SOIXANTE-DIXIÈME JOURNÉE.
Mercredi 28 février 1946.
Audience de l’après-midi.
Plaise au Tribunal. Avant la suspension de l’audience, j’allais mentionner à nouveau les associations dépendant des SA que le Ministère Public n’a pas l’intention d’inclure dans les organisations accusées.
Premièrement, les porteurs de l’insigne sportif des SA. Le Tribunal se souviendra que le colonel Storey a expliqué qu’ils n’étaient pas à vrai dire des membres des SA. Il tenait à ce qu’il n’y ait aucun malentendu sur cette question.
Deuxièmement, les SA Wehrmannschaften, qui étaient des unités de défense intérieure ou de milice civile contrôlées par les SA, mais n’en faisant pas partie.
Troisièmement, des membres des SA qui n’en ont jamais fait partie autrement que dans la réserve.
Quatrièmement, le NSKOV, Nationalsozialistischer Kriegsopferverband, la ligue nationale-socialiste des invalides de guerre, qui était apparemment incorporée aux SA, mais que nous refusons d’inclure dans les organisations accusées en raison du nom qui lui a été donné et en raison de ses membres.
Le Tribunal trouvera à l’appendice B les huit accusés qui sont supposés avoir été membres des SA. Le Ministère Public prétend que la liaison des SA avec la conspiration était si intime que tous les actes de l’accusé Göring justifieraient la déclaration demandée.
Je passe maintenant au sixième et dernier groupe ou organisation, celui de l’État-Major général et du Haut Commandement des Forces armées allemandes. Étant donné qu’à ce propos le Ministère Public a tracé une ligne arbitraire, il me sera peut-être permis de rappeler brièvement sa constitution. Si le Tribunal veut bien se reporter à l’appendice B de l’Acte d’accusation (Tome I, page 86), il trouvera que les neuf premiers postes qui y sont énumérés sous ce titre sont des postes de chefs d’État-Major. Entre février 1938 et mai 1945, 22 personnes, dont 18 sont vivantes, détinrent ces postes. Le dixième poste, celui d’Oberbefehlshaber, a été occupé par 110 officiers. L’effectif du groupe entier a varié de 20 au début de la guerre à 50 environ en 1944 ou 1945.
Je rappelle cependant au Tribunal que la façon dont ces postes ont été groupés n’est pas en réalité artificielle, car si je me reporte aux explications données par le colonel Telford Taylor (Tome IV, pages 414 et suivantes) — et je me réfère en particulier aux pages 422 et 423 — on pourra voir comment les détenteurs des postes énumérés ont intentionnellement et en fait formé un tout. Voilà qui, d’après nous, répond clairement à l’interprétation donnée au terme « groupe » par le Statut. Comme l’a signalé M. Justice Jackson, ce terme « groupe » a une signification plus étendue que le mot « organisation ». Nous estimons également qu’on ne peut pas maintenir des hommes à des postes de haut commandement contre leur volonté. Il leur serait impossible de poursuivre une tâche de ce genre dans de pareilles conditions.
Dans la section F de mon appendice A, qui a été lue avec le premier addenda, on trouvera non seulement les références au procès-verbal, mais aussi celles qui se rapportent aux documents saisis et qui prouvent, de la bouche même des membres de ce groupe, la criminalité qui leur est imputée tout au long de l’article 6 du Statut. Ces documents démontrent également leur connaissance réelle des faits et par conséquent, à priori, leur connaissance implicite de la nature de l’acte. Les cinq accusés intéressés sont énumérés dans mon appendice B, et dans la dernière partie de cet appendice sont mentionnées leurs relations avec le groupe ; l’accent a été mis en particulier sur celles des accusés Keitel et Jodl. Nous estimons que ces faits empêchent une difficulté quelconque de surgir à propos de ce groupe, quant à l’un des cinq principes qui, d’après nous, devraient guider l’attitude du Tribunal à son égard.
Pour terminer, j’aimerais répéter qu’à mon humble avis, les faits contenus dans les appendices A et B ayant été soumis par écrit au Tribunal indiquent clairement la conduite à tenir que demande le Ministère Public.
Mon ami, M. Champetier de Ribes, s’adressera maintenant au Tribunal.
Plaise au Tribunal. Monsieur le Président, Messieurs, je prendrai soin de ne rien ajouter aux exposés si complets de M. Justice Jackson et de Sir David Maxwell-Fyfe. Je désirerais seulement, d’accord avec mes collègues du Ministère Public, attirer respectueusement l’attention du Tribunal sur deux clauses du droit interne français qui se rapportent à des questions qui peuvent être comparées à celles qui nous occupent aujourd’hui, et à propos desquelles il me semble que la législation française a été obligée de résoudre quelques-uns des problèmes qui intéressent le Tribunal et, en particulier, de répondre à la question posée devant lui, c’est-à-dire la définition des organisations criminelles.
Je mentionnerai seulement l’article 265 du Code pénal français qui pose le principe général de l’association des criminels en décrétant que : « Toute association organisée, quelle que soit sa structure ou le nombre de ses membres, toute entente établie ayant pour but de préparer ou de commettre des crimes contre des personnes ou contre la propriété, constitue un crime contre la paix publique ».
Mais j’aimerais attirer l’attention du Tribunal sur le fait que, pendant ces quelques dernières années, la France a eu l’occasion d’appliquer ce principe général à des organisations qui ressemblent beaucoup à celles que nous vous demandons de déclarer criminelles.
On sait en effet, Messieurs, que le national-socialisme est une maladie contagieuse dont les ravages menacent de dépasser les frontières des pays qu’il a définitivement contaminés. C’est ainsi qu’au cours des années 1934 à 1936, des groupes divers s’étaient formés en France qui, suivant l’exemple de leurs modèles allemands et italiens, s’étaient organisés avec l’intention de se substituer au Gouvernement légal, avec l’intention d’imposer au pays ce qu’ils appelaient « l’ordre », mais qui n’était en réalité que du désordre.
La République française fit en 1936 ce que la République de Weimar aurait dû taire. La loi du 10 janvier 1936, promulguée au Journal Officiel du 12 janvier, que je soumets au Tribunal, et dont des traductions ont été données à la Défense, décréta la dissolution de ces groupes et édicta des pénalités sévères contre leurs membres. Je demande au Tribunal la permission de lire les deux premiers articles de cette loi :
« Article premier
Seront dissous par décret rendu par le Président de la République en Conseil des ministres, toutes les associations ou groupements de fait :
1° Qui provoqueraient à des manifestations armées dans la rue ;
2° Ou qui, en dehors des sociétés de préparation au service militaire agréées par le Gouvernement, des sociétés d’éducation physique et de sport, présenteraient, par leur forme et leur organisation militaires, le caractère de groupes de combat ou de milices privées ;
3° Ou qui auraient pour but de porter atteinte à l’intégrité du territoire national ou d’attenter par la force à la forme républicaine du Gouvernement.
Article 2. — Sera puni d’un emprisonnement de six mois à deux ans, et d’une amende de 1.000 à 300.000 francs, quiconque aura participé au maintien ou à la reconstitution directe ou indirecte de l’association ou du groupement visé à l’article premier. »
Le Tribunal remarquera premièrement qu’en imposant des peines sévères aux membres de ces associations pour le seul fait d’avoir participé au maintien ou à la reconstitution directe ou indirecte de l’association, la loi du 10 janvier 1936 a reconnu et proclamé le caractère criminel de l’association.
Le Tribunal remarquera deuxièmement que, ni le Code pénal, ni la loi du 10 janvier 1936 ne se sont préoccupés de donner une définition exacte de l’association ; ils ne se sont pas non plus préoccupés de la question de savoir si l’association incriminée constituait une entité dotée ou non de la personnalité morale et ayant une existence légale.
L’article 265 du Code pénal inclut dans sa condamnation non seulement toute association qui aurait une personnalité juridique, mais aussi condamne tout accord auquel on a adhéré dans le but de préparer ou de commettre des crimes. Et la loi du 10 janvier 1936 parle également de toute association ou de tout groupe de fait. Ainsi, la loi du 10 janvier 1936, de même que l’article 265 du Code pénal, en parlant des accords établis ou des groupes de fait, ne cherchent pas à définir des organisations légalement criminelles et se réfèrent au sens communément accepté et au contenu des mots « groupes » ou « organisations » que nous vous demandons aujourd’hui de définir.
De même, après la libération de notre pays, le Gouvernement français s’est préoccupé de poursuivre et de punir les mauvais citoyens qui, même sans avoir commis une offense contre une loi pénale existante, se sont rendus coupables d’une activité antinationale caractérisée ; le Gouvernement a émis le décret du 26 août 1944 qui a été promulgué au Journal Officiel du 28 août. Ce décret, après avoir donné une très large définition de l’infraction, en a précisé l’étendue en énumérant les faits essentiels qu’il englobe.
Ainsi l’article 2 de l’ordonnance du 26 décembre 1944 déclare que l’indignité nationale est constituée par le fait « d’être devenu ou demeuré adhérent à un organisme de collaboration quel qu’il soit, et spécialement à l’un des groupements suivants : le service d’ordre légionnaire, la milice, le groupe « Collaboration », la phalange africaine, etc. »
Le décret du 26 décembre 1944 se préoccupe bien moins de définir l’infraction punissable que d’énumérer les organisations criminelles auxquelles le fait d’avoir adhéré volontairement constitue le crime d’indignité nationale ; le décret ne définit pas si ces organisations ou ces groupes sont des organisations légalement constituées ou simplement des accords établis comme il est mentionné dans l’article 265 du Code pénal, ou simplement des groupes de fait, comme le déclare la loi de 1936 ; le décret énumère les organisations qui sont considérées comme criminelles. C’est ce que nous vous demandons de faire à l’égard des organisations allemandes mentionnées dans l’Acte d’accusation.
Nous ne vous demandons pas de condamner ces hommes sans les avoir entendus ; ils pourront au contraire faire valoir leurs moyens personnels de défense devant un tribunal compétent. Nous vous demandons seulement de déclarer criminels comme l’ont permis de faire les lois françaises de 1936 et de 1944, des groupes de fait sans lesquels il eût été impossible à un seul homme de faire sombrer en si peu d’années une grande nation civilisée jusqu’au niveau le plus bas d’une barbarie d’autant plus odieuse qu’elle était scientifique. La honte de notre époque est que la conquête de la technique ait placé de nouveaux moyens à la disposition de l’antique barbarie, tant il est vrai que le progrès technique n’est d’aucun profit s’il n’est accompagné par le progrès moral.
Votre sentence signifiera pour toutes les nations du monde et pour le bien de l’Allemagne elle-même qu’il existe au-dessus des libertés humaines une loi morale qui s’impose aussi bien aux nations qu’aux individus, qu’ils soient isolés ou en groupes, et qu’il est criminel de violer cette loi morale.
Messieurs les juges, permettez-moi avant tout de vous dire que j’adopte les principes qui ont été exprimés par mes éminents collègues, M. Justice Jackson et Sir David Maxwell-Fyfe, sur le caractère criminel des organisations.
Avant toute chose, quant au problème pratique de Droit, il est nécessaire d’insister sur le fait que la question de la responsabilité criminelle d’une organisation n’est pas posée et ne le sera jamais devant le Tribunal ; il en est de même du problème de la responsabilité individuelle des différents membres d’une organisation, excepté de ceux qui se trouvent aujourd’hui parmi les accusés. Le Statut dispose dans son article 9 : « Lors d’un procès intenté contre tout membre d’un groupe ou d’une organisation quelconques, le Tribunal pourra déclarer (à l’occasion de tout acte dont cet individu pourrait être reconnu coupable) que le groupe ou l’organisation à laquelle il appartenait était une organisation criminelle ».
Ainsi, nous parlons ici de déclarer qu’une organisation est criminelle, et le Statut expose d’une façon définitive les conséquences que pourra comporter une telle déclaration. Lorsque le Tribunal déclare criminel tel ou tel groupe ou organisation, les autorités nationales compétentes des Puissances signataires ont alors le droit de mettre en jugement les membres des organisations devant les tribunaux militaires nationaux et les tribunaux d’occupation. Dans ce cas, la nature criminelle de l’organisation sera considérée comme établie et ne pourra plus être contestée (article 10 du Statut).
Il en résulte que le Statut énonce deux conséquences juridiques d’une déclaration de criminalité. Premièrement : le droit, mais non l’obligation, des différents tribunaux nationaux de mettre en jugement des membres des organisations que le Tribunal a déclarées criminelles ; et deuxièmement, l’obligation des tribunaux nationaux de considérer qu’une organisation est criminelle si elle a été déclarée telle par le Tribunal Militaire International.
Par conséquent, le fait qu’une organisation a été déclarée criminelle par le Tribunal Militaire International ne signifie pas automatiquement que tous les membres de l’organisation seront aussi déclarés criminels par les tribunaux nationaux ; cela ne signifie pas non plus que tous les membres, sans exception, d’une telle organisation, doivent être traduits en jugement. La décision sur la culpabilité et la responsabilité individuelle des membres des organisations criminelles pris séparément relève entièrement et sans exception de la juridiction du tribunal national.
Comme il a déjà été indiquée dans l’article 10 du Statut, le Tribunal Militaire International ne limite la juridiction du tribunal national que d’une seule manière. Les tribunaux nationaux ne peuvent ni repousser, ni contester la criminalité d’une organisation qui a déjà été déclarée telle par le Tribunal Militaire International.
Mon collègue, M. Justice Jackson, a déjà donné des renseignements précieux sur les textes appliqués dans nos pays respectifs à propos du problème de la responsabilité. D’après ces textes répressifs anglo-saxons et français, aussi bien que d’après le Code pénal soviétique, il est stipulé qu’un individu devient responsable par le fait même qu’il est membre d’une organisation qui a des buts criminels. Le Code pénal soviétique contient deux prescriptions légales à ce sujet ; ces textes traitent de la responsabilité des membres des organisations criminelles. Ces membres sont considérés comme criminels non seulement pour avoir commis des crimes, mais aussi pour avoir appartenu à une organisation qui est considérée comme criminelle. La loi déclare que le seul fait pour une personne d’appartenir à une organisation criminelle la rend passible de poursuites. La loi n’exige pas de preuves formelles pour décider si une personne est membre d’une organisation criminelle ou non. Une personne peut appartenir à une organisation même si elle n’en est pas membre effectivement. La preuve est encore plus accablante si une personne est formellement inscrite sur la liste des membres de l’organisation criminelle. Cependant, le fait de faire formellement partie d’une organisation criminelle n’est pas la seule base sur laquelle on s’appuie pour déclarer une personne responsable. Un membre d’une organisation doit avoir été informé de la nature de l’organisation et de ses buts. Il importe de savoir si un membre individuel connaissait toutes les directives, tous les actes de l’organisation ou s’il connaissait personnellement tous les autres membres.
On ne peut s’empêcher de remarquer que, d’après les bases posées par les principes juridiques fondamentaux, eu égard particulièrement aux pratiques de l’Allemagne fasciste, où fonctionnait tout un réseau d’organisations criminelles établies par les usurpateurs du pouvoir suprême, la responsabilité des membres individuels de l’organisation n’implique pas nécessairement qu’ils connaissaient la culpabilité qu’ils encouraient pour les actes commis par l’organisation.
Sur les bases légales et en particulier dans l’Allemagne fasciste où existaient, établies par les usurpateurs du pouvoir, toute une série d’organisations qui sont maintenant considérées comme criminelles, il est impossible d’exiger que chaque membre ait été au courant de toutes les activités de l’organisation et de toutes les directives qu’elle émettait et ait connu tous les membres qui en faisaient partie.
Permettez-moi de passer maintenant au problème suivant : celui de la procédure. Je crois que le problème des organisations criminelles est assez complexe. A ce propos, le Tribunal a reçu de membres de diverses organisations d’innombrables lettres qui ont en grande partie été provoquées, aussi bien que les nombreuses discussions à ce sujet, par une interprétation incorrecte des conséquences juridiques de la déclaration de criminalité portée contre une organisation. Le problème général qui consiste à savoir si une organisation doit être déclarée criminelle ou non sera plus facile à résoudre si nous faisons ressortir que la question de la responsabilité individuelle des membres tombe pleinement sous la compétence juridique des différents tribunaux nationaux. Conformément au Statut, le Tribunal devra résoudre le problème de la criminalité d’une organisation en liaison avec les charges qui seront portées contre certains individus déterminés.
L’article 9 déclare que « lors d’un procès intenté contre tout membre d’un groupement ou d’une organisation quelconque, le Tribunal pourra déclarer... « Il en faut conclure que le problème de la criminalité d’une organisation sera considéré ou non, suivant qu’il y aura ou non devant nous, parmi les accusés, un représentant de telle ou telle organisation. » Or, nous savons bien que dans le présent Procès, toutes les organisations que le Ministère Public veut déclarer criminelles sont représentées au banc des accusés. C’est pour cette seule raison que le Tribunal a eu entre les mains une grande quantité de documents et de preuves concernant la nature criminelle des organisations que ces accusés ont représentées et qu’il faut utiliser pour tirer une conclusion sur le caractère criminel des différentes organisations. Dans de telles conditions, la nécessité d’appeler des témoins spéciaux pour témoigner sur le cas de telle ou telle organisation ne peut se présenter que comme source de preuves supplémentaires et éventuelles. Le Statut a déclaré dans l’article 9 que, même dans ce cas, c’est le Tribunal qui doit accorder ou refuser la comparution de témoins ou l’introduction de preuves supplémentaires.
Le Statut du Tribunal déclare d’une manière très nette :
« Après avoir reçu l’Acte d’accusation, le Tribunal devra faire connaître, de la manière qu’il jugera opportune, que le Ministère Public a l’intention de demander au Tribunal de faire une déclaration en ce sens, et tout membre de l’organisation aura le droit de demander au Tribunal à être entendu par celui-ci sur la question du caractère criminel de l’organisation. »
Cette clause a été introduite dans le Statut pour des raisons d’équité. Elle aboutirait à un résultat diamétralement opposé si le Tribunal, sur la base des stipulations de l’article 9, établissait une procédure permanente et étendue, relativement aux moyens de preuve par l’introduction de témoins des organisations. Les preuves présentées par les Ministères Publics des quatre Pays ont déjà fourni des raisons assez déterminantes pour que le Tribunal reconnaisse que les organisations indiquées dans l’Acte d’accusation sont criminelles. En même temps, il semble nécessaire que le Tribunal décide, conformément à l’article 10 du Statut, que la déclaration de criminalité d’une organisation n’entraînera pas nécessairement la mise en jugement automatique de tous les membres de cette organisation sans exception. Ce qui signifie que ce sont les tribunaux nationaux qui trancheront toutes les questions relatives à la responsabilité des membres individuels et à la mise en jugement de tel membre déterminé.
Voilà les explications que j’avais à ajouter à celles de mes collègues.
Il me semble que pour éclaircir cette question il est nécessaire de séparer nettement deux problèmes qui sont intimement liés : premièrement, le problème pratique de Droit ; quelles sont exactement les organisations et quels sont les membres individuels ou les groupes de membres individuels qui peuvent être considérés comme criminels ? Et, deuxièmement, le problème de procédure : quelles preuves, quels documents, quels témoins doivent être admis et dans quel ordre peuvent-ils être présentés, pour reconnaître d’un commun accord ou nier la criminalité de telle ou telle organisation ?
Les avocats se sont-ils mis d’accord entre eux pour savoir dans quel ordre ils désirent être entendus ?
En ma qualité d’avocat de la Reichsregierung, qui tient la première place comme organisation criminelle dans l’Acte d’accusation, j’ai, suivant la décision du Tribunal, le devoir d’exposer mon opinion au sujet de la présentation des preuves.
Puisqu’en poursuivant cette tâche, je suis obligé de traiter les idées générales qui président au même degré à l’inculpation des six organisations, il est probable que mes déclarations représenteront, en principe, l’opinion de mes confrères. Toutefois, ils se réservent le droit d’exprimer aussi un point de vue personnel et complémentaire.
La Défense interprète ainsi la décision du Tribunal du 14 janvier 1946 : elle ne saurait, au stade actuel des débats, prendre position contre les arguments détaillés de l’Accusation tels qu’ils ont été développés et commentés aujourd’hui par le Ministère Public ; elle ne saurait non plus prendre position contre la notion « d’organisations criminelles » telle que l’entend le Statut ; elle devrait seulement exprimer son opinion sur la question de l’opportunité de certains modes de preuve et sur l’ordre de leur présentation.
Je ne parlerai donc aujourd’hui de ces problèmes de base que dans la mesure où ce sera nécessaire.
Je parlerai en premier lieu du contenu et de l’effet du verdict requis.
Les six organisations inculpées doivent, à la requête du Ministère Public, être déclarées organisations criminelles dans leur totalité. Une requête de ce genre et les débats qu’elle entraînerait apporteraient au droit positif de tous les États une innovation complète.
Comme nous le savons, cette demande n’est pas sans être influencée par le fait que, en Angleterre et encore plus aux États-Unis, contrairement à ce qui se passe dans d’autres nations, les compagnies et les sociétés en tant que telles peuvent être poursuivies dans certains cas devant des tribunaux répressifs pour des raisons de convenance. C’est l’aboutissement d’une évolution juridique provoquée par la position dominante que les compagnies et sociétés ont acquise, en particulier, dans la vie économique. Cette position a fait paraître leur condamnation opportune dans certains cas. Cette sanction pourtant ne les touchait que dans leurs intérêts économiques, en l’espèce, en leur imposant des amendes. Et il ne s’agit là aussi que d’infractions nettement caractérisées qui touchent au domaine du droit public.
Le Procureur Général américain et les autres Procureurs Généraux ont cité un grand nombre de précédents, même dans la jurisprudence allemande, aux termes desquels des organisations ont été déclarées criminelles. Dans ces précédents — et c’est là le facteur décisif — ce sont toujours quelques individus qui ont été condamnés, mais jamais une organisation en tant que telle n’a, sous son nom, été déclarée criminelle.
Mais dans l’histoire de la pratique judiciaire, aucune procédure n’a encore été conçue ni appliquée qui toucherait aussi durement les organisations en tant que telles, aussi bien que leurs membres qui ne sont pas accusés personnellement, puisque — et je me réfère à la loi n° 10 du Conseil de Contrôle allié — la peine suprême, la peine de mort, pourrait être prononcée.
Les organisations inculpées sont dans leur structure, des groupements de personnes très hétérogènes. Je n’ai pas aujourd’hui à prolonger la discussion pour savoir si elles représentaient toujours une unité organiquement constituée. Le point essentiel dans ce débat est que les organisations accusées ont été dissoutes par une loi du Gouvernement militaire ; elles n’existent donc plus. Ce qui subsiste, ce sont les individus qui en faisaient autrefois partie, qui sont donc en réalité les vrais accusés et qui ont été simplement rassemblés sous le nom de l’ancienne organisation à titre de désignation collective.
Mais indépendamment de cette question de la non-existence des organisations, il se dégage des données des débats qu’il s’agit ici, en fait, d’une procédure collective engagée contre les membres individuels de l’organisation et ce, pour les raisons suivantes :
Premièrement, le fait de déclarer une organisation criminelle signifie la mise hors la loi et la stigmatisation non seulement de l’organisation en tant que telle, mais surtout de chacun de ses membres. Une telle déclaration correspond donc à un jugement définitif qui inflige à chaque membre, pris individuellement, une peine qui le prive complètement de ses droits. L’effet de cette mise hors la loi et de cette stigmatisation est inévitable et ineffaçable, surtout si ce jugement est prononcé par un tribunal de l’importance du Tribunal Militaire International devant l’opinion publique mondiale. L’effet de la mise hors la loi s’attacherait impitoyablement à chaque membre de l’organisation, que la procédure ultérieure telle qu’elle est prévue dans l’article 10 du Statut soit ou non engagée contre les membres pris en particulier.
Deuxièmement, au point de vue de la procédure judiciaire, le verdict qui a été demandé stipulerait la possibilité d’infliger une sanction pénale à chaque membre de l’organisation.
Au cours de débats ultérieurs, d’après l’article 10 du Statut, le caractère criminel de l’organisation ne pourra plus être remis en question.
En exécution de ces intentions, la loi n° 10 du Conseil de Contrôle allié du 20 décembre 1945 était promulguée. Cette loi fait un crime de la simple appartenance à une organisation qui a été déclarée criminelle par le Tribunal Militaire International et rend chaque membre susceptible d’une peine. Les peines les plus sévères sont prévues ; elles peuvent aller jusqu’aux travaux forcés et à la peine capitale. D’après la loi n° 10, les débats détermineront l’appartenance à l’organisation : la sanction sera basée sur la constatation qui en aura été faite. Dans cette procédure on ne pourra discuter que sur les excuses absolutoires personnelles telles que l’irresponsabilité, l’erreur ou la violence. Mais ces excuses absolutoires ne jouent que pour l’appartenance en tant que telles et ne seront applicables que dans très peu de cas.
Tout ce qui touche au caractère de l’organisation, aux buts criminels et aux activités entreprises par ses membres et en particulier la connaissance qu’ils en avaient, tout cela sera, d’après la loi n° 10, écarté des débats. Une déclaration de criminalité de l’organisation entraîne obligatoirement ces conséquences. Pratiquement, la procédure engagée contre les organisations portera donc en grande partie (et ce sera la plus importante) et par anticipation sur le cas de chaque membre pris en particulier tandis que, d’après la loi n° 10, les débats ultérieurs ne feront à tous égards que tirer des conclusions dans des buts pratiques. Quant aux conséquences du verdict, il faut aussi aborder l’aspect numérique de la question.
Au début de la guerre, en 1939, les SA comptaient à peu près 2.500.000 membres actifs, auxquels on devrait ajouter, mettons 1.000.000 ou 2.000.000 d’individus qui représentaient ceux qui, pendant les dix-huit années précédentes, avaient démissionné ou avaient été obligés de partir pour faire leur service militaire ; il y avait donc en tout 4.500.000 membres.
Mes collègues n’ont pas encore pu donner, en ce qui concerne les SS, de chiffres définitifs. Il faut tenir compte du fait que les Waffen SS, à elles seules, avaient des membres actifs dont le nombre s’élevait à plusieurs centaines de milliers d’hommes disponibles à tout moment. Si nous tenons compte des pertes dues à la guerre qui ont été considérables, mais qui ont été établies au cours des débats, nous trouvons que les SS comptaient aussi plusieurs millions d’adhérents.
Après 1933, le Corps des dirigeants politiques a toujours eu un effectif fixe d’à peu près 600.000 à 700.000 membres. Des changements dans le personnel officiel étaient fréquents. Nous devons tenir compte que l’effectif des membres change au moins deux fois pendant toute la période, de sorte qu’ici aussi, le nombre total atteindra près de 2.000.000.
Le chiffre global de ceux qui peuvent faire l’objet d’une procédure est donc très élevé. La réduction que le Tribunal a aujourd’hui jugé convenable de faire ne diminuerait pas ce nombre de beaucoup. Fondamentalement, il n’y aura certainement pas de différence si le chiffre que je viens de mentionner comprend la moitié, le tiers ou le quart de la population mâle de l’Allemagne. Si nous considérons les pertes de guerre parmi les classes de cet âge, nous pouvons dire avec grande certitude qu’une partie considérable de la population mâle adulte de l’Allemagne sera touchée par cette accusation.
J’en arrive maintenant à la notion d’organisation criminelle. La condition nécessaire pour qu’une organisation soit déclarée criminelle est qu’elle ait un « caractère criminel », comme il est dit dans l’article 9, paragraphe 2 du Statut. Celui-ci ne définit ni la notion de « caractère criminel » ni celle « d’organisation criminelle ». Si nous demandons par quel système juridique cette lacune du Statut doit être comblée d’après le principe général de la lex loci il faut d’abord nous retourner vers la loi allemande. Mais cela ne servirait pas à grand-chose car, dans tous les droits du monde, ces deux concepts représentent aussi une nouvelle acquisition du droit pénal.
La Défense, ici aussi, se réserve le droit d’exprimer le bien-fondé de son opinion au moment des plaidoiries finales.
En tout cas nous estimons — dans le cadre de la validité du Statut — en droit et en équité, et en raison des conséquences importantes que j’ai précédemment exprimées, que la déclaration de criminalité sollicitée ne peut survenir que si d’abord le but primitif, qui était contenu dans le Statut de l’organisation, devait tendre à la commission de crimes au sens de l’article 6 du Statut, et était connu de tous les membres, et si, en second lieu, au cas où le but primitif de l’organisation n’était pas criminel, tous les membres ont pendant une certaine période participé à la préparation et à l’exécution de crimes au sens de l’article 6 du Statut. Ici aussi, il est nécessaire que le développement ait été tel que ces crimes représentent des actions typiques de l’organisation, car ce n’est qu’alors que nous pouvons dire que la nature criminelle est applicable à une organisation aussi bien qu’à un être humain individuel.
D’après cette interprétation, le concept d’organisation criminelle au sens des articles 9 à 11 du Statut est en grande partie identique à celui de conspiration criminelle qui a joué un rôle important dans les anciens droits criminels allemand et italien et à celui de « conspiration », dans le droit coutumier anglais ou américain ; analogue aussi au concept du « Mordkomplott » (conspiration dans un but d’assassinat) dans le sens de l’article 49 b du Code pénal allemand, et finalement au concept du plan commun ou de la conspiration dans le sens de l’article 6 du Statut et, là encore, avec ou sans mesures d’exécution.
Tous ces textes répressifs ont un point commun : un jugement ne peut être prononcé que contre les individus qui ont participé à l’activité d’une organisation criminelle en pleine connaissance de ses buts.
A mon avis, la négligence ne peut être considérée comme suffisante pour prononcer un jugement subjectif, en raison du principe général qu’au cas de crimes graves, tels que ceux-ci qui sont frappés de la peine de mort, il doit toujours exister une preuve complète, et que la négligence n’est pas suffisante. Donc par principe, il faut exiger au cours des présents débats qu’une organisation inculpée ne soit déclarée criminelle que s’il a été constaté que, premièrement, les buts de l’organisation étaient criminels au sens de l’article 6 du Statut et que, de plus, tous les membres au moins connaissaient ces buts criminels. C’est également nécessaire pour la raison qui vient d’être mentionnée, que ce Procès devant le Tribunal Militaire International représente en réalité la partie principale et essentielle de la procédure qui établira la culpabilité de chaque membre individuel des organisations désignées.
La justice interdit de comprendre dans un verdict de culpabilité les membres qui n’avaient pas la connaissance que j’ai mentionnée et qui sont de ce fait subjectivement innocents. Et nous n’atteindrons pas ainsi la conséquence mentionnée par M. Justice Jackson, à savoir que le rejet d’une condamnation signifierait le triomphe de ceux qui sont coupables. A mon avis, les coupables, quel qu’en soit le nombre, doivent être punis.
En dépit de toutes considérations utilitaires, le résultat ne doit pas être la punition d’une énorme quantité de personnes innocentes en même temps que des coupables.
Pour aborder le centre du problème, que faut-il considérer comme déterminant ? La pertinence et l’admissibilité de la preuve dépendent de la définition de l’organisation criminelle et de son caractère criminel ; sur la base de ma définition, je soutiens que les points suivants sont pertinents :
a ) D’après leur constitution ou leurs statuts, les organisations n’avaient pas un règlement criminel et ne poursuivaient pas des buts criminels au sens de l’article 6 du Statut.
b) Au sein même de l’organisation ou des groupements avec lesquels elle était en relation, des crimes, au sens de l’article 6, n’ont pas été, du moins continuellement, commis au cours d’une certaine période.
c) Un certain nombre de membres n’étaient pas au courant d’un éventuel règlement de caractère criminel ou de buts criminels ou de l’exécution continue de crimes, conformément à l’article 6 et n’ont pas non plus approuvé ces faits.
d) Un certain nombre de membres, ou certains groupements formés, ont été amenés dans ces organisations sous l’empire de la force, du chantage ou par ordre des autorités supérieures.
e) Un certain nombre de membres ne se livrant à aucune activité ne firent partie de ces organisations que parce qu’on leur décerna le titre de membres honoraires.
Puisque je sais que les questions qui doivent être tranchées constituent un terrain nouveau pour le droit pénal, je crois qu’au cours de la présentation des preuves nous recevrons plusieurs autres suggestions. Il serait donc utile que le Tribunal, au stade actuel de la procédure, ne se limitât pas à une définition définitive, qui aurait pour effet de le lier. Je suis plutôt d’avis que les preuves soient acceptées dans une très large mesure. Pour conclure, j’en arrive à la question de savoir comment peut être réalisée la présentation des preuves, et comment un membre peut être entendu légalement au sens de l’article 9, paragraphe 2 du Statut.
Si le nombre important des personnes qui sont visées par l’Acte d’accusation donne lieu à des difficultés sérieuses qui empêchent de trouver une solution raisonnable à ce problème, il faut néanmoins trouver un critérium adéquat pour apprécier les buts des organisations ainsi que les activités et l’attitude subjective de chacun de leurs membres.
Pour avoir une image fidèle, il faudra libérer les détenus de la crainte qu’ils éprouvent, en donnant un témoignage véridique au Ministère Public, de fournir peut-être des matériaux qui pourraient être utilisés contre eux personnellement. Nous croyons donc qu’il est nécessaire que, dans la mesure où ces déclarations sous serment doivent être présentées au Tribunal comme documents probatoires, le Ministère Public déclare que ces documents ne serviront pas à engager une procédure criminelle contre des personnes. Cette déclaration n’entraînerait naturellement pas l’impunité pour les membres individuels ; mais l’interné de l’un de ces camps aura la certitude que sa déclaration sous serment n’établira pas sa culpabilité au cours d’une procédure criminelle ultérieure.
Si le Ministère Public ne devait pas accepter cette proposition, il serait encore possible, sans que ces documents soient produits, de se servir du témoignage des hommes de confiance, qui pourraient donner des renseignements sur le pourcentage des personnes qui ont pris part ou non aux activités des organisations ou aux plans élaborés par elles.
Les principes en vigueur dans la procédure criminelle de tous les pays reconnaissent certains droits aux personnes qui comparaissent devant les tribunaux. Sous ce rapport, les principes les plus importants sont : le principe de la procédure orale directe, le droit à la défense et le droit d’être entendu conformément à des règles juridiques. Puisque, d’après mes déclarations, les accusés véritables sont les membres des organisations, ces droits doivent être accordés à chacun d’eux personnellement. Malgré ce point de vue fondamental qui sera discuté d’une manière plus approfondie dans nos plaidoiries finales, et sous toutes réserves légales, la Défense ne sous-estime pas le fait que ces garanties sont pratiquement impossibles dans le cadre de ce Procès. On doit trouver une solution depuis que le Ministère Public a porté son accusation contre les organisations en s’appuyant sur le Statut tel qu’il apparaît actuellement. Voilà qui entraîne la nécessité de conduire les débats de façon telle que le seul but de tous ceux qui participent à ce Procès soit de trouver la meilleure solution, en se rapprochant le plus possible des principes immuables et universels que nous avons exposés. Sous ce rapport, la Défense, comme le Ministère Public, accepte volontiers cette tâche, qui contribuera à modeler la décision du Tribunal. Pour que cette procédure puisse suivre son cours, on doit s’efforcer de déterminer certains critères valables pour l’ensemble. Nous ne méconnaissons pas les grandes difficultés qui accompagnent la rédaction d’un jugement motivé qui procède d’une systématisation. Toute tentative serait inutile qui consisterait à tirer de la foule des témoins appelés devant le Tribunal une image de cette systématisation. A notre avis, la meilleure méthode consisterait à séparer de ce Tribunal, dans le temps et dans l’espace, la collecte des preuves individuelles. On pourrait atteindre ce but en procédant à un interrogatoire détaillé des membres individuels dans les différents camps où — ce qui est le cas pour la plupart des organisations — un grand nombre d’entre eux sont maintenant internés. Nous pensons que la meilleure manière d’enquêter sur les cas individuels, que le Tribunal pourrait adopter avec le plus de profit, consisterait, dans chaque camp, à assigner cette tâche à un ou plusieurs porte-parole compétents qui seraient naturellement dirigés et assistés par les avocats ou leurs assistants, et de faire comparaître ensuite ces porte-parole devant le Tribunal, pour qu’ils puissent témoigner de l’activité et de l’attitude des membres individuels. Nous croyons que le moyen d’obtenir une image aussi nette et aussi fidèle que possible consisterait à donner à ces hommes de confiance la possibilité de recueillir les déclarations sous serment des internés des camps sur les points principaux de l’Accusation qui ont été spécifiés par le Ministère Public. Ces hommes de confiance pourraient alors, comme témoins, déclarer sous serment combien d’individus, sur la base des déclarations sous serment des internés des camps, avaient pris part aux actions criminelles mentionnées dans l’Acte d’accusation ou en avaient eu connaissance. Là encore, certaines difficultés devront être aplanies.
Comme vous n’avez pas tout à fait terminé, je pense que nous ferions mieux de suspendre l’audience pendant dix minutes.
Avant la suspension de l’audience, je proposais une méthode de systématisation qui devait fournir des renseignements sur les actions et sur l’attitude des membres. Je continue.
Pour des raisons pratiques, il faudrait obtenir ces preuves d’un nombre suffisant de camps dans toutes les zones d’occupation. D’après les résultats des preuves obtenues, on pourrait alors tirer des conclusions, en partant des faits qui ont été pris en considération, sur l’activité et l’attitude d’un membre particulier de l’organisation et, en même temps, sur l’existence ou non du caractère criminel de l’organisation.
Si le Ministère Public est d’accord avec la Défense, je crois que, de cette façon, j’aurais peut-être trouvé un moyen de rassembler des preuves pertinentes, qui englobent tous les éléments positifs et négatifs.
Si le témoignage des détenus ne suffisait pas, et cela pourrait être le cas pour l’une ou l’autre des organisations, on pourrait envisager d’entendre des membres de l’organisation qui n’ont pas été arrêtés. Là encore, on pourrait probablement trouver une voie qui serait de nature à faciliter et à rendre possible l’accomplissement de la tâche du Tribunal.
Je voudrais également donner mon avis sur les questions qui sont débattues devant le Tribunal. Je ne suis pas actuellement à même de prendre position sur les déclarations si profondes et si solides de M. Justice Jackson. Je ne voudrais pas leur faire une réponse brève et qui serait moins soigneusement préparée ; mais le Tribunal comprendra qu’un certain nombre de mes confrères et moi-même désirions prendre position après une étude du matériel et de la loi qui sont à notre disposition. Le Tribunal nous donnera peut-être l’occasion de le faire très brièvement.
Je voudrais maintenant émettre un avis sur cette question en me plaçant à un point de vue plus technique, afin de remplir mon devoir et de bien fixer les idées de la Défense sur ces problèmes clairs.
Dans la première question, on a demandé quelles étaient les preuves qui devaient être admises et quelles preuves spéciales devaient être présentées au cours du Procès principal qui se déroule devant ce Tribunal. Je réponds : toutes les preuves qui ont trait à la détermination de la criminalité sont pertinentes. Si l’on examine le concept « criminel », on constate qu’il n’y a pas et qu’il ne peut y avoir de situation de fait définie par le droit pénal, car il ne s’agit pas de déterminer une situation de fait mais plutôt de porter un jugement sur la question de savoir si un acte est criminel, tout comme on décide si quelque chose est bon ou mauvais. C’est pourquoi le Statut n’oblige pas le Tribunal à condamner ou à faire une déclaration de criminalité, mais stipule plutôt que le Tribunal peut prononcer un tel jugement et non pas qu’il doit arriver à une telle décision. On voit ainsi que le Tribunal se trouve devant une tâche qui est essentiellement différente de l’activité d’un juge. Un juge est obligé, quand certains faits déterminés par la loi lui sont présentés, de prononcer un jugement, mais ce Tribunal doit déterminer le caractère criminel d’une série d’actes sur la base desquels le juge se prononcera plus tard. C’est la tâche d’un législateur et non d’un juge. Le Tribunal détermine ici ce qui doit être puni et fait ainsi œuvre de législateur. De cette manière, le Tribunal crée la base de la procédure des procès ultérieurs des individus que M. Justice Jackson a mentionnés dans l’une de ses récentes interventions. C’est cette base que le législateur donne au juge qui doit prononcer un jugement. De cette façon le fardeau de la preuve est renversé, comme M. Justice Jackson l’a toujours mentionné ici. Si un voleur comparaît devant un Tribunal, on ne manquera pas de réfuter son objection que le vol n’est pas punissable. Il ne peut pas dire : « la propriété c’est le vol ». On peut également conclure que l’activité de ce Tribunal est une activité législative, du fait que les Puissances signataires auraient pu, sans créer ce Tribunal et avec tout autant de succès, déclarer que tous les membres des organisations auraient pu faire l’objet de poursuites du seul fait de leur appartenance. La loi n° 10 du Conseil de Contrôle allié à laquelle on s’est souvent référé aujourd’hui corrobore cette interprétation, puisqu’elle constitue la loi de base du blanc-seing que l’on attend du Tribunal. Les exemples de criminalité des organisations qui ont été citées dans l’exposé fait ce matin par M. Justice Jackson prouvent encore qu’il s’agit toujours de lois et non pas de jugement. Un trait caractéristique de cette tâche législative se retrouve dans le fait que dans toutes les discussions, ce sont les considérations d’opportunité qui entrent les premières en ligne de compte et M. Justice Jackson a demandé dans un exposé antérieur que le verdict donnât les moyens d’agir contre les membres des organisations.
On voit que le Tribunal doit s’occuper de considérations législatives, mais il doit prouver que les membres des organisations sont punissables, c’est-à-dire « criminels ».
Pour déterminer les éléments de fait, le juge apporte des preuves. Pour légiférer, le Tribunal doit rassembler les matériaux nécessaires à cette fonction. Le juge peut, sur la base des critères légalement établis, déterminer facilement quelles sont les preuves qui sont pertinentes, et savoir par conséquent celles qu’il doit admettre. Le législateur agit autrement que le juge. Il étudie les faits pour voir s’ils sont ou non punissables. Tous les faits qui pour lui sont pertinents sont ceux qui ont une importance pour le contenu de sa loi. Il doit donc avoir une vue générale sur tout le problème, et il doit prendre en considération le bon comme le mauvais côté des choses.
Le principe de base de la justice exige que le coupable seul soit puni. Si le législateur veut arriver à ce résultat, il doit s’assurer que ses lois ne toucheront que les coupables. Il doit donc examiner les objections que pourrait présenter une personne atteinte par ses lois. Ainsi la protection de l’innocent est assurée, et la culpabilité individuelle doit être prouvée, à moins que le législateur n’ait institué une présomption de faute.
Tout homicide doit être puni, mais la culpabilité du meurtrier doit être établie. Il peut se prévaloir du fait que c’était un homicide involontaire ; et si le législateur ne veut pas admettre une telle objection, il doit examiner lui-même les preuves qui lui permettront de prendre une mesure aussi extraordinaire. Le volume du matériel à examiner, c’est-à-dire l’admission des preuves, dépend du contenu de la loi qui doit être promulguée. Si, dans les procès individuels qui suivront, toutes les excuses peuvent être présentées, le Tribunal n’a pas à s’en occuper. Mais il doit tenir compte de ce que seront dans cette procédure individuelle les garanties qui protégeront l’innocent contre une peine injustifiée. Il est absolument nécessaire que le Tribunal examine aussi chacune des allégations que le membre de l’organisation n’aura pas le droit de produire au cours des procès ultérieurs.
La loi n° 10 a déjà déterminé par anticipation que chaque membre d’une organisation criminelle pouvait être puni ; ces peines dont nous avons entendu parler dans les discours précédents ont déjà été déterminées. On a ainsi l’impression que le Tribunal ne pourrait prononcer qu’un jugement en bloc et, partant, sans avoir le droit d’y apporter une modification et sans avoir la moindre influence sur les effets législatifs de son jugement. Mais une telle conception est en contradiction avec l’idée fondamentale de la Conférence de Yalta qui était de transférer au Tribunal le pouvoir législatif des Puissances signataires, dans le but précis d’asseoir ce principe de justice, aux termes duquel seuls les coupables doivent être frappés, à la suite de l’examen des témoignages des membres intéressés.
Le Tribunal doit donc avoir le droit de déterminer en détail les conditions de la culpabilité et examiner les objections que l’individu devrait être en droit de présenter. Le Tribunal doit également pouvoir limiter les conséquences de son jugement en réglant le système des peines.
Je crois que M. Justice Jackson a exprimé aujourd’hui une opinion qui n’était pas en contradiction avec ce que je viens de dire. D’après le Statut, le Tribunal n’a pas le droit de décharger, pour des raisons pratiques, sa responsabilité sur les tribunaux individuels qui, en raison de leur composition, pourraient prendre des décisions sur la base de concepts juridiques totalement différents. On a accordé aux membres des organisations le droit d’être entendus ici, devant le Tribunal Militaire International, et ce, en raison surtout de l’importance de la décision qui, en tous les cas, implique une grave condamnation morale.
Jusqu’à quel point le Tribunal doit-il alors s’occuper de la question du rassemblement des preuves ? Je crois que le Tribunal doit, pour déterminer ce qui mérite d’être puni, examiner d’abord les faits types et laisser les faits purement individuels aux procédures ultérieures.
La séparation entre ce qui concerne l’ensemble et l’individuel n’est cependant pas une tâche aisée, car le témoignage des membres peut souvent avoir un double sens. Si, par exemple, un membre a déclaré qu’il ne connaissait pas les buts criminels de l’organisation, il peut vouloir dire soit que de tels buts n’existaient pas du tout, soit qu’il n’était nullement au courant des buts qui existaient réellement. La première objection concerne l’organisation, la seconde l’individu.
Sur la base de ces explications, je voudrais répondre ainsi à la question n° 1 du Tribunal ;
On ne peut pas trouver ici les éléments de la criminalité tels qu’ils sont définis par le droit pénal. La constatation de la criminalité consiste pour le Tribunal à déterminer le caractère punissable et c’est là une œuvre législative.
L’examen des preuves au sens où l’entend la procédure porte en réalité sur l’examen du matériel législatif, y compris les objections des membres des groupes et organisations.
Dans quelle mesure le Tribunal doit-il procéder lui-même à cet examen ? Cela dépend de l’importance et de l’effet qu’il peut et qu’il désire donner à son jugement. Tous les faits qui ne regardent pas l’ensemble et ne se rapportent pas aux questions fondamentales de droit peuvent être laissées à l’appréciation des tribunaux individuels.
Venons-en aux questions 2 et 3. Le Tribunal y parle de la limitation du cercle des membres et de la période pendant laquelle a duré la criminalité.
Les deux questions se rapportent au même problème : celui de savoir si une telle limitation sera le fruit d’une requête du Ministère Public ou si le Tribunal peut lui-même limiter le contenu du jugement. Je crois que M. Justice Jackson a déclaré aujourd’hui que le Tribunal avait ce dernier pouvoir. Mais, en ce qui concerne les chefs politiques, le Ministère Public s’est réservé le droit, dans le cas d’une limitation de la sphère des membres, d’intenter des poursuites ultérieures contre les membres qui en sont maintenant exclus ou de prendre d’autres mesures. Le Statut cependant n’accorde pas un tel droit au Ministère Public. Il va également à rencontre des pouvoirs naturels du Tribunal de prononcer un acquittement, pouvoir qui ne peut être battu en brèche par une réserve du Ministère Public. Les preuves à examiner ne peuvent pas être limitées non plus par la requête proposée, car le jugement porté contre les organisations accusées doit envisager ces organisations comme un tout. Il n’est pas permis d’extirper simplement les mauvais éléments pendant une période exceptionnelle et de déclarer malgré tout l’organisation criminelle.
Le Ministère Public n’a pas à apprécier ce qui doit être considéré comme un groupe ou une organisation. L’article 9, paragraphe 1 du Statut l’affirme, qui déclare que le caractère criminel doit être lié à l’activité de l’un des principaux accusés. On ne peut expliquer cette stipulation qu’en disant que l’organisation envisagée, sous le rapport de ses membres et du temps, doit être influencée par les activités d’un des accusés principaux. Mais c’est là affaire qui doit être décidée par le Tribunal et non par le Ministère Public.
Je voudrais maintenant répondre aux questions n° 2 et 3 de la façon suivante :
Question n° 2 : Limiter la période incriminée ne doit pas être l’œuvre du Ministère Public. Le Tribunal peut et doit limiter lui-même cette période, dans le cas où les organisations ou groupes ne méritent pas d’être punis pour des activités déployées pendant tout le temps de leur existence. Si les actes commis par un accusé principal en sa qualité de membre de l’organisation ne tombent pas sous le coup de l’accusation pour toute la durée de l’existence de l’organisation, une telle limitation doit être prononcée.
Question n° 3 : Pour la limitation des groupes, la même remarque ne vaut qu’à propos de la limitation de la période de temps.
Le Tribunal a le droit de limiter les effets de son jugement à l’égard de tous les groupes et de toutes les organisations. Il doit procéder à cette limitation si les actes commis par l’accusé principal en sa qualité de membre de l’organisation excluent certains groupes de membres. La limitation de l’accusation ou des effets de la décision ne limite pas les preuves sur lesquelles celle-ci est fondée.
Voilà ce que je désirais répondre aux questions posées par le Tribunal.
Je voudrais maintenant prendre position sur une question qui a également été soulevée aujourd’hui : celle des requêtes aux fins d’audition, si le Tribunal me permet d’en parler.
D’après l’article 10 du Statut, chaque membre d’une organisation peut être poursuivi si cette organisation a été déclarée criminelle. Cette décision est laissée au Tribunal, mais sa tâche consiste à entendre la déposition des membres. Sans cette déposition, un jugement de condamnation n’est pas possible. C’est la condition sine qua non de l’existence du Procès. La Défense a reçu jusqu’à présent 50.000 demandes, sur des millions de membres. Afin que le Tribunal ne tire pas cette conclusion erronée que la majorité écrasante des intéressés admettent leur culpabilité en restant silencieux, je dois souligner ici que ces derniers s’élèveront énergique-ment contre une telle culpabilité.
Mais je vais donner les raisons pour lesquelles ces requêtes ont été présentées en si petit nombre et je vais montrer qu’elles ne sont dues ni à la faute, ni à la négligence des intéressés. Cette lacune ne tient pas à un manque d’intérêt, ni à un manque de respect envers le Tribunal, mais plutôt à certains faits précis.
La publicité donnée par la voie de la presse et de la radio, au commencement des débats, sur le droit d’être entendu, a été faite à un moment où il n’y avait pratiquement pas de journaux dans les villes détruites et où les appareils de radio étaient rares. De plus, en raison de la crise du papier, on a utilisé des caractères de petit format, souvent indéchiffrables. Le Tribunal avait ordonné que des mesures de publicité fussent faites dans les camps d’internés où un grand nombre d’intéressés étaient rassemblés. Je n’ai pas pu déterminer dans quelles mesures cette publicité a été faite.
M. Justice Jackson a montré ce matin différents documents et je vais pouvoir m’informer en les consultant. Le fait que si peu de demandes aient été faites donne à réfléchir. Mais bien qu’elles aient eu connaissance du droit qui leur était offert, certaines personnes n’ont apparemment pas encore eu la possibilité d’adresser leur requête au Tribunal. Au moment de ces mesures de publicité, il n’existait pas encore de relations postales entre les différentes zones et à l’heure actuelle, il n’y en a toujours pas avec l’Autriche où se trouvent probablement des dizaines de milliers d’internés.
Quant aux mesures employées pour les organisations, deux moyens de transmettre les demandes ont été utilisées pour suppléer au manque de relations postales. Ils se sont révélés tous deux insuffisants et sont à l’origine du nombre si infime de demandes. Les membres qui n’étaient pas arrêtés devaient présenter leur requête par l’intermédiaire de l’autorité militaire la plus proche. Je ne connais aucun cas où une demande soit arrivée par cette voie. La tentative faite pour l’utiliser échouait en raison du manque de bonne volonté dont faisaient preuve ces services. Je puis l’illustrer par un exemple :
Les membres intéressés devaient s’adresser à l’officier commandant leur camp pour qu’il transmît leur demande. Rares sont les camps d’où, après des semaines et des mois depuis le commencement des débats, sont parvenues des requêtes qui avaient été faites en novembre. Et seulement de certains camps des zones américaine et britannique, ainsi que d’un camp situé en Amérique. Des zones soviétique, polonaise, française, de même que d’Autriche et des divers camps situés à l’étranger, nous n’avons jusqu’ici reçu aucune demande ; en tout cas, pas que je sache. Je livre ces faits au Tribunal pour qu’il se fasse une opinion. L’uniformité des circonstances montre cependant que la faute ne peut pas en incomber aux membres des organisations.
De toutes ces difficultés, je ne veux citer qu’un seul exemple marquant qui jettera une lumière sur ces faits : dans un camp, environ 4.000 membres des diverses organisations ont, en novembre 1945, demandé la permission de faire valoir leur droit. Il y a quelques jours, un officier de la garde de ce camp m’a déclaré qu’à cette époque aucune demande n’avait été acceptée car, selon les règlements du camp, les internés ne pouvaient communiquer à l’extérieur avec qui que ce soit. La transmission des demandes exigeait un ordre de l’Armée, mais cet ordre n’existait pas ; on s’en tenait aux prescriptions qui étaient alors en vigueur.
Une deuxième raison pour laquelle les demandes ne sont pas arrivées doit être cherchée dans le fait que les intéressés craignaient de s’attirer certains ennuis. Ils redoutaient d’être poursuivis par le CIC (service du contre-espionnage) à la suite de leur demande. Cette crainte était surtout inspirée par le fait que la diffusion du droit de faire les demandes s’accompagnait d’une notice stipulant qu’aucune immunité ne serait accordée aux intéressés. L’effet s’en fait particulièrement sentir dans le cas des membres qui ne sont pas internés, qui nous ont transmis un nombre infime de demandes et qui, très souvent, l’ont fait anonymement ou sous un faux nom. Il serait souhaitable que le Tribunal fasse connaître aux intéressés que leurs craintes sont injustifiées et que tous doivent adresser une requête afin d’éviter que n’intervienne une décision contraire à leurs intérêts : l’imperfection de la procédure actuelle quant aux requêtes pourrait alors être corrigée.
Tout cela montre que le premier stade de l’institution du système des requêtes s’est révélé si imparfait que le témoignage requis n’est qu’une illusion.
Mais, dans la mesure où elles nous parviennent, les requêtes, à quelques exceptions près, sont sans valeur pour la raison suivante :
Le Tribunal, à la suite de la requête, doit décider si le témoin doit comparaître. Mais, en pratique, ce résultat n’est atteint que si les demandes sont motivées. Or, ou bien les raisons font complète-ment défaut ou elles sont inutilisables. Une requête sans objet ou qui ne contient dans l’ensemble que de simples affirmations ou des truismes ne peut pas être considérée comme base d’un jugement. Certaines demandes ne mentionnent même pas la fonction que le membre occupait dans l’organisation ni celle qu’il exerçait dans la vie civile. Cette mauvaise formule est due vraisemblablement, dans le cas des internés, aux ordres donnés par les commandants de camp qui n’autorisaient que des requêtes collectives ou leur imposaient certaines formes. Tous les intéressés, internés ou non, n’ont pas été à même d’exposer leurs griefs d’une façon conséquente, car les inculpés savent uniquement que leur organisation doit être déclarée criminelle, mais ils ignorent en quoi consiste cette criminalité. Dans certains cas isolés, des déclarations détaillées ont été faites, mais elles sont basées sur des suppositions.
Dans le but d’améliorer cet état de choses, les avocats ont visité différents camps afin d’éclaircir la situation et de recueillir des informations. Je passerai sur les difficultés rencontrées. Je ne parlerai pas de la limitation du temps qui nous était accordé pour demeurer dans les camps ni d’autres choses semblables ; mais je dois dire que les visites des camps ont été infructueuses en ce sens que je n’ai pas encore reçu les déclarations sous serment, ni les autres dépositions écrites qui ont été faites par les membres après notre visite, bien que je connaisse au moins un cas où elles ont été transmises au commandant du camp.
Dans ces conditions, la vérité est qu’aujourd’hui, trois mois après le début du Procès, les bases techniques nécessaires à la poursuite des débats et à l’audition des membres des organisations font encore défaut. Les avocats des grandes organisations sont incapables de combler ce retard en si peu de temps. D’autre part, les matériaux que nous possédons sont très volumineux : c’est le cas des dirigeants politiques où il existe environ 15 à 20 groupes différents, tels que le Front du Travail, la section de Propagande, la section d’Organisation et ainsi de suite, qui doivent être examinés quant à leurs fonctions et quant à leur caractère criminel. On ne peut négliger aucun de ces faits et il faut éviter même l’apparence d’un examen moins soigneux. Je ne veux pas parler des difficultés que rencontrent les avocats du fait que le Ministère Public les met maintenant, pour la première fois, au courant de certains aspects juridiques particuliers de la question.
Les membres internés ont un intérêt particulièrement grand à ce qu’il soit statué rapidement sur leur sort. Néanmoins, je me vois obligé par ces conditions impérieuses de présenter ici une requête :
que la procédure engagée contre les groupes et les organisations qui doivent être déclarés criminels soit disjointe du Procès principal et poursuivie ultérieurement. Cette requête est en accord avec la nature particulière du Procès dont j’ai parlé au début de mes explications.
Je voudrais ajouter à ma requête une proposition sur la façon dont pourraient être entendus les témoins. J’y suis incité par la proposition faite ce matin d’exécuter cette tâche par l’intermédiaire d’un conseiller, c’est-à-dire d’un officier allié du service de justice militaire.
Je ne peux que protester très énergiquement contre cette proposition. A mon avis, c’est le droit essentiel d’un avocat de recueillir lui-même ce genre d’informations et celui de chaque accusé de pouvoir s’entretenir avec son avocat. Il serait incompréhensible que les Alliés qui représentent le Ministère Public s’occupent d’activités du ressort de la Défense.
On ne peut pas s’attendre à ce qu’un officier, en toute objectivité, soit suffisamment impartial pour renseigner un accusé et chercher à le comprendre jusqu’en ses plus profonds sentiments.
Ma proposition vise donc à ce que chaque camp soit doté d’un avocat allemand qui reçoive les instructions des avocats des organisations, entretienne les internés et recueille les renseignements. Dans un laps de temps relativement court, l’avocat pourra opérer un choix parmi cette masse de faits autant que parmi les personnes qui seront ultérieurement entendues ici. Je vois dans la proposition faite ce matin par le Ministère Public une élimination de la Défense. Je me verrai obligé de réfléchir longuement pour savoir quelle attitude je devrai, au nom de la Défense, prendre devant une telle proposition.
Sur les questions générales qui concernent la possibilité de déclarer qu’une organisation est criminelle, la procédure employée pour la présentation des preuves et le caractère criminel des organisations en général, je m’en réfère à ce que mes confrères, le Dr Kubuschok et le Dr Servatius, viennent de dire. Je ne voudrais ajouter que quelques déclarations supplémentaires.
En ce qui concerné la question des requêtes, je puis dire, d’après mes propres constatations, que j’ai été frappé par la longue période qui a séparé le moment de la rédaction de ces requêtes et celui où elles sont revenues entre les mains des avocats. Pour ne citer qu’un exemple, nous avons reçu il y a quelques jours des requêtes venant d’un camp de Schleswig-Holstein, dont une partie a été rédigée en novembre ou en décembre. J’ai moi-même envoyé des lettres dans ces camps pour avoir des renseignements. Ces lettres sont parties depuis cinq, six et sept semaines et, jusqu’à présent, je n’ai reçu aucune réponse. Je sais qu’en novembre dernier une requête détaillée a été envoyée du camp de Hersbruck par des membres des SS et de la Gestapo à leurs avocats, et je le tiens de source sûre ; ni l’avocat des SS, ni moi-même n’avons reçu cette requête.
On a reçu très peu de requêtes des membres de la Gestapo. A mon avis, l’une des raisons tient à ce que la majorité des internés ignorent certainement qu’ils sont représentés et défendus dans ce Procès ; la publicité qui a été faite dans les camps l’a été en novembre dernier ; les avocats des organisations n’ont pas été nommés avant le 17 décembre 1945. L’exactitude de mon point de vue est, je crois, corroborée par ce qui suit : il y a trois semaines, dans un journal allemand, la Neue Zeitung, est paru un article sur la question des organisations, dans lequel il est dit mot pour mot :
« Les organisations, comme on le sait, ne sont pas représentées au Procès de Nuremberg ». Si la presse elle-même ignore que les avocats des organisations assistent aux audiences, au premier rang, depuis des mois et qu’ils ont souvent pris la parole, comment voulez-vous que les internés des camps en soient informés, eux qui vivent enfermés hermétiquement et sans contact aucun avec le reste du monde ? Voilà ce que je voulais dire.
Quant au reste, je suis d’avis que la question de savoir si les organisations doivent être accusées ici dans leur ensemble, constitue un fait entièrement nouveau dans l’histoire de la jurisprudence et qui, tant par son étendue que par les buts qu’il vise et les effets qu’il peut comporter, ébranle les fondements même du Droit. En outre, comme on l’a déjà dit, des organisations doivent être jugées, qui n’existent plus depuis près d’un an. Dans la procédure criminelle de tous les pays civilisés, la condition fondamentale d’un procès est que l’accusé soit vivant. On ne peut juger quelqu’un à titre posthume.
D’après l’affirmation de M. Justice Jackson, les organisations de la Gestapo et des SS, par exemple, doivent être tenues pour responsables de la liquidation des Juifs à l’Est ; et il est déclaré qu’en raison de l’exécution de millions de Juifs et de l’impossibilité de déterminer les individus responsables, les organisations doivent être jugées pour entraîner une sanction contre les coupables. La Défense est naturellement convaincue du principe, qu’elle fait sien, que les coupables doivent être punis, mais uniquement les coupables.
Voici un exemple : une Einsatzgruppe du SD, chargée de liquider les Juifs à l’Est, comptait dans ses rangs environ 250 membres de la Gestapo. Si l’on considère l’effectif total des 45.000 à 50.000 membres de la Gestapo, c’est donc là un chiffre bien minime. Dans le cas d’un jugement général de condamnation prononcé par exemple contre la Gestapo, plus de 45.000 personnes seraient atteintes qui n’ont rien à voir avec l’affaire en question. Et je prends l’exemple d’un criminel d’habitude qu’on ne peut pas saisir et dont la famille serait arrêtée à sa place et condamnée.
En tenant compte des déclarations importantes qui ont été faites aujourd’hui par le Ministère Public au sujet de la question des organisations, je demanderai au Tribunal la permission de préciser mon attitude sur quelques autres points. D’abord la durée de la période au cours de laquelle la Gestapo doit être considérée comme criminelle. Je dois dire ici qu’au moins jusqu’en 1939, la Gestapo fut une institution légale, créée par des lois. Il est également exact que l’Acte d’accusation ne se réfère qu’à des crimes qui ont été commis après 1939, c’est-à-dire après le début des hostilités.
Le Ministère Public a exclu aujourd’hui les membres auxiliaires, secrétaires, employés de bureau, etc., en accord avec la requête que j’ai faite en décembre. Je demande, en outre, que non seulement les employés auxiliaires de bureau soient exclus, mais aussi tous les autres employés, car je présume qu’on a exclu les employés de bureau parce qu’ils n’avaient rien à voir avec les crimes reprochés à la Gestapo.
Je voudrais encore aborder brièvement un autre point : la question de l’adhésion volontaire à une organisation ; c’est une question qui a joué un rôle important. M. Justice Jackson a dit entre autres, dans sa déclaration du 7 juin 1945 adressée au Président des États-Unis, que les « SS et la Gestapo étaient des organisations de combat formées de volontaires fanatiquement portés à l’exécution des plans de violence. » Je ne sais pas jusqu’à quel point c’est exact pour les SS, mais cela ne l’est certainement pas pour la Gestapo, car la Gestapo était une organisation d’État créée par l’accusé Göring, sur la base de la loi de 23 avril 1933. C’était un organisme de Police semblable à la police criminelle dont le devoir était de traquer les criminels ou à la police d’ordre qui était chargée de contrôler la circulation. Le personnel était en majorité composé de fonctionnaires à vie dont quelques-uns étaient dans la Police bien des années avant la création de la Gestapo et qui, au moment de l’institution de celle-ci, y furent rattachés conformément aux lois sur les fonctionnaires en vigueur en Allemagne. Ceux-ci étaient obligés de donner suite à ces mutations. Ils ne sont donc jamais venus volontairement à la Gestapo : tout au plus pourrait-il y avoir un pourcentage d’un pour cent de membres volontaires. Les 99 autres pour 100 y ont été affectés de force sur la base des prescriptions de cette loi.
Voilà ce que j’ai à dire pour le moment, mais je voudrais me réserver le droit de pouvoir reprendre la parole plus tard sur les problèmes qui ont été soulevés aujourd’hui.
Il faudrait, en outre, examiner si les fonctionnaires de l’administration de la Gestapo, qui représentent environ 70% de l’effectif total, ne doivent pas être exclus de cette accusation. Les 500 requêtes que nous avons reçues jusqu’à présent proviennent uniquement de tels fonctionnaires de l’administration. Ils n’avaient reçu aucune instruction qui les poussât à commettre des crimes. On ne pouvait les utiliser à aucune fin criminelle, car ils n’avaient aucun pouvoir d’exécution. Leur activité ne s’étendait qu’à des questions de personnel et à des questions économiques : nomination de fonctionnaires, promotions, renvois, etc., administration budgétaire, comptabilité, salaires et traitements, location de locaux, etc. Ces choses n’ont donc rien à voir avec un pouvoir d’exécution, ni surtout avec les crimes reprochés à la Gestapo. A mon avis, il est tout aussi justifié d’exclure ces gens que les secrétaires et employés de bureau qui ont déjà fait l’objet d’une telle mesure de la part du Ministère Public.
Mais oui, certainement. L’audience est levée.