CINQUANTE UNIÈME JOURNÉE.
Mardi 5 février 1946.
Audience de l’après-midi.
Plaise au Tribunal. Je désire annoncer que l’accusé Kaltenbrunner sera absent, jusqu’à nouvel ordre, par suite de maladie.
Messieurs, je vais aborder maintenant le dernier chapitre de mon réquisitoire, qui est consacré à l’organisation des actions criminelles.
S’il plaît au Tribunal, j’aimerais commencer ce dernier chapitre de mon réquisitoire en citant quelques paroles qui ont été prononcées par Mgr Piguet, évêque de Clermont-Ferrand, au cours de la messe pontificale de la Pentecôte, le 20 mai 1945, alors que Mgr Piguet venait d’être libéré du camp de concentration où il avait été envoyé par les nazis.
« Les institutions criminelles, dont nous avons été témoin et victime », dit-il, « portent en elles tous les fléaux de la barbarie et de la servitude antique, auxquels elles ajoutent une systématisation et une méthode nouvelle, susceptibles d’agrandir le malheur humain de toute l’étendue des possibilités scientifiques modernes. »
C’est sur cet aspect de systématisation des entreprises criminelles allemandes que je me propose de présenter des preuves au Tribunal, relativement aux pays occupés de l’Ouest.
Nous avons dit que la germanisation ne consistait pas dans le fait particulier de l’imposition de la nationalité allemande ou du droit allemand, mais dans l’imposition générale des normes, établies par le régime nazi, et d’une façon générale, de sa conception du monde. Sous cet aspect, la germanisation comporte l’action criminelle, à la fois comme un moyen et comme une fin. Comme un moyen, parce que le moyen criminel est le plus souvent très efficace, et nous savons que le nazisme professe l’indifférence à l’égard de l’immoralité des moyens. Comme une fin, d’autre part, parce que l’organisation finale de la société nazie postule l’élimination des éléments hostiles, ou jugés indésirables.
Dans ces conditions, les actions criminelles n’apparaissent donc pas comme des hasards ou de regrettables fatalités de la guerre et de l’occupation. On ne doit pas les imputer à des initiatives désordonnées et subalternes, dues à l’excès de zèle ou à l’indiscipline.
L’élimination des adversaires étant recommandée par la doctrine, elle sera réalisée en fait par le fonctionnement normal et régulier de l’appareil administratif. Si le nazisme a une philosophie de l’action criminelle, il a aussi, à proprement parler, une bureaucratie de l’action criminelle. La volonté qui inspire cette action se transmet de l’un à l’autre des centres principaux et secondaires de l’organisme étatique. Chacun des forfaits ou chacune des séries de forfaits dont on vous a parlé ou dont il vous sera encore parlé, suppose toute une suite de transmissions : les ordres, qui vont des supérieurs aux inférieurs, les demandes d’ordres ou les comptes rendus, qui vont des inférieurs aux supérieurs, et enfin les liaisons qui sont assurées entre échelons correspondants de différents services. Cette organisation administrative de l’action criminelle nous paraît une donnée très importante, quant à la détermination des responsabilités et quant à la preuve des imputations qui sont formulées par l’Acte d’accusation contre les dirigeants supérieurs et contre les organisations collectives.
La responsabilité de l’un quelconque de ces dirigeants supérieurs, au sujet d’une action criminelle déterminée, n’exige nullement, en effet, que l’on produise une pièce ou un document signé de cette personne elle-même, ou la mettant en cause par une désignation nominale. Le fait qu’un tel document existe ou n’existe pas, dépend du hasard. La responsabilité du dirigeant supérieur est directement établie par le fait qu’une action criminelle a été réalisée d’une façon administrative par un service, dont la hiérarchie aboutissait à ce dirigeant.
A plus forte raison en est-il ainsi lorsqu’il s’agit d’une action criminelle, poursuivie sur une longue période de temps, atteignant un nombre considérable de personnes et dont le développement a entraîné toute une série de complications, de consultations et de solutions. Il existe, dans tout service étatique hiérarchisé, un circuit continu de l’autorité, qui est en même temps un circuit continu de la responsabilité. D’autre part, en ce qui concerne l’accusation des organisations, qualifiées d’organisations criminelles, leur criminalité résulte du fait même que leur activité produit des résultats criminels, sans que les règles normales de compétence et de fonctionnement de leurs différents organes soient, à cette occasion, méconnues ou modifiées.
La collaboration qui s’établit en vue d’un tel résultat entre une série d’agents de l’organisation, aussi bien selon la verticale de la hiérarchie que sur le plan latéral, entre diverses spécialités, implique, non moins nécessairement, l’existence d’une disposition criminelle collective.
Je parlerai d’abord des persécutions contre les personnes, qualifiées de juives par la réglementation allemande. Le Tribunal connaît déjà, par d’autres démonstrations, la doctrine nazie au sujet des Juifs. Les historiens de l’avenir pourront peut-être déterminer quelle a été, dans cette doctrine, la part d’un fanatisme sincère et quelle a été la part d’une volonté préméditée de tromper et d’égarer l’opinion populaire.
Il est certain que les nazis ont trouvé de grandes commodités dans les théories qui devaient les conduire à entreprendre l’extermination des Juifs. En premier lieu, le thème anti-juif était un moyen toujours disponible de dériver les critiques et les colères du public. C’était, d’autre part, un procédé de séduction psychologique très habile à l’égard des esprits simples. Il permettait de donner un sujet de satisfaction à l’homme le plus démuni et le plus misérable, en le persuadant qu’il était tout de même d’une qualité supérieure et qu’il pouvait mépriser et brimer toute une catégorie de ses semblables. Enfin, les nazis se procuraient ainsi la possibilité de fanatiser leurs adeptes, en réveillant chez eux et en encourageant les instincts criminels qui existent toujours dans une certaine mesure, et de façon virtuelle, dans l’âme humaine.
C’est justement un savant allemand, Feuerbach, qui a développé la théorie selon laquelle la disposition au crime ne procède pas, nécessairement, d’une longue préparation. L’instinct criminel disponible peut surgir d’une façon instantanée. Les nazis ont ainsi offert à leurs serviteurs d’élite la possibilité de donner libre cours à la disposition qu’ils pouvaient avoir pour le meurtre, pour le pillage, pour les actions les plus atroces et pour les spectacles les plus hideux.
Par là, ils s’assuraient pleinement de leur obéissance et de leur zèle.
Afin d’éviter les répétitions, je ne parlerai pas d’une façon détaillée des grandes souffrances que les personnes qualifiées de juives ont éprouvées, en France et dans les autres pays de l’Europe occidentale. Je désirerais simplement indiquer ici que ce fut aussi une grande souffrance pour tous les autres habitants de ces pays, que de constater les traitements abominables qui étaient infligés aux Juifs. Tous les Français ont ressenti une profonde affliction en voyant persécuter d’autres Français, comme eux, dont beaucoup avaient mérité la reconnaissance de la patrie. Il n’est personne à Paris qui n’ait ressenti une grande honte en apprenant que Bergson, mourant, avait dû se faire porter au commissariat de police, pour satisfaire au recensement.
Monsieur Faure, vous allez me pardonner de vous interrompre, mais le Tribunal sent que ce que vous nous présentez maintenant, bien que très intéressant, est vraiment une théorie et ne présente aucune preuve pour nous. Nous avons déjà entendu un discours d’ouverture de la part des États-Unis, de la part de la Grande-Bretagne et de la part de la France. Je crois vraiment que vous devriez parler des preuves que vous présentez, plutôt que d’une théorie.
Je suis sûr que vous êtes toujours prêt à aller au-devant des désirs du Tribunal et que vous raccourcirez votre présentation.
Je comprends parfaitement le sentiment du Tribunal. J’avais simplement désiré prononcer quelques phrases se référant au sentiment des Français manifesté à l’occasion de ces persécutions.
Ces phrases sont maintenant exposées et j’en viens justement à l’objet de la démonstration que je dois présenter au Tribunal avec les documents. Pour montrer au Tribunal que l’esprit de ma présentation n’est pas différent de la nécessité que le Tribunal estime, je tiens à préciser que je ne présenterai, dans ce dossier, aucun document qui soit un récit individuel ou même d’intérêt collectif, et aucun document qui émane de victimes elles-mêmes ou même de personnes impartiales.
Je me suis attaché à choisir uniquement un certain nombre de documents allemands, afin de fournir la preuve de la réalisation d’une entreprise criminelle, qui a consisté en l’extermination des Juifs, en France et dans les pays de l’Ouest.
Je désirerais noter, tout d’abord, que les persécutions nazies contre les Juifs ont comporté deux séries de réalisation. Ce point est important au point de vue de la responsabilité directe des accusés.
La première catégorie de ces réalisations est celle qui a résulté des textes législatifs ou réglementaires, et la seconde catégorie est celle qui a résulté des voies de fait administratives.
En ce qui concerne les textes législatifs ou réglementaires, il est évident que ces textes pris par les autorités allemandes qui ont été soit l’autorité militaire, soit le Commissaire, du Reich, étaient des violations particulièrement flagrantes de la souveraineté des pays occupés.
Je pense qu’il n’est pas utile que je présente, d’une façon détaillée, cette réglementation législative, car les principaux traits en sont universellement connus. Pour éviter des lectures, j’ai donc fait établir deux tableaux, qui sont remis au Tribunal dans le livre de documents, bien qu’ils ne soient pas des documents proprement dits. Ces documents font l’objet d’un dossier annexe. Je désirerais indiquer ce que les deux tableaux qui sont dans ce dossier indiquent ; le premier tableau dans la colonne de gauche, suit l’ordre chronologique, les autres colonnes indiquent les différents pays. Le Tribunal peut donc trouver la succession chronologique des mesures prises contre les Juifs dans les différents pays.
Le second tableau est classé d’après les sujets : notion de Juif, mesures économiques, brimades et vexations, étoile jaune, et dans les cadres de ce tableau, on trouve les textes applicables en la matière, selon le sujet.
Je vais déposer également comme documents, sous le n° RF-1200, un certain nombre d’ordonnances qui ont été prises en France, concernant les Juifs. Comme ces ordonnances sont des actes publics, je demanderai simplement au Tribunal d’en prendre note.
Je dois maintenant faire cette remarque : l’ensemble de ces textes créait pour les Juifs une condition très diminuée. Cependant, il n’existe pas de texte légal allemand qui ordonne la déportation générale ou l’assassinat des Juifs.
D’autre part, il est à remarquer que le développement de cette législation est constamment progressif jusqu’en 1942, et qu’à ce moment-là il marque un temps d’arrêt. A ce même moment d’arrêt, nous verrons comment, par des mesures proprement administratives, on a procédé à la déportation des Juifs, ce qui, par conséquent, devait entraîner l’extermination.
Ceci nous amène à considérer qu’il n’y a pas deux actions différentes, dont l’une serait l’action législative, imputable au pouvoir militaire, et dont l’autre serait l’action d’exécution, imputable à la Police. Ce point de vue, selon lequel la responsabilité criminelle serait moindre de la part du pouvoir militaire, comme n’ayant fait que des ordonnances serait un point de vue inexact. En réalité, nous observons le développement d’une action continue, utilisant successivement des moyens différents. Les premiers moyens, c’est-à-dire les moyens législatifs, sont des mesures préparatoires, nécessaires pour la mise en œuvre des autres moyens, qui sont les moyens directement criminels.
Il était, en effet, indispensable, pour que les nazis puissent commencer à appliquer leur projet d’extermination, qu’ils aient tout d’abord réalisé une certaine détermination et une certaine séparation de la population juive, parmi la population d’ensemble du pays. Il leur était nécessaire de pouvoir trouver facilement les Juifs et de les trouver diminués dans leurs facultés de défense et dans les ressources matérielles, physiques, intellectuelles, qui leur auraient permis aisément d’éviter les poursuites de la Police.
Il fallait, enfin, que toute cette partie condamnée d’une communauté nationale puisse en être retranchée d’un seul coup et, pour cela, il était nécessaire de mettre fin, tout d’abord, à l’enchevêtrement constant des intérêts et des activités qui existe entre toutes les catégories de la population.
Les Allemands désiraient, enfin, préparer autant que possible l’opinion publique et ils pensaient y parvenir en l’habituant également à ne plus les voir, puisqu’il leur était pratiquement interdit de sortir.
Je vais maintenant présenter au Tribunal quelques documents relatifs à cette extermination générale, voulue et entreprise par les nazis. Je vais d’abord présenter une série de documents qui portent les numéros RF-1201, RF-1202, RF-1203, RF-1204, RF-1205 et RF-1206. Je dépose ces documents. Ils ont trait à une question particulière : l’émigration des Juifs qui tentaient de quitter les territoires occupés.
Étant donné que les Allemands ont professé, de toutes les manières, leur désir de se débarrasser des Juifs, on pourrait logiquement penser qu’ils envisageaient d’une façon favorable cette solution qui était leur émigration.
Au contraire, nous allons voir qu’ils interdisent l’émigration, et ce par voie de mesure permanente et générale. C’est donc là une preuve de leur volonté d’extermination des Juifs et une preuve de la férocité de leur action. Voici d’abord le document RF-1201. Ces documents sont remis au Tribunal dans des dossiers de photocopies pour chacun de ses membres.
Le document RF-1201 est une lettre du 22 juillet 1941, adressée par le service de Bordeaux, et qui demande des instructions à Paris. Je désirerais lire le début de cette lettre :
« Il vient d’être constaté qu’encore environ 150 Juifs se trouvent toujours sur le territoire de la Kreiskommandantur Saint-Jean-de-Luz. Lors de l’entretien que nous avons eu avec le Kreiskommandant, commandant Henkel, celui-ci a demandé que ces Juifs quittent le plus vite possible son arrondissement. En même temps, il a souligné qu’à son avis, il serait préférable de laisser émigrer ces Juifs, plutôt que de les transférer dans d’autres départements ou même dans des camps de concentration. »
Voici maintenant la réponse à ce télégramme. C’est le document RF-1202, en date du 26 juillet 1941 (deuxième phrase) :
« Nous ne pouvons approuver le point de vue du commandant Henkel et cela pour la raison que le Reichssicherheitshauptamt a stipulé à nouveau, par un arrêté de principe, que toute émigration de Juifs, résidant dans les territoires occupés de l’Ouest ainsi que, si possible, également dans les territoires non occupés de la France, doit être empêchée. »
Voici maintenant une pièce que je dépose comme document RF-1203 et qui émane du commandement militaire en France. Il ne s’agit plus des SS. Il s’agit du commandement militaire, en date du 4 février 1942 :
« Le Reichsführer SS et chef de la Police allemande au RMDJ a donné des ordres en vue d’interdire généralement toute émigration de Juifs d’Allemagne et des pays occupés. »
Le reste de la lettre indique qu’il pourra y avoir des exceptions. Ce document établit la collaboration entre l’Armée et la Police, l’Armée assurant l’exécution des instructions du chef suprême de la Police.
Je dépose maintenant le document RF-1205. Ce document a trait au même sujet, mais je le dépose cependant parce qu’il montre l’intervention d’une troisième autorité allemande, qui est l’autorité diplomatique. C’est une note du consulat général allemand de Casablanca. Je lis la première phrase : « Le nombre d’émigrants européens partant vers le continent américain qui, jusqu’ici, partait de Casablanca à de grands intervalles, s’est fortement élevé le mois dernier. Le 15 mars... » Le reste de la lettre indique qu’il s’agit d’émigrants juifs.
Le document RF-1204, qui est joint à celui-ci, constitue un nouveau rapport dans le même sens, du consul général de Casablanca, en date du 8 juin 1942. Je lis le dernier paragraphe de ce document : « En ce qui concerne les émigrants partant de Casablanca, il s’agit pour la plus grande partie de familles juives d’Europe centrale, d’Allemagne, ainsi que de familles juives françaises. Il n’y a pas lieu de soupçonner que des jeunes gens d’âge mobilisable soient partis de Casablanca, avec l’intention avouée de prendre du service chez l’ennemi. Nous suggérons d’aviser les services militaires compétents. »
J’ai cité ce document pour montrer qu’il ne s’agissait pas d’une émigration militaire, que l’on aurait eu intérêt à empêcher, et pour montrer d’autre part que ce document devait normalement concerner d’une part l’ambassade allemande à laquelle il est adressé, d’autre part les services militaires qu’il propose d’aviser.
Or, quelle va être la suite de ces deux communications ? Cette suite forme le document RF-1206, dont les deux pièces que je viens de lire constituent des annexes. Ce document RF-1206 émane de Berlin, du Reichssicherheitshauptamt et il est adressé au chef de la Police pour la France et la Belgique :
« Ci-joint deux copies de rapports confidentiels du consulat général allemand, à Casablanca, au ministère des Affaires étrangères, afin que vous en preniez connaissance.
« Il y a lieu d’apporter de votre part une attention particulière à l’état de fait qui y est décrit, en s’opposant, dans les limites du possible, à une pareille émigration. »
Je peux donc donner trois conclusions :
1° Comme je l’ai indiqué, les nazis s’opposaient à l’émigration des Juifs, bien qu’ils les prétendent indésirables ;
2° Cette décision était prise à l’échelon supérieur et d’une façon générale ;
3° Tous les services, Police, Armée, Affaires étrangères, sont intervenus pour assurer l’exécution de ces consignes barbares.
Je dépose maintenant au Tribunal le document RF-1207. Ce document est un rapport allemand volumineux (il a en effet 70 pages) qui a été retrouvé dans les archives allemandes à Paris.
Dans ce document, sont intercalés des séries de graphiques, des dessins et des modèles de fiches de recensement. Il est ronéotypé et l’exemplaire que nous déposons ne porte pas la signature de l’auteur, mais simplement l’indication « SS-Obersturmführer ». Il s’agit, en fait, de l’Obersturmführer Dannecker, qui a joué un rôle important dans le règlement des questions juives en France et qui était le chef de ce bureau.
Les faits que vous nous avez cités ont-ils été vérifiés par les autorités françaises, pour les documents saisis à Paris ?
Nous avons prélevé ces pièces, selon procès-verbal qui est déposé au Tribunal dans les archives de la Sûreté nationale, parmi les pièces saisies dans les bureaux allemands à la libération. D’ailleurs, je signale que les autres pièces qui sont produites comportent les signatures mêmes des fonctionnaires allemands. Ce rapport est le seul document qui n’a pas de signature. Le fait qu’il était écrit par Dannecker sera prouvé par d’autres documents qui en constituent le résumé.
Je ne vais pas lire au Tribunal les 70 pages de ce rapport, mais je désirerais lire certains paragraphes qui, je crois, peuvent intéresser le Tribunal. Voici la première page. D’abord le titre est : « La question juive en France et son traitement. Paris, le 1 juillet 1941. »
Première page : « Solution définitive de la question juive.
« Justifications et but de l’action, en France, de la Section juive de la Sicherheitspolizei et du SD.
« Il est, dès à présent, évident que des résultats pratiques ne peuvent être réalisés sans l’étude de la situation politique en général, ainsi que de la situation des Juifs.
« Les pages qui suivent doivent donner un aperçu d’ensemble de notre plan et commenter les résultats réalisés jusqu’à ce jour, ainsi que les buts immédiats. Tous les principes qui suivent doivent être considérés du point de vue suivant :
« Après que le chef de la Sicherheitspolizei et du SD a reçu du Führer la mission de préparer la solution de la question juive en Europe, ces bureaux en France ont à effectuer les travaux préalables, afin de pouvoir, en temps voulu, fonctionner d’une manière absolument sûre comme service extérieur du commissaire européen aux questions juives. »
J’indiquerai maintenant au Tribunal les principales rubriques des paragraphes, afin de suivre le développement de la pensée et de l’action de ce service allemand.
Monsieur Faure, puis-je vous demander pourquoi ce document n’a aucune marque d’identification ?
Je ne doute pas une seconde que vous nous dites la vérité, mais en même temps, ce n’est pas la procédure régulière. Nous devons compter sur un certain nombre de déclarations pour connaître la nature des preuves. Il ne figure rien sur le document pour montrer qu’il a été saisi à Paris ou ce qu’il est, en dehors de ce qu’il contient.
Monsieur le Président, la jonction de ces documents au dossier de l’Accusation française a été faite par un procès-verbal à Paris, que je vais déposer au Tribunal car, comme ce procès-verbal concerne un certain nombre de pièces, il n’a pas été joint spécialement au dossier de cette pièce-là. D’autre part, lorsque j’ai obtenu la remise de ces documents par la Police, je n’ai pas voulu que nous écrivions quelque chose sur le document ou que nous le placions sous un scellé fermé, car je désirais éviter que l’aspect normal en soit modifié d’une manière quelconque.
Je dois indiquer que si le Tribunal préfère ne pas recevoir le dépôt de ce document, étant donné que je reconnais qu’il ne porte pas de signature, je peux ne pas déposer ce document car j’ai un deuxième rapport de Dannecker qui est signé celui-ci. J’avais déposé les deux pour envisager la continuité de l’action.
Monsieur Faure, dans le cas des documents présentés par les États-Unis, documents saisis par les États-Unis, comme Sir David Maxwell-Fyfe nous l’a rappelé l’autre jour, il y a une attestation, je crois, du commandant Coogan qui déclare sous serment que les documents de certaines séries PS-RL et autres ont été tous saisis en Allemagne par les Forces des États-Unis. S’il y avait une telle attestation concernant les documents saisis à Paris, qui pourraient être identifiés par certaines séries de lettres, comme PS, etc., l’affaire semblerait tout à fait en ordre ; mais lorsqu’un document nous est présenté sans marque d’identification, nous nous trouvons dans la situation suivante : d’avoir à entendre les déclarations d’une partie, ce qui, en fait, n’est pas une preuve que le document ait été trouvé à Paris ou ailleurs. Il y a une façon de traiter cela qui, ce me semble, serait d’avoir une attestation — de quelqu’un qui connaît les faits — que ce document et d’autres documents de même genre ont été saisis dans les archives des Forces Armées allemandes, à Paris ou ailleurs.
Je pourrai très facilement produire au Tribunal la déclaration sous serment qu’il demande. J’indique que, si nous ne l’avons pas sous cette forme, c’est parce que notre procédure habituelle n’est pas exactement la même que celle qui est utilisée peut-être aux États-Unis. Alors, en fait, la Charte du Tribunal indiquant que le Ministère Public était chargé de recueillir les preuves, nous avons commis nous-mêmes des magistrats de notre service pour rechercher les pièces dans les archives de la police.
Mais, si le Tribunal le désire, je demanderai supplémentairement à la police l’attestation de la saisie de ces pièces dans les archives allemandes. Je demanderai alors au Tribunal de produire cette pièce d’ici quelques jours, pour la demander à la police.
Monsieur Faure, le Tribunal pense que nous pourrons admettre le document, si vous entreprenez de faire cela dans un jour ou deux.
Je ne puis pas assurer que j’aurai cette pièce dans un jour ou deux.
Je ne voulais pas parler du nombre de jours. Oui, si vous voulez entreprendre de faire cela, c’est suffisant.
Certainement, Monsieur le Président.
Je reprends donc l’analyse du rapport Dannecker, le premier chapitre est intitulé : « Histoire des Juifs en France ». Je ne le lirai pas ; il comprend une série d’appréciations d’un niveau intellectuel tout à fait primaire.
Le chapitre suivant est intitulé : « Organisation des Juifs en France ». Il comprend une première partie sous la rubrique : « Avant le 14 juin 1940 ». Cette partie ne me semble pas intéressante.
La deuxième partie de ce chapitre est intitulée : « Action de la Sipo et du SD (SS-Einsatzkommando, Paris) contre ces organisations et contre les personnalités dirigeantes juives ». (Le rapport provient du SS-Hauptsturmführer Hagen.) Je pense que je pourrai lire le début :
« L’utilisation de la documentation, recueillie en Allemagne, Autriche, Tchécoslovaquie et Pologne, permettait de conclure que le centre de judaïsme pour l’Europe, et ses communications principales avec les pays d’outre-mer, devaient être cherchés en France. C’est en se basant sur cette constatation que les grandes organisations juives déjà connues, telles que le Congrès Juif mondial » (suit une énumération) « ont été perquisitionnées et scellées. »
A partir de la page 14, le rapport essaie de démontrer l’existence d’une liaison entre le judaïsme et le catholicisme. Il expose les résultats de perquisitions qui ont été faites chez différentes personnalités : la famille Rothschild, l’ancien ministre Mandel, l’attaché de presse auprès de l’ambassade d’Angleterre, et d’autres personnes dont les avocats Moro-Giafferi et Torres.
La fin de ce chapitre est ainsi libellée (page 16, dernier paragraphe) :
« Pour résumer, nous pouvons dire, sur la base de la documentation recueillie, que le judaïsme en France, en liaison avec le catholicisme ainsi qu’avec certains politiciens importants, constituait son dernier rempart sur le continent européen. »
La division suivante porte comme titre : « Vie des Juifs après l’entrée des Allemands ». Le texte décrit la manière dont les Allemands ont organisé et imposé une organisation centrale et unique des Juifs. Il s’agit là du début du plan que j’indiquais tout à l’heure au Tribunal, et qui consiste à créer une masse de population juive entièrement séparée du reste de la population. Je désirerais lire le premier paragraphe, car l’analyse en est fort importante :
« Il est apparu, après l’armistice et le retour à la vie normale, que presque toutes les associations juives avaient cessé d’exister (absence des fonctionnaires responsables et des donateurs, qui avaient fui en zone non occupée), tandis que les besoins d’aide et de secours croissaient constamment. La législation croissante antijuive allemande amenait une aggravation constante des problèmes sociaux juifs. Il semble que cet état de choses devait créer un terrain favorable en France, pour une organisation générale des Juifs. »
Il y a dans ce texte une idée subtile. On note que la législation allemande, c’est-à-dire la législation du commandement militaire, a amené une grande aggravation des problèmes sociaux, et on en conclut que cela va faciliter l’organisation générale des Juifs. Ce raisonnement confirme, je pense, ce que j’ai dit tout à l’heure au Tribunal, à savoir qu’il s’agissait d’un ensemble de mesures dont les premières étaient destinées à faciliter la séparation d’une communauté juive, destinée à être exterminée.
Dannecker explique ensuite comment a été créé un Comité d’organisation. Je passe le détail et je viens à la page 21, au paragraphe 2 de la page 21 :
« Il a été convenu, avec les services du commandant du Grand Paris, qu’à l’avenir les organisations juives ne pourraient approcher les services allemands que par l’intermédiaire du Comité d’organisation juif ; c’est ainsi que l’on force à s’intégrer toutes les petites organisations juives. De plus, il a été convenu, avec le bureau parisien du Secours National, qu’après un délai de quatre semaines, aucun Juif ne pourra plus être nourri et hébergé par le Secours National. Le S. N. déléguera un représentant spécial pour contrôler le Comité d’organisation dans cette question. D’autre part, le blocage d’avoirs juifs, dans le plus proche avenir, forcera le judaïsme à demander à autoriser le Comité d’organisation à recevoir des dons qui lui sont destinés, dons provenant de ces avoirs bloqués, et l’acception de cette demande signifie l’existence pratique d’une union forcée juive.
« On voit ainsi que cette question est également résolue dans le sens voulu, même si c’est de manière froide. »
Le chapitre suivant a comme titre : « Action politique du chargé d’affaires juif de la Sicherheitspolizei et du SD ». Je désirerais en lire quelques passages :
« Après la promulgation, par le Gouvernement français, du statut juif du 3 octobre 1940, un certain ralentissement s’est produit dans la solution de la question juive en France ; c’est pourquoi le chargé d’affaires des questions juives a élaboré le plan d’un Bureau central juif. Des pourparlers au sujet des plans ont eu lieu avec l’administration militaire, le 31 janvier 1941. Celle-ci manifesta aucun intérêt et, considérant que la question était d’ordre purement politique, en confia l’examen au SD d’accord avec l’ambassade allemande. »
La suite est une analyse de différents entretiens avec le commissaire français Vallat, avec l’ambassadeur Abetz, avec de Brinon, et indique les différentes exigences présentées par les Allemands aux autorités françaises.
Je passe maintenant à la page 26, au dernier paragraphe :
« La proposition du Service des affaires juives a été remise au SS-Brigadeführer, Dr Best, par le SS-Obersturmbannführer, Dr Knochen. Cette proposition veut dire qu’un service de liaison doit être créé, liaison qui devrait comprendre les représentants des quatre services précités. La direction des affaires devrait se trouver dans la main du chargé d’affaires juives du SD, conformément au règlement de compétence de l’OKW, OKH et du Militärbefehlshaber en France.
« A la suite de cette suggestion, eut lieu, le 10 juin 1941, une conférence. Y ont pris part :
« Conseiller ministériel, Dr Stortz, pour le Militärbefehlshaber en France, Verwaltungsstab » (suivent des titres allemands que l’on n’a pas traduit en français et dont la lecture m’est un peu difficile) ;
« Dr Blancke, service économique ;
« Conseiller d’ambassade, Dr Zeitschel, ambassade d’Allemagne ;
« Et SS-Obersturmbannführer Dannecker.
« Les représentants de l’administration militaire exprimèrent clairement que la compétence du SD résultait des décrets de l’OKW et de l’OKH, ainsi que du dernier décret confidentiel du Militärbefehlshaber en France, du 25 mars 1941. Le Dr Stortz exprima que, pour différentes raisons, il serait préférable de s’abstenir de créer un bureau de liaison proprement dit, dirigé par le SD. Le SS-Obersturmführer Dannecker, de son côté, exprima que « la seule chose qui vous importait était le règlement définitif de la question » et, qu’en conséquence, le SD devait avoir la possibilité d’exécuter les ordres provenant du RSHA. »
Monsieur Faure, ne pourriez-vous pas résumer cela encore plus ? Ce document est très long et nous avons déjà tellement de documents, de preuves concernant les Juifs.
Je lirai simplement une phrase dans la même page : « A la suite de l’entretien, on décida de se réunir dans le même lieu, chez le chargé d’affaires juives, toutes les semaines. Au cours de ces conférences seraient échangées toutes les intentions, expériences et objections ».
Je pense qu’il est intéressant de noter ces conférences régulières qui étaient tenues toutes les semaines entre les services militaires, l’ambassade et le service de la Police.
Les pages suivantes du rapport peuvent être sautées. Ce sont des appréciations sur Vallat, des indications relatives à l’établissement de fichiers concernant les Juifs, l’analyse des ordonnances allemandes. Ceci est important pour montrer que ces ordonnances rentrent bien dans le plan d’ensemble. Dannecker parle également de l’Institut anti-juif et constate que cet institut a été financé par l’ambassade d’Allemagne.
Le rapport continue par des indications statistiques et il se termine par une conclusion, dont je lirai seulement un paragraphe :
« J’espère que j’ai réussi à donner une idée de la situation actuelle et à donner une vue d’ensemble des difficultés de toutes sortes que nous avons eues à surmonter. Dans cet ordre d’idées, je ne puis parler de ce sujet sans me rappeler l’appui, réellement amical, qui a été accordé à notre travail par l’ambassadeur Abetz et son représentant, le ministre Schleier, ainsi que par le Sturmbannführer conseiller d’ambassade, Dr Zeitschel. »
Pour répondre au désir du Tribunal, je note que je ne déposerai pas tous les documents qui se trouvent compris dans mon dossier de documents.
Je passe donc maintenant au document RF-1210 que je dépose sous ce numéro. Je n’ai pas déposé les documents RF-1208 et 1209. Ce document, RF-1210, est un nouveau rapport de Dannecker ; il est daté du 22 février 1942. Je le dépose pour montrer la régularité et le développement de l’action des services allemands. C’est une lettre du 22 février 1942. Je lirai simplement les rubriques, et je ferai deux citations :
La première rubrique est intitulée : « Tâche de la Sipo et du SD en France » ; la deuxième : « Cartothèque juive » ; la troisième :
« Commissariat français aux questions juives » ; la quatrième :
« Police anti-juive française » ; la cinquième est intitulée : « Action ». Je citerai ce paragraphe :
« Jusqu’ici, trois opérations de grande envergure ont été réalisées contre les Juifs de Paris. Chaque fois, nos services ont été responsables pour le choix des Juifs qui devaient être arrêtés et aussi pour tout le travail préparatoire, ainsi que pour l’exécution technique des actions. La cartothèque juive, que nous venons de décrire ci-dessus, a considérablement facilité l’organisation de toutes ces actions. »
La rubrique suivante s’appelle « Institut anti-Juif » ; ensuite :
« Groupement obligatoire des Juifs » ; en dernier lieu : « Conférence du mardi ». Je lirai le paragraphe 2 :
« Depuis la mi-1941, il y a, toutes les semaines, une conférence du mardi » (c’est la page 5 du document) « à laquelle assistent les services suivants :
« 1. Commandement militaire, État-Major administratif, section Administration ;
« 2. État-Major administratif, Groupe Police ;
« 3. État-Major administratif, section économique ;
« 4. Ambassade d’Allemagne à Paris ;
« 5. Einsatzstab Ouest du Reichsleiter Rosenberg.
« Le résultat de ces conférences était, sauf bien entendu de très rares exceptions constituées par des cas isolés, qu’un alignement absolu de la politique juive a pu être réalisé dans le territoire occupé. »
Peut-être pourrions-nous suspendre ici l’audience.
Messieurs, afin de ne pas prolonger trop les débats, je désirerais, s’il plaît au Tribunal, pouvoir déposer comme documents tous les documents qui figurent dans mon livre, mais n’en lire ou n’en analyser que quelques-uns qui sont les plus importants.
Je passerai donc les documents RF-1211, RF-1212, RF-1213, RF-1214. Je désirerais cependant mentionner au Tribunal la fin du texte ronéotypé en français ; comme il y avait sur le document la lettre « K », on a, tout à fait à tort, écrit le mot « Keitel », je désire mentionner que ce mot ne figure pas sur ce document.
Je désirerais lire ce document RF-1215 qui est très court :
« Secret. Télégramme, le 13 mai 1942, au chef du Bezirk. « Suivant instructions du Commandant général de l’Armée de terre, il ne faut pas, dans les publications relatives au refoulement forcé d’habitants, employer les mots « envoi vers l’Est », afin d’éviter une diffamation des régions occupées de l’Est. Il en est de même de l’expression « déportation », ce mot rappelant trop directement les expulsions en Sibérie de l’époque des Tzars. Dans toutes les publications et dans. toute la correspondance, il faudra employer les mots « envoi aux travaux forcés ».
Le document RF-1216, que je dépose maintenant, est encore une note de Dannecker du 10 mars 1942. L’objet de cette note est ainsi libellé : « Déportation de France de 5.000 Juifs ». Cette citation du titre suffit à caractériser le sujet du document. Dannecker fait allusion à une réunion des chargés d’affaires juives, réunion qui a eu lieu à Berlin, au RSHA le 4 mars 1942, et au cours de laquelle il a été décidé que des pourparlers seraient entrepris pour déporter 5.000 juifs de France. La note précise (paragraphe 4, deuxième phrase) : « Les Juifs de nationalité française doivent être déchus de leur nationalité avant la déportation ou, au plus tard, le jour même de cette déportation. »
Dans la suite du document, Dannecker expose qu’il faudrait que les frais de ces déportations soient payés par les Juifs français, car, en ce qui concerne la déportation imminente de masses juives importantes de Tchécoslovaquie, il a été prévu que le Gouvernement slovaque paierait une somme de 500 mark pour chaque Juif déporté et prendrait en charge, en sus, les frais de transport.
Je dépose maintenant le document RF-1217, qui est une note du 15 juin 1942 intitulée : « D’autres transports juifs en provenance de la France. »
C’est toujours la suite de la même action, mais je crois qu’il est intéressant de déposer, sans que je les lise, ces documents qui montrent le fonctionnement très complexe et très régulier de cette administration dont l’objet était d’arrêter et de déporter des innocents. Le début de la note fait allusion à une nouvelle conférence de Berlin du 11 juin 1942 à laquelle assistaient, outre Dannecker, les responsables des sections juives de Bruxelles et de la Haye. Au paragraphe 4 de la page 1 de ce document, je lis la dernière phrase :
« Dix pour cent des Juifs inaptes au travail pourront être compris dans ces convois. »
Cette phrase démontre bien que cette déportation n’avait pas pour objet de procurer une main-d’œuvre, même s’il s’était agi d’une main-d’œuvre destinée à être exterminée par le travail.
Je désirerais lire, également, le paragraphe 5, qui ne comprend qu’une phrase :
« Il a été convenu qu’en provenance des Pays-Bas : 15.000 Juifs, de la Belgique : 10.000 Juifs, et de la France, y compris le territoire non occupé : 100.000 Juifs, devront être expulsés. »
La dernière partie de la note est relative à la réalisation technique. Elle fait allusion d’abord aux négociations avec le service des transports pour obtenir les trains nécessaires. Elle fait allusion ensuite à la nécessité d’obtenir du Gouvernement de fait français qu’il prononce la déchéance de la nationalité des Juifs résidant hors des frontières. Il en résulterait que les Juifs déportés ne seraient plus considérés comme français. Il est noté, enfin, que l’État français devrait payer les frais de transport, ainsi que divers frais pour ces déportations.
Je dépose maintenant le document RF-1218. C’est encore une note du 16 juin 1942, intitulée : « Transport des Juifs hors de France », concernant « Ordre du SS-Obersturmbannführer Eichmann au SS-Hauptsturmführer Dannecker du 11 juin 1942 ». Les trois premiers paragraphes de cette note exposent qu’il existe des difficultés pour les transports de déportation, en raison du fait qu’une grande quantité de matériel ferroviaire est nécessaire pour la préparation de la campagne de l’Est. Je désirerais lire les deux derniers paragraphes de cette lettre :
« On procède actuellement à une grande réorganisation des entreprises de transport en France, consistant essentiellement dans la prise en charge par le ministère des Transports du Reich, sous sa responsabilité, des nombreuses organisations ayant existé jusqu’à aujourd’hui. Cette réorganisation, qui a été ordonnée d’une façon précitée, ne sera terminée que dans quelques jours. Il est impossible de faire connaître approximativement, avant cette date, si le transport des Juifs peut être effectué, à une époque rapprochée ou éloignée, à l’échelle prévue ou même partiellement. »
De telles précisions me paraissent intéressantes pour définir la responsabilité du Cabinet du Reich. Une entreprise aussi importante que la déportation de tant de Juifs, nécessitait l’intervention de beaucoup d’administrations différentes, et nous voyons ici que la réussite de cette entreprise dépend de la réorganisation des transports sous la responsabilité du ministère des Transports du Reich. Il est donc certain qu’un tel département ministériel, qui est pourtant le département technique par excellence, est intervenu pour favoriser cette entreprise générale de déportation. Je dépose ensuite le document RF-1219, qui est une note du 15 juin 1942 du Dr Knochen. Cette note est intitulée : « Exécution technique des nouveaux transports de Juifs hors de France ».
Je lirai seulement, pour ne pas être trop long, le paragraphe 1 de cette note :
« Pour éviter tout conflit avec l’action en cours concernant les « ouvriers français pour l’Allemagne », on parlera seulement de juifs. Cette version est confirmée par le fait que les transports peuvent comprendre des familles entières, par suite de quoi on laissera envisager la possibilité de chercher plus tard les enfants de moins de 16 ans laissés en arrière. »
Le reste de cette note, comme tous ces textes qui sont profondément pénibles d’un point de vue moral, continue de traiter par grands chiffres la question de la déportation des Juifs, comme s’il s’agissait de simple marchandise que tous ces êtres humains !
Je dépose maintenant le document RF-1220. C’est une lettre de l’ambassade d’Allemagne à Paris, du Dr Zeitschel, du 27 juin 1942. Je désirerais donner lecture de cette lettre qui est ainsi conçue :
« Comme suite à mon entretien avec le Hauptsturmführer Dannecker, en date du 27 juin, au cours duquel celui-ci a indiqué qu’il avait besoin au plus tôt de 50.000 Juifs de la zone libre pour être déportés vers l’Est et qu’il convenait, d’autre part, de soutenir l’action de Darquier de Pellepoix, commissaire général aux Questions juives, j’ai aussitôt saisi de cette affaire l’ambassadeur Abetz et le conseiller Rahn.
« Monsieur le conseiller Rahn doit rencontrer au courant de l’après-midi le Président Laval, et il m’a promis de l’entretenir aussitôt de la remise de ces 50.000 Juifs, ainsi que de la question de donner pleins pouvoirs à Darquier de Pellepoix, conformément aux lois déjà promulguées, et de lui accorder aussitôt les crédits qu’on lui a promis.
« Étant malheureusement absent de Paris pendant huit jours, et étant donné l’urgence de la question, je désirerais que le Hauptsturmführer Dannecker se mît en rapport, le lundi 29 ou le mardi 30 juin au plus tard, avec le conseiller Rahn, pour prendre connaissance de la réponse de Laval ».
J’ai pensé utile de lire cette lettre, car elle démontre la responsabilité du département des Affaires étrangères et de l’accusé Ribbentrop dans cette affaire abominable de la livraison demandée de 50.000 Juifs. Il est bien évident qu’une démarche de cet ordre ne peut pas être faite par un conseiller d’ambassade à l’insu de son ministre et si celui-ci n’est pas au courant et consentant dans l’affaire.
Je dépose maintenant le document RF-1221. C’est une note du 26 juin 1942, dont je donnerai simplement le titre : « Directives pour la déportation des Juifs ».
Je passe ensuite au document RF-1222, dont je lirai également le titre : « Conférence avec des spécialistes des questions juives des commandos de la Sicherheitspolizei à la section IV-J, du 30 juin 1942 ; déportation des Juifs, provenant des territoires occupés, à Auschwitz. »
Dans cette note, Dannecker fait encore allusion à la conférence qui a eu lieu au Reichssicherheitshauptamt, selon laquelle 50.000 Juifs doivent être transférés. Suit une liste des trains et gares de rassemblement envisagés et des demandes de rapports.
Je dépose ensuite le document RF-1223. C’est une note du 1 juillet 1942 résumant une conférence de Dannecker et Eichmann qui, comme nous le savons déjà, était à Berlin mais qui avait dû venir à Paris à cette occasion.
« Objet ; Conférence de service avec le SS-Hauptsturmführer Dannecker, Paris, en vue de l’évacuation imminente de la France. » Il s’agit toujours de la préparation de la grande action envisagée. Je dépose maintenant le document RF-1224, dont je lis seulement le titre et la date :
« 4 juillet 1942. Directives pour la grande rafle de Juifs à Paris. » Je dépose également le document RF-1225, qui est une note, du 6 juillet 1942, de Dannecker.
Déportation de Juifs hors de France ».
Il s’agit d’une conférence tenue avec des représentants d’autorités françaises. Nous y voyons apparaître l’expression « Judenmaterial », qui a été traduite, d’une façon un peu indirecte, par le mot « cheptel juif ».
Je dépose maintenant le document RF-1226. Je désirerais lire, s’il plaît au Tribunal, le premier paragraphe de ce document, car il est très révélateur à la fois de la collaboration de la Police avec le service de transport, et de l’effroyable mentalité des services nazis. C’est une note qui fait suite à une conversation téléphonique entre les signataires, qui s’appellent Röthke et le SS-Obersturmbannführer Eichmann, Berlin.
« Le SS-Obersturmbannführer Eichmann, Berlin, a téléphoné, le 14 juillet 1942, vers 19 heures. Il voulait savoir pourquoi le train prévu pour le transport du 15 juillet 1942 a été annulé. J’ai répondu qu’au début, les porteurs d’étoiles devaient être arrêtés en province, également, mais que, conformément à un récent accord avec le Gouvernement français, seuls les Juifs apatrides devaient d’abord être arrêtés. Le train du 15 juillet 1942 a dû être annulé, car suivant les indications du SD-Commando Bordeaux, 150 Juifs apatrides seulement se trouvaient à Bordeaux. Étant donné le manque de temps, un ersatz en juifs n’a pas été trouvé. Le SS-Obersturmbann-führer Eichmann a répliqué qu’il s’agissait d’une question de prestige. On a dû mener avec le ministère des Transports de longues négociations au sujet des trains, négociations qui ont été couronnées de succès, et voici que Paris annule un train. Une pareille chose ne lui était pas encore arrivée jusqu’ici. L’affaire était très compromettante. Il ne voulait pas en informer de suite le SS-Gruppenführer Müller, car le blâme retombait sur lui-même. Il devait se demander si, d’une manière générale, il ne fallait pas laisser tomber la France en tant que pays de déportation. »
Je dépose maintenant le document RF-1227, qui porte des indications statistiques indiquant que l’on a évacué, jusqu’au 2 septembre 1942, 27.069 Juifs, et que l’on pourra atteindre, à fin octobre, un total de 52.069 Juifs. On se préoccupe d’accélérer le rythme et d’atteindre également les Juifs de la zone française non occupée.
Je dépose ensuite le document RF-1228. C’est également, un compte rendu d’une conférence où, cette fois, avaient été conviés des représentants des autorités françaises. Je désirerais lire seulement le dernier paragraphe de ce document :
« A l’occasion du congrès qui a eu lieu le 28 août 1942 à Berlin, il a été constaté que la plupart des pays européens sont plus près, et de beaucoup, de la solution définitive du problème juif, que la France. (A la vérité ces pays ont commencé plus tôt.) Il importe donc de rattraper beaucoup de choses d’ici le 31 octobre 1942. »
Je dépose maintenant le document RF-1229 sans le lire.
Il s’agit d’une note du 31 décembre 1942, du Dr Knochen, sur le même sujet des déportations.
Je dépose le document RF-1230, qui est une note du 6 mars 1943, intitulée :
« Situation actuelle de la question juive en France. »
Dans la première partie de ce document, on indique que les déportations ont atteint 49.000 Juifs jusqu’à la date du 6 mars 1943. Suivent les indications des nationalités, qui sont très variées, d’un certain nombre de Juifs, qui ont été déportés en dehors des Juifs français. Le paragraphe 3 de cette note porte le titre : « Position des Italiens dans la question juive. »
Je lirai simplement les quelques premières et dernières lignes de ce grand paragraphe :
« L’attitude, dans les départements occupés par les Italiens en France, doit être changée si on veut résoudre le problème juif. Quelques cas honteux... »
J’interromps ici la citation. Ces cas honteux sont des cas où les Italiens, dans la zone qu’ils occupaient, se sont opposés à l’arrestation de Juifs.
Je lis maintenant le dernier paragraphe :
« A.A. a été informé par le RSHA (Eichmann) des agissements des Italiens. Le ministre des Affaires étrangères Ribbentrop voulait discuter, lors d’une audience avec le Duce, de la position des Italiens au sujet de la question juive. On ne connaît pas les résultats de ces pourparlers. »
A.A. me paraissent être les initiales du ministère des Affaires étrangères (Auswärtiges Amt), ce que confirme d’ailleurs la suite.
Je ne déposerai pas les documents RF-1231 et RF-1232.
Je passe donc aux derniers documents que je désire présenter au Tribunal. Ces documents sont plus particulièrement relatifs à la déportation des enfants. Je dépose le document RF-1233, qui est une note de Dannecker, du 21 juillet 1942, dont je lis le paragraphe 2 :
« La question des déportations d’enfants a été examinée avec le SS-Obersturmbannführer Eichmann. Il décida qu’aussitôt que les déportations vers le Gouvernement Général seraient à nouveau possibles, les transports d’enfants pourraient rouler. Le SS-Ober-sturmfuhrer Nowak promit de rendre possible, à la fin août, début septembre, six transports, environ, vers le Gouvernement Général, comprenant des Juifs de toute espèce (y compris des Juifs inaptes au travail et des Juifs âgés). »
Voici maintenant le document RF-1234, que je dépose. C’est une note du 13 août 1942. Avant d’indiquer l’intérêt de ce document, je rappelle au Tribunal que je lui ai déposé, tout à l’heure, un document RF-1219, dans lequel il y avait une formule que je rappelle et qui était :
« On laissera envisager la possibilité de chercher plus tard les enfants de moins de 16 ans laissés à l’arrière. »
Les nazis désiraient donc donner l’impression qu’ils déportaient les familles ensemble et, qu’en tous cas, ils ne déportaient pas des trains composés seulement d’enfants. Pour donner cette impression, ils ont imaginé quelque chose, qu’on ne peut croire qu’en le lisant. C’est de mélanger, selon des proportions déterminées, des groupes d’enfants et des groupes d’adultes.
Je lis le paragraphe 4 du document RF-1234 :
« Les Juifs en provenance de la zone non occupée seront mêlés à Drancy à des enfants juifs se trouvant actuellement à Pithiviers et à Beaune-la-Rolande, de sorte que, pour 700 ou au moins 500 adultes juifs il y aura 300 à 500 enfants juifs. En effet, conformément aux instructions du Reichssicherheitshauptamt, des trains ne contenant que des enfants juifs ne doivent pas être mis en route. »
Je lis également la phrase suivante :
« Il a été dit à Leguay qu’en septembre, treize trains de Juifs devaient également quitter Drancy et que l’on pouvait livrer des enfants juifs en provenance de la zone non occupée. »
Je dépose maintenant le dernier document de cette série relative aux Juifs ; ce sera le document RF-1235, dont je vais donner lecture parce qu’il est très court :
« 6 avril 1944. Lyon 20 h. 10. Objet : Maison d’enfants juifs à Izieu, Ain.
« Ce matin, la maison d’enfants juifs « Colonie d’enfants » d’Izieu, Ain, a été dissoute. Au total, ont été arrêtés 41 enfants, âgés de 3 à 13 ans. En outre, l’arrestation de la totalité du personnel juif comportant 10 personnes, dont 5 femmes, a réussi. On n’a pu mettre en sécurité ni l’argent comptant, ni les autres objets de valeur. Le transport à destination de Drancy aura lieu le 7 avril 1944. »
Ce document porte une note manuscrite ainsi conçue :
« Affaire discutée en présence de Dr V.B. et du Hauptsturmführer Brunner. Dr V.B. a déclaré que, pour des cas de ce genre, des mesures spéciales étaient prévues, concernant l’hébergement des enfants par le Obersturmführer Rötchke. Le Hauptsturmführer Brunner déclare qu’il n’avait pas connaissance de telles instructions ou de tels plans et, qu’en principe, il n’approuvait pas de telles mesures spéciales. Dans ce cas, il procéderait également, conformément au mode habituel de déportation.
« D’ores et déjà, je n’ai pas pris de décision de principe à cet égard. »
Je crois que l’on peut dire qu’il y a quelque chose qui est encore plus frappant et plus horrible que le fait concret de l’enlèvement de ces enfants ; c’est ce caractère administratif, le compte rendu qui en est fait, selon la voie hiérarchique, la conférence où différents fonctionnaires s’en entretiennent tranquillement, comme d’une des procédures normales de leur service. C’est que tous les rouages d’un État, je parle de l’État nazi, sont mis en mouvement à une telle occasion et pour un tel but. C’est vraiment l’illustration de ce mot, que nous avons lu dans le rapport de Dannecker : « La manière froide ».
La suite du chapitre que je présente au Tribunal comprend un certain nombre de documents qui ont été recueillis afin de mettre en lumière, conformément à notre ligne générale, la perpétuelle interférence des services administratifs allemands.
Comme je me trouve un peu en retard sur mon horaire, j’indiquerai simplement les numéros de ces documents que je me propose de déposer et que je n’ai pas le loisir de commenter.
Ces documents seront numérotés députe RF-1238 jusqu’à RF-1249. Je désirerais, seulement, donner lecture au Tribunal d’un document, qui porte le numéro RF-1243, et qui est intéressant au point de vue du caractère organique de la prétention juridique des organismes allemands.
Je cite quelques phrases de ce document :
« Dans le rapport sur les expériences du chef de l’État-Major administratif, faites au cours de l’action de répression (Sperraktion) du 7 au 14 décembre 1941, on a suggéré d’éviter à l’avenir l’exécution d’otages et de la remplacer par des sentences de condamnations à mort, prononcées en conseils de guerre. »
Je saute les deux lignes suivantes et je continue :
« Les représailles consisteraient dans le fait que, dans les cas où l’on prononcerait normalement une peine de prison seulement ou l’acquittement, on prononce la peine capitale et on l’exécute. Avec cette influence exercée sur l’appréciation du juge par les attentats et actes de sabotage lors de la fixation de la peine, on tiendrait compte de l’esprit des Français, fortement attachés à la forme juridique. »
Je désirerais maintenant, et ce sera le dernier paragraphe de mon intervention, présenter une indication documentaire au sujet d’actions criminelles qui n’ont pu encore être exposées au Tribunal et qui mettent en cause la responsabilité personnelle de certains des accusés, ici présents. Je dois rappeler que l’action criminelle des nazis a pris des formes extrêmement diverses, qui ont été assez longuement exposées au Tribunal. Une forme particulièrement originale a été celle qui a consisté à faire commettre des crimes par des personnes organisées en bandes d’assassins de droit commun, dans des conditions telles que ces crimes paraissaient commis par de simples bandits ou étaient même imputés à des organismes de résistance que l’on cherchait ainsi à déshonorer.
De tels crimes ont été poursuivis et commis dans l’ensemble des pays occupés, mais il est quelquefois difficile, en raison des précautions qui ont justement été prises pour le camouflage, de faire remonter la responsabilité de ces crimes jusqu’à des dirigeants, les dirigeants mêmes de l’État nazi. Or, cette preuve a pu être découverte dans une procédure qui a été poursuivie au Danemark et dont tous les éléments sont donnés dans les rapports danois, qui n’ont pu nous être remis que très récemment.
J’exprimerai très brièvement cette situation. Il s’agit d’une série d’assassinats qui ont été commis au Danemark et qui ont reçu le titre d’assassinats de « compensation » ou d’assassinats de « clearing ».
Cette définition est expliquée...
Le défenseur m’indique qu’il y aurait une erreur de traduction dans le dernier document que j’ai lu, car dans ce document RF-1243, il y a un mot : « Begnadigung » qui est traduit, à tort, par acquittement. Étant donné que j’ignore la langue allemande, il est très possible que cette erreur existe et que ce mot veuille dire : le cas où il y a eu une grâce.
Quelle partie du document ?
En effet il y a cette erreur et je prie qu’on veuille bien m’en excuser, en raison du travail considérable de traduction. C’est le document RF-1243, à la ligne 14 : j’avais lu :
« ... où on prononcerait normalement une peine de prison seulement ou l’acquittement. »
Ce serait, d’après le défenseur :
« ... où on prononcerait normalement une peine de prison seulement, ou la grâce. »
La phrase paraît moins bien construite avec ce mot, ce qui explique l’erreur de traduction si elle a eu lieu. De toute façon, je crois qu’il est suffisant de retenir les instructions données : de prononcer la peine de mort, dans des affaires, où seule, une peine de prison aurait été justifiée normalement.
Je reprends le sujet que je développais et je désirerais lire pour exposer la situation la définition qui est donnée par le rapport danois et qui figure à la page 19 du mémorandum supplémentaire du Gouvernement du Danemark. Ce document a été déjà déposé sous le n° am04021946 zRF-901, samedi. Je vois qu’il ne figure pas, comme il est très gros, dans ce livre de documents, mais j’indique que les passages que je cite sont reproduits dans mon dossier « Exposé ». A la fin de ce dossier, il y a une nouvelle numérotation, et je suis, en ce moment, à la page 3, dans la dernière numérotation.
Je cite la page 19 de ce rapport danois :
« A partir du Nouvel an 1944, il s’est produit qu’un grand nombre de personnes, à des intervalles de plus en plus courts et, pour la plupart, des personnes connues, furent assassinées. On a, par exemple, sonné à leur porte, et un ou deux hommes ont demandé à leur parler. Au moment où elles apparaissaient... »
Je ne l’ai pas. C’est dans ce dossier « Organisation administrative et juridique de l’action criminelle ». Quel document ?
Ce n’est pas dans le dossier de documents. C’est dans le dossier « Exposé ».
Quelle partie du dossier ?
C’est dans la dernière partie du dossier. La numérotation recommence après la page 76. Si le Tribunal veut prendre la page 76, vient ensuite la numérotation qui recommence à la page 1.
Je l’ai.
Je lis, à la page 19 du rapport, l’extrait qui est recopié page 3 :
« A partir du Nouvel an 1944, il s’est produit qu’un grand nombre de personnes, à des intervalles de plus en plus courts et, pour la plupart, des personnes connues, furent assassinées. On a, par exemple, sonné à leur porte, et un ou deux hommes ont demandé à leur parler. Au moment où elles apparaissaient, ces inconnus les ont tuées à coups de revolver ; ou bien, par exemple, une personne prétextant qu’elle était malade, s’est adressée à un médecin, dans ses heures de consultation, et quand le médecin est entré, l’inconnu l’a tué d’un coup de revolver. D’autres fois, il est arrivé que, la nuit, des hommes inconnus sont entrés, de force, dans une maison et ont tué le locataire, devant les yeux de sa femme et de ses enfants. Ou encore, qu’un homme a été guetté dans la rue par des personnes civiles, pour être tué à coups de revolver. »
Il n’est pas nécessaire que je lise le paragraphe suivant ; je reprends la lecture au dernier paragraphe de la page 19 :
« Au fur et à mesure que le nombre des victimes a augmenté, on était, du côté danois, forcé de reconnaître avec stupeur, qu’il y avait un certain motif politique à la base de tous ces assassinats, étant donné qu’on s’est rendu compte que, d’une manière ou d’une autre, les Allemands étaient les instigateurs. Après la capitulation des Allemands au Danemark et d’après les investigations de la police danoise, il a été constaté que tous ces assassinats, qui se chiffrent par des centaines, ont été réellement commis d’après des ordres directs des autorités suprêmes et avec la collaboration active de personnages allemands les plus haut placés au Danemark. »
J’arrête ici la citation, et je résume la suite. C’est que les autorités danoises ont pu élucider toutes ces affaires criminelles, qui sont au nombre de 267, et qui sont analysées dans le rapport et les documents du rapport officiel danois.
Ces actes ont consisté non seulement en crimes, mais également en d’autres faits criminels et, notamment, dans des explosions. Il a été déterminé que tous ces actes avaient été commis par des bandes, constituées par des Allemands et également par certains Danois ; elles constituaient de véritables groupes de bandits, mais qui agissaient, comme j’en fournirai la preuve tout à l’heure, d’après des ordres extrêmement élevés.
Le rapport danois contient, notamment, le récit détaillé de l’enquête complète, qui a été faite sur le premier de ces assassinats, dont la victime a été le grand poète danois Kaj Munk, qui était, également, pasteur d’une paroisse. Les exécutants ont fait des aveux. Je résume ici le document, pour ne pas être trop long :
« Le pasteur, qui avait été cherché chez lui, est emmené de force dans une voiture et a été tué sur la route ; son corps a été retrouvé, le jour suivant, avec un écriteau épingle sur lui, où il était écrit :
« Cochon, tu as quand même travaillé pour l’Allemagne. »
Le Tribunal voit combien de crimes semblables ont été commis dans des conditions véritablement abjectes. Or, un premier fait a été que l’on a découvert que les membres des groupes de bandits, qui ont commis ces différents crimes, avaient tous reçu une lettre de félicitations personnelles de Himmler. Le texte de cette lettre, retrouvée sur l’un des assassins, constitue l’annexe 14 du rapport danois, et d’autre part nous en avons ici des photocopies avec la signature de Himmler.
Mais ces crimes extraordinaires engagent, d’une façon qui paraît vraiment incroyable, d’autres responsabilités que celle de Himmler lui-même. La police danoise a pu, en effet, arrêter Günther Pancke, qui exerçait les fonctions de général de la police au Danemark depuis le 1 novembre 1943. L’enquête est constituée par le plumitif du Tribunal de première instance de Copenhague ; elle est dans le rapport danois et elle retrace l’interrogatoire du général Günther Pancke, en date du 25 août 1945.
Il est maintenant nécessaire que je lise au Tribunal l’extrait de ce document, qui met en cause plusieurs accusés :
« Le 30 décembre 1943, le comparant et Best ont assisté à une séance au Quartier Général du Führer, où Hitler, Himmler, Kaltenbrunner, le général von Hannecken, Keitel, Jodl et Schmundt étaient présents, entre autres. Ceci correspond avec le journal de Best du 30 décembre 1943, dont il existe une copie. Il y a dû y avoir également un représentant du ministère des Affaires étrangères d’Allemagne, mais le comparant ne se rappelle pas son nom ni si la personne en question a prononcé un discours.
« Déjà, au cours de la première partie de la séance, Hitler était de fort mauvaise humeur et tout portait à croire que les renseignements qu’il avait obtenus sur la situation au Danemark étaient un peu exagérés. »
Je désirerais passer la page suivante, qui n’est pas indispensable, et arriver à la page 14 de mon dossier. Dans le passage que je ne lis pas, le témoin Pancke expose que lui et le Dr Best ont conseillé de combattre les saboteurs d’une façon légale. Il indique ensuite, à la page 14, que Hitler... Je cite :
« ... s’est opposé fortement aux propositions du comparant et de Best déclarant qu’il ne pouvait absolument pas être question de juger les saboteurs devant un Tribunal. »
Il explique ensuite que de pareilles procédures aboutissent à ce que l’on considère les condamnés comme des héros.
Je reprends ma citation à la page 15, troisième ligne en haut :
« Avec les saboteurs, il fallait procéder d’une seule manière, à savoir, les tuer, de préférence au moment de l’exécution de l’action, sinon de leur arrestation et ils ont reçu, tous les deux, de Hitler en personne, l’ordre sévère de déclencher les assassinats de compensation. A ceci, le comparant a répondu, toutefois, qu’il était très difficile et aussi très dangereux, de fusiller les gens lors de leur arrestation, étant donné qu’on ne pouvait savoir avec certitude, lors de l’arrestation, si la personne arrêtée était réellement saboteur. Hitler a réclamé des assassinats de compensation, dans la proportion de 5 pour 1 au moins, c’est-à-dire pour chaque Allemand qui serait tué, 5 Danois. »
La suite du document expose que le général von Hannecken a fait un rapport sur les questions militaires. Je lis la phrase, page 16 de mon dossier :
« En outre, le général Keitel a pris part à la conversation, se bornant toutefois à proposer de réduire les rations alimentaires au Danemark, au même niveau que les rations alimentaires en Allemagne. Cette proposition a également été rejetée par les trois représentants au Danemark. Le résultat a été que la séance s’est terminée par l’ordre exprès de Hitler au comparant de déclencher des assassinats de compensation et le contre-sabotage. Après cette séance, le comparant a eu un entretien, seul à seul avec Himmler, qui lui a dit que le comparant avait appris à présent, par le Führer lui-même, comment il fallait agir, et qu’il pensait pouvoir compter que le comparant exécuterait l’ordre reçu. Il semblait n’avoir jusqu’ici exécuté que celui de Himmler. Le comparant sait que Best, juste après la séance, avait un entretien avec von Ribbentrop, mais il ne se souvient pas du résultat. »
Le document expose ensuite qu’il a été procédé à ces assassinats de compensation, non pas dans la proportion de 5 pour 1, mais dans la proportion de 1 pour 1. Il expose qu’il était adressé des rapports à Berlin pour ces assassinats de compensation.
Je lis, à la page 18 de mon dossier, paragraphe 2 :
« Le comparant explique, qu’à son avis, ces mesures ont été décrétées avec pleine préméditation par l’autorité légale suprême en Allemagne, qui les a jugées nécessaires pour la protection des Allemands stationnés au Danemark et des Danois travaillant pour l’Allemagne. Aussi le comparant a dû obéir à l’ordre. Bovensiepen a rendu compte des faits et, quand il s’agissait de sujets importants, il a fait des propositions. Le comparant ignore si, dans tous les cas, Bovensiepen a choisi lui-même des sujets ou, dans certains cas, si ceux-ci ont été choisis par ses subalternes, mais il ajoute à cela qu’il subissait une forte pression du côté militaire, d’une part du général von Hannecken, bien que celui-ci, au début, fût opposé aux représailles par la terreur, et plus tard, encore plus, du colonel-général Lindemann. Quand des soldats avaient été tués ou par ailleurs qu’un dommage avait été causé aux objectifs militaires, on demandait aussitôt au comparant quelles mesures il avait prises et ce que, du côté militaire, on pouvait rapporter au Grand Quartier Général, c’est-à-dire Hitler. Le comparant devait donner une réponse satisfaisante de même qu’il devait agir. »
J’arrête ici ma citation. Le général Pancke expose ensuite quelle a été l’organisation de ces groupes de terreur.
Je dois maintenant indiquer que la police danoise a pu également arrêter le Dr Best, plénipotentiaire allemand, et inventorier ses papiers. Parmi ses papiers, se trouve le journal intime du Dr Best. Ce journal intime porte bien un feuillet du 30 décembre 1943, qui concorde avec les indications du témoignage précédent, quant à la réunion tenue le 30 décembre 1943 à la maison de thé du Führer. Ceci est la page 21.
« Déjeuner avec Adolf Hitler, M. H. Himmler, Reichsführer, le Dr Kaltenbrunner, SS-Obergruppenführer, M. Pancke, SS-Gruppenführer, le Feldmarschall Keitel, le général Jodl, le général von Hannecken, le Generalleutnant Schmundt, le lieutenant de brigade Scherff. Le déjeuner et les discussions sur les questions danoises ont duré depuis 14 heures jusqu’à 16 h30. »
Le Dr Best a naturellement été interrogé sur ce sujet. Il résulte des documents officiels danois, dont les extraits correspondants sont à la page 23 de mon dossier, que le Dr Best a d’abord reconnu la note de calendrier que je viens de citer. En ce qui concerne le fond de la question, voici ce que déclare le Dr Best. Bas de la page 23 :
« Le comparant ne se souvient pas de ce que Hitler, qui avait parlé beaucoup, ait mentionné quelque chose, comme quoi les rétorsions, en ce qui concerne les meurtres, devaient être pratiquées dans la proportion de 5 pour 1. Himmler et Kaltenbrunner se joignirent à Hitler, tandis que les autres personnes présentes, dont le comparant énumère les mêmes que Pancke, n’ont pas, lui semble-t-il, exprimé leur opinion (ceci est à la page 24). Le ministère des Affaires étrangères n’était pas représenté, de sorte que Sonnieitner ne participait pas à cet entretien. Après cette conférence, le comparant eut une conversation en tête-à-tête avec Ribbentrop à qui il expliqua ce qui s’était passé ; Ribbentrop partageait son avis, qu’il fallait protester contre une pareille méthode, mais il n’y avait, somme toute, rien à faire. »
Il est donc démontré que les accusés Kaltenbrunner, Keitel, Jodl, ont assisté à une réunion, une conférence de service, où il a été décidé que des assassinats purs et simples seraient organisés au Danemark.
Sans doute, les témoins ne disent pas que les accusés Keitel et Jodl aient manifesté de l’enthousiasme lors de cette proposition, mais il est établi qu’ils étaient là et qu’ils y étaient dans l’exercice de leurs fonctions, en même temps que leur subordonné, le commandant militaire du Danemark. Il s’agit ici de la responsabilité de plusieurs centaines d’assassinats qui sont abominables, mais sans doute cela même n’est qu’une faible partie des crimes qui sont évoqués par l’Accusation et qui ont fait plusieurs millions de victimes. Néanmoins, je crois qu’il est important d’apprendre que les grands chefs d’une armée et d’une diplomatie ont connu et accepté l’organisation systématique de banditisme et d’assassinats, commis par des tueurs professionnels qui prenaient la fuite après leur forfait.
Les documents que je viens de citer sont les derniers de la série que je m’étais proposé de présenter au Tribunal. Je ne les ferai pas suivre d’un commentaire plus général. Je crois qu’il y a dans l’horreur des innombrables crimes nazis, tant de monotonie et en même temps tant de variété, que l’esprit parvient difficilement à en concevoir toute l’étendue et tout le relief.
Mais chacun de ces crimes porte, en lui, toute la densité de cette horreur commune et recèle la valeur infernale de la doctrine qui les a commandés. S’il est exact que la vie ait le moindre sens, s’il y a autour de nous et en nous autre chose que, seulement, « le bruit et la fureur » une telle doctrine doit être condamnée, avec les hommes qui l’ont incarnée et qui en ont dirigé les entreprises.
Pouvez-vous nous dire ce que vous avez l’intention de présenter demain ?
Demain, M. Gerthoffer, si cela convient au Tribunal, se proposerait de présenter un exposé sur le pillage artistique. Ceci pose une question car, au moment où cet exposé devait être fait normalement, il y avait renoncé ; on avait pensé qu’il suffirait de s’en référer aux documents américains ; mais, après consultation avec nos collègues américains, il est apparu que ceux-ci avaient eux-mêmes compté que le Ministère Public français expliquerait cette partie de la question. Donc, si le Tribunal ne fait pas d’objection à ce que l’on revienne sur ce sujet en ce moment, un exposé sera présenté dans ce sens.
D’autre part, un magistrat de la Délégation française se propose de présenter un dossier qui consiste dans la récapitulation systématique des charges concernant chacun des accusés, et ceci d’après les documents et les dossiers qui ont été produits.
Je crois que le Tribunal serait désireux que l’exposé sur le pillage des œuvres d’art soit très court. Il doit être cumulatif, car vous vous souvenez qu’à une phase du Procès on nous a présenté une trentaine de livres sur les objets d’art qui ont été volés dans les diverses parties d’Europe et de France, tous photographiés par les Allemands eux-mêmes ; par conséquent, toute preuve qui sera donnée maintenant sera cumulative en ce qui concerne les spoliations.
C’est pourquoi j’ai demandé au Tribunal si cette procédure lui agréait, mais, de toute manière, si le Tribunal estime que l’exposé peut être fait, ce ne sera qu’un court exposé de deux heures environ.
Si j’ai bien compris tout à l’heure la question qui avait été posée en ce qui concerne la présentation de documents sur la spoliation des œuvres d’art en France, on avait demandé l’agrément du Tribunal. Je voudrais dire, à ce sujet, que le Ministère Public américain a déjà déclaré devant le Tribunal que la question des spoliations des œuvres d’art ne serait pas traitée une fois de plus.
A ce sujet, aussi bien moi, avocat de Rosenberg, que M. Stahmer, avocat de Göring, nous avions alors renoncé à convoquer des témoins, témoins que nous nous proposions de convoquer au cas où une autre présentation aurait été faite ; mais si l’Accusation française veut aborder cette présentation, nous serons obligés de convoquer à nouveau ces témoins.
Par conséquent, je voudrais prier le Tribunal de décider s’il est nécessaire de présenter encore une fois la question de la spoliation des œuvres d’art en France.
Je crois que l’avocat a tort en pensant que le Ministère Public américain a dit quelque chose qui signifiât que le Ministère Public français ne pouvait produire de preuves en ce qui concernait la spoliation des trésors d’art. Je ne pense pas que les États-Unis aient eu aucune autorité pour le faire. J’ai cru comprendre moi-même que cette phase de la procédure avait été omise, à la demande du Ministère Public français, afin de raccourcir le Procès. Est-ce juste ?
C’est bien exact, Monsieur le Président. Votre interprétation est juste.
Je crois que le Tribunal désire que cet exposé soit fait, si le Ministère Public français le désire, mais qu’il soit fait le plus brièvement possible.
Je vous remercie.