CINQUANTE-DEUXIÈME JOURNÉE.
Mercredi 6 février 1946.

Audience du matin.

M. FAURE

S’il plaît au Tribunal. M. Gerthoffer va lui présenter, dès maintenant, le dossier du pillage artistique.

M. CHARLES GERTHOFFER (Avocat Général français)

La section économique de la Délégation française avait préparé un exposé sur le pillage des œuvres d’art dans les pays occupés de l’Europe occidentale. Pour abréger les débats, à l’audience du 22 janvier dernier, nous avions cru devoir renoncer à présenter cet exposé, tout en restant cependant à la disposition du Tribunal, s’il l’estimait nécessaire. Mais, depuis le 31 janvier, le Ministère Public de la Délégation des États-Unis a bien voulu nous faire connaître que l’accusé Rosenberg avait l’intention de soutenir que les trésors artistiques furent simplement recueillis, pour être « protégés » . Nous estimons qu’il résulte des documents que nous tenons à la disposition du Tribunal, qu’il ne peut s’agir de protection, mais de véritable spoliation, et je suis à la disposition du Tribunal pour lui en administrer la preuve, dans un exposé que je réduirai le plus possible, en versant aux débats les documents que nous avons réunis. Si le Tribunal le veut bien, je peux lui faire ce rapide exposé. En tout cas, je suis à ses ordres.

Monsieur le Président, Messieurs, le pillage des œuvres d’art présente un aspect culturel sur lequel je ne reviendrai pas, puisqu’il a fait l’objet d’un exposé de M. le colonel Storey, le 18 décembre 1945. Je me placerai simplement au point de vue économique, pour parfaire l’exposé sur le pillage, en général, des pays de l’Europe occidentale.

Comme le Tribunal pourra l’apprécier, les dirigeants du Reich se sont principalement emparés, d’une façon systématique, des œuvres d’art appartenant à des particuliers, le plus souvent sous le prétexte que ceux-ci étaient Israélites, se procurant ainsi des moyens d’échange précieux. En Belgique, en Hollande, au Luxembourg, en France, galeries de tableaux, collections publiques ou privées, meubles anciens, faïences, bijoux, ont été volés.

Il ne s’agissait pas, alors, de pillages individuels, de pillages de soldats, comme toutes les guerres en ont offert et en offrent encore l’exemple. Cette campagne de rapines s’est faite de façon systématique et disciplinée. Les procédés mis en œuvre ont été divers.

L’arbitraire ou le fait personnel des individus n’a pu s’exercer que dans la mesure où il venait seconder l’exécution des plans élaborés par les chefs nationaux-socialistes, dès avant le mois de juin 1940.

L’organe officiel d’exécution des pillages fut principalement l’Etat-Major spécial du ministre Rosenberg, pour les territoires occupés de l’Europe occidentale et des Pays-Bas. Si cet organisme ne fut pas le seul agent, il a été le plus important. M. le colonel Storey avait déjà attiré l’attention du Tribunal sur ce comportement criminel. La volonté de mettre la main sur les œuvres d’art, aussi bien que sur les richesses matérielles, est à la base de la politique d’expansion nationale-socialiste. Le comportement en Pologne de l’accusé Frank en a déjà fourni une preuve suffisante.

Dès l’invasion de l’Europe de l’Ouest, apparaît l’idée de protéger ce butin de prix. Dès l’abord, dans la précipitation et le désir de saisir le plus possible, c’est plusieurs autorités parallèles qui vont exécuter les confiscations.

L’autorité militaire d’abord, soit indirectement, comme ce fut le cas en Hollande, avec les services spéciaux du Devisenschutzkommando, soit directement, comme ce fut le cas en France, avec le Service de la protection artistique.

L’autorité civile, ensuite, se vit parallèlement confier la même mission, qu’il s’agisse de l’ambassade d’Allemagne à Paris ou dans les Pays-Bas, de l’Office des biens ennemis, relevant en Hollande du Commissaire du Reich.

Cette pluralité de compétences survécut d’ailleurs, à l’installation de l’État-Major Rosenberg. Ce sera la première phase du pillage des œuvres d’art. D’après la correspondance officielle, aussi bien que les déclarations d’Otto Abetz, l’initiative en est imputable au ministre des Affaires étrangères, partant, à l’accusé Ribbentrop. Cette première phase a duré de l’entrée des Allemands dans les pays de l’Europe occidentale, jusqu’au mois d’octobre 1942.

La deuxième phase commence avec l’apparition de l’État-Major Rosenberg. Il entre en scène sous le patronage de l’accusé Göring, et pour lors, c’est à ce dernier qu’ont été principalement imputables les opérations de pillage.

Vers le mois de juillet 1942, une troisième phase s’ouvre dans l’histoire de l’État-Major spécial. Le principal responsable est, alors, l’accusé Alfred Rosenberg. L’activité de l’État-Major spécial ne cessa en Europe qu’avec la libération.

Une part des archives du service Rosenberg tomba entre les mains des Armées françaises, une autre part, qui avait été repliée sur Fussen, fut saisie par l’Armée américaine, qui recueillit également les archives de l’accusé Rosenberg. Telle est l’origine des documents PS présentés au Tribunal.

La préhension des œuvres d’art a commencé, dès l’entrée des troupes allemandes en Hollande, Belgique et France. A Paris, dès le mois de juin, un service de l’ambassade est dirigé par le Dr von Kunsberg et par le Dr Dirksen, parallèlement à un service spécialisé du Gouvernement militaire, dirigé par le comte Wolff Metternich. L’ordre de saisie visait, au mépris de la Convention de La Haye, aussi bien la propriété publique que la propriété privée. L’accusé Keitel donna, le 30 juin 1940, un ordre au général von Bockelberg, gouverneur de Paris. Je dépose une copie de cet ordre n° RF-1301. Le voici :

« Le Führer a, après rapport du ministre des Affaires étrangères, donné l’ordre de mettre la main, à côté des objets et valeurs historiques en possession de l’État français, sur les objets d’art et valeurs historiques en possession privée, surtout possession juive. Ce ne doit pas être une expropriation, mais un transfert sous notre garde, comme garantie pour les négociations de paix. »

Des mesures identiques ne tardèrent pas à être prises en Hollande, en Belgique et au Luxembourg.

Le document RF-1302, qui est un document découvert par l’Armée des États-Unis et qui a été immatriculé sous le n° PS-137, dont je dépose une copie, a été ainsi libellé par l’accusé Keitel, le 5 juillet 1940 :

« Le Reichsleiter Rosenberg a suggéré au Führer ce qui suit :

« 1° Les bibliothèques d’État et archives seront fouillées pour trouver des documents de valeur pour l’Allemagne.

« 2° Les chancelleries et les hautes autorités de l’Église, ainsi que les loges, seront fouillées pour rechercher la preuve des manœuvres politiques dirigées contre nous et le matériel en question sera saisi.

« Le Führer a ordonné que cette suggestion soit suivie et que la Gestapo, aidée par les archivistes du Reichsleiter Rosenberg, ait la charge des recherches. Le chef de la Police de sûreté, SS-Gruppenführer Heydrich, a été informé. Il se mettra en rapport avec le commandant militaire compétent pour exécuter ces ordres.

« Ces mesures seront exécutées dans toutes les régions des Pays-Bas, de Belgique, du Luxembourg et de France, occupées par nous.

« Il est demandé que les services subordonnés soient informés.

« Le chef du Haut Commandement de l’Armée.

« Signé : Keitel. »

Je verse, sous le n° RF-1303, la copie du document PS-139, rédigé pour la Hollande, à peu près dans les mêmes termes, et sous le n° RF-1304, la copie du document PS-140, qui est analogue pour la Belgique.

En même temps, le 15 juillet 1940, une ordonnance en exécution des ordres de Keitel, concernant la protection des objets d’art, était prise dans les territoires occupés. Cette ordonnance a paru au Bulletin officiel allemand, dit Vobif, n° 3, page 49 et suivantes. Je dépose une copie de cette ordonnance sous le n° RF-1305, et je demanderai la permission au Tribunal de lui citer les deux paragraphes suivants :

Premier paragraphe, alinéa 1 :

« Les objets d’art mobiles ne seront pas éloignés du lieu où ils se trouvent actuellement, ni modifiés d’une manière quelconque, sans l’autorisation par écrit d’un commandant supérieur de la Militärverwaltung. »

Alinéa 3 :

« Les objets d’art mobiles, dont la valeur surpasse lOO.OOO francs, doivent être signalés par leurs propriétaires ou détenteurs, par écrit, jusqu’au 15 août 1940, à la Feldkommandantur compétente, ou à une autre autorité désignée par celle-ci. »

Si le Tribunal veut bien se souvenir des explications que j’ai eu l’honneur de lui donner il y a quinze jours, il se souviendra que, pour les valeurs mobilières, pour les devises et pour les autres richesses, les Allemands avaient pris, à la même époque, des ordonnances semblables de blocage ou d’immobilisation.

Dans cette ordonnance, destinée à être connue de la population des territoires occupés, il ne s’agissait pas encore de mise en sûreté ou de confiscation, mais simplement d’immobilisation et de déclaration, mesures préparatoires à la spoliation future et indices de mauvaise foi à retenir. Dès cette époque, il fut procédé aux saisies des plus célèbres collections Israélites françaises, saisies faites dans de telles conditions qu’elles provoquèrent de nombreuses protestations élevées à la Commission d’armistice de Wiesbaden.

Je dépose dans le livre de documents, sous le n° RF-1306, une lettre du secrétaire d’État français aux Finances, du 18 décembre 1941, contenant une de ces protestations ; je ne ferai pas de citation et je me contente de déposer la lettre.

La délimitation des activités et des compétences n’était pas faite entre les autorités civiles et militaires allemandes. Il y eut des conflits et des rivalités, mais, dès le mois de mars 1941, la place de premier plan fut dévolue à l’État-Major spécial Rosenberg, et il est possible de dire qu’il a joui, de 1940 à 1944, d’un véritable monopole en ce qui concerne les confiscations d’objets d’art, aussi bien au Luxembourg, qu’en Belgique, en Hollande ou en France.

L’État-Major Rosenberg était une émanation du bureau de politique extérieure du Parti, dont la première fonction théorique consistait à recueillir le matériel politique qui pouvait et pourrait être exploité dans la lutte contre la juiverie et la franc-maçonnerie, par la « Hohe Schule ». C’est l’école supérieure dont Hitler définissait les buts dans son ordre du 29 janvier 1940, qui figure dans la documentation américaine sous le n° RF-1308 (document PS-136). Ce document est très-court et je vais en donner lecture au Tribunal :

« L’école supérieure, « Hohe Schule », doit être un jour le centre même de la recherche de la doctrine et de l’éducation nationales-socialistes. Sa création aura lieu après la guerre. Aussi, pour hâter la mise en train du travail préparatoire commencé, j’ordonne que le Reichsleiter Alfred Rosenberg continue à diriger ces travaux préparatoires, en premier lieu dans le domaine de la recherche et de l’établissement de la bibliothèque. »

« Les services du Parti et de l’État sont tenus de lui donner leur aide dans cette tâche. »

« Berlin, le 29 janvier 1940.

Signé : Hitler. »

Chargé de rechercher et de saisir les collections juives laissées « sans maître » dans les pays occupés, l’État-Major spécial Rosenberg ne se contenta pas de piller les habitations particulières, mais son activité implique l’enlèvement de maints dépôts, notamment des coffres de banque. C’est ce qui résulte notamment d’un passage du document que j’ai déposé sous le n° RF-1307 et que le Tribunal me permettra de lui lire. C’est à la page 2 de la traduction, et c’est également reproduit dans l’exposé.

« Le 26 septembre 1941, M. Braumüller, agissant pour le compte de M. Rosenberg, fait enlever deux caisses remplies d’objets d’art inventoriés, en dépôt à l’agence de la Société Générale à Arcachon, au nom du séquestre de M. Philippe de Rothschild, non encore relevé de la déchéance de la nationalité française. »

Le champ d’activité de l’État-Major spécial Rosenberg ne se limita d’ailleurs pas au pillage des biens juifs ou maçonniques. Il engloba rapidement tout ce qu’il put saisir de patrimoine artistique des pays occupés, patrimoine que l’État-Major spécial s’appropria par des moyens toujours illégaux, sans distinguer entre les biens privés et les biens publics.

Cette action de l’État-Major Rosenberg a été inspirée par les ordres de l’accusé Göring lui-même. C’est ainsi que je dépose, sous le n° RF-1309, un document découvert par l’Armée des États-Unis et immatriculé sous le n° PS-141, qui est constitué par un ordre de l’accusé Göring le 5 novembre 1940, daté de Paris, et qui étendait l’activité de l’État-Major spécial. Voici cet ordre :

« Pour assurer la conservation des objets d’art possédés par des Israélites, les objets d’art déposés au Louvre seront l’objet du classement suivant :

« 1° Ceux des objets d’art dont le Führer s’est réservé le droit de disposer quant à leur affectation ultérieure ;

« 20 Ceux des objets d’art qui peuvent servir à compléter les collections du maréchal du Reich.

« 3° Ceux des objets d’art et les fonds de bibliothèque qui semblent pouvoir être utilisés pour la création de la « Hohe Schule » et dans la sphère d’activité du Reichsleiter Rosenberg. »

LE PRÉSIDENT

Je crois que ce document a déjà été lu, si je me rappelle bien, par le colonel Storey.

M. GERTHOFFER

Je vais alors omettre la citation, Monsieur le Président.

J’en arrive à l’ordre de l’accusé Keitel du 17 septembre 1940, dont je dépose une copie sous le n° RF-1310, et qui porte le n° PS-138. En voici le passage principal :

« En supplément à l’ordre du Führer, transmis au Reichsleiter Rosenberg, dont vous avez eu connaissance à ce moment, de fouiller les loges, les bibliothèques et les archives des pays occupés, pour les objets précieux pour l’Allemagne, et de sauvegarder ces derniers par l’intermédiaire de la Gestapo, le Führer a décidé :

« Le Reichsleiter Rosenberg ou son représentant, le Reichshauptstellenleiter Ébert, a reçu, du Führer personnellement, des instructions précises concernant le droit de confiscation. Il est autorisé à transporter en Allemagne les objets qui lui semblent précieux et à les mettre en sécurité.

« Le Führer s’est réservé la décision quant à leur utilisation.

« On est prié d’informer les Commandants en chef militaires ou les services compétents. »

Les activités de l’État-Major spécial Rosenberg ont été multiples. C’est ainsi, par exemple, que le 18 décembre 1941, Rosenberg suggéra à Hitler la saisie du mobilier juif, dans les territoires occupés de l’Ouest, pour servir à l’installation des organes du Parti dans les régions de l’Est.

Voici la copie de ce document, découvert par l’Armée des États-Unis, qui porte le n° PS-001 et dont je dépose une copie au livre de documents sous le n° RF-1311.

« Partout dans l’Est, l’administration a trouvé des conditions d’habitation effroyables, et les possibilités d’approvisionnement sont si limitées qu’il est pratiquement impossible d’acheter plus. C’est pourquoi je requiers du Führer son approbation pour la saisie de tous les mobiliers appartenant à des Juifs qui ont fui, ou de ceux qui sont sur le point de fuir Paris, comme dans tous les territoires occupés de l’Ouest, pour fournir en mobilier, autant que possible, l’administration de l’Est. »

J’en arrive au bas de la page 15 de mon exposé ; les Allemands dissimulaient d’ailleurs leurs intentions. C’est ce qui résulte notamment de la lettre en date du 28 février 1942, adressée à la Commission allemande d’armistice par le commandant militaire allemand en France, et dont je dépose une photographie sous le n° RF-1312.

Page 16, voici quelques extraits de cette lettre :

« Prenant en considération la mission spéciale dont est chargé l’État-Major spécial Rosenberg, et qui consiste à saisir les biens artistiques des Juifs, des protestations du Gouvernement français contre l’activité de l’État-Major spécial sont toujours présentées à l’OKH. et il est simplement répondu au Gouvernement français par une décision intermédiaire c’est-à-dire que la demande est transmise au service intéressé à Berlin, pour examen de la décision. »

Et plus loin, dans la même lettre, on peut lire :

« Les missions de l’État-Major spécial Rosenberg doivent être, comme toujours, tenues secrètes vis-à-vis des services français. »

Une lettre adressée au chef de section de l’administration militaire à Paris, du 7 avril 1942, et que je dépose sous le n° RF-1313, fait apparaître les mêmes directives. En voici un passage :

« Les mobiliers appartenant à des Juifs de nationalité anglaise ou américaine ne seront pas réquisitionnés pour le moment, mais uniquement les mobiliers des Juifs de nationalité allemande, de ceux qui sont nationaux des États occupés, partiellement ou totalement ou de ceux qui sont apatrides. Les objets réquisitionnés deviennent propriété du Reich. Aucun reçu ne sera délivré. Les droits des tiers, surtout ceux des locataires et des propriétaires de garde-meubles, sont considérés comme éteints. »

Et plus loin, les mêmes instructions, page 17 de l’exposé :

« 6. L’exécution des opérations doit être aussi discrète que possible. Aux demandes de principe émanant de services français locaux quant aux opérations, il faut répondre verbalement qu’il s’agit d’une mesure punitive ordonnée par les autorités supérieures ; toutes explications supplémentaires doivent être évitées.

« Les plaintes individuelles doivent être transmises à l’Einsatz-Stab. »

Et plus loin :

« Les explications par la voie de la presse, sur l’emploi de locaux juifs laissés vacants, ne sont, pour le moment, pas opportunes. »

J’en arrive à la page 19 de l’exposé, pour citer un passage très court d’une lettre en date du 18 juin 1942, signée de Rosenberg et adressée à l’accusé Göring. Je dépose une copie de cette lettre sous le n° RF-1314. Voici le passage dont je vais donner lecture au Tribunal, page 20 de l’exposé, page 2 du document :

« Il y a déjà quelque temps, j’ai approuvé expressément les instructions données par le chef de mon Einsatzstab, le Stabsführer membre du parti Utikal, suivant lesquelles le Dr Lohse du Bureau des arts graphiques est à votre disposition pour vos désirs personnels. »

J’en arrive maintenant, Messieurs, à quelques explications sur les opérations de saisie, à la page 22 de mon exposé écrit.

Étant donné que les premières confiscations ont été faites par l’autorité militaire, le Devisenschutzkommando et l’ambassade d’Allemagne, l’État-Major spécial n’entra en scène qu’à un moment où les grandes saisies collectives étaient déjà faites.

La plus grande partie des collections Rothschild, Kahn, Weil-Picard et Wildenstein étaient confisquées, et elles représentaient les trois quarts du butin global de l’État-Major spécial.

Sur les procédés employés pour appréhender les œuvres d’art, je dépose au Tribunal un document qui est constitué par une lettre du secrétariat aux Finances de France, du 25 octobre 1941, et que je dépose sous le n° RF-1315. Pour ne pas abuser des instants du Tribunal, je me contente de déposer le document, car il est vraisemblable que mon collègue chargé des imputations personnelles y fera allusion de son côté.

Page 24 de l’exposé écrit...

LE PRÉSIDENT

Comment prouvez-vous que la plus grande partie des collections Rothschild, Kahn, Weil-Picard et Wildenstein a été confisquée au milieu de novembre 1940 ? Quelle est la preuve de cela ?

M. GERTHOFFER

Ceci résulte des renseignements généraux qui nous ont été fournis par les services des Beaux-Arts.

LE PRÉSIDENT

Avez-vous versé au dossier un rapport d’une commission gouvernementale qui déclare cela, qui l’établit ?

M. GERTHOFFER

Non, Monsieur le Président, je n’ai pas au dossier ce rapport. Je n’ai pas cru nécessaire de le déposer, parce que je crois qu’il était admis que presque toutes les collections Rothschild ont été saisies à ce moment-là.

LE PRÉSIDENT

Je ne crois pas que nous puissions prendre acte sans ce rapport et simplement sur votre déclaration.

M. GERTHOFFER

Je crois que la question n’a pas grand intérêt.

LE PRÉSIDENT

Le Tribunal ne peut pas prendre acte d’une déclaration qui n’est pas supportée par une preuve. C’est pourquoi nous ne tiendrons pas compte de cette déclaration. Il faut d’abord avoir cette preuve.

M. GERTHOFFER

Je crois que la question n’a pas d’intérêt, parce que, tout à l’heure, le Tribunal verra la quantité énorme d’oeuvres d’art qui ont été déménagées par les Allemands, et j’ai cru inutile de faire un détail par nom de propriétaire.

LE PRÉSIDENT

Je vois que les faits sont rapportés dans le document PS-1015 qui se trouve dans votre deuxième livre de documents. Je ne sais pas si vous ferez usage de ce document RF-1323.

M. GERTHOFFER

Je veux parler du rapport Scholz sur l’activité de l’État-Major Rosenberg, et, dans ce rapport, il est donné des détails sur les quantités qui ont été prélevées. Je le citerai tout à l’heure.

LE PRÉSIDENT

Et il comprend des faits échelonnés d’octobre 1940 à juillet 1944, la collection de Rothschild incluse. Je ne sais pas si cela se réfère aux autres collections que vous citez dans votre exposé.

M. GERTHOFFER

Je cite un peu plus loin ; ce rapport à également été cité par le colonel Storey, le 18 décembre.

LE PRÉSIDENT

Je n’interviens que dans le but de dire que nous ne pouvons pas prendre acte des déclarations de fait, à moins que vous n’ayez des preuves pour les appuyer.

M. GERTHOFFER

D’après les opérations de saisie (page 24 de l’exposé), les Allemands ont procédé à des opérations d’inventaire, de catalogue et de conservation proprement dites. Ces opérations ont été un très gros travail. Cette besogne s’avéra excessivement longue et très compliquée, vu le manque d’ordre et de méthode.

Les objets étaient apportés au musée du Jeu de Paume et au Louvre, le plus souvent en un seul lot, provenant d’origines très diverses, d’où impossibilité de les inventorier. Une grande quantité de matériel était classée « Inconnu » quant à l’origine, mais cependant, dans un rapport de l’État-Major Rosenberg, du 15 avril 1943, découvert par l’Armée des États-Unis et immatriculé sous le n° PS-172, dont je dépose une copie sous le n° RF-1316, on peut lire le passage suivant :

« C’est grâce à cette étude détaillée du matériel saisi, que l’on peut baser un compte rendu fidèle sur l’ensemble des actions de saisie, au point de vue financier. Les travaux préparatoires ont été menés de telle façon que, une fois le rapport général fait, il pourra être considéré comme un document inattaquable, relatant une opération de recensement et de saisie artistique unique en ce genre dans l’Histoire. »

J’en arrive à la page 26 de mon exposé : un certain nombre d’oeuvres d’art étaient considérées par les Allemands comme des œuvres dégénérées, et l’entrée sur le sol national-socialiste leur était interdite. En principe, elles auraient dû être détruites, mais, dans le cadre de l’économie de guerre totale, ces toiles, pour condamnées qu’elles fussent, n’en présentaient pas moins une valeur marchande, une valeur d’échange certaine et élevée. Aussi, soigneusement détectées dans les grandes collections et chez les particuliers, ces toiles furent-elles saisies, et, comme le prévoyait déjà l’alinéa 5 de l’ordonnance du 5 novembre 1940, livrées au commerce d’art français et allemand.

En plus de ces toiles condamnées, d’autres étaient laissées de côté, comme présentant moins d’intérêt dans des collections officielles. Elles fournirent matière à de nombreux abus. C’est ainsi que nous arrivons au trafic des œuvres d’art. Il ne s’agit pas ici d’opérations occultes et frauduleuses, qui ont été le fait personnel de tel ou tel membre du service Rosenberg, mais il s’agit d’opérations officielles.

Deux sortes d’opérations ont été couramment exécutées par l’État-Major spécial, à savoir les échanges et les ventes.

Les échanges : nous avons à ce sujet, à titre d’exemple, la déposition du sieur Gustave Rochlitz, reçue par M. Frapié, juge d’instruction à Paris, le 6 janvier 1946. Je dépose sous le n° RF-1317 cette déposition, dont voici un passage dont je vais donner lecture au Tribunal :

« Au cours des années 1941 et 1942, j’ai échangé différents tableaux anciens contre quatre-vingts tableaux modernes, remis par Lohse, qui me disait toujours que ces échanges étaient effectués sur l’ordre de Göring, et que les tableaux reçus étaient destinés à Göring. J’ai su depuis que tous les tableaux donnés en échange se trouvent dans la collection Göring. J’ai remis en échange environ trente-cinq tableaux, et peut-être plus. »

Ces faits sont confirmés par l’accusé Rosenberg lui-même, dans les dernières lignes de son rapport du 15 avril 1943, immatriculé sous le n° PS-172 déjà cité, dont j’ai déposé une copie sous le n° RF-1316. Voici le passage intéressant de ce rapport :

« Sur l’ordre du maréchal du Reich, un certain nombre de ces produits de l’art français moderne et dégénéré ont fait l’objet, auprès du commerce d’art parisien, d’échanges contre des peintures possédant une valeur artistique reconnue. C’est ainsi que, dans des conditions très intéressantes, ont été acquises quatre-vingt-sept œuvres de vieux maîtres italiens, néerlandais ou allemands, possédant une haute valeur reconnue. »

De nombreux objets d’art, des livres et des tableaux surtout, furent vendus par le représentant de l’État-Major spécial. Certains le furent en France, d’autres en Allemagne ou en Suisse. Le calcul apparaît donc nettement, si l’on songe que les tableaux, saisis sous un prétexte juridique fallacieux de mise en garde, pouvaient être mis en vente sur des places neutres et payés en devises.

Je crois, dès maintenant, devoir vous donner quelques très courtes explications sur les justifications que les Allemands ont données à leurs saisies. Ces justifications sont d’abord des arguties sur le caractère même des saisies : mesures temporaires et conservatoires pour d’aucuns. Le comte de Mettemich, chef du service de protection artistique en France, du mois de juillet 1940 à 1942, a fait le point avec netteté, dans un rapport dont une copie a été découverte en France, et que je dépose sous le n° RF-1318. Voici de courts extraits de ce rapport, au bas de la page 29 de l’exposé :

« Dès mon arrivée en France, j’ai pu me rendre compte que différents services, qui n’appartenaient pas à l’administration militaire, s’intéressaient aux objets d’art transportables. »

Et un peu plus loin, dans le même paragraphe :

« On ne prévoyait pas d’expropriation, mais ces objets étaient considérés comme des gages pour le futur traité de paix. Il n’a pas été publié d’instructions plus détaillées concernant l’exécution de cette ordonnance, et les termes « sous la garde » n’ont pas été interprétés. »

Mais les termes vagues de « sous la garde » permettaient aussi toutes les interprétations. D’après certains, la mainmise n’était qu’une mesure temporaire, mais la question de l’appropriation définitive n’en demeurait pas moins pendante. Pour l’accusé Rosenberg, la solution était simple : il l’exprime dans sa lettre précitée du 18 juin 1942, adressée à Göring, que j’ai déposée tout à l’heure sous le n° RF-1314. En voici le passage intéressant :

« Je pense donc que vous serez d’accord avec moi sur ce point, que les biens artistiques saisis à des Juifs doivent être regardés comme étant saisis pour le compte du parti national-socialiste. En ce qui concerne les matériaux de documentation, le Führer a déjà décidé que le matériel saisi par l’État-Major spécial doit être donné à la « Hohe Schule ». Il serait aussi nécessaire de donner un jour des objets d’art saisis au Parti. Bien entendu, la décision doit être laissée au Führer, mais un tel arrangement serait raisonnable, étant donné que le Parti a payé pour la bataille contre les Juifs depuis vingt ans. »

Et nous sommes en droit de dire que les confiscations ne sont plus, dès lors, des mesures conservatoires ni des réquisitions, mais une sorte de prélèvement, de butin, revenant au peuple allemand, triomphateur du peuple juif qu’il a mis hors la loi.

Dans un rapport justificatif, demandé par le commandant de l’Armée et rédigé, sur l’ordre de l’accusé Rosenberg, par le chef d’Etat-Major spécial Utikal, en novembre 1941, ce dernier va jusqu’à affirmer (je dépose ce rapport sous les numéros RF-1319, RF-1320 et RF-1321, et je fais une courte citation de l’annexe RF-1321, page 31) :

« Les mesures de représailles allemandes contre les Juifs ont aussi leur fondement dans le droit des gens. Il y a, dans le droit des gens, un principe reconnu, selon lequel on a le droit d’employer dans la guerre les mêmes conceptions et d’exercer les mêmes représailles, dont l’adversaire a usé le premier. Or, les Juifs ont de tout temps, dans leur droit formulé dans le Talmud et le Schulchan Aruch, appliqué ce principe que tous les non-Juifs doivent être considérés comme du bétail et, par conséquent, sont dépourvus de droits, que la propriété des non-Juifs doit être traitée comme une chose qui a été abandonnée, c’est-à-dire comme n’ayant pas de maître. »

Ainsi, Messieurs, les confiscations de l’État-Major spécial ont été abritées derrière cette étrange interprétation du droit, dont il semble inutile de discuter la valeur devant le Tribunal. Les autorités belges, hollandaises et françaises émirent de fréquentes protestations, étayées sur les principes les plus élémentaires du Droit international, mais essuyèrent toujours des refus.

Il conviendrait sans doute de préciser l’ampleur des saisies. Il est difficile d’apporter une appréciation globale en valeur, bien que Rosenberg lui-même ait, à plusieurs reprises, fait une estimation de son butin, notamment dans une lettre au trésorier du Parti, Schwarz, du 14 novembre 1940, document découvert par l’Armée des États-Unis, portant le n° PS-1736, et dont je dépose une copie sous le n° RF-1322.

Rosenberg estime, à cette date déjà, à un demi-milliard de Reichsmark le montant du butin. Les documents de l’État-Major spécial sont assez nombreux et précis pour permettre de fixer quelques données quantitatives. Les saisies de l’État-Major artistique d’abord :

Le document de base est le rapport du Dr Scholz en date du 14 juillet 1944, dont il a été fait état tout à l’heure. C’est le document PS-1015, qui a déjà en partie été présenté au Tribunal par le colonel Storey, et dont je dépose une copie sous le n° RF-1323. Je n’extrairai de ce rapport que de très courtes indications, en ce qui concerne les quantités d’objets qui ont été enlevés. D’après ce rapport, 21.903 objets, provenant de 203 collections particulières, ont été enlevés, notamment dans les collections Rothschild, Alphonse Kahn, David Weil, Levy de Benzion, les frères Seligmann.

D’après le même rapport, il y eut « au total 29 grands envois, 137 wagons et 4174 caisses ».

Je ne ferai pas d’autre citation de ce rapport. Je crois que mon collègue chargé des imputations y fera allusion lui aussi.

LE PRÉSIDENT

Serait-il opportun de suspendre l’audience ?

(L’audience est suspendue.)
M. GERTHOFFER

L’État-Major spécial Rosenberg ne s’est pas intéressé seulement aux tableaux et aux objets d’art, mais aussi aux livres ; c’est ainsi qu’il résulte du document découvert par l’Armée des États-Unis et immatriculé sous le n° PS-171, dont je dépose une copie sous le n° RF-1324, que 550.000 volumes ont été pris en France.

La Hollande a également fourni un lourd tribut de livres ; de riches bibliothèques en incunables et manuscrits ont été pillées. Il résulte du document PS-176, découvert par l’Armée des États-Unis, et dont je dépose une copie sous le n° RF-1325, que la valeur des livres s’élevait à environ 30.000.000 à 40.000.000 de Reichsmark.

On doit citer également, comme il résulte des documents PS-178 et PS-171, que je dépose sous le n° RF-1326, que les archives de la banque Rothschild ont été enlevées au mois de février 1941.

L’État-Major Rosenberg pillait également des mobiliers : il résulte d’une note adressée par l’accusé Rosenberg au Führer, et datée du 3 octobre 1942, déposée sous le n° RF-1327, notamment ceci (je lis un passage) :

« Pour l’exécution de l’action « M », fut créée à Paris la Dienststelle Westen, avec des organes directeurs en Belgique, aux Pays-Bas et en France. Ce service a expédié jusqu’à ce jour 40.000 tonnes de meubles vers le Reich en utilisant librement tous les moyens de transports, bateau et chemin de fer... Étant donné qu’on a reconnu que les besoins des sinistrés du Reich devaient avoir la préférence sur les besoins de l’Est, le ministère du Reich en a mis une grande part, plus de 19.500 tonnes, à la disposition des sinistrés... »

Une copie du rapport Rosenberg, en date du 4 novembre 1943, document PS-1737-B, daté de Paris, et dont je dépose une copie sous le n° RF-1328, nous indique :

« En faveur des sinistrés, par suite des bombardements du Reich, 52.828 logements juifs ont été saisis et placés sous scellés. L’envoi aux villes sinistrées, y compris les missions spéciales, a permis d’expédier 47.569 installations complètes. »

Le document L-188, recueilli par la 7e armée américaine, est un rapport émanant des services de l’accusé Rosenberg. La pièce 8, dont je dépose une copie sous le n° RF-1329, indique que plus de 69.619 logements de Juifs ont été pillés, et que ces mobiliers comprennent plus de 1.000.000 de mètres cubes et qu’il a fallu utiliser 26.984 wagons, soit 674 trains, pour les transporter.

Au même dossier, une pièce, que je dépose sous le n° RF-1330, précise qu’à Paris seulement, 38.000 logements juifs furent vidés.

Le document PS-1772 a déjà été déposé sous le n° RF-1325, et il nous indique qu’en Hollande, de mars 1942 à juillet 1943, 22.623 logements ont été vidés, et qu’il a fallu 586 péniches et 178 wagons pour déménager des mobiliers.

Ces quelques chiffres sont sans doute suffisants pour appuyer l’accusation de pillage économique portée au nom des pays de l’Europe occidentale contre l’État-Major spécial Rosenberg. Comme il a été déjà dit, bien que les éléments matériels d’infraction soient les mêmes, il ne saurait être question d’assimiler les pillages, comme en fournit des exemples, à travers les siècles, l’histoire de tel ou tel conquérant, aux pillages tels que les ont compris les accusés. Ce qui empêche l’assimilation des pillages passés aux pillages du service Rosenberg ou des chefs nationaux-socialistes, c’est l’intention différente, quelque délicate que puisse en être l’analyse.

Le pillage ancien, pillage d’œuvres d’art, s’entend surtout comme une satisfaction d’amour-propre du conquérant, où sa sensibilité, son goût, son amour de la gloire jouent le rôle déterminant. Sans nul doute, il est possible de retrouver le même sentiment à la base de l’activité criminelle de tel ou tel accusé, mais — et là va apparaître la différence fondamentale dans la valeur de tel ou tel tableau, de telle ou telle œuvre d’art — les chefs nationaux-socialistes ont sciemment retenu à la fois le critère de la richesse esthétique, partant d’une valeur personnelle, et celui de la richesse matérielle, partant de la valeur d’échange ; cette valeur d’échange concerne la rétention d’un gage pouvant, sinon faciliter, du moins servir de moyen de pression dans les négociations du futur traité de paix, comme les documents présentés au Tribunal l’ont laissé apparaître.

Quels qu’aient été les prétextes ou les excuses avancés par les chefs nationaux-socialistes, en mettant la main sur le patrimoine artistique de l’Europe occidentale soit par vol, soit par de prétendues saisies conservatoires, soit même par des achats directs aux propriétaires ou aux commerces d’art, l’intention criminelle est la même.

Le mobile allemand a été indiscutablement de constituer une réserve de valeurs, sinon pour la satisfaction d’un désir individuel, du moins pour la satisfaction d’un besoin collectif conforme au mythe de la Plus Grande Allemagne. Réserve de valeurs présentant un triple avantage : Avantage culturel, celui de la « Hohe Schule » ; Avantage économique, en second lieu, base de spéculation financière et réserve de valeurs facilement écoulables sur les marchés mondiaux ; réserve de valeurs fixes surtout, absolument insensibles aux fluctuations du cours des matières premières, insensibles aux dévaluations et aux manipulations monétaires ; réserve de valeurs, enfin, présentant une importance politique entre les mains des négociateurs du traité de paix.

La Défense objectera peut-être que les échanges et les achats sur le marché libre ne peuvent être reprochés aux accusés du fait de leur caractère de contrats, du fait de l’accord de volontés et de l’existence de contre-parties. Mais les éléments de fait présentés au Tribunal permettent d’affirmer que ces opérations n’ont eu que l’apparence d’opérations régulières, soit que l’on s’attache aux conditions de formation du contrat que l’on évoque, dans les opérations faites sous la menace ou la violence, soit que l’on songe aux droits possédés sur les contre-parties fournies, contre-parties des échanges par des objets ou œuvres d’art volés, contre-parties des ventes réglées en monnaie nationale provenant de contributions plus ou moins régulières, notamment des indemnités d’opérations ou de clearing.

La plupart de ces achats, du point de vue des principes généraux de droit pénal, sont entachés à un double point de vue : payées avec du numéraire spolié, d’une part, les œuvres d’art ayant fait l’objet des ventes n’ont pu légitimement entrer dans le patrimoine de leurs acquéreurs ; la violence, le dol, la tromperie, d’autre part, ont entaché une part importante des négociations, comme il ressort d’ailleurs de nombreuses dépositions, tel que l’extrait du procès-verbal de la déposition du sieur Rochlitz, en date du 8 janvier 1946, dont j’ai déjà donné une lecture au Tribunal tout à l’heure, que j’ai déposé sous le n° RF-1317, et dont il me permettra de lui donner rapidement encore connaissance de quelques passages.

Rochlitz, marchand de tableaux à Paris, déclare :

« Lohse est venu me voir en février 1941. Il m’a dit qu’il recherchait des tableaux pour différentes personnes, principalement pour Göring ; je lui ai présenté un tableau de Weenix, dont j’étais propriétaire, et un portrait d’homme du Titien, qui appartenait pour 2/3 à Birchentski et 1/3 à moi.

« Lohse les a achetés, puis, huit ou dix jours plus tard, il m’a proposé, au lieu d’argent, des tableaux en échange. Il estimait du reste que j’avais vendu les tableaux trop chers. Le prix était d’environ 2.000.000. Il a ajouté que Göring avait vu les tableaux, qu’il ne voulait pas les payer le prix convenu, mais qu’il avait donné l’ordre de les échanger contre des tableaux modernes venant d’Allemagne.

« Il m’a montré un certain nombre de tableaux, et il m’en a proposé onze en échange des deux tableaux ; il m’a empêché de regarder derrière les tableaux. »

Plus loin, le même témoin dit :

« Je croyais à cette époque que les tableaux provenaient d’Allemagne, j’ai su peu après que ces tableaux, et ceux échangés par la suite avec Lohse, étaient des tableaux confisqués à des Israélites. Quand j’ai vu que ces tableaux étaient confisqués, j’ai protesté ; Lohse m’a répondu : « J’agis sur l’ordre de Göring, vous n’avez rien « à craindre, ces confiscations sont prévues par la Convention « d’armistice et les échanges sont réguliers. »

« Comme je protestais, il m’a traité d’ennemi du peuple. »

Jamais — et ceci sera la dernière remarque sur la question — l’Histoire n’a fourni d’exemple de pillage collectif organisé sur des bases aussi administratives. La spoliation devient, dans le domaine culturel, avec l’État-Major spécial, une institution reconnue comme, dans le domaine proprement économique, elle l’a été avec l’organisation des détachements économiques de la Roges, dont le fonctionnement a été exposé au Tribunal.

Ce pillage des œuvres d’art a été organisé par les plus hauts dirigeants du Reich, mon collègue du Ministère Public chargé de présenter les imputations personnelles y reviendra ; je me contenterai de déposer encore quelques documents et de faire quelques citations à cet égard : Alfred Rosenberg a été le chef responsable de l’État-Major, les ordres émanaient de lui ; au cours de l’instruction, il a été entendu par le colonel Hinkel, et je dépose une copie de son interrogatoire du 28 septembre 1945, sous le n° RF-1332.

L’accusé Göring a été le protecteur officiel de l’État-Major spécial Rosenberg ; il écrit lui-même à Rosenberg, le 21 novembre 1940, document PS-1651, dont je dépose une copie sous le n° RF-1335, ce qui suit :

« J’ai fait le nécessaire pour appuyer énergiquement le travail de votre État-Major et pour mettre à sa disposition ce qu’il ne peut pas obtenir par ailleurs, notamment les moyens de transport et la garde personnelle. L’Armée de l’air a reçu l’ordre de vous donner toutes facilités. »

On a découvert en France une feuille de bloc dorée sur tranche :

ce sont les instructions données par Göring à Paris ; une écriture inconnue a porté une date, 11 février 1941. Je dépose l’original du document au Tribunal. Voici la traduction déposée sous le n° RF-1333 :

« Tous les tableaux marqués H sont pour le Führer... »

LE PRÉSIDENT

Je pense que cela a déjà été lu par le Ministère Public américain. Cela a-t-il été lu ?

M. GERTHOFFER

Cela n’a encore jamais été lu, Monsieur le Président.

LE PRÉSIDENT

Continuez donc, s’il vous plaît.

M. GERTHOFFER

« ... Une caisse marquée AH pour moi. Tout ce qui est marqué G... »

LE PRÉSIDENT

Est-ce que ceci a été identifié comme document saisi par une autorité quelconque ?

M. GERTHOFFER

Ceci a été saisi par les autorités françaises qui l’ont transmis.

LE PRÉSIDENT

Où est l’authentification du document ? Où y a-t-il une certitude que le document a été reconnu par les autorités françaises ?

M. GERTHOFFER

Ce document m’a été transmis tel qu’il est avec d’autres documents, dont j’ai produit un certain nombre seulement. Si le Tribunal le désire, je pourrai lui faire parvenir une authentification spéciale pour ce document.

LE PRÉSIDENT

Je suppose qu’il existe probablement un rapport des autorités françaises se référant suffisamment à ce document ?

M. GERTHOFFER

Le document m’a été envoyé avec une série d’autres documents. Comme ils étaient extrêmement nombreux, nous avons pris ceux qui paraissaient les plus importants pour les présenter au Tribunal, mais si le Tribunal le désire, je puis lui faire parvenir une attestation lui indiquant dans quelles conditions les documents ont été découverts par les autorités françaises.

LE PRÉSIDENT

Voyez-vous, ce document n’a rien en lui qui indique que le Gouvernement français l’ait réellement trouvé, ni qu’il l’ait jamais vu.

C’est pourquoi le Tribunal estime qu’il n’est pas suffisamment prouvé du fait qu’il a été ajouté à d’autres documents. Il faut qu’une mention spéciale figure sur ce document même. Peut-être pourrez-vous nous apporter une preuve supplémentaire quelconque ?

M. GERTHOFFER

Je puis apporter une attestation au Tribunal pour le faire authentifier.

LE PRÉSIDENT

De quelle façon les autres documents ont-ils été certifiés authentiques ?

M. GERTHOFFER

Les autres documents ont été certifiés dans la lettre d’envoi, en général ; ils n’ont pas été certifiés individuellement. Cette formalité pourrait être accomplie dans la suite.

LE PRÉSIDENT

Je pense que nous devons donc attendre pour que cette authentification nous soit donnée, afin de pouvoir recevoir ce document.

M. GERTHOFFER

Je continue la lecture de mon exposé et j’indique au Tribunal que, dans tous les pays occupés, l’accusé Göring a utilisé toute une série d’acheteurs, dont les plus connus furent le Dr Lohse, qui faisait partie de l’État-Major spécial, et le nommé Hofer.

Hofer et Lohse (page 52) agissaient pour le compte de l’accusé, le plus souvent, sous leurs propres noms. La collection personnelle de l’accusé Göring s’est notablement enrichie. Je dépose à ce sujet le document n° RF-1332 dont fera usage, tout à l’heure, mon collègue chargé des imputations personnelles.

Parmi les dirigeants principaux du Reich qui se sont occupés de l’État-Major, Rosenberg (g (page 55) avait pour chef hiérarchique Ribbentrop, en sa qualité de ministre des Affaires étrangères (page 56). C’est von Ribbentrop qui est à l’origine de l’ordre du Führer du 30 juin 1940, que j’ai déposé tout à l’heure sous le n° RF-1301 et dont j’ai donné lecture au Tribunal.

L’action de Ribbentrop résulte également d’une lettre du 1er juillet 1940, adressée par Abetz au commandant militaire de Paris, dont je dépose la copie sous le n° RF-1334 (page 56 de l’exposé). Je puis en donner lecture au Tribunal s’il le désire. Il fait ressortir une action de Ribbentrop. Voici cette lettre :

« Je vous prie de bien vouloir faire transmettre par radio... »

LE PRESIDENT

Que signifient les lettres COL au sommet du document ?

M. GERTHOFFER

C’est le cachet du service qui a saisi la lettre.

LE PRÉSIDENT

Est-ce que le Gouvernement français a authentifié ce document d’une manière quelconque ? Nous ne savons pas ce que signifie ce cachet qui figure sur le document.

M. GERTHOFFER

Ce document a été fourni par la Direction générale des études et recherches. C’est un des services annexes qui a apposé ce cachet, avec un numéro d’enregistrement 9724.

LE PRÉSIDENT

Oui, je vois, mais cela n’est pas évident en soi que c’est un document français.

Y a-t-il un rapport officiel français qui soit acceptable au sens de l’article du Statut, un document officiel présenté par le Gouvernement, un rapport officiel ou un acte ou un document établi par le Gouvernement lui-même ? A moins que le document ne puisse être acceptable aux termes de l’article 21, nous ne pouvons pas accepter ce texte comme preuve, à moins qu’il n’y ait un témoignage sous serment traitant de ce document.

M. GERTHOFFER

Je n’insiste pas sur la présentation de ce document, puisque l’action de von Ribbentrop, en tant que ministre des Affaires étrangères du Reich, découle d’autres documents PS pour lesquels aucune contestation n’a été faite. C’est une preuve superflue ; je n’insiste donc pas sur la production de ce document. C’était une preuve de plus et c’est tout.

LE PRÉSIDENT

Très bien. Si vous pouvez constater qu’il y a un rapport gouvernemental authentifiant ce document, ou tout au moins prouvant que ce cachet qui est dessus est un cachet de caractère officiel, au sens de l’article 21 du Statut, nous pourrons alors l’accepter.

M. GERTHOFFER

Je crois que ce n’est pas nécessaire, Monsieur le Président, il y a suffisamment d’autres preuves ; je n’insiste pas.

L’activité de l’accusé Keitel est également à retenir.

LE PRÉSIDENT

Alors, nous écartons ce document.

M. GERTHOFFER

Le document RF-1336 est constitué par une série d’ordres, de rapports de l’Armée, de l’État-Major spécial. C’est le document PS-1015 qui a été déposé par le Ministère Public des États-Unis, sous le n° USA-385.

« Les dispositions d’exécution, concernant la coopération avec l’Armée, seront prescrites par le chef du Haut Commandement de l’Armée, après entente avec le Reichsleiter Rosenberg. »

Je n’insiste pas sur la responsabilité de l’accusé Keitel. Mon collègue, qui est chargé des imputations personnelles, développera plus particulièrement ce point et, pour abréger les débats, je citerai simplement ceci : l’accusé Seyss-Inquart a une grosse responsabilité en ce qui concerne les pillages d’œuvres d’art et de livres en Hollande.

J’en arrive donc ainsi (page 64) au terme de mes explications. Quels que fussent les marchés, quels que fussent les acheteurs, en ce qui concerne le trafic des œuvres d’art, le mobile est le même, et les méthodes sont les mêmes. Il est difficile de concevoir que des faits identiques de pillage, commis simultanément dans tous les pays occupés de l’Europe occidentale, n’aient pas été le résultat d’une volonté unique.

Volonté impitoyable de domination, dans tous les domaines, qui s’est traduite par le souci de donner une apparence légale aux acquisitions les plus irrégulières. En apportent la preuve les nombreuses déclarations des accusés, telles qu’elles ont été soumises au Tribunal.

Volonté de domination dans le domaine culturel, qui s’est traduite par la volonté d’étendre F « action » de confiscation à des régions toujours nouvelles.

Volonté de dépouiller les pays occupés, qui s’est manifestée jusqu’aux dernières heures. Et ce sera ma dernière lecture au Tribunal ; c’est le document PS-160, reproduit dans le livre de documents, sous le n° RF-1346. En voici le texte ; il est extrêmement court :

« 14 août 1944. Mission. Les chefs de section, Dr Lohse et Dr Borchers, de mon État-Major spécial pour les territoires occupés, sont chargés de transporter immédiatement du musée du Jeu de Paume et du dépôt du Louvre, par tous les moyens encore disponibles, les œuvres d’art mises en sûreté en application de l’ordre du Führer et qui se trouvent encore à Paris.

« M. le maréchal d’Empire du Grand Reich a dernièrement mis les deux susnommés à la disposition de l’État-Major spécial jusqu’à achèvement de cette mission, et ce, au moyen d’une notification personnelle, en date du 13 août 1944. Je vous prie d’assurer aux deux chefs de section toute la protection nécessaire. »

Quelles que soient les raisons d’ordre juridique avancées par les Allemands pour justifier (page 65) les saisies des biens juifs, ceux-ci n’ont jamais perdu le caractère de biens privés et ils sont à ce titre toujours demeurés garantis par les clauses de la Convention de La Haye, et notamment par l’article 46.

La saisie de ces biens ne saurait, en particulier, être expliquée par une mesure de protection rendue nécessaire par les circonstances, puisque, pour la France tout au moins, l’administration des Domaines était à même de prendre les mesures souhaitables.

Quant au sort réservé par les dirigeants nationaux-socialistes aux saisies, les documents produits ont suffisamment montré leurs intentions et leurs projets.

La Défense objectera sans doute que d’importants trésors nationaux des pays occupés ne furent pas emportés en Allemagne. Si un tel argument devait être présenté, je répondrais :

1° Pour des raisons diverses, les occupants n’en ont pas eu la possibilité, puisqu’ils ont eu à peine le temps de centraliser, d’inventorier et de faire transporter les nombreux objets d’art dont les pays occupés ont été dépossédés.

2° Il est évident que les occupants se sont emparés par priorité des œuvres d’art privées qui sont, en général, facilement négociables. Même dans les pays neutres, tandis que les œuvres d’art nationales se trouvent, en quelque sorte, hors du commerce et, en tout cas, difficilement négociables dans les pays étrangers.

On prétendra peut-être aussi qu’une grande partie des œuvres d’art ayant été retrouvée, on ne saurait reprocher leur enlèvement.

Vous estimerez, Messieurs, que si beaucoup d’œuvres d’art ont été retrouvées par les armées alliées, le plus souvent dans des cachettes, le fait répréhensible reproché aux accusés n’en existe pas moins. En effet, ces œuvres d’art ont été retrouvées contre leur volonté et grâce à la victoire des armées alliées. Le crime était donc entièrement consommé au moment de leur découverte. Il ressort de cet exposé que ce sont principalement les œuvres des particuliers belges, hollandais et français, qualifiés le plus souvent de Juifs par les occupants, qui ont été pillées, et ce dans le but évident de se procurer, à côté d’une satisfaction d’amour-propre, des biens d’une grande valeur au point de vue économique, à rencontre des principes du Droit international.

Ces faits de pillage ont été accompagnés, souvent, de circonstances aggravantes, dont la menace constante de violence, qui pesait sur les populations des pays occupés, n’a pas été la moindre Le pillage des œuvres d’art apparaît donc, en conséquence, comme une forme du pillage économique général, et les accusés doivent en répondre devant votre haute juridiction.

LE PRÉSIDENT

Pourriez-vous me dire ce que signifie FA-20, 21, etc. Cette inscription se retrouve sur divers documents. Sur les copies que nous avons devant nous, document 1333 ou 1334, il y a l’inscription : « Tribunal Militaire International. Délégation française. Ministère Public. Section économique. Document FA-21 et document FA-20 ».

Où sont donc les document FA-20 et FA-21 ?

M. GERTHOFFER

C’est un numéro d’ordre se référant au document qui nous a été envoyé, n° am05021946 z1334, dont le Tribunal a rejeté la communication.

LE PRÉSIDENT

Quel est donc le document FA-20 ou FA-21. Qu’est-ce que cela veut dire ?

M. GERTHOFFER

FA-20, c’est le numéro d’ordre qui avait été donné à ce document dans les séries de documents que nous avons reçues. Cela n’a aucune importance.

LE PRÉSIDENT

Voulez-vous dire que c’est simplement un numéro de série que vous lui avez donné, ou un numéro donné par la Section économique...

M. GERTHOFFER

C’est cela, c’est un numéro que lui a donné la Section économique.

LE PRÉSIDENT

Ainsi, si c’est un numéro donné à ce document par la Section économique, cela identifie le document comme un document de nature publique, officielle.

M. GERTHOFFER

Nous avons également donné au document que j’ai cité tout à l’heure un numéro. Le document FA-21, c’était le document RF-1333.

LE PRÉSIDENT

Je vois ; la Section économique n’est simplement qu’une section du Ministère Public français ?

M. GERTHOFFER

C’est une section du Ministère Public français.

LE PRÉSIDENT

Monsieur Mounier.

M. PIERRE MOUNIER (Avocat Général français)

Monsieur le Président, Messieurs les Juges du Haut Tribunal Militaire International, nous avons l’honneur de nous présenter devant votre haute juridiction afin de lui soumettre les conclusions du Ministère Public français concernant les responsabilités encourues à titre individuel par les accusés présents à cette barre.

En vertu de la répartition des diverses tâches incombant à chacune des quatre nations, telles qu’elles découlent tant de l’Acte d’accusation déposé en exécution du Statut du 8 août 1945, que des accords intervenus entre les quatre délégations, le Ministère Public français, dans les exposés qu’il a présentés, s’est attaché plus particulièrement à l’étude des crimes de guerre qu’engendre le troisième chef d’accusation, c’est-à-dire de ceux commis par les accusés en France et dans les pays situés à l’ouest de l’Europe, au cours des opérations de guerre et de l’occupation allemande. Il en découle tout naturellement que, dans les explications qui vont suivre, le cas de certains parmi les accusés sera laissé de côté, puisqu’aussi bien leur responsabilité aura été établie par les autres délégations plus directement intéressées, si j’ose dire, aux crimes qu’ils ont commis, et qui correspondent au premier, second et quatrième chefs d’accusation. Toutefois, le Ministère Public français entend faire siennes les accusations ainsi relevées par les autres délégations contre les accusés qu’elles concernent, notamment à l’égard de l’accusé von Neurath et de l’accusé von Ribbentrop.

La Délégation française s’associe entièrement à l’exposé présenté à leur sujet par Sir David Maxwell-Fyfe. Il en est de même en ce qui concerne les accusés Hess, Kaltenbrunner, Frank, Bormann, Funk, Schacht, von Papen, Baidur von Schirach, Streicher, Raeder, Dönitz et Fritzsche.

D’autre part, Monsieur le Président, Messieurs les juges, nous voudrions, dans ce bref exposé, nous écarter quelque peu de l’ordre dans lequel les accusés figurent, à la fois à l’Acte d’accusation et au banc de la Défense, cela pour plus de clarté. Il paraît souhaitable, en effet, en présentant certains des principaux chefs de la conjuration nationale-socialiste sous l’angle des crimes de guerre commis à l’Ouest, de montrer comment ils ont transposé dans les faits leurs conceptions philosophiques, politiques, économiques, diplomatiques et enfin militaires. Cet ordre va donc déterminer celui dans lequel nous exposerons le cas de ces accusés.

D’autre part, les accusés, en vertu de la règle adoptée par le Tribunal concernant la procédure qu’il entendait suivre dans cette affaire, n’ont point encore été entendus en personne, à l’audience, dans leurs explications orales, et l’audition de la plupart des témoins, ou tout au moins des témoins importants, n’a pas encore eu lieu.

C’est, pourquoi le Ministère Public français se réserve, avec l’autorisation du Tribunal, de compléter ultérieurement ses réquisitoires à l’égard des accusés pris à titre individuel, d’une part, et des groupements inculpés, selon le mot de mon éminent ami M. le Procureur Boissarie, « d’indignité internationale » d’autre part.

Bien entendu, cette mise au point finale sera accomplie avec toute la sobriété désirable, le Ministère Public français ayant le souci d’éviter, dans toute la mesure du possible, d’allonger inutilement les débats.

Le Tribunal a été saisi d’un nombre imposant de documents. Leur lecture, qui tendait d’abord à sa propre information, puis à celle de la Défense, et enfin, il faut bien le dire, à celle de l’opinion publique mondiale, à absorbé déjà un temps considérable. C’est pourquoi, avec la permission du Tribunal, nous nous abstiendrons autant que possible de déposer entre ses mains de plus amples documents. Assez de preuves écrites ont déjà été fournies par les Ministères Publics américain, britannique et français, lesquelles, jointes à celles que va déposer le Ministère Public de l’Union des Républiques Socialistes des Soviets, permettront au Tribunal d’assurer sa conviction quant à la culpabilité des accusés.

Nous nous contenterons donc, en règle générale, de citer des documents déjà produits, afin de rattacher les faits que nous énoncerons aux preuves déjà fournies. Je voudrais toutefois, Monsieur le Président, avant d’aborder le cas des accusés, dont je vous présenterai l’inculpation individuelle, dire un mot au sujet d’une question d’une portée très générale. Il serait vain de se dissimuler qu’une certaine partie de l’opinion, et non la moins éclairée, dans l’ancien comme dans le nouveau monde, a marqué quelque surprise à voir que l’Acte d’accusation, qui sert de base aux poursuites actuelles, dénonçait à titre collectif le caractère criminel de certaines organisations de la Reichsregierung, le Corps des dirigeants du parti national-socialiste, les SS, y compris le SD, la Gestapo, les SA, l’État-Major général et le Haut Commandement.

A ce sujet, le Tribunal a bien voulu inviter les divers Ministères Publics à présenter des mémoires écrits, tendant à établir le bien-fondé de l’imputation qui résulte à ce sujet de l’Acte d’accusation. Mais qu’il me soit permis, en attendant qu’un mémoire plus complet soit déposé entre les mains de votre haute juridiction, d’exposer au Tribunal quelques notions qui me paraissent devoir être rappelées ici.

En effet, il me semble que ce concept de responsabilité collective des divers groupements aille de pair avec le concept de conspiration, qui constitue l’autre idée maîtresse de l’Acte d’accusation. Il n’est pas douteux, en ce qui concerne cette notion de conspiration retenue par l’Acte d’accusation, que l’on retrouve, tout d’abord dans les actes des accusés, le mystère qui accompagne en général toute conjuration, quelle qu’elle soit, et que les divers documents déjà fournis au Tribunal suffisent à montrer l’existence de tous les éléments me permettant d’affirmer que les accusés, leurs coauteurs et leurs complices avaient effectivement conçu et réalisé ce concert frauduleux, qui devait leur permettre d’attenter à la paix du monde par des moyens contraires à la fois aux lois de la guerre, au droit des gens et à la morale internationale.

Il n’est pas douteux, notamment, que les dirigeants nazis avaient conféré un caractère secret à toutes leurs réunions, qu’elles fussent régulières ou administratives ou qu’elles fussent occasionnelles et non protocolaires. Ce fait serait en soit normal, si l’on pouvait l’isoler de tous les autres ; mais ajouté à tous les autres éléments de la cause, il démontre bien l’intention coupable des conjurés, car seul ce secret absolu conditionnait l’emploi des moyens criminels que nous allons avoir à souligner.

Je rappellerai d’ailleurs au Tribunal qu’en ce qui concerne les ordres transmis, très souvent, il arrivait que certains paragraphes étaient effacés de façon à ne plus laisser de traces. C’est un fait que, notamment, l’accusé Hermann Göring a reconnu au cours de l’information. Ce fait démontre, par conséquent, l’intention, non seulement d’agir dans le plus grand secret, mais encore l’intention de faire disparaître toute trace de ce qui s’était passé.

S’il m’était permis de transposer l’expression qui était employée au cours de la guerre 1914-1918, à propos de la destruction de certains navires des nations amies et alliées, il s’agirait en quelque sorte, en ce qui concerne du moins ces paragraphes, de ce que l’on appelle le « Spurlos Versenkt », ce qui signifie « la disparition qui ne laisse pas de trace ».

D’autre part, la preuve du concert frauduleux résulte du caractère éminemment et évidemment criminel des décisions qui étaient arrêtées dans ces conseils secrets d’incorporation.

LE PRÉSIDENT

Il est une heure maintenant, nous pouvons suspendre l’audience.

M. MOUNIER

Monsieur le Président, je suis à la disposition du Tribunal.

LE PRÉSIDENT

Très bien, nous suspendrons donc l’audience.

(L’audience est suspendue jusqu’à 14 heures.)