SOIXANTE-SEPTIÈME JOURNÉE.
Lundi 25 février 1946.

Audience de l’après-midi.

LE PRÉSIDENT

Docteur Nelte, je pense que vous avez terminé vos demandes de témoins ?

Dr NELTE

Je crois que oui. Je me réserve seulement de dire, lorsque le Ministère Public soviétique aura terminé son réquisitoire, si je désire citer encore un ou deux témoins. Je voudrais maintenant poser, au sujet des documents, quelques questions qui sont d’un intérêt tout particulier pour moi, c’est à dire pour l’accusé Keitel.

LE PRÉSIDENT

Certainement.

Dr NELTE

Le Tribunal connaît déjà l’essentiel de mon argumentation. Pour apporter la preuve de l’erreur du Ministère Public dans de nombreux cas où il établit abusivement la compétence de l’OKW et la responsabilité de l’accusé Keitel, je dois faire appel à un très grand nombre de documents qui ont été déposés par le Ministère Public. Je suppose que je n’aurai pas besoin de déposer ces documents comme preuves. Ils se trouvent déjà à la disposition du Tribunal, je vous demande donc d’examiner ma requête et de prendre une décision m’autorisant à me référer à ces documents au cours de ma plaidoirie pour l’accusé Keitel, sans les déposer selon les règles d’admission des preuves ou les mentionner particulièrement. Je voudrais mentionner, à l’appui de cette requête, que le Tribunal peut, d’après les éclaircissements qui ont été donnés sur la structure de la Wehrmacht ou de ses différentes branches et sur la compétence des différents échelons de la hiérarchie militaire, juger de lui-même quels sont, parmi les documents présentés par le Ministère Public à l’appui de ses dires, ceux qui ne sont pas susceptibles d’étayer l’accusation portée contre l’accusé Keitel. Je suis d’ailleurs convaincu que le Tribunal, avant de donner ses conclusions, étudiera consciencieusement tous les documents sur lesquels s’appuie l’Accusation, même si la Défense ne les cite pas ni ne peut, en raison de leur nombre — pour l’accusé Keitel, il y en a des milliers — traiter la question à fond au cours des plaidoiries. Voilà le premier point.

Je voudrais encore soumettre au Tribunal une question fort importante pour la présentation de la défense de l’accusé Keitel, et qui peut avoir une portée générale. Au cours de l’audience du 1er février 1946, le représentant du Ministère Public français a déclaré ce qui suit :

« Le chapitre 4 et dernier portera la rubrique : « L’organisation « administrative de l’action criminelle.

Pour le quatrième chapitre par exemple, je puis indiquer que la Délégation française a examiné plus de 2.000 documents, en ne comptant que des originaux en allemand, et je n’en ai retenu que 50 environ ».

D’après le discours d’ouverture du Ministère Public américain, il est indubitable que ces cinquante documents n’ont été choisis qu’en raison de l’importance des charges qu’ils apportaient.

Le 11 février, si je me souviens bien, je me suis adressé au Ministère Public français, en le priant de me permettre d’étudier les 1.950 documents que le Ministère Public français n’avait pas utilisés. Je n’ai pas encore reçu de réponse à ce sujet.

Vous comprenez les difficultés de ma situation. Je sais qu’il y a des documents et qu’ils renferment certainement des faits à décharge, et je ne peux pas en donner les références précises. Je prie le Tribunal de bien vouloir prendre une décision sur ce point afin que le Ministère Public accepte de mettre ces documents à ma disposition.

LE PRÉSIDENT

Avez-vous quelque chose à dire au sujet de l’un des documents que vous réclamez ?

Dr NELTE

Je ne connais pas le contenu des documents. Je sais simplement que 2.000 documents sont entre les mains du Ministère Public français.

LE PRÉSIDENT

Si vous désirez traiter cette question maintenant, je demanderai au Ministère Public français de répondre à votre remarque.

Dr NELTE

Je laisse au Tribunal le soin de décider s’il veut étudier cette question ou si l’on peut la débattre maintenant.

LE PRÉSIDENT

Je pense que nous ferions mieux d’entendre d’abord le Ministère Public français.

M. CHARLES DUBOST (Procureur Général adjoint français)

Un certain nombre de documents d’origine douteuse étaient entre nos mains au moment où nous avons commencé la préparation de notre tâche. Nous avons éliminé tous les documents qui ne pouvaient résister à un examen critique sérieux. Nous nous sommes livrés à une tâche de critique, qui nous a fait écarter tous les documents que nous tenions pour suspects ou pour insuffisamment probants.

Au terme de ce travail, il est resté 50 documents environ, auxquels a fait allusion mon collègue, qui nous ont paru pertinents. Ces cinquante documents n’ont d’ailleurs pas tous été admis par le Tribunal, qui en a écarté si je me souviens bien 3 ou 4 dont nous ne pouvions pas préciser les origines. Dans ces conditions, dire que nous dissimulons à la Défense 1.950 documents est absolument inexact.

Nous avons remis au Tribunal, et donc à la Défense, les cinquante documents qui nous paraissaient avoir en eux-mêmes une force probante suffisante.

Si je comprends bien la demande actuelle de la Défense, elle tendrait à obtenir que le Tribunal lui fasse remettre des documents dont certains ont été écartés par lui-même comme insuffisamment probants ou n’ayant pas un caractère d’authenticité suffisant.

Le Tribunal appréciera s’il convient de recevoir cette demande. En ce qui me concerne, je ne puis que m’opposer de toutes mes forces à cette prétention, puisque aussi bien ce serait livrer aux débats des documents qui n’ont pas paru présenter un caractère d’authenticité suffisant à l’examen auquel nous nous sommes livrés et à l’examen auquel le Tribunal s’est livré lui-même, lorsque nous lui en avons apporté quelques-uns.

LE PRÉSIDENT

Oui, Monsieur Dubost, mais voici la question : il y avait une grande quantité de documents que le Ministère Public français dit avoir examiné. Exerçant son libre arbitre, le Ministère Public français a jugé inutile de faire appel à plus d’un certain nombre de ces documents. Mais ce choix repose sur l’estimation des seuls Procureurs français ; le Dr Nelte demande donc à voir ces documents, pensant trouver des faits susceptibles d’étayer sa défense.

Le Ministère Public français a-t-il quelque objection à présenter ?

Peut-être certains de ces documents ne sont-ils plus entre les mains du Ministère Public français, mais pour ceux qu’il a encore entre les mains, voyez-vous quelque inconvénient à ce que le Dr Nelte les examine ?

M. DUBOST

Je rappelle au Tribunal que les documents que nous avons écartés n’ont pas été écartés comme inutiles au début, mais comme ne présentant pas des garanties suffisantes quant à leur origine, quant aux conditions dans lesquelles nous nous les étions procurés, quant à leur valeur probante.

Le Tribunal se souvient certainement qu’un certain nombre de ces documents a été écarté par le Tribunal lui-même. Ceux dont nous n’avons pas fait état présentent le même caractère que les documents qui ont été écartés. Nous nous sommes abstenus de vous les apporter, parce que nous ne pouvions pas vous dire où, et quand, et comment ils avaient été découverts. Pour la plupart, ce sont des documents qui sont tombés entre les mains de combattants, pendant le combat, et qui, aux termes de la jurisprudence, ne présentent pas un caractère de sécurité suffisant pour pouvoir être retenus.

Aussi bien, dans la mesure où ils sont encore entre mes mains, je suis prêt à les montrer à la Défense, étant bien entendu que la Défense ne leur accordera pas plus de mérite, pas plus de prix que je ne l’ai fait.

LE PRÉSIDENT

C’est possible. Je pense que le Dr Nelte désire seulement examiner vos documents pour voir s’il y peut trouver des indications susceptibles de l’aider à préparer la défense de son client. Je crois comprendre que vous n’avez aucune objection de principe à présenter.

M. DUBOST

Je réponds seulement à la Défense que ces documents ont été écartés en partie par votre Tribunal lorsque je les ai présentés.

LE PRESIDENT

Cela ne s’applique naturellement pas aux documents qui ont été rejetés par le Tribunal. Nous n’allons pas régler cette question maintenant ; nous allons l’examiner.

Dr NELTE

Le Tribunal voudrait-il prendre position au sujet de la première question que j’ai posée : me suffit-il de me référer aux documents déposés par le Ministère Public, sans les soumettre à nouveau ?

LE PRÉSIDENT

Oui. Sir David ?

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Je voudrais appuyer sur ce point la proposition du Dr Nelte. Lorsqu’un document a déjà été déposé, j’estime qu’il est juste et pratique que les avocats puissent en commenter le contenu, sans avoir à le déposer à nouveau ; ils doivent avoir toute latitude de faire des déclarations au sujet de ces documents.

LE PRÉSIDENT

Je crois avoir déjà déclaré à plusieurs reprises que tout document déjà déposé comme preuve, en totalité ou en partie, peut être utilisé par la Défense pour expliquer ou critiquer la partie présentée. Pour que le Tribunal acquière une connaissance plus approfondie d’un document, il peut être nécessaire de soumettre la partie non encore déposée, afin qu’elle puisse être traduite.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Je ne sais pas s’il vaut mieux que j’indique au Dr Nelte le point de vue du Ministère Public quant à sa liste de documents ou s’il préfère la présenter lui-même : Je pourrais le faire rapidement s’il y consentait.

LE PRÉSIDENT

Il me semble qu’il serait plus rapide que vous le fassiez.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Un nombre considérable de documents tombe dans la catégorie que je viens de mentionner. Les documents 3 et 9, 17 et 29, 30 et 31, ont déjà été déposés. Par conséquent, d’après la décision que vous venez de rappeler, le Dr Nelte peut les commenter.

Viennent ensuite une série de documents constitués par des affidavits signés par des accusés ou par des témoins proposés : Les documents 12, 13, 22, 23, 24, 25 et 28.

Le Tribunal se souviendra que, pour la déposition du Dr Blaha, mon ami M. Dodd a adopté une méthode qui permet de gagner du temps ; elle consiste à faire confirmer au témoin la déposition qu’il a faite sous serment, puis à lire cette déposition. Le Ministère Public ne fera aucune objection à ce que le Dr Nelte emploie, s’il le désire, le même système. Naturellement, lorsqu’un témoin sera cité, il devra confirmer sous serment à l’audience publique le contenu de son affidavit.

LE PRÉSIDENT

Un instant s’il vous plaît. Vous voulez dire que vous ne vous opposez pas à ce que le Dr Nelte lise la déposition en présence du témoin et que celui-ci reste alors à la disposition du Ministère Public pour un contre-interrogatoire.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Le témoin devra dire : « Je suis d’accord, je confirme les faits mentionnés dans mon affidavit ». Cela permettrait de gagner du temps pendant l’interrogatoire et nous sommes tous prêts à adopter ce système.

LE PRÉSIDENT

Le Dr Nelte est-il d’accord ? Est-ce bien ce qu’il voulait dire ?

Dr NELTE

Absolument.

LE PRÉSIDENT

Sir David, si l’affidavit était soumis au Ministère Public, celui-ci pourrait peut-être dire s’il peut renoncer à mener un contre-interrogatoire. Dans ce cas, il ne sera pas nécessaire de citer le témoin devant le Tribunal.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Oui, peut-être dans le cas du Dr Lehmann, mais je crois que le Ministère Public aimerait interroger sur certains points tous les autres accusés ou témoins.

Pour les trois documents suivants, nous n’avons aucune objection à présenter ; ce sont les n° 18, 26, 27.

Reste un certain nombre de documents au sujet desquels je n’ai pas encore pris de décision. Le Dr Nelte pourra sans doute nous expliquer comment il entend les utiliser, et ses éclaircissements pourront tirer d’embarras le Ministère Public. Je prie le Tribunal de vouloir bien considérer les n 03 l et 2 : le premier est un rapport d’un expert sur les lois constitutionnelles dans l’État totalitaire et la valeur d’un ordre du Führer (Führerbefehl) ; le document n° 2 est l’ordre du Führer n° 1.

Si la Défense veut utiliser ces documents pour attaquer l’article 8 du Statut, le Ministère Public fera opposition à leur emploi. C’est la question des ordres émanant d’un supérieur.

LE PRÉSIDENT

Oui.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

S’ils ne sont produits que pour illustrer l’arrière-plan historique, c’est une autre affaire. Le document suivant est le document n° 10 : nécessité d’un ministère du réarmement, en raison de...

LE PRÉSIDENT

Même dans ce cas, Sir David, devons-nous, d’après vous, accepter sur ce point le témoignage d’un expert ?

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Non, Votre Honneur, je ne le pense pas. Ma seconde remarque s’applique en fait à l’ordre du Führer qui peut être utilisé soit pour éclairer l’arrière-plan, soit pour invoquer les circonstances atténuantes, soit pour expliquer le déroulement des événements ; mais je suis d’accord avec vous pour estimer que le témoignage d’un expert sur les lois constitutionnelles n’intéresse en rien la juridiction du Tribunal. Il est certain que le Tribunal peut considérer une quelconque loi nationale, de même qu’un Tribunal anglais peut se poser la question : « Que dit sur ce point la loi de tel ou tel pays ? » Je tiens seulement à insister expressément sur la valeur de l’article 8 en ce qui concerne ces deux documents.

LE PRÉSIDENT

Oui.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Les documents 10 et 11 ont trait au réarmement dans les autres pays. Je n’ai pas l’intention d’empêcher la Défense de se servir d’exemples, mais j’insiste encore une fois sur le fait que le réarmement des autres pays ne peut en aucune façon constituer une excuse à une guerre d’agression ; ce n’est donc pas un argument pertinent.

Les documents 15 et 16 se réfèrent à des publications du général Fuller et du général Temperley, deux anciens officiers qui furent journalistes pendant cette période. S’il est question des faits signalés dans ces deux livres, le Dr Nelte pourra nous indiquer les passages qu’il compte utiliser afin que nous voyions si nous pouvons les admettre, mais je considère qu’il est inopportun d’exposer les idées générales des généraux Fuller et Temperley.

Les documents 19, 20 et 21 sont des livres sur l’Autriche. Là encore le Ministère Public estime que l’opinion des Autrichiens sur l’Anschluss avant 1938 n’a aucun rapport avec la question qui est de savoir si l’agression de 1938 a été faite en violation du traité de 1936.

Je crois, Monsieur le Président, que j’ai maintenant parlé de tous les documents. Comme je l’ai dit, ils se divisent en quatre catégories. Pour les trois premières, nous sommes parfaitement d’accord ; pour la quatrième catégorie, le Ministère Public fait les réserves que j’ai indiquées.

Je tiens à souligner encore que le Ministère Public ne s’oppose pas à ce que le Dr Nelte se procure ces livres pour la préparation de sa Défense, mais nous désirons que la Défense nous indique le plus rapidement possible quel usage elle entend en faire.

Dr NELTE

Pour les trois premières catégories de documents, je suis d’accord avec le Ministère Public ; je n’ai donc à considérer que la quatrième catégorie, qui comprend tout d’abord les documents 1 et 2. Une des questions fondamentales de ce Procès, qui semble à première vue un problème purement juridique, est celle de l’« État totalitaire » (Führerstaat) et de l’« Ordre du Führer » (Führerbefehl). Dans ce Procès, cependant, cette question peut être effectivement d’une grande importance, car l’accusé Keitel, par exemple, en raison de sa situation particulière, se trouvait tout spécialement sous l’influence des idées totalitaires, étant constamment en contact personnel avec l’incarnation de ces idées, Hitler. Ce n’est pas comme si je laissais de côté l’article 8 du Statut ; mais je pense pouvoir apporter la preuve que l’article 8 n’est pas applicable dans ce cas précis.

En ce qui concerne le document n° 2 « Ordre du Führer n° 1 », le Tribunal pourra juger de son intérêt en en prenant connaissance. En voici les termes : Ordre du Führer n° 1, du livre de documents de Keitel n° 1.

« a) Personne ne doit avoir connaissance d’affaires secrètes qui n’intéressent pas son domaine particulier.

b) Personne ne doit savoir plus qu’il ne lui est nécessaire pour l’exécution des tâches qui lui incombent.

c) Personne ne doit avoir connaissance de ces affaires plus tôt qu’il n’est nécessaire pour l’exécution des tâches qui lui incombent.

d) Personne ne doit donner à des subordonnés au sujet des missions secrètes plus de renseignements qu’il n’est indispensable pour le but à atteindre, ni plus tôt qu’il n’est nécessaire. »

Le document n° 1, c’est-à-dire le rapport de l’expert sur l’État totalitaire et les ordres du Führer, doit être présenté comme preuve en même temps que l’ordre du Führer n° l pour prouver qu’il ne peut s’agir de complot au sens où l’entend l’Acte d’accusation. C’est pourquoi je demande au Tribunal de bien vouloir accepter ces deux documents.

Les documents 10, 11 et dans une certaine mesure, le document 16, doivent prouver que les principes auxquels s’attachait l’accusé Keitel, comme soldat et comme Allemand, à savoir le réarmement jusqu’à ce que l’Allemagne ait retrouvé un rang honorable parmi les Nations, n’étaient pas posés par les seuls Allemands, mais étaient aussi admis et approuvés par des personnalités étrangères. C’est à l’appui de cet argument que je soumets des traités de militaires anglais, français et américains qui ont tous, je crois, une certaine réputation en tant que théoriciens militaires, entre autres La guerre totale du général Fuller, mon document n° 15, ainsi que le livre du général anglais Temperley The whispering Gallery of Europe (Rumeurs d’Europe). Le général Fuller écrit par exemple :

« Il est stupide de penser qu’il (Hitler) ait voulu la guerre. La guerre ne pouvait pas amener la renaissance de son peuple. Ce dont il avait besoin, c’était d’une paix sûre et honorable. »

Il s’agit de prouver ici que toute intention agressive était en elle-même incompatible avec les déclarations de Hitler et des chefs nazis, si on les croyait sincères.

L’accusé croyait à la sincérité de ces déclarations. Il se basait également sur l’opinion de personnalités étrangères. Je pense que ce sont les documents sur lesquels le Ministère Public faisait certaines réserves.

LE PRESIDENT

Vous n’avez pas parlé des documents 19 à 21 qui doivent révéler un certain état d’esprit chez les Autrichiens.

Dr NELTE

Oui. Le document n° 19 « Importance culturelle et politique de l’Anschluss », le document n° 20 « Sur la voie de l’Anschluss » et le troisième « L’Anschluss dans la presse internationale » datés de 1931, prouvent que l’accusé pouvait affirmer que l’écrasante majorité du peuple autrichien désirait l’Anschluss avec l’Allemagne et qu’il était fondé à le faire. Ce sont des traités et des mémoires de l’Union raciale austro-allemande, dont le président était le social-démocrate Loebe, président du Reichstag.

LE PRÉSIDENT

Docteur Nelte, je crois que vous en avez terminé avec les documents ?

Dr NELTE

Je voudrais seulement présenter au Tribunal une demande complémentaire au sujet de documents dont je n’ai pas pu parler plus tôt parce qu’ils n’ont été remis qu’à l’audience du 22 février. Il s’agit de onze documents qui ont tous été présentés à l’audience de vendredi afin de prouver la complicité de l’accusé Keitel dans les destructions faites au cours de la retraite et dans la question du travail forcé imposé aux prisonniers de guerre et aux populations civiles.

A la lecture des documents présentés par l’Accusation, il apparaît que, conformément à ce que j’ai voulu prouver précédemment, il faut attribuer un grand nombre des accusations du Ministère Public au fait que tout document traitant plus ou moins de questions militaires était simplement porté à la charge de l’OKW et de Keitel.

LE PRÉSIDENT

Mais, Docteur Nelte, si je comprends bien, tous ces documents ont déjà été déposés ?

Dr NELTE

Oui.

LE PRÉSIDENT

Vous n’avez donc pas besoin de présenter de nouvelle demande à ce propos.

Dr NELTE

Au moment où j’ai déposé cette requête complémentaire, je n’avais pas encore reçu l’agrément de Sir David.

De plus, il me semblait particulièrement remarquable et convaincant qu’en un seul jour onze documents aient été présentés, tous à charge de Keitel, alors que tous montrent par leur contenu qu’ils ne s’appliquent ni à lui ni à l’OKW.

LE PRÉSIDENT

Un instant, s’il vous plaît. Je voudrais encore vous poser une autre question. Vous avez demandé antérieurement le témoignage de l’ambassadeur Messersmith et d’Otto Wettberg ; dans les deux cas le Tribunal vous a autorisé à envoyer des questionnaires. Je voudrais savoir si vous retirez votre demande ou si vous avez obtenu des réponses à vos questionnaires ?

Dr NELTE

Conformément à votre suggestion, j’ai transmis les questionnaires à l’ambassadeur Messersmith ainsi qu’à Otto Wettberg. Suivant leurs réponses, je les présenterai ou ne les présenterai pas.

LE PRÉSIDENT

Vous avez soumis le questionnaire à Otto Wettberg, n’est-ce pas ?

Dr NELTE

Oui, mais je n’ai pas encore reçu de réponse.

LE PRÉSIDENT

Bien. Pourriez-vous expliquer avec plus de précision quel est exactement l’intérêt du document n° 1 ? Cela semble être le témoignage d’un expert sur la signification de « l’Ordre du Führer ». Est-ce bien cela que vous voulez dire ?

Dr NELTE

Oui. C’est un traité de droit constitutionnel sur la structure et la signification de l’État totalitaire.

LE PRÉSIDENT

Très bien. Colonel Smirnov ?

COLONEL L. N. SMIRNOV (Avocat Général soviétique)

Messieurs les juges, ma tâche consiste à vous présenter les preuves concernant le dernier chef d’accusation, les « Crimes contre l’Humanité » caractérisés au chef d’accusation n° 4 de l’Acte d’accusation et à l’article 6, en particulier, au « C » de l’article 6 du Statut de ce Tribunal.

Je vais vous présenter les preuves des crimes commis par les hitlériens dans les territoires temporairement occupés de l’Union Soviétique, de la Pologne, de la Yougoslavie, de la Tchécoslovaquie et de la Grèce.

Les crimes contre l’Humanité, comme les autres crimes des germano-fascistes dont les preuves ont été soumises au Tribunal par mes collègues, découlent de la nature criminelle du fascisme, de sa tendance à la domination mondiale par l’occupation et le pillage de pays entiers à l’Ouest et à l’Est, l’asservissement et l’extermination massive de leurs habitants. Ces crimes n’étaient que la réalisation et la suite naturelle des théories du fascisme allemand.

Les éléments constitutifs de la notion de « Crimes contre l’Humanité » se retrouvent dans presque tous les actes criminels des hitlériens. C’est ainsi qu’une grande quantité de preuves établissant l’extrême gravité des crimes commis par les germano-fascistes a déjà été présentée au Tribunal dans l’exposé sur le chef d’accusation concernant les crimes de guerre contre la population civile.

La violation criminelle des lois et coutumes de la guerre, l’extermination massive des prisonniers de guerre sont parmi les plus graves des crimes contre l’Humanité commis par les hitlériens.

Cependant, la notion de « Crimes contre l’Humanité » a une portée beaucoup plus large que celle de tous les crimes dont on a déjà apporté les preuves.

A l’arrivée des troupes allemandes et dès l’apparition de la croix gammée sur les bâtiments officiels, les habitants des territoires occupés de l’Europe orientale entrèrent pour ainsi dire dans l’antichambre de la mort. L’impitoyable machine du fascisme voulut les obliger à se priver de tout ce qui, après une évolution millénaire de l’Humanité, était devenu partie intégrante de cette Humanité.

La mort planait sans cesse au-dessus d’eux, mais sur le chemin de la mort, ils devaient passer par de nombreuses étapes de tortures et de misères avilissantes pour la dignité humaine. Et c’est l’ensemble de ces faits qui représente ce que l’Acte d’accusation appelle « Crimes contre l’Humanité ».

On a voulu leur faire oublier leur nom en leur attachant au cou une plaque portant un numéro, ou en leur cousant un signe conventionnel sur la manche de leur veste. On les a privés du droit de parler et de lire dans leur langue maternelle. On leur a enlevé leur maison, leur famille, leur patrie en les déportant de force à des centaines et des milliers de kilomètres. On leur a enlevé le droit d’avoir des enfants. Tous les jours, on les maltraitait et on les avilissait. On se moquait de leur sentiments et de leurs croyances. Enfin on leur a enlevé la dernière chose qui leur restait la vie.

On a pu constater au cours de nombreuses enquêtes, non seulement l’état d’épuisement physique des victimes des atrocités germano-fascistes, mais aussi, d’une façon générale, l’état de profonde dépression morale de ceux qui, par un hasard quelconque, ont réussi à échapper à l’enfer fasciste.

Il faut longtemps aux victimes du fascisme allemand pour rentrer dans un monde aux conceptions et aux activités normales et pour se réhabituer aux conventions de la vie sociale. Tout ceci est très difficile à rendre en formules juridiques, mais c’est à mon avis un argument absolument essentiel dans l’accusation que nous portons contre les Grands Criminels de Guerre.

Je demande au Tribunal de se reporter au rapport du Gouvernement polonais déjà déposé sous le n° URSS-93. Le passage auquel nous allons nous reporter, Messieurs les juges, se trouve à la page 10 du livre de documents. A la page 70 du texte russe de ce rapport, nous trouvons un extrait de la déposition de Jacob Wiernik, charpentier à Varsovie, qui a passé un an dans le camp d’extermination de Treblinka 2 ; les documents officiels allemands appellent parfois ce camp Treblinka B ; il s’agit toujours du même. C’était l’un des centres les plus horribles d’extermination massive parmi tous ceux qu’avait créés le fascisme allemand. Je présenterai dans mon exposé les preuves relatives à l’existence de ce camp.

Voici ce qu’en dit Wiernik dans son rapport au Gouvernement polonais sur Treblinka, rapport qui, comme il le souligne dans son introduction, constituait pour lui la seule raison de « continuer sa misérable vie ».

« Éveillé ou endormi, je vois les fantômes horribles de milliers de gens appelant à l’aide, suppliant de leur laisser la vie et d’avoir pitié d’eux. J’ai perdu les miens, je les ai conduits moi-même aux chambres de mort, j’ai construit moi-même les chambres de mort où on les a tués.

Tout me fait peur. J’ai peur que tout ce que j’ai vu soit écrit sur mon visage ; cette vie usée et brisée m’est un lourd fardeau, mais je dois le porter et vivre pour raconter au monde les crimes allemands et les actes de barbarie que j’ai vus. »

Les gens arrivant à Treblinka entraient, comme je l’ai dit, dans l’antichambre de la mort. Mais étaient-ils les seules victimes ? L’analyse des preuves relatives aux crimes des fascistes allemands prouve d’une façon indiscutable que le même sort était partagé non seulement par ceux qui étaient envoyés dans les camps spéciaux d’extermination mais aussi par tous ceux qui, dans les territoires de l’Est occupés par les Allemands, étaient les victimes des criminels.

A l’appui de mes dires, je demande au Tribunal l’autorisation de lui présenter un court extrait du rapport de la Commission extraordinaire d’État, déjà déposé sous le n° URSS-46, sur les crimes des envahisseurs germano-fascistes dans la ville d’Orel et dans sa région. Ce document renferme un compte rendu spécial d’un éminent médecin russe, président de l’Académie de médecine et membre de la Commission extraordinaire d’État, l’académicien Bourdenko.

Messieurs les juges trouveront ce compte rendu à la page 14 du livre de documents, sixième alinéa.

« Le spectacle que j’ai dû voir » — déclare l’académicien Bourdenko — « dépasse toute imagination. La joie que j’éprouvais devant les personnes libérées était assombrie à la vue de l’expression de stupeur de leurs visages. Ce tableau donnait à réfléchir Quelle était la cause de cette attitude ? Sans doute les souffrances endurées les avaient-elles rendues indifférentes à la vie et à la mort et leurs visages en étaient marqués. Pendant trois jours, j’ai observé ces gens, j’ai soigné leurs blessures et les ai fait évacuer, mais ils ne perdaient pas cette expression de stupeur mentale. Les premiers jours on pouvait voir une expression semblable sur le visage des médecins. »

Je ne retiendrai pas l’attention de l’honorable Tribunal en relisant des extraits qu’il connaît depuis longtemps de Mein Kampf ou du Mythe du XXe siècle. Ce qui nous intéresse d’abord, ce sont les agissements criminels des malfaiteurs germano-fascistes.

J’ai déjà dit plus haut que la mort planait sans cesse au-dessus de la tête des gens tombés entre les mains des fascistes. La mort pouvait arriver inopinément, avec l’apparition dans la région d’un Sonderkommando ou la peine de mort pouvait être prononcée pour n’importe quoi en vertu des décisions spéciales appelées « Lois germano-fascistes » comme par dérision.

J’ai déjà, ainsi que d’autres représentants du Ministère Public soviétique, présenté de nombreux exemples de ces lois terroristes, de ces ordres et instructions des autorités germano-fascistes. Je ne veux pas me répéter. Néanmoins, je demande au Tribunal l’autorisation de lire le texte d’une de ces lois, car elles s’appliquaient à toutes les régions de l’Est momentanément occupées par les Allemands. Pour l’auteur de ce document, l’accusé Rosenberg, une raison suffisait à en justifier la publication : ces régions temporairement occupées étaient habitées par des non Allemands. Ce document est une preuve caractéristique de cette persécution menée pour des raisons raciales, nationales et politiques.

Je demande au Tribunal de faire figurer au procès-verbal des débats le document que j’ai déjà déposé sous le n° URSS-395. C’est une photocopie de l’ordre d’Alfred Rosenberg du 17 février 1942, complétant les dispositions pénales pour les territoires occupés de l’Est. MM. les juges pourront trouver ce document aux pages 19 et 20 du livre de documents. Je vais en lire le texte intégral :

« Paragraphe 1. Sera puni de la peine de mort, et dans les cas moins graves, des travaux forcés, toute personne qui commettra un acte de violence dirigé contre l’empire allemand ou contre des autorités allemandes établies dans les territoires occupés de l’Est ; quiconque commettra un acte de violence sur un ressortissant allemand ou une personne de race allemande en raison de son appartenance au peuple allemand ; quiconque commettra un acte de violence sur un membre de l’Armée allemande ou de ses services annexes, de la Police allemande et de ses auxiliaires, du service du Travail du Reich, des autorités administratives ou d’un service de la NSDAP ; quiconque incitera à la résistance aux ordres ou instructions des autorités allemandes ; quiconque causera intentionnellement des dégâts aux locaux de l’administration et des services allemands ou détériorera leurs instruments de travail ou des objets d’utilité publique ; quiconque favorisera les menées anti-allemandes ou essaiera de maintenir les cadres de sociétés interdites par les autorités allemandes ; quiconque manifestera, par une activité hostile ou par des manœuvres provocatrices, des sentiments anti-allemands ou portera atteinte de quelque façon que ce soit à l’autorité et aux intérêts du Gouvernement et du peuple allemands ; quiconque provoquera intentionnellement un incendie et par là portera atteinte aux intérêts allemands ou aux biens... »

LE PRÉSIDENT

N’avez-vous pas déjà lu ce passage ?

COLONEL SMIRNOV

J’ai vérifié les procès-verbaux et je ne crois pas que cette citation ait jamais été faite.

LE PRESIDENT

Très bien.

COLONEL SMIRNOV

On a peut-être déjà lu des ordres de Frank ou d’autres. Ils se ressemblent tous plus ou moins ; mais je n’ai trouvé aucune mention de ce document dans le procès-verbal. Je continue :

« ... quiconque provoquera intentionnellement un incendie et par là portera atteinte aux intérêts allemands ou aux biens d’un citoyen allemand ou d’une personne de race allemande.

Paragraphe 2. — Il est particulièrement caractéristique

« De plus, sera condamné à mort ou, dans les cas moins graves, aux travaux forcés, quiconque donnera son accord à la commission d’une action passible des peines prévues au paragraphe 1 ; quiconque ouvrira des pourparlers sérieux à ce sujet, proposera ses services ou acceptera des propositions de ce genre ou quiconque, ayant connaissance de tels agissements ou de tels desseins, alors que le danger pourrait être encore conjure, négligera intentionnellement d’en rendre compte à temps aux autorités allemandes ou à la personne intéressée.

Paragraphe 3. Un crime ne tombant pas sous le coup des paragraphes 1 et 2 pourra être puni de la peine de mort, même si cette peine n’est pas prévue par le code pénal allemand et les dispositions des autorités allemandes, s’il témoigne d’un état d’esprit particulièrement vil ou s’avère particulièrement grave pour d’autres raisons. Dans de tels cas, la peine de mort peut être prononcée contre les mineurs ayant commis des crimes graves.

Paragraphe 4. — a) Dans tous les cas où un tribunal militaire n’est pas compétent, le jugement sera rendu par un tribunal d’exception.

b) Le présent ordre ne change rien aux dispositions spéciales. » Je passe le cinquième paragraphe.

Cet ordre de Rosenberg n’a été que l’un des anneaux de la chaîne des crimes commis par les dirigeants du fascisme allemand dans le but d’anéantir les peuples slaves ».

J’en arrive au premier chapitre de mon exposé intitulé : « Anéantissement des peuples slaves ». Je montrerai la réalisation du plan criminel d’extermination des peuples slaves conçu par les hitlériens Je cite les données du rapport du Gouvernement yougoslave, que le Tribunal trouvera à la page 56 du texte russe et à la page 76, troisième alinéa, du livre de documents.

« Sans compter les milliers de Yougoslaves tombés au combat, les occupants ont massacré au moins 1.500.000 à 2.000.000 de personnes, surtout des enfants, des femmes et des vieillards. Sur les 15.000.000 d’habitants que comptait la Yougoslavie avant la guerre, près de 14% ont été massacrés, dans une période relativement courte, en quatre ans.

Dans le rapport du Gouvernement tchécoslovaque, aux pages 36 et 37 du texte russe, se trouvent des preuves relatives au plan établi par les criminels hitlériens pour l’expulsion de tous les Tchèques et l’installation de colons allemands en Tchécoslovaquie. Dans le rapport se trouvent des extraits de la déposition de Karl Hermann Frank, qui reconnaît l’existence de ce plan et déclare que lui-même avait rédigé un mémorandum pour protester contre ce plan ».

Je cite des extraits de la déposition de Karl Hermann Frank, que les membres du Tribunal peuvent trouver à la page 81 du livre de documents. Je cite le quatrième alinéa :

« J’estimais ce plan insensé, du fait que la création d’un espace vide provoquerait des troubles sérieux dans les fonctions vitales de la Bohême et de la Moravie, pour différentes raisons géopolitiques, commerciales, industrielles et autres. Quant à remplir immédiatement cet espace vide par de nouveaux colons allemands, c’était impossible. »

En Pologne, le régime d’extermination des populations slaves fut réalisé au moyen de différentes méthodes également criminelles, dont la plus courante consistait à épuiser complètement les gens, en leur faisant exécuter des travaux dépassant leurs forces puis à les laisser mourir de faim. Les criminels appliquaient sciemment des mesures qui condamnaient des millions de gens à mourir de faim, ce qui est certifié par nombre de documents déjà cités par mes collègues et moi-même, en particulier le journal de Hans Frank.

Je vais présenter de courts extraits de ce document. Voici un extrait de la relation d’une conférence du Gouverneur, à Cracovie, le 7 décembre 1942. MM. les juges trouveront ce passage à la page 89 du livre de documents, première colonne du texte, dernier alinéa. Je commence la citation :

« La réalisation du nouveau plan de ravitaillement signifierait que, rien qu’à Varsovie et dans ses environs immédiats, 500.000 personnes cesseraient d’être ravitaillées ».

Voici encore un court extrait du compte rendu de la conférence gouvernementale du 24 août 1942, à la page 90 du livre de documents, premier alinéa ; le Dr Frank déclare :

« Dans toutes les difficultés que vous pouvez rencontrer, maladie de vos ouvriers, faillite de vos coopératives, etc., vous devez toujours vous rappeler qu’il est préférable de voir crever un Polonais que de laisser périr les Allemands ; on a à peine besoin de mentionner le fait que nous condamnons 1.200.000 Juifs à mourir de faim. Il est clair que si les Juifs ne meurent pas de faim, il faudra envisager un renforcement des mesures anti-juives à l’avenir ».

Voici un troisième court extrait du compte rendu de la conférence du travail tenue par les chefs politiques du Front du travail de la NSDAP dans le Gouvernement Général, le 14 décembre 1942. Les membres du Tribunal le trouveront à la page 89 du livre de documents, deuxième colonne, deuxième alinéa :

« Nous devons donc faire face au problème suivant : Devrons-nous, dès le 2 février, priver 2.000.000 de personnes de la population non germanique de la région, de l’approvisionnement régulier en vivres ? »

Dans son exposé introductif sur les crimes contre l’Humanité, le Procureur Général soviétique s’est reporté aux « remarques » de Martin Bormann ; ces remarques ont déjà été présentées au Tribunal sous le n° URSS-172. Le Procureur Général soviétique a cité en particulier le passage suivant, que le Tribunal trouvera à la page 97 du livre de documents, dernier alinéa. Je cite :

« En résumé, le Führer veut préciser encore une fois que : 1° Le dernier ouvrier allemand, le dernier paysan allemand doit toujours se trouver, au point de vue économique, à 10% au-dessus d’un Polonais. »

Comment cela se passait-il en réalité ? Je veux montrer comment l’accusé Frank a approuvé et mis à exécution en Pologne ces instructions du Führer. Dans ce but, je demande au Tribunal l’autorisation de présenter comme preuve un document allemand authentique. Parmi les institutions créées par les criminels allemands pour mener de multiples expériences pseudo-scientifiques, se trouvait un institut spécial de recherches économiques. Cet institut a édité une brochure intitulée : « Importance du problème polonais pour l’industrie de guerre en Haute Silésie ». L’institut « scientifique » fasciste avait mené cette enquête pour chercher à éclaircir les raisons de la chute du rendement des ouvriers polonais. Deux courts extraits de cette relation nous montreront au mieux les buts de cette enquête. Le passage que je désire citer se trouve à la page 39 de l’original, page 101 du livre de documents, deuxième alinéa. Je dépose ce document sous le n° URSS-282. Je cite :

« Le but de cette enquête n’est absolument pas de mener une propagande pour provoquer la pitié. »

A la page 149 du même document, toujours à la page 101, troisième alinéa du livre de documents, nous trouvons :

« Nous élevons la voix non pour défendre les Polonais, mais pour empêcher la chute de la production de guerre, qui doit ravitailler la Wehrmacht. »

Après avoir lu ces deux extraits qui caractérisent les buts et la nature de l’enquête, je cite encore quelques extraits qui montrent quelle était la situation des travailleurs polonais et comment Frank a réalisé les instructions de Hitler mentionnées plus haut. Je cite à la page 38 du document, page 101, septième alinéa du livre de documents :

« Les rapports sur la situation de la population polonaise et les avis sur les mesures les plus adéquates à ce sujet varient sur bien des points. Cependant tous les comptes rendus sont d’accord sur un point, qui se résume dans la courte formule : les Polonais meurent de faim ! Il suffit de quelques observations, portant même sur des détails, pour exposer la situation : l’un des informateurs a visité une usine d’industrie de guerre, au moment du repos pour le déjeuner. Les travailleurs, assis ou debout, dans une attitude apathique, se chauffent au soleil ; quelques-uns fument une cigarette. L’observateur a compté environ 80 personnes. Une seule d’entre elles avait un morceau de pain pour déjeuner, les autres n’avaient aucune nourriture quoique la journée de travail soit de 10 à 12 heures. »

Je passe à la page 72 du document, page 102, deuxième alinéa du livre de documents du Tribunal :

« Les observations faites dans les usines prouvent que les rations reçues par les travailleurs polonais sont si infimes qu’il ne leur reste rien pour emporter un casse-croûte au travail. Le plus souvent, les travailleurs n’ont même pas un morceau de pain pour déjeuner. S’ils apportent quelque chose, c’est un maigre café et un ou deux morceaux de pain sec ou des pommes de terre crues ; dans les moments plus durs, ils n’ont même pas cette maigre pitance et se contentent de carottes crues qu’ils font chauffer sur un fourneau pendant le travail. »

Je continue la citation, à la page 150 du document. Je cite :

« Il faut signaler que, pendant l’inspection des usines, on a constaté que près de 10% des ouvriers polonais allant faire la relève dans la mine n’emportaient aucune nourriture et que près de 50% d’entre eux allaient travailler sous terre en n’emportant qu’un morceau de pain sec ou des pommes de terre crues coupées en morceaux qu’ils faisaient ensuite cuire sur un fourneau. »

L’institut s’est occupé de calculer le nombre de calories des rations des Polonais en Haute-Silésie, pour le comparer à celui des rations de la population allemande. Je ne donnerai pas de longs extraits de ce document, et je me bornerai à citer des faits. Je commence la citation à la page 63 du rapport, ce qui correspond à la page 102, dernier alinéa, du livre de documents. Je cite :

« La comparaison du nombre de calories reçu par les Polonais en Haute-Silésie avec celui des rations de la population allemande démontre que les Polonais reçoivent 24% de moins que les consommateurs allemands. Cette différence s’élève jusqu’à 26% pour les cartes de ravitaillement des Polonais qui ne travaillent pas. Pour les jeunes gens de 14 à 20 ans, cette différence entre les rations des Allemands et celles des Polonais atteint presque 33 %. Il faut cependant souligner que cette différence ne concerne que les jeunes gens de plus de 14 ans qui travaillent. Cette insuffisance de nourriture chez les enfants polonais âgés de 10 à 14 ans est encore plus frappante quand on compare leurs rations à celles que reçoivent les enfants allemands. Là, la différence n’est pas inférieure à 65%. Déjà l’état actuel de cette jeunesse sous-alimentée en témoigne. De même, les enfants polonais au-dessous de 10 ans reçoivent des rations de 60% inférieures à celles des enfants allemands. Si, d’autre part, les médecins rapportent que les conditions de ravitaillement des bébés ne sont pas trop défavorables, ce n’est qu’une contradiction apparente : tant que la mère nourrit son bébé au sein, il reçoit tout ce dont il a besoin. Les conséquences de la sous-alimentation à cette période n’atteignent pas l’enfant mais exclusivement la mère, qui perd sa santé et ses forces beaucoup plus rapidement ».

Je continue la citation à la page 178, ce qui correspond à la page 103, deuxième alinéa, du deuxième livre de documents :

« De toutes les catégories de consommateurs, ce sont les adolescents qui se trouvent dans la situation la plus mauvaise par rapport aux adolescents allemands. La différence dans l’attribution du ravitaillement atteint 60 % et même plus. »

Les extraits des rapports du Front du travail allemand qui se trouvent dans cette enquête présentent également un certain intérêt. En particulier à la page 76 se trouvent des extraits du rapport du Front du travail allemand du 10 octobre 1941, après l’inspection d’une mine de charbon en Pologne.

« Il a été établi que quotidiennement, dans différents villages, des mineurs polonais tombent d’inanition. Les travailleurs se plaignent continuellement de maux d’estomac ; on fit venir des médecins pour connaître les raisons de ces douleurs ; ils ont tous fait la même réponse : ces douleurs étaient un symptôme de sous-alimentation. »

Je termine cette description de la condition physique des travailleurs polonais, description faite par les criminels allemands eux-mêmes et qui plus est, par des « savants », par une citation extraite de cette même enquête, que les membres du Tribunal trouveront à la page 106, alinéa 6 du livre de documents.

« Les directions d’usines soulignent souvent qu’il n’est plus possible de pousser au travail des gens sous-alimentés et incapables de travailler par la seule menace du camp de concentration ; tôt ou tard arrivera un moment où le corps affaibli s’effondrera. »

Nous trouvons dans ce même document une courte description sans équivoque de la situation juridique des travailleurs polonais pendant l’occupation de la Pologne par les Allemands. Cette description a d’autant plus de valeur que, comme il a été dit plus haut, les auteurs de l’enquête ont exprimé leur volonté « d’exclure tout humanitarisme ». Je commence la citation à la page 127 du document, page 110, deuxième alinéa du livre de documents :

« La loi reconnaît aux citoyens polonais le droit à la protection légale. Tout ce qui est garanti aux Polonais ne l’est que par la bonne volonté de leurs maîtres allemands. L’expression juridique la plus frappante qui caractérise cet état de fait est la formule : « les Polonais ne jouissent pas du droit de propriété.

Les Polonais n’ont pas le droit de se faire défendre par un avocat ; en procédure criminelle, il ne leur appartient que d’obéir. L’application des dispositions légales incombe au premier chef à la Police qui est habilitée à prendre elle-même une décision ou, dans certains cas, à en déférer aux tribunaux ».

En vertu du décret du 26 août 1942, les ouvriers polonais se virent obligés de verser, au même titre que les Allemands, des cotisations aux assurances contre les maladies, les accidents, l’invalidité. Ces prélèvements sur les salaires des ouvriers polonais étaient plus importants que ceux qui étaient retenus sur les salaires des Allemands. Mais surtout, tandis que l’ouvrier allemand bénéficiait du secours des assurances, le Polonais en était pratiquement frustré. Pour confirmer ces dires, je lirai deux courts passages du rapport de l’enquête, que le Tribunal trouvera à la page 111 du livre de documents, quatrième paragraphe, qui correspond à la page 134 du document original :

« Les assurances contre les accidents dont s’occupent les syndicats sont très restreintes pour les Polonais ; les cas d’invalidité par cause d’accident sont reconnus dans des limites beaucoup plus restreintes que pour les Allemands. Pour la perte d’un œil, un Allemand est reconnu invalide à 30%, tandis qu’un Polonais ne l’est qu’à 25% ; pour toucher une indemnité, il faut que le Polonais ait perdu 33, 3 % de sa capacité de travail. »

Je continue la citation à la page 135 de l’original, c’est-à-dire à la page 111, dernier alinéa du livre de documents du Tribunal :

« Les droits des familles des ouvriers polonais, victimes d’accidents, sont très durement limités. Une veuve ne peut toucher qu’une pension de la moitié du salaire, et seulement dans le cas où elle assure l’existence de quatre enfants de moins de 15 ans ou si elle est elle-même invalide. Un exemple concret montre bien à quel point les droits des Polonais étaient limités. Une veuve allemande, avec trois enfants, perçoit 80% du salaire annuel de son mari défunt, c’est-à-dire que pour un salaire de 2.000 Mark, elle aura une rente annuelle de 1.600 Mark. Dans un cas analogue, une veuve polonaise n’aurait pas touché un sou. »

Les Grands Criminels de Guerre germano-fascistes ne se contentaient pas d’envoyer dans les territoires de l’Est temporairement occupés des soldats et des SS ; derrière eux, venaient des « savants » spécialement affectés à l’armée, des « spécialistes de questions économiques » et des chercheurs de toutes sortes. Certains d’entre eux venaient des services de Ribbentrop, les autres étaient envoyés par Rosenberg.

Je demande au Tribunal d’accorder valeur probatoire à l’un de ces documents : je le dépose sous le n° URSS-218. C’est un rapport du représentant du ministère des Affaires étrangères auprès du commandement de la XVIIe armée, le capitaine Pfleiderer, adressé à son collègue de la section des informations du ministère des Affaires étrangères, von Rantzau. Ce document a été découvert par des unités de l’Armée rouge dans le domaine de Dirksen en Haute-Silésie.

On peut conclure de ces documents que Pfleiderer effectua en 1941-1942 un voyage dans les territoires occupés au cours duquel il visita les villes de Yaroslav en Ukraine, Lwow, Tarnopol, Pros-karov, Vinnitza, Ouman, Kirovograd, Alexandria, Krementchoug sur le Dniepr. Le but de son voyage était vraisemblablement d’étudier la situation économique et politique des régions occupées de l’Ukraine. Un passage de son rapport du 28 octobre 1941 nous montre que l’auteur de ce document était affranchi de tout « humanitarisme » ; les membres du Tribunal trouveront ce passage à la page 113, deuxième alinéa du livre de documents. Je n’en lirai qu’une ligne :

« Nous nous trouvons dans l’impérieuse nécessité de pressurer le pays afin de pourvoir au ravitaillement régulier de l’Allemagne. »

Malgré cette propension à la cruauté et à la rapacité, Pfleiderer fut néanmoins confondu par la conduite de ses compatriotes, à un tel point qu’il estima nécessaire d’attirer spécialement sur ce sujet l’attention de la direction du ministère des Affaires étrangères du Reich. Je cite le rapport de Pfleiderer intitulé :

« Règles générales pour assurer l’approvisionnement et pour obtenir une augmentation des excédents en Ukraine.

« ... État d’esprit et conditions d’existence de la population à la fin du mois d’octobre 1941 »

MM. les juges trouveront ce passage à la page 114 du livre de documents, troisième alinéa :

« La disposition d’esprit de la population est devenue sensiblement plus hostile après quelques semaines d’occupation du territoire par nos troupes. Quelle en est la cause ? Nous affichons une profonde hostilité, une véritable haine à l’égard de ce pays, et du mépris envers ce peuple... Le fait que nous en sommes à la troisième année de guerre, et la nécessité où nous nous trouvons d’hiverner dans un pays hostile sont à la source de toutes nos difficultés. Mais il faut les surmonter par la tenue et la maîtrise de nous-mêmes. Nous ne devons pas faire supporter à la population notre mécontentement... Dans bien des cas, nous avons perdu la confiance de la population par des maladresses qu’on aurait pu facilement éviter. Les gens ne peuvent comprendre que nous fusillions des prisonniers de guerre exténués dans les villes et les villages et que nous laissions leurs cadavres entassés sur les routes... Étant donné que les organismes militaires assurent eux-mêmes le ravitaillement des troupes, les kolkhozes situés à proximité des grandes routes et des villes n’ont plus ni bétail de race, ni semences, ni pommes de terre de semence (Poltava). Sans aucun doute, le ravitaillement de nos troupes passe en premier lieu ; mais la manière dont on l’assure n’est pas indifférente : réquisitionner le dernier poulet, au point de vue psychologique, est aussi stupide qu’au point de vue économique de tuer le dernier porc ou le dernier veau. »

Je continue à la page 115, troisième alinéa du livre de documents :

« La population... se trouve sans direction, elle est mise à l’écart et elle a le sentiment que nous la traitons de haut, que nous voyons du sabotage dans son rythme et ses méthodes de travail, que nous ne faisons aucune tentative pour arriver à un rapprochement. »

Je présenterai encore un document analogue sous le n° URSS-439. Ce document nous a été aimablement remis par nos collègues américains ; il a été enregistré sous le n° PS-303 par le Ministère Public américain ; c’est un rapport politique du professeur allemand Paul W. Thomsen, rédigé sur papier à en-tête de l’Institut biologique et paléontologique de l’université de Pozna’n, avec cette indication de l’auteur lui-même : « ne pas divulguer ». Le Tribunal trouvera ce document à la page 116 du livre de documents. Ce rapport nous donne une idée très nette de l’arbitraire tyrannique et effréné auquel était soumise la population des régions temporairement occupées de l’Union Soviétique. Le professeur Paul Thomsen fit ses observations au cours de son voyage dans les régions occupées de l’Union Soviétique « de Minsk jusqu’à la Crimée ». Je vais citer deux courts passages de ce document :

Les extraits que je vais lire témoignent de l’absence de toute tendance humanitaire chez l’auteur, et si malgré cela, Paul Thomsen ramena de son voyage « une impression des plus pénibles », ce n’est qu’une preuve de plus du degré d’inhumanité et de cruauté du régime établi par les fascistes allemands : le Tribunal trouvera ce passage à la page 176 du livre de documents. Je cite...

LE PRÉSIDENT

L’audience est levée.

(L’audience sera reprise le 26 février à 10 heures.)