CINQUANTE UNIÈME JOURNÉE.
Mardi 5 février 1946.

Audience du matin.

L’HUISSIER AUDIENCIER

Plaise au Tribunal. L’accusé Kaltenbrunner ne sera pas présent ce matin pour cause de maladie.

M. EDGAR FAURE (Procureur Général adjoint français)

Un des avocats désire s’adresser au Tribunal.

Dr HANS LATERNSER (avocat de l’État-Major général et du Haut Commandement)

Au nom de l’organisation que je représente, je demande par la présente que les assertions du témoin Van der Essen qui a été entendu hier soient annulées, et ceci pour autant que le témoin parle :

1° De la soi-disant destruction volontaire de la bibliothèque de Louvain ;

2° Du traitement de la population locale au moment de l’offensive de Rundstedt, et ces déclarations l’ont amené à l’idée qu’il y aurait eu un ordre supérieur concernant ce traitement. Pour fonder cette requête de suppression partielle du témoignage, je déclare ce qui suit :

a) Les déclarations qui ont été faites hier ne peuvent être considérées comme déclarations d’un témoin. Un témoin doit indiquer les faits qu’il connaît lui-même, il doit seulement se reporter à ce qu’il a constaté lui-même. Or, les déclarations du témoin ne portent pas sur ce point. Le témoin n’a présenté que des constatations de tierces personnes, et partiellement, de personnes qu’il ne connaissait pas lui-même. Ainsi, les connaissances de ce témoin ne sont basées — partiellement — que sur des études de documents.

b) Toute tierce personne est en mesure de faire elle-même ses déclarations, dès qu’elle aura eu les dossiers à sa disposition, dossiers qui ont vraiment été accessibles au témoin, ou que cette tierce personne aura pu parler aux personnes auxquelles le témoin a parlé et c’est ainsi qu’il est prouvé que le témoin Van der Essen n’est pas un véritable témoin, car un témoin ne peut pas être remplacé par un tiers.

c) Bien que le Tribunal, conformément à l’article 19 du Statut, ne soit pas tenu de suivre les règlements en ce qui concerne la preuve, il est cependant nécessaire que ces preuves soient refusées, parce qu’elles ne possèdent pas une force probante déterminable par le Tribunal lui-même. C’est pourquoi il ressort clairement de ceci que les sources des déclarations du témoin, d’après leur valeur, ne pourront pas être prises en considération. Je considère comme étant de mon devoir de vous signaler que la production de preuves indirectes telles que celles-ci n’aideront pas à la recherche de la vérité, ne peuvent pas arriver à prouver la vérité.

LE PRÉSIDENT (Lord Justice Lawrence)

Nous aimerions entendre, Monsieur Faure, ce que vous avez à dire, à la suite de la proposition qui vient d’être faite.

M. FAURE

Messieurs, je désire d’abord remarquer, comme l’a d’ailleurs indiqué l’avocat qui vient de prendre la parole, que le Statut de ce Tribunal prévoit qu’il ne sera pas tenu par des règles formalistes en ce qui concerne la charge de la preuve.

Mais en, dehors de cette considération, je considère qu’il n’y a pas lieu de retenir l’objection de l’avocat, cette objection étant fondée sur trois considérations qu’il a énumérées, mais qui, d’après ma compréhension, se sont ramenées à une seule, à savoir que le témoin était un témoin indirect.

Or, je désire préciser que j’ai fait citer M. Van der Essen notamment en sa qualité de membre de la Commission d’enquête belge officielle et gouvernementale sur l’étude et la recherche des crimes de guerre. Il est conforme à toutes les procédures légales que je connais moi-même, qu’une personne qui a fait des enquêtes sur des faits criminels, puisse être appelée devant la Justice pour exposer les conditions dans lesquelles cette enquête a été menée et les résultats qu’elle a produits. Il n’est donc pas nécessaire que le témoin, qui vient déposer sur une enquête, ait été lui-même témoin direct des agissements criminels que cette enquête a pour but d’élucider.

M. Van der Essen a donc, selon mon opinion, déposé sur des faits qu’il connaît personnellement, à savoir :

En ce qui concerne les affaires de Stavelot, il a exposé qu’il avait lui-même entendu des témoins et qu’il avait vérifié que ces témoignages donnaient toute garantie.

En ce qui concerne l’affaire de la bibliothèque de Louvain, il a témoigné sur les procès-verbaux qui existent de la Commission dont il est le membre régulier.

J’ajoute que cette procédure me paraît avoir l’avantage d’éviter d’appeler à la barre du Tribunal un nombre considérable de témoins individuels. Cependant, afin d’autre part, que toutes les garanties soient données en ce qui concerne la démonstration des faits qui sont évoqués devant le Tribunal, j’ai pris la décision de faire venir ici les dossiers, les textes des témoignages auxquels le témoin a fait allusion. Je pourrai donc communiquer à la Défense les affidavits des témoins dont on a parlé hier, et je crois que ceci donnera une garantie à la Défense.

Je propose donc au Tribunal de rejeter l’objection en ce qui concerne la recevabilité même du témoignage, étant entendu que la Défense discutera comme elle l’entendra sur la valeur et la force probante de ce témoignage.

LE PRÉSIDENT

Monsieur Faure, vous avez dit quelque chose concernant les affidavits des témoins que vous pourriez procurer aux avocats de la Défense ? Je comprends que vous avez l’intention de présenter des comptes rendus du Gouvernement ou du Comité dont le témoin a parlé, n’est-ce pas ?

M. FAURE

Oui, Monsieur le Président.

LE PRÉSIDENT

Et par courtoisie, vous avez aussi l’intention de fournir aux avocats de la Défense les attestations remises à cette Commission ? C’est cela que vous vouliez dire ?

M. FAURE

Oui, Monsieur le Président, si cela convient au Tribunal.

LE PRÉSIDENT

Je Suppose que le rapport du Gouvernement est annexé aux attestations, n’est-ce pas ?

M. FAURE

En effet, Monsieur le Président, exactement.

LE PRÉSIDENT

Les déclarations sous serment font partie du rapport ?

M. FAURE

Le rapport qui a été déposé ne contient pas les éléments dont, sur certains points, le témoin a fait état hier, notamment parce que l’enquête sur Stavelot a été très longue et très consciencieuse et n’a pas été résumée à temps.

Je disais donc que je me proposais de faire déposer comme preuve, et ainsi de communiquer à la Défense, ces éléments complémentaires.

LE PRÉSIDENT

C’est ce que je pensais. Le rapport ne contenait pas tous les détails qui étaient dans les preuves ou dans les attestations ?

M. FAURE

Non, Monsieur le Président.

LE PRÉSIDENT

Donc, vous avez cru juste de permettre par courtoisie, aux avocats, de voir ces détails. Le Tribunal comprend cela. Le Tribunal prendra en considération la proposition qui a été faite, plus tard, et vous pouvez continuer votre exposé maintenant.

M. FAURE

Messieurs, je désirerais tout d’abord indiquer au Tribunal qu’étant donné qu’un certain temps a été utilisé par les témoignages et les discussions, et que je désire ne pas dépasser l’horaire qui a été annoncé, je suis dans l’obligation de raccourcir d’une façon importante la présentation du dossier que je suis en

train d’exposer au sujet de la propagande. Je demanderai donc au Tribunal de bien vouloir m’excuser s’il y a quelques hésitations dans cet exposé, étant donné que je ne suivrai pas exactement mon dossier.

J’ai indiqué hier la méthode que les Allemands employaient en ce qui concerne le droit de réunion ou d’association, qui était supprimé ou, quand il était maintenu, qui était exploité à leur avantage. Je voudrais maintenant donner une indication sur le livre et sur l’édition. Les autorités allemandes ont d’abord pris une ordonnance du 30 août 1940, publiée au du 16 septembre, pour interdire certains livres de classe en France. Nous avons déjà vu qu’ils avaient procédé de la même manière en Belgique.

Une autre initiative des Allemands a été d’interdire un certain nombre de livres qui leur déplaisaient. Je dépose à ce sujet le document RF-1103, qui est la liste Otto. Cette liste, qui a été publiée en septembre 1940, est une liste de 1074 volumes qui étaient interdits par les Allemands. Naturellement, je ne la lirai pas au Tribunal. Elle figure dans le livre de documents sous le n° RF-1103, comme je viens de le dire.

Une deuxième liste Otto, plus longue que la première, a été établie ensuite, et publiée le 8 juillet 1942. Je la dépose sous le n° RF-1104. La conclusion de ce deuxième document, qui est la dernière page dans mon livre de documents, indique bien à quels principes les autorités allemandes se référaient. Je lis quelques lignes :

« En principe, toutes les traductions de l’anglais, excepté les ouvrages des classiques anglais, sont retirées de la vente. »

Et plus loin :

« Tous les livres d’auteurs juifs, ainsi que des livres auxquels des Juifs ont collaboré, sont à retirer de la vente, à l’exception d’ouvrages d’un contenu scientifique au sujet desquels des mesures particulières sont réservées. Mais, dès à présent, des biographies, même rédigées par des Français aryens, consacrées à des Juifs, comme par exemple les biographies relatives aux musiciens juifs :

Offenbach, Meyerbeer, Darius Milhaud, etc., sont à retirer de la vente. »

Cette manière de procéder a peut-être paru au début assez anodine, puisqu’il ne s’agissait que de 1.200 volumes environ. Mais on voit comme le principe même est important. Et d’autre part, par ce procédé, les autorités allemandes atteignaient un résultat pratique qu’elles recherchaient, et qui était essentiellement, en dehors d’autres interdictions, de faire complètement disparaître tous les ouvrages sérieux et objectifs permettant d’étudier les doctrines allemandes, la politique de l’Allemagne et la philosophie du nazisme.

En dehors de l’interdiction d’ouvrages déjà existants, les Allemands ont naturellement institué une censure. Ils ont d’abord procédé à cet égard d’une façon assez déguisée, en passant une sorte d’accord avec les éditeurs, où ils chargeaient ces éditeurs eux-mêmes de signaler quels étaient les livres qui leur paraissaient sujets à la censure. Je dépose cette convention sur la censure comme document RF-1105, et je désire faire — sans la lire — une seule observation qui est très révélatrice de la constante méthode allemande :

Dans la brochure imprimée de cette convention, déposée en original, figure, en dehors de la convention elle-même, un avertissement rédigé dans des termes qui ne correspondent pas aux sentiments français. Cet avertissement n’était pas rédigé par les éditeurs auxquels la convention elle-même avait été imposée, mais cet avertissement, rédigé par les Allemands, a été publié dans la même brochure qui porte l’indication : « Syndicat national des éditeurs », de sorte que l’on pouvait croire que les éditeurs acceptaient les phrases qui étaient écrites dans ce préambule. Il suffit d’ailleurs, pour une personne attentive, de constater que cette brochure ne porte pas d’indication d’imprimeur pour s’apercevoir que c’est une publication allemande, et non pas une publication d’éditeurs français, car seuls les Allemands étaient dispensés de la règle française de la mention de l’imprimeur.

Les Allemands ne se sont pas tenus à cette mesure apparemment un peu libérale, et plus tard, une ordonnance du 27 avril 1942, publiée au du 13 mai, ordonnance intitulée : « Concernant l’utilisation rationnelle du papier d’imprimerie », a décidé, sous prétexte de l’utilisation rationnelle du papier, que toutes les publications sans exception devraient porter un numéro d’autorisation allemand.

J’indique d’ailleurs que, pour étouffer l’édition en France, les Allemands disposaient d’une arme très efficace, qui était leur maîtrise sur le papier. Je dépose comme document RF-1106 l’affidavit de M. Marcel Rives, Directeur du commerce intérieur au ministère de la Production industrielle. Je ne lirai pas ce document, pour abréger les débats. J’indique en résumé qu’il est démontré que toute la distribution du papier disponible était placée sous l’autorité des Allemands, et que les Allemands ont réduit les contingents de papier alloués à l’édition dans une proportion qui est beaucoup plus considérable que la proportion générale de diminution de tous les contingents de papier, par rapport à la situation d’avant-guerre.

Je dois ajouter que, sur ces contingents très réduits de papier dont disposait l’édition française, les Allemands prélevaient encore une certaine partie pour leurs propres éditions de propagande. Ainsi donc, pour leur propagande, non seulement ils utilisaient le papier qu’ils avaient en Allemagne, mais ils prenaient une partie des faibles quantités de papier qu’ils laissaient à l’édition française.

Je désirerais lire simplement sur ce sujet quelques lignes d’un document qui constitue l’annexe 2 du document RF-1106 que je viens de déposer. Je lis simplement quelques lignes dans cette annexe 2, qui est une lettre du commandement militaire allemand, du 28 juin 1943, au ministère de l’Économie nationale.

« Notamment au cours du mois de mars que vous mentionnez spécialement, il n’a pu être attribué aux éditeurs aucune quantité sur la production courante, étant donné que l’on avait besoin de celle-ci pour des buts de propagande importants. »

L’autre phase de cette activité allemande dans l’édition était en effet une propagande intensive par toutes sortes de brochures, de publications, sous toutes formes. Cette littérature de propagande est extrêmement fastidieuse. Je désirerais mentionner un seul détail qui est indicatif de la permanente méthode de camouflage des nazis.

J’ai ici, et je les déposerai naturellement sans les lire, sous le n° RF-1106 bis, quelques brochures de propagande allemande dont les premières font partie d’une collection intitulée : L’Angleterre sans masque. Les premiers numéros de cette collection, pris au hasard, indiquent à la page de garde : « Office d’information allemand. L’Angleterre sans masque, n° ..., etc. » Il n’y a là aucune dissimulation, et on sait bien à quoi on a affaire.

Mais par une rencontre curieuse, le numéro 11 de la même collection ne porte plus la mention « Office d’information allemand » et nous voyons à la place de cette mention : « Maison internationale d’édition. Bruxelles ». Sur ce point cependant, nous sommes encore prévenus de l’origine, car l’auteur s’appelle Reinhard Wolf, et c’est un nom allemand.

Mais voici, alors, à titre de dernier exemple, une brochure intitulée : Le pacte contre l’Europe, qui est publié aussi par la « Maison internationale d’édition. Bruxelles » (document n° RF-1106 Nous savons, d’après les autres exemples, que cette maison n’est qu’une firme de l’Office allemand, mais les personnes qui ne sont pas renseignées peuvent croire que c’est une littérature française ou belge, car ici, le nom de l’auteur est Jean Dubreuil.

Je n’insisterai pas davantage sur l’édition et je désirerais dire quelques mots de la presse. Il est notoire que tous les journaux des pays occupés étaient sous le contrôle des Allemands, et que la plupart avaient été créés à l’instigation des Allemands, par des personnes qui étaient à leur solde. Comme ces faits sont très connus, je m’abstiendrai de fournir des documents sur ce point et je me limiterai aux indications suivantes :

Premièrement, mesures restrictives : la censure.

Bien que tous ces journaux soient pratiquement « leurs » journaux, les nazis les soumettaient cependant à une censure très rigoureuse. Je déposerai en preuve sur ce point le document RF-1108, qui est le compte rendu d’une conférence de presse du 8 janvier 1943, au cours de laquelle sont précisées les nouvelles consignes, le nouveau régime de la censure. J’indique au Tribunal que ce document et quelques autres du même genre ont été retrouvés dans les archives de l’Office français d’information, qui était sous le contrôle allemand, et ils sont déposés soit à la Bibliothèque nationale à Paris, soit à la Bibliothèque de documentation du musée de la Guerre, et ces documents ont été prélevés par nous, selon procès-verbal, soit sous forme d’originaux, soit comme photocopies conformes de ces documents de la collection française.

Je désire simplement signaler avec ce document RF-1108 qu’il s’agit pour les Allemands d’instituer un nouveau régime plus libéral quant à la censure. Si on lit le document, on voit cependant qu’à peu près toutes les nouvelles et tous les articles sont soumis à la censure, à l’exception des feuilletons, des critiques de films et de théâtres, des nouvelles scientifiques ou universitaires, des programmes de radiophonie et d’un certain nombre de sujets tout à fait accessoires.

Le deuxième aspect de l’intervention allemande, l’aspect positif, était formé par l’orientation de la presse, et cette orientation était aménagée grâce aux conférences de presse dont je viens de dire un mot. Je produirai au Tribunal sans les lire un certain nombre de documents numérotés de RF-1109 à RF-1120. Je produis d’ailleurs ces documents comme preuve, non pas de leur contenu, qui est simplement la répétition fastidieuse des thèmes allemands, mais simplement comme preuve de leur existence, c’est-à-dire de l’orientation continue de la presse.

J’indique cependant comment les choses se passaient : la conférence de presse était tenue soit à la Propaganda Staffel, avenue des Champs-Elysées, soit à l’ambassade d’Allemagne. Les représentants de journaux étaient réunis là par les fonctionnaires nazis compétents, qui leur donnaient des directives. A la suite de la conférence, l’extrait de ces directives était établi sous la forme d’une dépêche de l’Office français d’information. Le Tribunal sait que les agences envoient aux journaux des dépêches qui servent de base à l’information de ceux-ci. Une fois que cette dépêche était établie par l’Office, elle était soumise pour contrôle au service allemand, qui apposait sur la dépêche son cachet. A ce moment-là, elle était diffusée aux journaux.

J’ai indiqué que je ne ferai pas de lecture de documents sur ces conférences de presse et sur ces procès-verbaux et notes de l’agence qui forment les documents RF-1109 à RF-1120.

Je désirerais seulement faire lecture d’un document très court, que je dépose comme document RF-1121 et qui est le compte rendu d’une conférence de presse du 16 avril 1943, à la Propaganda Abteilung.

« En fin de conférence, le commentateur allemand a déclaré qu’à l’occasion de l’anniversaire du Führer, les journaux paraîtront le mardi 20 avril sur quatre pages au lieu de-deux, et le mercredi 21 avril sur deux pages au lieu de quatre.

« Il a demandé aux journalistes présents de souligner ce qu’il y avait d’européen dans la personnalité politique du Führer et de traiter largement des rapports franco-allemands. Il convient toutefois d’agir en l’occurrence avec beaucoup de tact et de réserve, afin de ne pas donner aux journaux une allure qui, n’étant plus française, risquerait de heurter l’opinion publique. »

Je n’oublie pas que nous sommes ici dans un procès criminel et qu’il faut souligner ce qui, dans les faits quelquefois très variés que nous sommes obligés de présenter, caractérise l’intention et la réalisation d’un acte condamné par le droit pénal. A ce titre, je cite et je produis le document RF-1124, qui est une tentative de favoriser, par la presse et par la propagande, le recrutement militaire de Français dans l’Armée ennemie, crime qui est prévu par l’article 75 du Code pénal français, et je rappelle qu’en doctrine juridique de tels crimes peuvent être poursuivis même contre des ressortissants ennemis. Je lis ce document qui est court :

« A la fin de la conférence militaire, le Dr Eich a signalé que l’OFI diffuserait cet après-midi un article consacré à la nécessité de la participation de marins français dans la Kriegsmarine. Il prie les journaux d’ajouter à ce texte des commentaires en développant par exemple de thème suivant : « Être marin, c’est acquérir un métier ».

« L’article diffusé par l’OFI devra être publié demain, jour à quatre pages, en première page ou tout au moins amorcé à cette première page. »

Enfin, je dois signaler qu’en dehors des conférences de presse proprement dites, il existait des conférences dites conférences de culture, où les autorités allemandes donnaient leurs ordres sur tous les sujets.

Je désirerais lire quelques extraits très courts d’une de ces conférences de culture, afin de caractériser l’oppression générale qui résultait de ces interventions des Allemands dans tous les domaines sans aucune exception. Je dépose ces documents comme n° RF-1125 et RF-1126, et je lis deux phrases à la page I du document RF-1125 qui est un compte rendu de la conférence du 22 avril :

« Des reproductions de tableaux de Picasso ont été récemment faites, malgré les directives contraires qui avaient été données précédemment à ce sujet.

« Théâtre. Certains organes de presse ont cru devoir consacrer à l’opérette « Don Philippe » des articles où l’éloge excessif s’est trouvé être démenti par l’accueil fait à cet ouvrage par le grand public. Il. y a là un manque de mesure. »

Je lis plus loin, en haut de la page 2 :

« La presse a fait une réclame manifestement exagérée aux concerts de jazz, particulièrement à celui de Fred Jumbo. Il y a là un manque de doigté d’autant plus regrettable qu’une place minime a été généralement réservée aux concerts de valeur. »

Et, enfin, à la fin de ce document, il y a une note générale qui est intéressante :

« La nationalité des personnalités scientifiques, artistiques et autres, citées dans les articles de presse, devra être indiquée comme étant celle du Grand Reich allemand pour tous les pays où ces personnalités seraient nées et qui ont été rattachés au Grand Reich allemand ou qui y ont été incorporées. »

Nous voyons ainsi que même dans les sujets qui nous paraîtraient les plus fantaisistes, on peut saisir les preuves de la volonté de germanisation et de la volonté criminelle de dépouiller les hommes de la nationalité à laquelle ils ont droit.

Je vais maintenant dire quelques mots au sujet du cinéma. On peut rendre cette justice aux Allemands qu’ils n’ont jamais méconnu l’importance exceptionnelle du cinéma en tant que moyen de propagande. En France, ils ont consacré à ce sujet sept ordonnances ou décrets. Il faut remarquer qu’en premier lieu, les Allemands ont interdit la représentation des films qui ne leur plaisaient pas...

LE PRÉSIDENT

Monsieur Faure, ne croyez-vous pas que la preuve que les Allemands ont utilisé le cinéma comme moyen de propagande a déjà été faite ? Vous avez déjà démontré qu’ils interdisaient beaucoup de livres qu’ils considéraient comme hostiles à leur idéologie et qu’ils contrôlaient la presse. Vous ne trouvez pas que vous accumulez les détails en démontrant qu’ils contrôlaient aussi le cinéma ? Jusqu’à ce que les accusés apportent quelque preuve contredisant la preuve que vous avez fournie, je pense que le Tribunal admettra que les Allemands ont adopté toutes ces méthodes de propagande.

M. FAURE

L’impression que produit un dossier au moment où on le présente conduit en effet à constater qu’il existe quelquefois des arguments qui se cumulent alors que dans le travail de préparation ceci n’était pas apparu aussi clairement. Je ne parlerai donc pas de ce chapitre concernant le cinéma.

Je désire simplement indiquer ceci au Tribunal : nous avons pensé que sur ces questions de propagande que nous exposons d’une façon abstraite, il serait peut-être bon de rappeler d’une façon concrète quelques-unes des figures de la propagande allemande, et à cet effet, nous nous sommes proposé, avec la permission du Tribunal, de lui présenter tout à l’heure, d’une façon très courte, la projection de quelques-uns des thèmes de la propagande allemande.

Je désire indiquer que ces thèmes sont empruntés à des archives que nous avons retrouvées, mais que, d’autre part, nous avions l’intention de présenter deux images, d’une minute chacune, qui sont empruntées à un film de propagande allemande, qui a été réalisé d’ailleurs par un Français, mais sur l’instigation et avec l’appui financier des services allemands.

Étant donné qu’avec la permission du Tribunal nous devons lui présenter tout à l’heure des images, il me paraît indispensable de déposer comme document le seul n° RF-1141 car ce document, qui est l’interrogatoire du producteur du film, établit la preuve que ce film a été fait sur l’ordre des Allemands et qu’il a été payé par eux.

Je dépose ce document RF-1141, qui est nécessaire en raison de la présentation que nous devons faire tout à l’heure ; étant donné qu’il m’apparaît en effet que la démonstration de l’accusation est assez avancée pour ce qui concerne les différents moyens de propagande, j’appliquerai les mêmes raisonnements à la partie qui avait été prévue pour la radiodiffusion.

Je désirerais simplement, pour cette partie, déposer un document qui dépasse la question de la simple propagande, ce sera le document RF-1146.

Je dois indiquer tout d’abord qu’en matière de radio, les Allemands rencontraient évidemment un obstacle qu’ils n’avaient pas trouvé au même degré dans les autres sujets, et cet obstacle était les diffusions de la radiophonie libre que, comme le disait hier le témoin belge, les habitants des pays occupés suivaient avec tant de passion. Le commandement allemand imagina alors de pénaliser les personnes qui écoutaient cette radio. Dans le document que je vais citer, le commandement militaire va jusqu’à demander d’une façon très pressante aux autorités françaises d’instituer des peines terribles, puisqu’il est même prévu la peine de mort pour les personnes qui ont répété des nouvelles de la radio étrangère.

Je crois qu’il est donc intéressant que je dépose en preuve ce document, qui émane du commandement militaire, qui est signé Stülpnagel et qui démontre les intentions criminelles de l’Etat-Major allemand. Je désirerais lire ce document qui porte le numéro RF-1146, je lis au début du troisième paragraphe :

« La loi française du 28 octobre 1941 ne prévoit pas de sanctions spéciales pour la diffusion de nouvelles de postes étrangers, susceptibles de troubler l’ordre et la sûreté publics, quoique ce délit constitue un danger particulièrement grave. »

« Il est indispensable que la diffusion de telles nouvelles soit punie de travaux forcés et même de mort dans les cas particulièrement graves, sans qu’il soit tenu compte du fait que la personne qui diffuse de telles nouvelles, les a entendues par une écoute directe ou d’une autre façon. »

« La possibilité actuelle de rendre légalement ce délit passible de sanctions en recourant aux tribunaux d’État ne suffit pas pour que la population s’abstienne d’écouter la radio anglaise et de répandre les nouvelles entendues. »

« Étant donné que la loi qui règle les attributions des tribunaux d’État ne sanctionne pas le délit d’écoute des postes étrangers, et qu’ainsi la connexion entre le fait d’écouter et de répandre ces nouvelles et les sanctions de travaux forcés et de peine de mort n’a pas été établie, la population n’a donc pu encore se rendre compte qu’un tel délit était susceptible d’entraîner les travaux forcés et la mort.

« En conséquence, je demande que dans un délai qui expirera le 3 janvier 1942, un projet de loi modifiant la loi du 28 octobre 1941 me soit soumis.

« Pour votre gouverne, j’ajoute, en annexe, le texte allemand qui règle les mesures d’exception concernant la radiodiffusion et qui vous fera connaître les détails de cette réglementation. »

Je dépose maintenant un document qui portera le numéro RF-1147. Je crois que ce document peut intéresser le Tribunal ; il présente un caractère tout à fait différent de celui des documents que j’ai produits précédemment. Ce document comporte d’abord une lettre de Berlin du 27 octobre 1941, dont l’objet est l’accord relatif à la collaboration avec le ministère des Affaires étrangères. Je lis cette lettre d’envoi qui est très courte et qui authentifie notre document :

« Avec l’autorisation du ministère, nous vous envoyons ci-inclus, pour information, comme affaire secrète du Reich, copie de l’accord relatif à la collaboration avec le ministère des Affaires étrangères, ainsi que la copie de l’accord d’exécution. On peut parler de cet accord, mais non des particularités qu’il contient. »

Le document qui est joint est le texte entier, que je ne lirai point, de l’accord passé entre le ministère des Affaires étrangères et le ministère du Reich pour l’Instruction du peuple et de la Propagande, relativement à une collaboration entre leurs services respectifs.

Je crois que ce document présente un intérêt ; c’est pourquoi je le dépose. Je signalerai simplement au Tribunal qu’il démontre à la fois toute l’étendue et tout le caractère d’organisation de l’emprise générale que les Allemands voulaient s’assurer sur l’esprit des personnes habitant des pays occupés ou même des pays étrangers.

Le chapitre premier de ce document s’intitule : « Collaboration par branches ». La lettre « a » concerne le cinéma, le théâtre, la musique et les expositions. La lettre « b » concerne les publications.

Je crois qu’il est tout de même intéressant que je lise les quelques premières lignes de cette lettre « b » car, comme j’ai exposé la propagande du point de vue des personnes qui la recevaient, il est intéressant de se rendre compte du point de vue des personnes qui émettaient cette propagande ; et d’autre part, je crois qu’il ne faut pas perdre l’occasion de constater l’extraordinaire variété et l’habileté des procédés allemands. Cette citation est très courte :

« Le ministère des Affaires étrangères et le ministère du Reich pour la Propagande et l’Information entretiennent en commun, à parts égales, une société de couverture dénommée « Mundus AG. », au sein de laquelle seront groupées les maisons d’édition situées en Allemagne et à l’étranger et qui sont contrôlées par ces deux ministères. Ces maisons serviront à la publication d’ouvrages littéraires destinés à l’étranger et à leur diffusion à l’étranger. Feront aussi partie de cette société toutes les fondations ou participations futures des deux ministères dans ce domaine. »

A la page 3, au quatrième paragraphe, je désirerais lire également une phrase :

« Les deux ministères prennent part réciproquement à l’établissement du plan des publications de propagande éditées à l’intérieur par eux ou sous leur initiative, mais destinées à l’étranger. »

Et enfin, à la page 4, je lirai une phrase, à l’avant-dernier paragraphe :

« Dans le but de grouper dans un seul organisme les postes émetteurs étrangers contrôlés ouvertement par des Allemands, le ministère des Affaires étrangères et le ministère pour l’Information et la Propagande exploiteront en commun, avec participation, pour chacun d’eux, de 50 %, la société de couverture « Interradio AG. » dont le siège est à Berlin. »

Le Tribunal a retenu les mots « contrôlés ouvertement par des Allemands ». L’indication qui en résulte sera complétée par une dernière citation d’une phrase à la page 5, début du second paragraphe :

« Pour des raisons politiques, l’action officieuse exercée secrètement sur les postes émetteurs étrangers ne devra pas avoir de rapports avec la société de couverture avouée. »

Je désirerais, pour conclure ce dossier sur la propagande, déposer le document RF-1148, qui est un message circulaire adressé à tous les bureaux de propagande. Je pense qu’une citation très courte de ce document sera intéressante pour définir l’utilisation très générale de la propagande comme moyen de l’une des entreprises les plus préméditées et les plus graves du nazisme, qui est l’extermination

de la nationalité et de l’existence d’un pays. Il s’agit en l’espèce de la culture et de la tradition tchèques. Je cite à partir du paragraphe 4 :

« De manière positive, l’appartenance des Tchèques à l’espace culturel européen doit toujours être mise en évidence. Il y a lieu d’insister, en toutes occasions, sur la forte influence que la culture allemande a exercée sur la culture tchèque, même sur la dépendance où celle-ci se trouvait par rapport à celle-là, et notamment aussi, sur les réalisations culturelles allemandes en Bohême-Moravie et leur effet sur l’activité culturelle des Tchèques.

« Il y a lieu de toujours tenir compte du fait que les Tchèques parlant une langue slave, mais ayant vécu pendant des siècles avec des peuples allemands d’une culture supérieure dans des empires à prédominance allemande, appartiennent vraiment au milieu culturel allemand et n’ont presque rien de commun avec d’autres peuples de langue slave. Au point de vue historique, il y a toujours lieu de faire ressortir les époques au cours desquelles les personnalités avec lesquelles les Tchèques cherchèrent et trouvèrent le contact avec la culture allemande : Saint-Wenceslas, époque de Charles IV, de Ferdinand I, de Rodolphe II, du baroque de Bohême, etc. »

Je dépose enfin, sans faire de lecture, le document RF-1149. J’ai tenu à mettre ce document dans notre livre de documents, car il est constitué par un rapport de l’année sur l’activité de la propagande dans un des pays occupés qui est, en fait, la Norvège. J’ai longuement parlé de ce pays et c’est pourquoi je ne désire pas citer maintenant le texte de ce document, mais mentionner que la propagande allemande faisait l’objet de rapports extrêmement réguliers dans lesquels sont traités tous les sujets : presse, cinéma, TSF, culture, théâtre, école, éducation.

Cette propagande allemande est donc, comme je l’ai indiqué au début, quelque chose de beaucoup plus étendu que ce que nous comprenions, nous, auparavant, dans ce mot. Aucun domaine de notre vie ne lui est étranger, rien de ce qui nous est personnel ne lui est respectable. Elle tend à devenir une véritable colonie pénitentiaire pour l’esprit, où l’idée même de s’évader serait une idée captive.

S’il plaît au Tribunal, pourrais-je suggérer que la suspension ait lieu maintenant, afin qu’à la suite de cet exposé, qui est maintenant terminé, on lui présente ces quelques projections qui n’ont d’autre but que de restituer un des désagréments les plus constants et les plus odieux de la vie que nous avons menée dans les pays occupés, lorsque nous étions obligés de voir tout le temps, en nous promenant par exemple, les images affreuses et stupides de la propagande allemande.

LE PRÉSIDENT

L’audience est suspendue pendant un quart d’heure.

(L’audience est suspendue.)
LE PRÉSIDENT

En ce qui concerne la requête présentée avant la suspension d’audience par l’avocat de l’Etat-major général, l’opinion du Tribunal est la suivante :

En premier lieu, le Tribunal ne se limite pas à demander des témoignages produits par des témoins oculaires, car l’article 19 indique que le Tribunal peut admettre toute preuve qui a une valeur probatoire.

En second lieu, il n’y a rien dans l’article 21 qui empêche d’appeler un membre du Gouvernement comme témoin d’un rapport émanant d’un comité gouvernemental. Mais le Tribunal considère que, si un tel témoin est appelé, le rapport du comité gouvernemental doit être versé au dossier, et en fait, le Ministère Public peut offrir de verser au dossier ledit rapport comme preuve dans ce cas, et aussi de fournir à la Défense les déclarations sous serment des témoins sur lesquels ce rapport a été dressé.

Troisièmement, il y a eu d’autres matières sur lesquelles le témoin, M. Van der Essen, a donné son témoignage, qui sont toutes en dehors du rapport, du moins c’est ce qui est apparu au Tribunal ; quant à l’importance qu’il faut attacher au témoignage du témoin, c’est évidemment une matière qui devra être envisagée par le Tribunal. La Défense est libre de donner des preuves en réponse aux preuves données par M. Van der Essen, et aussi de commenter ou de critiquer ces preuves en tant que son témoignage consiste dans les conclusions personnelles qu’il a tirées des faits qu’il a vus ou des preuves qu’il a entendues ; la correction de ces conclusions sera considérée, discutée par le Tribunal, les conclusions pouvant influencer la décision finale du Tribunal.

Pour ces raisons, la requête de la Défense est rejetée.

On me suggère que je n’ai pas dit, dans cette communication, que le rapport devait être versé au dossier ; j’avais l’intention de le dire et je pensais que je l’avais fait. Le rapport doit être versé au dossier et les déclarations sous serment doivent être fournies à la Défense et doivent être aussi fournies au Tribunal.

M. FAURE

S’il plaît au Tribunal, M. Fuster va lui présenter la projection dont j’ai parlé tout à l’heure.

M. SERGE FUSTER (substitut du Procureur français)

Monsieur le Président, Messieurs, je dois vous présenter quelques réalisations de la propagande directe dans les pays occupés.

Dans ces pays occupés, pendant toute l’occupation, les habitants ont vu les murs de leurs maisons se couvrir d’affiches démesurées, variées en couleurs et en textes. Dans tous ces pays, il n’y avait pas de papier, mais il y en avait pour la propagande, et cette propagande s’est exercée sans aucune espèce de limite tenant à la vraisemblance ou à la morale. Dès que les nazis pensaient qu’une campagne quelconque pouvait produire un effet, si petit fût-il, ils déclenchaient cette campagne.

C’est ainsi qu’on a vu en France le nom des hommes les plus illustres de l’Histoire figurer sur des affiches, et on leur faisait proclamer des slogans contre les ennemis de l’Allemagne. On a vu le nom de Clemenceau, celui de Montesquieu et le nom de beaucoup d’autres à qui on faisait dire des paroles favorables au nazisme en prenant, dans leurs œuvres, des phrases isolées.

Mais la propagande allemande ne s’est pas contentée d’adultérer le génie des grandes lumières historiques de notre peuple, elle a aussi essayé de déformer, de pervertir les sentiments les plus sacrés et nous avons vu en France des affiches favorables au travail en Allemagne où l’on faisait dire par une mère à ses enfants :

« Comme on est heureux depuis que papa est parti travailler en Allemagne ! » Et ainsi le sentiment familial servait aux fins du nazisme.

La propagande allemande s’est aussi appliquée à atteindre le sentiment national. Nous avons vu — et il y en a eu dans tous les pays — des affiches engageant les jeunes gens à servir dans les rangs allemands. M. Faure a dit hier combien les malheureux criminels qui avaient servi dans les différentes légions pouvaient, en même temps que coupables, être considérés comme des victimes du nazisme, et ainsi la propagande allemande ayant atteint à la fois le génie d’un peuple et les sentiments les plus intimes, a constitué réellement un crime contre l’esprit que, d’après la citation qui couronne la péroraison de l’exposé de M. Dubost, on ne doit point pardonner.

Certes, la publicité est permise, mais la publicité a des limites, elle s’arrête au respect de la personne humaine, des lois et de la morale. Il existe dans tous les pays des garanties pour l’individu, il y a des lois contre la diffamation, contre l’injure ; au contraire, en matière internationale, la propagande allemande pouvait s’étendre sans limite, sans restriction, sans sanction, au moins jusqu’au jour de l’érection de votre Tribunal, qui est justement là pour la frapper.

C’est pourquoi il nous a paru utile, il nous a paru nécessaire, de notre devoir, de lui soumettre quelques-unes de ces réalisations. Nous n’avons pas choisi les plus connues mais plutôt les plus originales, celles qui caractérisent en quelque sorte les excès, les points limites de cette propagande.

Tout d’abord, nous allons présenter une toute petite bande extraite d’un film très particulier réalisé contre la franc-maçonnerie, et qui a été imposé par les Allemands de la façon déjà indiquée au cours de l’exposé des faits. Le film en lui-même n’a aucun intérêt, mais il contient des images qui illustrent la grossière campagne de mensonges à laquelle se sont livrés les Allemands en France. Comme c’est un film très court, comme il va passer très rapidement, étant donné que le matériel ne permet pas de vues au ralenti, je vais, avant de le faire projeter, attirer l’attention du Tribunal sur les deux sortes d’images qui vont se succéder sans transition devant lui :

En premier lieu, une carte va apparaître — la carte du monde — cette carte sera rapidement recouverte par la teinte correspondant à l’influence judéo-maçonnique sauf les deux îlots victorieux : le bloc européen nazi et fasciste d’une part, et d’autre part le Japon.

Nous présentons cette image pour montrer jusqu’à quel degré de simplification grossière aboutissait la propagande nazie et comment elle proposait aux peuples les formules les plus simplistes et les plus erronées. Un exemple plus odieux encore de calomnie succédera : c’est l’image du Président Roosevelt présenté sous ce titre : « Le frère Roosevelt veut la guerre ».C’est tout ce que nous avons extrait du film qui va être présenté maintenant.

Monsieur Abbett, vous pouvez commencer.

(Présentation du film.)
M. FUSTER

Il s’agit du film « Forces occultes ».

Voici la carte du monde avec les zones d’influence : zone d’influence soviétique, zone d’influence britannique, zone d’influence américaine.

Et voici mai 1939.

LE PRÉSIDENT

Est-ce nécessaire d’avoir l’accompagnement de la musique ?

M. FUSTER

Je m’excuse auprès du Tribunal, mais il était impossible de supprimer le son de cette bande.

LE PRÉSIDENT

Continuez.

M. FUSTER

La rapidité du film obligeait de présenter d’abord un peu en détail les images qui ont passé devant le Tribunal. Je pense tout de même qu’il a pu les apprécier.

Et maintenant, nous allons faire projeter quelques photographies d’affiches : ces projections seront plus dociles que le film dont on ne peut ralentir la vitesse de déroulement, et nous pourrons les projeter une à une en donnant à chacune le commentaire qu’elle mérite.

J’indique au Tribunal que la bande qui lui a été présentée est déposée sous les numéros RF-1152 et RF-1152 bis.

Les scénarios d’autres bandes de propagande intitulées :

« M. Girouette », « Travailleurs français en Allemagne », qui sont extraits du dossier de la procédure conduite contre M. Musard devant la Cour de Justice de la Seine, indiqueront également quels étaient le sens et la consistance de la propagande qui était faite par ce moyen.

Les projections de photographies d’affiches qui vont avoir lieu maintenant sont déposées sous le n° RF-1153 ; avant de réaliser ces projections, nous devons donner quelques indications sur la façon dont la propagande par affiches était organisée. Elle l’était avec beaucoup de soin, et nous déposons à ce sujet une brochure qui contient toutes les indications de montage et révèle qu’une véritable administration s’était constituée, établissant des projets longuement mûris. C’est le document RF-1150, dont nous ne donnons pas lecture, puisque c’est une publication, mais nous résumons les plus intéressantes indications qu’elle contient.

Le Tribunal verra que tous les détails sont prévus avec la plus grande minutie : emplacement des panneaux, etc. ; toutes ces affiches émanaient du Service central de Berlin DPA. Sous leur première forme, elles ne comprenaient que les images, les légendes étaient ajoutées ensuite dans le pays auquel elles étaient destinées, ces légendes devant être écrites dans la langue du pays et adaptées à la situation locale.

Très souvent, les Allemands s’abstiennent d’indiquer l’origine officielle germanique, ou même ils indiquent une origine différente ; ils utilisaient par exemple la mention « imprimé en France » ; voici l’intérêt de cette précision technique : c’est que cette mention « imprimé en France » n’a aucun sens précis, puisque jamais elle n’est portée sur des affiches proprement françaises. Sur les affiches françaises, il y a seulement le nom de l’imprimeur, qu’au contraire nous ne trouvons pas dans les affiches allemandes, mais les Allemands voulaient sans doute, par cette mention « imprimé en France », faire croire aux Français que la propagande qui leur était offerte n’était pas directement d’origine ennemie ; voilà quelque chose de curieux et de révélateur à la fois.

Comme nous l’avons dit, la publicité est une vieille pratique, mais l’Allemagne nazie a fait de la propagande une institution publique et l’a appliquée sur le plan international, d’une façon tout à fait répréhensible.

Voici quelques étapes de cette propagande par affiches que nous allons maintenant projeter devant le Tribunal.

Première affiche : Je suis obligé de la raconter parce qu’on la voit très mal : son texte semble indiquer que le vainqueur a une attitude généreuse à l’égard des victimes françaises de la guerre ;

il est ainsi conçu :

« Populations abandonnées, faites confiance aux soldats allemands » et on voit un soldat allemand qui tient dans ses bras des petits enfants français.

Mais, en même temps qu’en France les Allemands essayaient de donner confiance aux populations, voici sur la deuxième affiche que nous présentons, et qui était apposée sur les murs en Allemagne, ce qu’ils disaient aux Allemands au sujet des prisonniers français :

« Compagnons, préservez votre dignité nationale. Attitude envers les prisonniers : l’attention de chaque compagnon du Parti est attirée sur les points suivants : il est indigne de donner la moindre amitié à un prisonnier. Il est rigoureusement interdit de donner un rafraîchissement aux prisonniers de guerre ; vos pères, fils et frères combattent très durement contre un ennemi qui a pour but l’anéantissement du peuple allemand. Nous n’avons aucune raison de témoigner la moindre amitié à un tel ennemi, même quand il nous arrive prisonnier. L’ennemi reste l’ennemi. »

Nous allons présenter maintenant une série de photographies d’affiches destinées à indiquer aux Français quels étaient leurs véritables ennemis ; mais au préalable, je voudrais demander au Tribunal s’il voit suffisamment les affiches, étant donné la mauvaise qualité de la lumière ?

LE PRÉSIDENT

Nous voyons assez nettement, je crois.

M. FUSTER

Je vous remercie, Monsieur le Président.

Nous continuons : cette première photo de la série, destinée à indiquer aux populations quels étaient leurs véritables ennemis, s’intitule :

« Les bobards sortent toujours du même nid. »

L’ennemi indiqué est l’Angleterre et cette caricature montre, à l’aide d’oiseaux à tête humaine, que la voix de la France Libre ne se réduit qu’à des bobards symbolisés par des insignes maçonniques ou des emblèmes de la religion juive.

Les pancartes que ces oiseaux portent, et qui semblent un défi aux slogans de la propagande anglaise, prennent aujourd’hui un caractère assez piquant puisqu’on y lit :

« Les Allemands prennent tout. » « Nous avons la maîtrise des mers. » (Il s’agit des alliés.), etc.

Nouvelle photo : nous sommes toujours dans la propagande anti-anglaise, c’est le thème favori de la propagande allemande ; cette photo est intitulée :

« Grâce aux Anglais, notre chemin de croix. »

Elle essaye de prouver aux Français, par le rappel de certains événements historiques, que les Anglais ont toujours été à l’origine des souffrances françaises : Jeanne d’Arc, Napoléon, la guerre 1939-1940, sont les thèmes principaux exploités par l’affiche.

Nouvelle photo : elle représente l’hydre anglaise qui enserre l’Afrique, mais ses tentacules sont impitoyablement tranchées en Allemagne, en Norvège, et assez curieusement en Syrie. Le texte de cette affiche :

« Les amputations de l’hydre se poursuivent méthodiquement ».

Affiche n° 6 : cette affiche porte la légende suivante à peu près invisible d’ailleurs d’ici :

« L’allié d’hier :

Avant la guerre : de grandes promesses.

Pendant la guerre : aucun secours ; retraite et fuite du corps expéditionnaire anglais.

Après la débâcle : bombardement de villes françaises et blocus. »

« Concluons. »

L’affiche n° 7, toujours contre l’Angleterre, est bâtie sur le même modèle, en trois parties :

« Hier, aujourd’hui, demain ? »

Les Allemands développent non seulement le thème de l’avidité anglo-saxonne, qu’ils matérialisent par une hydre ou un bouledogue, mais aussi le thème du prestige maritime des pays occupés.

Nous projetons sur ce sujet les photographies d’affiches françaises et norvégiennes.

Cette affiche s’intitule :

« Avec ce de Gaulle-là, vous ne prendrez rien, Messieurs ! »

L’obésité britannique et le capitalisme juif débordent d’une barque qui est arrêtée par les canons de Dakar.

Le style de la légende avec le geste du matelot ont un aspect purement allemand ; un Français aurait dit : « Avec cette gaulle-là », l’allusion étant ainsi suffisamment claire.

L’affiche n° 9 invite à l’enrôlement dans la Kriegsmarine : « Le moment est venu de délivrer les mers. »

Voici une affiche norvégienne :

« Défends la Norvège, enrôle-toi dans la Kriegsmarine. L’inscription peut se faire : 1° A tous les services de la police d’ordre allemande ; 2° A toutes les kommandanturs de la Wehrmacht allemande ; 3° Auprès des capitaines allemands des ports et des services de surveillance portuaire ; 4° Auprès du commandant de la réserve des SS, Norvège, Oslo, etc. »

Encore une affiche norvégienne avec la légende :

« Tout pour la Norvège, l’aide venue d’Angleterre. »

Cette affiche essaye de prouver à la population civile que la ruine, l’incendie et la dévastation sont les seuls bienfaits de l’alliance anglaise.

Et voici le second ennemi : l’Amérique, qui fait l’objet des affiches qui sont projetées maintenant : affiche n° 11.

« La presse américaine, aux mains des Juifs. » Cela va permettre de viser deux ennemis à la fois : les Juifs et l’Amérique.

Affiche n° 12 :

Cette affiche porte au centre l’inscription : « Ils ont voulu la guerre », et ils — les sujets de cette proposition — sont représentés par six photographies des responsables de la guerre. Il ne s’agit d’aucun des hommes qui sont assis au banc des accusés, mais de six Américains : magistrats, fonctionnaires, hommes publics. Leurs noms n’étaient pas familiers au public français, qui les avait rarement vus sur l’écran, sauf celui de M. La Guardia.

Les lecteurs des articles économiques en France connaissaient M. Morgenthau, mais il était tout de même difficile de persuader les Français que MM. Baruch, Frankfurter, Wise et Lehman étaient les auteurs de la guerre actuelle, dont Hitler et Göring étaient les victimes, mais je l’ai déjà dit, la propagande nazie ne reculait devant aucune invraisemblance.

13° Cette photo est plus pittoresque : elle reproduit les deux faces d’un billet de 1 dollar et comporte deux légendes, séparées par une des étoiles maçonniques qui porte l’inscription.

« Un dollar ne vaut que s’il est signé Morgenthau. »

Et voici les textes des légendes qui prouvent l’imagination des créateurs nazis dans cette matière.

Voici le texte de gauche :

« Le ministre du Trésor est le juif Morgenthau junior, apparenté aux grands requins de la finance internationale.

« Tous les attributs juifs figurent sur ce dollar :

« L’aigle d’Israël, le triangle, l’œil de Jéhovah ; les 13 lettres de la devise, les 13 étoiles de l’auréole, les 13 flèches, les 13 rameaux de l’olivier, les 13 marches de la pyramide inachevée. Cet argent est bien juif. »

Et voici le texte de droite :

« Ce dollar a payé la guerre juive, seul message que les Anglo-Américains sont en état de nous adresser. Suffira-t-il à nous dédommager des malheurs que nous vaut la guerre juive ? L’argent n’a pas d’odeur, mais le Juif en a une. »

14° « M. Churchill et M. Roosevelt se partagent l’Afrique. »

15° Maintenant, voici la propagande antisémite proprement dite ;

nous l’avons déjà vue, mélangée à la propagande anti-anglaise et anti-américaine.

Cette photo représente des enfants d’une école professionnelle française qu’on a conduits à une exposition anti-juive et dans les mains desquels on a placé des brochures anti-juives.

16° « Voici l’invasion juive : la France est rongée par une hydre symbolique et barrée par des chiffres :

« En 1914 : 200.000 Juifs ; en 1939 : 800.000 Juifs, sans parler des demi-juifs ».

17° « Pour les Juifs le droit de vivre ; pour nous, le droit de crever.

« Sous les récriminations de la juiverie envahissante s’alignent les croix des victimes de la guerre dont la liste s’allonge. »

La propagande cherche d’une part à cristalliser et à isoler la masse juive et d’autre part, à susciter contre elle la haine du reste de la population. Elle cherche à diviser la France.

18° Enfin, voici maintenant le terrible ennemi russe : un bétail humain martyrisé traîne un wagonnet de pierres pendant qu’un monstre en uniforme fouette du knout ou d’une nagaika et menace du revolver.

Cette image devait d’abord être enrobée dans un montage général intitulé : « Le paradis des travailleurs ».

C’est ce qui lui donne un intérêt supplémentaire, mais, faute de temps, l’affiche fut offerte telle quelle. Nous déposons le projet de montage comme document RF-1151.

19° Une belle affiche norvégienne :

Un « NON », en forme d’éclair, vient frapper la main russe qui veut déchirer le drapeau national.

20° « Jamais ».

Image romantique qui fait songer à certains tableaux russes de l’autre siècle ; la mort escorte un train de déportés : les nazis montraient ce qu’ils connaissaient bien.

21° La dernière vue sur la Russie :

« Voilà ce que le bolchevisme apporterait à l’Europe. »

Sur la carte, des scènes de mutilation, infanticide, viol, pendaison, assassinat. C’est exactement ce que le nazisme a apporté à l’Europe.

22° Pourtant, cette Europe devait prendre conscience du bonheur d’être dirigée par le Führer, prendre conscience de sa force, de son unité, pour combattre victorieusement les barbares ennemis et voici une photographie d’affiche intitulée : « Un chef et son peuple ».

Hitler est présenté paré de toutes les séductions : douceur, simplicité, compréhension, cependant que le texte, illisible sur la reproduction, rappelle que c’est lui, Hitler, le soldat inconnu de la première guerre.

Nous attirons l’attention du Tribunal sur la photo.

LE PRÉSIDENT

Pouvez-vous dire au Tribunal pour combien de temps vous en avez encore ?

Continuez,

M. FUSTER

Pour dix minutes, Monsieur le Président

LE PRÉSIDENT

Continuez,

M. FUSTER

Dans la photo qui est à gauche, Hitler serre la main d’une petite fille, et la légende porte : « La petite gratulatrice », terme qui n’est pas français et révèle l’origine du document.

23° Voici une affiche très répandue en France :

« Je travaille en Allemagne, pour ma famille, pour la France Fais comme moi. »

24° « 1918-1943 : L’Histoire parle ; 1918 : la débâcle ; 1943 : la grande unité. »

Cette affiche répond aux inscriptions que les patriotes traçaient sur les murs en France. La défaite allemande se précipitait et l’on pouvait espérer que la fin de l’année 1943, comme la fin de l’année 1918, marquerait la victoire finale.

Les nazis ne trouvaient à opposer aux communiqués écrasants que des démentis et des affiches comme celle-ci pour affirmer la grande unité de l’Europe.

25° Voici une affiche qui synthétise les forces à la fois productrices et combattives :

« Les meilleurs ouvriers forgent les armes des meilleurs soldats.

« L’Europe invincible. »

26° Enfin la propagande s’élève au plan du conflit de doctrines politiques :

« Le socialisme contre le bolchevisme ou une Europe libre. »

27° Doctrine religieuse : c’est une affiche norvégienne qui vient ridiculiser l’alliance anglo-russe ; elle est intitulée :

« Une rencontre bénie. »

Un évêque anglican, nanti d’une bombe au phosphore, présente une croix symbolisant la Finlande qui est offerte au pope Staline :

Staline la reçoit, les yeux au ciel et le fusil-mitrailleur au bras.

Une pancarte indique : « Le christianisme est introduit au pays des Soviets ».

Et la légende dit : « Mon Cher Frère, avec ces belles croix, nous voulons renforcer ta foi ».

28° « L’Antéchrist.

« Le communisme, fléau de la civilisation. Le bolchevisme contre l’Europe.

« Exposition internationale 12 juillet-15 août 1941. » Les nazis se posent en défenseurs du christianisme.

29° Et voici pour terminer ce que les défenseurs du christianisme ont fait de l’église d’Oradour-sur-Glane...

Voilà la projection terminée : nous nous sommes permis de présenter au Tribunal quelques images qui concrétisent une tendance que son caractère spirituel rend peut-être moins sensible mais dont l’importance cependant est très grande.

Pour traiter un sujet aussi affectif et subtil, nous nous sommes servis du procédé des images, qui simplifie l’expression, de préférence aux paroles, car les images montrent dans le même instant ce que le discours ne peut que développer lentement.

Nous espérons avoir par ce moyen contribué à rétablir l’expression de la vérité.

(L’audience est suspendue jusqu’à 14 heures.)