SOIXANTIÈME JOURNÉE.
Vendredi 15 février 1946.
Audience du matin.
Il y a diverses questions de procédure que le Tribunal désire examiner avant d’envisager une suspension d’audience ; il n’y aura donc pas demain matin d’audience publique, mais une audience à huis clos où l’on examinera les problèmes de procédure. Il y aura une audience publique lundi matin à 10 heures ; elle durera une demi-heure et l’on y examinera la question d’une suspension. Un avocat et un représentant du Ministère Public prendront la parole chacun pendant un quart d’heure.
J’en étais resté à la page 3 du livre de documents, deuxième alinéa, première colonne ; je crois qu’il est possible de laisser de côté les autres détails contenus dans la note étant donné qu’ils ne concernent que des cas particuliers qui confirment les faits principaux décrits au début du document et qui ont déjà été prouvés hier.
J’attire l’attention du Tribunal sur un extrait de la note qu’il trouvera à la page 3 du livre de documents, alinéa 2, première colonne : il y verra que la population civile était déportée dans des camps de concentration, dans le but d’augmenter d’une manière artificielle et illégale le nombre des prisonniers de guerre et de soumettre cette population, elle aussi, au régime inhumain établi par les autorités germano-fascistes pour les prisonniers de guerre.
Je présente maintenant un extrait du procès-verbal de l’audience du tribunal militaire de campagne de la 374e division d’infanterie de Lubansk du 29 novembre 1944. Ce document est déposé sous le n° URSS-172 et le Tribunal le trouvera à la page 67 du livre de documents.
Je voudrais soumettre au Tribunal des requêtes ayant trait à la production de preuves. Première demande : je voudrais qu’on interdise, conformément à l’article 21 du Statut, les documents qui ne contiennent aucune indication concernant les sources des faits exposés. Deuxièmement, je demande qu’on interdise la lecture des déclarations qui ne contiennent que des indications sommaires et qu’on autorise seulement cette lecture quand l’interrogatoire du témoin est possible.
Voici les motifs des demandes. L’article 19 du Statut autorise tout document qui a valeur probatoire et l’article 21 autorise le Tribunal à demander des preuves concernant les conclusions des commissions d’enquêtes. Le but des deux articles, toutefois, est de faciliter la présentation des preuves. L’admission de déclarations écrites de diverses sortes, conduit au danger que de telles déclarations discréditeraient tout un peuple et toute une nation et la demande de la Défense semble être justifiée, de n’admettre que les preuves, les documents dans lesquels ce danger a été autant que possible écarté. Nombre de déclarations écrites lues par le Procureur russe et d’extraits de rapports de comités n’avaient aucune valeur probatoire, mais bien qu’ils ne puissent être retenus, ils pourraient néanmoins donner une fausse image des événements historiques.
Ceci ne correspond-il pas aux dernières lignes de l’article 21 : « Les procès-verbaux et conclusions des tribunaux militaires ou autres de l’une quelconque des Nations Unies » ?
La Défense pense que l’article 21 autorise une interprétation. L’article 21 permet la lecture de ces rapports et de ces documents mais il ne dit rien sur la mesure dans laquelle il est possible aux défenseurs de recourir aux sources qui sont à l’origine de ces rapports de la commission d’enquête.
Nous sommes d’avis que les témoins entendus par les juges, par passion ou par colère, ne sont pas en mesure d’exposer les faits objectivement. En tant que juristes, nous savons combien il est difficile de tirer des faits la vérité ; c’est pourquoi nous avons le devoir et la responsabilité vis-à-vis du peuple allemand d’essayer de remonter jusqu’aux sources et d’aider à éclaircir les événements que nous voyons quelque peu différemment.
Les avocats auront la possibilité, au moment opportun, de critiquer toutes les preuves qui auront été déposées par le Ministère Public. Ils pourront signaler si, selon eux, telle preuve a été apportée par haine ; ils pourront critiquer comme ils le voudront les preuves soumises, mais en temps voulu. Ce moment n’est pas encore venu.
L’article 21 est parfaitement clair et enjoint au Tribunal d’accorder une valeur probatoire à tous les documents qui sont cités et cet article fait allusion aux procès-verbaux et aux conclusions des tribunaux militaires ou autres de l’une quelconque des Nations Unies. Il s’agit ici d’un procès-verbal et des conclusions d’un tribunal militaire soviétique. C’est pourquoi le Tribunal a le devoir exprès que lui dicte l’article 21, de leur accorder une valeur probatoire. Rien n’empêche les avocats de la Défense, lorsqu’ils feront leurs plaidoiries, de critiquer les preuves sur lesquelles sont établis ce procès-verbal et ces conclusions, mais dire que ces preuves ne devraient pas être admises me paraît à moi, et je crois aux autres membres du Tribunal, une objection non valable.
Je vous remercie.
Me permettez-vous de continuer, Monsieur le Président ? Bien. Messieurs les juges trouveront le document qui a été présenté au Tribunal à la page 67 du livre de documents. Je me permets de donner quelques détails sur la biographie de l’accusé Le Court qui a été traduit devant un tribunal militaire de campagne ; ce n’était pas un SS, mais un simple caporal-chef de l’Armée allemande, âgé de 27 ans. Il vivait avant la guerre dans sa ville natale, Stargard. Il était propriétaire d’un cinéma lorsqu’il fut mobilisé ; il fit son service militaire à la 1° section de la IVe division d’infanterie de l’Air. Je cite les dépositions de Le Court qui se trouvent au chapitre « Instruction judiciaire » ; je commence par le deuxième alinéa. Le Tribunal trouvera ce passage dans le livre de documents, page 68, cinquième alinéa ; en rapport avec ce qui nous occupe, Le Court a déclaré :
« Avant d’être fait prisonnier par les troupes de l’Armée rouge, c’est-à-dire jusqu’au 4 février 1944, je faisais mon service dans la I° section cycliste du 2e régiment d’infanterie de l’Air de la IVe division au Quartier Général des services de l’aérodrome « E 33 X l » comme préparateur de laboratoire. En plus du service de photographie, je faisais d’autres travaux à mes moments de liberté, c’est-à-dire que je fusillais pour mon propre compte des prisonniers de guerre de l’Armée rouge ainsi que de paisibles civils. Je prenais des notes et j’ai mentionné, dans un livre spécial, le nombre de prisonniers de guerre et de civils que j’ai tués. » Je passe trois alinéas qui ont trait aux exécutions des prisonniers de guerre par Le Court et je reprends la citation :
Colonel Smirnov, le passage que vous venez de lire à l’instant concernant la notation de chiffres dans son calepin ne figure pas dans la traduction qui est devant moi. Je ne sais si ce renseignement figure dans l’original. Êtes-vous sûr qu’il y est ?
Monsieur le Président, il s’y trouve.
Je voulais simplement m’assurer que ce renseignement figurait dans l’original, étant donné qu’il ne figure pas dans la traduction que j’ai sous les yeux. Vous pouvez poursuivre.
Je me suis arrêté à la page 68, j’ai sauté trois alinéas et je suis arrivé à la page 69. C’est pourquoi peut-être, Monsieur le Président, vous n’avez pu trouver le passage que je viens de citer.
Je continue la citation :
« En plus de l’exécution des prisonniers de guerre, je m’occupais encore de fusiller les partisans, les citoyens paisibles et j’incendiais les maisons avec leurs occupants. En novembre 1942, j’ai participé à l’exécution de 92 citoyens soviétiques.
« D’avril à décembre 1942, alors que j’étais dans l’infanterie de l’Air, j’ai participé à l’exécution de 55 citoyens soviétiques ; je les ai fusillés. »
Je passe un alinéa et je continue à citer :
« De plus, j’ai participé encore à des expéditions punitives où j’incendiais les maisons. J’ai incendié en tout plus de 30 maisons dans divers villages. Au cours des expéditions punitives je me rendais dans les villages, entrais dans les maisons et prévenais les occupants que personne ne devait sortir des maisons et que nous allions les brûler. Je mettais le feu à une des maisons et si quelqu’un essayait de se sauver — personne n’avait le droit de partir — je le faisais rentrer dans la maison ou bien je l’abattais. Ainsi, j’ai brûlé plus de 30 maisons et abattu plus de 70 habitants, surtout des vieillards, des femmes et des enfants ; au total j’ai moi-même abattu 1.200 personnes. »
Pour abréger, je passe six alinéas et je reprends à la page 70 du livre de documents.
« Le commandement allemand encourageait de toutes les manières les fusillades et les meurtres de la population soviétique. Pour ma bonne conduite dans l’Armée allemande, c’est-à-dire pour avoir fusillé des prisonniers de guerre et des citoyens de l’Union Soviétique, je reçus avant mon temps, le 1er novembre 1941, le grade de caporal-chef que je n’aurais dû avoir que le 1er novembre 1942 et je fus récompensé de la « médaille de l’Est ».
Le Court n’était nullement une exception et pour confirmer ce que j’avance, je me permettrai de me reporter au verdict du tribunal militaire de Smolensk prononcé à rencontre d’un groupe d’anciens soldats de l’Armée allemande traduits en jugement pour avoir commis des crimes contre la population pacifique et les prisonniers de guerre, dans la ville de Smolensk. Ceci a été présenté au Tribunal par mon collègue, le colonel Pokrovsky, sous le n° URSS-87 et se trouve au dossier. Le Tribunal trouvera ce document à la page 71 du livre de documents. Je passe les généralités et j’attire l’attention du Tribunal sur l’extrait du verdict qui se trouve au neuvième alinéa de la page 71 du livre de documents, qui concerne les 80 fosses ouvertes et examinées par une commission d’enquête médico-légale, dans la région de Smolensk et dans la ville même où l’on a découvert plus de 135.000 cadavres de femmes, d’enfants et d’hommes soviétiques de différents âges. Je saute la deuxième page du verdict et je reprends la partie du document qui nous donne les caractéristiques des actes criminels de personnes isolées, poursuivies individuellement dans cette affaire. Là aussi, je ne parlerai que de deux ou trois d’entre eux sur un nombre total de dix accusés. Le Tribunal trouvera ce passage page 73 du livre de documents, sixième alinéa du texte. Je cite :
« Hirschfeld, qui était interprète à la Kommandantur allemande de la région de Smolensk, assommait personnellement et emmenait sous prétexte de trahison d’innocents citoyens soviétiques, pris au hasard dans les rues de la ville de Smolensk, sans considération de sexe ni d’âge, et les obligeait à faire de fausses déclarations. Après avoir obtenu par violence ces fausses déclarations, la Kommandantur exécutait des dizaines de citoyens soviétiques innocents. En mai 1943, à Smolensk, Hirschfeld participa personnellement à ces exécutions de citoyens soviétiques, effectuées au moyen de gaz carbonique dans des chambres à gaz. Il participa, en janvier et février 1943, à des expéditions punitives contre les partisans et contre de paisibles citoyens soviétiques du district de Newel-Uswjati. En qualité de chef du détachement punitif allemand, il commit, avec ses soldats, des actes de brutalité envers la population civile. »
Colonel Smimov, dans la traduction qui se trouve sous les yeux du Tribunal, les pages 34 à 45 manquent. Pensez-vous qu’on pourrait les retrouver ? Je crois que votre pagination est différente. Le document que vous mentionnez maintenant, URSS-87, commence à la page 34 de notre traduction, puis la traduction saute à la page 45.
Monsieur le Président, je me reporte non pas à la pagination de la traduction, mais à celle qui est indiquée dans le livre de documents.
Oui, mais je me demandais si, par suite d’une erreur technique quelconque, ces pages n’auraient pas été traduites et omises dans l’exemplaire et si elles ne pourraient pas être retrouvées. Il nous manque onze pages dans notre exemplaire.
Je n’ai pas encore vu la traduction, mais, si Monsieur le Président le permet, je la vérifierai pendant la suspension et la remettrai en ordre.
Bien, poursuivez.
« ... avec ses soldats, il brûla neuf villages et hameaux soviétiques. Il dépouilla les paysans des kolkhozes et fusilla des citoyens soviétiques innocents qui sortaient des bois pour chercher, dans les ruines de leurs maisons brûlées, quelque nourriture. Il participa à la déportation de citoyens soviétiques en Allemagne. »
Je me permettrai de citer un autre exemple concernant le nommé Modisch qui était assistant à l’hôpital militaire allemand n° 551 ; le Tribunal trouvera ce passage à la page 73 du livre de documents, dernier alinéa :
« Modisch était assistant au 551e hôpital militaire allemand de la ville de Smolensk, de septembre 1941 jusqu’à avril 1943. Il fut le témoin oculaire et prit personnellement part à l’assassinat des prisonniers de guerre blessés, soldats et officiers de l’Armée rouge sur lesquels les professeurs et les médecins allemands, Schemm, Getto, Mueller, Ott, Stefan, Wagner, etc., sous prétexte de soins, faisaient diverses expériences avec des produits chimiques et biologiques non expérimentés ; ils provoquaient ensuite chez ces malheureux la septicémie, et les tuaient. » Quelle était l’activité personnelle de Modisch ? Je continue de citer le document :
« Modisch tua lui-même au moyen d’injections de strophantine et d’arsenic, à haute dose, au moins vingt-quatre prisonniers de guerre, soldats et officiers de l’Armée rouge. De plus, il utilisa pour soigner les militaires allemands blessés, le sang d’enfants soviétiques âgés de six à huit ans ; les prélèvements de sang étaient si importants, qu’ils entraînaient la mort de ces derniers. Il effectua des prélèvements de liquide cérébro-spinal sur des prisonniers de guerre russes, ce qui provoquait chez ces hommes exténués la paralysie des membres inférieurs. Il a participé au pillage des instituts médicaux soviétiques dans la ville de Smolensk. »
Je saute encore une page du document. Le Tribunal peut être convaincu que chacun de ces dix inculpés a commis une si longue série de crimes que la justice de tout pays civilisé les aurait condamnés à mort. Je présente comme exemple l’une des charges retenues contre Kurt Gaudian, prouvée devant le Tribunal. Le passage correspondant se trouve à la page 74, dernier alinéa, et à la page 75 du livre de documents. J’attire l’attention du Tribunal sur le fait que Gaudian a violé sept jeunes filles et les a tuées ensuite. Je termine le passage concernant Gaudian en citant trois lignes seulement :
« Au mois d’août 1943, avec son aide, soixante habitants d’un village situé à proximité de la ville d’Osipowitschi furent brûlés vifs dans une grange et le village lui-même fut incendié ».
Je passe ce qui se rapporte à Hentschke et cite cinq lignes seulement de la page 75 du livre de documents concernant le verdict prononcé contre le nommé Mueller, caporal au 335e bataillon de protection :
« En différentes occasions, l’accusé Mueller tua quatre-vingt-seize citoyens soviétiques parmi lesquels des vieillards, des femmes et des enfants. Mueller viola trente-deux femmes soviétiques et en tua six après les avoir violées. Parmi les femmes violées, il y avait quelques jeunes filles âgées de quatorze à quinze ans ».
Je ne sais pas s’il est nécessaire de continuer ce récit ? Je crois que l’image de ces criminels, dont sept sur dix furent pendus, a été présentée assez nettement devant le Tribunal. Mais pour donner une idée, non pas de ceux qui commettaient les crimes mais de ceux qui disposaient de la vie de la population des territoires occupés de l’Est, je prie le Tribunal de me permettre d’en venir au journal de l’accusé Hans Frank qui a déjà été présenté au Tribunal par nos collègues américains sous le n° USA-2233-PS.
Nous présentons des extraits du journal de Frank sous le n° URSS-223. Le Tribunal trouvera ces extraits à la page 78 du livre de documents. Je cite le passage se trouvant à la page 86, troisième alinéa, première colonne du livre de documents. Frank, le 6 février 1940, donna une interview au correspondant du Völkischer Beobachter, Kleiss. Je cite la description de cette interview se trouvant dans le passage que je viens d’indiquer au Tribunal.
« Interview du Gouverneur Général donné au correspondant du Völkischer Beobachter, Kleiss, le 6 février 1940.
« Kleiss
Il serait peut-être intéressant d’indiquer ce qui distingue un protectorat d’un gouvernement général.
« Gouverneur Général
Pour l’expliquer, je peux répondre comme suit : il y avait à Prague, par exemple, des affiches rouges qui disaient qu’on avait fusillé ce jour sept Tchèques. Quand je les ai vues, je me suis dit : si j’avais voulu donner l’ordre de poser des affiches chaque fois que sept Polonais avaient été fusillés, il n’y aurait pas eu assez de forêts en Pologne pour préparer le papier de telles affiches. Oui, nous devons agir cruellement... »
L’avance sur le front de l’Ouest qui commença le 10 mai 1940 a détourné l’attention de l’opinion publique mondiale des crimes commis sous la direction immédiate de Frank, et a permis à Frank de faire condamner, par des tribunaux militaires de campagne, à la peine de mort plusieurs milliers d’intellectuels polonais et de les exterminer.
Je cite la déclaration de Frank, faite au cours d’une conférence de Police tenue le 30 mai 1940, au cours de laquelle ce crime fut définitivement décidé. Je commence ma citation au verso de la page 86 du livre de documents, sixième alinéa, première colonne du texte.
« Le 10 mai commença l’attaque à l’Ouest, et ce jour-là le centre de l’intérêt changea et l’on ne s’occupa plus des événements qui avaient lieu ici. Il m’aurait été complètement égal que les actes qu’on attribuait aux autorités nationales-socialistes dans ces régions, par la propagande sur les atrocités et les rapports répandus à ce sujet partout dans le monde, eussent chagriné les Américains, les Français, les Juifs ou le Pape à Rome. Mais ce qui était terrible, pour moi et pour nous tous, c’était d’entendre sans arrêt, au cours de ces mois, des voix émanant du ministère de la Propagande, du ministère des Affaires étrangères, du ministère de l’Intérieur et même de l’Armée, disant que nous représentions un régime de meurtriers, qu’il nous fallait cesser ces crimes, etc.
« Il était évident que nous étions obligés de déclarer que nous ne le ferions plus.
« Il était également clair que tant que cette région fut le point de mire du monde entier, nous fûmes privés de la possibilité d’entreprendre quoi que ce soit de semblable, sur une grande échelle. Mais, à partir du 10 mai, nous n’accordâmes aucune importance à cette terrible propagande mondiale. Il nous fallait maintenant profiter du moment propice. »
Je passe deux alinéas et continue la citation :
« Je reconnais ouvertement que cela coûtera des milliers de vies polonaises, principalement parmi l’élite de la nation.
« Cette époque nous oblige tous, nous, nationaux-socialistes, à veiller à ce que la population polonaise n’ait plus la possibilité de résister. »
J’attire surtout l’attention du Tribunal sur cette phrase : « Je sais quelle responsabilité nous prenons de ce fait... »
Je passe un alinéa et je continue par une citation qui se trouve à la page 86 du livre de documents, cinquième alinéa :
« De plus, l’Obergruppenfuhrer SS Krüger et moi, nous avons décidé que les mesures de pacification seront exécutées sur un rythme accéléré.
« Je vous prie, messieurs, de prendre les mesures les plus rigoureuses pour nous aider dans cette tâche. En ce qui me concerne, je ferai tout ce que je pourrai pour faciliter son exécution.
« Je m’adresse à vous comme aux champions du national-socialisme, et je n’ai certes pas besoin d’en dire plus. Cette mesure, nous l’exécuterons et, pour parler sincèrement, c’est l’ordre qui m’a été donné par le Führer. Le Führer m’a dit que la politique allemande dans le Gouvernement Général et son établissement sur une base ferme est une affaire qui revient de droit aux responsables du Gouvernement Général.
« Il est indispensable », a-t-il déclaré, « de liquider le noyau « dirigeant se trouvant à l’heure actuelle en Pologne et de même, « tous ceux qui se révéleraient par la suite seraient à nouveau à « éliminer. »
« De ce fait, il ne faut pas alourdir le Reich et l’organisation de la Police du Reich. Il ne faut pas envoyer ces éléments dans des camps de concentration allemands, parce qu’alors nous aurions de nouveaux tracas et une correspondance inutile avec leurs familles. Nous les liquiderons dans le pays même. Nous le ferons dans la forme la plus simple. »
J’interromps ici ma citation et je passe à la page 87, second alinéa de la première colonne du texte. Cet extrait est caractéristique car c’est précisément Frank, ainsi que son journal le prouve, qui fut le premier à avoir l’idée de créer ces camps de concentration spéciaux, connus plus tard sous le nom officiel de « Vernichtungslager », camps de concentration.
Je cite ce discours de Frank, page 9, premier alinéa :
« En ce qui concerne les camps de concentration, nous savons parfaitement que nous ne voulons pas organiser dans le Gouvernement Général des camps de concentration dans le sens propre de ce mot. Chaque personne suspecte doit être immédiatement liquidée. Si dans les camps de concentration du Reich se trouvent des internés du Gouvernement Général, ils doivent être soumis à l’opération AB, ou bien tués sur place... »
Je cite plus loin la suite de ce même discours qui se trouve dans le chapitre « Extraits complémentaires du journal de Hans Frank, concernant l’année" 1940 ». Le Tribunal trouvera cet extrait à la page 94 du livre de documents, cinquième alinéa, première colonne du texte. Je cite :
« Nous ne pouvons pas faire retomber sur les camps de concentration du Reich nos propres affaires. Il est incroyable de voir combien nous avons eu d’ennuis et de tracas avec les professeurs de Cracovie. Si nous nous étions occupés de cette affaire, ici, sur place, il en aurait été autrement. C’est pourquoi je voudrais avec insistance vous demander de ne plus refouler personne dans les camps de concentration du Reich, mais de les liquider sur place ou d’infliger des peines suivant les règlements. Toute autre méthode est une charge inutile pour le Reich et amène constamment des difficultés. Ici, nous avons une toute autre méthode. J’insiste sur le fait que, même au cas où la paix serait signée, rien ne serait changé à cette conduite. Cette paix voudrait seulement dire que, en tant que puissance mondiale, nous devrions suivre notre ligne de politique habituelle de plus près encore que jusqu’à présent. »
Sous ce rapport, je désire attirer l’attention du Tribunal sur le fait que les camps d’extermination les plus importants étaient en réalité disséminés sur le territoire du Gouvernement Général.
Les atrocités des criminels fascistes et leurs proportions de plus en plus grande avaient un caractère de périodicité. Si en 1940 Frank a prononcé, devant les policiers, un long discours où il motive ce qu’on dénommait une « opération » à l’encontre de quelques milliers d’intellectuels polonais, le 18 mars 1944, dans son discours au Reichstag, il a déclaré (ce passage se trouve au verso de la page 93 du livre de documents, troisième alinéa, deuxième colonne du texte) :
« Le 18 mars 1944. Discours au Reichstag.
« Dr Frank
Si je viens chez le Führer en lui disant : « Mon « Führer, je vous rends compte que j’ai de nouveau anéanti 150.000 « Polonais », il me répondra : « C’est parfait, si c’était indispensable. »
Ce spécialiste fasciste des questions de droit a anéanti 3.000.000 de Juifs dans le territoire soumis à sa juridiction et temporairement tombé aux mains des envahisseurs fascistes. De plus, Frank disait (je cite son discours au Congrès de la NSDAP à Cracovie, le 4 mars 1944. Le Tribunal trouvera ce passage au verso de la page 93 du livre de documents, second alinéa, seconde colonne du texte) :
« Dr Frank
Si, aujourd’hui, une personne quelconque compatissante pleure sur le sort des Juifs et dit : « N’est-il pas terrible de voir ce qu’on « a fait aux Juifs », il faut alors lui demander si elle a aujourd’hui encore la même opinion. Si nous avions aujourd’hui d’un côté 2.000.000 de Juifs en pleine activité et de l’autre côté quelques Allemands dans le pays, nous ne serions pas les maîtres de la situation. Les Juifs appartiennent à une race qui doit être anéantie. Quand nous en attrapons un, c’est la fin pour lui. »
Et maintenant le passage du journal de Frank où, tout à fait...
Nous pouvons peut-être suspendre l’audience maintenant ?
Monsieur le Président, je viens de recevoir le renseignement suivant de notre organisation : les onze pages qui n’étaient pas dans votre traduction anglaise vous ont été transmises. Est-ce exact ?
Oui.
Puis-je continuer ?
Certainement.
Je cite le journal de Frank, à l’endroit qui se trouve à la page 93 du livre de documents, dans la seconde colonne du texte, second alinéa, à partir du titre « Conférence des chefs politiques de la NSDAP, à Cracovie, le 15 janvier 1944 ».
Dr Frank « Je n’hésite pas à dire que pour chaque Allemand tué, nous fusillerons jusqu’à 100 Polonais. »
Dans ces jours sombres, le peuple polonais considérait les victimes de Frank et de ses acolytes comme des martyrs. Voilà pourquoi, me semble-t-il, le 16 décembre 1943 notamment, à la Conférence gouvernementale à Cracovie, Frank a déclaré (je cite un passage au verso de la page 92 du livre de documents, troisième alinéa, à partir du titre, première colonne du texte) :
« Nous devons examiner pour des raisons d’ordre pratique, si les exécutions ne devraient pas être faites aussi loin que possible du lieu de l’attentat.
« Peut-être devrions-nous aussi organiser des lieux d’exécution spéciaux, car il a été établi que la population polonaise se rend sur les lieux qui sont accessibles à tous, pour ramasser dans des récipients la terre imbibée de sang et la porter dans les églises ».
J’ai retenu votre attention, messieurs les juges, sur le journal de Frank, parce que Frank était un des plus proches collaborateurs de Hitler et le plus connu parmi les « juristes » du fascisme allemand. Il était, en effet, un véritable alter ego de ceux qui fendaient en deux les enfants du camp de Janov. En même temps, il était l’un des créateurs de cette partie du code des fascistes allemands qui rejette les fondements de la justice. En fait, toute la pauvre sagesse juridique de Mein Kampf — j’ai étudié ce livre et n’y ai pas trouvé d’autre principe — ne repose que sur cette vile formule « Macht ist Recht » (Le droit ne repose que sur la force) : je cite la page 740 de la 64e édition de ce livre.
Frank était pour Hitler le mauvais génie indispensable de la jurisprudence qui codifia les théories inhumaines du fascisme. Pour confirmer à quel point a été profané l’idéal fondamental de justice commun aux codes criminels et civils de tous les peuples civilisés, je présente au Tribunal un exemplaire original tiré du Bulletin des ordonnances du Gouverneur Général pour l’année 1943. C’est une des ordonnances de Frank. Elle est datée du 2 octobre 1943 et est présentée par la Délégation soviétique au Tribunal sous le n° URSS-335. Le Tribunal peut trouver le document que je cite à la page 95 du livre de documents. Je cite ce document en totalité :
« Ordonnance sur la répression des attentats dirigés contre les ouvrages allemands dans le Gouvernement Général », du 2 octobre 1943.
« En vertu du paragraphe 5 de la section 1 de l’ordre du Führer du 12 octobre 1939, Reichsgesetzblatt, première partie, page 2077 » — je saute la fin de la phrase — j’ordonne :
« Paragraphe 1. — 1. Les non-Allemands qui, dans le but de saboter les entreprises allemandes dans le Gouvernement Général, ou dans le but de les désorganiser, ont violé des lois, des ordonnances ou » — je souligne ceci — « des dispositions administratives, doivent être châtiés par la peine de mort.
« 2. Le paragraphe 1 ne s’applique pas aux citoyens des États alliés de la Grande Allemagne et des États qui ne se trouvent pas en état de guerre avec elle.
« Paragraphe 2. — L’instigateur et le complice seront considérés comme aussi coupables que l’auteur du crime. Les tentatives seront punies comme des actes exécutés.
« Paragraphe 3. — 1. Pour prononcer la sentence, les tribunaux de campagne de la Police de sûreté ont les pleins pouvoirs.
« 2. Pour des raisons spéciales, les tribunaux de campagne de la Police de sûreté ont le droit de transmettre l’affaire au Ministère Public allemand.
« Paragraphe 4. — Les tribunaux de campagne de la Police de sûreté se composent d’un Führer SS, appartenant au bureau du commandant de la Police de sûreté et du SD, et de deux collaborateurs de ce même service.
« Paragraphe 5. — 1. Il faut signaler par écrit :
« a) Les noms des juges ;
b) Les noms des accusés ;
c) Les preuves justifiant la sentence ;
d) La qualification du crime ;
e) La date de la sentence ;
f) La date d’exécution de la sentence. »
Le point suivant est très caractéristique. Il définit la procédure. Je continue la citation :
2. Pour le reste, le tribunal de campagne de la Police de sûreté conduit l’examen de l’affaire, en accord avec sa conscience.
« Paragraphe 6. — Les sentences des tribunaux de campagne de la Police de sûreté doivent être exécutées immédiatement.
Paragraphe 7. — Pour autant que l’acte qui est considéré comme un crime, en vertu des paragraphes 1 et 2 de la présente ordonnance, est en même temps un crime qui ressort d’un conseil de guerre, on ne doit appliquer que des règles de procédure de la présente ordonnance. »
Je passe le paragraphe 8. « Cracovie, le 2 octobre 1943. Le Gouverneur Général : Signé : Frank. »
De cette façon, le premier alinéa du premier paragraphe de cette ordonnance introduisait un seul châtiment : la peine de mort, pour un acte de « non-Allemand », qu’il soit qualifié par les « maîtres » allemands comme une violation de la loi ou seulement comme une violation d’une disposition administrative.
La même peine s’appliquait à n’importe quelle tentative d’un tel acte et la Police pouvait considérer comme telle n’importe quelle action ou parole de la personne soupçonnée (paragraphe 2 de l’ordonnance).
L’accusé était privé de toute garantie de procédure. Le document qui, en vertu de l’article 5, devait remplacer la sentence du tribunal, comme on le voit par la liste des questions auxquelles on doit répondre par écrit, avait pour but d’enregistrer les cas particuliers de justice arbitraire, et non d’essayer de prouver le bien-fondé de l’application de la peine.
Toute possibilité d’appel ou de pourvoi en cassation aux instances plus élevées était exclue. Les sentences devaient être exécutées immédiatement. Enfin, le « tribunal » lui-même, organisé sur la base de l’ordonnance de Frank, était en réalité un défi à la justice. La composition du « tribunal » (je dois, il me semble, mettre le mot « tribunal » entre guillemets) était la suivante : trois fonctionnaires de cette même Police de sûreté qui, dans les rues des villes polonaises, arrêtait des gens innocents et effectuait l’exécution en masse des otages.
Le texte du document, que je soumets au Tribunal sous le n° URSS-332, montrera combien justifiées sont les conclusions que j’ai tirées plus haut du document que je viens de présenter. Il y a dans le livre de documents du Tribunal l’original des dépositions de l’avocat Stefan Korbonski, avec une traduction russe certifiée conforme par la Délégation polonaise. Stefan Korbonski habite Varsovie et, d’après les renseignements que je viens de recevoir de la Délégation polonaise, si le Tribunal le désire, on peut le faire comparaître en vue d’un contre-interrogatoire.
Je me permettrai de résumer l’introduction de ce document. A Varsovie, le 31 octobre 1945, on a, après lui avoir fait prêter serment, interrogé l’avocat Stefan Korbonski qui (premier alinéa du texte de l’interrogatoire) déclare avoir été l’un des chefs de la résistance polonaise aux occupants allemands. Dans la seconde partie du compte rendu de l’interrogatoire — le Tribunal trouvera cet endroit à la page 98 et jusqu’à la page 102 du livre de documents où Stefan Korbonski parle de l’ordonnance de Frank que je viens de lire au Tribunal — dans le paragraphe 1 du compte rendu, il déclare qu’au début d’octobre 1943, les Allemands ont affiché sur les murs des maisons, à Varsovie et dans d’autres villes du Gouvernement Général, le texte de l’ordonnance que je viens de citer. Je saute toute la première partie qui se trouve à la page 99 du livre de documents. Je reprends la citation de cette déposition jusqu’à la fin de ce document, car elle est, à mon avis, très caractéristique.
Je commence la citation :
« Bientôt, après la publication de cette ordonnance, indépendamment de l’accroissement du nombre d’exécutions fait par les Allemands, en secret, à l’emplacement de l’ancien ghetto à Varsovie et dans la prison de Varsovie qui s’appelait « Pawiak », les Allemands ont commencé à exécuter publiquement, c’est-à-dire qu’ils fusillaient des groupes entiers de Polonais, de 20 à 200 personnes.
« Ces exécutions publiques étaient faites en divers points de la ville, dans des rues ouvertes d’ordinaire à la circulation, qui étaient cernées par des membres de la Gestapo immédiatement avant l’exécution, pour que la population polonaise puisse observer les exécutions des fenêtres ou des rues situées derrière les barrages de la Gestapo.
« Au moment de l’exécution, les Allemands fusillaient ou des personnes détenues à Pawiak, incarcérées à la suite de rafles faites dans les rues ou d’autres personnes arrêtées, ou des personnes saisies immédiatement avant l’exécution. Le nombre de ces exécutions publiques, ainsi que le nombre des gens fusillés à chaque exécution, augmenta jusqu’à atteindre 200 personnes en une seule exécution. Ces exécutions continuèrent jusqu’au soulèvement de Varsovie.
« Au début, les Allemands emmenaient les Polonais jusqu’au lieu d’exécution dans des camions fermés. Ils étaient habillés de costumes civils et quelquefois leurs mains étaient attachées derrière leur dos. Mais comme les victimes amenées pour être exécutées criaient :
« A bas Hitler, vive la Pologne, à bas les Allemands » etc., les Allemands ont commencé à les priver de la possibilité de crier. Ils remplissaient leur bouche de craie, ou leur collaient les lèvres avec du sparadrap. Les internés de Pawiak étaient amenés au lieu d’exécution, habillés de leur chemise ou de vêtements faits de papier.
« Je recevais souvent de notre organisation clandestine, par l’intermédiaire de nos agents qui travaillaient à la prison de Pawiak, les renseignements suivants : les Allemands, avant l’exécution, faisaient des opérations sur les condamnés ; ils les saignaient et leur injectaient divers corps chimiques ce qui provoquait une grande faiblesse physique et rendait impossible toute tentative d’évasion ou de lutte.
« Pour ces raisons, les condamnés à mort étaient amenés au lieu d’exécution, pâles, faibles, apathiques ; ils pouvaient à peine se tenir sur leurs jambes. Mais leur conduite restait toujours celle de héros et ils ne demandaient jamais grâce.
« Les corps des fusillés étaient chargés par d’autres condamnés sur des camions et étaient amenés dans l’ancien ghetto où ordinairement on les brûlait. Les détenus qui devaient amener et brûler ces corps étaient surtout des détenus de Pawiak ; ils étaient souvent désignés pour ce travail.
« La population polonaise couvrait immédiatement de fleurs les taches laissées par le sang sur la terre, mettait des cierges allumés à l’endroit où, auparavant, se trouvaient les corps des fusillés et suspendait au mur des croix et des icônes. La nuit, les membres du mouvement clandestin faisaient sur les murs des inscriptions à la peinture dont voici un exemple : « Gloire aux héros, gloire à ceux qui ont péri pour la patrie », etc.
« Quand les Allemands remarquaient ces inscriptions, ils arrêtaient les gens aux endroits où les inscriptions se trouvaient et les amenaient à la prison « Pawiak ». Quelquefois les Allemands tiraient sur des groupes de gens à genoux, en prières sur les lieux où se faisaient les exécutions. Ainsi, par exemple, dans la rue du Sénat où ont été tuées et blessées plusieurs personnes.
« Après chaque exécution publique, les Allemands plaçaient sur les murs des maisons de la ville des affiches avec les listes des noms des fusillés, sous lesquels on donnait des listes d’otages qui pouvaient être soumis à une exécution, au cas où les arrêtés allemands ne seraient pas observés.
« Rien qu’à Varsovie, les Allemands fusillèrent publiquement plusieurs milliers de Polonais, sans compter les victimes fusillées dans d’autres villes. Dans la région de Cracovie, ils ont également fusillé plusieurs milliers de personnes. »
Ainsi fut mise en vigueur l’ordonnance de Hans Frank que j’ai citée auparavant au Tribunal.
Les dépositions de Korbonski m’ont clairement expliqué les raisons pour lesquelles, le 16 décembre 1943, dans le journal de Frank, apparaît la note.
Est-ce qu’il ne s’agit pas de 1942 ?
Le 16 décembre 1943, Monsieur le Président. Un moment, je vais le vérifier encore une fois.
Dans notre document, il est écrit « 1942 ».
Monsieur le Président, il est clair que le traducteur a dû se tromper en inscrivant cette date dans votre document. Je le répète, en consultant le texte que j’ai entre les mains, c’est le discours de Frank, prononcé le 16 décembre 1943 à la conférence du Gouvernement à Cracovie. Permettez-moi de vérifier encore une fois le texte de la citation.
Dans notre document, il y a 16 décembre 1942. Il y a donc une erreur, soit dans notre texte soit dans le vôtre.
Dans ses dépositions, paragraphe 1, Stefan Korbonski dit également qu’au début de décembre 1943, les Allemands placardèrent ces annonces sur les murs des maisons. Le Tribunal peut s’en rendre compte en regardant l’original.
Je vois dans l’original la date de 1943. Elle a été mal traduite.
Oui, 1943. Puis-je continuer ?
Oui.
Je vous remercie. Je parlerai de la modification de la procédure des exécutions. Sur le territoire de la Pologne, pour la première fois, ont été mises en vigueur des lois pénales qui affirmaient directement un droit spécial des maîtres et un droit draconien pour les peuples que ces « maîtres » fascistes considéraient comme complètement vaincus.
Dans le rapport du Gouvernement polonais déjà présenté au Tribunal Militaire International par mes collègues en vertu de l’article 21 du Statut, figure un court aperçu du régime arbitraire illégal, établi en Pologne occupée, sous forme d’une législation spéciale.
Pour caractériser ces lois, je me permettrai de me référer, avec la permission du Tribunal, à deux extraits très courts du rapport de la République polonaise, déjà présenté au Tribunal par mes collègues sous le n° URSS-93. Comme premier extrait, je vais lire le passage que le Tribunal peut trouver à la page 110 du livre de documents, section « Germanisation du Droit polonais », quatrième alinéa à partir du titre. Je ne cite que deux alinéas de ce passage du rapport :
« Dans le Gouvernement Général, la procédure fut modifiée, en particulier par le décret du 26 octobre 1939 qui porte la signature de Frank. »
« Les tribunaux polonais dépendirent des tribunaux allemands établis dans le Gouvernement Général. Leur juridiction fut limitée aux affaires qui n’étaient pas du ressort des tribunaux allemands. On introduisit des principes nouveaux de droit. Le châtiment fut à la discrétion du juge. L’accusé était privé du droit de choisir son défenseur et du droit d’appel. Le Droit allemand était introduit, le Droit polonais germanisé. »
Je passe tous les paragraphes suivants de cette partie du rapport et je continue la citation à la page 51 du texte russe ; le Tribunal trouvera ce passage à la page 129 du livre de documents, troisième alinéa. Titre : « Assassinat judiciaire ». Je commence la citation :
« a) Le 4 décembre 1941, Göring, Frick et Lammers signèrent un décret qui, en fait, mettait tous les Polonais et les Juifs, dans les territoires annexés, hors la loi. Ce décret fit des Polonais et des Juifs un groupe de citoyens particuliers et de qualité secondaire. Selon ce décret, les Polonais et les Juifs furent obligés d’obéir sans discussion aux ordres du Reich, mais d’autre part, comme en tant que citoyens de qualité secondaire, ils ne bénéficièrent plus de la protection de la loi comme les autres citoyens. »
Je passe un alinéa et je continue de citer la partie du document qui parle de l’application de la peine de mort. Elle commence ainsi : « La peine de mort est applicable dans les cas suivants :
« 1° Enlèvement ou détérioration des affiches apposées par les autorités allemandes ;
2° Actes de violence commis envers les membres des Forces armées allemandes ;
3° Outrages à la dignité du Reich ou atteinte à ses intérêts ;
4° Détérioration des propriétés des autorités allemandes ;
5° Détérioration des objets destinés aux travaux de caractère public ;
6° Appel à la non-observation des ordonnances et des arrêtés faits par les autorités-allemandes ; et dans certains autres cas qui ne pouvaient entraîner normalement qu’une détention en prison pour une courte période. »
Je passe l’alinéa suivant et je ne vais citer que deux autres alinéas :
« Les Polonais avaient l’interdiction, en vertu d’une décision officielle des nazis, d’avoir des rapports avec les Allemandes, pour ne pas porter atteinte au sang noble de la « race des maîtres ». Celui qui essayerait ou oserait le faire, le paierait de sa vie. Mais le tribunal allemand n’était pas le seul à être appelé à porter des sentences dans les cas précités. Il a été reconnu superflu de faire des procès. Une simple décision de la Police était suffisante pour priver les hommes de leur vie... »
Je termine ici ma citation et je passe au fait, qui, me semble-t-il, est très justement appelé dans le rapport du Gouvernement tchécoslovaque « la terreur judiciaire » des fascistes allemands en Tchécoslovaquie. Dans ce pays, nous pouvons systématiquement suivre comment, avec le temps, se développait la politique de destruction, de la part des nazis, des fondements généraux du Droit reconnus de tout le monde. Dans le rapport du Gouvernement tchécoslovaque, déjà présenté au Tribunal par mes collègues sous le n° URSS-60, on montre en détail ce processus, en commençant par ce qu’on appelait les « tribunaux du peuple », et en allant jusqu’à l’organisation de ce qu’on appelait les « Standgerichte » (je ne vois pas très bien comment traduire ce terme, c’est pour cela que je garde partout le terme « Standgerichte ») qui nous sont déjà familiers comme les organes en Pologne de l’arbitraire nazi. Ce processus de l’écroulement complet des fondements du Droit, ou plus exactement de la destruction de ces fondements par les fascistes, est montré dans tous ses détails dans ce rapport ; je n’en citerai que de courts passages.
Je commence la citation à la page 162 du livre de documents du Tribunal, dernier alinéa :
« Le droit de déclarer une situation « extraordinaire » était déjà appliqué le 28 septembre 1941. Suivant le décret du même jour (annexe 12) signé Heydrich, une « situation extraordinaire » fut annoncée pour les quartiers de « Oberlandrat » à Prague, et quelques jours plus tard pour le reste du Protectorat. Les « Standgerichte » qui ont été établis immédiatement fonctionnèrent pendant toute la période, et proclamèrent 778 sentences de mort.
« Toutes ont été exécutées et 1.000 personnes ont été livrées à la Gestapo, c’est-à-dire envoyées dans les camps de concentration. »
Je passe sur la fin de l’alinéa et je vais citer l’alinéa suivant :
« La seule instruction relative à l’établissement, la composition et la procédure des « Standgerichte » se trouve dans l’ordonnance du 27 septembre 194l. »
Je passe un alinéa et je continue la citation à la page 163 du livre de documents, cinquième paragraphe.
« L’ordonnance n’indique pas qui doit remplir les fonctions de juge, dans ces « Standgerichte », et si les juges doivent être des professionnels ou des non-professionnels et si les sentences doivent être rendues par des jurés ou par le juge seul. L’ordonnance dit simplement : « Les « Standgerichte » peuvent être établis par le « Protecteur du Reich. Il est compétent pour choisir les personnes « qui doivent remplir les fonctions de juge. »
Je passe ce qui suit, et je continue la citation à la page 163 du livre de documents, dernier paragraphe :
« D’après les informations qui sont actuellement à notre disposition, les juges dans les « Standgerichte » n’étaient qu’exceptionnellement des professionnels. En règle générale, on attachait la plus grande importance à la solidité politique ; c’est pourquoi les juges étaient, pour ainsi dire sans exception, des membres ou des administrateurs de la NSDAP ou d’autres organisations nazies, c’est-à-dire des hommes qui, à de rares exceptions, n’avaient pas la moindre notion de droit et ne possédaient aucune pratique des procès criminels. »
Je saute le texte suivant et je continue la citation à la page 166 du livre de documents, au commencement du- dernier alinéa. Ensuite je passe à la page 167.
« ... Les « Standgerichte » ne siégeaient jamais publiquement. Comme le public n’était pas admis aux instructions judiciaires des « Standgerichte », l’existence même de ce tribunal accroissait le sentiment d’insécurité dû à la loi en vigueur.
« Il n’y avait aucun appel possible contre la sentence portée par le « Standgericht ».
Les procès-verbaux de l’instruction judiciaire des « Standgerichte » ne contiennent qu’une liste des noms des juges, des accusés et des témoins, ainsi que la description du crime et la date de la sentence (section 4, paragraphe II de l’ordonnance). Les instructions qui admettent et même recommandent des procès-verbaux aussi incomplets n’ont qu’un seul but : empêcher tout contrôle en passant sous silence tout ce qui se passait durant l’instruction, de façon à faire disparaître les traces de ce qui avait été fait.
« D’après le paragraphe I de la section 4 de l’ordonnance, les « Standgerichte » ne pouvaient que prononcer la peine de mort ou bien transmettre l’accusé à la Gestapo. »
Je passe la suite où il y a des commentaires généraux de ces règlements et je continue à la page 168 du livre de documents, paragraphe 1 :
« ... Les sentences prononcées par les « Standgerichte » devaient être exécutées immédiatement (section 4, paragraphe III de l’ordonnance). De nombreux exemples montrent que la législation cruelle des nazis n’a jamais été adoucie. A la fin du soi-disant procès, les juges avaient à décider si le condamné devait être fusillé ou pendu (section 4, paragraphe III de l’ordonnance).
On ne donnait pas même un court répit au condamné pour se préparer à la mort. Il n’était même pas question de sursis dans l’ordonnance. De toute façon, la hâte cruelle avec laquelle la sentence était exécutée rendait le sursis impossible... »
Je conclus tout ce chapitre consacré aux lois terroristes des hitlériens en Tchécoslovaquie, par une citation de la page 169, quatrième ligne à partir du haut, où l’on dit :
« ... Il est évident que les « Standgerichte » n’avaient pas le caractère que, dans l’opinion habituelle, doit avoir un tribunal ; et les procès des « Standgerichte » violaient en fait les principes observés par la législation de tous les peuples cultivés. Les « Standgerichte » ne peuvent être appelés tribunaux, et leur procédure ne peut être appelée « instruction judiciaire » et « jugements » (il serait plus juste de dire « sentences »).
« Les exécutions qui résultent des sentences des « Standgerichte » ne différent aucunement des exécutions sans jugement. On doit les qualifier d’assassinats.
« Il est impossible de trouver dans les règlements qui régissent la procédure des « Standgerichte » le moindre signe d’humanité. Par exemple, la règle qui exige l’exécution immédiate et ne donne, en fait, à l’accusé, aucun délai pour se préparer à la mort, est une forme de cruauté qui, comme toute l’institution des « Standgerichte », a pour but de terroriser la population. »
Je finis mes citations avec cet extrait et je me permets de remarquer que l’institution des « Standgerichte » n’excluait pas les tribunaux de simple police, avec une procédure semblable à celle établie par Frank en Pologne... Il me semble que toutes les lois que j’ai citées plus haut témoignent du fait que les hitlériens ont tenté de changer la législation faite pour châtier les criminels en une législation faite pour commettre elle-même les crimes. C’est le seul but qui a présidé à la création de ces « lois ».
Avec la permission du Tribunal, je passe aux lois terroristes et ordonnances des criminels hitlériens, qui ont été promulguées à l’égard des citoyens paisibles de l’Union Soviétique.
En commençant la guerre criminelle contre l’URSS, la clique de bandits fascistes allemands a trouvé insuffisants ces lois et ces principes « légaux » créés spécialement pour justifier leurs crimes.
Ces documents ont déjà été en grande partie présentés au Tribunal et je ne lirai que quelques citations très courtes. En particulier, si le Tribunal me le permet, je voudrais lui rappeler trois lignes seulement, tirées du document n° L-221 déjà présenté au Tribunal par le Ministère Public américain.
C’est une réplique de Hitler à Göring à la conférence du
16 juillet 1941. Le Tribunal trouvera cette citation à la page 189 du livre de documents, premier alinéa, première ligne.
Ce document a déjà été lu ?
Oui, Monsieur le Président, je ne me permets que d’en citer trois lignes.
Continuez, mais je crois que le reste de la page que vous lisez représente des commentaires et que vous pourriez passer tout de suite au prochain document. Lisez ces trois lignes.
Ce n’est pas tout à fait cela ; je vais à présent citer ces trois lignes :
Hitler disait : « ... L’espace immense... doit être pacifié au plus vite ». Je cite la phrase suivante où Hitler dit : « La meilleure manière d’atteindre ce but est d’exécuter tous ceux qui se permettent même de nous regarder de travers... »
Je cite ces lignes parce qu’elles forment le « leitmotiv » qui apparaît dans toutes les lois et toutes les instructions de Hitler.
Ce que je vous propose, c’est de ne pas lire le reste de cette page ; ce n’est pas nécessaire. Vous pourriez passer tout de suite à la directive de Keitel du 16 septembre 1941, pourvu que cela n’ait pas déjà été lu.
Bien, Monsieur le Président. Permettez-moi de continuer.
Continuez.
Je cite l’instruction de Keitel. Elle a été déposée par le Ministère Public américain sous le n° C-148. Je vais citer à la page 190, paragraphe III, quatrième alinéa :
« Il faut avoir en vue que dans les pays en question, la vie humaine n’a aucune valeur... ; l’intimidation n’est possible qu’en faisant montre d’une cruauté extraordinaire. »
Plus loin, je présente au Tribunal une photocopie du document qui a déjà été soumis sous le n° PS-459. Je n’en citerai rien, mais je me permettrai de rappeler au Tribunal que le point 6 de ce document, établit que :
« Toute résistance doit être brisée, non par un châtiment légal des coupables, mais par la terreur inspirée par les autorités occupantes, qui est le seul moyen efficace d’enlever à la population toute volonté de résistance, comme le demande cette instruction. »
Pour confirmer ceci, je me permettrai de citer brièvement deux lignes de l’instruction du Commandant en chef de la 6e armée, le Generalfeldmarschall Reichenau, qui a déjà été présentée au Tribunal par mes collègues, sous le n° URSS-12. Le Tribunal trouvera à la page 194 du livre de documents, à la dix-neuvième ligne en partant du haut, les deux lignes que je voudrais citer :
« La peur des contre-mesures allemandes doit être plus forte que la menace venant de la part de ce qui subsiste encore des Forces armées bolcheviques. »
Je désirerais que fût enregistré au procès-verbal un document qui porte la marque de cette argumentation pseudo-légale, si caractéristique des ordonnances et des arrêtés de Hans Frank. Ce document a déjà été présenté et je ne voudrais pas retenir l’attention du Tribunal sur un document qui a déjà été lu à l’audience. Il s’agit d’une circulaire de la Direction générale de la sécurité d’État, n° 567 (42-176), datée du 5 novembre 1942 ; mes collègues américains l’ont présentée sous le n° L-316. Je voudrais simplement attirer l’attention du Tribunal sur le fait que ce document prouve que même les principes dont on se servait pour évaluer les actes des non-Allemands devaient être différents et que chaque acte d’un non-Allemand devait être considéré non du point de vue de la justice, mais exclusivement du point de vue de la sécurité générale. Je pense que ce document est connu du Tribunal et je ne le citerai pas.
De cette façon, sur les territoires des pays occupés où les SS ont suivi les armées allemandes d’agression, les populations paisibles subissaient le pouvoir arbitraire de ces représentants cruels et spécialement dressés des unités policières du fascisme allemand.
Je me permettrai de présenter la photocopie d’un document présenté déjà sous le n° PS-447. Je me référerai à une seule ligne de ce document que le Tribunal trouvera à la page 197 du livre de documents, cinquième paragraphe, après le titre « Zone des opérations ». On y parle des pleins pouvoirs spéciaux du Reichsführer SS et on dit que « dans le cadre de ses tâches, le Reichsführer agit de son propre chef et sous sa propre responsabilité ».
On sait très bien ce qu’était un Reichsführer SS. De toute la série de déclarations de Himmler, je ne ferai qu’une seule citation d’une instruction assez caractéristique à l’intention des fonctionnaires SS responsables sous les ordres de Himmler.
Le 4 octobre 1943, à la conférence des SS-Gruppenführer à Poznan, Himmler dit : (Ce document a été présenté au Tribunal par le Ministère Public américain sous le n° PS-1919 et a été lu le 19 décembre 1945. J’en cite six lignes à la page 23 de la photocopie, et le Tribunal trouvera le document à la page 201 du livre de documents. Il y est cité un court extrait.)
Le Tribunal pense que si le document a déjà été lu, il ne devrait pas être lu à nouveau.
Je crois que cette citation n’a pas été lue. Le document PS-1919 a été présenté le 19 décembre 1945, mais l’extrait, auquel je voudrais recourir maintenant, n’a pas encore été lu, et il n’a que six lignes.
Eh bien, si vous l’avez vérifié et que vous en êtes certain, vous pouvez le lire.
J’ai vu les procès-verbaux des audiences du Tribunal et je n’ai pas trouvé cette citation. Il me semble donc que cela n’a pas été lu. Je me limiterai à six lignes seulement.
Dans ce cas, lisez donc l’extrait, car ces interruptions prennent beaucoup de temps.
Je cite :
« Que d’autres peuples vivent dans le bien-être ou qu’ils meurent de faim, ne m’intéresse que dans la mesure où ils peuvent nous servir d’esclaves. Que 10.000 femmes russes meurent d’inanition en construisant des tranchées anti-tanks, ne m’intéresse que dans la mesure où les tranchées anti-tanks seront prêtes pour l’Allemagne... »
On a déjà déposé un document prouvant que la légalisation des meurtres et des exterminations en masse de la population paisible de l’Union Soviétique, perpétrés directement par l’Armée dans des buts terroristes, fut commencée par Hitler et sa clique dès le 13 mai 1941, c’est-à-dire plus d’un mois avant le déclenchement de la guerre. Je parle du document bien connu du Tribunal, de l’ordre de Keitel intitulé « Application de la compétence juridique militaire dans la zone « Barbarossa » et mesures spéciales des Forces armées ».
Ce document a été lu sous le n° S-50, le 7 janvier 1946, par le Ministère Public américain. Je ne veux pas faire de citations de document, car je pense que le Tribunal s’en souvient bien. Je vais rappeler simplement que dans ce document on nia ouvertement la nécessité d’établir la culpabilité. Les soupçons étaient suffisants pour entraîner la peine de mort. On établissait le système criminel de la responsabilité collective et des répressions en masse. De plus, on indiquait que tous ceux qui étaient « suspects » devaient être supprimés. C’est indiqué clairement dans l’article 5 de la section I de l’ordre de Keitel.
Nous allons suspendre l’audience maintenant.