SOIXANTE ET ONZIÈME JOURNÉE.
Vendredi 1er mars 1946.
Audience du matin.
A la fin du débat sur les organisations, c’est-à-dire, comme le pense le Tribunal, avant la fin de l’audience d’aujourd’hui, il y aura une audience à huis clos. Demain matin à 10 heures, le Tribunal siégera publiquement pour examiner les requêtes des quatre accusés suivants, tendant à faire citer des témoins et présenter des documents. Le défenseur qui a interrompu son argumentation désire-t-il continuer maintenant ? Docteur Merkel, avez-vous terminé ?
Oui, Monsieur le Président.
Plaise au Tribunal. Les objections et les craintes que la Défense a exprimées hier sur la procédure contre les six organisations accusées sont particulière-ment valables pour le jugement des SA. Nulle autre organisation n’est plus exposée au danger d’une sentence contraire au sentiment de la justice. C’est pourquoi je prie le Tribunal de me permettre de lui soumettre mes arguments en ce sens.
La demande du Ministère Public, suivant laquelle les SA devraient être déclarées organisation criminelle, concerne, d’après une estimation prudente, au moins quatre millions d’hommes. Si heureuse et opportune que soit la limitation approuvée hier par M. Justice Jackson, ses effets numériques ne seront pas importants, car les Wehrmannschaften des SA et les porteurs de l’insigne sportif SA qui ont été exclus hier n’étaient pas à proprement parler des membres, de sorte que, jusqu’ici, seules les réserves SA ont été éliminées. Mais comme, d’autre part, aucune limitation dans le temps n’a été faite, on implique dans les poursuites tous ceux qui, même pour un très court laps de temps, ont appartenu aux SA durant les vingt-quatre années de leur existence, entre leur fondation qui date de 1921 et leur dissolution en 1945, ce qui représente presque un quart de siècle.
Or, nous avons appris hier, par le Ministère Public, que les actes criminels dont les organisations sont accusées sont les mêmes que ceux que l’on reproche aux inculpés principaux, à savoir des crimes contre la Paix, des crimes de Guerre, des crimes contre l’Humanité, ainsi que la participation au complot général.
Si nous examinons la possibilité d’une participation de ces quatre millions d’anciens SA à ces quatre importantes catégories de crimes, nous trouvons ce qui suit : les crimes de guerre ne sont pas retenus contre les SA. Le Ministère Public a bien présenté un affidavit selon lequel les SA prirent part à la surveillance des camps de concentration et des camps de prisonniers de guerre et aussi à la surveillance du travail forcé. Mais, suivant l’exposé du Ministère Public, cela se produisit seulement en 1944 dans le cadre de la guerre totale de l’époque et nul ne prétend qu’alors les SA se soient rendus coupables d’excès ou de mauvais traitements quelconques.
Les SA avec leurs quatre millions de membres n’ont jamais participé à aucune des atrocités dont nous avons été informés ici par les témoins et les documents. Les quelques infractions contre l’Humanité retenues ici contre les SA par le Ministère Public et dont quelques membres isolés, au cours de presque un quart de siècle, se sont rendus coupables, ne peuvent absolument pas être comparées aux crimes graves contre l’Humanité dont on a parlé ici.
Un autre point a été soulevé par le Ministère Public, l’occupation des locaux des syndicats par les SA ; elle eut lieu sur l’ordre du Reichsleiter Ley, qui se servit d’elles pour cette opération et ce après la prise du pouvoir par Hitler. Le Ministère Public n’a pas, lui non plus, dit que cette opération avait donné lieu à de mauvais traitements, des excès ou violences quelconques. A l’occasion de la prise du pouvoir, au printemps 1933, des excès isolés se produisirent et, selon un affidavit présenté par l’Accusation, deux citoyens américains, Rosemann et Klauber, furent frappés, ce qui est évidemment regrettable, mais de tels excès individuels sont inévitables dans des organisations comptant des millions de personnes et peuvent difficilement permettre de déclarer toute une organisation criminelle.
Enfin, la participation des SA comme troupes de garde pour les camps de concentration est, suivant l’Accusation, réduite à des exceptions isolées et elle finit, en tout cas, en 1934. Le commandant du camp de concentration d’Oranienburg, suivant l’exposé du Ministère Public, était un SA Führer et, néanmoins, on ne lui reproche pas d’avoir commis des atrocités.
Le second point : mauvais traitements infligés aux prisonniers du camp de Hohenstein par les SA et les SS, en 1934, conduisit à une action judiciaire et les SA reconnus coupables furent condamnés à des peines de prison allant jusqu’à six ans.
Comme dernier acte, il reste la participation des SA aux excès qui se produisirent la nuit du 10 au 11 novembre 1938, quand des vitrines de magasins juifs furent brisées et des synagogues incendiées. Ici aussi, le plan établi et l’ordre donné ne venaient pas des SA, mais émanaient de la direction du Parti, et les SA furent simplement chargés de l’exécution.
Enfin, si l’on considère que, dans la période des luttes politiques s’étendant de 1921 à 1933, la vieille organisation SA fut mêlée à des combats de rues, dans un but souvent défensif, contre des adversaires politiques et que la transformation des SA en une organisation comprenant des millions de membres eut lieu seulement après l’accession au pouvoir de Hitler, nous arrivons à la statistique suivante : en prenant comme base l’exposé du Ministère Public, sur l’ensemble des membres accusés, nous en trouvons tout au plus 2% qui ont participé à des faits individuels punissables, tandis que 98% des 4.000.000 sont convaincus de n’avoir absolument rien à se reprocher à propos de ces faits.
Ici aussi, le Ministère Public ne voudrait pas prétendre que les excès de ces 2% rendent criminelle l’organisation entière. Ces 98%, en chiffres ronds 3.900.000 anciens membres des SA, doivent néanmoins répondre aujourd’hui de la préparation de la guerre d’agression ou de l’établissement et de l’exécution d’un plan de conspiration générale ou bien, en s’exprimant plus fortement, d’avoir appartenu à une organisation poursuivant la réalisation de ces buts criminels.
Qu’en résulte-t-il maintenant si nous utilisons la définition du caractère criminel d’une organisation, telle qu’elle a été exposée hier par M. Justice Jackson et Sir David ? Les membres des SA reconnaîtront qu’ils tombent sous les points 1 et 2, c’est-à-dire qu’ils forment une organisation nombreuse ayant des buts collectifs et que cette organisation était en principe composée de volontaires ;
mais ils contesteront, de la façon la plus vive, les points 3, 4 et 5. Le point 3 exige que l’organisation poursuive objectivement des buts criminels dans le sens de l’article 6 du Statut. Ces millions de membres, s’ils étaient entendus ici, déclareraient que, ni dans le programme, ni dans les discours de leurs chefs, ils n’ont été encouragés à poursuivre des buts criminels. Que les chefs des SA aient eu de tels desseins en secret, ces gens n’étaient pas en mesure d’en juger. Que de tels buts criminels aient été poursuivis secrète-ment par ces chefs, cela ne pourra être constaté que par le Tribunal, maintenant que les archives sont fouillées, que les témoins peuvent parler, que tous les documents sont sous les yeux du Tribunal.
Nous en venons au point 4 de la définition de l’Accusation : si j’ai bien compris M. Justice Jackson, hier, ce point exige en outre, comme élément criminel entraînant la culpabilité, que les buts et les méthodes de ces organisations aient eu un tel caractère qu’un homme normal et raisonnable puisse être accusé à bon droit de les avoir connus. Je voudrais souligner ici, en commun avec les autres défenseurs, que je ne considère pas cette définition comme une sauvegarde suffisante, car elle signifie qu’un membre peut être puni s’il n’a pas reconnu le caractère criminel de l’organisation, mais aurait dû le reconnaître par un examen raisonnable. Je ne connais pas de Code pénal d’un état civilisé moderne dans lequel la négligence, même grave, c’est-à-dire grossière, suffise pour rendre un homme responsable d’une action criminelle, d’un crime d’une nature aussi grave. Un tel crime ne peut être commis que volontairement. Peut-être le Ministère Public pourra-t-il, plus tard, s’exprimer sur ce point en se basant sur le droit anglo-saxon et les autres droits étrangers.
Cette remarque me paraît particulièrement importante car, sans cela, des juges étrangers, particulièrement des juges anglo-saxons, seraient tenté de juger les choses allemandes à la mesure des normes politiques de leur pays. L’instinct politique positif, qui est la caractéristique des citoyens anglais et américains, manque complètement aux Allemands ; nous sommes un peuple sans maturité politique, crédule et par conséquent particulièrement sujet à des entraînements politiques. Le Tribunal devrait prendre cette différence en considération, pour apprécier la bonne foi des membres des différentes organisations. Suivant les impressions que la Défense a recueillies de ses visites aux camps et d’un grand nombre de lettres, la masse des membres des SA est convaincue qu’elle n’a pas appartenu à une organisation criminelle, notamment pour les raisons subjectives suivantes :
On savait généralement, et cela est spécifié dans le livre de l’Organisation du Parti, document PS-1893, page 365, que seuls étaient acceptés dans les SA les gens de moralité irréprochable ;
il y est dit textuellement : « Réputation irréprochable, pas d’antécédents judiciaires » ; les membres des SA disent qu’ils ne connaissent aucun exemple d’une bande de criminels ou de conspirateurs exigeant de telles références.
C’est un des caractères essentiels d’un complot qu’il doit être tenu secret et que ses buts criminels ne doivent pas être connus de l’ennemi. Une organisation de plusieurs millions d’individus n’est, par nature, aucunement propre à réaliser un complot. Les chefs des SA soulignèrent en de nombreux discours qu’ils désiraient maintenir la paix en toutes circonstances. Ils ont aussi signalé qu’une Allemagne sans moyens de défense, sans armes, au centre de l’Europe, était plutôt un danger pour la paix européenne et que le fait d’être armé était la meilleure garantie de la paix européenne. Les simples membres des SA ne cessent de signaler le fait que les Puissances étrangères ont reconnu les chefs du national-socialisme dans les relations diplomatiques. Ils ne considèrent pas ce fait simplement comme un acte de courtoisie internationale, mais sont convaincus que les Gouvernements étrangers n’auraient pas entre-tenu de relations avec le Gouvernement allemand, si ce Gouvernement avait été composé de criminels avérés.
Je puis indiquer un exemple particulièrement frappant. L’accusation contre les SA présente comme documents à charge une série de documents, les PS-2822 et 2823. Suivant ces documents, dès mai 1933, un représentant du ministère de la guerre du Reich, le lieutenant-colonel Auleb, fut détaché auprès du commandement des SA afin d’assurer la liaison entre les deux organismes. La chose fut tenue très secrète et Auleb, afin d’être « camouflé », devait porter l’uniforme SA. Je demande alors comment un simple membre des SA aurait pu entendre parler de tel faits ? Je n’ai indiqué ici que quelques-uns des quelques points qui ont été exposés par des membres des SA et qui, la Défense en est convaincue, ne sont pas de vaines objections, mais prouvent que la majorité de ces gens n’ont jamais pensé qu’ils étaient membres d’une association criminelle.
Mais le cinquième critère établi hier par l’Accusation pour définir ce qu’était une association criminelle, à savoir le rapport étroit entre les accusés principaux et les SA, est beaucoup plus difficile à prouver pour les SA que pour les autres organisations. On peut d’abord en être surpris, car six des principaux accusés étaient des personnalités des SA. Néanmoins, un examen plus approfondi montre que ce rapport était beaucoup moins étroit qu’il ne le paraissait. A part Göring, aucun des principaux accusés n’a exercé un commandement sur toutes les SA ; le rang qu’ils avaient était un rang honorifique et, jusqu’à un certain point, décoratif. En conséquence, le Ministère Public, dans son résumé des éléments criminels qui vient d’être présenté, a seulement montré les relations de Göring avec les SA. Or, ces relations également furent singulièrement rares et se limitèrent à trois quarts d’année, 9 mois environ, principalement de février 1923 à novembre 1923, il y a 23 ans de cela. Göring n’a jamais été, bien que ce soit indiqué dans l’appendice A de l’Acte d’accusation, Reichsführer des SA. C’est une erreur. Plus exactement, en février 1923, Göring reçut l’ordre de prendre le commandement de la Sturmabteilung, du groupe destiné à la protection des réunions. Göring commanda les SA jusqu’au putsch du 9 novembre 1923. Son commandement se termina alors et ne lui fut jamais rendu. Plus tard, Göring reçut de Hitler le commandement honoraire de l’unité « Feldherrnhalle », mais il n’en était pas le véritable commandant. Je pense que la différence entre le commandant honoraire et le commandant réel d’une unité est généralement connue et qu’il est inutile que je donne de plus amples explications. La fonction de commandant honoraire n’a qu’une signification honorifique.
La tâche que les SA devaient assumer sous la direction de Göring en 1923 était la protection des réunions et on ne peut pas dire qu’à cette époque les SA avec Göring projetaient déjà des actes criminels tels que ceux définis à l’article 6 du Statut, ni que ces actes aient été prévisibles sous une forme quelconque. On ne peut pas dire davantage, qu’après 1923, Göring se servit des SA pour l’exécution de quelque plan criminel. L’homme qui commanda les SA de 1920 à 1934, Ernst Röhm, fut un adversaire acharné de Göring ; après sa mort, de 1934 à 1943, les SA furent dirigées par Victor Lutze et de 1943 jusqu’à leur dissolution par Wilhelm Schepmann.
D’après l’article 9, alinéa premier du Statut, une organisation ne peut être condamnée que si elle est impliquée dans une action pour laquelle un des principaux accusés est condamné. Du point de vue juridique et du point de vue des faits, je doute sérieusement que l’état de choses de 1923 que j’ai relaté suffise à remplir pour les SA les conditions exigées par le Statut. Il faudrait pour cela que le Tribunal condamnât l’activité de Göring en sa qualité de protecteur de réunions qui se sont passées il y a 23 ans, jusqu’au putsch de novembre inclus, comme une infraction spéciale. Or, on peut opposer le fait que toute cette activité est juridiquement couverte par l’amnistie du Gouvernement démocratique du Reich, qui, à l’époque, en termina ainsi avec cette activité.
S’il y a donc, Messieurs, une organisation qui ne peut être classée parmi les organisations criminelles, c’est bien la SA, car l’accusation portée ne répond pas à la réalité. Les vastes cercles qui se sont constitues à l’étranger, ceux surtout qui durent quitter l’Allemagne en 1933, n’ont rien su du changement complet de structure que subirent les SA dans les années qui suivirent. L’étranger entendait à chaque séance du Reichstag le chant du Parti « La marche des SA » bien que, en réalité, cette organisation eût perdu toute influence politique, tout en étant devenue très importante au point de vue numérique ; c’est précisément pour cette raison qu’elle était devenue depuis longtemps inoffensive au point de vue conspiration et présentait d’ailleurs tous les caractères d’une association utilitaire allemande.
Je me réfère ici aux déclarations faites par le colonel Storey dans son exposé des charges (tome IV, page 138). L’organisation qui a supplanté complètement les SA dans la vie politique fut, comme chacun sait, celle des SS et cela coïncida avec ce qu’on a appelé le putsch de Röhm en 1934. Les SA et les SS se regardèrent toujours comme des frères ennemis, c’est un fait que je dois mentionner dans l’intérêt de la vérité. Pour toutes ces raisons, les SA sont jugées très différemment même par les adversaires allemands du national-socialisme et cela a conduit à des résultats contradictoires dont l’élimination par le Ministère Public ou par le Tribunal serait extrêmement désirable.
J’ai ici l’occasion de signaler le fait suivant : les membres des SA jusqu’aux grades les plus élevés ne sont pas en principe susceptibles d’être arrêtés, contrairement à ceux de toutes les autres organisations. La nouvelle loi de dénazification qui, d’après des délibérations approfondies d’éléments allemands et du Gouverne-ment militaire, entre en vigueur ces jours-ci pour toute la zone américaine, ne considère les membres des SA de rang inférieur à celui de Sturmführer ni comme des nazis actifs, ni comme des criminels. D’après la loi électorale valable dans la zone américaine pour les élections communales, les simples membres des SA qui n’étaient pas membres du Parti sont non seulement électeurs mais éligibles. Ces mêmes gens qui sont maintenant mis en accusation devant le Tribunal pour des crimes graves peuvent dans le même temps, suivant la loi en question, être élus conseillers municipaux. J’ai parlé personnellement, il y a environ deux semaines, à un membre des SA et je lui ai demandé si, sur une citation du Tribunal, il viendrait ici pour déposer ; il me répondit qu’il n’en voyait pas la raison puisque, dans le même temps, il avait été élu conseiller municipal et confirmé dans ses fonctions.
Les prescriptions de la loi n° 30 concernant l’application de la réglementation communale allemande, du 20 décembre 1945, articles 36 et 37, qui déterminent l’éligibilité des SA, confirment d’autre part le fait connu dans toute l’Allemagne, mais que l’étranger semble encore ignorer, qu’un simple membre du Parti avait une position politique plus active, toutes proportions gardées, que le très insignifiant membre des SA. Quiconque était membre du Parti avant 1937 ne peut pas voter et quiconque a été à un moment quelconque membre du Parti ne peut pas être élu. La comparaison entre les membres du Parti qui ne sont pas accusés ici et les membres des SA qui le sont donne le résultat suivant :
Si, au temps du national-socialisme, on était compromis ou suspect du point de vue politique, on pouvait sans difficulté devenir membre des SA, mais jamais membre du Parti, car pour être membre du Parti, il y avait des exigences politiques bien plus sévères que pour être un simple membre des SA. Nombreux ont certainement été les membres des SA qui sont entrés dans cette organisation uniquement pour échapper dans une certaine mesure aux persécutions qu’ils redoutaient en raison de leurs compromissions politiques passées.
Je me suis efforcé, Messieurs, par les exemples que je viens de donner, de vous montrer le très grand danger que présenterait, dans le cas particulier des SA, une déclaration de criminalité prononcée par une si. haute autorité judiciaire, atteignant leurs millions de membres. Je regrette de ne pouvoir partager l’avis de M. Justice Jackson qui a dit hier qu’il ne s’agit ici pour le Tribunal que d’un jugement purement déclaratif, sans sanction pénale. J’insiste encore sur le fait que des centaines de milliers de membres des SA n’étaient que des moutons n’appartenant même pas au Parti et qu’ils ont actuellement perdu leur place ; leur avenir, leur existence dépendent du jugement de ce Tribunal. Or, un jugement déclaratif est pleinement suffisant pour les exclure à l’avenir de leurs fonctions et professions. C’est pour cela que les SA disent avec juste raison que la protection que leur donne l’audition directe leur manque. Il leur manque le caractère immédiat des preuves et de la procédure. Un Tribunal ne peut pas juger des associations juridiques sans vie, des organisations de forme qui ont cessé d’exister depuis longtemps, mais des hommes vivants. Aucun Tribunal ne peut renoncer à la possibilité de voir ceux qu’il juge. Un bon juge est toujours un bon psychologue et peut rapidement dire si l’accusé qu’il a devant lui est un criminel ou un homme qui a été abusé ou égaré. Jamais à aucune époque, aucune législation au monde n’a admis la condamnation d’une organisation au lieu et place de ses membres individuels. Ce que le Ministère Public a déclare hier au sujet de la loi et de la jurisprudence sur les bandes et les complots entraîne sûrement une part de responsabilité pour les actes des complices au sens le plus large, mais deux conditions doivent être toujours remplies :
1. Le membre doit savoir qu’il participe à un complot criminel ou qu’il appartient à une association criminelle.
2. L’accusation n’est pas dirigée contre le complot comme tel et l’on ne juge pas le complot, mais les participants eux-mêmes en tant que personnes. La Défense est convaincue que le Statut ne veut pas se mettre en contradiction avec ces principes juridiques de tous les pays.
Feu le Président Roosevelt, que M. Justice Jackson a qualifié de père spirituel de ce Statut, a dit clairement dans ses grands discours, en particulier le 25 octobre 1941 et le 7 octobre 1942, que les chefs et meneurs doivent rendre des comptes. Permettez-moi, Monsieur le Président, de lire deux phrases d’un discours du Président Roosevelt tiré de la publication officielle : Discours et essais du Président Roosevelt édités par le Gouvernement des États-Unis. Je cite le discours du 25 octobre 1941 :
« Des nations civilisées reconnaissent depuis longtemps le principe que personne ne peut être puni pour les actes des autres. »
Seconde citation du discours du 7 octobre 1942 :
« Le nombre des coupables sera certainement extrêmement faible, comparé à la population totale des pays ennemis. Les Gouvernements des États-Unis et de, ses alliés ne veulent pas de représailles en masse, mais nous sommes décidés à condamner, d’après les lois et l’équité, les chefs qui sont responsables de l’assassinat méthodique de milliers d’hommes innocents et de toutes ces atrocités qui sont allées à rencontre de la doctrine chrétienne. »
A ces craintes de principe quant à une telle différence de procédure s’ajoutent des craintes importantes d’ordre technique. Si le Tribunal prononce un jugement déclaratif contre les organisations, des millions d’individus, membres de ces organisations, sombreront automatiquement dans une situation méprisable jusqu’à la décision définitive qui mettra fin à un procès ultérieur. Jusqu’à ce moment-là, chacun sera soupçonné de crimes, car on pourra se demander s’il aura des chances de se disculper au cours de la seconde procédure. Mais, comme le membre isolé ne pourra pas retrouver ses occupations professionnelles tant qu’il n’aura pas été reconnu innocent et que, jusqu’à ce qu’il ait été lavé de cette accusation, il sera exclu du rang des citoyens honorables, on ne devra pas lui dénier le droit à une telle procédure ultérieure. Je crois que même M. Justice Jackson sera de mon avis sur ce point.
Mais si, à la demande de l’Accusation, 7.000.000 de membres d’organisations, suivant une estimation modérée, sont touchés par le jugement déclaratif du Tribunal et si une présomption de culpabilité pèse momentanément sur eux, cela représente des millions de procès ultérieurs. Nous pouvons affirmer que dans l’espace d’une année, nous ne pourrons achever que 100.000 procès et c’est encore là une estimation très optimiste, car nos tribunaux allemands ne peuvent participer à ces affaires ; ils sont surchargés de travail et n’ont qu’une faible partie de leur personnel. Or, les tribunaux auront à régler des millions d’affaires semblables, et d’abord celles qui paraissent les plus criminelles. Ces procédures ultérieures verront les accusés dont l’existence est en jeu se défendre avec tous les droits qui leur seront accordés. L’innocent pourra courir le danger d’attendre des années, sinon des dizaines d’années, avant de pouvoir se réhabiliter. Je crois qu’il y aurait eu possibilité, sous une forme quelconque, de trouver ici une porte de sortie, en instituant, par exemple, une loi du Conseil de Contrôle stipulant que si ces organisations ont commis des crimes contre l’Humanité et contre la Paix, les tribunaux auront le droit et le devoir de poursuivre les gens pour lesquels il sera prouvé qu’ils ont participé à ces crimes comme auteurs ou complices. Si l’on arrivait à trouver une telle formule, je crois que le Ministère Public et la Défense pourraient y voir une solution équitable. L’effet serait limité à ceux qui se sont réellement rendus coupables. La Défense ne veut aucunement éviter que les vrais coupables soient punis, à condition que leur culpabilité soit prouvée par une procédure régulière et irréprochable. Mais si le Tribunal s’en tient à la condamnation des organisations que réclame le Ministère Public, je le prie, pour toutes les raisons données, résultant de l’exposé du Ministère Public et de l’impression laissée par les objections apportées, de ne pas prononcer la condamnation en bloc des SA.
Le point de vue digne d’intérêt que M. Justice Jackson a présenté à propos des autres organisations et d’après lequel, dans un si grand nombre de crimes et d’atrocités, le membre isolé d’une organisation ne peut plus être déterminé en tant qu’auteur, ne s’applique pas aux SA. Les rares excès qui, d’après l’exposé du Ministère Public, se sont produits, ont eu lieu en Allemagne et publiquement. Les coupables ont été reconnus par des tribunaux régionaux et ont déjà été poursuivis. J’ai, par exemple, entendu dire que la ville de Bamberg a intenté une action contre les malfaiteurs des 10 et 11 novembre 1938 et ceux qui ont détruit la synagogue de cette ville. Mais si le Tribunal est d’avis que les SA doivent néanmoins être condamnées comme organisation, je prie le Tribunal d’user le plus largement possible du droit sur lequel l’Accusation et la Défense sont d’accord, celui de fixer une limitation dans le temps et une distinction par catégories. Il y a là des distinctions extrêmement importantes à faire.
D’abord dans le temps : les membres des SA qui ont adhéré à cette organisation après la prise du pouvoir en 1933 ont rejoint une organisation qui avait la prétention d’être officielle. Bien entendu, même une autorité d’État ne peut déclarer légaux des crimes contre l’Humanité, mais quand il s’agit d’estimer le degré de culpabilité et la sévérité de la peine, il est nécessaire de savoir si le malfaiteur a agi ou non à l’encontre des lois existantes, des lois positives, et si ses actes, bien qu’ils puissent offenser un ordre moral plus élevé, contrevenaient ou non aux lois de son pays. C’est pour cette raison qu’il faudrait excepter, en tout cas, les membres des SA qui s’inscrivirent après 1933 et qui peuvent prouver n’avoir eu aucune part aux événements des 10 et 11 novembre 1938.
En ce qui concerne la distinction par catégories, je demande instamment, dans l’intérêt de la justice, une double limitation. Tout d’abord, tous les SA jusqu’au rang de Sturmführer devraient être exceptés et, si possible, bientôt. J’ai dit tout à l’heure pour-quoi on agirait ainsi dans l’intérêt de la Justice, au moins dans la zone américaine, et je serais particulièrement heureux si M. Justice Jackson pouvait prêter encore une fois une attention particulière à ce point. Par une telle limitation, le nombre des SA incriminés diminuerait énormément et les difficultés techniques, presque insurmontables dans le cas contraire, seraient ainsi évitées.
L’Accusation a heureusement donné hier son accord sur la limitation des poursuites, c’est-à-dire sur l’élimination des membres suivants des SA : réserves des SA, porteurs de l’insigne sportif SA et SA Wehrmannschaften.
Dans l’intérêt de l’équité et de la justice, telles qu’elles sont reconnues par la loi et par ce Tribunal, il serait dès lors facile de séparer aussi tous les groupes sportifs qui n’avaient que des relations superficielles avec les SA. Il s’agit d’abord des SA de la Marine et, ensuite, des cercles d’équitation SA.
Le Tribunal a reçu une série de déclarations et tout le monde sait en Allemagne que les unités en question se consacraient exclusivement à leurs sports respectifs, notamment l’équitation, le vol à voile, etc. Lorsque, en 1933, le Parti arriva au pouvoir, il essaya de prendre toute la vie sportive en mains et de l’accaparer. C’est ainsi que les sociétés de la Marine et les sociétés d’équitation furent affiliées au Parti ; mais, même après cette réorganisation, elles n’eurent rien à voir avec les SA politiques. Seuls les chefs étaient subordonnés aux SA au point de vue de l’organisation. On peut également les séparer parce qu’elles forment des groupes bien déterminés. Aucun des principaux accusés ici présents n’a jamais été membre d’un tel groupe sportif. Les sociétés d’équitation s’estiment particulièrement lésées, car le Ministère Public, de son plein gré, a renoncé à accuser le NSKK (corps motorisé national-socialiste) et le NSFK (corps national-socialiste des aviateurs), ce qui était parfaitement justifié parce que ces deux organismes furent des groupes sportifs SA jusqu’en 1934, exactement comme les sociétés d’équitation SA. Le NSKK réussit, vers 1934 ou 1935 seulement, grâce à l’influence politique de son chef Hühnlein, à obtenir son indépendance administrative. Le même fait se produisit pour le NSFK. Par contre, les sociétés d’équitation des SA n’avaient pas une telle influence et réussirent simplement en 1936 à faire reconnaître leur indépendance, mais leur direction resta soumise à l’organisation des SA en ce sens que son chef Litzmann resta toujours sous les ordres du chef des SA. Pour cette raison de pure forme, 100.000 paysans et valets de ferme environ, qui s’étaient consacrés au développement du cheval, sont accusés ici, pour avoir été membres de ces sociétés d’équitation alors qu’ils n’ont jamais participé à une activité quelconque, ni à aucun acte contre les Juifs ou contre des peuples d’autres croyances. De même, la pour-suite des buts militaires est hors de propos quand il s’agit de la cavalerie. Après la première guerre mondiale, il était déjà clair que le cheval n’avait plus de rôle à jouer dans la guerre. Ce point de vue aurait été beaucoup plus indiqué pour le Kraftfahrkorps et le Fliegerkorps. Le Ministère Public a pensé, avec juste raison, que la caractère sportif l’emporterait. Je serais donc reconnaissant au Ministère Public de bien vouloir examiner encore les cas que j’ai cités pour voir si les mêmes conditions que pour la réserve SA et les Wehrmannschaften ne sont pas ici réunies.
En dernier lieu, je voudrais encore parler des SA Hochschulstürme (SA universitaires), car ce furent, presque sans exception, des organisations obligatoires pour les étudiants qui, s’ils n’en avaient pas été membres, n’auraient pu être admis aux examens.
La même observation s’applique aux SA Sanitätsstürme (SA sanitaires) : beaucoup de médecins qui désiraient un emploi devaient en faire partie.
Je désire rectifier un point, car mes collègues m’ont fait remarquer que je voulais établir une limitation chronologique pour les membres des SA après 1933. J’aurais dû préciser « après le 30 janvier 1933 », jour de la prise du pouvoir.
Finalement, je voudrais dire un mot de la question de l’audition des membres des SA. La plupart sont en liberté. Si très peu d’entre eux ont écrit au Tribunal jusqu’à présent, ceci vient de l’opinion de la masse qui les considère comme inoffensifs et peut difficile-ment penser que le Tribunal puisse en juger autrement. Un Tribunal ayant l’expérience et l’importance de celui-ci ne prendra certainement pas une décision qui s’écarterait de l’appréciation générale. Si les SA néanmoins devaient être jugés, je serais d’accord sur la proposition faite hier par le Ministère Public de demander à nouveau aux membres des organisations de s’efforcer de faire représenter ici leurs intérêts. Mais je suis de l’avis du défenseur des chefs politiques : il ne serait pas souhaitable de rompre les relations directes de confiance entre les avocats et leurs clients. Dans le cas des SA en liberté, on pourrait se servir d’une méthode simple : le défenseur principal se trouvant à Nuremberg pourrait avoir des délégués dans les autres provinces allemandes, Bavière, pays de Bade, Wurtemberg, etc., de préférence des avocats. Il faudrait signaler leur existence dans la presse de ces provinces. Tous les membres des organisations pourraient s’adresser à cet avocat et répondre par affidavit aux questions que le Tribunal considère comme pertinentes.
D’une façon très heureuse, le Procureur Général américain a dit hier, si je l’ai bien compris, que dans l’instance intentée contre les organisations, qui est d’une importance capitale pour des mil-lions d’êtres humains, le principe de la justice importe plus que la rapidité de la procédure. C’est pourquoi je me joins à l’avocat du Corps des chefs politiques qui voudrait voir séparer la procédure contre les organisations, qu’on doit considérer d’autres points de vue, de celle qui vise les principaux accusés.
J’en arrive, Messieurs, à la fin de mes explications et je voudrais répondre aux paroles réconfortantes que M. Justice Jackson a prononcées hier au début de son discours. Il a dit que, pour la première fois dans l’Histoire, un état moderne s’est trouvé complète-ment disloqué, que cette capitulation créait de nouveaux problèmes aux États victorieux. L’un des devoirs principaux était de détruire la structure des organisations et d’empêcher à jamais ce pays de faire de nouvelles guerres d’agression ou de faire de nouveaux pogroms. Tous les hommes de bonne volonté seront heureux de soutenir sincèrement M. Justice Jackson dans ce but, mais on peut se demander si, pour en arriver à ces fins, il est bon de diffamer des millions de membres de ces organisations. Je prie le Tribunal de tenir compte du fait qu’il n’y a presque pas une seule famille, dans ce pays, dont les membres les plus proches n’aient appartenu à l’une de ces organisations à un moment quelconque. Les organisations sont mortes. Le régime de la terreur et du mensonge s’est effondré, des millions d’hommes abusés se sont détournés de leurs chefs et de leurs mauvais guides. Mais si maintenant ils se voient méprisés et stigmatisés systématiquement avec ces derniers, l’effet produit pourrait bien être contraire à celui que nous espérons tous.
M. Justice Jackson a signalé avec raison hier que le Conseil de Contrôle désire traiter de façon plus individuelle la question de la dénazification qui a peut-être été examinée jusqu’ici d’une façon trop schématique. Les expériences faites jusqu’à présent ont prouvé qu’un traitement schématique éveille le sentiment d’une injustice et fait naître ainsi une fausse solidarité. Les millions de simples membres qui ont été abusés verraient dans un tel jugement moins une manifestation de la justice qu’un acte de vengeance. Et les chefs pourraient cacher leur culpabilité réelle derrière des millions d’individus. La portée éducative et l’effet d’amendement du jugement, de même que l’idée d’une juste expiation, en seraient d’autant affaiblis.
Nous allons suspendre l’audience.
Je prie le Tribunal de me permettre de faire encore une remarque complémentaire.
Dans mes requêtes précédentes, je n’ai pas demandé de séparer de la procédure commune le cas spécial du groupement du Stahlhelm, parce qu’après la prise du pouvoir par Hitler, il a été incorporé dans la réserve SA, de sorte qu’à mon avis il était compris dans la déclaration faite hier par M. Justice Jackson sur la réserve SA.
Plaise au Tribunal. Dans l’intérêt de l’accélération des débats, il m’aurait semblé utile que la Défense ne répondît pas aux demandes du Tribunal et ne réfutât pas les arguments du Ministère Public avant d’avoir reçu les vastes et importantes explications du Ministère Public et d’avoir été mise ainsi en mesure de prendre position d’une façon concise et définitive sur tout l’ensemble des questions. Comme un certain nombre de défenseurs des organisations ont déjà fait des déclarations, je me vois incité à procéder de la même façon, dans la mesure où je suis en état de le faire et où j’estime que ce peut être nécessaire ou utile.
Le Tribunal désire une discussion pour établir la notion juridique d’organisation criminelle et, en particulier, pour examiner les éléments caractéristiques nécessaires pour déclarer une organisation criminelle. La Défense pense qu’une définition fondamentale de cette notion juridique entièrement nouvelle ne peut être établie qu’à la fin des débats, après réunion et examen des documents nécessaires au moment de l’admission des preuves.
Il est vrai que le Ministère Public a déjà donné une définition, mais cette définition soulève de très sérieuses objections parce qu’elle est fondée sur des conceptions juridiques nées dans des pays autres que l’Allemagne, conditionnées par des circonstances différentes et entraînant des conséquences juridiques beaucoup moins importantes que celles actuellement considérées par le Tribunal, l’opinion publique mondiale, le peuple allemand, la doctrine juridique et la jurisprudence.
En ce qui concerne les organisations incriminées, il s’agit essentiellement de grandes organisations de masse, sans volonté propre émanant de cette masse, avec des buts dictés par la poli-tique du Parti, buts qui se sont développés jusqu’à devenir nationaux. Une définition exacte et équitable ne pourra être donnée qu’après un examen approfondi des preuves sur la nature et les buts des organisations, la connaissance, la volonté et les actes de leurs membres. Étant donné la différence fondamentale existant entre les organisations déjà examinées et celles d’aujourd’hui, on peut se demander s’il est possible de prendre pour base, contre des organisations politiques englobant des millions d’hommes, les conditions juridiques précédentes limitées à des cas isolés déterminés. Le Ministère Public et la Défense sont certainement d’accord pour dire que les charges ne sont pas dirigées contre ces organisations qui, de toute façon, n’existent plus, mais en réalité contre leurs anciens membres. On doit évidemment concevoir qu’il faut donner par principe à ces membres la possibilité non seulement théorique mais réelle d’être entendus sur le caractère criminel des organisations, et ceci d’autant plus que, aux termes de la loi n° 10, la possibilité semble exclue, dans les procédures individuelles ultérieures, que ces membres des organisations puissent encore présenter des objections essentielles intéressant les organisations et leurs propres personnes. Si le Tribunal n’examine pas la responsabilité de l’ensemble à la lumière des responsabilités individuelles, il en résulte le danger d’une responsabilité collective qui, par l’ampleur et les conséquences de son injustice, dépasserait celle du Troisième Reich, justement combattue et qui entraînait dans une action pénale les membres innocents de la famille d’un individu, objet d’une poursuite.
Au nom des principes de la dignité humaine et de la justice, d’autant plus qu’il s’agit ici de la condamnation de millions de personnes, il faut que ces personnes soient informées des détails de l’Accusation et qu’on leur donne individuellement la possibilité de se justifier. Cette exigence devient impérieuse quand on considère les conséquences juridiques qui pèsent sur les intéressés dans le cas d’une condamnation, comme la perte des biens, les longues peines privatives de liberté ou même la peine de mort.
L’audition des membres de ces organisations est aussi nécessitée par le fait que le développement de la notion juridique du caractère criminel des organisations exige la réunion d’une masse considérable de documents juridiques. La Défense ne méconnaît pas que ces exigences fondamentales se heurtent à des difficultés inouïes du fait de l’ampleur de ce Procès ; mais cette ampleur ne doit pas nuire à la recherche de la vérité, elle doit au contraire la renforcer.
Il y a, Messieurs, des commerçants qui sont propriétaires de plusieurs maisons de commerce. Si le propriétaire de ces maisons utilise l’une d’elles pour commettre des actions criminelles, peut-on dire alors que les autres maisons de commerce et les employés de ce commerçant sont également des criminels ?
En partant de cette idée fondamentale, j’estime qu’il est nécessaire d’indiquer les organisations qui, d’après les motifs du Ministère Public, peuvent être considérées comme faisant partie des SS. Ce sont :
1° Les Allgemeine SS. Importance numérique au début de la guerre : environ 350.000 hommes. Sont compris dans ce nombre de nombreuses unités spéciales, cavaliers, motocyclistes, agents de liaison, musiciens, service de santé.
2° Les Waffen SS, qui comprenaient environ 600.000 hommes sous les armes à la fin de la guerre ; ce nombre total des Waffen SS comprenait environ 36 divisions de troupes de campagne et un certain nombre d’unités de réserve, de même que lés éléments qui avaient été libérés des Waffen SS ou les avaient quittées pour une raison quelconque. Le verdict, dans ce Procès, touchera également l’honneur de ceux qui sont tombés et les membres de leurs familles, de sorte que ceux qui sont morts doivent également être compris dans ces chiffres significatifs pour l’importance de cette procédure. Le nombre total de ceux qui faisaient partie des Waffen SS avec tous les inaptes au service dépasse largement le nombre final qui a été donné.
Partant des recherches en cours, la Défense présentera des données numériques encore plus précises, si la chose n’a pas été faite par le Ministère Public qui, à mon avis, devrait fournir cette documentation au Tribunal pour qu’il prononce sa décision.
3° Les unités « Têtes de mort » avant 1939 : environ 6.000 hommes.
4° Les SS-Verfügungstruppen, avec la garde du corps d’Adolf Hitler : avant 1939 environ 9.000 hommes.
5° Les Führer d’honneur, dont le nombre s’avérera probablement très important car, par exemple, les Führer paysans du Ravitaille-ment du Reich, en descendant jusqu’à l’échelon du Kreis, avaient un titre honorifique dans les SS. Il en est à peu près de même dans certaines branches de l’administration de l’État ; des fonctionnaires, sans le vouloir, ont été nommés Führer d’honneur des SS. De nombreux chefs de la Ligue des Combattants ont aussi reçu, de cette manière, des grades honoraires dans les SS.
6° Les membres bienfaiteurs des SS, dont certains n’étaient pas membres du Parti et dont le nombre n’est pas connu encore, mais certainement très important.
7° Secours du front SS de la Reichspost.
8° Section SS du bâtiment.
9° Ouvriers SS du Front.
10° Toute la Police d’ordre (Ordnungspolizei) à laquelle appartenaient :
a) La Police de sûreté du Reich avec ses différentes unités spéciales : la circulation, les accidents, les transmissions, la police montée et avec chiens, les services de radiophonie et de santé.
b) La Gendarmerie, qui avait d’innombrables ramifications jusque dans les petits villages et assurait son service depuis Napoléon, sans changement notable. La Gendarmerie motorisée s’occupait de la police de la circulation.
c) La Police municipale de sûreté des petites villes.
d) La Police de sécurité fluviale.
e) La Police de sécurité contre l’incendie.
f) Des unités de police auxiliaire technique.
Monsieur Babel, vous parlez trop vite si vous voulez que nous prenions des notes sur ces groupes.
Je me permettrai de présenter au Tribunal une copie de mon exposé.
Personnellement, je préfère pouvoir comprendre la présentation des preuves à l’audition.
Je répète :
f) Des unités de police de caractère technique et différents groupes de pompiers.
g) Les réserves de police et de gendarmerie.
h) La Police anti-aérienne de secours et de sécurité.
i) La milice civile urbaine et rurale.
De plus appartenaient à la Police d’ordre beaucoup d’organisations centrales telles que l’Hôpital de la Police, les écoles de Police, l’école technique de la Police, les écoles sportives de Police et de Gendarmerie, les écoles de cavalerie, la Police fluviale et l’école des Pompiers, les écoles de conduite et de circulation auto-mobile, l’école de Défense passive, l’Institut de recherches et d’enseignement des chiens policiers, le Dépôt de remonte de la Police.
En 1942, les organisations de la Police précitées, y compris la Truppenpolizei, comptaient environ 570.000 hommes. Si l’on s’en tient à l’Accusation, tous les groupes énumérés appartiennent aux SS
11° Les branches de la Police de sûreté qui n’appartenaient pas à la Gestapo ou au SD, qui sont séparément accusés, à savoir : les services et fonctionnaires de la Police criminelle.
12° La Volksdeutsche Mittelstelle (centre de secours national allemand).
13° Les services du Commissaire du Reich à l’affirmation de la race allemande.
14° Les écoles de Politique Nationale.
15° L’Association du Lebensborn (eugénisme).
16° Les infirmières SS.
Tous ces groupes de personnes, institutions et sous-organisations étaient soumis à l’administration et à la juridiction des SS.
En résumé, la Défense estime à plusieurs millions le nombre des personnes accusées d’avoir appartenu aux SS. Mais le verdict touchera au moins indirectement les membres des familles de ces personnes, de sorte que des millions supplémentaires de gens seront affectés dans leur personne, dans leur honneur, dans leurs biens.
Comme, en dehors des SS, l’organisation des SA et le Corps des chefs politiques sont accusés, un verdict contre les organisations incriminées équivaudrait à la mise à l’index d’une partie considérable de la nation allemande.
Suivant la loi n° 10 du Conseil de Contrôle, en date du 20 décembre 1945, tout individu peut être condamné à toute peine, peine de mort comprise, simplement parce qu’il était membre d’une organisation déclarée criminelle.
La question mise en avant par le Tribunal, relativement aux objections que l’on peut faire à ce procès collectif et à celles que l’on pourra faire par la suite aux procès individuels, a été, à mon avis, déjà résolue par la loi n° 10, en ce sens que les objections individuelles d’un accusé, par exemple, celle de l’ignorance des buts criminels des organisations, ne peuvent pas être prises en con-sidération. C’est pourquoi il est nécessaire que les preuves dans le Procès actuel puissent être présentées de la façon la plus complète possible.
Il devrait être permis à la Défense, par la preuve de la situation réelle à l’époque de l’acte, de réfuter les conclusions que le Ministère Public tire aujourd’hui rétrospectivement d’actions de personnes isolées.
A l’occasion de la présentation des preuves relatives à chacun des accusés, le Tribunal s’est déjà déclaré disposé à admettre des preuves, même s’il s’agissait d’un détail insignifiant. Étant donné l’importance de la décision du Tribunal pour des millions d’intéressés et pour leurs familles, l’admission des preuves dans la mesure la plus large, en vue d’un jugement sain, de l’éclaircissement des faits et particulièrement de la détermination de la mesure dans laquelle les membres des SS ont participé à des actions criminelles, d’après l’article 6 du Statut, devrait être une condition indispensable.
En ce qui concerne la question de savoir si on peut conclure de la perpétration des actes incriminés, qui a été affirmée par le Ministère Public, à la connaissance de ces actes par les membres des SS, il sera nécessaire d’admettre des preuves en aussi grand nombre que possible, en particulier pour savoir si les membres des SS avaient cette connaissance et pour montrer que les SS, de même que la plus grande partie du peuple allemand, n’avaient aucune connaissance de ces actes, en raison des précautions prises pour les tenir secrets.
La discussion suggérée par le Tribunal exige la suppression d’un élément important des conclusions. La décision du Tribunal, sur la question des preuves, déterminerait pour une part essentielle ses décisions ultérieures, sans que la Défense ait pu se manifester sur ce point.
Le Statut présente une lacune, car il n’a pas défini les faits qui qualifient une organisation de criminelle. Or cette lacune ne peut être comblée en admettant seulement des preuves d’une certaine tendance. Ce serait supprimer à l’avance un élément important de la décision finale. Il me semble qu’il serait nécessaire d’admettre toutes les preuves susceptibles d’influer d’une façon quelconque sur la décision qui ferait des SS une organisation criminelle. Or, dans le cadre de cette procédure qui doit être aussi rapide que possible d’après le Statut, ce ne serait pas possible. C’est pourquoi j’estime qu’il est nécessaire de disjoindre la procédure contre les organisations des SS et du SD de la procédure contre les accusés isolés.
Le 15 janvier 1946, en partie pour d’autres raisons, j’ai déposé une requête de disjonction, mais, jusqu’ici, à ma connaissance, il n’a pas encore été statué sur cette question. Je renouvelle ici cette requête qui est ainsi conçue :
« A la lumière des débats et de la procédure suivie jusqu’ici, je suis arrivé à la conclusion que la procédure contre les SS et le SD, à la défense desquels j’ai été commis par le Tribunal Militaire Inter-national le 22 novembre 1945, comme d’ailleurs la procédure contre les autres organisations, n’est pas possible dans le cadre de ce Procès, pour des raisons de fait et de droit :
1. Sur le terrain juridique, je me contenterai d’un certain nombre d’indications brèves sous réserve de déclarations ultérieures :
a) La compétence du Tribunal Militaire International n’a pas été établie. Je fais une remarque : il y a quelques jours, j’ai vu dans un journal que l’objection d’incompétence du Tribunal avait déjà été présentée à l’audience du 20 novembre 1945 et avait été rejetée par le Tribunal. La copie du procès-verbal du 20 novembre 1945 que j’ai demandée ainsi que celle des procès-verbaux des audiences des jours suivants ne m’ont pas été remises jusqu’à ce jour. C’est pour-quoi je n’ai pu avoir connaissance ni de l’objection, ni de l’argumentation qui était présentée en même temps, ni de la décision motivée du Tribunal.
b) Une procédure pénale contre une organisation n’est ni possible, ni admissible, en particulier contre une organisation dissoute.
c) La nomination d’un défenseur pour une organisation dissoute, c’est-à-dire qui n’a plus aucune existence, n’est ni possible, ni admissible.
2. Du point de vue des faits, je suis obligé pour étayer ma requête de faire des déclarations plus étendues :
Le 19 novembre 1945, on m’a déclaré verbalement qu’on projetait de me nommer défenseur du Corps des chefs politiques. Je me suis déclaré prêt, par écrit, à assumer cette défense.
Le 20 novembre 1945, on me déclara verbalement que j’avais à assumer la défense des organisations des SS et du SD.
Le 21 novembre 1945, on me déclara verbalement que j’étais nommé défenseur des organisations des SS et du SD et que j’aurais à bref délai une confirmation écrite de cette nomination. Le 23 novembre 1945 je reçus la nomination en langue anglaise, datée du 22 novembre et, quelques jours plus tard, la traduction allemande que j’avais demandée. Dans la traduction allemande, le texte est le suivant :
« Conformément aux pouvoirs du Tribunal Militaire International, vous êtes nommé par la présente dans le procès États-Unis d’Amérique et autres contre Göring, etc. pour assurer la défense des membres des Schutzstaffeln de la NSDAP communément appelées SS, y compris le SD, conformément à la décision ci-jointe du Tribunal Militaire International. »
Quelques jours plus tard, je reçus un dossier contenant environ 25 lettres soit de membres des SS, soit de leurs familles, et adressées au Secrétaire général du Tribunal Militaire International.
Sur ma demande, relativement à mon attitude et à celle de ceux qui adressaient des requêtes au Tribunal, on me déclara verbalement que les lettres arrivées devaient être présentées au Tribunal sous une forme appropriée.
Le 23 novembre 1945, une conférence eut lieu au cours de laquelle un certain nombre de questions et de suggestions furent discutées à propos de l’attitude et des droits des membres des groupements incriminés. Du 28 novembre au 11 décembre 1945, je ne pus obtenir les requêtes faites par des membres des SS et du SD, bien que je les eusse demandées plusieurs fois par jour. A ce moment, environ 25 demandes m’étaient remises chaque jour et je devais les rendre le même soir. On me déclarait chaque fois que le Tribunal en avait eu besoin et qu’elles n’étaient pas revenues. Lorsque le 11 décembre 1945, je reçus le dossier, le nombre des demandes avait considérablement augmenté.
Le 10 décembre 1945, suivant une traduction allemande que je reçus le 11 décembre, le Tribunal avait fait connaître qu’un membre d’une organisation incriminée qui demanderait à être entendu sur le caractère criminel de l’organisation ne devait pas être considéré comme accusé, mais comme témoin, qu’il avait le droit d’apporter des preuves et, de plus, que la Défense d’un groupe ou d’une des organisations pouvait exercer les droits qui, conformément au Statut, sont reconnus à chacun des accusés individuels.
Le 11 décembre 1945, le Tribunal siégea en Chambre du Conseil : les avocats représentant les organisations assistèrent à cette audience. Le 17 décembre 1945, le Tribunal fit connaître sa décision dont je reçus la traduction allemande quelques jours plus tard, aux termes de laquelle les défenseurs des organisations représentaient unique-ment les groupes et les organisations incriminés et non les auteurs de requêtes isolés. Ce n’est qu’à partir de ce moment-là que ma tâche fut clairement établie et délimitée.
Le Tribunal aimerait connaître la requête que vous déposez maintenant.
Le but de cette audience est d’entendre le point de vue des Ministères Publics et des avocats, afin que les points de droit touchant les organisations soient éclaircis. Le Tribunal ne voit pas comment ce que vous avez appris entre novembre et décembre 1945 peut importer en la matière.
Monsieur le Président, avant de commencer la lecture de cette requête, j’ai indiqué que, le 15 janvier, j’avais déjà demandé la disjonction de la procédure contre les accusés de celle menée contre les organisations et, à ma connaissance, aucune décision n’a encore été prise. J’ai essayé de répéter en partie les raisons de ma requête. Si le Tribunal ne la trouve ni recevable, ni nécessaire, je puis en faire abstraction.
Je ne vois pas en quoi ce que vous venez de lire peut nous intéresser, qu’il s’agisse de la question de la disjonction des procédures ou d’autres questions quelconques se rapportant aux organisations incriminées.
Dans ces conditions, Monsieur le Président, je ne continuerai pas mon exposé que le Tribunal doit connaître par ma requête écrite, mais j’en arriverai sa conclusion.
Monsieur Babel, le Tribunal prendra en considération la suggestion qui a été faite, je crois, par d’autres avocats des organisations, de même que la suggestion que vous êtes en train de faire et qui porte sur la nécessité d’une procédure séparée : mais ce que vous venez de nous dire ne semble avoir aucun rapport avec cette question.
Monsieur le Président, dans ma requête d’alors, je voulais signaler les difficultés que je rencontrais à ce moment-là, étant donné que j’étais seul désigné et que je n’avais pas de collaborateur, jusqu’au moment où j’ai été en mesure de m’occuper de mon travail proprement dit et souligner que, pour cette raison aussi, à mon avis, ma demande de disjonction était fondée à cette époque. Ce que j’ai exposé à ce moment-là a été répété partiellement ou en grande partie. Ce que je viens de lire, ce qui est contenu encore dans cette requête, aurait eu peut-être encore une certaine importance aujourd’hui, mais je m’abstiendrai de continuer, car la dis-jonction des procédures a déjà été demandée par mes confrères qui ont conclu dans le même sens. Je voudrais, à ce propos, signaler que j’ai présenté, le 17 janvier 1946, une requête tendant à me faire décharger de la défense du SD pour antagonisme d’intérêts. Je crois devoir le souligner, car je ne parle pas aujourd’hui au nom du SD, parce que j’attends une décision sur ma demande. Je me réserve de faire d’autres déclarations lorsque j’aurai reçu la copie de l’audience du 28 février, en particulier sur la question de l’appartenance aux SS des individus et groupes de personnes, sur la ligne de démarcation entre les SS et le secteur gouvernemental, sur les limitations des périodes et des organisations, sur le caractère volontaire des adhésions, sur la limitation de la responsabilité pénale et sur la jurisprudence des tribunaux SS. Avec le travail inouï que j’ai eu à fournir jusqu’ici, il ne m’a pas été possible de prendre position sur tous ces problèmes.
Je voudrais encore remarquer que les propositions du Ministère Public et de divers défenseurs sur la présentation des preuves ne me paraissent pas admissibles, car elles auraient pour conséquence une limitation considérable des droits de la Défense. Elles me semblent également impossibles pour des raisons de temps. J’en ai terminé avec mon exposé.
L’audience est suspendue.