CINQUANTE-TROISIÈME JOURNÉE.
Jeudi 7 février 1946.

Audience de l’après-midi.

M. CONSTANT QUATRE (substitut du Procureur Général français)

Monsieur le Président, Messieurs.

L’honneur m’est fait aujourd’hui de mettre un terme à l’exposé du Ministère Public français en rassemblant les charges qui pèsent sur les accusés Wilhelm Keitel et Alfred Jodl.

Avant d’aborder mes explications, je demanderai, au préalable, au Tribunal, l’autorisation de présenter quelques remarques.

Tout d’abord, pour épargner le temps du Tribunal, nous avons joint les deux accusés dans le même réquisitoire. Leurs activités furent si communes, qu’en les séparant on s’exposerait à des répétitions. Le même souci de gagner du temps m’a déterminé à condenser au maximum mes explications.

Cet exposé comprendra trois parties : dans une introduction, je me suis attaché à situer les deux accusés dans le cadre de leurs activités. Une première partie, consacrée à la préparation des plans d’agression, ne sera citée que pour mémoire ; elle a fait l’objet, déjà, d’explications suffisamment pertinentes. La deuxième partie retiendra seule mon attention. Elle concerne la responsabilité des accusés dans les crimes commis à l’occasion de la guerre. A ce propos, je ne ferai pas état de tous les documents, témoignages, interrogatoires qui concernent ces deux accusés. Si leur culpabilité est fonction de la répétition de leurs crimes, elle se caractérise avant tout par l’intention criminelle qui a présidé à leur exécution. Cette intention criminelle est particulièrement mise en lumière par quelques documents auxquels je me suis arrêté. Je demanderai au Tribunal d’en faire quelques citations ; à dessein, elles seront les plus courtes possible.

Les documents cités le seront d’abord sous l’indication du numéro d’audience que vous trouverez, Monsieur le Président, inscrit en rouge dans les marges de l’exemplaire remis entre vos mains. J’indiquerai ensuite le numéro original et, s’il s’agit d’un document déjà déposé, je fournirai la date de ce dépôt et le numéro sous lequel il a été effectué.

Chef du parti national-socialiste, devenu Chancelier du Reich, Hitler s’attacha à soumettre l’Armée allemande à sa seule volonté. L’unité qu’il avait établie entre le Parti et l’État devait, dans son esprit, régner sur l’Armée, l’État et le Parti. Ainsi seulement, la machine de guerre serait capable de remplir son office. Le Parti donnerait l’impulsion, l’État la traduirait en actes et l’Armée l’imposerait, en cas de besoin, à l’intérieur comme à l’extérieur.

Pour atteindre ce but, il fallait d’abord imposer une législation subordonnant réellement toute l’organisation militaire au Führer. Il fallait aussi procéder à l’élimination des personnalités trop peu souples pour se plier à ces mesures ; l’exécution de von Schleicher en 1934 et la disgrâce de Blomberg en 1938 en sont deux exemples. Il ne restait plus qu’à pourvoir à leur remplacement par des chefs militaires à la conscience assez large pour jouer le rôle d’exécuteurs fidèles : Keitel et Jodl sont de ceux-ci.

Leurs convictions personnelles et la fortune soudaine de leur carrière en sont deux témoignages. Interrogé le 3 août 1945 par le colonel Ecer, du Service de la justice militaire tchécoslovaque, l’accusé Keitel parle ainsi de ses relations avec Hitler et le parti national-socialiste (c’est le document RF-1430, anciennement RF-710) :

« Au fond de moi-même, j’étais un fidèle tenant d’Adolf Hitler et mes convictions politiques étaient nationales-socialistes. Quand le Führer m’a accordé sa confiance, les contacts personnels que j’ai eus avec lui m’ont fait évoluer vers le national-socialisme. Aujourd’hui encore, je reste un partisan convaincu d’Adolf Hitler, ce qui n’implique pas que j’adhère à tous les points du programme et de la politique du Parti. »

Le 7 novembre 1943, prenant la parole, à Munich, devant les Reichsleiter et Gauleiter, pour leur exposer la position stratégique de l’Allemagne au seuil de la cinquième année de la guerre, Jodl déclare dans sa péroraison (c’est le document RF-1431, L-172 déposé par le Ministère Public américain le 27 novembre 1945 sous le n° USA-34) :

« A cette heure, j’aimerais certifier, non pas avec mes lèvres, mais du plus profond de mon cœur, que notre confiance et notre foi dans le Führer sont sans limites. »

Keitel, qui en 1901 avait embrassé la carrière des armes, était encore colonel en 1931. De trois ans plus jeune que lui, Jodl était seulement nommé lieutenant-colonel en 1932, malgré les chances de la guerre 1914-1918. Ces années ne leur avaient offert qu’un avancement médiocre ; celles qu’ils allaient vivre devaient les porter au faîte des honneurs et des responsabilités. Ils voyaient enfin se lever leur étoile, en même temps que montait celle du nouveau maître de l’Allemagne. Et, d’emblée, ce fut l’accession à la vie officielle.

Pendant ces années qui précédèrent la guerre, Keitel ne cesse d’exercer des fonctions élevées aux échelons suprêmes de l’organisation des Forces armées allemandes.

Jouissant d’une faveur particulière auprès du nouveau maître de l’Allemagne, il mit tout en œuvre, dès l’accession de Hitler au pouvoir, pour renforcer l’influence de l’idéologie nazie à l’intérieur de l’Armée. Son action au Wehrmachtsamt fut particulièrement féconde. Il s’agissait là de l’organisme ministériel remplaçant pour un temps le ministère de la Guerre du Reich et comptant au nombre de ses attributions la préparation et la coordination des projets intéressant l’Armée allemande.

Le passage de l’accusé dans ce service fut d’autant plus marqué qu’une profonde réforme de structure venait d’être opérée. La Reichswehr des soldats de métier cédait la place à la Wehrmacht recrutée par la voie du service militaire obligatoire. Il ne suffisait pas d’appeler toute la jeunesse allemande sous les drapeaux, encore fallait-il la nourrir, l’habiller, la doter d’armes modernes et puissantes. Cet accroissement des effectifs, ces débuts d’une économie militaire et d’une politique de réarmement sont, pour une grande partie, les fruits des efforts de l’accusé qui, à ce moment, jouissait, sinon en droit, du moins en fait, des prérogatives d’un ministre de la Guerre.

Quand, le 4 février 1938, Hitler supprime le ministère de la Guerre et se proclame Commandant en chef, il transfère les principales attributions du ministère au Haut Commandement de l’Armée dont le chef, Keitel, devenait en même temps chef de l’État-Major personnel du Führer.

L’accusé devait conserver ses fonctions jusqu’au moment de la capitulation des armées allemandes.

En tant que chef du Haut Commandement de l’Armée, Keitel n’exerçait pas une autorité directe sur chacune des trois armes constituant la Wehrmacht : l’Armée de terre, l’Aviation et la Marine, qui étaient directement subordonnées à Hitler. Chargé plus spécialement de coordonner les questions intéressant ces trois armes, il est l’agent de liaison entre Hitler et ces trois formations, mais il est plus que cela ; son rôle est avant tout celui d’un conseiller. Il centralise les informations qui lui proviennent des différents services placés sous ses ordres. Ce sont les comptes rendus de l’État-Major d’opérations confié à Jodl, les renseignements provenant du service de l’amiral Canaris, les rapports du département économique des Forces armées sous le général Thomas, des services administratifs, financiers ou juridiques. Pour personnelles et autoritaires que fussent les méthodes de travail de Hitler, elles ne sauraient exclure la participation régulière et constante de Keitel dans les actes de son maître. C’est lui qui est à même de répondre aux exigences de son chef, de suggérer, de préparer ou modifier ses décisions. Si l’on tient compte de ses qualités de membre du Conseil de défense du Reich, de membre du Conseil secret de Cabinet et de l’importance de leur caractère politique, il est aisé d’entrevoir l’étendue du rôle joué par l’accusé dans tous les domaines, qu’il s’agisse de la préparation des plans militaires proprement dits, de la vie de l’Armée allemande ou de son comportement, de la répartition de la main-d’œuvre ou de la mise en œuvre des ressources économiques.

Dès qu’une réunion se tient au Quartier Général ou à la Chancellerie, Keitel est présent ; il est présent au moment où Hitler prend les décisions capitales. Il est présent encore à son côté lors des marches sur les pays à annexer. Et lorsqu’il s’agit de transmettre les ordres de Hitler, il ordonne à son tour, en développant la pensée de son chef et en apportant sa contribution personnelle. En contresignant les décrets de Hitler, Keitel n’ajoutait rien à la validité de ces textes, eu égard au Droit positif du Troisième Reich, mais il en garantissait envers Hitler l’utilité pour la Wehrmacht et l’exécution scrupuleuse. C’est en cela notamment qu’il a engagé sa responsabilité.

Comme Keitel, Jodl fait partie de ces hommes qui ont misé sur le succès du nouveau régime et de son créateur.

Son attitude, ses ordres, son action révèlent qu’il fut un général d’inspiration politique, attaché à Hitler qui lui prodiguait ses faveurs. Assumant la direction de l’État-Major des opérations au Haut Commandement de l’Armée, il prenait une part active et importante à l’élaboration des ordres de son chef. Certes, Hitler incarnait toute volonté (page 9 de mon exposé), mais les deux accusés qui, pendant les hostilités, partagèrent sa vie de tous les jours, provoquaient ses décisions, les élaboraient, en assuraient l’exécution.

Ce rôle de conseiller, Jodl l’a rempli, quoique sa compétence théorique fut loin d’atteindre celle de Keitel. Il n’empêche qu’il intervint dans des domaines qui dépassaient le cadre des opérations pures et dans lesquels il engagea aussi sa responsabilité personnelle.

Cette responsabilité des deux accusés porte en premier lieu sur la préparation et l’exécution des plans d’agression. Nous ne reviendrons pas sur ce point. En cette matière, notre collègue britannique, M. Roberts, a parfaitement mis en lumière le rôle joué par ces deux accusés, et nous nous attacherons plus spécialement à leur responsabilité à l’occasion de la conduite de la guerre et, tout d’abord, responsabilité en matière de meurtres, de mauvais traitements de civils, de sanctions collectives, de meurtres d’otages (page 13 de mon exposé).

Dès le début de la guerre, au fur et à mesure de l’occupation de nouveaux territoires par les armées allemandes, apparaissaient avec elles des mesures contre la population civile, prises en violation des lois de la guerre et du droit des gens. Elles vont des violations les plus bénignes en apparence jusqu’aux sanctions les plus sévères, aux traitements les plus durs, aux exécutions les plus inhumaines et les plus inutiles.

Que l’on se tourne vers les territoires occupés de l’Est, vers la Norvège, vers les pays de l’Ouest, partout ce sont les mêmes réactions, la même exécution scrupuleuse des mêmes directives.

Le 16 septembre 1941, Keitel signe un ordre relatif à la répression des mouvements communistes d’insurrection dans les territoires occupés. C’est le document RF-1432 (PS-389) ; le Tribunal me permettra d’en donner une courte lecture. Les directives de Keitel sont les suivantes :

« A l’occasion de chaque cas d’insurrection contre la puissance occupante allemande, sans considération pour les circonstances de détail, il devra être conclu à une initiative communiste.

« Pour étouffer les menées dans l’œuf, on devra, à la première occasion, faire usage des moyens les plus sévères afin d’assurer l’autorité des forces d’occupation et de parer à une extension. De plus, il ne faut pas oublier que dans les pays en question, une vie humaine vaut moins que rien et qu’un effet d’intimidation ne peut être atteint que par une rigueur inaccoutumée. En représailles de la mort d’un soldat allemand, doit, dans ce cas, être considérée comme adéquate, la peine de mort... »

LE PRÉSIDENT

Ceci a déjà été lu.

M. QUATRE

Je m’excuse, Monsieur le Président.

Le 5 mai 1942, se tournant plus spécialement du côté de la Belgique et de la France, Keitel ordonne pour ces deux pays des prises et des exécutions d’otages. Ceux-ci seront choisis parmi les nationalistes, les démocrates, les communistes. C’est le document RF-1433 (PS-1590), dont l’original est actuellement entre les mains du Ministère Public de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques, qui ne manquera pas de la déposer au cours de son exposé.

Cet ordre ne fait que confirmer des directives antérieures, puisqu’en août et septembre 1941 des ordres du général von Stuelp-nagel, Commandant en chef en France, avaient déjà pour objet des exécutions d’otages. C’est le document RF-1434 (PS-1588), déposé le 29 janvier 1946 par le Ministère Public français sous le n° RF-274.

Pour imposer le calme dans les territoires occupés et mettre les membres de l’Armée allemande à l’abri de tout attentat, Keitel n’hésite pas à violer les stipulations des articles 46 et 50 de la Convention de La Haye qui proscrivent, de la part de l’Armée occupante, l’emploi de tous moyens de contrainte, de représailles de caractère collectif et qui imposent au contraire le respect de la vie des individus.

Et ce ne furent pas là violations de caractère isolé ; dans tous les pays occupés, les mêmes faits se reproduisent. Ces arrestations préventives sont érigées à l’état de système ; elles répondent bien au but que s’était fixé le Haut Commandement de l’Armée : assurer de cette manière une certaine attitude de la population qui soit d’intérêt militaire. Les termes du document RF-1433 que je viens de citer sont sans ambiguïté. Il y est dit :

« ... H est conseillé aux commandants militaires d’avoir toujours à leur disposition un certain nombre d’otages de différentes tendances politiques... il est important qu’il y ait parmi eux des personnalités dirigeantes bien connues. .. selon le milieu du coupable, des otages du groupe correspondant seront fusillés en cas d’attentat... »

Cette institution d’un régime de terreur devait trouver son épanouissement dans l’ordonnance d’application du décret « Nacht und Nebel », prise par Keitel le 12 décembre 1941. C’est le document RF-1436 que je dépose aujourd’hui (PS-669). Si le Tribunal me le permet, je vais lire quelques lignes caractéristiques indiquant les intentions de Keitel.

LE PRÉSIDENT

Je pense que nous avons eu cela plus d’une fois déjà.

M. QUATRE

Je m’excuse, Monsieur le Président, je poursuis donc.

C’est là l’origine de cette déportation à laquelle la France, entre autres, a payé un si lourd tribut. Il n’est point besoin d’insister. Vous connaissez les traitements infligés à ces femmes et à ces hommes arrachés à leur foyer au mépris de tous les droits et les atrocités commises sur eux sont présentes à tous les yeux.

Signalons également — c’est le document RF-1437 (UK-20), déposé le 9 janvier 1946 sous le n° GB-163 — que dans un ordre du 26 mai 1943, signé par ses soins, Keitel prescrit dans le paragraphe 3 que des enquêtes détaillées devront être faites dans des cas donnés sur les parents de Français qui se battent pour les Russes, si ces parents résident dans la zone occupée de France. Si l’enquête révèle que ces parents ont donné leur aide pour faciliter leur fuite de France, il faudra prendre des mesures sévères.

Le 22 septembre 1943, le Haut Commandement de l’Armée, sous la signature de Jodl cette fois, envoyait au Commandant en chef au Danemark un télégramme intéressant à un double titre. C’est le document RF-1438 (UK-56), déjà déposé le 31 janvier 1946 sous le n » RF-335.

Le premier paragraphe autorise l’enrôlement des nationaux danois dans des formations militaires de l’Armée occupante, en l’espèce des formations SS. Outre que ce fait est contraire au respect de l’honneur des individus, il va à rencontre des termes du préambule de la Convention de La Haye qui stipule que « dans les cas non compris dans les dispositions réglementaires, les populations et les belligérants restent sous la sauvegarde des lois de l’humanité et des exigences de la conscience publique ».

Cette tentative de germanisation faisait bon marché des exigences de la conscience publique.

Quant au deuxième paragraphe de ce télégramme, qui ordonnait la déportation en Allemagne des Juifs du Danemark, c’est la mise en application du principe général de déportation des populations juives, qui devait aboutir à leur élimination. Le Tribunal est suffisamment instruit sur ce point pour qu’il soit inutile d’insister.

J’en arrive maintenant aux dévastations injustifiées, aux destructions de cités, villes et villages (page 20 de mon exposé).

La politique de terrorisme que les armées allemandes menèrent en France contre les Forces françaises de l’intérieur, contre les membres de la résistance, dépassa toute mesure quand l’occupant se tourna cette fois non plus contre les résistants eux-mêmes, mais contre les habitants des villages et des cités soupçonnés de donner asile à ces patriotes ou de leur procurer une aide. Et je cite à ce propos une brochure émanant du Haut Commandement de l’Armée, en date du 6 mai 1944, portant, au nom du chef de l’OKW, la signature de l’accusé Jodl. C’est le document RF-1439 (F-665), déposé le 31 janvier 1946 sous le n° RF-411.

Le paragraphe 161 de cette notice est ainsi rédigé :

« Le nettoyage des villages soupçonnés de receler des bandes nécessite de l’expérience. Les forces du service de sécurité et la gendarmerie secrète de campagne sont à employer. Les véritables auxiliaires des bandes doivent être reconnus et saisis avec la dernière énergie.

« Les mesures collectives contre la population de villages entiers, parmi lesquelles l’incendie des localités, ne peuvent être ordonnées que dans des cas exceptionnels et exclusivement par les commandants de divisions ou les chefs de la Police et des SS. » (Page 21 de mon exposé.)

Mais ce que l’accusé Jodl avait prescrit comme une mesure exceptionnelle devait, au printemps et dans l’été 1944, devenir, en France, une règle commune. Actions de caractère isolé au moment de la signature de cette notice, elles revêtirent celui d’opérations de grande envergure, menées par les unités de l’Armée, secondées, contrairement aux exigences du droit des gens, par des forces du service de sécurité et de la gendarmerie secrète de campagne. Sous prétexte d’investigations ou de représailles contre les éléments locaux de la résistance, officiers et soldats allemands observèrent scrupuleusement les consignes, données par le chef de l’Etat-Major d’opérations.

Et c’est ainsi que le repli des armées allemandes en France fut jalonné par ces cités et villages désormais morts, qui ont nom, entre autres, Oradour-sur-Glane, Maillé, Cerisay, Saint-Die, Vassieux-en-Vercors. Jodl porte le poids de ces opérations de « nettoyage », qui commençaient par les arrestations les plus arbitraires, pour atteindre aux tortures, au massacre généralisé des habitants, hommes, femmes, vieillards, enfants, même les enfants en bas âge, au pillage et à l’incendie des localités. Aucune discrimination parmi les habitants : tous, même les plus jeunes enfants, étaient de « véritables auxiliaires ».

Jamais les nécessités de la guerre n’ont justifié de telles mesures, qui constituent autant de violations des articles 46 et 50 de la Convention de La Haye.

J’en arrive — page 23 de mon exposé — à la mobilisation des travailleurs civils et à la déportation des civils pour le travail forcé.

Le décret de nomination de Sauckel en qualité de plénipotentiaire général pour l’utilisation de la main-d’œuvre, en date du 21 mars 1942, porte les signatures de Hitler, Lammers, chef de la Chancellerie du Reich, et de l’accusé Keitel. C’est le document RF-1440 (PS-1666), déposé le 12 décembre 1945 sous le n » USA-208 par le Ministère Public américain.

Il stipule, dans son paragraphe premier, le recrutement de toute la main-d’œuvre civile disponible, aux fins d’utilisation pour l’industrie de guerre allemande, et en particulier l’industrie d’armement. Seront soumis à cette obligation tous les travailleurs non employés d’Allemagne, du Protectorat, du Gouvernement Général et de tous les territoires occupés. C’est là une violation de l’article 52 de la Convention de La Haye.

Le 7 novembre 1943, au cours du même discours auquel nous avons fait allusion tout à l’heure, l’accusé Jodl, faisant allusion aux tâches qui incombaient aux populations des territoires occupés par l’Allemagne, déclare (document RF-1431 que j’ai cité tout à l’heure) :

« A mon avis, le temps est venu de prendre sans scrupules des mesures rigoureuses et résolues au Danemark, en Hollande, en France et en Belgique, afin de contraindre des milliers d’oisifs à exécuter le travail de fortifications plus important que tout autre travail. Les ordres nécessaires à cela ont déjà été donnés. »

Sauckel ne se fut pas autrement exprimé. Jodl se fait, lui aussi, le champion de cette réquisition de service pour utiliser, à des fins militaires profitables à l’Allemagne seule, le potentiel de main-d’œuvre des pays occupés de l’Ouest. Il importe peu que la Convention de La Haye prohibe de tels procédés. Le souci du triomphe de l’Allemagne, la guerre totale, priment, pour lui aussi, le respect des conventions internationales ou des usages de la guerre.

J’en arrive maintenant à la responsabilité de l’accusé Keitel dans le domaine du pillage économique et artistique. Je serai extrêmement bref. Je signale à l’attention du Tribunal trois documents qui lui ont déjà été versés. Je ne fais que rappeler leurs références pour mémoire. Ce sont les documents RF-1441 (FA-1), déposé hier par mon collègue de la section économique sous le n° RF-1301 ; RF-1400 (PS-137), déposé le 18 décembre 1945 par le Ministère Public américain sous le n° USA-379 ; et enfin, RF-1443 (PS-138), déposé à l’audience d’hier sous le n° RF-1310.

Je me permettrai simplement, en cette matière, de déposer aujourd’hui, devant le Tribunal, une courte lettre de cinq lignes adressée par l’accusé Keitel à l’État-Major spécial de Rosenberg, chef de l’Einsatzstab — c’est le document RF-1444 (PS-148) — qui est ainsi rédigée :

« Très honoré Monsieur le ministre d’Empire.

« Comme suite à votre lettre du 20 février, je vous informe que j’ai chargé le Haut Commandement de l’Armée de prendre, en accord avec votre délégué, les décisions- nécessaires pour le travail des commandos du service spécial dans le territoire des opérations. »

On peut donc dire que l’activité de Rosenberg s’est accompagnée, dès le début, de l’appui constant et de l’assistance de l’Armée. Et c’est en cela que Keitel a apporté, lui aussi, sa contribution personnelle au pillage artistique de la France et des pays de l’Ouest. Ces mesures étaient, au début, entourées d’un semblant de justification juridique. Elles n’avaient pas lieu, aux dires de Keitel, en vertu d’un droit de prise, mais comme simple garantie lors des négociations futures de la paix ; mais ces mesures dégénérèrent bien vite en une spoliation généralisée des trésors d’art de tous ordres possédés par ces pays de l’Ouest, contrairement aux stipulations des articles 46, 47 et 56 de la Convention de La Haye, qui interdisent la confiscation de la propriété privée, le pillage et la saisie d’œuvres d’art et de science par les membres de l’Armée occupante.

J’ai atteint maintenant, Messieurs, la dernière partie importante de cet exposé, qui concerne (page 28) les violations des conventions et lois de la guerre, relatives aux prisonniers de guerre. Dans ce domaine en particulier, Keitel et Jodl se sont rendus coupables de mesures particulièrement injustifiées et contraires aux lois de la guerre.

C’est d’abord la violation de l’article 6 de l’annexe à la Convention de La Haye qui stipule que « les travaux exécutés par les prisonniers de guerre ne seront pas excessifs et n’auront aucun rapport avec les opérations de la guerre ».

Or, dans un mémorandum signé par ses soins, en date du 31 octobre 1941, Keitel, en tant que chef de l’OKW, astreint à un travail en rapport avec les opérations de la guerre, les prisonniers de guerre russes, internés dans le Reich. C’est le document RF-1445 (EC-194) déposé déjà par le Ministère Public américain le 12 décembre 1945 sous le n° USA-214.

Dans ce texte, Keitel s’exprime ainsi :

« Le Führer vient d’ordonner que même la capacité de travail des prisonniers de guerre russes soit largement utilisée par des affectations massives au service de l’industrie de guerre. »

Et c’est la mise sur pied immédiate d’un programme d’incorporation de ces prisonniers à l’économie allemande de guerre. Ce document ne concerne, il est vrai, en 1941, que les prisonniers de guerre russes, mais, dès le 21 mars 1942, l’affectation de tous les prisonniers de guerre à l’industrie de guerre allemande, et en particulier à l’industrie d’armement, se trouve réalisée. Le décret de nomination de Sauckel au poste de plénipotentiaire général pour la main-d’œuvre, auquel nous avons fait allusion tout à l’heure, prévoit également l’emploi de tous les prisonniers de guerre dans l’industrie allemande d’armement. C’est le document RF-1440 qui nous révèle cette violation des articles 27, 31, 32 et 33 de la Convention de Genève. Un mois plus tard, le 20 avril 1942, Sauckel pourra ainsi s’exprimer dans son programme de mobilisation des forces du travail (c’est le document RF-1446, PS-016, déposé le 11 décembre 1945 par le Ministère Public américain sous le n° USA-168) :

« L’utilisation de tous les prisonniers de guerre et l’emploi d’un nombre gigantesque de nouveaux travailleurs civils étrangers, hommes et femmes, sont devenus une nécessité indiscutable pour résoudre le programme de mobilisation du travail dans cette guerre. »

C’est de cette façon qu’à la date du 6 février 1943, comme il l’annonça dans un discours qu’il prononça à Posen, Sauckel réussit à incorporer à l’économie de guerre du Reich 1.658.000 prisonniers de guerre. C’est ce que révèle le document RF-1447 (PS-1739), déposé le 8 janvier 1946 par le Ministère Public français sous la cote RF-10.

Ces 1.658.000 prisonniers de guerre se répartissaient ainsi :

Belges................. 55.000

Français............... 932.000

Anglais................ 45.000

Yougoslaves........... 101.000

Polonais.............. 33.000

Russes................ 488.000

Divers................ 4.000

Soit un total de.....1.658.000

Cette mise à la disposition de l’économie de guerre allemande d’un tel contingent de prisonniers de guerre implique une collusion parfaite entre les services du travail confiés à Sauckel et Keitel, chef de l’OKW, responsable à ce titre de ce réservoir de main-d’œuvre et de son utilisation.

Ces violations flagrantes des Conventions de La Haye et de Genève devaient s’accompagner de mesures inspirées ou autorisées par les accusés, d’un caractère plus grave encore, en ce sens qu’elles ne touchaient plus seulement aux droits des prisonniers de guerre, mais étaient susceptibles d’entraîner des atteintes à leur personne physique, pouvant aller jusqu’à la mort.

Ces violations portent tout d’abord sur le manquement à l’obligation de sécurité (page 32 de mon exposé).

Le document RF-1448 (PS-823), déposé le 30 janvier 1946 sous le n° RF-359, nous présente un rapport établi par les services de l’État-Major d’opérations et destiné au chef du Haut Commandement de l’Armée. Il est relatif à l’établissement des camps de prisonniers de guerre des armées aériennes anglaise et américaine dans les villes allemandes bombardées. L’État-Major d’opérations de la Luftwaffe propose cette installation pour obtenir, par la présence de ces aviateurs prisonniers alliés, une protection pour la population des cités intéressées contre d’éventuelles attaques de l’aviation anglo-américaine, et pour transférer dans ces localités tous les camps d’aviateurs déjà existants.

A cet établissement, l’État-Major d’opérations de l’OKW, en la personne de Jodl, émet un avis favorable, estimant qu’il n’y a aucun conflit avec la loi internationale, si l’on se borne à l’établissement de nouveaux camps.

Si nous ignorions la raison profonde de cette détermination, nous pourrions croire, comme l’accusé Jodl, qu’il n’y a là aucun conflit avec la loi internationale, mais il s’agit avant tout par cette mesure, comme nous le précisent les premières lignes de ce document, d’assurer indirectement la protection de la population urbaine allemande. Les prisonniers de guerre alliés ne seront qu’un moyen pour écarter les attaques aériennes éventuelles ; on n’hésitera pas, pour cela, à aggraver leur condition en les exposant à un danger de guerre. C’est manquer lourdement à l’obligation de sécurité que la Convention de Genève, dans son article 9, met à la charge de la puissance détentrice, vis-à-vis des prisonniers de guerre dont elle a la garde.

Keitel s’est contenté d’annoter la première page du document :

« Pas d’objections ». Ces deux mots sont suivis de l’initiale de son nom.

J’en arrive, page 34, aux mesures prises contre les prisonniers évadés.

Le caractère de ces mesures devait revêtir une particulière gravité. C’est ce que nous révèle le document RF-1449 (PS-1650), déposé le 13 décembre 1945 par le Ministère Public américain sous le n° USA-246. Le Tribunal en est suffisamment informé ; il n’est pas indispensable, je crois, que j’en donne lecture. Ce document nous révèle cette « Kugel Aktion », imaginée pour mettre fin aux évasions d’officiers et de sous-officiers prisonniers. Elle n’a pas d’autre but que de confier à des organismes de police ces prisonniers évadés. C’est la Sonderbehandlung des ordres et rapports officiels, mais ce « traitement spécial », comme vous le savez, Messieurs, n’est autre que l’extermination.

Et cependant, aux termes des articles 47 et suivants de la Convention de Genève, seules des peines disciplinaires, en l’espèce des arrêts, peuvent être infligées, par l’autorité détentrice, aux prisonniers de guerre évadés. Keitel n’a pas hésité à abandonner ces moyens pour d’autres, plus radicaux.

Dr OTTO NELTE (avocat de l’accusé Keitel)

Le Ministère Public français est en train de citer des références du livre de documents, notamment le document F-711, communiqué au Tribunal sous le n° RF-1450. Ce document a été signé comme étant le résumé de l’interrogatoire du général Westhoff, et il s’agit là d’un reproche particulièrement grave contre l’accusé Keitel. En effet, il s’agit de la mort par fusillade des officiers aviateurs anglais qui s’étaient évadés du camp de Sagan. Je contredis l’utilisation de ce document comme preuve pour les raisons suivantes :

1° L’original soumis n’est pas une déclaration sous serment, c’est au contraire seulement un rapport récapitulatif sur des déclarations du général Westhoff ;

2° Le rapport qui est soumis n’est pas signé par le colonel Williams, qui a été entendu ; il n’est pas signé du tout, mais porte seulement l’annotation du traducteur ;

3° On ne voit pas, dans le document, qui en est le rédacteur ;

4° En outre, on ne voit pas, en lisant le rapport, si le général Westhoff a été entendu sous la foi du serment ;

5° Le général Westhoff se trouve, autant que je le sache, ici, à Nuremberg ;

6° Il existe un procès-verbal au sujet de l’interrogatoire du général Westhoff.

Pour ces raisons, je demande au Tribunal de vérifier si le document, qui lui a été présenté comme résumé de l’interrogatoire du général Westhoff, doit être admis comme preuve.

LE PRÉSIDENT

Que répondez-vous aux diverses objections soulevées par le Dr Nelte ?

M. QUATRE

Monsieur le Président, je reconnais le bien fondé de la demande de la Défense et je serai, à la fin de cette audience, en mesure de produire au Tribunal un procès-verbal régulier d’audition du général. Westhoff, procès-verbal complet, accompagné d’un affidavit de Sir David Maxwell-Fyfe. Je m’excuse de ne pas le produire à l’instant ; j’ai eu ce procès-verbal tardivement et, pour des raisons matérielles, je n’ai pas cru devoir le joindre à mon livre de documents.

LE PRÉSIDENT

Le Tribunal considère que le document que vous nous avez fourni ne peut être retenu. Ce n’est qu’un simple résumé. Nous pensons que nous ne pouvons permettre l’utilisation des interrogatoires que s’il s’agit d’une copie de ces interrogatoires dont un exemplaire est remis aux avocats, et si le témoin qui a été interrogé est mis à la disposition du Conseil de la Défense qui désire l’interroger contradictoirement. Autrement, vous devez citer comme témoin le général Westhoff et l’interroger au cours de l’audience. Est-ce clair ? Je vais répéter si vous le désirez. Le document que vous avez soumis est rejeté. Vous pouvez ou appeler le général Westhoff comme témoin, auquel cas il sera susceptible d’être contre-interrogé ou vous pouvez déposer le témoignage après en avoir remis la copie à la Défense ; le général Westhoff qui a déposé le témoignage sera alors susceptible d’être contre-interrogé par la Défense.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Le Tribunal veut-il me permettre d’intervenir pour un instant ?

Le document auquel mon ami vient de se référer a été identifié par moi-même il y a un instant. C’est un rapport de la Commission des crimes de guerre des Nations Unies, que j’ai reçu, document authentifié par le Président, Lord Reith, et, à ce titre, il me semble que ce document est admissible d’après l’article 21 du Statut. Ce n’est pas simplement un procès-verbal d’interrogatoire. Voilà la nature du document que mon ami le Procureur français soumet à l’appréciation du Tribunal.

LE PRÉSIDENT

Oui, Sir David, je vous concède ce point, mais en même temps, cela ne répond pas entièrement à la nécessité de la situation, s’il est exact que le général est présent à Nuremberg en ce moment. Il serait assez injuste qu’un tel document soit versé au dossier, à moins que la personne qui a témoigné dans ce sens, et dont l’interrogatoire constitue ce document, soit à la disposition des avocats de la Défense pour interrogatoire contradictoire.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Sur ce point, Monsieur le Président, je désirerais apporter une précision, étant donné que le Tribunal n’a pas le document sous les yeux. Je peux préciser que c’est un rapport de la Commission des crimes de guerre des Nations Unies sur l’interrogatoire en question, et c’est pourquoi il me paraît recevable en tant que rapport. Il est en accord avec l’article 21. C’est un document dont le Tribunal peut prendre acte d’après cet article de la Charte.

LE PRÉSIDENT

Estimez-vous donc que nous devrions accepter ce rapport, le prendre en considération, et laisser le soin aux accusés, s’ils le désirent, de citer le général Westhoff ?

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Oui, c’est bien ainsi que je l’entends. C’est ainsi que nous devons interpréter l’article 21 ou la procédure prévue, et celle-ci étant donné les pouvoirs spéciaux et la validité spéciale de tels rapports dans l’article 21.

LE PRÉSIDENT

Le Tribunal aimerait savoir si les interrogatoires ont été faits par le Ministère Public à Nuremberg.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

On m’indique à l’instant que les interrogatoires ont eu lieu à Londres. J’ignorais que le général fût à Nuremberg. Je fais une enquête sur ce point.

LE PRÉSIDENT

Sir David, pouvez-nous nous indiquer si les interrogatoires ont eu lieu à Nuremberg ou à Londres ?

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

On vient de m’informer que l’interrogatoire a eu lieu à Londres.

LE PRÉSIDENT

Savez-vous où se trouve actuellement le témoin ?

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

J’ignorais même qu’il fût à Nuremberg jusqu’au moment où Votre Honneur l’a mentionné lui-même, mais je peux facilement vérifier ce point.

Dr NELTE

La semaine dernière, j’ai reçu une lettre du général Westhoff de l’aile des témoins à la prison de Nuremberg ; il répondait à différentes questions que je lui avais posées. Il était donc ici la semaine dernière.

LE PRÉSIDENT

Le Tribunal va suspendre l’audience.

(L’audience est suspendue.)
SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Je demande à ajouter quelques mots pour éclaircir la situation. Je le fais parce que c’est une question à laquelle le Gouvernement britannique, en particulier, attache une très grande importance.

En fait, le 25 septembre de l’an dernier, le Gouvernement britannique envoyait un rapport détaillé de cet incident à la Commission des crimes de guerre des Nations Unies. Ce rapport comportait des dépositions faites au cours d’une enquête, des déclarations de témoins alliés, des déclarations de témoins allemands, y compris le général Westhoff, des copies de listes officielles des morts et un rapport des puissances protectrices. Tout cela fut envoyé par le Gouvernement britannique à la Commission des crimes de guerre des Nations Unies, en septembre dernier.

Les déclarations du général Westhoff, que j’ai authentifiées comme faisant partie du rapport de la Commission des crimes de guerre des Nations Unies, constituaient l’annexe ajoutée au rapport, qui fut envoyé alors à la garde de la Commission des crimes de guerre des Nations Unies, et dont une copie m’a été envoyée ici.

J’ai fourni cette copie à mes collègues français, et il y est question d’un rapport antérieur, fait par le général Westhoff au cours d’un interrogatoire qui eut lieu à Londres, et comme faisant partie de ce rapport.

Le document que mon ami a introduit aujourd’hui était un résumé des interrogatoires ultérieurs du général Westhoff qui eurent lieu à Nuremberg.

Monsieur le Président, je désirerais préciser autant que possible la situation devant le Tribunal, parce que, comme je l’ai dit, les incidents pourraient être d’une certaine importance. La pièce du Gouvernement britannique sera, je l’espère, remise au Ministère Public soviétique, étant donné que cela intéresse la partie Est de l’Europe, et que cette partie Est de l’Europe fait l’objet de l’exposé soviétique. Mais je ne voulais pas que le Tribunal garde une confusion quelconque au sujet du rapport que mon ami se propose d’introduire.

LE PRÉSIDENT

Mais vous êtes d’accord sur le fait que le document, qui est déposé maintenant devant le Tribunal, n’est pas un document officiel au sens de l’article 21 du Statut ?

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Oui, je suis d’accord, ceci n’est pas le document sur lequel je fournissais des explications. Je suis intervenu à propos du second.

LE PRÉSIDENT

Mais en ce moment, nous ne nous intéressons pas au document dont vous parlez, mais simplement à celui déposé comme preuve, auquel personne ne s’oppose, et ce document n’est pas un document officiel au sens de l’article 21.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Oui, d’après les explications que l’on m’a données, il en est ainsi : si je suis intervenu, c’est parce que je pensais que c’était le deuxième document.

LE PRÉSIDENT

Je comprends très bien. Le Tribunal accepte les objections soulevées par le Dr Nelte. Il estime que le document qui a été soumis au Tribunal n’est pas officiel au sens de l’article 21 du Statut et, par conséquent, est rejeté. Le Tribunal s’en tient à la décision que j’ai annoncée avant la suspension, autrement dit, si le Ministère Public désire le faire, il peut verser au dossier l’interrogatoire sur lequel se base le document qui lui a été soumis, et qui en est un résumé.

S’il agit ainsi, il doit également citer le témoin, le général Westhoff, afin qu’il soit possible aux avocats de procéder à un contre-interrogatoire. Ils doivent également fournir un exemplaire de l’interrogatoire proprement dit aux avocats.

M. QUATRE

Je prends acte des décisions du Tribunal et je tiens à déclarer que, soucieux d’éviter des pertes de temps, déjà considérables au cours de cette audience d’aujourd’hui, nous n’entendons pas pour l’instant nous prévaloir de ce document et nous n’entendons pas pour l’instant faire citer ici le général Westhoff. Je demande simplement au Tribunal de prendre acte de ce que, si le besoin s’en fait sentir, nous nous réservons le droit de faire venir ici le général Westhoff, au moment de l’interrogatoire des accusés.

Puis-je continuer, Monsieur le Président ?

LE PRÉSIDENT

Oui.

M. QUATRE

J’en suis arrivé, Messieurs, page 36 de mon exposé, au traitement des aviateurs alliés prisonniers. Je n’insisterai pas sur ce point, il vous a été longuement exposé déjà.

LE PRÉSIDENT

Peut-être devrais-je dire que le Tribunal se dispose à poursuivre les débats de cet après-midi au delà de 5 heures, jusqu’à 5 heures et demie, afin que la cause de l’accusé Hess puisse être présentée. Il est très important que cet exposé soit terminé ce soir, en ce qui concerne l’accusé Hess, parce que le Ministère Public soviétique demande la journée de demain tout entière pour sa présentation.

M. QUATRE

Monsieur le Président, je serai extrêmement bref. Je passerai immédiatement à nos conclusions. Je ne dirai pas un mot sur le traitement des aviateurs alliés, vous en connaissez les circonstances ; il en sera de même pour le traitement des troupes de commandos, et, en m’excusant encore une fois d’avoir involontairement été aussi long, je conclus dès à présent.

C’est bien, en définitive, la notion d’intention criminelle qui a présidé à l’élaboration et à la rédaction des ordres et directives qui viennent d’être examinées. De même qu’on ne saurait nier la réalité des actes perpétrés en vertu de ces décisions, il ne faudrait non plus méconnaître ou mésestimer cet élément moral que le Droit pénal français, pour reprendre la formule d’un éminent juriste, qualifie de « connaissance par l’agent du caractère illicite de l’acte qu’il accomplit ». Cette connaissance du caractère illicite de leurs ordres qu’ils savaient devoir être suivis d’une exécution scrupuleuse, les deux accusés l’ont eue pleinement.

Le rejet systématique par eux des lois et usages qui viennent atténuer la rigueur de la guerre, l’instauration à l’état de principe des procédés les plus barbares, sont chez Keitel et Jodl le reflet des préceptes et des normes du national-socialisme et de son chef pour lesquels toutes règles internationales, toutes conventions, toutes règles morales étaient une contrainte insupportable, une entrave à la fin poursuivie, dès lors qu’elles mettaient obstacle à l’intérêt supérieur de la communauté allemande.

Il n’est pas indifférent de savoir si Keitel et Jodl furent poussés par le désir de réaliser leurs ambitions ou si, fidèles au pangermanisme traditionnel de l’État-Major allemand, ils ont cédé au vertige national-socialiste pour voir s’épanouir un jour les prétentions orgueilleuses de l’Allemagne.

Mais ce qui compte surtout à nos yeux, c’est la contribution personnelle qu’ils ont volontairement et sciemment apportée à l’entreprise de destruction conduite par le Troisième Reich. Pendant dix années, Keitel fut la cheville ouvrière de l’Armée allemande et, depuis 1936, Jodl n’a cessé d’être son collaborateur. Avant la guerre, ils ont œuvré pour la guerre et, pendant la guerre, ils ignorèrent délibérément les règles de droit et de justice, seule sauvegarde des hommes qui luttent, pour afficher le mépris le plus absolu de la dignité et de la personne humaines et faillir ainsi à leur honneur de soldats.

Le « Nacht und Nebel », la « Kugel Aktion », la « Sonderbehandlung », la destruction de nos cités, resteront attachés au nom de ces hommes, de Keitel en particulier, qui osait proclamer qu’une vie humaine vaut moins que rien.

Et, en cette heure, nous ne pouvons empêcher notre pensée de se porter vers les absents innombrables qui ont fait pour cela le sacrifice de leur vie.

LIEUTENANT-COLONEL J. M. G. GRIFFITH-JONES (substitut du Procureur Général britannique)

Plaise au Tribunal. Je suis chargé de présenter les preuves relatives à l’accusé Hess en ce qui concerne les chefs d’accusation n° 1 et 2.

Monsieur le Président, le dossier qui a été remis au Tribunal comporte des annotations assez complètes sur les preuves auxquelles j’ai l’intention de me référer, et il pourra être utile au Tribunal de le conserver par devers lui pendant l’audience. Je tiens d’abord à exposer les fonctions occupées par Hess, telles qu’elles ont été présentées à l’appendice A de l’Acte d’accusation, et à parler de sa jeunesse.

Hess est né en 1894 ; il a maintenant 52 ans. Il a servi dans l’Armée allemande pendant l’autre guerre et a suivi en 1919 les cours de l’université de Munich. Il devint chef de l’organisation nazie de cette université et, en 1920, adhéra au parti nazi. Un des premiers membres des SA, il devint chef du corps de Police des étudiants. En 1923 il prit part au putsch de Munich, ce qui lui valut une condamnation à dix-huit mois de prison. Il purgea la moitié de sa peine dans la même cellule que Hitler. Je souligne le fait, parce que c’est pendant ces sept mois et demi de prison avec Hitler que ce dernier dicta Mein Kampf.

LE PRÉSIDENT

Avez-vous...

LIEUTENANT-COLONEL GRIFFITH-JONES

Je crois savoir ce qu’il y a. Cet exposé devait être fait primitivement par la Délégation américaine qui avait préparé le dossier ; il se peut que ce soit celui que M. Biddie a devant lui. Je vais vous faire passer un autre exemplaire.

LE PRÉSIDENT

Bien, continuez.

LIEUTENANT-COLONEL GRIFFITH-JONES

C’est donc à ce moment que Hitler dicta Mein Kampf à l’accusé Hess.

Passons maintenant aux postes qu’il a occupés : de 1925 à 1932, il fut secrétaire particulier et aide de camp de Hitler. En 1932, il devint président du Comité politique central du Parti, succédant à Gregor Strasser. En mars 1933, après l’avènement du parti nazi, il devint membre du Reichstag et, au mois d’avril de cette même année, il fut nommé adjoint du Führer, poste qu’il détint jusqu’en mai 1941, au moment de son voyage en Angleterre.

Les preuves de ces faits se trouvent dans deux documents, l’un le livre intitulé : Dates de l’histoire du parti nazi, par Volz, déjà présenté sous la cote PS-3132 (USA-592) et l’autre le Deutsches Führerlexikon, document PS-3191 (USA-593).

Le 1er décembre 1933, il fut nommé ministre du Reich sans portefeuille, fonction qu’il exerça légalement tout le temps qu’il resta en Allemagne. Ce fait figure au Reichsgesetzblatt, document PS-3178 (GB-248). Le 4 février 1938, il devint membre du Conseil de Cabinet secret, document PS-3189 (GB-249). Le 30 août 1939, il devint membre du Conseil des ministres pour la défense du Reich, document PS-2018 (GB-250). Le 1er septembre 1939, il fut désigné comme successeur du Führer après Göring — je vous rappelle que Göring était le successeur n° 1 — et pendant cette période il fut nommé Obergruppenführer dans les SS et dans les SA.

Telle est la preuve formelle des fonctions qui lui sont reprochées dans l’Acte d’accusation. Un mot au sujet de l’autorité qui fut sienne dans l’exercice de ces fonctions. Le Tribunal se souviendra qu’en nommant Hess son délégué et son adjoint, le Führer s’exprimait ainsi dans le décret de nomination : « Je nomme Rudolf Hess mon adjoint et je lui donne tous pouvoirs de prendre des décisions en mon nom pour toutes matières afférentes à la direction du Parti ». On peut mesurer l’étendue de ses attributions en consultant l’Annuaire du Parti de 1941 auquel je renvoie le Tribunal, page 104 de son livre de documents, document PS-3163 (USA-255). Je cite :

« Par décret du Führer du 21 avril 1933, le délégué du Führer a reçu pleins pouvoirs « de prendre au nom de ce dernier « toutes « décisions concernant la direction du Parti ». Ainsi, le délégué du Führer est son représentant avec pleins pouvoirs sur toute la direction de la NSDAP. La fonction de délégué du Führer est par conséquent une fonction qui dérive de celui-ci.

« C’est essentiellement le devoir du délégué du Führer de diriger la politique fondamentale du Parti, de donner des directives, de faire en sorte que tout le travail du Parti soit fait selon les principes nationaux-socialistes.

« Toutes les branches de l’activité du Parti aboutissent au délégué du Führer. Il donne le dernier mot au nom du Parti dans tous les projets à l’intérieur de ce dernier et dans toutes les questions vitales pour l’existence du peuple allemand. Le délégué du Führer donne les instructions requises pour toute l’activité du Parti afin de maintenir l’unité, le pouvoir de décision et le pouvoir d’exécution de la NSDAP, support de l’idéologie nazie.

« Outre ses devoirs de direction, le délégué du Führer a des pouvoirs étendus dans le domaine de l’État :

« 1. Participation à la législation nationale et à la législation d’État, y compris la préparation des ordres du Führer. L’adjoint du Führer justifie la conception du Parti, gardien de l’idéologie nazie ;

« 2. Le délégué du Führer confirme les propositions de nomination des fonctionnaires et des chefs du service du Travail ;

« 3. Il assure l’influence du Parti sur l’autonomie des municipalités. »

Je prie le Tribunal de se référer à la page 119 du livre de documents, au tableau qui montre l’organisation de la charge de délégué du Führer, document PS-3201 (GB-251). Je signale la case centrale où se trouve l’officier de liaison de la Wehrmacht, et son association étroite avec l’Armée ; dans la colonne, en haut à droite, vous voyez le titre de « chef de l’organisation à l’extérieur » dont je vais parler ; celui de « commissaire aux Affaires extérieures », qui démontre son souci de la politique étrangère de l’État allemand ;ensuite, ceux de « commissaire aux Affaires universitaires », « commissaire aux directives politiques universitaires », preuve de son souci en matière d’instruction en Allemagne ; plus bas, « bureau de politique raciale », preuve de son intérêt dans la politique antisémite du Gouvernement nazi ; et en bas, à nouveau, « service des questions scolaires. »

Un coup d’œil d’ensemble sur ce tableau montre qu’il participait à tous les aspects de la vie nazie et de l’organisation et de l’administration de l’État. La loi du 1er décembre 1933 sur l’unité du Parti et de l’État stipule qu’en sa qualité de ministre du Reich sans portefeuille, sa tâche consiste à garantir l’étroite et active coopération du Parti et des SA avec l’autorité publique, document PS-1395 (GB-252). Il acquit de vastes compétences législatives, comme il est établi par l’extrait de l’Annuaire du Parti de 1941 déjà cité. J’attire l’attention du Tribunal sur le décret de Hitler, du 27 juillet, déjà présenté dans le livre de documents. Il a déjà été lu ; aussi ne ferai-je qu’attirer l’attention du Tribunal sur ce document, D-138 (USA-403).

Par la loi sur la protection du peuple et du Reich, du 24 mars 1933, Hitler et son Cabinet, le Tribunal s’en souviendra, obtinrent les pleins pouvoirs en matière législative, indépendamment du Reichstag, et cet accusé, membre du Cabinet, avait donc sa part de ces pleins pouvoirs. Un extrait du discours qu’il prononça le 16 janvier 1937 démontre que Hess approuvait cette mesure ; cet extrait se trouve dans l’exposé qui est entre les mains des membres du Tribunal :

« Le national-socialisme a veillé à ce que les nécessités vitales de notre pays ne pussent plus être abandonnées aux palabres d’un Reichstag et devenir l’objet des calculs des partis. Vous avez vu que les nouvelles décisions allemandes de portée historique sont prises par le Führer et par son Cabinet, décisions qui, dans d’autres pays, sont retardées par des débats parlementaires qui durent des semaines. » Document PS-2426 (GB-253).

Ces pouvoirs et ces fonctions n’étaient pas une sinécure ainsi qu’il apparaît dans l’ordre donné par Hess en octobre 1934. Il a été déjà lu, je ne le lirai donc pas ; c’est le document D-139 (USA-404). Comme le Tribunal se le rappellera, Hess déclare qu’il a reçu du Führer le droit de participer au travail législatif et que tout organisme, apte à légiférer dans un domaine le concernant, doit lui soumettre à temps les projets, afin qu’il puisse agir avec efficacité au cas où il les désapprouverait.

Il me semble que l’extrait de l’Annuaire du Parti est suffisamment explicite sur les pouvoirs de Hess sans que j’aie à présenter plus de deux documents sur la question. A la page 5 de l’exposé écrit, on peut voir qu’il s’occupa du Plan de quatre ans où il joua un rôle en matière de production et d’organisation, (document PS-2608, déjà présenté sous le n° USA-714). C’est un extrait d’une conférence faite par l’accusé Frick, le 7 mars 1940. Le passage que je cite n’a pas été lu :

« Afin de garantir la coordination des divers organismes économique du Plan de quatre ans, ces organismes furent réunis en un seul sous la présidence de Göring. Les membres sont les secrétaires d’État des organismes qui s’occupent d’économie de guerre, le chef du Bureau militaire de l’Économie et un représentant du délégué du Führer. »

Enfin un extrait de la National-Zeitung du 27 avril 1941, document M-102 (GB-254), à la page 4 de l’exposé. Je cite ces passages pour épargner les instants du Tribunal en lui évitant de se reporter au livre de documents, page 12, où se trouve le texte entier.

« Il y a longtemps — avant le début de la guerre — Rudolf Hess était surnommé « la conscience du Parti ». Si nous nous demandons pourquoi il avait ce titre indiscutablement honorable, la raison en est facile à trouver. Il n’y a rien dans notre vie publique qui ne soit du domaine des attributions du délégué du Führer. Son activité est tellement diversifiée qu’on ne peut la décrire en quelques mots, et c’est une partie des obligations qui lui incombent que de leur donner peu de publicité. Bien peu savent que des mesures gouvernementales, surtout dans le domaine de l’économie de guerre et du Parti, mesures généralement approuvées lors de leur publication, peuvent être attribuées à l’initiative directe du délégué du Führer. »

Je devrais peut-être rappeler au Tribunal qu’aux termes du décret portant nomination du Conseil de Cabinet secret, il avait pour tâche de conseiller Hitler en matière de politique extérieure. Le Tribunal trouvera quelques photos jointes au livre de documents ;

elles n’ont que peu d’importance, elles ont été insérées pour rappeler au Tribunal le film montré précédemment au cours des débats ;

l’accusé Hess apparaît dans presque chaque scène de cette présentation dite : « l’avènement du parti nazi ». Elles ne proviennent pas directement du film, elles sont analogues, et j’apporte avec ces photos l’affidavit déclarant qu’elles furent prises par le photographe particulier de Hitler. L’affidavit devient le document GB-255. Voici donc les preuves fournies sur les postes qu’occupait Hess et l’autorité qu’il détenait ; le Tribunal m’autorisera peut-être à présenter une brève théorie à ce sujet, en ce qui concerne l’accusé Hess ; elle pourrait d’ailleurs s’appliquer à chacun des accusés.

Le Ministère Public a présenté les charges contre les accusés individuels sous la forme d’une collection de documents se référant directement à chacun d’eux avec des exemples précis de participation aux divers crimes commis par le peuple allemand. Messieurs, je prétends, afin de justifier et d’obtenir la condamnation de cet accusé et de ses collègues, qu’il suffit de prouver leurs fonctions dans l’État nazi et leur contrôle sur cet État, ainsi que les preuves d’ensemble des crimes commis par le peuple allemand. Ce n’est peut-être que maintenant, à cette étape du Procès, alors que l’étendue de ces crimes se dévoile plus clairement ; que nous nous rendons compte qu’ils ne peuvent pas être arrivés d’eux-mêmes. Sur une pareille échelle, il a fallu que ces crimes fussent organisés, coordonnés et dirigés. Si ce n’est pas le Gouvernement de l’Allemagne nazie ou le Gouvernement d’un pays quelconque qui a dirigé et coordonné ces crimes, qui donc l’a fait ? Si les membres de la nation allemande, auteurs de ces crimes, ne sont pas les responsables, on est alors fondé à se demander : qui est donc le responsable ?

Messieurs, il est indiscutable que ces hommes savaient ce qui se passait. Et je le répète, à mesure que les événements nous deviennent plus familiers, nous pouvons prétendre que tout le monde en Allemagne savait ce qui se passait ; j’insiste auprès du Tribunal sur ce fait que la condamnation de ces hommes ne repose pas sur le hasard de la prise d’un certain nombre de documents portant leur signature. Il aurait pu arriver qu’on n’eût saisi aucun document, et pourtant, de l’avis du Ministère Public, il eût été tout aussi possible et tout aussi juste que ces hommes fussent déclarés coupables du rôle qu’ils ont joué dans l’État sur la seule base des fonctions qu’ils ont assumées et des preuves de l’étendue des crimes commis par les hommes qu’ils dirigeaient.

Telle est notre thèse, Monsieur le Président. C’est pourquoi je dirai brièvement un mot, dans l’intérêt du Tribunal, de quelques faits secondaires qui permettent de rattacher Hess à presque tous les domaines de la vie de l’Allemagne nazie et des crimes qui y ont été commis. Je passe à la page 6 du dossier d’audience...

Dr SEIDL (avocat de l’accusé Hess)

L’Avocat Général vient de mentionner un affidavit que je ne peux trouver ni dans le livre de documents ni dans le dossier d’audience. Je ne peux pas, en conséquence, prendre position à l’égard de ce document, et je ne peux pas non plus décider si oui ou non il y a objection aux termes du Statut. Je prie le représentant du Ministère Public de me remettre l’affidavit en question.

(A la suite d’un incident technique, la fin de la déclaration du Dr Seidi n’est pas transmise au Tribunal.)
LE PRÉSIDENT

Nous n’avons pu entendre la fin de la traduction. Voulez-vous continuer ?

Dr SEIDL

Je ne sais pas, Monsieur le Président, jusqu’où vous avez entendu.

LE PRÉSIDENT

Vous parlez d’un document qui ne se trouve pas dans le livre de documents.

LIEUTENANT-COLONEL GRIFFITH-JONES

Je tiens à dire que les photographies sont dans le livre ; par erreur, l’affidavit du photographe ne se trouve pas dans le livre, mais l’original est ici. J’en aurai un "exemplaire pour le Dr Seidi, je regrette qu’il ne l’ait pas eu avant. Ce n’était pas un document très important.

Monsieur le Président, on pourrait penser qu’étant donné ses fonctions, l’accusé Hess joua un rôle déterminant dans la prise du pouvoir par le parti nazi et dans l’acquisition du contrôle sur l’État. Par la loi du 1er août, la fonction de Président du Reich...

LE PRÉSIDENT

1934 ?

LIEUTENANT-COLONEL GRIFFITH-JONES

Pardon, oui 1934 et celle de Chancelier du Reich furent réunies en la personne de Hitler. Hitler assuma ces deux fonctions. Ce décret fut signé par Hess et par d’autres. Hess signa, le 20 décembre 1934, une loi intitulée « Lois contre les actes de traîtrise commis contres l’État et le Parti ». L’article premier de cette loi stipulait les peines à infliger à quiconque ferait de fausses déclarations portant atteinte au prestige du Gouvernement, du Parti ou de ses organisations ;

l’article 2 stipulait les peines à infliger aux auteurs de déclarations tendancieuses sur le Parti ou ses chefs. Cette loi fut signée par Hess qui eut à édicter les ordonnances de mise en application. Il joua un rôle important dans le contrôle des nominations aux postes gouvernementaux. Sur toutes ces questions je ne fais que citer quelques exemples, car si l’on voulait citer chaque décret signé par l’accusé et chacun des actes qu’il accomplit dans ce domaine, autant vaudrait écrire une histoire du parti nazi de 1920 à 1941, et une histoire de l’Allemagne de 1933 à 1941. A la page 7 du dossier d’audience, on verra différents décrets, tous signés par Hess : le 24 septembre 1935, un décret stipulant qu’il devrait être consulté dans la nomination des fonctionnaires du Reich et des Pays ; le 3 avril 1936, décret stipulant qu’il serait consulté dans la nomination des fonctionnaires du service du travail, et je rappelle celui du 10 juillet 1937, mentionnant qu’il devrait être consulté pour la nomination des fonctionnaires de rang inférieur. En ce qui concerne le contrôle du parti nazi sur la jeunesse allemande, il y a encore un certain nombre de décrets signés par Hess : j’ai mentionné dans le dossier d’audience une référence à un livre déjà déposé Les dates du parti nazi par Volz, d’où il ressort qu’il nomma une Commission universitaire du Parti, placée sous son contrôle. Le Tribunal se souviendra que nous avons déjà vu d’après le tableau de son État-Major qu’il avait un service qui s’occupait des universités et des professeurs. Je cite encore un extrait du même document : « Le 18 juillet 1934, la ligue nazie des étudiants allemands fut directement subordonnée à l’adjoint du Führer. »

Hess, le Tribunal l’a déjà appris, était lui-même Obergruppenführer des SS et des SA. Sa responsabilité peut être établie sur ce point par trois documents. Parmi les papiers trouvés dans les dossiers Krupp, se trouvait une circulaire vraisemblablement adressée par Hess à divers industriels et demandant des dons ou des souscriptions au fonds Adolf Hitler pour l’industrie allemande. C’est le document D-151 que je dépose sous le n° GB-256 ; l’extrait suivant est inséré dans le dossier d’audience : « Le fonds est constitué sur la base d’un accord entre l’administration de la NSDAP et les représentants de l’industrie allemande. En voici le but : mettre à la disposition de la direction du Reich les fonds nécessaires à l’exécution unifiée des tâches qui incombent aux SA, aux SS, à la Jeunesse hitlérienne et aux autres organisations politiques. »

Le document que je viens de citer est à la page 5 du livre de documents.

Le 9 juin 1934, Hess signa un décret par lequel le Service de sécurité du Reichsführer SS devenait le seul service d’informations politiques et de renseignements du Parti. Le 14 décembre 1938, il publia un décret par lequel le SD, institué par Himmler, était détaché de l’organisation du Parti pour être organisé par les SS. Ces deux décrets sont signés par Hess et forment tous deux le même document : PS-3385 qui devient GB-257, page 172 du livre de documents remis au Tribunal.

Messieurs, on a déjà fourni des preuves de la persécution des Églises destinée à éliminer tout parti hostile aux nazis. Hess a participé à cette législation et, aux pages 8 et 9 du dossier d’audience, se trouve une série de décrets soumis au Tribunal pendant la présentation des charges relevées contre Bormann. On se rappellera qu’au moment du départ de Hess pour l’Angleterre, Bormann était l’adjoint de Hess et par conséquent je soutiens que les décrets publiés par Bormann en tant qu’adjoint au délégué du Führer entraînent également, bien entendu, la responsabilité de Hess. Afin d’épargner les instants du Tribunal, je lui rappellerai qu’il a la référence des décrets soumis avec les preuves présentées à cette époque contre l’accusé Bormann.

Me voici maintenant amené à la persécution générale des Juifs et à l’activité de l’accusé dans ce domaine. On se souviendra que le schéma de l’organisation fait état d’un service qu’il désigne lui-même sous le nom d’office de politique raciale. On trouve son point de vue sur la question dans un discours du 16 janvier 1937 qui se trouve dans un recueil de ses discours (PS-3124, déjà déposé sous le n° GB-253). L’extrait que je désire citer est dans le dossier d’audience, le document est à la page 98 du livre de documents :

« L’organisation de la NSDAP servira à éclairer le peuple sur les questions de race et de santé publique et à accroître la population. De même qu’en Allemagne, les Allemands à l’étranger devront être influencés dans le sens national-socialiste par les Landesgruppen et les Ortsgruppen. Ils deviendront conscients et fiers du fait qu’ils sont Allemands, et seront élevés dans un esprit de cohésion et d’estime réciproque. Ainsi on les élève à mettre les Allemands au-dessus des sujets d’une autre nation, quelle que soit leur position ou leur origine. »

Hess signa la loi de protection du sang et de l’honneur, l’une des lois de Nuremberg du 15 septembre 1935, document PS-3179 (USA-200). On se souviendra que, d’après ce décret et d’après la loi de citoyenneté de la même date, c’était le délégué du Führer qui devait prendre les décrets et les arrêtés de mise en application de ces lois dites de Nuremberg. Le 14 novembre 1935, Hess publia une ordonnance exécutoire de la loi de citoyenneté du Reich privant les Juifs du droit de vote et de celui d’occuper une fonction publique, document PS-1417 (GB-258). Ces lois de Nuremberg furent étendues à l’Autriche par un décret ultérieur, du 20 mai 1938, signé par l’accusé Hess, document PS-2124 (GB-259). Je le répète, ce ne sont que quelques exemples des décrets pris par cet homme et de ses activités au cours de la prise du pouvoir par le parti nazi et de la consolidation de sa position. Voici un document que je vais passer aux membres du Tribunal pour qu’ils le joignent à leurs livres de documents ; il en existe un exemplaire en français pour le juge français. Il y a dans ce document et dans d’autres, que je ne mentionne pas maintenant, mais qui ont déjà été soumis au Tribunal au moment de la présentation des charges contre Bormann, des exemples dont, je le répète, cet accusé doit porter la responsabilité.

Vous verrez, parmi divers titres, il y a un ou deux exemplaires en allemand et les autres sont en anglais : « Association avec le SD et la Gestapo », « Tentative de destruction des Églises », « Persécution des Juifs ».

Je vais maintenant m’occuper du rôle que Hess a joué dans la préparation proprement dite de la guerre d’agression. Dès 1932, il s’occupait du réarmement et de la réorganisation de l’aviation. Le Tribunal se rappellera un document, PS-1143 (USA-40) du 20 octobre 1932, montrant que le chef d’État-Major de Rosenberg avait adressé à Hess un rapport sur la préparation du matériel et l’entraînement du personnel navigant pour l’organisation de la Luftwaffe (page 43 du livre de documents). Cela se passait en 1932. Au cours des années ultérieures, il n’a cessé de s’occuper du réarmement de l’Armée allemande. Le 16 mars 1935, Hess signa le décret introduisant le service militaire obligatoire. Le 12 octobre 1936, dans un discours, il reprit le cri de Göring : « Les canons avant le beurre », quand il dit « Nous nous préparons aussi à l’avenir à manger, si c’est nécessaire, un peu moins de graisse, un peu moins de porc, un peu moins d’œufs, puisque nous savons que ce petit sacrifice est déposé sur l’autel de notre liberté. Nous savons que l’épargne en devises étrangères accélère la production d’armements ». Cette phrase est encore vrais aujourd’hui : les canons avant le beurre. Document M-104 (GB-260), page 14 du livre de documents.

En mai 1941, il faisait un discours à l’usine Messerschmitt ; le Tribunal a vu une photographie prise à cette occasion. C’est l’une des quatre photos que nous regardions il y a quelques instants. Il disait alors : « Le soldat allemand doit comprendre qu’il doit être reconnaissant, pour la qualité unique et l’abondance de ses armes et de son matériel, aux efforts infatigables d’Adolf Hitler pendant de nombreuses années. »

Ce discours a été reproduit dans le Völkischer Beobachter du 2 mai 1941. Il devient le document GB-261 et il figure à la page 15 du livre de documents du Tribunal.

L’une des activités les plus importantes de Hess dans les préparatifs de la guerre fut d’organiser la fameuse « Cinquième colonne » allemande. Il fut le responsable, en tant que délégué du Führer, de l’« Auslands-organisation », autrement dit l’organisation à l’étranger du Parti. L’historique de cette organisation sera trouvé sous une forme très résumée dans une publication officielle américaine, document PS-3258, qui devient GB-262. Elle figure à la page 147 du livre de documents.

Je désire simplement mentionner maintenant deux questions :

en octobre 1933, cette organisation fut placée directement sous le contrôle de Hess, et un an après, ce fut Hess lui-même qui lui donna le nom qu’elle devait porter : « Auslands-organisation ».

Pour épargner encore le temps du Tribunal, je le prie de se reporter à un tableau qui figure dans le Livre d’organisation, de 1938 (document PS-2354), à la page 69 du livre de documents. Je pense qu’il est inutile de l’examiner en ce moment en détail. Vous y trouverez divers bureaux, divers fonctionnaires, bureaux culturels, bureaux de propagande et de presse, bureaux de travail et bureaux de commerce étranger. Divers bureaux s’occupaient de la Marine marchande allemande, qui était naturellement un outil merveilleux pour propager les idéologies nazies d’un bout à l’autre du monde.

Le Tribunal a déjà entendu parler d’une organisation similaire dirigée par Rosenberg, l’APA. En un mot, j’indique que la distinction entre ces deux organisations consistait dans le fait que l’APA concernait la propagande auprès des non Allemands, des étrangers et leur enrôlement, tandis que l’Auslands-Organisation s’occupait des Allemands vivant à l’étranger, qui naturellement devaient former la base des activités de la Cinquième colonne, au cours des années à venir.

Je pense que le Tribunal verra que. sous le titre « Étendue du travail de l’organisation » sont mentionnés deux documents. Il suffira peut-être de citer maintenant le document PS-3401, qui devient GB-263, à la page 173 du livre de documents. C’est un article du Völkischer Beobachter qui commence par déclarer que « l’idéologie nationale-socialiste s’empare de nos frères allemands et les affermit dans leur nature d’Allemands ». Il continue ensuite en disant que « l’application pratique de cette politique de principe réside dans une organisation à l’étranger de la NSDAP qui sera directement subordonnée au délégué du Führer, Hess. » Je cite les dernières lignes de ce paragraphe :

« L’activité de l’Auslands-Organisation s’étend littéralement à la terre tout entière, et le mot d’ordre suivant pourrait, en toute justice, figurer dans ses bureaux à Hambourg : « Mon domaine est le monde ». L’organisation à l’étranger sous la direction du Gauleiter E. W. Bohle, qui est assisté par tout un état-major d’experts, de collaborateurs qualifiés, comprend aujourd’hui environ 350 groupes régionaux et centres de la NSDAP dans toutes les parties du monde et, en outre, s’occupe un peu partout d’une grande quantité de membres isolés du Parti. »

Je ne veux pas citer d’autres documents sur l’activité ou l’étendue de cette organisation. Vous les trouverez exposés dans le document suivant, PS-3258, qui figure à la page 150 du livre de documents, qui devient GB-264. Excusez-moi, il a déjà été déposé comme document GB-262. C’est un autre extrait du livre de documents britannique sur l’Allemagne qui figure dans l’additif au livre de documents sous le n° M-122 qui devient le GB-264.

Deux des autres organisations qui étaient dirigées par l’Organisation à l’étranger étaient connues sous le nom de « Ligue nationale des Allemands à l’étranger » — VDA — et « Ligue des Allemands de l’Est » — BDO. J’invite le Tribunal à se référer au document qu’il trouvera à la page 38 du livre de documents. C’est le PS-837 (GB-265). C’est une lettre qui, vous le verrez à la page suivante, est signée par Hess et datée du 3 février. 1939. C’est une circulaire, qui n’est pas destinée à être publiée. Elle a pour objet la ligue nationale des Allemands à l’étranger et la ligue des Allemands de l’Est. Je cite le premier paragraphe :

« Le directeur du service central des Allemands de race, le SS-Gruppenführer Lorenz... »

Ce service central des Allemands de race, qui est la « Volksdeutsche Mittelstelle », était une autre organisation similaire, mais elle était dirigée par Himmler et les SS. Tous ces messieurs semblent avoir eu leur organisation individuelle à l’étranger, mais toutes étaient instituées dans un but similaire. Celle-ci donc s’appelle « Volksdeutsche Mittelstelle ». Je cite à nouveau :

« Le directeur du service central des Allemands de race, le SS-Gruppenführer Lorenz, a édicté en mon nom la réglementation des questions relatives au travail raciste dans les régions limitrophes.

« En premier lieu, le VDA est l’organisme compétent pour le travail racial au delà des frontières. »

Je passe aux deux dernières lignes de ce paragraphe :

« Le VDA est organisé en groupes régionaux qui correspondent à l’étendue territoriale des Gaue de la NSDAP. »

Et les deux premières lignes du paragraphe suivant :

« La ligue des Allemands de l’Est, le BDO, est l’association responsable du travail raciste dans les régions limitrophes. »

Et je passe à la page suivante, au paragraphe n° 4 :

« Le VDA est seul responsable du travail raciste au delà des frontières. J’interdis par la présente au Parti et à ses organisations et associations affiliées toute activité raciste à l’étranger. Le seul organisme compétent pour cette tâche est l’Office central des Allemands de race, dont le VDA est l’instrument clandestin. Dans le Reich, le VDA, de façon générale, n’a à fournir que les moyens nécessaires au travail raciste au delà des frontières. Le VDA doit être soutenu en cela de toute manière par les services du Parti. Toute apparence extérieure de liaison avec le Parti doit cependant être évitée. »

Il continue ensuite en exposant les activités du BDO, puis le dernier paragraphe :

« L’activité du BDO et de la VDA doit être soutenue de toutes les manières par les offices du Parti. La direction nationale-socialiste de ces deux associations assurera une collaboration énergique de leur part dans toutes les tâches qui leur seront assignées par la NSDAP. Leur nature est déterminée par des considérations de politique étrangère et ces associations doivent en tenir compte dans leurs manifestations publiques. »

Je passe maintenant à l’activité de ces associations à l’étranger qui, comme je l’ai dit, était la base du travail de la Cinquième colonne dans les guerres à venir. Je considérerai le rôle joué par Hess dans l’occupation de l’Autriche et de la Tchécoslovaquie, occupation qui devait mener à la guerre d’agression proprement dite.

Hess participa à la préparation de l’occupation de l’Autriche depuis le début. En automne 1934, ce fut lui qui nomma Reinthaler chef des paysans autrichiens dans le parti nazi autrichien après l’échec du putsch de juillet 1934. J’en veux pour preuve le document PS-812 qui a déjà été déposé sous le n° USA-61 ; le passage intéressant a déjà été lu et figure au procès-verbal (Tome II, page 371).

Un autre document qui a déjà été déposé est le document PS-3254 (USA-704). C’est la déclaration de Seyss-Inquart du 10 décembre 1945 dans laquelle il mentionne que, dès 1936, il avait eu des entretiens avec Göring et Hess.

Le matin du jour où les troupes allemandes entrèrent en Autriche, le 12 mars 1938, Hess et Himmler furent les premiers membres du Gouvernement allemand à paraître ensemble à Vienne, où ils firent leur entrée vers midi.. Ce fut Hess qui, le lendemain, signa la loi du 13 mars 1938, sur la réunion de l’Autriche et du Reich allemand. Le Tribunal se souviendra certainement de la description, faite en détail par M. Alderman, des fêtes choquantes qui eurent lieu le 24 juillet 1938 pour célébrer le meurtre de Dolfuss et dont un discours de Hess constitua le point culminant.

J’invite le Tribunal à se reporter à un document qui figure à la page 165 du livre de documents et qui, selon les propres paroles de Hess, jette quelque lumière sur son activité en Autriche et en Tchécoslovaquie. C’est un discours prononcé le 28 août 1938, à la réunion annuelle de l’Auslands-Organisation. C’est le document PS-3258, déjà déposé sous le n° GB-262. J’en cite les trois derniers paragraphes, qui figurent à la page 165 du livre de documents :

« A la fin de son discours, Rudolf Hess rappelle les journées de l’an dernier où s’étaient rassemblés, ici même, à Stuttgart, des Allemands, hommes et femmes, garçons et filles, dans leurs costumes régionaux, tout bouillants d’enthousiasme à l’idée de la Grande Allemagne, passionnément entraînés par le national-socialisme, mais cependant extérieurement « Volksdeutsche », c’est-à-dire Allemands de sang, mais de nationalité étrangère.

« Aujourd’hui », continue Rudolf Hess, « ils figurent ouvertement dans nos rangs. Fiers et heureux, ils vont défiler devant leur Führer, à Nuremberg, dans les formations du mouvement national-socialiste, cette fois-ci comme des citoyens allemands. De tout cœur nous nous réjouissons de les voir. Ils ont mené une longue et dure bataille contre un ennemi traître et menteur... »

Et ainsi de suite, sur le même ton. A la page suivante, il rappelle la lutte des Allemands des Sudètes : « Le peuple allemand regarde vers ses camarades de race de Tchécoslovaquie en prenant une part profonde à leurs souffrances. Quiconque au monde aime ses compatriotes et en est fier, ne pourra nous critiquer si d’ici même, nous tournons nos pensées vers les Allemands des Sudètes, si nous leur disons que, remplis d’admiration, nous voyons comment ils savent garder une discipline de fer, malgré les pires chicanes, malgré la terreur et le meurtre. Si même il était nécessaire de fournir une preuve... »

Je pense qu’il n’est peut-être pas nécessaire de continuer la lecture de ce document, mais il montre l’intérêt que portait Hess aux événements de Tchécoslovaquie. Le document PS-3061, déjà déposé sous le n° USA-126, montre que ce discours fut prononcé en août 1938 et que pendant tout l’été des conversations eurent lieu entre Henlein, Hitler, Hess et Ribbentrop, pour informer le Gouvernement du Reich de la situation politique en Tchécoslovaquie. Ce document a déjà été lu et figure au procès-verbal. Mais, s’il y a quelque chose qui doit prouver la participation de Hess à cette activité, c’est bien la lettre du 27 septembre 1938 que le Tribunal a déjà eue sous les yeux et qui lui fut adressée par Keitel pour lui demander l’aide du Parti à la mobilisation secrète qui devait être effectuée sans utilisation du code prévu. Cette lettre est datée du 27 septembre 1938 et constitue le document PS-388 qui a déjà été déposé sous le n° USA-26. Il figure à la page 30 du livre de documents.

J’aimerais inviter le Tribunal à étudier un document figurant à la page 120 du livre de documents. C’est un autre discours prononcé par l’accusé le 7 novembre 1938, à l’occasion du rattachement du parti des Allemands des Sudètes à la NSDAP.

« Si nous avions dû défendre nos droits nous-mêmes, c’est alors qu’ils auraient vraiment connu les nationaux-socialistes allemands, les combattants du Führer.

« Mais le Führer » déclara Hess, sous les clameurs de l’assistance, « en a tiré la leçon. Il a réarmé avec une rapidité que personne n’aurait cru possible. Quand le Führer a pris le pouvoir, et plus particulièrement depuis que le Führer a réveillé la volonté du peuple allemand de mettre sa force au service de son droit, voilà ce qui confère ses droits à l’Allemagne. »

On pourrait se demander ce qu’étaient les droits de l’Allemagne à cette époque, en novembre 1938, alors que Hitler avait déclaré dès le 26 septembre qu’il n’avait plus aucune revendication territoriale à formuler en Europe.

Je considérerai maintenant une partie des preuves du rôle qu’il joua dans l’agression contre la Pologne. A la page 16 du livre de documents, se trouve un rapport qui est le procès-verbal d’un discours prononcé le 27 août 1939 et qui montre tout au moins qu’il prenait part à la propagande officielle qui, deux jours avant la déclaration de guerre, était adressée au monde. Je cite le deuxième paragraphe :

« Rudolf Hess, constamment interrompu par les applaudissements nourris des Allemands vivant à l’étranger et des citoyens allemands de la province de Styrie, souligna la modération sans exemple dont l’Allemagne avait fait preuve à l’égard de la Pologne, et l’offre magnanime du Führer qui avait assuré la paix entre l’Allemagne et la Pologne, une offre que M. Chamberlain semble avoir oubliée, car il déclare qu’il n’a pas entendu dire que l’Allemagne essaie de résoudre certaines questions aiguës par des discussions pacifiques. Qu’est-ce donc que l’offre allemande, sinon une tentative de ce genre ? »

Il continue en accusant la Pologne de pousser à la guerre et de manquer du sens de ses responsabilités. Étant donné le temps limité dont nous disposons, je ne citerai pas plus longtemps ce document qui a déjà été déposé sous la référence M-101 (GB-266).

Après la conquête de la Pologne, ce fut encore Hess qui signa le décret incorporant Dantzig au Reich, en date du 1er septembre 1939. Portent également sa signature : le décret incorporant les territoires polonais au Reich du 8 octobre 1939 et, le 12 octobre 1939, un décret sur l’administration des territoires polonais, dans lequel il est précisé que d’autres ordonnances seront prises pour l’organisation de l’espace vital allemand et de la zone d’influence économique. Ce sont tous là des décrets figurant au Reichsgesetzblatt. Je regrette que les deux derniers décrets ne figurent pas dans le livre de documents, mais leurs résultats ressortent clairement de mon dossier d’audience. Étant donné les preuves qui ont été apportées sur l’organisation de la Cinquième colonne, je me propose d’en finir avec les questions relatives à la Pologne. Mais je prétends que l’accusé est profondément mêlé aux plans et à la préparation de la guerre d’agression.

J’en viens à un exemple de sa participation aux crimes de guerre et aux crimes contre l’Humanité. Je mentionnerai simplement deux documents : l’un d’eux se trouve à la page 18 du dossier d’audience ; c’est le PS-3245, que je dépose sous le n° GB-267. C’est un ordre émis par Hess, par l’intermédiaire de la Chancellerie du Parti, pour recruter des hommes pour les Waffen SS. Je cite le paragraphe qui nous intéresse :

« Les unités de Waffen SS, composées de nationaux-socialistes, conviennent mieux que les autres unités armées aux missions particulières à exécuter dans les territoires occupés de l’Est, étant donné l’éducation nationale-socialiste intensive qu’ils ont reçue pour les questions raciales et nationales. »

Ce qui devait se produire et se produisit dans les territoires occupés de l’Est et qui fut l’oeuvre des Waffen SS — le Tribunal se souviendra du rôle qu’elles ont joué dans la destruction du ghetto de Varsovie — nous révèle la responsabilité écrasante assumée par l’accusé. Ce document se trouve à la page 121 du livre de documents.

L’autre document que je désire mentionner sur ce point est le R-96 que je dépose sous le n° GB-268. C’est une lettre du ministre de la Justice du Reich au chef de la Chancellerie du Reich en date du 17 avril 1941 dans laquelle sont discutées les dispositions pénales envisagées pour les Juifs et les Polonais dans les territoires occupés de l’Est. Elle montre très clairement que Hess a été mêlé aux discussions sur ce sujet, car on y mentionne diverses propositions qu’il aurait faites lui-même. Je voudrais attirer l’attention du Tribunal sur un ou deux passages. Je cite le début de cette lettre qui figure à la page 175 :

« Depuis le début, j’estime que les conditions spéciales des territoires annexés de l’Est exigent l’application de mesures spéciales de droit pénal et de procédure pénale contre les Polonais et les Juifs. »

Et j’en viens ensuite au deuxième paragraphe, les deux premières lignes :

« L’ordonnance du 6 juin 1940 inaugura un droit spécial pour les Polonais et les Juifs des territoires de l’Est. Par cette ordonnance, le Code pénal allemand qui était déjà en vigueur depuis le début dans les territoires de l’Est, fut rendu légalement applicable. »

Je saute trois lignes :

« La procédure pour imposer la poursuite de l’action publique a été supprimée, car il semble intolérable que des Polonais et des Juifs puissent forcer un Procureur Général allemand à ouvrir une information. Les Polonais et les Juifs ont également été privés du droit d’intenter une action en leur propre nom, ou de se joindre au Procureur Général dans l’œuvre de l’action publique. Outre cette loi spéciale dans le domaine de la procédure, des conditions spéciales ont été incluses dans l’article 2 de l’ordonnance d’introduction. Ces clauses ont été établies en accord avec le ministre de l’Intérieur du Reich, sur la base des nécessités qui se sont fait sentir ; depuis le début, on avait eu l’intention de multiplier ces conditions spéciales en cas de nécessité. Cette nécessité qui était devenue apparente entre temps avait entraîné un ordre complémentaire d’exécution qui fut ajouté à l’ordonnance originale, et qui est mentionné dans la lettre du délégué du Führer. »

Et, à la page suivante, en haut de la page :

« Par la suite, j’ai été informé du désir exprimé par le Führer selon lequel, en principe, les Polonais, et je le suppose, les Juifs, doivent être traités de façon différente des Allemands, dans le domaine légal. Après ces discussions préliminaires... J’ai établi le projet ci-inclus relatif au droit criminel et à la procédure contre les Polonais et les Juifs. »

Je passe au paragraphe suivant :

« Ce projet représente un code pénal spécial et une nouvelle procédure pénale. Les suggestions du délégué du Führer ont été prises en considération dans une très large mesure. Le n° 1 du paragraphe 3 contient une clause pénale générale sur la base de laquelle tout Polonais ou Juif, dans les territoires de l’Est, peut à l’avenir être poursuivi et toute espèce de châtiment lui être infligée pour toute attitude ou action qui sera considérée comme punissable et dirigée contre l’Allemagne. »

J’en viens au paragraphe suivant :

« Conformément à l’avis du délégué du Führer, je suis parti du point de vue que le Polonais est peu sensible à la peine d’emprisonnement ordinaire. »

Ensuite, quelques lignes plus bas :

« D’après la nouvelle échelle des peines, les prisonniers doivent être logés en dehors des prisons, dans des camps, et doivent être astreints à des travaux très durs et très pénibles. »

A la page suivante, second paragraphe :

« L’introduction de châtiments corporels que le délégué du Führer a soumise à la discussion n’a pas été incluse dans notre projet. Je ne peux pas reconnaître ce type de châtiment, parce que son application ne correspond pas au niveau culturel du peuple allemand. »

Monsieur le Président, comme je l’ai dit, le but de ce document est de montrer que le délégué du Führer était parfaitement au courant de ce qui se passait dans les territoires occupés de l’Est, et recommandait même des mesures plus énergiques que celles prévues par le ministre de la Justice du Reich.

Je ferai maintenant état des preuves qui sont à ma disposition, au sujet du départ de Hess pour l’Angleterre. Le 10 mai 1941 au soir, il atterrit en Ecosse à moins de 12 milles de la maison du duc de Hamilton. Le 11, il demande immédiatement à être conduit auprès du duc de Hamilton, avec lequel il veut s’entretenir. Il donne une fausse identité et est enfermé. Le lendemain de son arrivée en Ecosse, il a enfin avec lui, une entrevue dont le compte rendu figure dans l’additif au livre de documents. Si le Tribunal veut bien se référer maintenant à cet additif au livre de documents...

LE PRÉSIDENT

Ce document a-t-il déjà été déposé ?

LIEUTENANT-COLONEL GRIFFITH-JONES

Je le dépose moi-même en ce moment, Monsieur le Président.

LE PRÉSIDENT

Est-il suffisamment authentifié ?

LIEUTENANT-COLONEL GRIFFITH-JONES

Il est présenté sous la forme d’un rapport officiel du Foreign Office de Londres. Il y a en tout quatre rapports qui viennent du Foreign Office. Le premier document que je désire citer est le M-116. Je me réfère en ce moment à ce document, M-116, que je dépose sous le n° GB-269. C’est un compte rendu de l’entrevue de Hess avec le duc de Hamilton, le 11 mai 1941. Je peux résumer la majeure partie du contenu de ce rapport en disant qu’il se présenta comme étant Rudolf Hess ; il déclara qu’il avait déjà vu le duc de Hamilton en 1936 aux Jeux Olympiques, et que son vieil ami Haushofer, qui était son maître à l’université de Munich après la première guerre, lui avait suggéré d’entrer en contact avec le duc de Hamilton ; pour y parvenir, il avait déjà essayé de partir trois ou quatre fois aux premiers jours de septembre 1940, autrement dit, l’année précédente.

La raison qu’il donna ensuite de sa visite se trouve à la seconde page de ce document ; je cite à partir de la fin de la quatrième ligne. Excusez-moi, peut-être devrais-je lire ce qui précède. Il dit que l’Allemagne désirait conclure la paix avec l’Angleterre, qu’elle était certaine de remporter la victoire, et que lui-même tenait beaucoup à arrêter tout massacre inutile, ce qui, autrement, ne manquerait pas de se produire.

« Il me demanda si je pouvais rassembler les membres dirigeants de mon parti pour discuter de ces questions, afin de faire des propositions de paix. Je répondis qu’il n’y avait plus maintenant qu’un seul parti dans ce pays. H déclara qu’il pouvait me dire ce qu’étaient les conditions de paix de Hitler :

« Il insista d’abord sur un accord par lequel nos deux pays n’entreraient jamais en guerre l’un contre l’autre. Je l’interrogeai sur la façon dont un accord de ce genre pouvait être introduit, et il me répondit que l’une des conditions était naturellement que la Grande-Bretagne abandonnât sa politique traditionnelle qui était de s’opposer toujours à la puissance la plus forte en Europe. »

Je pense qu’il n’est vraiment pas nécessaire que je poursuive la lecture de ce document, car il insiste sur cette proposition dans les entrevues ultérieures qu’il eut les 13, 14 et 15 mai avec M. Kirk-patrick du Foreign Office.

J’en viens au document M-117 que je dépose sous le n° GB-270 et qui est un autre rapport officiel d’une entrevue avec M. Kirk-patrick le 13 mai. Je puis à nouveau résumer pratiquement l’essentiel de ce document. Hess commença en expliquant toute la chaîne des circonstances qui l’avaient amené à sa décision actuelle, ce qui, en réalité, entraîne tout un historique de tous les problèmes de l’après-guerre de 1918. Il mentionna l’Autriche, la Tchécoslovaquie, la Pologne, la Norvège, et expliqua que l’Allemagne avait, chaque fois, été justifiée de prendre l’attitude qu’elle avait adoptée. Il estime que l’Angleterre est entièrement coupable des buts de la guerre. Je cite une ligne très intéressante où il est question de Munich :

« Il dit que l’intervention de M. Chamberlain... »

LE PRÉSIDENT

Où lisez-vous ?

LIEUTENANT-COLONEL GRIFFITH-JONES

Au cinquième paragraphe, Monsieur le Président. Il commence ainsi :

« La crise tchécoslovaque fut déclenchée par la décision de la France, exprimée par le ministre de l’Air français, M. Cot, de transformer la Tchécoslovaquie en une base aérienne contre l’Allemagne. C’était le devoir de Hitler de faire échouer ce plan. L’intervention de M. Chamberlain et la conférence de Munich ont causé à Hitler un grand soulagement. »

On se souvient d’avoir entendu dire, au cours de ces débats, que Hitler avait déclaré qu’il n’avait jamais eu l’intention de s’en tenir aux termes de l’accord de Munich et que cela n’était d’ailleurs pas possible. Je continue l’exposé de ce document. Il dit ensuite que l’Allemagne devait gagner la guerre, que le bombardement de l’Angleterre ne faisait que commencer et qu’on ne l’avait entrepris qu’avec les plus grandes réserves. Il dit, en haut de la page 2, que la production de sous-marins en Allemagne était énorme et qu’il y avait des sources énormes de matières premières dans les territoires occupés ; que la confiance que l’on portait en Allemagne à Hitler et à la victoire finale était totale et qu’il n’existait pas la moindre perspective de soulèvement révolutionnaire de la part du peuple allemand. Il donna les raisons de son voyage aérien et dit encore qu’il avait été horrifié par la perspective d’une guerre prolongée. L’Angleterre ne pourrait pas y survivre, par conséquent elle ferait aussi bien de faire la paix dès maintenant. Le Führer n’avait aucune visée sur l’Angleterre ; il n’avait aucun désir d’hégémonie mondiale et regretterait énormément l’écroulement de l’Empire britannique.

Je cite les trois dernières lignes du grand paragraphe au centre de la page :

« Hess essaya alors de me faire frémir en insistant sur le fait que les Américains avaient des visées sur l’Empire ; le Canada serait certainement incorporé aux États-Unis.

« Revenant à l’attitude de Hitler, il déclara que, tout récemment encore, le 3 mai, après son discours au Reichstag, Hitler lui avait dit qu’il n’avait aucune exigence à formuler à rencontre de l’Angleterre. »

« La solution proposée par M. Hess était que l’Angleterre donnât carte blanche à l’Allemagne en Europe et que l’Allemagne donnât carte blanche à l’Angleterre dans l’Empire, avec la seule réserve que nous rendrions les anciennes colonies allemandes dont elle avait besoin comme source de matières premières.

« Je demandai, afin de le faire parler sur l’attitude de Hitler à l’égard de la Russie, si la Russie était incorporée à l’Europe ou à l’Asie. Il répondit : à l’Asie. Je répondis alors que, d’après les termes de sa proposition, l’Allemagne n’aurait pas le droit d’attaquer la Russie ; puisqu’elle n’aurait carte blanche qu’en Europe. M. Hess réagit promptement en faisant remarquer que l’Allemagne avait à présenter à la Russie certaines exigences qui devaient être satisfaites par les négociations ou par la guerre. Il ajouta cependant qu’il n’y avait aucun fondement aux rumeurs qu’on faisait circuler à ce moment, selon lesquelles Hitler envisageait une attaque prochaine contre la Russie.

« Je l’interrogeai ensuite sur les buts de l’Italie. Il me dit qu’il ne les connaissait point. Je répondis que c’était là une question d’une certaine importance. Il écarta cet argument en disant qu’il était sûr que les exigences de l’Italie ne seraient pas excessives. Je suggérai que l’Italie ne méritait guère quoi que ce soit, mais il me demanda de lui permettre d’être d’une opinion différente. L’Italie avait rendu à l’Allemagne des services considérables et, en outre, l’Angleterre avait offert des compensations aux nations vaincues, comme la Roumanie, après la dernière guerre.

« Finalement, comme nous quittions la pièce, M. Hess lança la flèche de Parthe : il avait oublié, déclara-t-il, de mentionner que ses propositions ne pouvaient être considérées qu’à une condition, c’est que l’Allemagne pût les négocier avec un gouvernement autre que le Gouvernement militaire actuel. M. Churchill, qui avait dressé des plans pour la guerre depuis 1936, et ses collègues qui s’étaient prêtés à cette politique de guerre n’étaient pas des personnalités avec qui le Führer pût négocier. »

Monsieur le Président, lorsque Hess vint en Angleterre, selon toute vraisemblance, il ne voulait pas plaisanter. Il est probable que le peuple allemand n’avait aucune idée de la situation en Angleterre à l’époque. Il pensait sans doute que l’Angleterre était alors dirigée par Churchill et un petit groupe de politiciens belliqueux. Il pensait vraisemblablement que ces propositions de paix suffiraient pour que Churchill fût renversé en quelques jours.

Je passe maintenant au document suivant. Mais il est cinq heures et demie, et j’ai encore un ou deux documents à soumettre au Tribunal. Dois-je continuer ?

LE PRÉSIDENT

Je pense que vous feriez mieux de continuer, afin d’achever votre exposé ce soir.

LIEUTENANT-COLONEL GRIFFITH-JONES

Je m’excuse d’abuser des instants du Tribunal. Je passe à l’entrevue suivante du 14 mai, qui ; figure sous le n° M-118 et que je dépose sous le n° GB-271. Hess commence par exprimer certaines plaintes, sur la façon dont il est traité, demandant quantité de choses, y compris Trois hommes dans un bateau, ce qui est un indice d’une certaine culture ou du moins de sentiments normaux, chose assez rare chez ces accusés. Il décrit sa fuite en Angleterre. Je cite le troisième paragraphe :

« Il passa ensuite aux questions politiques. Il déclara qu’il avait omis d’expliquer qu’il y avait encore deux conditions attachées à ses propositions de paix. Tout d’abord, l’Allemagne ne pouvait pas abandonner l’Irak. Les habitants de l’Irak avaient combattu pour l’Allemagne, et il devait par conséquent exiger de nous l’évacuation de l’Irak. Je lui fis remarquer que nous allions ainsi bien au delà des premières propositions, aux termes desquelles les intérêts de l’Allemagne se limiteraient à l’Europe, mais il répliqua que, considérées dans leur ensemble, ses propositions étaient plus que justes et équitables.

« La seconde condition était que le traité de paix contiendrait une clause pour l’indemnisation réciproque des nationaux britanniques et allemands dont les biens avaient été expropriés par suite de faits de guerre.

« M. Hess conclut en déclarant qu’il désirait faire bien comprendre que l’Allemagne devait gagner la guerre par le blocus ; nous n’avions aucune idée du nombre de sous-marins qui se trouvaient alors en construction en Allemagne. Hitler faisait toujours tout sur une vaste échelle et une guerre sous-marine dévastatrice, soutenue par de nouveaux types d’avions, réussirait à bref délai à établir un blocus parfaitement efficace de l’Angleterre. Il était stérile pour quiconque ici d’imaginer que l’Angleterre pourrait capituler et que la guerre pourrait être menée en partant de l’Empire comme base de combat. L’intention de Hitler, devant une semblable éventualité, était de poursuivre le blocus, même après la capitulation de l’île, de sorte que nous aurions à faire face à une famine voulue et préparée de la population des îles. »

Ce fut tout ; j’en viens maintenant au document suivant, M-119, que je dépose sous le n° GB-272, et qui est un rapport de l’entrevue du 15 mai 1941, troisième et dernière entrevue avec M. Kirkpatrick ;

je cite le troisième paragraphe ; on mentionne à nouveau l’Irak, puis M. Kirkpatrick déclare :

« Je soulevai le problème de l’Irlande. Il dit qu’au cours de toutes ses conversations avec Hitler, le sujet de l’Irlande n’avait jamais été abordé qu’en passant. L’Irlande n’avait jamais rien fait pour l’Allemagne au cours de cette guerre ; on pouvait donc supposer que Hitler n’avait pas l’intention d’intervenir dans les relations anglo-irlandaises. Nous échangeâmes quelques mots sur la difficulté de concilier les vœux du Sud et du Nord, et de là nous passâmes aux intérêts américains en Irlande et à l’Amérique.

« Sur l’Amérique, voici l’attitude prise par Hess : les Allemands comptent sur une intervention américaine et ne la craignent pas. Ils sont parfaitement au courant de la production aéronautique américaine et de la qualité de ses avions. L’Allemagne peut construire plus que l’Angleterre et l’Amérique réunies. L’Allemagne n’a aucune exigence, aucun but en Amérique. Ce qu’on appelait le péril allemand n’était qu’un fruit de l’imagination, c’était ridicule. Les intérêts de Hitler sont purement européens. Si nous concluons la paix maintenant, l’Amérique sera furieuse. L’Amérique veut en réalité hériter de l’Empire britannique.

« Hess conclut en disant que Hitler voulait vraiment un accord permanent avec nous sur une base qui préserverait l’intégrité de l’Empire. Sa propre tentative avait pour but de nous donner la possibilité d’ouvrir des conversations sans perdre de prestige. Si nous rejetions cette occasion, ce serait une preuve évidente que nous ne désirons aucun accord avec l’Allemagne, et Hitler aura le droit — en fait, ce sera son devoir — de nous détruire entièrement et de nous garder après la guerre dans un état permanent de soumission. »

Monsieur le Président, ce rapport montre à vrai dire le but essentiel et même unique de cette visite. Les motifs humanitaires de la venue en Angleterre, qui avaient si bonne apparence entre le 10 et 15 mai, prirent un aspect tout à fait différent quand, un mois plus tard, l’Allemagne attaqua l’Union Soviétique.

On ne peut empêcher de faire un parallèle entre cette affaire et celle qui se déroula avant l’attaque de la Pologne par l’Allemagne, quand celle-ci s’efforçait par tous les moyens de tenir l’Angleterre hors de la guerre. Ici, la même chose semble s’être produite et, qui plus est, nous savons d’après les propres paroles de Hess au cours de cette entrevue, qu’à cette époque l’Allemagne n’avait aucunement l’intention d’attaquer la Russie. Cela ne peut pas ne pas être un mensonge, car on se souviendra — et ce point figure dans le dossier d’audience — que dès novembre 1940, on avait élaboré les premiers plans pour l’invasion de la Russie. Le 18 décembre 1940, une directive ordonna que les préparatifs fussent achevés au 15 mai 1941. Le 3 avril 1941, des ordres furent donnés pour retarder l’action « Barbarossa » de cinq semaines, et le 30 avril 1941, dix jours avant l’arrivée de Hess en Angleterre, le jour « J » pour l’invasion de la Russie fut fixé au 22 juin 1941.

J’estime que quiconque exerçait les fonctions que cet accusé occupait à ce moment-là — responsabilité des organisations à l’étranger, délégué du Führer, successeur numéro 2 depuis un an seulement — ne pouvait ignorer ces préparatifs et ces plans. Monsieur le Président, j’estime par conséquent que les raisons de sa venue en Angleterre n’étaient nullement des raisons humanitaires mais, comme je l’ai dit, une tentative pour n’avoir qu’un seul front au moment de l’attaque de la Russie.

J’hésite à mentionner un document qui retarderait encore le Tribunal, mais j’en ai encore un qui est intéressant à divers points de vue. J’ai demandé à ce qu’il figurât comme dernier document dans le livre de documents ; au cas où il ne s’y trouverait pas, j’en fais passer maintenant des exemplaires. C’est le document PS-1866 que je dépose sous le n° GB-273. C’est le compte rendu d’une conversation qui eut lieu entre Ribbentrop, Mussolini et Ciano le 13 mai 1941 ; il est signé par Schmidt. Il n’ajoute pas grand chose à la question, mais il répond cependant à la question de savoir si le vol vers l’Angleterre eut lieu avec l’approbation de Hitler ou d’autres membres du Gouvernement ou bien s’il fut entrepris dans le secret le plus absolu et sur la propre initiative de Hess. Ce dernier prétend l’avoir fait sur sa propre initiative et secrètement. Il est naturellement difficile d’imaginer qu’il ait pu le préparer et même le tenter plusieurs mois auparavant à l’insu de tous, sans que personne n’en ait rien su. Ce compte rendu de la conversation avec les Italiens jette encore quelque lumière sur le sujet et montre en tout cas les déclarations de Ribbentrop, trois jours après le départ de Hess, aux alliés italiens. J’invite le Tribunal à examiner la première page de ce document :

« Pour commencer, le ministre des Affaires étrangères du Reich transmet les salutations du Führer au Duce.

« Il proposera bientôt au Duce une date pour un entretien projeté qu’il aimerait avoir aussitôt que possible. Comme lieu de réunion, il choisira probablement le Brenner. En ce moment, il était — comme le Duce pouvait le comprendre — très occupé par l’affaire Hess et par quelques questions militaires.

« Le Duce répond qu’il sera d’accord avec toutes les propositions du Führer, etc.

« Le ministre des Affaires étrangères du Reich déclare alors que le Führer l’a envoyé au Duce afin de le mettre au courant dei l’affaire Hess et de la conversation avec l’amiral Darlan au sujet de cette affaire. Il remarque que le Führer a été tout à fait surpris du geste de Hess, qui lui semble être celui d’un fou. Hess souffrait depuis longtemps d’une maladie de foie, et il était tombé entre les mains de magnétistes, de naturistes qui ont aggravé son état de santé.

« Tous ces faits font actuellement l’objet d’une enquête, de même que la responsabilité des aides de camp qui étaient au courant des vols interdits de Hess. Depuis des semaines, celui-ci s’entraînait à des vols sur un Messerschmitt 110 ; ses intentions, naturellement, étaient parfaitement désintéressées et il est hors de doute qu’il n’a pu manquer de loyauté envers le Führer. Sa conduite doit être expliquée par une sorte de mysticisme et un état d’esprit résultant de sa maladie. »

Et Ribbentrop continue ; en substance, il souligne à nouveau que ce geste a été accompli sans que Hitler ou quiconque ait été mis au courant. Cela n’ajoute pas grand-chose à la question.

LE PRÉSIDENT

Voudriez-vous lire le paragraphe suivant ?

LIEUTENANT-COLONEL GRIFFITH-JONES

« Ayant de la sympathie pour l’Angleterre, Hess a conçu l’idée folle d’utiliser les cercles fascistes de la Grande-Bretagne pour persuader les Britanniques de céder. Il avait expliqué cette intention dans une longue lettre très confuse adressée au Führer ; quand cette lettre atteignit le Führer, Hess était déjà en Angleterre. On espérait en Allemagne qu’il aurait un accident en route, mais il était déjà en Angleterre et avait essayé d’entrer en contact avec le marquis de Clydesdale, présentement duc de Hamilton. Hess le considérait tout à fait à tort comme un grand ami de l’Allemagne et il avait atterri dans le voisinage de son château en Ecosse. »

LE PRÉSIDENT

Je vous remercie.

LIEUTENANT-COLONEL GRIFFITH-JONES

Voilà ce que Ribbentrop disait à Mussolini. Ribbentrop mentait par habitude. Si l’on veut bien se reporter au bas de la page 4 de ce document, le Tribunal me permettra de lire un passage de ce document qui aurait déjà été versé au dossier si nous l’avions eu entre les mains. Je demande la permission de lire ce paragraphe qui intéresse l’accusé Ribbentrop :

« Le Duce fit encore quelques remarques à propos du front uni européen contre l’Angleterre et des deux pays, Espagne et Russie, qui en étaient absents, et remarqua qu’une politique de collaboration avec la Russie lui semblait avantageuse. Il demanda au ministre des Affaires étrangères du Reich si l’Allemagne rejetait la possibilité d’une collaboration avec la Russie. Celui-ci répondit que l’Allemagne était liée par des traités avec la Russie et que les relations entre les deux pays étaient à tous égards correctes. Personnellement, il ne croyait pas que Staline entreprît quoi que ce soit contre l’Allemagne, mais s’il devait le faire ou s’il devait poursuivre une politique qui fût insupportable à l’Allemagne, il serait alors anéanti en l’espace de trois mois. Le Duce approuva ce point. Le Führer ne recherchait probablement aucune querelle, mais il avait cependant pris des précautions contre toute éventualité. » — C’est encore là, je crois, Ribbentrop qui parle

« Le Führer ne recherchait aucune querelle, il avait seulement pris des précautions contre toutes les éventualités. Aucune décision n’était encore prise, mais à la suite de certains incidents et d’un manque de franchise de la part des Russes, il commençait à avoir quelques soupçons. Les Russes avaient par exemple renforcé leurs troupes le long de la frontière occidentale, ce qui avait naturellement entraîné l’Allemagne à renforcer également ses troupes, mais seulement après que les Russes aient procédé à ces mesures. »

Il est à remarquer qu’au sein du Gouvernement allemand, le Führer et le ministre des Affaires étrangères savaient, le 13 mai, que l’Allemagne se proposait d’attaquer la Russie dans le mois à venir.

Voilà les preuves que je désirais présenter au Tribunal sur cette question. Je regrette que mes explications aient retenu si longtemps l’attention du Tribunal auquel je suis reconnaissant de la patience avec laquelle il a supporté la longueur de cet exposé.

(L’audience sera reprise le 8 février 1946 à 10 heures.)