SOIXANTE-HUITIÈME JOURNÉE.
Mardi 26 février 1946.
Audience du matin.
Je tiens à expliquer la décision du Tribunal relative aux généraux Halder et Warlimont. Le Dr Nelte voudrait-il venir à la barre ?
Puis-je vous demander, Docteur Nelte, si vous êtes le seul avocat désirant faire comparaître les généraux Halder et Warlimont ?
Non. Je crois que mes collègues, le Dr Laternser, le Dr Kraus et le Dr Exner réclament aussi la comparution des généraux Halder et Warlimont.
Voici la décision du Tribunal :
Le Tribunal, étant donné que le Ministère Public soviétique a émis l’intention de déposer les affidavits de ces deux généraux, décide que, si ces affidavits sont déposés, leurs auteurs doivent comparaître pour être contre-interrogés. Mais attendu que les avocats ont demandé eux-mêmes la comparution de ces témoins, le Tribunal veut que ces avocats décident s’ils préfèrent que les généraux comparaissent maintenant, durant l’exposé de l’Accusation afin de les contre-interroger ou bien plus tard, au cours de l’interrogatoire des accusés. Dans ce dernier cas, c’est le Ministère Public qui pourra procéder à un contre-interrogatoire.
Mais il est bien entendu que, conformément à la décision prise par le Tribunal, hier ou avant-hier, je ne sais plus exactement, ces témoins, comme tous les autres témoins, ne pourront comparaître qu’une seule fois et que tous les avocats désireux de leur poser des questions devront le faire à ce moment-là.
Maintenant, s’il y a divergence d’opinion entre les avocats, l’un désirant la comparution immédiate de ces deux généraux pour contre-interrogatoire durant l’exposé de l’Accusation, l’autre voulant les citer plus tard comme témoins au cours de l’exposé de la Défense, le Tribunal estime, en vertu de sa décision précédente, que les généraux Halder et Warlimont doivent comparaître maintenant. En ce cas, la règle déjà énoncée demeure applicable. Ils ne pourront être appelés à comparaître qu’une seule fois et toutes les questions que les autres avocats désirent leur poser devront l’être à ce moment-là. Mais c’est à la Défense elle-même de décider s’ils doivent comparaître maintenant ou durant l’exposé de la Défense. Est-ce bien clair ?
Je vous prie de bien vouloir attendre le début de l’audience de cet après-midi pour que nous puissions vous faire connaître la décision qui aura été prise par les différents avocats.
Certainement. Vous voudrez bien nous faire connaître au début de l’audience de cet après-midi la décision des avocats.
Je vous en remercie.
Colonel Smirnov.
Je vais continuer la lecture du « Rapport politique » du professeur Paul Thomsen, déjà présenté au Tribunal à l’audience d’hier après-midi. MM. les juges trouveront ce document à la page 116 du livre de documents. Je n’en citerai que deux courts extraits :
« Je considère de mon devoir, bien que séjournant dans l’État pour remplir une mission purement scientifique, de joindre à mes rapports proprement dits un exposé général sur la politique. Je dois reconnaître en toute honnêteté que je retourne chez moi après avoir recueilli des impressions très pénibles. En cette heure décisive pour notre nation, chacune de nos fautes peut avoir des conséquences désastreuses. Les questions polonaise et tchèque peuvent être résolues parce que les forces vitales de notre peuple sont suffisantes pour cela. Les petits peuples comme les Estoniens, Lituaniens et Lettons n’ont qu’à se plier ou à disparaître. Il en va tout autrement de l’immense pays russe, qui constitue pour nous un espace d’un intérêt vital en tant que source de matières premières. »
J’interromps ici ma citation pour reprendre à la page 117 du livre de documents, paragraphes 10 et 11 :
« Je ne me permets pas de formuler une opinion sur les mesures économiques telles que, par exemple, l’interdiction du marché libre à Kiev, qui a été un coup très dur pour la population, car je n’ai pas été en mesure d’examiner la situation dans toute son ampleur. Mais l’allure arrogante des sous-officiers, les sévices et les vociférations auxquels ils se livrent dans les rues, les destructions sans raison des établissements scientifiques qui se poursuivent de plus en plus à Dniépropétrovsk, par exemple, devraient cesser immédiatement et être sévèrement punis...
Kiev, le 9 octobre 1942, le professeur Dr Paul Thomsen ».
La théorie fasciste allemande de la « germanisation », déjà bien connue du Tribunal, déclarait que ce n’étaient pas les populations, mais les territoires qui devaient être « germanisés ».
Je vais fournir la preuve que les hitlériens ont commis le même crime en Yougoslavie. Si cette entreprise criminelle n’a pas été entièrement réalisée, c’est qu’elle fut contrecarrée par le mouvement de libération qui souleva toute la Yougoslavie. Je cite encore un court extrait du rapport du Gouvernement yougoslave que le Tribunal trouvera à la page 68, paragraphe 7 du livre de documents :
« Aussitôt après l’entrée des troupes allemandes en Slovénie, les Allemands ont commencé à mettre en application leur plan, préparé longtemps à l’avance, de germanisation des territoires « annexés » de Slovénie. Les dirigeants nazis avaient parfaitement compris qu’une germanisation de la Slovénie ne pouvait être réalisée avec succès que si la majeure partie des éléments conscients au point de vue national et social avait été préalablement éloignée. Afin d’affaiblir la capacité de résistance des masses à l’égard des autorités nazies chargées de la germanisation, il leur fallait tout d’abord réduire le nombre de ces éléments et les faire disparaître de la sphère économique. Le plan allemand prévoyait le déplacement en masse de tous les Slovènes de certaines parties de la Slovénie et le repeuplement de ces régions par des Allemands. (Il s’agissait des soi-disant Gottscheer et des Allemands de Bessarabie) ».
Je saute un passage et reprends plus loin :
« ... Quelques jours après l’annexion de la Slovénie, on créa des organismes centraux chargés des déportations. La direction était à Maribor, (Marburg an der Drau) et Bled (Veldes). En même temps, le 22 avril 1941, un décret sur l’affirmation de la race allemande fut publié. L’effet immédiat de cette loi fut la confiscation de la propriété de toutes les personnes et établissements « paraissant opposés au Reich allemand ». Naturellement tous ceux, qui, conformément au plan dont il vient d’être question, devaient être déportés de Slovénie, furent compris dans cette catégorie.
Les hitlériens entreprirent la réalisation pratique de ce plan. Ils arrêtèrent un grand nombre de personnes destinées à être déportées en Serbie et en Croatie. La totalité de leurs biens était confisquée au profit du Reich. De nombreux centres de rassemblement furent organisés à Maribor, Celje et dans d’autres endroits. Ils devinrent de véritables camps de concentration. »
Sur le traitement des personnes arrêtées et mises dans ces centres de rassemblement, le rapport du Gouvernement yougoslave (page 69, paragraphe 4 du livre de documents) s’exprime ainsi :
« Les internés étaient laissés sans nourriture, dans des conditions antihygiéniques. Le personnel de service dans ces camps les soumettaient à des tortures corporelles et morales. Les commandants des camps ainsi que tout le personnel appartenaient aux SS. Parmi eux il y avait beaucoup d’Allemands de Carinthie et de Styrie, qui haïssaient tous les Slovènes et particulièrement les Yougoslaves ».
La phrase suivante est à remarquer :
« Les membres de l’Union de la Culture, (Kulturbund) se distinguèrent particulièrement par leur cruauté ».
Comme confirmation de ces crimes hitlériens, je dépose devant le Tribunal, sous le n° URSS-139, une lettre de la Kommandantur allemande de Smeredov, adressée au Quisling yougoslave, le commissaire Stefanovitch, lui enjoignant de déclarer quelles étaient les possibilités pour le transfert en Serbie d’un grand nombre de Slovènes. Ce document se trouve à la page 119 du livre de documents.
Dans le rapport du Gouvernement yougoslave, à la page 49 du texte russe, qui correspond à la page 59, paragraphe 7, du livre de documents, il est établi que les Allemands avaient primitivement décidé le transfert en Serbie de 260.000 hommes. Cependant la réalisation de ce plan rencontra un grand nombre de difficultés. Je citerai à ce sujet un. paragraphe du rapport du Gouvernement yougoslave :
« Mais, comme la déportation en Serbie d’un si grand nombre de Slovènes rencontrait de si grosses difficultés, des pourparlers furent entrepris peu après entre les autorités allemandes et les bureaux du Quisling oustachi à Zagreb, au sujet du transport à travers le territoire croate des Slovènes déportés et de l’établissement d’un certain nombre de ces Slovènes en Croatie, tandis que les Serbes de Croatie étaient eux-mêmes déportés de ce pays. »
Je dépose devant le Tribunal sous le n° URSS-195 (U-88), le procès-verbal d’une conférence qui eut lieu le 4 juin 1941 à l’ambassade allemande à Zagreb. Cette conférence fut présidée par l’ambassadeur allemand à Zagreb, l’Obergruppenführer des SA., Siegfried Tasche. La traduction serbe de ce procès-verbal a été saisie dans les archives du commissariat des réfugiés du soi-disant « Gouvernement de Milan, Neditch ». Il indique le sujet de la conférence, à savoir : « Expulsion des Slovènes d’Allemagne en Croatie et en Serbie, ainsi que celle des Serbes de Croatie en Serbie ». (Page 120 du livre de documents).
Le procès-verbal dit textuellement :
« La conférence a reçu l’approbation du ministre des Affaires étrangères du Reich, dans le télégramme n° 389, en date du 31 mai. L’accord du Führer sur la déportation a été confirmé par le télégramme n° 344, du 24 mai. »
Nous sommes donc à même de prouver que la responsabilité directe de ce crime contre l’Humanité incombe à l’accusé von Ribbentrop. Nous voyons en même temps dans le rapport du Gouvernement yougoslave que la déportation d’un nombre considérable de Slovènes d’Allemagne eut effectivement lieu. Je cite un paragraphe de ce rapport que les membres du Tribunal pourront trouver page 70, dernier paragraphe du livre de documents :
« Aussitôt après, la déportation proprement dite commença. Ce matin, des camions arrivèrent dans les villages. Les soldats et les membres de la Gestapo, armés de mitrailleuses et de fusils, firent irruption dans les maisons et ordonnèrent aux habitants de sortir immédiatement. Chaque homme n’était autorisé à prendre avec lui que ce qu’il pouvait porter. Ces malheureux n’eurent que quelques minutes pour s’en aller et furent contraints de laisser derrière eux tout ce qu’ils possédaient.
« Les camions les transportèrent dans le monastère catholique des Trappistes à Reichenberg. Les convois partirent de ce monastère. Chacun de ces « transports » emmenait en Allemagne de 600 à 1.200 personnes ; le district de Bregiza fut presque complètement vidé de sa population ; celui de Kirshko le fut dans une proportion de plus de 90%. Dans ces deux districts, 56.000 habitants furent déportés ainsi que plus de 4.000 personnes des communautés de Zirkovsky et Ptuya. »
Je passe un paragraphe et je poursuis la citation :
« Ils furent contraints d’exécuter les travaux les plus pénibles et de vivre dans des conditions abominables, aussi le taux de la mortalité fut-il énorme. Pour la moindre peccadille, les peines les plus sévères leur furent infligées ».
Je ne citerai pas d’autres extraits du rapport du Gouvernement yougoslave sur les mêmes faits. Sans en donner lecture, je demande au Tribunal d’accepter comme preuve le rapport officiel supplémentaire du Gouvernement yougoslave, que je dépose sous le n° 357.
Des crimes analogues ont été commis par les Allemands sur le territoire de la Pologne occupée. Je cite de courts extraits du rapport officiel du Gouvernement de la République polonaise. Les membres du Tribunal trouveront le passage que je vais citer, à la page 3, paragraphe 3, du livre de documents. Ce passage intitulé :
« Germanisation de la Pologne » porte la lettre « A ».
Des renseignements précis sur ce plan se trouvent dans une publication qui fut diffusée parmi les membres du parti national-socialiste en Allemagne en 1940. Cette publication contenait les principes de la politique allemande dans l’Est. En voici quelques citations :
« Au point de vue militaire la question polonaise est résolue, mais au point de vue de la politique allemande elle ne fait que commencer. L’antagonisme national et politique entre Allemands et Polonais sera résolu pour la première fois dans l’Histoire.
Le but vers lequel tend la politique allemande, sur le territoire de l’ancien État polonais est double. En premier lieu, veiller à ce qu’une certaine partie de ces territoires soit débarrassée de toute population étrangère et colonisée par des nationaux allemands. En second lieu imposer une direction allemande pour que n’apparaisse jamais plus un nouveau foyer de conflagration dirigée contre l’Allemagne. Il est clair qu’un tel but ne pourra jamais être atteint avec les Polonais, mais seulement contre eux. »
J’interromps cette citation et reprends à la page 15 du rapport de la République polonaise, qui correspond à la page 5, paragraphe 5 du livre de documents. Cette partie s’intitule : « La colonisation de la Pologne par l’installation d’Allemands ».
Cette politique fut clairement exposée par les autorités allemandes. Dans le Ostdeutscher Beobachter du 7 mai 1941, parut la déclaration suivante :
« Pour la première fois dans l’Histoire de l’Allemagne, nous pouvons utiliser nos victoires militaires à des fins politiques. Pas un centimètre du sol conquis ne retournera à la Pologne. »
Tel était le plan. Voici la façon dont il fut effectivement réalisé :
« Hameau après hameau, village après village, bourgs et villes des territoires annexés furent vidés de leurs habitants polonais. Cela commença en octobre 1939, quand la région d’Orlov fut vidée de tous les Polonais qui y habitaient et travaillaient. Puis, ce fut le tour de Gdynia. En février 1940, environ 40.000 personnes furent expulsées de la ville de Pozna’n. Ils furent remplacés par 36.000 Allemands des pays baltes, des familles de soldats et de fonctionnaires allemands. La population polonaise fut chassée des villes de Gnesdo, Helmoo, Postian, Neshiva, Gonovrotzlau et de beaucoup d’autres. Le journal allemand Grenzzeituno annonça qu’en février 1940 tout le centre de la cité de Lodz avait été débarrassé des Polonais chassés de leurs habitations, de leurs établissements de commerce et de leurs terres. En janvier 1941, plus de 150.000 Allemands furent établis de cette façon. »
Je passe la partie suivante du rapport que je voulais citer et je demanderai seulement au Tribunal de s’arrêter au chapitre intitulé « La germanisation des enfants polonais ». Il ne s’agit que de deux courts paragraphes :
« Des milliers d’enfants polonais, de 7 à 14 ans, furent brutalement séparés de leurs familles et de leurs parents et amenés en Allemagne. Les Allemands eux-mêmes expliquèrent le but de cette cruelle mesure dans le Kölnische Zeitung, n° 158 de l’année 1940 :
« On leur apprendra l’allemand. On leur inculquera l’esprit allemand de façon à pouvoir ensuite les élever comme des filles et des garçons allemands accomplis ».
En vue d’expliquer les méthodes employées par les fascistes allemands dans l’exécution de leur plan sanguinaire d’extermination de la population soviétique, citoyens pacifiques de ma patrie, femmes, enfants et vieillards, je demande au Tribunal de citer et d’interroger le témoin Iakov Grigorievitch Grigoriev, paysan du village de Pavlov, soviet de Schkvertovsk, région de Porkhovsk, district de Pskov. Il est venu de son district de Pskov près de Leningrad, et doit se trouver actuellement dans l’enceinte du Palais. Je demande la permission de procéder à l’interrogatoire de ce témoin.
Oui, certainement.
Comment vous appelez-vous ?
Iakov Grigoriev.
Voulez-vous prêter ce serment : « Moi, Iakov Grigoriev, citoyen de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques cité comme témoin dans ce Procès, je promets et je jure, en présence du Tribunal, de dire la vérité, rien que la vérité sur ce que je connais dans cette affaire ».
Vous pouvez vous asseoir.
Témoin, dites-nous dans quel village vous habitiez avant la guerre ?
Dans le village de Kusnezovo, région de Porkhov, district de Pskov.
Dans quel village avez-vous été surpris par le déclenchement de la guerre ?
Dans le village de Kusnezovo.
Ce village existe-t-il encore ?
Il n’existe plus.
Veuillez répondre lentement et après avoir attendu un instant ; car la question doit être traduite et c’est ensuite votre réponse qui doit, à son tour, être traduite. Comprenez-vous ?
Je comprends.
Témoin, je vous demande de répondre encore une fois, est-ce que le village existe encore ?
Non.
Voulez-vous raconter au Tribunal ce qui s’est passé.
En ce jour mémorable du 28 octobre 1943, les soldats allemands ont fait brutalement irruption dans notre village et commencèrent à assassiner les pacifiques citoyens, à les fusiller, à les traquer dans leurs maisons. Ce jour-là j’étais occupé à battre le grain avec mes deux fils Alexis et Nicolas, quand brusquement un soldat allemand vint vers nous et nous ordonna de le suivre.
Attendez, attendez ! Quand vous voyez la lumière s’allumer sur le pupitre ou ici, cela signifie que vous allez trop vite, comprenez-vous ?
Oui, je comprends.
Bien.
Parlez doucement, s’il vous plaît. Continuez, je vous prie.
Vous avez dit que vous travailliez avec vos deux fils dans les champs ?
Nous fûmes conduits à travers le village, jusqu’à la dernière maison. Nous étions en tout 19 à nous tenir dans cette maison. Je me tenais près de la fenêtre et je regardais dehors. Je vis ma femme avec mon petit garçon de 9 ans. On les conduisait directement vers la maison, puis on les fit revenir sur leurs pas. Pour aller où ? je n’en sais rien.
Quelque temps après arrivèrent trois soldats allemands avec des mitraillettes, suivis d’un quatrième qui avait en main un lourd revolver. Ils nous ont ordonné de rentrer dans une autre pièce. Nous le fîmes. Là, on nous fit ranger contre le mur, tous les 19, y compris mes deux fils. Puis ils se mirent à ouvrir le feu sur nous avec leurs mitraillettes. Je me tenais tout contre le mur, légèrement baissé. A la première rafale, je tombai à terre, où, trop terrifié pour faire un mouvement, je ne bougeai pas. Quand je repris connaissance, je regardai tout autour de moi et vis mon fils Nicolas, qui avait été tué et était tombé le visage contre la terre. Puis, quelque temps après, je commençai à réfléchir au moyen de m’échapper. Je retirai mes jambes en dessous de l’homme qui était tombé sur moi et me pris à penser au moyen de m’enfuir. Mais au lieu de cela, au lieu de préparer mon évasion, je perdis la tête et me mis à hurler, de toutes mes forces : « Pourrai-je vraiment m’en aller » ? A ce moment-là mon jeune fils qui était encore vivant me reconnut.
C’était votre second fils ?
Il était blessé à la jambe. Je le tranquillisai : « Ne crains rien, mon petit. Je ne te laisserai pas ici. D’une façon ou d’une autre nous en sortirons. Je te transporterai dehors ». Un peu après, la maison commença à flamber. J’ouvris la fenêtre et sautai dehors en portant mon jeune fils blessé à la jambe. Nous nous sommes mis à ramper hors de la maison en nous couchant pour que les Allemands ne nous voient pas, mais nous nous trouvâmes brusquement devant une haute haie. Nous n’avons pas pu écarter les branches et avons entrepris de les casser. C’est alors que les soldats allemands nous ont aperçus et se sont mis à tirer sur nous. A voix basse, j’ai dit à mon fils de se cacher pendant que je me sauverais à la course. J’étais dans l’incapacité de le porter. Il franchit en courant une courte distance et se cacha dans des broussailles, pendant que je m’échappais à la course. Je franchis un court espace de terrain et bondis dans un bâtiment près de la maison qui brûlait. J’y demeurai un moment ; puis recommençai à courir. Ainsi je parvins à me sauver dans un bois voisin, pas très loin de notre village, où je passais la nuit. Au matin, je rencontrai Alexis N. du village voisin, qui m’annonça : « votre fils Alexis est vivant, il est parti en rampant jusqu’au village voisin ». Puis le deuxième jour, je rencontrai, venant du même village, Vitya Kuznetzov, jeune garçon réfugié de Leningrad qui vivait dans notre village depuis l’occupation. Il avait été lui aussi sauvé par miracle et s’était échappé du feu. Il me raconta ce qui s’était passé dans la deuxième isba où ma femme et mon plus jeune garçon avaient été emmenés. Les choses se passèrent ainsi : Les soldats allemands ayant fait rentrer tout le monde dans l’isba, ouvrirent la porte et commencèrent à tirer avec leurs mitrailleuses en batterie. D’après Vitya ceux qui avaient échappé à la fusillade furent brûlés, y compris mon petit garçon Petya âgé de neuf ans. Quand il se sauva de l’isba en courant, il vit que Petya était encore vivant, il se tenait sous un banc ayant recouvert ses oreilles de ses petites mains.
Dites-moi, témoin, quel âge avait le plus vieil habitant de votre village, tué par les Allemands ?
C’était une femme âgée de 108 ans, Ustinia Artemieva.
Quel âge avait la plus jeune victime massacrée par les Allemands ?
Quatre mois.
Combien d’habitants exterminés en tout dans votre village ?
47 personnes, sans compter ceux qui échappèrent par miracle.
Pour quelle raison les Allemands exterminaient-ils la population de ce village ?
La raison ne fut pas connue.
Les Allemands en donnèrent-ils une raison quelconque ?
Au soldat allemand qui vint nous chercher à l’endroit où nous battions notre blé, nous avons demandé : « Pourquoi nous tuer ? ». Il répondit : « Connaissez-vous le village de Maximovo ? » C’était le village voisin de notre soviet de villages. Je dis : « Oui ». Alors, il m’annonça : « Ce village de Maximovo est « kapout », les habitants sont « kapout » et vous aussi, vous serez « kapout ».
Et pourquoi « kapout » ?
« Parce que, dit-il, vous avez hébergé des partisans dans le village ». Mais cela était faux, car nous n’avions jamais eu de partisans dans notre village et personne ne s’était livré à la moindre action de partisans depuis son évacuation. Il ne restait plus que des vieillards et des enfants. Notre village n’avait jamais vu de partisans et ne savait pas où ils se trouvaient.
Y avait-il beaucoup d’adultes dans votre village ?
Il n’y avait qu’un homme de 27 ans, mais c’était un malade, à moitié idiot et paralysé. Nous n’étions que des vieillards et de jeunes enfants. Tous les adultes étaient dans l’armée.
Pouvez-vous nous dire, témoin, si la population de votre village fut la seule à subir ce sort ?
Non, les soldats allemands ont fusillé 43 personnes à Kuryshevo et dans le village de Pavlovo où j’habite maintenant, ils en ont brûlé 23. Et dans l’ensemble des villages qui constituaient notre soviet de villages, environ 400 habitants, ils ont tué toute la pacifique population des jeunes et des vieux.
Je vous demande de répéter ce chiffre. Combien de personnes ont-elles été tuées dans votre soviet de villages ?
Environ 400 personnes, rien que dans notre soviet de villages.
Dites-nous, s’il vous plaît, quels sont les survivants de votre famille ?
De ma famille, il ne resté plus que moi et mon fils. Ma femme enceinte de 6 mois, mon fils, Nicolas, âgé de 16 ans, mon fils Petya, âgé de 9 ans, ma belle-sœur, femme de mon frère avec ses deux enfants, Sacha et Tonya, ont été fusillés.
Monsieur le Président, je n’ai pas d’autre question à poser au témoin.
Les autres Ministères Publics désirent-ils poser des questions au témoin ?... Les avocats ont-ils des questions à poser au témoin ?... Le témoin peut se retirer.
Monsieur le Président, je passe au chapitre suivant de mon exposé : « Régime exceptionnel infligé aux populations soviétiques ».
Un régime d’exception fut méthodiquement infligé à la population soviétique par les criminels hitlériens. Cette discrimination fut appliquée constamment et partout. Sur ce chapitre, je vais apporter des documents provenant des criminels allemands eux-mêmes, documents récemment découverts et mis à la disposition du Ministère Public soviétique. Ils ont été saisis par la Commission extraordinaire d’État dans le camp des prisonniers de guerre de Lamsdorf.
Je dépose devant le Tribunal sous le n° URSS-415, un rapport de cette commission sur « Les crimes commis par le Gouvernement allemand et le Haut Commandement allemand à l’égard des prisonniers de guerre soviétiques dans le camp de Lamsdorf ». A ce rapport sont annexés une série de documents originaux des criminels fascistes allemands découverts dans les archives du camp.
Je suis à même de présenter quelques-uns de ces documents au Tribunal. Ils démontrent, et c’est leur intérêt, que même sous le régime d’un des camps de concentration allemands les plus importants et les plus cruels, les criminels, fidèles aux principes sanguinaires de leurs « théories », faisaient encore une honteuse discrimination au détriment des citoyens soviétiques.
Je vais citer de très courts extraits du rapport de la Commission extraordinaire d’État. Les membres du Tribunal trouveront ce passage à la page 123 du livre de documents, paragraphe 4, il donne les caractéristiques générales de ce camp :
« A la suite des recherches entreprises, la Commission extraordinaire d’État a établi qu’il a existé de 1941 jusqu’à mai 1945 à Lamsdorf, dans la région de la ville d’Oppeln, un camp permanent (Stammlager) n° 344. De 1940 à 1941 furent détenus dans ce camp des prisonniers de guerre polonais ; à partir de la fin 1941, des prisonniers de guerre soviétiques, anglais et français commencèrent à arriver ».
Je passe les deux phrases suivantes et continue à citer : « On retirait aux prisonniers de guerre leurs vêtements et leurs chaussures. Même en hiver, ils devaient aller pieds nus. En tout, plus de 300.000 prisonniers de guerre sont passés par ce camp. Parmi eux, 200.000 prisonniers soviétiques et 100.000 prisonniers polonais, anglais, français, belges et grecs.
« La méthode la plus courante pour l’extermination des prisonniers de guerre soviétiques du camp de Lamsdorf consistait dans la vente des détenus, pour le travail, aux différentes entreprises allemandes où on les exploitait impitoyablement jusqu’à ce que, à bout de force, ils meurent d’épuisement.
A la différence des nombreuses foires allemandes de travailleurs où les représentants de Sauckel vendaient au détail, aux ménagères allemandes, des citoyens soviétiques, le camp de Lamsdorf avait organisé une vente en gros où les captifs constituaient des équipes de travail (Arbeitskommandos). Il y eut 1011 de ces commandos de travail dans ce camp. »
Avant de présenter les documents suivants, je voudrais que le Tribunal comprenne bien les faits dont j’apporte les preuves. Je ne veux pas dire du tout que le régime établi par les Allemands pour les prisonniers de guerre britanniques, français ou autres, était doux et humain et que seuls les prisonniers de guerre soviétiques étaient exterminés selon différentes méthodes criminelles par l’administration du camp. Pas du tout ! Le camp de Lamsdorf atteignit effectivement son but qui était l’extermination des prisonniers de guerre, sans distinction de nationalité ou de race. Cependant, même dans ce « camp de la mort », avec son régime extrêmement cruel pour les prisonniers de guerre de toutes nationalités, les fascistes allemands, en commettant leurs crimes contre l’humanité, fidèles à leurs principes, créèrent des conditions particulièrement pénibles pour les citoyens soviétiques.
Je vais soumettre au Tribunal quelques courts extraits de toute une série de documents saisis dans les archives de ce camp et présentés au Tribunal dans leur version originale. Tous ces documenta montrent la discrimination manifeste dont furent victimes les prisonniers de guerre soviétiques, conformément aux ordres du Gouvernement du Reich et du Haut Commandement de la Wehrmacht.
Je dépose sous le n° URSS-421, un mémorandum sur « L’utilisation pour le travail des prisonniers de guerre soviétiques », adressé par le chef de service des prisonniers de guerre de la 8e région militaire à l’administration des entreprises industrielles où l’on envoyait les prisonniers de guerre. Je demande au Tribunal d’admettre comme preuve ce document dont je dépose l’original. Le Tribunal trouvera le passage que je vais citer, paragraphe 10 de l’original, au dernier paragraphe de la page 150 du livre de documents :
« En ce qui concerne le traitement des prisonniers de guerre russes, voici les directives qui ont été publiées. Les prisonniers de guerre russes ont passé par l’école du bolchevisme, ils doivent être considérés comme des bolcheviks et traités comme des bolcheviks. Les instructions qu’ils ont reçues leur enjoignent de lutter activement, même durant leur captivité, contre le pays qui les a fait prisonniers.
En conséquence, nous devons, dès le début, traiter tous les prisonniers de guerre russes avec une sévérité implacable en saisissant le moindre prétexte.
Tous les civils qui essayeront, de quelque façon que ce soit, de s’approcher des prisonniers de guerre russes pour échanger des idées avec eux, leur fournir de l’argent, de la nourriture ou autre chose, doivent être arrêtés, interrogés et déférés à la Police. »
Puis, je citerai l’introduction de ce mémorandum qui figure à la page 149, paragraphe 2 du livre de documents :
« L’OKW a donné un ordre réglementant le travail des prisonniers de guerre soviétiques. D’après cet ordre, le travail des prisonniers de guerre russes n’est admis que si les conditions en sont beaucoup plus sévères que celles des prisonniers de guerre des autres nationalités. »
Ainsi, l’institution d’un régime particulièrement cruel à l’égard des prisonniers de guerre soviétiques, pour la seule raison qu’ils étaient soviétiques, n’était pas un acte arbitraire de l’administration du camp de Lamsdorf. Ces mesures avaient été imposées par le Haut Commandement de la Wehrmacht. En établissant ce mémorandum, l’administration du camp de Lamsdorf ne fit qu’appliquer les ordres formels de l’Oberkommando.
Je citerai deux autres passages très caractéristiques de ce mémorandum. C’est d’abord la subdivision n° 4 qui se trouve à la page 149 du livre de documents, au dernier paragraphe. La citation est très courte :
« Alors que les exigences, au point de vue sécurité, des locaux occupés par les Russes doivent être augmentées, par contre, les exigences au point de vue confort de ces locaux doivent être réduites au minimum. »
Je tâcherai de montrer plus loin ce que cela signifiait.
Je citerai maintenant la subdivision n° 7 qui figure à la page 170 du livre de documents, paragraphe 3 :
« Les rations alimentaires des prisonniers de guerre russes au travail doivent être différentes de celles qui sont accordées aux prisonniers de guerre des autres nationalités.
Des instructions plus précises à ce sujet seront communiquées ultérieurement. »
Tel était le « mémorandum » adressé aux industriels dans les entreprises desquels on envoyait les prisonniers de guerre soviétiques travailler comme des esclaves.
Je dépose devant le Tribunal, sous le n° URSS-431, un autre mémorandum destiné, celui-ci, aux soldats qui gardaient les prisonniers de guerre soviétiques. C’est l’original de ce document que je demande au Tribunal d’admettre dans le dossier des pièces à conviction. Je demande la permission au Tribunal de citer quelques courts extraits de ce document. La première page de ce texte indique qu’il s’agit de l’appendice d’une « Directive de l’Oberkommando de la Wehrmacht ». Puis suivent le numéro et la référence qui n’ont pas tellement d’importance. Je cite l’introduction à ce mémorandum que vous trouverez à la page 152 du livre de documents :
« Pour la première fois au cours de cette guerre, le soldat allemand se trouve en face d’un adversaire qui a subi une instruction non seulement militaire, mais politique, dont l’idéal est le communisme et qui voit dans le national-socialisme son pire ennemi. »
Je passe le paragraphe suivant et lis plus loin :
« Même captif, le soldat soviétique fait prisonnier, aussi inoffensive que puisse être son apparence, saisira toutes les occasions pour manifester sa haine contre tout ce qui est allemand. Il faut compter avec le fait que les prisonniers de guerre ont dû recevoir des instructions spéciales sur la conduite à tenir en captivité et en prison ».
Mon collègue, le colonel Pokrovsky a déjà dénoncé l’absurdité de ces prétendues « instructions spéciales » ; aussi je ne considère pas qu’il soit nécessaire de s’appesantir sur ce passage et je continue :
« Il est par conséquent absolument indispensable de prendre à leur sujet des mesures de précaution et de prudence et de faire preuve de la plus grande méfiance. »
Les instructions suivantes furent données aux gardiens chargés de la surveillance des prisonniers soviétiques :
« En premier lieu, sévère répression à la plus légère manifestation de résistance ou de refus d’obéissance. Usage impitoyable des armes à feu pour briser toute résistance. On doit tirer immédiatement sans sommation sur les prisonniers de guerre qui essaient de s’évader, avec la ferme intention de les atteindre. »
Les mots : « sans sommation » sont à souligner.
Je passe les deux paragraphes suivants et je reprends à la seconde partie de la subdivision 3 de ce mémorandum que les membres du Tribunal trouveront à la page 153, paragraphe 2 du livre de documents. Je n’en citerai que trois lignes :
« Il ne peut être question de bienveillance à l’égard des prisonniers de guerre travailleurs et obéissants. Ils la mettraient sur le compte de la faiblesse et agiraient en conséquence. »
Je passe la subdivision 4 et finis la citation de ce document par la subdivision 5 de ce mémorandum. Vous la trouverez, Messieurs, à la page 153, dernier paragraphe du livre de documents :
« 5° L’apparence inoffensive des prisonniers de guerre bolcheviks ne doit jamais vous induire à vous écarter de la ligne de conduite fixée dans les instructions susmentionnées. »
J’ai tout à l’heure cité la subdivision 4 du « mémorandum » relative à l’utilisation au travail de prisonniers de guerre soviétiques confiés aux industriels. On y prescrivait que les exigences au sujet du logement de ces prisonniers devaient au point de vue du confort être « réduites au minimum ». Comment ce vœu fut-il réalisé ? Vous serez renseignés en lisant le rapport du chef de l’intendance militaire (chef der Heeresrüstung und BdE) adressé le 17 octobre 1941 aux chefs de corps et aux autorités administratives des régions militaires. Je dépose sous le n° URSS-422 ce document dont je demande au Tribunal de joindre le texte original au dossier des pièces à conviction. Ce rapport a été rédigé à Berlin et remonte au 17 octobre 1941. Je cite un paragraphe qui se trouve à la page 154 du livre de documents :
« Objet : Logement des prisonniers de guerre soviétiques ». « A la conférence tenue le 19 septembre 1941 dans le bureau du chef de l’intendance militaire (V 6), il a été décidé qu’en remplaçant dans une baraque du RAD (service allemand du Travail), prévue pour 150 prisonniers, les couchettes par des bat-flanc superposés, on peut arriver, conformément aux instructions spéciales relatives aux baraques destinées à héberger un grand nombre de prisonniers de guerre soviétiques, à y faire tenir à titre permanent 840 prisonniers. »
Je ne citerai pas la suite, car il me semble que ce paragraphe à lui seul est suffisamment explicite.
Je demande au Tribunal d’admettre comme preuves deux documents originaux qui prouvent que, dans les camps, l’extermination des prisonniers de guerre soviétiques était pratiquée pour des raisons politiques. C’était le meurtre méthodique.
Je vais tout d’abord déposer sous le n° URSS-432 un ordre destiné au camp n° 60. C’est l’ordre original que je demande au Tribunal d’admettre dans le dossier. Vous trouverez, Messieurs les juges, le paragraphe que je veux citer page 155 du livre de documents.
Nous allons suspendre l’audience.
Je ne citerai qu’un paragraphe du document qui a déjà été déposé. Ce passage se trouve à la page 135 du livre de documents, paragraphe 4 de l’ordre en question :
« Conduite à tenir en général quand un prisonnier de guerre est fusillé ou gravement atteint (enquête judiciaire).
« Chaque fois qu’un prisonnier de guerre est fusillé ou gravement blessé, un compte rendu doit être fait comme pour tout événement exceptionnel. S’il s’agit de prisonniers de guerre anglais, français, belges ou américains, vous devez en outre vous conformer aux instructions de l’OKW, code n° F-24 ».
Cet ordre est daté du 2 août 1943. Mais dès le 5 novembre 1943 un autre ordre modifiait ces instructions s’il s’agissait de prisonniers de guerre soviétiques. Je demande au Tribunal d’admettre comme preuve le document que je dépose sous le n° URSS-433. De ce document qui se rapporte au camp 86, je ne citerai que le paragraphe 12 :
« Prisonniers de guerre soviétiques fusillés (enquête judiciaire).
Dorénavant, n’a plus besoin de faire l’objet d’un rapport au commandant des prisonniers de guerre, en tant qu’événement exceptionnel, la fusillade ou tout autre accident mortel survenu à un prisonnier de guerre soviétique. »
Dans certains cas, l’OKW admettait le payement d’une très faible rémunération du travail des prisonniers de guerre. Mais là encore, les prisonniers de guerre soviétiques étaient placés dans des conditions deux fois plus mauvaises que celles des prisonniers de guerre des autres nationalités. Pour confirmer ce fait, je demande au Tribunal d’accepter comme preuve la directive de l’OKW du 1er mars 1944. Ce document sera déposé sous le n° URSS-427 et je prie le Tribunal de le joindre aux pièces à conviction de ce Procès. Je n’en citerai que deux phrases, page 274 du livre de documents.
« Les prisonniers de guerre travaillant toute la journée recevront pour chaque jour le traitement suivant :
- Prisonniers de guerre non soviétiques : RM, 0, 70 ;
- Prisonniers de guerre soviétiques : RM. 0, 35 ».
La deuxième phrase se trouve à la fin de cet ordre, page 275 du livre de documents, dernier paragraphe :
« La rémunération minima sera par journée de travail :
- Prisonniers de guerre non soviétiques : RM. 0, 20 ;
- Prisonniers de guerre soviétiques : RM. 0, 10 ».
C’est tout ce que je citerai de ce document. Si les assassins fascistes allemands accordaient aux autres prisonniers de guerre le droit à quelques bouffées d’air frais chaque jour, les citoyens soviétiques n’eurent même pas ce privilège.
Je demande au Tribunal d’accepter comme preuve sous le n° URSS-424 l’original d’un ordre ayant trait au camp n° 44. Je demande au Tribunal l’autorisation d’en citer une phrase au paragraphe 7 intitulé : « Promenades des prisonniers de guerre » :
« Dans le cas où des prisonniers de guerre logent sur l’emplacement même de leur travail et n’ont pas accès à l’air libre, on peut leur permettre de sortir respirer l’air frais, afin de conserver leur capacité de travail ».
Mais je demande au Tribunal d’accepter comme preuve l’original de l’ordre destiné au camp n° 46 sous le n° URSS-425. Je rappellerai au Tribunal que l’ordre donnant des instructions relatives aux « promenades des prisonniers de guerre » figure dans la septième partie. Je citerai une phrase de la dixième partie de l’ordre n° 46, qui est également intitulée : « Promenade des prisonniers de guerre » et basée sur l’ordre du commandant en chef du camp de prisonniers de guerre, 1259, cinquième partie, en date du 2 juin 1943. En voici une phrase :
« Comme suite à l’ordre du camp n° 44, en date du 8 juin 1943, septième partie, il est à noter que cet ordre ne s’applique pas aux prisonniers de guerre soviétiques. »
Je demande aussi au Tribunal d’accepter comme preuve l’original de l’ordre de réquisition provenant du service du travail Mährisch-Schonberg. Il s’agit de l’emploi des prisonniers de guerre dans l’agriculture. Je cite deux phrases de ce document. Le passage que je voudrais citer se trouve à la page 160 du livre de documents :
« ... Le remplacement de 104 prisonniers de guerre anglais du commando E-351 habituellement employés dans la fabrique de papier Heinrich Stahl par 160 prisonniers de guerre soviétiques a été institué par la récente baisse du rendement. Un envoi supplémentaire de prisonniers de guerre anglais dont le total devrait s’élever à 160 s’avère impossible ; car, après la dernière inspection des conditions du camp, entreprise au cours des derniers mois par les autorités compétentes de la Wehrmacht, il a été établi que les locaux sont tout juste suffisants pour 104 prisonniers de guerre. Mais on pourra sans difficulté d’aucune sorte loger dans ces mêmes locaux 160 prisonniers de guerre russes. ».
Je demande au Tribunal la permission de citer encore un document, à savoir l’instruction n° 8 relative à ce camp, datée du 7 mai 1942. Elle est intitulée : « Utilisation des prisonniers de guerre soviétiques pour le travail ». Je dépose l’original de ce document sous le n° URSS-426 et je demande au Tribunal de le joindre aux pièces à conviction de ce Procès. Je cite la partie intitulée : « Mesures pour rétablir le rendement maximum du travail ».
« Les prisonniers de guerre soviétiques sont, à très peu d’exceptions près, dans un état grave de sous-alimentation, ce qui les rend habituellement incapables de fournir un travail d’un rendement normal. »
L’OKW eut à résoudre en particulier deux questions : Premièrement, celle des couvertures destinées aux prisonniers de guerre soviétiques et deuxièmement celle de l’inhumation des sujets soviétiques impitoyablement assassinés dans les camps de concentration. Ces deux questions ont trouvé leur solution dans un document que je dépose sous le n° URSS-429 et que je demande au Tribunal de joindre au dossier. Il se trouve à la page 162 du livre de documents. C’est une instruction de la 8e région militaire, en date du 28 octobre 1941 :
« Objet : Prisonniers de guerre soviétiques. Au cours de la conférence de l’OKW, les mesures suivantes ont été décidées :
1. Couvertures. Les prisonniers de guerre soviétiques recevront des couvertures en papier qu’ils fabriqueront eux-mêmes sur le modèle des couvertures molletonnées avec des feuilles de papier entre lesquelles ils placeront du papier chiffonné ou quelque chose d’équivalent. Ces fournitures seront fournies par l’OKW.
La deuxième partie est rédigée ainsi :
2. Inhumation des prisonniers de guerre soviétiques. Les prisonniers de guerre soviétiques seront enterrés nus, sans cercueil, enveloppés dans du papier d’emballage. Les cercueils ne serviront qu’au transport des cadavres. Dans les commandos de travail, les enterrements seront réglés par les autorités compétentes et les frais d’inhumation seront à la charge du Stalag dont dépendaient ces prisonniers de guerre. Ce sont les gardiens du camp qui procéderont au déshabillage des cadavres.
Signé par ordre : Grossekettler. »
Ce ne fut pas seulement la direction de l’administration de la région militaire qui eut à s’occuper des méthodes d’inhumation des prisonniers de guerre soviétiques. Le ministère de l’Intérieur s’intéressa aussi à la question et envoya au camp une lettre expresse qui porte la mention : « A ne pas publier dans la presse, même partiellement ». Je demande au Tribunal d’accepter ce document comme preuve sous le n° URSS-430. Les quelques phrases de ce volumineux document que je désire citer se trouvent à la page 276 du livre de documents.
« Pour le transport des cadavres et la délivrance des véhicules, on doit s’adresser aux services administratifs de la Wehrmacht. Pour le transport et l’inhumation, il n’est pas besoin de cercueils. Les cadavres doivent être entièrement enveloppés dans du papier fort (de préférence huilé, goudronné ou gaufré) ou toute autre substance convenable. Le transport aussi bien que l’inhumation doivent avoir lieu de façon discrète. Quand il y aura plusieurs cadavres à la fois, l’inhumation se fera dans une fosse commune. Les cadavres seront ensevelis à la profondeur habituelle, côte à côte, mais non les uns sur les autres. Comme emplacement, on choisira dans le cimetière un endroit écarté. Aucun service funèbre, aucune décoration des tombes ne seront tolérés.. »..
Je saute la phrase suivante :
« ... Il est indispensable de réduire les frais au minimum. »
Même au sein des organisations spécialement créées par les fascistes allemands pour l’extermination d’êtres humains, les criminels poursuivirent encore leur politique de discrimination raciale ou politique. Pratiquement, cette discrimination ne pouvait avoir qu’une seule signification, à savoir qu’une partie des prisonniers du camp allait à sa fin inévitable : la mort, plus rapidement que les autres. Mais les criminels s’efforcèrent ici encore de rendre cette fin inéluctable plus atroce pour celles de leurs victimes que, d’après leurs inhumaines théories, ils considéraient comme des êtres inférieurs « Untermenschen » ou susceptibles de résistance active.
Je demande au Tribunal la permission de citer un paragraphe d’un document qui figure déjà au dossier sous le n° URSS-415. C’est un rapport de la Commission extraordinaire d’État sur :
« Les crimes du camp de Lamsdorf ». Cette citation démontrera toute l’étendue des activités criminelles hitlériennes. Cette citation formera la conclusion de mon exposé des preuves relatives à ce camp. Ce passage se trouve dans le livre de documents, à la page 146, paragraphe 3 :
« D’après les conclusions de la commission spéciale, durant l’existence du camp de Lamsdorf, les Allemands ont fait périr plus de 100.000 prisonniers de guerre soviétiques. La plus grande partie moururent dans les mines, dans les différentes entreprises ou au cours de leur transport à destination du camp. Quelques-uns furent écrasés sous les décombres, beaucoup furent tués au cours de l’évacuation du camp. Dans le camp de Lamsdorf proprement dit, 40.000 prisonniers de guerre périrent. »
Monsieur le Président, le Ministère Public soviétique demande l’autorisation de citer encore un autre témoin. C’est le docteur Kivelisha, médecin, dont la déposition sera très précieuse dans la description du régime spécial auquel étaient soumis les prisonniers de guerre soviétiques dans les camps. Le Ministère Public soviétique vous demande l’autorisation de procéder à l’interrogatoire de ce témoin.
Oui, colonel Smirnov.
Comment vous appelez-vous ?
Eugène Alexandrovich Kivelisha.
Répétez après moi : Moi, Eugène Kivelisha, citoyen de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques, cité comme témoin dans ce Procès, je promets et je jure en présence du Tribunal de dire la vérité, rien que la vérité, sur ce que je connais dans cette affaire.
Vous pouvez vous asseoir si vous le désirez. Voulez-vous épeler votre nom de famille ?
K-i-v-e-l-i-s-h-a.
Voulez-vous commencer, colonel Pokrovsky ?
Quelles fonctions remplissiez-vous dans l’Armée rouge au moment de l’attaque de l’Union Soviétique par l’Allemagne hitlérienne ?
Au moment de l’agression de l’Union Soviétique par l’Allemagne hitlérienne, je remplissais les fonctions de médecin-adjoint du 305e régiment de la 44e division de tirailleurs.
Votre unité, le 305e régiment de la 44e division de tirailleurs, a-t-elle pris part aux combats contre l’Allemagne ?
Oui, notre unité a pris part aux combats dès le premier jour de la guerre.
A quelle date et dans quelles circonstances êtes-vous tombé aux mains des Allemands ?
J’ai été fait prisonnier par les Allemands le 9 août 1941, dans la ville d’Uman, district de Kirovograd. J’ai été fait prisonnier au moment où notre unité, ainsi que les deux armées russes dont faisait partie notre unité, furent encerclées par les Allemands après de longs combats.
Que savez-vous du traitement réservé par les Allemands aux soldats de l’Armée rouge qui furent faits prisonniers par les armées hitlériennes ? Quelle fut la situation de ces prisonniers de guerre ?
Je ne sais que trop quelles furent les différentes formes barbares des mauvais traitements infligés aux prisonniers de guerre russes par les autorités hitlériennes et la Wehrmacht, pour la raison que je fus moi-même et durant une longue période, prisonnier de guerre. Le jour où je fus fait prisonnier, je fus emmené dans une interminable colonne de prisonniers de guerre jusque dans un camp de passage. En route, en parlant avec les prisonniers avec lesquels je cheminais — je tiens à souligner le fait que c’était le premier jour — j’appris que le plus grand nombre de ces prisonniers avait été fait trois ou quatre jours avant le petit groupe auquel j’appartenais. Pendant ces trois ou quatre jours, les hommes avaient été mis dans un hangar avec une garde allemande renforcée, sans rien à boire, ni à manger. Par la suite, lorsque nous traversâmes des villages, les prisonniers, à la vue des fontaines, passaient leur langue sur leurs lèvres desséchées et faisaient involontairement des mouvements de déglutition quand ils voyaient de l’eau. Plus tard, au cours de la même journée, nous terminâmes dans la soirée notre marche. Notre colonne de 5.000 prisonniers fut parquée dans une cour de ferme où nous n’eûmes même pas la possibilité de nous reposer après cet interminable voyage et nous dûmes passer la nuit en plein air. Le lendemain se passa de la même façon et nous fûmes encore privés de nourriture et d’eau.
N’y eut-il pas des cas où des prisonniers de guerre passant près de citernes ou de puits s’écartaient de quelques pas de la colonne pour essayer d’obtenir un peu d’eau ?
Oui, je me souviens de quelques cas et j’en décrirai notamment un qui se produisit au cours de notre marche du premier jour. Voici comment les choses se déroulèrent. Nous passions aux abords d’un petit village. La population civile vint à notre rencontre et essaya de nous ravitailler en eau et en pain. Mais les Allemands ne nous permirent pas de nous approcher des habitants qu’ils maintinrent à distance. Un des prisonniers s’écarta de 5 ou 6 mètres de la colonne et, sans le moindre avertissement, fût tué par un soldat allemand armé d’une mitraillette. Plusieurs de ses camarades se précipitèrent à son secours pensant qu’il était encore vivant ; mais on leur tira immédiatement dessus sans aucun avertissement. Il y eut plusieurs blessés et deux tués.
Est-ce le seul incident dont vous ayez été témoin, ou bien, au cours de ces déplacements, avez-vous assisté à d’autres scènes semblables ?
Ce ne fut pas un cas exceptionnel. Au cours de presque tous les déplacements d’un camp à un autre, il y eut des fusillades et des meurtres semblables.
Est-ce que l’on tirait seulement sur les prisonniers de guerre ou bien des mesures de répression étaient-elles également prises contre les civils qui essayaient de donner du pain et de l’eau aux captifs ?
Ces mesures de répression furent appliquées aux pacifiques habitants comme aux prisonniers de guerre, Je me rappelle qu’au cours d’un de nos déplacements, un groupe de femmes et d’enfants essayèrent de nous ravitailler en pain et en eau. Là encore, les Allemands ne leur permirent pas de s’approcher de nous. Une femme envoya alors vers notre colonne de prisonniers une petite fille d’environ 5 ans, manifestement sa fille. L’enfant arriva à l’endroit où je venais juste de passer ; quand elle fut à 5 ou 6 pas en arrière de la colonne, elle fut tuée par un soldat allemand.
Mais les prisonniers de guerre avaient-ils vraiment besoin de la nourriture que la population essayait de leur donner ? Étaient-ils suffisamment nourris par les autorités allemandes ?
Les prisonniers de guerre, au cours de ces déplacements à pied, eurent à souffrir terriblement de la faim. Les Allemands ne leur assuraient pas le moindre ravitaillement au cours des transferts d’un camp à un autre.
De sorte que ces dons des populations locales étaient pour les soldats, prisonniers des Allemands, pratiquement le seul moyen de soutenir leurs forces.
C’est exact.
Et les Allemands les fusillaient ?
C’est bien ce que j’ai voulu dire.
Dans quels camps de prisonniers de guerre avez-vous été interné ? Voulez-vous nous en citer quelques-uns ?
Le premier camp dans lequel j’ai séjourné était en plein air, dans un champ, dans les environs du petit hameau de Tarnovka. Le deuxième était dans une briqueterie et dans une ferme d’élevage de volailles qui se trouvait non loin de la ville d’Uman. Le troisième était situé dans les faubourgs de la ville d’Ivan-Gora. Le quatrième se trouvait sur l’emplacement des écuries d’une unité militaire, aux environs de la ville de Geissen. Le cinquième se trouvait dans la région de la petite ville de garnison de Vinnitza. Le sixième était dans les faubourgs de la petite ville de Dzemerinka et le dernier camp où je suis resté le plus longtemps se trouvait dans le bourg de Rakova à sept kilomètres de la ville de Proskurov, district de Kamenetz-Podolsk.
De sorte que, d’après votre expérience personnelle, vous pouvez avoir une idée de l’état des choses dans tous ces camps.
Oui, dans tous ces camps, j’ai pu par moi-même me rendre parfaitement compte des conditions de vie.
Êtes-vous médecin de profession ?
Oui, j’exerce la médecine.
Pouvez-vous dire au Tribunal comment, au point de vue médical et alimentaire, les choses se passaient pour les prisonniers de guerre dans les camps que vous venez d’énumérer ?
Quand mon convoi arriva dans le hameau de Tarnovka, je fus pour la première fois, ainsi que d’autres médecins russes, séparé du reste des prisonniers et envoyé dans le soi-disant hôpital. Cet hôpital se trouvait dans un hangar au sol cimenté, sans le moindre matériel pour le soin des blessés. Sur le sol cimenté, gisaient un grand nombre de prisonniers soviétiques blessés, pour la plupart officiers. Presque tous avaient été faits prisonniers 10 à 12 jours avant mon arrivée à Tarnovka. Durant toute cette période, on ne leur avait donné aucun soin médical, bien que leur état exigeât généralement une intervention chirurgicale, des pansements fréquents et de nombreux médicaments. On les avait systématiquement laissés sans eau ; pour la nourriture, il n’y avait rien de prévu, du moins au moment de mon arrivée, il n’y avait aucune installation qui permît de penser que l’on avait préparé la moindre nourriture pour ces soldats prisonniers.
Dans le camp d’Uman où je me trouvai deux jours après mon arrivée à Tarnovka, il y avait environ 15.000 à 20.000 prisonniers. Ils étaient tous étendus en plein air, avec leur simple uniforme d’été et un grand nombre d’entre eux étaient incapables de faire le moindre mouvement. Les blessés, quant à la nourriture et à l’eau, se trouvaient dans la même situation que les autres prisonniers de ce camp. Ils gisaient sans le moindre soin médical, leurs pansements pleins de sang et parfois de pus étaient recouverts de poussière. Il n’y avait pas le moindre instrument de chirurgie dans ce camp d’Uman, pas le moindre pansement, pas le moindre matériel médical.
A Gaisli-Geissen, les prisonniers blessés et les malades étaient parqués dans une des écuries sur le plancher de bois. Il n’y avait pas le moindre aménagement qui aurait pu rendre ce local habitable à des êtres humains. Les autres prisonniers étaient couchés à même le sol comme dans le camp précédent, pas même l’embryon d’un service médical. Là non plus, pas moyen d’obtenir pansements, médicaments, instruments de chirurgie.
Vous avez parlé du camp d’Uman. Voulez-vous regarder cette photographie et nous dire si elle représente un des camps dans lesquels vous avez été interné ?
Je reconnais sur cette photographie le camp situé sur l’emplacement de la briqueterie de la ville d’Uman. Je reconnais très bien l’endroit.
Je dois dire au Tribunal que la photographie que je viens de montrer au témoin représente le camp d’Uman et a été déposée par moi sous le n° URSS-345 ; elle montre ce camp dont le témoin Bingel a déjà parlé.
Quant à vous, témoin, vous reconnaissez sur cette photographie l’emplacement de la briqueterie du camp d’Uman ?
Oui, ce terrain constituait une partie du camp.
Quel était le régime du camp d’Uman ? Décrivez-nous rapidement les traits essentiels.
Presque tous les prisonniers du camp demeuraient en plein air. La nourriture était extrêmement mauvaise. Sur le terrain du camp d’Uman, où je passai huit jours, on allumait deux fois par jour des feux sur lesquels on faisait cuire dans des cuves une maigre soupe de pois. Aucune disposition particulière n’avait été prise pour la distribution de cette soupe qui était simplement apportée au centre de l’énorme foule de prisonniers. Pas le moindre contrôle. Les hommes affamés se précipitaient dans l’espoir d’obtenir un peu de cette soupe claire sans sel, sans graisse et sans pain. Il en résultait une cohue et un désordre indescriptibles. Les gardiens allemands, tous armés de gourdins en plus de leurs armes automatiques et de leurs fusils, sous prétexte de mettre de l’ordre, frappaient à cœur joie dans la masse des prisonniers. Parfois, intentionnellement, les Allemands mettaient une petite gamelle de soupe au milieu d’une masse de prisonniers et, de nouveau, sous prétexte de rétablir l’ordre, ils battaient les innocents, en accompagnant leurs coups de moqueries, de gros mots, d’insultes et de menaces.
Dites-nous, s’il vous plaît, témoin, dans le camp du village de Rakovo, la nourriture était-elle meilleure ou à peu près la même que dans les autres camps ? Quelles étaient les répercussions sur la santé des prisonniers ?
Dans le camp de Rakovo, la qualité de la nourriture ne se distinguait pas de celle des autres camps où j’avais été interné auparavant. Elle consistait en betteraves, choux et pommes de terre et était très souvent servie à moitié cuite. La pauvreté de cette nourriture entraînait pour les prisonniers des troubles digestifs assez graves accompagnés de dysenterie qui les épuisait rapidement ; d’où il résulta une mortalité par inanition extrêmement élevée.
Vous avez dit que les gardes frappaient souvent pour les motifs les plus futiles, parfois même sans le moindre motif ?
Oui.
Quelles furent les suites de ces coups ; y eut-il des cas de lésions graves ou bien en résultait-il de simples meurtrissures ?
Au camp de Rakovo, je travaillai dans le soi-disant hôpital, au service de la chirurgie. Bien souvent, après les repas du matin ou du soir, on nous amenait des hommes très grièvement blessés. J’eus fréquemment à soigner des hommes qui avaient reçu des coups si violents qu’ils moururent après avoir repris connaissance. Je me souviens du cas de deux prisonniers qui avaient reçu des coups si violents sur le crâne que la matière cérébrale s’écoulait des blessures béantes. Je me rappelle le cas d’un athlète de Moscou qui eut un œil arraché d’un coup de fouet. Il en résulta une méningite et l’athlète mourut peu après.
Quel était le taux de la mortalité dans le camp de prisonniers de guerre de Rakovo ?
L’histoire du camp de Rakovo peut être divisée en deux périodes. Durant la première, jusqu’en novembre 1941, il n’y eut qu’un petit nombre de prisonniers de guerre dans le camp ; aussi, le taux de la mortalité fut-il assez bas. Mais, au cours de la deuxième, de novembre 1941 à mars 1942, — c’est à cette époque que je me trouvai à Rakovo — le taux de la mortalité fut extrêmement élevé. Certains jours, il y avait 700, 900 et même 950 morts dans le camp.
Des peines disciplinaires étaient-elles prises à Rakovo contre les prisonniers de guerre ? Quels étaient les motifs ? Le savez-vous ?
Oui. Je sais qu’il y avait dans l’enceinte du camp un cachot pour les prisonniers condamnés à la réclusion. Les prisonniers de guerre coupables d’une infraction quelconque : tentative d’évasion pour échapper au régime épouvantable de la captivité ou vol de quelque nourriture à la cuisine, étaient enfermés dans ce cachot. Ce cachot avait un sol cimenté, des barreaux de fer aux fenêtres, en guise de carreaux. Le prisonnier, nu comme un ver, sans nourriture ni eau, y était bouclé pour une réclusion de quinze jours. Je n’ai pas eu connaissance d’un seul cas où un homme ait survécu à ce traitement ; tous ceux qui y furent enfermés y périrent.
Évidemment, le régime que vous avez décrit au Tribunal devait faire croître le nombre des individus épuisés ?
Oui.
Est-ce que ce régime faisait diminuer le nombre des prisonniers capables de travailler ? Qu’advenait-il des prisonniers de guerre qui ne pouvaient pas travailler ?
Un très grand nombre de prisonniers du camp de Rakovo étaient mis dans des écuries absolument impropres, en hiver, à l’habitation d’êtres humains. Les premiers temps, tout le monde avait à travailler à des tâches qui, je puis le dire, n’avaient pas la moindre utilité puisqu’il s’agissait de démolir des maisons puis de paver le terrain du camp avec les briques provenant de ces démolitions. Mais, un peu plus tard, quand commença l’épidémie de maladies intestinales que j’ai décrite, de moins en moins de prisonniers de guerre se rendirent au travail. Beaucoup ne pouvaient plus contrôler leurs propres mouvements ni même quitter les écuries pour aller prendre leur repas. Quand il y avait dans une de ces écuries un grand pourcentage d’invalides, une soi-disant « quarantaine » était établie. Toutes les issues étaient obstruées et les malheureux étaient complètement isolés du reste du monde. Au bout de quatre ou cinq jours de cette claustration, on ouvrait les portes de l’écurie et l’on sortait les cadavres par centaines.
Témoin, pouvez-vous nous dire à quelles besognes médicales ou sanitaires les Allemands vous employaient dans le camp, vous et vos collègues médecins ?
Dans le camp, nous n’étions employés à aucune besogne se rapportant aux prisonniers. Les Allemands, eux, ne s’intéressaient qu’à la séparation des prisonniers aptes au travail de ceux qui étaient inaptes. Nous ne pouvions pas donner le moindre soin médical aux prisonniers par suite des conditions dans lesquelles nous nous trouvions nous-mêmes.
N’avez-vous pas été chargé du « contrôle sanitaire » de certains camps et pouvez-vous nous dire ce que l’on entendait par cette expression ?
Nous fûmes chargés du contrôle sanitaire dans le camp de la ville de Gaisli. Il s’agissait simplement pour nous, docteurs en médecine faits prisonniers de guerre, de nous tenir à proximité des cabinets communs du camp qui consistaient dans un simple fossé creusé à cet usage. Quand ce fossé était comblé par les excréments, nous devions aplanir le terrain.
Vous, les médecins ?
Oui, nous, les médecins.
Considérez-vous cette tâche comme un véritable « contrôle sanitaire » ou bien la considérez-vous comme une insulte directe des Allemands à l’égard des médecins de l’armée soviétique faits prisonniers ?
Je considère que c’était une insulte directe à l’égard des médecins soviétiques prisonniers.
Monsieur le Président, je n’ai plus de questions à poser au témoin.
Les autres Ministères Publics désirent-ils poser des questions au témoin ?... Les avocats désirent-ils poser des questions au témoin ?
Témoin, vous avez déclare qu’en août 1941, vous...
Voudriez-vous, s’il vous plaît, dire votre nom et au nom de qui vous parlez ?
Docteur Laternser, avocat de l’État-Major général et de l’OKW. Témoin, vous venez de déclarer qu’en août 1941, vous avez été emmené en captivité dans le district d’Uman. Savez-vous si les Allemands avaient fait beaucoup de prisonniers à cette époque ?
Oui, je le sais. A cette époque il y avait environ 100.000 prisonniers.
Savez-vous si, à cette époque, les troupes allemandes progressaient très rapidement en territoire russe ?
Je ne puis rien vous dire à ce sujet. Les troupes allemandes avançaient très rapidement ; mais avant que nos unités fussent encerclées, nous avons combattu opiniâtrement et nous nous sommes repliés tout en combattant pendant toute la période qui s’étendit jusqu’au 9 août.
Quel était l’effectif de la colonne de prisonniers dont vous faisiez partie ?
De 4.000 à 5.000 hommes.
A quel moment avez-vous reçu de la nourriture pour la première fois des troupes allemandes ?
Personnellement, c’est quand j’atteignis la ville d’Uman que je reçus pour la première fois de la nourriture des troupes allemandes.
Combien de temps s’écoula entre le moment où vous avez été fait prisonnier et votre premier repas ?
Il y eut environ 4 à 5 jours.
Vous étiez médecin dans l’Armée rouge et vous devez, par conséquent, être parfaitement au courant des difficultés que représente le ravitaillement des troupes.
Je ne m’en suis pas rendu compte dans ce cas particulier car les Allemands avaient tout le temps et les disponibilités nécessaires pour pourvoir au ravitaillement des prisonniers de guerre. Je répéterai encore une fois ce que j’ai dit dans mes précédentes déclarations : Si les autorités allemandes avaient été dans l’incapacité d’assurer le ravitaillement des prisonniers de guerre, la population civile fit tout ce qu’elle pût pour leur donner des vivres. Cependant, il est manifeste que, ni les autorités allemandes, ni le Commandement militaire n’a donné d’instructions à ce sujet. J’ai déjà rapporté que l’on ne laissait pas les civils rentrer en rapport avec les prisonniers de guerre. Au contraire, toute personne qui essayait de fournir des vivres aux prisonniers ou tout prisonnier qui acceptait de la nourriture des civils était immédiatement fusillé.
Vous pouvez certainement imaginer que cela aurait représenté d’énormes difficultés ; étant donné, comme vous venez de le dire, que 100.000 prisonniers avaient été pris à la fois dans la région d’Uman ?
Tous les prisonniers n’étaient nullement concentrés en même temps dans la région d’Uman. Il y avait plusieurs camps de passage et plusieurs camps permanents (Stammlager) ; néanmoins c’est à Uman qu’il y eut le plus de prisonniers.
Je ne parlais pas du problème de la nourriture dans le camp d’Uman,, mais seulement du ravitaillement des prisonniers durant les premiers jours de leur captivité.
Quand je fus fait prisonnier, on ne me distingua pas des autres, je fus nourri exactement de la même façon que tous les autres. Je faisais partie de la masse, de la masse d’une colonne de prisonniers de guerre soviétiques. Le Commandement allemand ne fit aucune discrimination durant les premiers jours de la captivité.
Mais vous admettez néanmoins que l’on dut faire face à des difficultés certaines de ravitaillement quand une colonne comme la vôtre, comprenant 5.000 hommes, devait être nourrie par des troupes progressant rapidement ?
En admettant que le Commandement allemand ait eu à faire face à un problème délicat, il pouvait être résolu en autorisant les prisonniers à recevoir les produits alimentaires que de paisibles citoyens soviétiques leur offraient.
Nous allons parler tout de suite de cette question. Vous dites que vous faisiez partie d’une colonne de 5.000 prisonniers. Pouvez-vous me dire l’effectif de la garde allemande qui surveillait cette colonne de 5.000 hommes ?
Je ne saurais vous donner un chiffre exact. Il y avait un grand nombre d’hommes avec des armes automatiques. Mais la colonne était étirée sur une trop grande longueur pour que je puisse vous dire un chiffre.
Je comprends que vous ne puissiez donner les chiffres exacts. Mais pouvez-vous dire au Tribunal quelle était la distance qui séparait les gardiens marchant le long de la colonne ?
La distance devait être à peu près celle-ci : entre chaque groupe de 2 ou 3 soldats marchant l’un à côté de l’autre, il devait y avoir 5 ou 6 pas.
Ainsi, tous les 50 ou 60 mètres des deux côtés de la colonne, peut-être même d’un seul côté, il y avait des groupes de 2 ou 3 soldats allemands. C’est bien ce que vous avez dit ou bien ai-je mal compris ?
Non pas 50 à 60 mètres, mais de 5 à 6.
Ces gardiens étaient-ils âgés ou bien y avait-il de jeunes soldats parmi eux ?
C’étaient des soldats de l’Armée allemande. Il y en avait de tous les âges.
Avant le départ de la colonne, a-t-on averti les prisonniers russes que l’on tirerait sur ceux qui quitteraient les rangs ?
J’ai dit et je le répète encore une fois, il n’y eut pas le moindre avertissement.
Même pas au moment du départ de la colonne ?
Non, même pas.
Je pense qu’il est temps de suspendre l’audience.