SOIXANTE-HUITIÈME JOURNÉE.
Mardi 26 février 1946.
Audience de l’après-midi.
Le Tribunal a rendu sa décision sur les témoins qui seront appelés à comparaître et les documents qui pourront être déposés en faveur des quatre premiers accusés ; cette décision sera communiquée cet après-midi, dès que ce sera possible, aux avocats de ces accusés ; elle sera également affichée au centre d’information de la Défense.
En second lieu, une requête a été formulée il y a quelque temps par le Ministère Public français en vue de l’audition de deux témoins supplémentaires. Le Tribunal voudrait que le Ministère Public, s’il désire la comparution d’un témoin alors que la liste en est déjà arrêtée, établisse une requête écrite au Tribunal. Le Tribunal désire aussi que j’attire l’attention de l’Accusation et celle de la Défense sur les termes de l’article 24, dont le paragraphe e traite de l’administration de la preuve contraire. Dans le cas où le Ministère Public ou la Défense veut apporter des preuves contraires, alors que l’exposé de l’Accusation ou celui de la Défense est terminé, la partie intéressée devra demander par écrit au Tribunal l’autorisation d’apporter ces preuves contraires.
Monsieur le Président, le Tribunal voudra-t-il me permettre de communiquer les renseignements que j’ai promis hier d’obtenir sur la question qui avait été soulevée ? Votre Honneur se souvient que le Dr Horn avait demandé qu’on lui fasse parvenir un exemplaire du Daily Telegraph du 31 août 1939 dont une édition aurait, d’après lui, été retirée de la circulation. J’avais promis au Tribunal de faire une enquête à ce sujet. J’ai reçu ce matin un télégramme du Daily Telegraph ainsi conçu :
« Aucune édition du Daily Telegraph n’a été retirée de la circulation le 31 août 1939 ni aux alentours de cette date. Dans le Daily Telegraph du 31, un bref entrefilet signale un entretien Henderson-Ribbentrop, mais ne donne aucun détail. Celui du 1er septembre communique un résumé des seize points allemands relatifs à la Pologne tels que la radio allemande les avait diffusés. Le texte proprement dit de la note allemande ne parut que le 2 septembre, extrait du Livre Blanc du Foreign Office qui contenait tous les documents sur la question ».
J’ai pensé qu’il convenait, puisque j’avais promis des éclaircissements, de les communiquer au Tribunal, et je me propose de faire parvenir une copie de ce télégramme au Dr Hom.
Je vous remercie, Sir David. Je crois qu’il va falloir apporter une légère modification à l’ordre prévu par le Tribunal.
Au sujet des témoignages des généraux Halder et Warlimont, permettez-moi, Monsieur le Président, de vous poser une question. Pourriez-vous me dire si le Tribunal a déjà décidé si ces deux généraux dont j’ai demandé l’audition — audition que le Ministère Public a reconnue justifiée — seront autorisés à témoigner en faveur de l’accusé Keitel et si nous pouvons compter avec certitude sur leur comparution au cours de ces débats ?
Oui, certainement. Ce que j’ai voulu dire ce matin, c’est que les avocats doivent décider s’ils veulent que ces témoins soient interrogés maintenant, ou bien s’ils préfèrent les voir venir témoigner en faveur d’un des accusés. J’ai dit qu’il avait été décidé que la Défense pouvait demander leur comparution en faveur d’un des accusés, si elle le désirait. Si l’accusé Göring veut qu’ils témoignent en sa faveur, ils devront en même temps témoigner en faveur de Keitel au moment où ils viendront témoigner pour Göring, en vertu de la règle fondamentale d’après laquelle un témoin ne peut être appelé qu’une seule fois à comparaître.
Très bien. Je tiens à déclarer que les avocats qui ont demandé l’audition des témoins Halder et Warlimont sont d’accord pour que ces deux généraux comparaissent au cours de l’exposé de la Défense.
Très bien. Colonel Smirnov . . . Docteur Laternser, je m’excuse...
Je n’ai plus que quelques questions à poser au témoin.
Témoin, vous avez dit ce matin que, sur le trajet du camp, 4.000 à 5.000 prisonniers de guerre soviétiques avaient été logés dans une cour de ferme. Cette cour était-elle recouverte d’un toit ?
C’était un hangar à bestiaux du type courant à la campagne et, comme la ferme avait été antérieurement évacuée, ce hangar était dans un état de complet délabrement. Nous dirons qu’en outre il avait plu toute la journée et que ce local était à moitié rempli de boue. Il était tout à fait impossible de s’étendre dans l’étable, car elle était pleine de fumier abandonné. Aussi la majorité des prisonniers demeurèrent-ils en plein air.
Était-il possible, vu les circonstances, de donner à ces prisonniers un meilleur abri ?
Il m’est très difficile de répondre à cette question, car je ne connaissais pas auparavant la région dans laquelle j’ai été fait prisonnier. D’autre part, nous avons été amenés dans ce village tard dans la nuit et je ne sais pas s’il existait des locaux appropriés où nous aurions pu être mieux abrités.
Autrement dit, le soir où vous êtes entré dans ce village, vous n’avez pas vu comment on aurait pu vous mieux loger ?
Ce n’est pas parce que je n’ai pas vu de meilleur cantonnement, mais parce qu’il faisait trop sombre pour que je puisse observer ce village. Il m’a paru néanmoins assez grand et il me semble qu’il y avait en nombre suffisant de grands bâtiments où l’on aurait pu facilement héberger 5.000 à 6.000 prisonniers dans des conditions plus convenables.
Encore une dernière question. Vous avez dit que, dans votre camp de prisonniers, vous n’avez pas été employé comme médecin. Est-ce que l’administration allemande des prisonniers de guerre a jamais mis à votre disposition du matériel sanitaire afin que vous puissiez soigner vos camarades malades ?
Dans les débuts, pendant la période des évacuations à pied de camp en camp, les Allemands ne nous fournirent pas le moindre équipement médical. Mais quand je me trouvais au Stalag 305, on nous fournit du matériel médical, mais en quantité toujours insuffisante pour que l’on pût soigner tous les blessés.
Je n’ai pas d’autres questions à poser.
Je n’ai qu’une seule question à poser. Le témoin a déclaré que cette étable avait été évacuée. Qu’entendez-vous par là ?
J’entends par là que tout le bétail qui se trouvait auparavant dans cette étable avait été évacué au delà de la zone des opérations militaires.
Qui avait entrepris cette évacuation ?
Elle avait été entreprise par les paysans du village dans lequel nous devions venir. Ces paysans étaient partis vers l’Est avec les unités de l’Armée rouge qui ne devaient pas être par la suite encerclées comme nous le fûmes.
Le bétail fut lui aussi emmené en territoire russe ?
Tout au moins pour ce village, il en avait été ainsi.
Merci.
D’autres avocats ont-ils des questions à poser ?
Témoin, durant votre captivité, est-ce que des unités SS étaient utilisées pour garder les prisonniers de guerre ?
Dans le camp de Rakovo, près de la ville de Proskourov, où je passai la plus grande partie de ma captivité, la garde des commandos de travail était assurée par de jeunes soldats allemands que l’on appelait, à cette époque, les SS.
Ce camp était-il un camp de base ?
Oui, c’était un camp de base.
Mais vous n’avez pas été gardé par des unités de SS jusqu’à votre arrivée dans ce camp ?
A cette question je ne peux répondre avec précision, car je ne connaissais pas les signes distinctifs de l’Armée allemande.
Colonel Smirnov, désirez-vous interroger à nouveau le témoin ?
Non, Monsieur le Président, je n’ai plus de questions à poser au témoin.
Le témoin peut se retirer.
Puis-je, Monsieur le Président, continuer mon exposé ? Je demande au Tribunal d’accepter comme preuves des crimes perpétrés par les hitlériens dans ce camp de concentration pour prisonniers de guerre des documents que je désirerais présenter au Tribunal à la demande de nos collègues britanniques. Le Ministère Public soviétique le fait d’autant plus volontiers qu’il estime cette documentation du Ministère Public britannique d’une importance capitale comme preuve de la violation criminelle par les principaux criminels de guerre des lois et coutumes de la guerre admises par tous les peuples civilisés pour le traitement des prisonniers de guerre.
Je demanderai au Tribunal de joindre au dossier de ce Procès les documents de la Délégation britannique, que j’ai déposés sous le n° URSS-413 (UK-48), relatifs au sauvage assassinat de 50 officiers de la Royal Air Force, prisonniers de guerre, qui furent repris de leur évasion massive du Stalag Luft III à Sagan et fusillés après leur arrestation, dans la nuit du 24 au 25 mars 1944. Ces documents comprennent un rapport officiel sur les crimes hitlériens signé par le général Chapcott, représentant l’armée britannique et des comptes rendus de la Commission d’enquête qui se tint à Sagan sous la présidence du doyen des officiers supérieurs britanniques du Stalag Luft III, avec l’assistance de la Puissance protectrice. A ces documents sont jointes les dépositions des témoins suivants : le commandant d’escadrille Day, et les lieutenants aviateurs Tonder, Dowse, van Wymeersch, Green, Marshall, Nelson, Churchill, Neely et l’adjudant-chef Hicks. L’authenticité des faits rapportés est également confirmée par les dépositions des Allemands dont les noms suivent : le général Westhoff, le conseiller supérieur d’État et conseiller criminel Wielen et le colonel von Lindeiner.
Il y a en outre une photocopie de la liste officielle des morts, transmise par le ministère des Affaires étrangères allemand à la mission diplomatique suisse à Berlin et le rapport du représentant de la Puissance protectrice durant sa visite du Stalag Luft III, le 5 juin 1944.
Je vais sommairement exposer les circonstances dans lesquelles s’est déroulé ce crime honteux des hitlériens, en citant quelques passages du rapport du général Chapcott. Le passage que je vais lire se trouve à la page 163, paragraphe 2 du livre de documents :
« Dans la nuit du 24 au 25 mars 1944, 76 officiers de la Royal Air Force se sont évadés du Stalag Luft III à Sagan (Silésie), où ils étaient détenus comme prisonniers de guerre. Parmi eux, 15 ont été repris et ramenés au camp, 3 se sont définitivement échappés, 8 ont été détenus par la Gestapo après avoir été repris. Sur le sort des 50 autres officiers, les autorités allemandes ont donné la version suivante.. ».
La version donnée par les autorités allemandes prétend que ces 50 officiers ont été tués au cours de leur tentative d’évasion. En fait, cette version n’est que le mensonge habituellement donné en pareil cas, car l’enquête approfondie entreprise par les autorités militaires britanniques a indiscutablement établi que ces officiers aviateurs britanniques avaient été lâchement assassinés, postérieurement à leur arrestation par la Police allemande. Il a été établi que ce crime a été commis sur l’ordre de Göring et de Keitel et j’en apporte les preuves. Je cite le rapport déposé par le Ministère Public britannique : le passage que je vais donner se trouve à la page 168 du livre de documents, texte russe.
Docteur Nelte ?
Le Tribunal se souvient que la question du témoignage du général Westhoff a déjà été soulevée une fois ici. Le Ministère Public à ce moment-là — je n’ai pas le document sous les yeux — a présenté un rapport contenant un interrogatoire du général Westhoff et le Tribunal, prenant en considération l’objection que j’avais présentée, n’a pas permis la lecture de ce document. Je ne sais pas si la déposition du général Westhoff, dont le Procureur vient de parler, est celle que le Tribunal a refusé d’admettre ou s’il s’agit d’un autre document dont je n’ai pas encore eu connaissance. J’attire l’attention du Tribunal sur le fait que le général Westhoff se trouve détenu ici et qu’il peut être entendu comme témoin sur cette question.
Permettez-moi de dire, Monsieur le Président...
Colonel Smirnov, vous avez entendu ce que le Dr Nelte vient de dire. D’après ce que j’ai compris — je ne suis pas sûr d’avoir bien retenu le nom — il a fait allusion au témoignage du général Westhoff qui avait été proposé, mais qui a été rejeté parce que le Tribunal a estimé que si ce témoignage devait être produit, le général Westhoff devait comparaître en personne. Mais le document que vous voulez nous lire n’a rien à voir avec le général Westhoff, n’est-ce pas ?
Le nom du général Westhoff est seulement mentionné dans un passage du rapport officiel britannique.
Mais ce n’est pas un rapport fait par le général Westhoff, n’est-ce pas ?
Pas du tout. Je vais présenter au Tribunal un rapport officiel britannique. Il n’y a qu’un seul passage dans ce texte qui mentionne le général Westhoff, mais cette mention n’a rien à voir avec l’interrogatoire du général dont il sera question plus tard.
Monsieur le Président, peut-être pourrais-je, avec la permission de mon honorable collègue du Ministère Public russe, donner quelques éclaircissements, étant donné que je suis en partie responsable de ce rapport ? Le rapport qui va être lu est un rapport officiel du Gouvernement britannique, conforme à l’article 21 du Statut et dont le texte original est dûment certifié. Il est parfaitement exact que le nom du général Westhoff est mentionné dans ce rapport, mais c’est un tout autre document que celui que mes collègues français ont proposé et que le Tribunal n’a pas accepté comme preuve. C’est un rapport officiel du Gouvernement britannique.
C’est bien ce que j’avais dit, Monsieur le Président. C’est un rapport officiel du Gouvernement britannique.
Un moment, colonel Smirnov
Monsieur Roberts... Je désire, Docteur Nelte, parler à M. Roberts. Pourquoi dites-vous que c’est un rapport officiel du Gouvernement conforme à l’article 21 du Statut ?
Parce que le texte original a été transmis et authentifié par le général Chapcott qui est membre de la Section militaire des services du Procureur Général. Je pense que vous avez ce texte original.
Oui, j’ai cet original, Monsieur Roberts. Pour le compte de qui ce rapport a-t-il été établi ?
Monsieur le Président, ce rapport a été établi en vue du rassemblement des preuves devant ce Tribunal. Ainsi que vous pouvez le voir, il est intitulé : « Les Crimes de guerre allemands
Rapport sur les responsabilités du meurtre de 50 officiers de la RAF. » Il donne les sources d’où proviennent les faits établis. Vous verrez, Monsieur le Président, à la dernière page du rapport, un appendice : « Pièces à conviction qui ont servi de base à ce rapport ».
« 1. Résultats de la Commission d’enquête à Sagan.
2. Dépositions des témoins alliés dont les noms suivent...
3. Dépositions des Allemands dont les noms suivent...
4. Photocopie de la liste officielle des morts transmise par le ministère allemand des Affaires étrangères à la Légation suisse à Berlin.
5. Compte rendu de la visite du représentant de la Puissance protectrice au Stalag Luft III le 5 juin 1944 ».
Monsieur Roberts, ce rapport a-t-il été établi pour ce Tribunal ou pour la Commission des crimes de guerre ?
Il a été établi pour ce Procès.
Pour ce Procès ?
Oui, pour ce Procès.
Par un général appartenant à l’armée ?
Oui, Monsieur le Juge.
Et à qui ce général a-t-il adressé ce rapport ?
Il a été adressé à la Délégation britannique formée en vue de ce Procès.
Vous voulez dire au Ministère Public ?
Oui, Monsieur le Juge.
Il s’agit donc d’un rapport d’un général anglais adressé au Ministère Public anglais ?
Monsieur le juge, je ne puis considérer comme tout à fait exacte cette expression « Rapport d’un général anglais », je préférerais « Rapport d’un service du Gouvernement » portant la signature et le certificat d’authenticité d’un général britannique.
Très bien.
Je me permets de signaler très respectueusement au Tribunal que l’on peut lire à l’article 21 du Statut du Tribunal : « Le Tribunal considérera comme preuves authentiques les documents et rapports officiels des Gouvernements des Nations Unies ».
Monsieur le Juge, je prétends que ce document est un document officiel d’un Gouvernement puisqu’il s’agit d’un rapport établi par un service de l’Armée à Londres, service du Gouvernement, en vue de ce Procès.
Alors n’importe quelle preuve recueillie et adressée par un Gouvernement constituera une preuve officielle.
Je pense que c’est bien la signification de l’article 21 sur lequel je me suis permis d’attirer respectueusement l’attention du Tribunal.
Désirez-vous ajouter quelque chose, Docteur Nelte ?
Oui, j’aimerais faire quelques petites remarques supplémentaires.
En d’autres termes, il s’agit d’un rapport qui a été établi à l’aide de dépositions de témoins parmi lesquels se trouvait, entre autres, le général Westhoff. Je ne conteste pas le caractère officiel de ce document, ni le fait que vous puissiez et même deviez l’accepter comme preuve aux termes mêmes du Statut. Mais il me semble qu’il y a là une autre question à trancher : celle de la prééminence d’un moyen de preuve sur un autre. Si l’audition d’un témoin, qui se trouve cependant à la disposition du Tribunal, peut être refusée parce que sa déposition écrite fait partie d’un rapport officiel, dans ce cas les preuves ne sont pas apportées conformément au désir du Tribunal qui tient à ce que la meilleure méthode pour découvrir la vérité soit employée.
Or, ce rapport ne contient pas les paroles textuelles que le témoin a prononcées, mais simplement une conclusion dont l’exactitude est sujette à caution. Le témoin étant à votre disposition, on pourrait facilement tirer la chose au clair. Il me semble que la Défense devrait avoir la possibilité à son tour d’obtenir l’audition et l’interrogatoire d’un témoin quand cette mesure se révèle aussi facile que dans le cas présent.
Mais, Docteur Nelte, supposez que l’un des témoins qui a été interrogé par une de ces commissions établies par un Gouvernement ait fait non pas un rapport destiné au Gouvernement, mais un affidavit ou un acte de ce genre, que cette déposition ait été présentée au Tribunal et que le témoin soit à sa disposition ; il se pourrait très bien que le Tribunal n’acceptât pas cette déposition ou ce rapport. Mais si ce rapport sert de base à un rapport gouvernemental ou à un document officiel d’un Gouvernement, en ce cas, en vertu de l’article 21, le Tribunal est obligé de l’accepter.
C’est pourquoi, le fait que le Tribunal ait déjà dit qu’il n’acceptait pas de déposition sous serment ou de rapport établi à titre privé par le général Westhoff, si ce général ne comparaît pas ici personnellement, n’a rien à voir avec le cas présent. Il s’agit d’un rapport que nous sommes forcés d’accepter en vertu, vous l’admettrez vous-même, de l’article 21.
Il n’y a pas de doute, Monsieur le Président, que ces considérations ne soient parfaitement justes. Je tiens seulement à poser la question de savoir si, lorsqu’on dispose de deux moyens de preuves : le rapport d’un témoin et l’audition possible de ce témoin, il ne serait pas préférable d’envisager l’interrogatoire direct de ce témoin, nullement pour infirmer le rapport officiel, mais simplement pour savoir d’une façon précise ce que le témoin a formellement dit, car ce rapport ne nous fait pas connaître les termes dans lesquels il s’est exprimé.
Cette question, comme vous pouvez le comprendre, est très importante pour l’accusé Keitel à qui l’on reproche d’avoir publié l’ordre de fusiller les aviateurs qui s’étaient évadés. Si nous pouvons avoir ici un témoin susceptible d’apporter des éclaircissements sur cette question, c’est ce témoin que l’on doit entendre au lieu d’un rapport officiel qui n’est déjà lui-même qu’une approximation.
Mais, Docteur Nelte, en premier lieu ce rapport n’est pas uniquement basé sur le témoignage du général qui n’y tient qu’une faible place ; il a un grand nombre d’autres sources. En second lieu, le but même de l’article 21 est de rendre valables tous les rapports officiels des Gouvernements sans qu’il soit nécessaire de faire comparaître les témoins dont les dépositions ont servi de base à ces rapports.
Parmi les autres témoins mentionnés dans ce rapport, les uns ont été interrogés sur certains sujets, en particulier sur l’exécution des aviateurs, les autres sur de tout autres sujets. Mais, sur la question de savoir si Keitel a effectivement donné l’ordre de ces exécutions, le seul témoin qui, dans ce rapport, ait répondu est le général Westhoff.
Voulez-vous répéter, je vous prie, je n’avais pas mes écouteurs ?
Je disais que ce rapport faisait état d’autres témoins. Mais — autant que je sois bien informé — aucun d’entre eux ne s’est prononcé sur la question de savoir si Keitel avait ou non donné l’ordre de mettre à mort ces aviateurs. Westhoff est le seul parmi ces témoins qui ait pu dire quelque chose sur ce point et qui l’a dit.
Avez-vous quelque chose à ajouter sur la recevabilité de ce document ?
Non.
Pour ma part, Monsieur le Président, je constate dans le document qu’il n’est question du général Westhoff que dans un simple paragraphe, à savoir le paragraphe 7. Et il ne s’agit là que de la phase préliminaire du crime, la phase de sa préméditation, de sa préparation. Mais le document s’occupe des autres phases de l’exécution de ce crime. En outre, c’est un document officiel présenté conformément à l’article 21 du Statut. Je crois avoir dit, Monsieur le Président, tout ce qu’il était nécessaire de dire.
Voulez-vous encore ajouter quelque chose, Docteur Nelte ?
Non, merci. Je demande simplement au Tribunal de prendre une décision. Sinon, je me verrai obligé de demander la comparution du général Westhoff, afin qu’il vienne déclarer en personne que les conclusions que l’on a déduites de ses paroles dans ce rapport ne correspondent pas à ce qu’il a effectivement dit.
Fuis-je faire quelques remarques d’ordre juridique au sujet de l’article 21 du Statut ? Dans la procédure criminelle de tous les pays, nous trouvons le principe primordial de la procédure directe orale des débats. Ce n’est que lorsque cette procédure est impossible qu’une partie des débats se déroule en quelque sorte en dehors de la salle d’audience. Dans la plupart des codes de procédure criminelle, nous avons une disposition analogue à celle de l’article 21 du Statut, selon laquelle les décisions antérieures d’une juridiction ne peuvent faire l’objet d’un nouvel examen au cours de nouveaux débats : de telles décisions sont devenues définitives.
Dans ce Procès, le Statut étend cette disposition à tous les cas où des sujets sont manifestement trop vastes pour faire l’objet de débats oraux. C’est pourquoi l’obligation de considérer comme preuves établies les rapports des Gouvernements a été clairement énoncée dans l’article 21. Il est clair pour tout juriste, que cette disposition constitue, dans une certaine mesure, un vice de cette procédure, car elle fait perdre à la Défense une partie de ses droits. Mais, d’autre part, on doit naturellement reconnaître que certains sujets trop vastes ne peuvent pratiquement pas être traités dans un procès dont la durée doit être limitée. Aussi l’article 21 a-t-il donné au Tribunal la possibilité d’accepter ces rapports comme des preuves absolument valables. Mais cette disposition n’est pas obligatoire pour le Tribunal. Tout au moins d’après le texte allemand que j’ai sous les yeux, le Tribunal peut accepter ces rapports, mais il n’est nullement dit qu’il soit obligé de le faire. Il appartient donc au Tribunal d’estimer dans chaque cas particulier si la nature du rapport lui permet de le considérer comme un moyen de preuve.
Nous avons ici un exemple frappant qui, à mon avis, prouve que le Tribunal peut faire usage de son droit de refuser un tel document. La Défense a exprimé l’opinion que cette question peut être résolue par l’audition d’un témoin. L’interrogatoire de ce témoin aurait également l’avantage de permettre à la Défense d’user de son droit de faire subir au témoin un contre-interrogatoire. Mais, étant donné que, pour des raisons pratiques imputables à la nature particulière de ce Procès, le témoin ne sera pas cité à la barre, le fait que son témoignage ne sera entendu que par le truchement d’un rapport de Gouvernement constitue une atteinte au droit de la Défense de procéder à un contre-interrogatoire du témoin et est en contradiction avec l’article en question du Statut.
Aujourd’hui, c’est la première fois que l’on accuse Göring d’avoir eu connaissance ou même ordonné ces exécutions d’aviateurs. Je n’ai donc pas pu tenir compte de ce fait dans mon récent exposé puisque je ne le connaissais pas ; en conséquence, je me vois dans l’obligation de me réserver le droit de citer, à ce sujet, des témoins supplémentaires.
Puis-je dire quelques mots, Monsieur le Président ?
Sur la question de l’admissibilité de ce document ?
Oui, Monsieur le Président.
Oui.
Je considère que les arguments employés par le deuxième avocat sont du point de vue juridique absolument inadmissibles, car il introduit des critères quantitatifs qui n’ont rien à voir avec la nature juridique des faits incriminés. D’après cet avocat, l’article 21 ne s’applique qu’aux témoignages relatifs à des crimes commis sur une grande échelle, mais nullement dans le cas des crimes moins importants. Pour ma part, en me plaçant sur le terrain juridique, je considère que cette argumentation repose sur de mauvaises bases et que l’article 21 du Statut s’applique uniformément à tous les crimes des hitlériens, qu’ils aient été commis sur une grande ou sur une plus petite échelle. C’est là tout ce que je voulais dire, Monsieur le Président.
Nous allons suspendre l’audience.
Monsieur Roberts, le Tribunal voudrait savoir où se trouvent les appendices dont il est question dans le paragraphe 9 du rapport.
Je crois qu’ils sont actuellement entre les mains du Secrétaire du Tribunal.
Ils seraient donc actuellement ici ? Vous pouvez donc les produire tous, même ceux qui ne figurent pas dans le rapport.
Mais certainement, Monsieur le Président. J’avais jugé qu’il n’était pas nécessaire de faire figurer toutes les pièces du dossier original, néanmoins elles se trouvent toutes ici.
Très bien, dans ces conditions le Tribunal décide que le document sera admis et que le général Westhoff comparaîtra s’il nous est possible de l’atteindre, comme nous le pensons. Ce qui revient à dire pratiquement que la Défense pourra citer le général Westhoff ainsi que l’officier dont il est question au paragraphe 3 b de l’appendice et dont le nom est Wielen, je crois. J’ignore si vous connaissez son lieu de résidence.
Je ferai des recherches et j’assure au Tribunal que nous ferons tout notre possible pour obtenir la comparution des témoins demandés par la Défense, en l’espèce le général Westhoff qui se trouve à Nuremberg, cela je le sais, et le général Wielen. Je ne sais où se trouve celui-ci ; mais je parviendrai à le savoir.
Très bien.
Monsieur le Président, vous avez fait, au cours de l’audience, une remarque qui a une très grande importance pour les avocats. Si nous avons bien compris, il a été dit que les affidavits qui étaient le fruit d’initiatives individuelles ne seraient pas admis. Étant donné que nous devons soumettre dès maintenant les dossiers de la Défense, cette question des dépositions écrites faites sous la foi du serment est devenue très urgente. Je me trouve dans l’obligation de demander des précisions sur cette question. La Défense...
Docteur Kraus, je ne pense pas avoir dit que de tels affidavits ne pouvaient être admis, mais j’ai dit qu’il est possible que des affidavits ne soient pas admis si leur auteur se trouve à la disposition du Tribunal. Telle est la règle, admise au cours de ce Procès.
Je comprends, Monsieur le Président, qu’en principe, nous avons le droit de présenter des affidavits authentifiés par un notaire ou par un avocat ou bien même ne portant que la signature du déclarant. Voici les trois formes qu’ils présentent : une simple lettre portant la mention : « je déclare sous la foi du serment… ». En second lieu, une lettre dont la signature est certifiée par un homme de loi. Ou bien, en troisième lieu, la déclaration est enregistrée et authentifiée par un notaire. En vue d’abréger les débats, nous nous sommes procuré un grand nombre de documents de cette sorte et nous voudrions bien savoir si nous pourrons les soumettre à titre de preuves afin d’éviter la comparution d’un trop grand nombre de témoins.
Je crois que selon toute vraisemblance la question sera examinée lorsque vous demanderez l’autorisation de présenter ces affidavits. Nous avons accepté aujourd’hui pour les quatre premiers accusés qu’un grand nombre de témoins fassent leur déposition par écrit. Cela nous a semblé utile afin d’éviter une perte de temps. Sans aucun doute, cette méthode sera encore appliquée lorsque vous soumettrez vos demandes.
Je vous remercie.
Colonel Smirnov, préférez-vous continuer maintenant votre exposé relatif au document que nous venons d’accepter ou bien désirez-vous faire projeter un film ?
Monsieur le Président, je préférerais en finir avec la présentation de ces preuves, c’est-à-dire donner lecture des passages du document auquel j’ai déjà fait allusion.
Très bien, mais le Tribunal désirerait que ces deux témoins, le général Westhoff et Wielen, quel que soit son grade, soient entendus le plus rapidement possible après la lecture du rapport.
D’après ce que j’ai entendu dire, nous savons où se trouve Westhoff et je me renseigne actuellement au sujet de Wielen. Si Monsieur le Président m’accorde quelques minutes, je tâcherai de savoir quel est son lieu de résidence.
Très bien.
Mais pour cela, Monsieur le Président, je vais avoir à quitter la salle d’audience.
Un instant, s’il vous plaît. Colonel Smirnov, ne pensez-vous "pas que l’on pourrait tout aussi bien procéder dès maintenant à la présentation du film, afin que la lecture du rapport soit suivie aussitôt que possible de l’audition de ces témoins ? Autrement dit, en supposant que M. Roberts n’arrive pas à découvrir Wielen cet après-midi et que vous lisiez ce rapport maintenant, il pourrait se passer une semaine, ou même plus, entre la lecture du rapport et l’audition du témoin. Vous serait-il possible de nous présenter le film maintenant ?
Les documents que nous allons présenter maintenant au Tribunal ne constituent pas à proprement parler un film. Il s’agit d’une suite de photographies prises par des Allemands sur les lieux mêmes de leurs crimes. Ces photographies ont été reproduites et montées sur pellicule. Ainsi ce n’est pas un film, mais des documents photographiques rassemblés sous le n° YU-105. Nous les déposerons sous le n° URSS-442. Mais nous n’en montrerons qu’une partie, car le Gouvernement yougoslave a présenté des documents photographiques correspondant aux différentes parties de son rapport. Nous avons exclu tout ce qui concerne les autres parties et ne montrerons que celle relative aux crimes contre l’Humanité. C’est pourquoi une partie seulement des documents photographiques va être présentée au Tribunal.
Puis-je maintenant présenter ce film ?
Puis-je reprendre la présentation des preuves ?
Oui.
Monsieur le Président, afin de donner au Ministère Public britannique le temps de régler la question de l’audition des deux témoins, je me permets de passer maintenant à la partie suivante du rapport. M’y autorisez-vous ?
Oui.
Cette partie se rapporte à la persécution des Juifs, page 37 du texte.
L’antisémitisme exacerbé des criminels hitlériens, qui prit une forme absolument bestiale, n’est que trop bien connu. Je ne citerai aucun des prétendus ouvrages théoriques des principaux criminels de guerre, depuis Hitler et Göring jusqu’à von Papen et Streicher. Dans les pays de l’Europe orientale, les mesures antisémites des hitlériens furent intégralement appliquées, en particulier celle qui consistait en l’extermination pure et simple d’une population inoffensive.
Le Ministère Public américain a déjà présenté l’un des rapports d’un organisme spécial des fascistes allemands, l’Einsatzgruppe A (bataillon spécial A). Ce rapport a été déposé sous le n° L-180 (USA-276). Nos collègues américains ont présenté le rapport relatif à la période allant jusqu’au 15 octobre 1941. Le Ministère Public soviétique possède un autre rapport de cette organisation criminelle, relatif aux périodes ultérieures et que l’on peut considérer comme la suite du premier document. C’est le rapport de l’Einsatzgruppe A pour la période du 10 octobre 1941 au 31 janvier 1942 dont je présente au Tribunal une photocopie sous le n° URSS-57. Je demande au Tribunal l’autorisation de lire de courts extraits du chapitre 3 intitulé « Les Juifs ». J’attire l’attention du Tribunal sur le fait que les chiffres donnés dans ce rapport ne concernent qu’un seul organisme, la seule Einsatzgruppe A. Voici le paragraphe 2 de la page 170 du livre de documents :
« Le travail d’épuration systématique des territoires de l’Est consistait principalement, d’après les ordres qui nous ont été donnés, dans la liquidation aussi complète que possible de la juiverie. En pratique, cet objectif a été pleinement atteint. La Ruthénie blanche mise à part, 229.052 Juifs ont été exécutés. Les Juifs survivants des provinces baltes sont mobilisés pour le travail, au fur et à mesure des besoins et sont parqués dans les ghettos. »
J’interromps ici ma citation pour lire plus loin à la subdivision « Estonie », à la page 2 du texte russe, qui correspond à la page 171, paragraphe 2 de votre livre de documents :
« L’exécution des Juifs, dans la mesure où ils n’étaient pas indispensables à certains travaux, fut pratiquée au fur et à mesure par les forces de la Police de sûreté et du SD. A l’heure actuelle, il n’y a plus de Juifs en Estonie. »
Je cite de courts extraits de la subdivision « Lettonie ». Voici une ligne du dernier paragraphe de la page 2 du texte russe, page 171, paragraphe 5 du livre de documents :
« Quand les troupes allemandes entrèrent en Lettonie, il y avait encore 70.000 Juifs.. ».
Page 3, paragraphe 2 du texte russe, page 171, dernier paragraphe dans le livre des documents, nous lisons :
« En octobre 1941, ces Sonderkommandos avaient déjà exécuté 30.000 Juifs environ. »
Voici maintenant la suite de ma citation interrompue :
« ... Par la suite on procéda à de nouvelles exécutions. Ainsi par exemple, le 9 novembre 1941 à Dünaburg, 11.034 Juifs. Au début de décembre 1941, à la suite d’une opération conduite dans la ville de Riga sur l’ordre du Führer suprême des SS et de la Police : 27.800, et au milieu de décembre 1941 à Libau, 2.350 Juifs furent exécutés. A l’heure actuelle, il y a dans les ghettos (en plus des Juifs en provenance d’Allemagne) en chiffres ronds : à Riga, 2.500 Juifs, à Dünaburg : 950 et à Libau : 300. »
Pouvez-vous me dire d’où viennent ces chiffres ? Se trouvent-ils dans un rapport officiel ou bien sont-ce là des chiffres allemands ?
Ce sont les chiffres donnés par les Allemands eux-mêmes. L’exemplaire de ce document a été trouvé dans les archives de la Gestapo de Lettonie par l’Armée rouge. Je vous demande, Messieurs les juges, de remarquer que ce document ne se rapporte qu’à la seule période du 10 octobre 1941 au 31 janvier 1942. Ce n’est pas là une statistique complète, ce sont les chiffres qui se rapportent aux opérations d’une seule Einsatzgruppe durant cette période. Puis-je continuer, Monsieur le Président ?
Oui.
Je ne citerai qu’une ligne de la subdivision « Lituanie », page 173 du livre de documents, paragraphe 3 :
« De nombreuses opérations isolées, il résulta la liquidation d’un total de 136.421 personnes. »
Je demanderai au Tribunal l’autorisation de donner des extraits plus substantiels de la subdivision suivante du rapport de l’Einsatzgruppe A, intitulée « Ruthénie blanche ». Voici le dernier paragraphe de la page 5 du texte russe, page 174 du livre de documents, dernier paragraphe :
« Le problème de la liquidation définitive et radicale des Juifs présente, après l’entrée des Allemands sur le territoire de Ruthénie blanche, certaines difficultés incontestables. En fait sur ce territoire, par suite de la pénurie de toute autre main-d’œuvre les Juifs fournissent un pourcentage élevé de spécialistes et sont par conséquent indispensables. De plus, l’Einsatzgruppe A a été chargée de ce territoire pendant la période des grands froids, ce qui effectivement a considérablement gêné les exécutions massives. Une autre difficulté réside dans le fait que les Juifs sont disséminés sur tout le territoire. Si l’on considère l’immensité de ce pays, le mauvais état des routes, le manque de moyens de transport et d’essence, et l’effectif insignifiant des forces de la Police de sûreté et du SD. on n’a pu procéder à des exécutions en masse que grâce à un effort gigantesque. Néanmoins 41.000 Juifs ont déjà été fusillés. Ce total ne comprend pas ceux qui ont été fusillés à la suite des opérations des Einsatzkommandos qui nous ont précédés. »
J’interromps ma citation pour lire plus loin, page 175, paragraphe 2 du livre de documents :
« Il est enjoint au commandant de la Police en Ruthénie blanche, malgré les difficultés de la situation, de liquider le plus rapidement possible la question juive. Un délai d’environ deux mois lui est cependant accordé en raison des conditions atmosphériques. La concentration des Juifs encore vivants dans les ghettos de Ruthénie blanche touche elle aussi à sa fin. »
Afin de montrer comment se déroulaient les exécutions massives des Juifs par les criminels allemands, je dépose devant le Tribunal sous le n° URSS-119 (a) une photocopie, certifiée conforme par la Commission extraordinaire d’État d’un document allemand original. C’est un compte rendu d’exécution rédigé par le commandant d’une compagnie du 12e régiment de Police qui procéda à l’extermination massive des Juifs rassemblés dans le ghetto de la ville de Pinsk. Les 29 et 30 octobre 1942, des criminels appartenant au 12e régiment de Police assassinèrent à Pinsk 26.200 Juifs. Voici comment Sauer, commandant de la compagnie, décrivit l’opération. Je ne lirai pas intégralement le document, qui est assez long ; je n’en donnerai que quelques extraits. Le passage que je citerai, avec l’autorisation du Tribunal, se trouve à la page 177 du livre de documents, paragraphe 3 :
« L’encerclement des quartiers eut lieu à 4 h. 30 du matin. Il semble que grâce aux reconnaissances préliminaires faites par les chefs et grâce au secret admirablement bien gardé, l’encerclement fut effectué dans le laps de temps le plus bref. Il fut impossible aux Juifs de se soustraire à cet encerclement.
Le ratissage du ghetto avait été prévu pour 6 heures ; mais, en raison de l’obscurité, il fut retardé d’une demi-heure. Ceux des Juifs qui avaient remarqué ce qui se passait commencèrent à se rassembler volontairement dans chaque rue. Avec l’aide de deux sentinelles, les Allemands réussirent à amener plusieurs milliers de Juifs jusqu’au centre de rassemblement dès la première heure. Lorsque les autres Juifs comprirent ce que tout cela présageait, ils rejoignirent la colonne, si bien que les opérations de contrôle au centre de rassemblement prévu par le SD ne purent avoir lieu, étant donné l’énorme affluence sur cet emplacement. (On ne comptait pas enregistrer le premier jour du ratissage plus de 1, 000 à 2.000 personnes).
Le premier ratissage se termina à 17 heures sans incident. Le premier jour 10.000 personnes environ furent exécutées. La nuit, la compagnie demeura en état d’alerte au foyer du soldat. Le 30 octobre 1942, le ghetto fut ratissé une seconde fois. Le 31 octobre, une troisième fois et le 1 er novembre pour la quatrième fois. En tout, près de 15.000 Juifs furent amenés au centre de rassemblement. Les malades et les enfants abandonnés dans les maisons furent immédiatement exécutés sur place dans les cours du ghetto. Dans le ghetto, environ 1.200 Juifs furent exécutés ».
Je m’interromps ici et demande au Tribunal l’autorisation de lire la deuxième partie du document qui correspond à la page 178 du livre de documents, paragraphe 6. Ce sont deux alinéas des « Conclusions pratiques ».
« Troisièmement. Quand il n’y a pas de cave à proprement parler, mais qu’un grand nombre de personnes se tiennent dans le petit espace qui se trouve entre le sol et le sous-sol on doit forcer ces refuges de l’extérieur ou lâcher des chiens policiers à l’intérieur, — à Pinsk un chien policier du nom d’Asta a fait merveille — ou bien encore lancer des grenades à main ; après quoi, dans tous les cas, les Juifs sortent immédiatement à l’air libre. »
Je cite ensuite l’alinéa 5 :
« Nous recommandons de pousser des adolescents à révéler les emplacements de ces cachettes en leur promettant la vie sauve. Cette méthode s’est avérée très satisfaisante ».
Le cas de ce régiment de Police que j’ai choisi à titre d’exemple est très révélateur des méthodes utilisées pour l’extermination des Juifs dans les ghettos. Mais ce ne fut pas la seule employée par les fascistes allemands pour exterminer l’inoffensive population juive. Un autre moyen consistait à rassembler les Juifs en un point donné sous prétexte de les transférer dans une autre localité. Les Juifs rassemblés étaient alors fusillés. Je présente au Tribunal l’original d’une proclamation affichée dans la ville de Kislovodsk par la Kommandantur XII. Ce texte se trouve à la page 180 du livre de documents. Je ne citerai pas en entier ce document, qui est relativement long. En voici le début :
« A tous les Juifs. En vue de repeupler les régions de faible population de l’Ukraine, tous les Juifs résidant à Kislovodsk et tous ceux qui n’ont pas de résidence fixe auront à se présenter le mercredi 9 février 1942 à 5 heures du matin, heure de Berlin (à 6 heures, heure de Moscou) à la gare de marchandises de Kislovodsk. Le convoi partira à 6 heures du matin (7 heures, heure de Moscou). Chaque Juif pourra emporter des bagages d’un poids n’excédant pas 20 kilos, y compris des vivres pour deux jours. Le ravitaillement ultérieur sera assuré dans les gares par les autorités allemandes. »
Je passe les six paragraphes suivants et ne citerai ensuite qu’une seule ligne :
« Sont également soumis à ce transfert les Juifs baptisés. »
Afin de montrer ce qui arriva à la population juive de la ville de Kislovodsk, — comme d’ailleurs de nombreuses autres villes — je demanderai au Tribunal de se référer au contenu d’un document qui a déjà été déposé devant le Tribunal sous le n° URSS-1. C’est le rapport de la Commission extraordinaire d’État relatif à la région de Stavropol. Le passage que je voudrais lire se trouve à la page 187 du livre de documents. Il établit que les 2.000 Juifs rassemblés à la gare de Kislovodsk furent transportés jusqu’à la station de Mineralniye Vody. Là, dans une tranchée anti-chars, à 2 kilomètres et demi de la ville, ils furent fusillés.
Au même endroit, plusieurs milliers d’autres Juifs furent fusillés avec leurs familles. C’étaient des déportés venant de Essentouki et de Piatigorsk.
Afin de montrer l’ampleur de cette extermination de la population juive en Europe orientale, je citerai les résultats des rapports des Gouvernements de ces différents pays qui ont déjà été déposés devant le Tribunal. Voici dans le rapport du Gouvernement polonais, page 136 du texte russe de ce rapport :
« D’après les statistiques officielles polonaises pour l’année 1931, il y avait en Pologne 3.115.000 Juifs. D’après des données officieuses, en 1939 ce chiffre s’élevait à 3.500.000. Après la libération de la Pologne, on y comptait moins de 1OO.OOO Juifs et 200.000 Juifs polonais vivent actuellement en Russie. Ainsi 3 millions de Juifs ont péri en Pologne ».
En Tchécoslovaquie, selon les chiffres donnés aux pages 82. et 83 du texte russe du rapport, il y avait 118.000 Juifs, et à l’heure actuelle, sur toute l’étendue du territoire de ce pays, on n’en compte plus que 6.000. Sur un total de 15.000 enfants juifs, 28 seulement ont survécu.
Nous pourrions peut-être lever l’audience.