hospitalité chez lui. Ils étaient accompagnés d’un camion qui contenait tous les appareils de radio d’où l’on envoyait, par télégraphie sans fil, les ordres de tir à l’artillerie allemande.
Ces officiers se sont installés chez lui, ont reçu naturellement à déjeuner et l’ont invité à assister à leur repas. Après avoir hésité un instant, il a accepté. Au cours du repas, une discussion très violente s’est élevée. Les officiers disaient : « Ces cochons de Belges » — excusez-moi d’employer cette expression, mais elle a été employée — « ils ont tout de même mis cette inscription sur la bibliothèque ». Ils faisaient donc allusion à la fameuse inscription Furore teutonica qui ne s’est jamais trouvée sur la bibliothèque, mais tous les officiers allemands étaient absolument convaincus que cette inscription furore teutonica diruta dono americano restituta, (détruite par la fureur allemande, reconstruite par la générosité américaine), s’y trouvait, alors qu’en fait, elle ne s’y est jamais trouvée.
Cependant, j’admets parfaitement qu’en Allemagne on a pu croire qu’elle s’y trouvait, et précisément le fait qu’une discussion a surgi parmi les officiers commandant le tir de ces deux batteries, me semble prouver que, si le tir a été dirigé sur la bibliothèque, c’est pour faire disparaître un monument où, d’après leur conception, se trouvait une inscription qui était injurieuse pour l’Armée et pour le peuple allemands.
Tel est le témoignage que je peux donner à l’honorable avocat de la Défense, et je le donne comme il est.
Vous voulez dire que le capitaine de cette batterie savait que cette inscription existait ? Je ne le crois pas.
Exactement.
Je vous remercie.
Témoin, vous avez dit : quarante-trois avions ont survolé la bibliothèque et ont jeté des bombes sur elle. Comme vous l’avez répondu vous-même à la question du professeur Exner, vous n’étiez pas vous-même dans la ville à ce moment. D’où tenez-vous cette nouvelle ?
Comme je l’ai dit antérieurement, ce n’est évidemment pas mon témoignage que je cite ici, parce qu’il n’y en a pas en ce qui me concerne, mais c’est ici le témoignage de l’avocat Davids qui avait une maison de campagne à Kesseloo. Cet avocat s’était levé le matin pour inspecter le ciel parce qu’il y avait chez lui des réfugiés, un nombre considérable de personnes, dont des femmes et des enfants, et comme il y avait continuellement des passages d’avions, il était donc sorti le matin pour voir ce qui se passait. Il a vu passer cette escadrille d’avions qu’il a comptés. Notez que c’est un ancien combattant. Il a compté les avions, il en a compté quarante-trois qui volaient dans la direction de la bibliothèque et qui, arrivés au-dessus de la bibliothèque, exactement au pignon situé le plus loin dans la direction du témoin, ont laissé tomber une bombe. Il a vu immédiatement une fumée s’élever du toit de la bibliothèque.
Voilà le témoignage sur lequel se base l’affirmation que j’ai émise ce tantôt.
Ainsi, une seule bombe a atteint la bibliothèque ?
Oui, Monsieur l’avocat, entre le tir d’artillerie et les bombes jetées d’avions. Il est absolument certain, semble-t-il du point de vue technique, qu’une bombe d’avion a touché la bibliothèque. En effet le toit a une couverture métallique qui soutient la partie extérieure droite (sauf précisément à cette partie-là, où elle est profondément inclinée) et d’après ceux que nous avons consultés à ce sujet, et qui sont donc des techniciens, un enfoncement dans une masse métallique comme celle-là, n’a jamais pu être produit par un simple tir d’artillerie. C’est probablement le fait d’une bombe qui est tombée en cet endroit de la bibliothèque.
Combien de bombes les avions ont-ils lancées en tout ?
Étant donné que le témoin se trouvait sur une hauteur dominant la zone de Louvain, d’où il pouvait voir, dans la plaine, la bibliothèque, il lui a été évidemment impossible de compter exactement toutes les bombes que les avions ont jetées. Il a simplement vu tomber les bombes, puis il a vu la colonne de fumée qui s’est élevée de la bibliothèque.
C’est tout ce que j’ai à dire à ce point de vue-là.
Combien de points de chute de bombes d’avions ont-ils été constatés dans la ville ?
Sur ce point-là, je ne pourrais pas vous donner des renseignements, mais je sais que des avions sont passés au-dessus des quartiers de la bibliothèque dans une ligne droite allant du Nord au Sud. La chute de ces bombes-là au mois de mai 1940, a endommagé, mais pas très gravement, l’Institut supérieur de Philosophie, l’Institut de Pharmacie, et encore quelques autres instituts universitaires, plus un certain nombre de maisons privées.
Quand les bombes ont-elles été jetées, avant ou après ce bombardement d’artillerie ?
Les bombes ont été jetées avant et après. Il y a eu des raids d’avions. Moi-même, j’ai assisté à un terrible raid d’avions dans l’après-midi du 10 mai 1940, par une escadrille de sept avions. Je ne suis pas technicien militaire, mais ce que j’ai vu, de mes propres yeux, ce sont les avions qui ont fait une descente en piqué et qui, sur le pont de la route de Tirlemont, ont jeté des bombes qui ont démoli un nombre considérable de maisons et ont tué sur place 208 personnes, l’après-midi du 10 mai 1940.
D’autres avocats de la Défense ont-ils l’intention de contre-interroger le témoin ?
Témoin, quand avez-vous vu pour la dernière fois la bibliothèque de Louvain, c’est-à-dire avant l’attaque ?
Avant l’incendie, je l’ai vue le 11 mai 1940.
En somme, avant l’attaque.
Avant l’attaque.
Était-elle déjà démolie et dans quelle mesure ?
Le 11 mai, il n’y avait absolument rien à la bibliothèque, qui était intacte : jusque dans la nuit du 16 au 17 mai, au moment où je suis parti, il n’y avait absolument rien.
A part la tour, y avait-il d’autres traces d’artillerie dans le bâtiment ?
Dans le bâtiment, je ne crois pas. Il y a uniquement des traces d’artillerie à la tour.
Déjà du fait que la tour seule a été touchée, ne peut-on pas conclure que cette tour et non l’édifice était le but ?
Si j’ai parlé de la tour qui a été atteinte, j’ai voulu parler uniquement des traces que l’on pouvait constater sur les murs, sur le balcon du premier étage et sur le cadran de l’horloge, mais pour le reste il n’y a plus rien à voir sur le bâtiment, pour le très simple motif que le bâtiment ayant brûlé complètement à l’intérieur, sur les murs calcinés, il n’y a rien à voir. Mais il est absolument certain qu’ou bien une bombe d’avion, mais personnellement je crois plutôt une bombe d’artillerie, a touché le bâtiment après l’incendie du côté nord.
Il y a la trace très visible de coups d’obus. C’est là précisément que le feu a commencé. Les témoins qui observaient l’incendie de l’abbaye du Mont César...
Quand avez-vous revu le bâtiment pour la première fois après l’incendie ?
Après l’incendie au mois de juillet 1940.
C’est-à-dire beaucoup plus tard.
Et toujours dans les mêmes conditions. On n’y a pas touché, il est toujours resté comme il est.
Savez-vous si, après que le bâtiment a brûlé, on a essayé d’éteindre cet incendie ou de sauver l’édifice ?
Il est absolument certain qu’on a essayé d’éteindre l’incendie. Le recteur de l’université, Msg Wayenberg, m’a lui-même raconté et déclare qu’il avait envoyé chercher les pompiers, mais les pompiers étaient partis, il ne restait plus que le commandant, avec deux membres du corps des pompiers, et toutes les conduites d’eau, à ce moment-là avaient sauté sous l’action du bombardement. Il n’y eut pas d’eau disponible pendant plusieurs jours.
Est-ce qu’à ces tentatives de sauver le bâtiment, les troupes allemandes ont pris part ou non ?
Elles n’y étaient d’ailleurs pas encore.
Comment le saviez-vous ? Vous n’étiez pas là.
Mais le recteur de l’université n’a pas quitté, la ville de Louvain. Le recteur était là, et le bibliothécaire était là aussi.
Avez-vous parlé avec le recteur de cette question même, à savoir si les troupes allemandes ont pris part ou non au sauvetage du bâtiment ?
Au recteur et au bibliothécaire. En ma qualité de secrétaire général de l’université, je parlais au recteur de toutes les questions générales intéressant l’université ; particulièrement sur ce point, nous en avons parlé, et il m’a affirmé catégoriquement qu’aucun soldat de l’Armée allemande n’a essayé de combattre le feu.
Vous avez parlé du mouvement de résistance. Savez-vous si la population civile a pris part à la résistance contre les troupes allemandes ?
Où cela ? Dans les Ardennes ?
En Belgique.
En Belgique, la résistance était composée essentiellement de l’Armée secrète, qui était une organisation militaire, avec commandant responsable et reconnu, portant un signe distinctif qui permettait de ne pas les confondre avec
de simples francs-tireurs.
Savez-vous combien de soldats allemands ont été victimes de cette résistance ?
Comment les soldats allemands ont été victimes de cette résistance ? Je le sais certainement, puisqu’un peu partout, dans les Ardennes, la résistance est entrée en action, et légalement, avec, à la tête, des chefs qui portaient les armes ouvertement et avaient des brassards distinctifs.
Elle a attaqué ouvertement et de face les troupes allemandes.
Ce n’était pas là ma question. Je vous demande combien de soldats allemands sont devenus victimes de cette résistance, de ce mouvement de résistance ?
Je ne comprends pas réellement la portée de la question de l’honorable avocat de la Défense.
Cela vous n’avez pas à en juger, c’est l’affaire du Tribunal.
L’avocat de la Défense veut-il parler des événements des Ardennes auxquels j’ai fait allusion tantôt, ou bien parle-t-il d’une façon tout à fait générale ?
Le témoin, dans ses déclarations, au sujet de la résistance a pris position, et c’est pourquoi, au sujet des mouvements de résistance, je demande au témoin s’il est au courant...
Monsieur Babel, le témoin a déjà répondu à cette question en disant qu’il ne pouvait dire combien d’Allemands avaient été tués par la résistance.
Mais vous voulez bien reconnaître qu’il y a eu également des Allemands victimes en plus ou moins grand nombre de la résistance ?
Il y a eu des combats réguliers.
Le témoin devra nous confirmer aussi que les membres du mouvement de résistance sont fêtés aujourd’hui en Belgique comme des héros. De ce qu’on lit dans la presse et de ce qui par moment a été présenté ici, on sait que des gens qui ont eu une activité dans ce mouvement de résistance sont fêtés aujourd’hui. C’est du moins ainsi que j’ai pu le comprendre.
Voulez-vous, s’il vous plaît, continuer votre interrogatoire.
Vous avez dit que vous auriez perdu 15 kilos ?
Parfaitement.
Quelles déductions avez-vous tirées ?
Je n’ai pas très bien compris ce que vous avez voulu dire.
J’ai simplement voulu dire que j’ai perdu ces 15 kilos par suite des angoisses morales par lesquelles nous sommes passés pendant l’occupation. C’était une réponse à la demande de M. Faure : « Cette occupation était-elle compatible avec la qualité d’homme libre » ?
J’ai voulu répondre que non, en donnant la preuve qu’en subissant cette occupation, les angoisses nous ont fait souffrir. Je n’ai rien d’autre à ajouter, je pense que cela est suffisamment démonstratif.
Maintenant, pendant la guerre, sans avoir été malade, j’ai perdu moi-même 35 kilos. Quelles peuvent être les déductions à tirer, d’après vous ?
Monsieur Babel, poursuivez votre interrogatoire, nous n’avons pas d’intérêt à vos expériences.
Je vous remercie. C’était ma dernière question.
D’autres membres de la Défense ont-ils des questions à poser ?
Je n’ai plus de questions.
Le témoin peut se retirer. (M. Van der Essen se retire.)
Je demande au Tribunal de bien vouloir prendre le dossier d’exposés et le livre de documents constituant la fin du chapitre des saisies de souveraineté, qui porte la mention « France ».
La France est placée, comme la Belgique, sous le régime de l’administration militaire d’occupation. Il existe d’autre part, en France, une représentation diplomatique. Il convient enfin de noter l’administration policière qui a toujours joué un rôle important qui est toujours allé croissant, et qui s’est étendue tout particulièrement dans la période qui a suivi la nomination du général Oberg en 1942.
En ce qui concerne cette dernière partie de mon chapitre sur les saisies de souveraineté, je désirerais me limiter à mentionner quelques particularités que ces usurpations offrirent en France, et certains procédés originaux qui ont été employés par les Allemands dans ce pays, car, pour le surplus, il a déjà été abondamment traité, et il sera encore traité par moi-même, des conséquences des agissements allemands en France.
Je désirerais attirer l’attention du Tribunal sur quatre considérations :
Premièrement, les autorités allemandes se sont assuré, dès le début, en France, une clé de souveraineté particulière : je veux parler du morcellement de ce pays en cinq zones différentes. Ce morcellement imposé par les Allemands a créé dans une certaine mesure une compensation pour la situation particulière qui résultait, pour eux, de l’existence de territoires français non occupés. J’ai déjà indiqué précédemment que la Convention d’armistice du 22 juin, qui a déjà été déposée au Tribunal, prévoyait l’établissement d’une ligne de démarcation entre une zone occupée et une zone dite non occupée. On pouvait croire, à l’époque, que cette démarcation entre une zone occupée et une zone dite non occupée correspondait principalement à la nécessité de mouvements militaires dans la zone occupée. On pouvait encore conclure que la séparation des zones se manifesterait seulement par l’exercice, dans la zone occupée, des droits ordinaires d’une force armée d’occupation.
J’ai déjà eu l’occasion de citer à cet égard au Tribunal le témoignage de M. Léon Noël, qui fait état des assurances verbales qui avaient été données sur ce point par le général Keitel et le général Jodl, qui sont actuellement les accusés portant ces noms.
Or, en fait, cette démarcation des zones a été interprétée et appliquée avec une extrême rigueur, et d’une façon totalement imprévue. Nous en avons déjà vu les conséquences importantes au point de vue de la vie économique du pays. Il y a eu également des conséquences importantes au point de vue de l’administration locale qui se trouvait continuellement gênée dans ses tâches, et au point de vue de la vie de la population, qui ne pouvait que très difficilement circuler entre les différentes parties du territoire français. Les Allemands se procuraient donc de cette première manière un moyen de pression sur les autorités françaises. Ce moyen de pression était d’autant plus avantageux qu’il était continuellement utilisable et qu’il était très souple.
Les Allemands pouvaient tantôt relâcher ces règles de séparation des zones, tantôt les appliquer avec plus de sévérité. Je cite, à titre d’exemple, un extrait d’un document que je produis en preuve sous le n° RF-1051. Ce document est une lettre du 20 décembre 1941, adressée par Schleier, de l’ambassade d’Allemagne, au délégué français de Brinon, lettre relative aux laissez-passer de civils allemands désireux d’entrer en zone non occupée. Les autorités françaises du Gouvernement de fait avaient en effet protesté contre le fait que les Allemands obligeaient les autorités françaises à laisser entrer ces personnes munies de laissez-passer allemands dans la zone non occupée, où elles pouvaient se livrer à toutes les besognes, notamment d’espionnage, que l’on peut imaginer. La lettre que je cite répond à cette protestation française, et je ne désire en mentionner que le dernier paragraphe, qui est le deuxième paragraphe de la page 2 du document 1051 :
« Au cas où le Gouvernement français serait résolu à faire des difficultés en ce qui concerne les requêtes de laissez-passer présentées avec l’approbation des services allemands, ceux-ci ne seraient plus disposés à pratiquer la même largeur de vue en ce qui concerne les laissez-passer de ressortissants français. »
Mais ce que je viens de dire n’est qu’un premier point au sujet de la division du pays. Cette première division trouvait une base dans l’acte qui est la Convention d’armistice, bien que cette base ait été dépassée et qu’elle soit contestable. Par contre, les autres divisions que je vais mentionner ont été purement imposées par les Allemands, sans avertissement d’aucune sorte et sans renonciation du moindre prétexte plausible. Je dois rappeler qu’une première division supplémentaire est celle qui a séparé du reste de la France les départements annexés du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle, dont je crois avoir démontré qu’ils avaient fait l’objet d’une véritable annexion.
Une deuxième division a affecté les départements du Nord et du Pas-de-Calais. Ces départements, en effet, seront rattachés à l’administration militaire allemande de la Belgique. Ce fait résulte de l’intitulé même des ordonnances du commandement militaire allemand, qui sont produites au Tribunal avec le Journal Officiel belge. Non seulement cette séparation existait au point de vue de l’administration militaire du commandement allemand, mais elle s’imposait aussi au point de vue de l’administration française. Cette administration n’était pas exclue dans les départements considérés, mais ses communications avec les services centraux étaient extrêmement difficiles.
Comme je ne désire pas développer longuement ce point, je voudrais simplement citer un document qui servira d’exemple et que je produis comme document RF-1052. C’est une lettre du Militärbefehlshaber du 17 septembre 1941, qui fait connaître son refus de rétablir les liaisons télégraphiques et téléphoniques avec le reste de la France. Je cite la phrase unique de cette lettre :
« Suivant la décision du Haut Commandement militaire, il ne peut encore être fait droit maintenant à la requête tendant à l’établissement d’une liaison télégraphique directement entre le Gouvernement de Vichy et les deux départements du Nord. »
Une troisième division a consisté dans la création, à l’intérieur de la zone occupée, d’une zone dite interdite. La conception de cette zone interdite a certainement correspondu aux projets futurs allemands quant à l’annexion de parties plus étendues de la France, projets au sujet desquels j’ai produit des documents au début de mon exposé. Cette zone interdite ne comportait pas de règles spéciales d’administration, mais il fallait une autorisation particulière pour y pénétrer ou pour en sortir. Le retour dans cette zone des personnes qui l’avaient quittée pour se réfugier dans d’autres régions n’a été possible que progressivement et très difficilement.
Les rapports administratifs comme les rapports économiques, entre cette zone interdite et les autres zones étaient constamment entravés. Ce fait est bien connu, mais, néanmoins, je citerai un document, toujours à titre d’exemple, et je produis ce document sous le n° RF-1053. C’est une lettre du Militärbefehlshaber en date du 22 novembre 1941, adressée à la Délégation française.
Je me contenterai de résumer ce document en disant que le commandement allemand accepte d’autoriser le voyage d’un ministre du Gouvernement de fait, qui voulait aller en zone occupée, mais qu’il refuse de l’autoriser à se rendre en zone interdite.
Afin que le Tribunal puisse se rendre compte de la situation de ces cinq zones dont je viens de parler, j’ai joint au livre de documents une carte de France indiquant ces séparations. Cette carte de France a été numérotée RF-1054, mais je pense qu’il n’est pas nécessaire que je la produise en tant que document proprement dit. Elle est destinée à permettre au Tribunal de suivre cet extrême morcellement, en voyant d’une part les départements annexés, d’autre part le Nord et le Pas-de-Calais, la limite de ces départements étant visible sur cette carte, ensuite la zone occupée interdite, qui est précisée par une première ligne, et ensuite la ligne de démarcation avec la zone non occupée. Ceci est d’ailleurs la reproduction d’une carte qui a été publiée et vendue à Paris par les Éditions Girard et Barere, pendant l’occupation.
Pour terminer sur cette question de la division, je voudrais rappeler au Tribunal que le 11 novembre 1942, les Forces armées allemandes ont envahi la zone dite non occupée. Les autorités allemandes ont déclaré à ce moment-là qu’elles n’avaient pas l’intention d’établir une occupation militaire dans cette zone, et qu’il y aurait simplement ce que l’on avait appelé une zone d’opérations. Les autorités allemandes n’ont pas davantage respecté cette conception juridique imaginée par eux qu’ils n’avaient respecté les règles du droit de l’occupation.
La preuve de ces violations du droit dans la zone dite d’opérations a déjà été apportée en maintes circonstances et sera encore apportée dans les dernières parties de cet exposé.
En dehors de cette division, dont on peut imaginer combien elle était gênante pour un pays dont la superficie n’est pas extrêmement étendue, et pour un pays dont la vie est très centralisée, je cite maintenant une deuxième prise de souveraineté qui a consisté dans le contrôle, par les Allemands, des actes législatifs du Gouvernement de fait français.
Naturellement, l’administration militaire allemande, conformément à sa doctrine, n’a jamais cessé d’exercer elle-même, par ses propres ordonnances, un pouvoir véritablement législatif à l’égard des Français. Mais, d’autre part, et c’est le fait que j’expose en ce moment, à l’égard du pouvoir français, dont les Allemands affectaient de reconnaître encore la souveraineté, ils exerçaient une véritable censure législative. Je produis quelques documents à titre d’exemple et de preuve de ce fait.
Le premier, que je dépose sous le n° RF-1055, est une lettre du Commandant en chef des Forces militaires en France au Délégué général français, lettre datée du 29 décembre 1941. Nous pouvons constater que la signature de cette lettre est celle du Dr Best, dont j’ai parlé ce matin à propos du Danemark, où il a été par la suite investi de fonctions à la fois diplomatiques et policières. Je pense qu’il est inutile que je lise le texte de cette lettre, je lirai simplement la rubrique :
« Objet : Projet de loi concernant le budget français de 1942 et la nouvelle loi française de finances. »
Les autorités allemandes considéraient qu’elles avaient compétence pour s’occuper de l’établissement du budget du Gouvernement de fait français, fait qui pourtant était tout à fait dépourvu de rapports avec les nécessités de leur occupation militaire. Non seulement les Allemands vérifiaient le contenu des lois préparées par le Gouvernement de fait, mais ils faisaient des suggestions imperatives. Je ne cite pas de document sur ce point, en ce moment, car j’en produirai deux : l’un à propos de la propagande, et l’autre à propos du régime imposé aux Juifs.
Une troisième prise de souveraineté que les Allemands se procuraient consistait dans l’intervention dans la nomination et l’affectation des fonctionnaires. Selon la méthode que j’ai déjà suivie, je dépose des documents, à titre d’exemples, sur cette question. Je dépose d’abord un document qui sera le RF-1056, lettre du 23 septembre 1941, du Commandant en chef von Stuelpnagel à de Brinon. Cette lettre expose diverses considérations, dont la lecture n’est pas indispensable, sur le sabotage des récoltes et les difficultés du ravitaillement. Je lis le dernier paragraphe du document RF-1056 :
« En conséquence, je réclame avec insistance qu’une direction unique et rapide assure le ravitaillement de la population, ce qui ne me semble réalisable qu’à condition qu’un homme énergique et compétent prenne en main les deux ministères. »
Il s’agissait donc d’interférences, sur le plan même de la composition d’un ministère, d’une autorité apparemment gouvernementale. En ce qui concerne le contrôle des nominations, je produis le document RF-1057, qui est une lettre du commandement militaire du 29 novembre 1941. Je résumerai simplement ce document, en indiquant que les autorités allemandes font objection à la nomination du président du Comité de liaison de la fabrication du sucre de betterave. On voit donc combien nous sommes loin des nécessités militaires. Je produis ensuite le document RF-1058, qui est également, une lettre du commandement militaire. Elle est courte et je vais en donner lecture à titre d’exemple :
« Je vous prie de prendre les mesures nécessaires pour que le sous-préfet de St.-Quentin, Planacassagne, soit révoqué de ses fonctions et remplacé le plus tôt possible par un fonctionnaire compétent. M. Planacassagne n’est pas à la hauteur de ses fonctions. »
Je vais citer maintenant un texte d’une portée plus générale. Je produis le document RF-1059, qui est une circulaire secrète du 10 mai 1942, adressée par le commandement militaire, État-Major administratif, à toutes les Kommandanturen principales. Nous y retrouvons la signature du Dr Best :
« Objet : Contrôle de la politique française du personnel dans les territoires occupés.
« Le remaniement du Gouvernement français offre certaines possibilités pour exercer une influence positive sur la politique française du personnel dans les territoires occupés. Je vous prie donc de désigner ceux des fonctionnaires français qui, du point de vue allemand, paraissent particulièrement utilisables, et dont les noms peuvent être soumis au Gouvernement français, lorsqu’il s’agit de nommer des titulaires aux postes importants. »
Nous voyons se tisser ce réseau général du contrôle allemand et des usurpations, allemandes.
Je produis maintenant le document RF-1060. Ce document est un interrogatoire d’Otto Abetz qui a occupé les fonctions d’ambassadeur allemand en France. Cet interrogatoire a eu lieu le 17 novembre 1945, par-devant les commissaires Berge et Saulas, à la direction des renseignements généraux à Paris. Ce document confirme les interférences allemandes dans l’administration française, et il donne également des précisions sur le doublage de ces contrôles entre celui du Militärbefehlshaber et celui de la Gestapo :
« Le Militärbefehlshaber in Frankreich, se basant sur les diverses conventions de Droit international » — c’est naturellement Otto Abetz qui parle et il n’est pas besoin de dire que nous n’acceptions nullement sa conception du Droit international — « se tenait pour responsable et juge suprême du maintien de l’ordre et de la sécurité publics en zone occupée. A ce titre, il revendiquait le droit de donner son approbation à la désignation ou au maintien de tous les fonctionnaires français désignés pour occuper des postes en zone occupée. En ce qui concernait les fonctionnaires résidant en zone libre, qui furent obligés, en raison de leurs fonctions, de les exercer ultérieurement en zone occupée, le Militärbefehlshaber fit également valoir la nécessité de son approbation à leur désignation.
« Dans la pratique, le Militärbefehlshaber usa du droit ainsi revendiqué et défini, seulement lors de la désignation de hauts fonctionnaires, et uniquement dans le sens d’un droit de veto », c’est-à-dire qu’il n’intervint pas dans le choix des fonctionnaires à désigner et se contenta de faire des observations sur certains noms proposés. Ces observations s’appuyèrent sur des renseignements que reçut le Militärbefehlshaber par ses Kommandanturen régionales locales, par ses différents services administratifs et économiques à Paris, et par la Police de la Gestapo, qui, en ce temps-là, était encore soumise à l’autorité du Militärbefehlshaber. Dès le 11 novembre 1942, cet état de choses changea à cause de l’occupation de la zone libre. Les autorités militaires allemandes installées dans cette zone exigèrent de donner leur avis à la désignation de fonctionnaires dans tous les cas où la sécurité de l’Armée allemande pourrait être en cause.
« La Gestapo, de son côté, acquit dans les deux zones une indépendance de fait à l’égard des chefs militaires régionaux et locaux, et à l’égard du Militärbefehlshaber. Elle revendiqua le droit d’intervenir à l’occasion de chaque nomination qui pourrait toucher aux intérêts de la poursuite de leur charge policière. Ayant été renvoyé en Allemagne depuis novembre 1942 jusqu’en décembre 1943, je n’étais pas moi-même témoin des conflits qui provinrent de cet état de choses, et qui devaient compromettre au plus haut degré la prétendue souveraineté du Gouvernement de Vichy.
« Lorsque je rentrai en France, la situation, était considérablement aggravée puisque la Gestapo revendiquait, aussi bien dans la zone occupée que dans la zone libre, le droit de subordonner à son consentement la désignation des préfets. Elle allait même jusqu’à proposer elle-même les fonctionnaires à désigner par le Gouvernement français. Secondé par moi, le Militärbefehlshaber reprit la lutte contre ces exigences abusives, et réussit en partie à recréer la situation d’avant novembre 1942... »
Le document que je viens de lire constitue une transition pour la quatrième considération que je désirerais soumettre au Tribunal. Je désirerais, par cette considération, insister sur la juxtaposition et la collaboration des différents agents d’usurpation, c’est-à-dire le commandement militaire, l’ambassade et la Police. Pour cette dernière, je reviendrai plus longuement sur son rôle dans la dernière partie de mon exposé. Au sujet de l’institution d’une ambassade allemande en France, je produis au Tribunal le document RF-1061. Ce document existait à mon dossier comme traduction judiciaire d’un document judiciaire du dossier Otto Abetz à Paris, mais il se trouve d’autre part qu’il constitue le document de la documentation américaine portant le n° PS-3614. Il n’a cependant pas encore été produit au Tribunal.
Il s’agit de la désignation officielle de Otto Abetz en tant qu’ambassadeur. Je désirerais lire ce document RF-1061 :
« Ministère des Affaires étrangères, 3 août 1940.
« En réponse à une question du quartier-maître général, en date du 23 juillet 1940 adressée au Haut Commandement des Forces armées et transmise par celui-ci au ministère des Affaires étrangères, le Führer a nommé Abetz, jusqu’à présent ministre, ambassadeur, et d’accord avec mon rapport a décrété ce qui suit :
« I. L’ambassadeur Abetz a les fonctions suivantes en France :
« 1. Conseiller les agences militaires en matière politique.
« 2. Maintenir un contact permanent avec le Gouvernement de Vichy et ses représentants dans la zone occupée.
« 3. Influencer dans un sens qui nous soit favorable les personnalités politiques importantes dans la zone occupée et dans la zone non occupée.
« 4. Guider, au point de vue politique, la presse, la radio et la propagande dans la zone occupée et influencer les éléments saisissables de la formation de l’opinion publique dans la zone non occupée.
« 5. S’occuper des citoyens allemands, français et belges revenant des camps d’internement.
« 6. Conseiller la Police secrète militaire et la Police secrète d’État pour la saisie de documents importants au point de vue politique.
« 7. Mettre en sûreté tous les trésors d’art publics et les trésors d’art privés, et particulièrement les trésors d’art appartenant aux Juifs, sur la base des instructions spéciales qui s’y rapportent.
« II. Le Führer a expressément ordonné que, seul, l’ambassadeur Abetz soit responsable de toutes les questions politiques, en France occupée et non occupée. Pour autant que sa fonction concernera des intérêts militaires, l’ambassadeur Abetz n’agira que d’accord avec le commandement militaire en France.
« III. L’ambassadeur Abetz sera attaché, en tant que son délégué, au commandement militaire en France. Son domicile reste à Paris, comme jusqu’à présent. Il recevra de moi des instructions pour l’accomplissement de sa tâche et en sera responsable exclusivement vis-à-vis de moi.
« J’apprécierai beaucoup le fait que le Commandement suprême des Forces armées OKW, donne les ordres nécessaires aux agences militaires intéressées, avec la plus grande célérité.
« Signé : Ribbentrop ».
Ce document fait apparaître, à la base, l’institution de cette collaboration étroite entre l’administration militaire et l’administration des Affaires étrangères, collaboration dont j’ai déjà dit à plusieurs reprises qu’elle était un des éléments déterminants de la responsabilité dans ce Procès, collaboration dont je donnerai un peu plus tard des exemples ayant un caractère criminel.
Je désire maintenant mentionner au Tribunal que je supprime la production du document suivant, qui était numéroté RF-1062. Bien que je sois personnellement certain de la valeur de ce document qui vient d’un dossier judiciaire français, je n’en ai pas le texte original allemand. Dans ces conditions, la traduction pourrait faire difficulté, et il est naturellement nécessaire que chaque document produit présente des garanties indiscutables.
Je passerai donc directement au dernier document que je désire déposer, et que je dépose sous le n° RF-1063. C’est un détail, si l’on peut ainsi dire, sur ce problème de la collaboration des administrations allemandes, mais quelquefois des documents de détails d’ordre formaliste peuvent présenter quelque intérêt. Il s’agit d’une note prélevée dans les archives allemandes à Paris, note du 5 novembre 1943, qui donne la répartition de la numérotation des dossiers de l’ambassade allemande. Je lirai simplement les trois premières lignes de cette note :
« Les dossiers, conformément à la division adoptée par l’administration militaire en France, sont répartis en dix groupes principaux... »
Suit l’énumération de ces méthodes et groupes utilisés pour le classement des dossiers.
Je désirerais simplement remarquer que, dans leur collaboration étroite, l’ambassade allemande, service civil dépendant des Affaires étrangères, et le commandement militaire, avaient adopté des systèmes de classement tels que les indicatifs de tous leurs dossiers soient établis d’une façon correspondante.
J’ai terminé ici mon deuxième chapitre, qui était consacré à l’examen général des saisies de la souveraineté dans les territoires occupés, et il me serait agréable d’indiquer que ces dossiers ont été établis avec la collaboration de M. Monneray, collaboration qui s’est d’ailleurs étendue à tout l’exposé que je présente au Tribunal.
Je demanderai maintenant au Tribunal de bien vouloir prendre les dossiers relatifs au chapitre ILI consacré à la germanisation spirituelle et à la propagande.
Lorsque j’avais eu l’occasion de parler au Tribunal du travail obligatoire et du pillage économique, j’avais dit que les Allemands avaient prélevé les disponibilités de main-d’œuvre, de marchandises et de matières premières dans les pays occupés. Ils ont vidé ces pays de leurs réserves, et de même les Allemands ont procédé de la même façon à l’égard de l’acquit intellectuel et moral. Ils ont voulu saisir et éliminer les réserves mentales. Cette expression de « réserves mentales », qui est extrêmement significative, n’a pas été inventée par l’Accusation. Je l’emprunte aux Allemands eux-mêmes. Je cite sur ce point, au Tribunal, un nouvel extrait d’un ouvrage qui a été produit comme document sous le n° RF-5. Il s’agissait d’un livre publié à Berlin, édité par le parti nazi. L’auteur en était le Dr Friedrich Didier. Cet ouvrage est préfacé par l’accusé Sauckel, et il est intitulé : Travailleur pour l’Europe.
Ce livre comporte un chapitre intitulé : « Orientation spirituelle et assistance sociale. » L’auteur s’occupe de l’orientation spirituelle pour les travailleurs étrangers qui, par millions, ont été amenés de force dans le Reich.
Cette préoccupation d’orientation spirituelle à l’égard d’un élément aussi important de la population des pays occupés, est déjà notable par elle-même. Mais il est d’autre part évident que cette préoccupation est générale à l’égard de tous les habitants des pays occupés. L’auteur s’étant simplement limité à son sujet, j’ai choisi cette citation pour commencer mon chapitre, car sa rédaction m’en est apparue comme particulièrement heureuse pour se rendre compte des plans allemands en matière de propagande. Citation, page 69 de l’ouvrage produit en preuve :
« La méthode d’orientation spirituelle de l’ouvrier étranger n’est pas aussi simple que celle employée envers son camarade allemand. L’élimination, par exemple, chez le travailleur étranger, des scrupules, est de bien plus haute importance. L’étranger doit s’habituer à une ambiance de travail qui lui est inconnue. Ses scrupules idéologiques éventuels doivent être expurgés, les conceptions des ressortissants d’États ex-ennemis doivent être aussi activement contrebattues que l’influence d’idéologies étrangères. »
Dans les pays occupés, les Allemands ont entrepris d’éliminer les réserves mentales et d’expurger de chaque homme ses idées sur le monde, afin de leur substituer les conceptions nécessaires. Tel est l’objet de la propagande. Cette propagande s’était déjà exercée en Allemagne d’abord et elle n’a cessé de s’y poursuivre. Nous le voyons d’ailleurs, par l’exemple précité, puisque l’on s’y préoccupe aussi de l’orientation intellectuelle de l’ouvrier allemand, quoique le problème soit considéré, là, comme plus simple.
Quand on parle aujourd’hui de la propagande nazie, on est souvent tenté de minimiser l’importance de cette entreprise. Il y a à cela des raisons, et ce sont de fausses raisons.
D’une part, quand nous considérons des œuvres et des thèmes de propagande, nous sommes frappés le plus souvent par leur grossièreté, leur caractère évidemment mensonger, leur pauvreté intellectuelle ou artistique.
Mais il ne faut pas oublier que la propagande nazie a utilisé tous les moyens, les plus grossiers d’une part, et, en même temps, des procédés plus discrets et souvent habiles. D’un autre point de vue, les affirmations les plus grossières sont celles qui portent le plus sûrement sur un certain nombre d’esprits simples. Enfin, nous devons penser que si les Allemands avaient gagné la guerre, ces écrits, ces films que nous trouvons ridicules, auraient constitué dans l’avenir notre principale et bientôt notre seule nourriture spirituelle.
Une autre remarque, que l’on fait souvent, c’est que la propagande allemande n’a obtenu que des résultats très faibles. En effet, ces résultats sont insignifiants, surtout si l’on tient compte de l’envergure des moyens dont elle disposait. Les peuples asservis n’ont pas écouté les informations et les exhortations des Allemands, ils se sont jetés dans la résistance. Mais là aussi il faut considérer que la guerre a continué, que la radiodiffusion des pays demeurés libres faisait une magnifique contre-propagande, et qu’enfin les Allemands ont subi, au bout d’une certaine période, des revers militaires.
Si les événements avaient été autres, peut-être la propagande aurait-elle entraîné à la longue, de la part d’éléments plus importants des populations, un consentement qui eut été pire que l’oppression elle-même. Il est heureux que seule une minorité faible ait été, dans les différents pays, corrompue par la propagande nazie, mais si faible qu’ait été cette minorité, elle est pour nous un sujet de tristesse et de juste plainte.
Les slogans de la propagande nazie nous paraissent moins puérils et moins ridicules quand nous songeons aux quelques misérables qui, à cause de cela, se sont enrôlés dans une légion ou dans les Waffen SS pour combattre contre leur pays et contre l’humanité. La mort de tels de ces hommes dans ce combat déshonorant, ou après la condamnation, a sanctionné leur crime, mais la propagande nazie est responsable de chacune de ces morts et de chacun de ces crimes.
Enfin, nous ne sommes pas sûrs de connaître exactement, aujourd’hui, les véritables effets de la propagande nazie et de pouvoir mesurer tout le préjudice qu’elle nous a porté. Les nations comptent leurs blessures apparentes, mais la propagande est un poison qui se dissout dans l’organisme mental et laisse des traces indiscernables. Il y a encore dans le monde des hommes qui, à cause de la propagande qu’ils ont subie, croient peut-être obscurément qu’ils ont le droit de mépriser ou d’éliminer un autre homme parce qu’il est juif ou parce qu’il est communiste. Les hommes qui pensent cela sont demeurés des complices et sont en même temps des victimes du nazisme. Un de mes collègues a exposé que la santé physique des peuples occupés avait été éprouvée ; leur santé morale apparaît comme plus robuste, mais elle méritera, pendant un certain avenir encore, une attention anxieuse.
Pour ces raisons, le Ministère Public français a estimé qu’il y avait une place dans ce réquisitoire pour le chapitre de la germanisation spirituelle et de la propagande. La propagande est une entreprise criminelle en soi. Elle est une entreprise contre la condition spirituelle, selon la définition de M. de Menthon, mais elle est aussi un moyen et une circonstance aggravante de l’ensemble des entreprises criminelles nazies, puisqu’elle en préparait le succès et puisqu’elle devait en maintenir le succès.
Elle a été considérée par les Allemands eux-mêmes, de nombreuses citations l’indiquent, comme une des armes les plus sûres de la guerre totale. Elle est particulièrement un moyen et un aspect de la germanisation, que nous étudions en ce moment. Je dois ajouter que la propagande allemande s’est développée constamment, pendant de longues années et sur des surfaces considérables. Elle a pris des formes très variées ; il ne s’agit donc pour nous que de définir quelques traits principaux et de citer seulement quelques documents caractéristiques, notamment du point de vue de la responsabilité de certaines personnes ou de certaines organisations.
Le Reich a depuis longtemps organisé des services officiels de propagande dans un département ministériel créé depuis 1933, sous le titre de ministère de l’Instruction Populaire et de la Propagande, dont le titulaire était Goebbels et où l’accusé Fritzsche a occupé des fonctions importantes. Mais ce ministre et son département n’étaient pas les seuls responsables des questions de propagande.
Nous démontrerons que la responsabilité du ministre et du département des Affaires étrangères existe au même degré. Nous démontrerons également que le Parti prenait une part active à la propagande. Enfin, je mentionne dès maintenant que, dans les pays occupés, les commandements militaires ont constitué des organismes de propagande qui déployaient une très grande activité. Cette précision s’ajoute à toutes celles qui démontrent que le commandement militaire allemand a exercé des attributions tout à fait différentes de ce que l’on considère normalement comme les attributions militaires.
C’est cette extension anormale de leur action qui fait d’ailleurs que les chefs militaires et le Haut Commandement ont justifié, en dehors des crimes commis dans le cadre de leur compétence directe, une imputation de responsabilité solidaire.
La propagande allemande présente toujours deux aspects complémentaires : un aspect négatif et un aspect positif. Un aspect négatif ou en quelque sorte destructif : il s’agit d’interdire ou de restreindre certaines libertés, certaines possibilités intellectuelles qui existaient auparavant. Un aspect positif : il s’agit de provoquer la création de documents ou d’instruments de propagande, de divulguer cette propagande, de l’imposer à la vue, à l’ouïe et à la pensée. Une parole très autorisée a déjà dit qu’il y avait deux voix différentes : La voix qui vous refuse la vérité, et la voix qui vous donne le mensonge. Cette dualité de la propagande restrictive et de la propagande constructive existe dans les différents domaines de l’expression de la pensée.
Je mentionnerai maintenant, dans mon premier paragraphe, les mesures prises par les Allemands en ce qui concerne les réunions et associations : les autorités allemandes ont toujours pris des mesures pour supprimer dans les pays occupés la liberté de réunion ou d’association. Le sujet concerne à la fois le problème des droits politiques et celui de la pensée : en France, une ordonnance du 21 août 1940, parue au Journal Officiel des ordonnances allemandes du 16 septembre 1940, interdit toute réunion ou association sans une autorisation de l’administration militaire allemande. Il ne faudrait pas croire que les Allemands n’aient utilisé leur pouvoir en cette matière qu’à l’égard des associations et des groupements qui leur étaient hostiles, ou même dont l’objet touchait à la politique. Ils désiraient éviter toute propagation d’une influence intellectuelle ou morale qui ne leur fût pas directement subordonnée. Dans cet ordre d’idées, je produis au Tribunal, à titre de simple exemple, un document n° RF-1101 qui est une lettre du Militärbefehlshaber du 13 décembre 1941, adressée au Délégué général du Gouvernement français.
Il s’agit ici des groupements de jeunesse : même à l’égard d’associations ou de groupements qui devaient avoir un caractère de droit public, les autorités allemandes ne donnaient leur autorisation qu’à la condition de pouvoir exercer non seulement leur contrôle sur ces formations, mais véritablement une influence à travers ces formations.
Je vais lire le premier paragraphe de ce document RF-1101.
« Le secrétariat d’État à la Jeunesse nous a fait part, dans sa communication du 11 novembre 1941, de son intention d’organiser en pays occupé des centres sociaux de la jeunesse, dont le but sera de donner à la jeunesse une éducation civique et de la sauver de la décomposition morale qui la menace. La création des centres sociaux de la jeunesse, tout comme leur organisation, doivent être autorisées par le Commandant en chef des Forces militaires en France. Avant de pouvoir prendre une décision définitive quant à la création de ces centres sociaux, il apparaît indispensable que de plus amples détails soient fournis au sujet notamment des représentants de ces centres dans les différentes communes, des points de vue qui prévaudront dans le choix d’importance essentielle, des chefs de ces centres des milieux où cette jeunesse sera spécialement recrutée et quelles sortes de programmes seront prévus pour l’enseignement et l’éducation des jeunes.
Je produirai maintenant le document n° RF-1102, ce document est une note rendant compte...
Monsieur Faure, pouvez-vous nous dire pendant combien de temps vous allez parler sur ce sujet de la propagande ?
Je compte en parler pendant deux heures environ, ou deux heures et demie.
Que dit le programme, une fois que vous aurez fini de parler de la propagande ?
Voici, Monsieur le Président. Comme je l’ai indiqué au début de mon exposé, celui-ci comporte quatre chapitres :
Le chapitre de la propagande, dont je suis en train de parler, constitue le chapitre III.
Le quatrième chapitre est consacré à l’organisation administrative de l’action criminelle : il correspond plus exactement à la deuxième rubrique du chef n° am02021946 zIV de l’acte d’accusation, rubrique relative aux persécutions et une partie importante de ce chapitre est relative à la persécution des Juifs dans les pays occupés de l’Ouest.
Après ce chapitre, j’aurai terminé mon exposé. Le Tribunal désire-t-il également que je lui indique quelle sera la suite du programme français ?
Oui, nous aimerions le savoir.
Il est prévu que M. Mounier traitera le dossier analytique et récapitulatif des imputations individuelles de l’Accusation.
D’autre part, je pense que M. Gerthoffer doit faire une intervention assez courte pour parler de la question du pillage artistique, qui n’avait pas été traitée et dont il semble résulter qu’il y aurait lieu de la traiter cependant dans le cadre de l’exposé.
Alors nous allons suspendre l’audience.
Monsieur le Président, je désirerais demander au Tribunal s’il lui conviendrait de voir demain, dans le courant de mon chapitre sur la propagande, quelques projections sur l’écran de documents qui sont relatifs à ce chapitre.
Oui, certainement.
Plaise au Tribunal. Le sens et le but de l’une des questions que j’ai adressées au témoin me semblent avoir été incompris. Je ne voulais en aucune manière juger l’attitude des mouvements de résistance qui, j’en suis certain, provenaient de l’amour pour la patrie, ou même la mépriser. Je voulais simplement prouver que, dans bien des cas, des actes mis à la charge des troupes allemandes ont été provoqués par l’attitude de la population civile, et que, les actes contraires au droit des gens, lorsqu’ils sont dirigés contre les Allemands, ne sont pas jugés de la même manière que les fautes mises à la charge des membres de l’Armée allemande. Je suis d’avis que, dans le cadre de l’accusation contre les organisations cette question...
Monsieur Babel, excusez-moi un instant, vous avez terminé votre contre-interrogatoire, il y a quelque temps et le Tribunal ne désire aucunement...
Oui, Monsieur le Président, mais je croyais que je rendrais ainsi service au Tribunal...
Nous n’avons pas le désir d’éclaircir quoi que ce soit, nous comprenons tout à fait bien votre contre-interrogatoire, nous vous entendrons lorsque votre temps viendra de parler, très complètement sans aucun doute.
Je faisais simplement cela parce que je pensais que vous...
Le Tribunal comprend votre contre-interrogatoire, mais nous ne pouvons avoir des interruptions tout le temps. Nous avons quelque vingt accusés et quelque vingt avocats ;
si tous se lèvent comme vous le faites, nous ne finirons jamais le Procès.