SOIXANTE-DOUZIÈME JOURNÉE
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Samedi 2 mars 1946.
Audience du matin.
Messieurs les juges, permettez-moi de faire quelques remarques complémentaires sur la question des organisations criminelles, question à laquelle le Tribunal, au cours de ces derniers jours, a accordé son attention.
Il me semble indispensable, en premier lieu, d’éclaircir complètement l’aspect juridique de cette question.
Il n’existe, dans le Statut du Tribunal, aucune disposition selon laquelle le fait qu’une organisation soit reconnue criminelle entraîne automatiquement la mise en accusation et la condamnation de tous les membres de ces organisations ; Au contraire, le Statut contient une disposition de caractère nettement opposé.
L’article 10 du Statut, cité à plusieurs reprises au cours de ce Procès, indique que les tribunaux nationaux ont le droit, mais non pas l’obligation, de juger les membres des organisations reconnues criminelles. Par conséquent, la question du jugement et du châtiment des membres individuels d’organisations reconnues comme criminelles tombe entièrement sous la compétence des tribunaux nationaux.
La souveraineté juridique de chaque pays qui a adhéré au statut du Tribunal est ainsi limitée seulement sur un point : les tribunaux nationaux ne peuvent discuter le caractère criminel d’une organisation une fois qu’elle a été déclarée criminelle. Le Tribunal ne peut imposer d’autres limitations à la souveraineté juridique des Pays contractants.
Aussi, a déclaré non sans raison M. Justice Jackson, considérer que la reconnaissance du caractère criminel d’une organisation entraîne automatiquement l’accusation en masse des membres de cette organisation n’est qu’une notion de pure fantaisie et, j’ajouterai, n’a aucun fondement juridique.
Il me semble également que ce problème judiciaire est fondé sur un malentendu. Un des défenseurs, le Dr Servatius, a parlé ici du « pouvoir législatif » du Tribunal. L’autorité du Tribunal Militaire International, institué par quatre Puissances dans l’intérêt de tous les peuples qui aiment la liberté, est certainement immense ; mais il est évident que ce Tribunal, en tant qu’organisation judiciaire, n’a ni ne peut posséder aucune autorité législative.
En s’appliquant à résoudre le problème du caractère criminel d’une organisation, le Tribunal ne fait qu’exercer le droit que lui a octroyé le Statut : celui de trancher impartialement la question de la criminalité des organisations.
Il est certain que, lorsque le Tribunal s’est prononcé, son jugement acquiert la valeur d’une loi ; mais telle est la qualité de tout jugement rendu par un tribunal.
Le Dr Kubuschok a déclaré ici que la décision du Statut en ce qui concerne les organisations criminelles est une innovation légale. Ceci, dans une certaine mesure, est vrai. L’innovation réside dans le Statut et dans tous les articles du Tribunal Militaire International dont la création constitue en elle-même une innovation. Mais si la Défense estime qu’il soit possible de regretter cet état de fait, il me semblerait opportun de lui rappeler les causes qui ont motivé ces innovations légales.
Les crimes atroces commis par les accusés et par leurs complices sont sans précédent dans l’histoire de l’Humanité et ont provoqué la nécessité de découvrir de nouvelles mesures légales pour préserver la liberté et la vie des peuples contre le retour de pareils actes criminels. De plus, les Puissances qui ont instauré ce Tribunal, ainsi que tous les peuples amis de la paix, demeurent inexorablement fidèles à l’idéal de la Loi et aux principes de la justice. C’est pourquoi la responsabilité de l’appartenance aux organisations criminelles ne sera établie que lorsque la culpabilité individuelle aura été prouvée. A vrai dire, ce seront les tribunaux nationaux qui décideront de l’étendue de la responsabilité individuelle dans chaque cas.
Quelques mots maintenant sur le côté pratique du problème. On a prétendu ici que quelques sections SS n’avaient pas poursuivi de buts criminels. Il est difficile, Messieurs les juges, de trouver au sein de l’appareil fasciste des groupements « neutres » n’ayant pas servi des buts criminels. Ainsi le défenseur des SS, M. Babel, mentionne l’existence d’un département de recherches SS s’occupant de l’élevage de chiens. Il semblerait que cette organisation fût d’utilité publique ; il apparaît également que les savants « éleveurs de chiens » de cette organisation entraînaient leurs molosses à se jeter sur des hommes et à les déchiqueter. Peut-on éliminer des SS ces « éleveurs de chiens » ?
A Dantzig se trouvait encore un autre institut de recherches scientifiques, qui étudiait la préparation du savon à base de graisse humaine. Peut-être devrions-nous libérer aussi ces « fabricants de savon » de toute responsabilité criminelle ?
A ce sujet, la Défense a proposé deux solutions pratiques : l’isolement, en tant qu’activité séparée, du procès des organisations criminelles et l’établissement, dans les divers camps, d’une organisation de la Défense ayant pour but de réunir des renseignements et des preuves. En pratique, cependant, ces deux propositions créeraient d’insurmontables difficultés pour le Tribunal dans l’accomplissement de la tâche immense que lui ont confiée les nations. La tâche du Tribunal est formulée de façon précise dans le Statut, qui charge le Tribunal de résoudre le problème de l’investigation de faits concrets concernant les membres de ces organisations. C’est pourquoi un appel fait au Tribunal en vue d’isoler et de considérer le procès des organisations criminelles en tant qu’activité indépendante, équivaut à lui demander d’enfreindre les articles du Statut.
L’article 9 du Statut prescrit la solution du problème des organisations, lorsqu’il s’agit d’examiner le cas individuel et particulier de l’un quelconque de leurs membres ; mais ceci a également une autre signification pour le Procès. Cela démontre — ainsi que je l’ai déjà dit — que le fait sur lequel reposent les témoignages et la solution de la question de la criminalité des organisations est la présence au banc des accusés de représentants correspondants des dites organisations. Dans le cas présent, comme on le sait, toutes les organisations que le Ministère Public propose qu’on reconnaisse comme criminelles, sont représentées au banc des accusés. Or, nous avons des preuves parfaitement concluantes sur le caractère criminel de ces organisations. Donc, la citation de témoins spéciaux susceptibles de témoigner sur ces organisations ne peut être qu’une source supplémentaire de preuves.
J’en ai fini, Messieurs les juges, avec ces questions et, en terminant, je ne puis omettre un argument de la Défense. Celle-ci a déclaré que, par suite de la reconnaissance du caractère criminel des organisations, des millions d’Allemands, membres de ces organisations, seraient traduits en justice. Avec mes collègues du Ministère Public, je ne suis nullement de cet avis, mais je voudrais ajouter autre chose.
En mentionnant ces prétendus millions de membres, la Défense tente simplement de gêner la marche de la Justice. Or, devant nous, les représentants des peuples qui ont supporté le poids et la souffrance de la lutte contre l’agression hitlérienne, devant la conscience et la connaissance de tous les peuples amis de la liberté, surgissent d’autres millions de gens, ces millions de victimes irrévocablement perdues, qui furent torturées à mort à Treblinka, Auschwitz, Dachau, Buchenwald, Maïdanek et à Kiev. Notre devoir est de n’épargner aucun effort pour écraser le système criminel qui fut dirigé par les organisations fascistes contre l’Humanité.
Messieurs les juges, l’étendue des crimes commis par les bandits hitlériens dépasse l’imagination. Néanmoins, nous ne sommes pas aveuglés par la vengeance et n’avons nullement l’intention d’anéantir le peuple allemand tout entier. Mais la justice ne nous permet pas de nous abstenir et de laisser libre cours à la perpétration de nouveaux crimes.
Nous sommes profondément convaincus que le Tribunal suivra inflexiblement la voie qui mène rapidement à un juste verdict et qu’il châtiera, dans toute la mesure qu’ils le méritent, ceux dont les crimes ont bouleversé la terre.
Général Rudenko, puis-je vous poser quelques questions ? Vous vous souvenez que M. Justice Jackson suggéra qu’on pourrait établir certains critères avant de déterminer si une organisation était criminelle ou non en vérifiant si les buts et les activités de l’organisation en cause étaient apparents et notoires, afin de prouver que leurs membres savaient ce qu’ils faisaient en y adhérant.
Ainsi, si nous jugeons qu’une organisation est criminelle, nous supposons par le fait même, que ses actions étaient connues et notoires. Or, si un membre de cette organisation déclarée criminelle était alors jugé par un des tribunaux nationaux, je suppose, d’après ce qui a été dit, qu’il n’aurait pas le droit de démontrer qu’il ignorait les buts criminels de cette organisation puisque nous aurions établi que le caractère criminel de cette dernière était si apparent et si notoire qu’il devait le connaître ; ainsi, il ne pourrait pas alléguer son ignorance des actes criminels. Qu’en pensez-vous ?
C’est exact. Mais nous ne perdons pas de vue le fait que les tribunaux nationaux qui examineront le problème de la responsabilité individuelle de membres particuliers de ces organisations, partiront évidemment du principe de la culpabilité individuelle ; étant donné que nous ne pouvons exclure la possibilité qu’il existait peut-être, au sein de l’organisation des SA, dont la grande majorité des membres était au courant de ses desseins criminels, des individus qui aient pu être leurrés et entraînés dans cette organisation, tout en ignorant ses buts criminels.
Serait-ce là un moyen de défense pour eux ? Ils ne pourraient pas dire qu’ils n’avaient pas connaissance de ces desseins criminels, puisque nous aurions déjà établi que ce caractère était si apparent et si notoire qu’ils n’auraient pu l’ignorer.
Pourquoi ? J’estime que si les tribunaux nationaux ont à examiner le cas de membres alléguant ignorer les buts criminels de l’organisation à laquelle ils appartenaient, ils devront étudier les arguments soumis pour la défense et les juger en conséquence.
Comment pourraient-ils prendre cet argument en considération si nous établissons que les activités d’une organisation étaient si notoires que chaque membre devait les connaître ?
Comment l’un d’eux pourrait-il dire qu’il ne les connaissait pas ?
Je maintiens cependant toujours mon point de vue ; j’interprète et comprends ainsi le Statut : le Tribunal Militaire International décidera du caractère criminel des organisations ; en ce qui concerne la question de la responsabilité individuelle et la culpabilité de chacun de ses membres, la décision ne pourra être rendue que par les tribunaux nationaux. C’est pourquoi il est difficile de prévoir toutes les possibilités et éventualités qui pourront surgir des cas individuels.
Vous avez soumis hier une question à Sir David Maxwell-Fyfe concernant un membre de la SA qui entra dans l’organisation en 1921 et la quitta un an après. Ceci est naturellement un cas spécial et l’on ne peut dire s’il y en aura un grand nombre ; c’est une chose inévitable. Mais lorsque nous arrivons à la question de l’étendue de ses informations, les raisons de son adhésion et les motifs de son départ de ladite organisation, et à la valeur de ses actes, il appartient aux tribunaux nationaux d’examiner ces problèmes et de juger en conséquence.
Pouvez-vous nous dire maintenant quelle défense il aurait devant les tribunaux nationaux, en dehors de l’argument qu’il n’a jamais été membre de ces organisations ? Aurait-il, autant que nous le sachions, d’autres moyens de défense ? La loi n° 10 lui permettrait-elle de se défendre d’une autre manière ?
Il m’est difficile, pour le moment, de donner ici les arguments dont pourraient se servir les membres de ces organisations ; ce ne serait que des suppositions. Pour ma part, cependant j’estime, par exemple, que l’un des arguments à présenter (s’il le présentait) susceptible de le disculper, serait l’argument de la contrainte.
Puis-je vous poser encore deux questions ? Vous avez déclaré que toute preuve présentée par les accusés serait simplement supplémentaire. Cette expression n’est pas connue de notre droit et cela m’intéresserait beaucoup de savoir ce que vous entendez par « preuves supplémentaires ». Je ne sais ce que cela signifie.
Je ne me suis pas exprimé tout à fait comme cela. C’est peut-être une inexactitude de la traduction. Ce que j’ai dit, en parlant de l’examen ultérieur du problème posé par les organisations criminelles, est que cet examen doit se faire en même temps que l’examen du cas de n’importe quel membre de ces organisations, d’autant plus que des représentants de ces institutions criminelles sont actuellement au banc des accusés. Mais je dis que ce fait constitue déjà une preuve concluante permettant de se prononcer pour ou contre la nature criminelle de ces organisations.
Le Tribunal peut, évidemment, trouver que ces preuves sont insuffisantes ou, dirons-nous, la Défense peut considérer que d’autres preuves soient nécessaires. Dans ce cas, j’estime que la citation de témoins susceptibles de présenter des preuves spéciales sur le caractère criminel ou non de ces organisations peut constituer une présentation de preuves supplémentaires.
Une autre question concernant les SA, que j’ai posée hier à Sir David : A votre avis, quelles furent les fonctions des SA après la « liquidation de Röhm » ou, autrement dit, quelles furent les activités criminelles poursuivies par les SA ?
J’estime que les SA, après la « liquidation de Röhm », commirent les mêmes actes criminels que les autres organisations de l’Allemagne hitlérienne. Je voudrais, pour le confirmer, me référer à des faits tels que l’occupation du territoire des Sudètes ; il est bien connu que des détachements de SA jouèrent un rôle actif dans cette affaire.
Tous les actes criminels commis en Allemagne par la suite à l’égard des Juifs et, plus tard, sur les territoires envahis par l’Allemagne (la Tchécoslovaquie et autres) le furent avec la participation de l’organisation SA.
Je vous remercie.
Le Ministère Public français désire-t-il prendre la parole ?
Non, Monsieur le Président.
En tant que défenseur de l’accusé Schacht, j’ai un intérêt indirect dans la question de la criminalité du groupement dit Gouvernement du Reich (Reichsregierung), vu que Schacht en était membre. Je voudrais cependant souligner, dès le début, que je ne veux pas faire maintenant de déclarations détaillées sur des questions de droit ou de fait. Je me réserve ce droit au moment de mes conclusions finales.
Ce que je désire et recherche maintenant, et ce pourquoi je demande l’appui du Tribunal, c’est fixer et préciser les réponses qui ont été données hier par M. Justice Jackson et Sir David Maxwell-Fyfe à vos questions, Monsieur Biddle.
Je sais pertinemment que je n’ai nullement le droit de poser des questions aux représentants du Ministère Public. Selon le règlement, je ne pourrai que prier le Tribunal de compléter les questions qui ont été posées hier par lui. Je crois, cependant, que cette objection toute théorique est sans portée pratique, car je suis convaincu que Sir David se rendra parfaitement compte de l’utilité de préciser sa réponse et sera d’accord.
On a demandé hier à Sir David Maxwell-Fyfe s’il considérait la Reichsregierung, c’est-à-dire le Gouvernement du Reich, dans sa composition du 30 janvier 1933, comme criminelle à l’époque, étant donné le nombre restreint de ses membres nationaux-socialistes et, dans ce cas, s’il estime que ce caractère supposé criminel était à ce moment-là reconnaissable par des tierces personnes.
Sir David Maxwell-Fyfe a répondu par l’affirmative à la question de M. Biddle et a basé ses réponses : premièrement, sur le contenu du programme du Parti et, deuxièmement, sur le fait que, déjà a cette époque, le « Führerprinzip » était clairement indiqué dans le programme.
Je voudrais demander à Sir David de compléter ses réponses dans le sens suivant : Veut-il réellement dire que le « Führerprinzip », comme tel, je veux dire de façon purement abstraite, doit être rejeté non seulement à cause de ses conséquences politiques ou pour d’autres raisons, mais doit être considéré aussi comme criminel en lui-même ? Je parle, bien entendu, du principe abstrait, sans tenir compte du développement ultérieur qu’il a pu entraîner.
En ce qui concerne sa seconde réponse, selon laquelle le programme du Parti lui fait considérer le Gouvernement du Reich comme une organisation criminelle reconnaissable comme telle à cette époque, ceci dit non pas directement en réponse à la première question de M. Biddle, mais au cours de questions ultérieures que lui a adressées le Tribunal, il compléta sa réponse en déclarant que le programme du Parti, qui demandait l’annulation du Traité de Versailles et l’annexion de l’Autriche, était un programme criminel.
Puis-je demander à Sir David de déclarer d’abord si ces deux points du programme du Parti : annulation du Traité de Versailles et « Anschluss », à l’exclusion du « Führerprinzip », sont les seuls points de ce programme qui le mènent à considérer comme criminels ce programme lui-même et un Gouvernement qui en était au courant ?
Deuxièmement, s’il estime vraiment qu’il y a crime à essayer d’obtenir par des moyens pacifiques, par des négociations, la révision ou l’abrogation d’un traité que l’on considère comme opprimant.
Je voudrais, en outre, lui demander si, en tant qu’homme politique, il estime qu’il y a crime à chercher à atteindre ce but, étant donné que le plébiscite autrichien de 1919 a donné 100% des voix en faveur de cet « Anschluss » et que ceci semble conforme au grand principe démocratique du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Pour préciser ma pensée, j’estime qu’il ne faut pas prendre en considération les événements qui se sont déroulés dans le cadre du programme du Parti, ni ceux qui auraient pu se dérouler, mais uniquement le programme lui-même considéré comme tel. C’est ainsi que l’a compris Sir David lorsqu’il a déclaré : « Oui, c’est le programme du Parti qui est à la base du caractère criminel de cette organisation. »
Et maintenant, avant de poser à Sir David la dernière question que je désirerais préciser, il me semble logique d’attendre ses réponses aux deux premières.
Docteur Dix, le Tribunal prendra évidemment en considération tout ce que vous avez dit, dans la mesure où cela se rapporte à des questions de principe ; mais il n’estime pas que le moment soit opportun pour les défenseurs de poser des questions au Ministère Public. Cette question a déjà été simplement traitée et le Tribunal ne se propose pas de poser d’autres questions au Ministère Public, à moins que celui-ci ne désire prendre la parole pour répondre à ce que vous avez à dire.
Monsieur le Président, c’est justement ce que je me suis permis de dire au début de mon exposé. Je sais que cela ne dépend que de la bonne volonté de Sir David s’il se décide à compléter les questions posées par M. Justice Jackson. C’est à lui d’en juger. Je n’ai plus qu’une brève question qui a pour but d’éviter tout malentendu entre nous ; il est toujours bon de ne pas être mal compris. Il me semble me souvenir — mais je puis me tromper et c’est pourquoi je voudrais demander à Sir David de m’éclairer sur l’opinion de M. Justice Jackson — que M. Justice Jackson aurait dit qu’il ne considérait pas le programme du Parti, en lui-même, comme criminel. Comme je l’ai fait remarquer, c’est uniquement ce dont je me souviens. Je n’ai pas pris de notes, car mon attention ne fut pas attirée là-dessus puisque cela me paraissait évident. Par conséquent, je puis faire une erreur ; mais si mes souvenirs sont exacts, je demanderais à Sir David de déclarer si l’opinion du Ministère Public est unanime sur ce point.
Docteur Dix, le Tribunal a demandé au Ministère Public de présenter ses arguments de principe au sujet des organisations et, afin d’éclaircir toute la question en vue de déterminer la présentation de preuves éventuelles, il désirait également entendre l’avis des avocats de ces organisations. Il a entendu les représentants des quatre Ministères Publies ; il leur a posé les questions qu’il a jugé bon de leur demander afin d’éclaircir certains points. Il a entendu les avocats de toutes les organisations, ainsi que la réponse du Ministère Public. Le Tribunal ne se propose pas de poser d’autres questions pour le moment. Évidemment, les représentants du Ministère Public et les défenseurs seront entendus plus tard in extenso.
J’ai terminé ce que j’avais à dire : c’est au Tribunal et à Sir David de décider si celui-ci répondra maintenant ou non à ces questions.
Monsieur le Président, je voudrais faire une courte déclaration en ce qui concerne l’adhésion de l’accusé Frank aux différentes organisations accusées. Est-ce possible maintenant ?
Docteur Seidl, le Tribunal ne pense pas que le moment soit venu pour les défenseurs des accusés individuels d’approfondir des questions concernant les accusations portées contre les organisations. Ils seront, naturellement, entendus lorsqu’ils présenteront leur propre défense, mais ce n’est pas encore le moment opportun. Ceci est uniquement une discussion préliminaire ayant pour but d’éclaircir certains points relatifs aux organisations.
Oui, mais je voudrais saisir cette occasion pour rectifier une erreur qui a été commise avant-hier. Avant-hier, j’ai contredit l’assertion selon laquelle l’accusé Frank était membre des SS et il paraîtrait que cela a été mal traduit.
Mais, Docteur Seidl, cela ne paraîtra-t-il pas dans les notes sténographiques ? N’avez-vous pas encore vu ces notes ?
Je n’ai pas encore vu le texte du procès-verbal d’audience, mais je crois qu’on a traduit, par erreur, « SS » par « SA ». L’accusé Frank n’a jamais nié avoir été SA-Obergruppen-führer. Je voulais signaler simplement qu’il est faux, comme l’affirme l’Acte d’accusation, qu’il ait été général SS ; de même, l’indication donnée dans l’annexe B sur la nature de l’élément criminel n’est pas pertinente, vu qu’il est déclaré, là aussi, qu’il était général SS. Mais j’attache de l’importance au fait que l’accusé Frank n’a jamais nié avoir été SA-Obergruppenführer.
Très bien, mais vous aurez l’occasion de présenter tout le cas de Frank lorsque viendra votre tour.
Oui, mais il s’agit simplement de déterminer si l’accusé Frank était membre des SS ou non. Aussi longtemps que le Ministère Public ne donnera pas de preuves concluantes de l’adhésion de l’accusé Frank aux SS, je me vois obligé de contredire cette affirmation. Je ne crois pas que ce soit le rôle de la Défense de prouver que l’accusé Frank n’était pas SS. Je suis convaincu, d’autre part, que cette question est du ressort du Ministère Public.
Très bien, j’ai entendu ce que vous avez dit.
Dr Servatius, avocat du Corps des chefs...
Docteur Servatius, le Tribunal est prêt à entendre en réfutation les avocats des organisations, brièvement, mais seulement très brièvement, autrement il n’y a pas de raison que cela finisse.
Je ne veux pas faire de discours, mais simplement parler pendant cinq minutes environ, afin de définir mon attitude en ce qui concerne la procédure des preuves. Tout d’abord, j’ai deux questions à poser au sujet de la limitation des poursuites envers certains groupes de membres. Je serais reconnaissant au Ministère Public de vouloir bien faire une déclaration permettant de savoir si l’exception de certains groupes des organisations, telle qu’elle a eu lieu, est définitive, ou bien si le Ministère Public se réserve le droit d’adopter une autre procédure ou d’autres mesures. C’est ce qui fut déclaré à l’origine au sujet du Corps des dirigeants. Concernant la limitation des poursuites envers certains groupes de membres à l’égard du Corps des dirigeants, je ne présenterai aucune requête, pour autant que cette limitation a déjà été effectuée. Je serais heureux, cependant, si l’on pouvait arriver à une décision en ce qui concerne les femmes. Les femmes employées dans les services techniques ne peuvent, à mon avis, être comprises dans les états-majors. De toutes façons, elles n’appartenaient pas au Corps des dirigeants, bien qu’étant employées dans les états-majors. Ces femmes elles-mêmes partagent cette opinion, ainsi que les officiers dans les camps. Par conséquent, aucune demande d’autorisation de témoigner n’a été faite par des femmes dans la zone britannique. Je présume qu’il est connu que, dans l’état national-socialiste, les femmes étaient, par principe, tenues à l’écart de la politique ; il s’ensuit qu’elles peuvent difficilement être impliquées dans les crimes définis dans l’article 6.
Je voudrais dire maintenant quelques mots sur deux points concernant la présentation des preuves. Comme chaque profession se crée les outils dont elle a besoin, de même le juriste se crée des concepts pour résoudre ses problèmes. Ces concepts ne sont pas des buts en eux-mêmes ; ainsi, celui des organisations criminelles servira à poursuivre en justice des coupables qui, autrement, pourraient échapper à leur responsabilité. En établissant le Statut, la procédure était la suivante : supprimer la structure traditionnelle de l’État pour pouvoir atteindre les organismes individuels ; mais, pour être capable de les toucher, on les a de nouveau réunis dans le concept du crime de conspiration.
De cette façon, néanmoins, on ne peut toucher qu’un cercle très restreint, car ces membres devraient être réunis par un accord. Afin d’élargir ce cercle par des moyens techniques légaux, le concept d’un groupement ou d’une organisation criminelle fut créé. Cette organisation est comprise dans l’accord de la conspiration, seulement à l’échelle supérieure, tandis que les membres sont compris automatiquement, à leur insu, dans la conspiration. Une telle définition du concept des organisations criminelles n’est justifiable que pour autant qu’elle permet de saisir les vrais coupables, et ceux-là uniquement.
Afin de fixer les limites de ce concept, je désirerais discuter deux points concernant la détermination de la culpabilité et, de ce fait, l’admissibilité des preuves. En premier lieu, il y a le fait que des membres ignoraient ce caractère criminel, ignorance résultant du secret imposé et, ensuite, le comportement des membres après qu’ils eurent reconnu les fautes qui se commettaient. A mon avis, on ne peut se défaire de l’examen de culpabilité en démontrant que les pays étrangers savaient parfaitement ce qui se passait. A l’étranger, il y avait une propagande qui mettait ces faits en lumière en les exagérant. En Allemagne, ces choses restaient secrètes, parce que leur nature l’exigeait — par exemple, ce qui se passait dans les camps d’extermination — ou pour des raisons politiques. En outre, les faits rapportés ici paraissaient tellement incroyables qu’en Allemagne même, s’ils avaient été communiqués pendant la guerre, personne ne les aurait crus. Ce qui importe donc de savoir, ce n’est pas seulement si un seul membre était dans l’ignorance, mais si 99% des membres individuels étaient de bonne foi. Dans ce cas, l’organisation n’est pas criminelle, mais un criminel a pu se glisser dans son sein. Si ceci est prouvé, alors la construction juridique de l’organisation criminelle est superflue et, de ce fait, fausse. Les concepts juridiques connus jusqu’à présent seront donc suffisants pour amener les coupables au banc des accusés.
Le second point de vue : le caractère ou la nature criminels dont parle le Statut démontre qu’il s’agit d’un fait touchant l’organisation entière et que cela doit être un état permanent. Des actes individuels, n’ayant pas été approuvés par la majorité des membres de l’organisation, ne peuvent établir le caractère criminel de l’organisation. Le comportement de tous les membres en face des faits reprochés est donc d’une importance décisive et constituera une preuve. Nous n’avons pas besoin du concept de l’organisation criminelle pour punir un coupable dont les actes furent rejetés par la majorité. Parmi de tels cas individuels, dans des organisations qui comprennent des millions de membres, il peut y avoir des actions auxquelles ont participé des groupes plus ou moins importants ou certains districts locaux.
Je crois que c’est la tâche essentielle du Tribunal de déterminer, avec l’objectivité du juge, la nature de cette culpabilité telle qu’elle s’applique à toute l’organisation. Je suis d’avis que les points cités par moi : le secret qui entourait ces faits et le comportement des différents membres après qu’ils en eurent pris connaissance, doivent former la base de la réunion des preuves.
Je voudrais vous poser quelques questions, Docteur Servatius. Je voudrais vous demander — ainsi qu’aux avocats des organisations — si vous acceptez, en général, la définition des organisations criminelles suggérée par M. Justice Jackson, telle qu’elle figure aux pages 19 et 20 de sa déclaration ? Vous vous souviendrez qu’il a établi cinq critères généraux pour déterminer quelles preuves devaient être acceptées. Maintenant, pour juger quelles preuves devraient être admises, nous devons déterminer ce qui est pertinent. Dans ce but, nous devons définir les points communs à toutes ces organisations. Pourriez-vous nous dire à présent, d’une façon générale, si vous acceptez ces critères dans le but d’établir des preuves ?
Je n’ai pas encore réfléchi à cela et je n’ai pas encore pu en discuter avec mes collègues. Je vous serais très reconnaissant de nous donner l’occasion de le faire. Peut-être cet après-midi un représentant de la défense des organisations pourrait-il présenter à ce sujet un exposé au Tribunal ?
Laissez-moi vous poser une autre question. Quels sont, à votre avis, les critères qu’il faudrait adopter pour l’admission des preuves ?
Je n’ai pas très bien compris la question.
J’ai dit que M. Justice Jackson avait suggéré une définition d’après laquelle la pertinence de certaines preuves pouvait être établie. Avez-vous des suggestions à proposer dans le même but ?
Je ne voudrais pas me compromettre avant d’avoir parlé avec mes collègues, c’est une question d’une très grande importance que je ne voudrais pas trancher seul.
Oui, mais c’est la base même de toute cette argumentation ; le véritable but de la discussion était de la développer.
Au cours des débats d’hier, la question suivante fut discutée : la tâche confiée au Tribunal par le Statut peut-elle être considérée comme un acte législatif ? Il s’agit, dans l’affirmative, de déterminer si le Tribunal aurait le droit de transmettre des instructions à un tribunal national ayant à juger des cas individuels d’après la loi n° 10 ; ces instructions se rapportant surtout au degré d’examen de la culpabilité du membre individuel en cause, ainsi qu’à l’atténuation éventuelle de la peine dans des cas de moindre importance. Je crains qu’en poursuivant cette idée, nous n’en venions à jouer sur les mots et à nous trouver dans un labyrinthe au moment d’agir. En réalité, la tâche du Tribunal n’est pas un acte législatif. Ce n’est pas non plus une procédure nouvelle que de considérer le tribunal national lié dans un procès ultérieur par la décision de ce Tribunal. De tels cas sont parfaitement soutenables et admissibles du point de vue juridique. Si, par ailleurs, en procédure criminelle, il arrive qu’un tribunal soit lié par une décision antérieure, celle d’un tribunal administratif par exemple, de tels cas nous semblent parfaitement normaux et acceptables. De même, il pourrait arriver que le pénal, dans un cas de détournement, par exemple, se voit obligé d’attendre la décision du juge civil, pour savoir si l’objet volé était la propriété de quelqu’un d’autre. Là encore, personne ne penserait que le juge civil aurait accompli un acte législatif.
Le fait que la décision d’un autre tribunal lie la juridiction criminelle et constitue les prémisses de sa décision, ne signifie en aucune façon que l’auteur du Code pénal n’a pas terminé sa tâche législative et que ceci doit maintenant être fait par le tribunal qui a pris la décision antérieure. A mon avis, nous n’avons donc pas besoin de considérer ce point plus avant, car l’article 9, paragraphe 1 du Statut exige du Tribunal une décision précise et sans équivoque, à savoir : l’organisation est-elle criminelle ou non.
On n’y trouve rien de plus, ni dans le Statut, ni dans la loi n° 10. Sir David a défini hier son attitude concernant les cinq points importants que j’avais soumis au sujet de l’admissibilité des preuves. En ce qui concerne les deux derniers points, il émit l’objection qu’ils feraient l’objet de procès ultérieurs envisagés par la loi n° 10. Il s’agissait des raisons pour disculper certaines personnes, telles que la contrainte, le dol, etc. Je voudrais éviter les répétitions et dire seulement ce qui suit : il est convenable que la question de la contrainte et du dol et autres raisons en vue de disculper des individus soient discutées dans les procès ultérieurs. A ce propos, Sir David a attiré l’attention du Tribunal sur un problème très important :
celui de l’abus de confiance dont s’est rendu coupable l’État, de ses répercussions sur la psychologie des masses. Ceci est réellement un problème très important et concerne de nombreux membres des organisations. Mais cela mène aux déductions les plus larges, quant à la culpabilité de tous les membres et au caractère de l’organisation dans son ensemble.
Nous devons donc prêter une attention particulière à la question de savoir comment la tromperie dont s’est rendu coupable l’État a influencé chaque membre individuellement et par là même, comment elle était caractéristique de l’organisation. Toutes les raisons amenant la disculpation d’individus doivent donc être examinés par le Tribunal lorsqu’il se prononcera sur le caractère de l’organisation. En outre, l’admission des preuves doit se faire sur les bases les plus larges. Si le Tribunal faisait des réserves maintenant, il lui serait possible plus tard, à la fin du Procès et contrairement à son opinion actuelle, de considérer comme admissibles des preuves pour le moment exclues.
Au cours des débats d’hier, et concernant la déclaration de culpabilité proposée, il a été question de déterminer ce qui devait constituer la « connaissance » pour le membre individuel.
Sir David employa ici la norme d’une personne d’intelligence moyenne, considérant comme coupable toute personne qui serait au-dessous de cette norme.
J’ai déjà expliqué qu’en ce qui concerne les lois édictant de fortes peines, comme dans le cas présent, tous les systèmes de droit pénal demandent que soit prouvée l’intention délibérée de l’auteur. Les délits par omission sont punissables seulement dans les cas exceptionnels et de peines minimes.
En tout cas pour un délit par omission, le coupable doit savoir qu’il est dans l’obligation d’analyser sa conduite du point de vue de la loi pénale. La loi n° 10, et maintenant, en rapport avec cette loi, le verdict rendu par ce Tribunal, représentera une loi ex post facto.
Dans le cas des principaux accusés, le Ministère Public a justifié sa divergence du principe généralement reconnu nulla pœna sine lege en se basant sur le fait que les accusés eux-mêmes n’ont pas agi conformément à ce principe et ne peuvent donc pas l’invoquer maintenant. Ceci ne s’applique cependant absolument pas aux organisations, indépendamment de la question de savoir si cet argument peut être accepté d’une façon générale ou non.
Quoi qu’il en soit, considération faite du motif de la négligence, l’on ne devrait pas non plus perdre de vue le fait que l’obligation d’observer la loi est différent dans le cas des lois ex post facto de ce qu’il serait dans le cas de lois existantes. A ce propos, je voudrais signaler que la question de savoir si les statuts des organisations du Parti étaient illégaux ou non a déjà été souvent posée, précédemment, même à l’époque de la République de Weimar. La tendance politique était alors nettement en faveur d’une telle déclaration. Apparemment, des scrupules juridiques empêchèrent alors l’adoption d’une telle procédure. Comment devrions-nous alors mesurer la compétence d’un membre individuel pour juger de telles questions, si le problème juridique lui-même est si difficile et prête tant à discussion ?
Le Ministère Public a limité son accusation contre la Gestapo, afin d’exclure les auxiliaires. La raison en est que, dans le cas de ces membres-là, la « connaissance » objective des faits ne peut pas être déclarée évidente. Je demande que les conclusions tirées de ce cas-ci soient appliquées aux membres des autres organisations. Le membre individuel d’une organisation, comprenant des millions de membres qui furent encore beaucoup moins en rapport avec l’organe exécutif que ne l’a été un membre auxiliaire de la Gestapo, ne devrait-il pas être jugé plus favorablement que les membres de ce groupe qui a été exclu ?
Ne sommes-nous pas obligés, particulièrement, d’utiliser les meilleures méthodes possibles, en vue de nous éclairer sur la connaissance ou l’ignorance du membre individuel ? Sir David, au sujet de la question de la négligence, s’est référé à la « politique de l’autruche ». Mais c’est là l’attitude d’une personne qui enfouit sa tête dans le sable afin de ne pas voir ; ce qui implique qu’elle a vu quelque chose et ne veut plus le voir. Il s’agit de toute autre chose dans le cas de ce membre qui, des sources mises à sa disposition, ne peut acquérir aucune connaissance de actes individuels et qui, en particulier, ignore s’il est seulement possible...
Excusez-moi de vous interrompre, mais le Tribunal a déjà entendu et écouté attentivement vos arguments intéressants ; ceux qu’il est disposé à écouter maintenant en réfutation doivent être très brefs. Ainsi que je l’ai déjà signalé, il me semble que la plus grande partie de ce que vous dites maintenant n’est qu’une répétition de ce que vous avez dit précédemment. Nous ne pouvons continuer à écouter ces arguments indéfiniment.
Puisque je suis arrivé à la fin de mon exposé, je voudrais simplement introduire en conclusion un point de vue relatif à la défense du Cabinet du Reich. Le nombre des membres du Cabinet du Reich est très limité. La moitié de ce nombre est sur le banc des accusés. Est-il réellement nécessaire de considérer l’autre moitié cumulativement, en tant qu’organisation, étant donné que le petit nombre de ces intéressés rend possible un procès individuel, avec toutes les garanties juridiques données ici ? Sur ce point, j’aimerais me référer à l’exposé de mon collègue, le Dr Laternser, qui a parlé des stipulations du Statut qui précisent que le Tribunal n’est pas obligé de prendre une décision, mais que, pour des raisons de convenance, il peut s’abstenir de le faire.
M. Biddle désire vous poser quelques questions.
Je n’ai qu’une question à poser. Voulez-vous écouter attentivement ce qui suit ?
Si le Tribunal trouve qu’une organisation était utilisée dans des buts criminels — et certainement il y a suffisamment de preuves pour cette justification, en ce qui concerne certaines organisations — pourquoi, alors, le Tribunal ne serait-il pas justifié en déclarant cette organisation criminelle, étant donné qu’elle est composée de personnes ayant eu connaissance qu’elles travaillaient dans ces buts et qui sont restées volontairement membres de cette organisation ? Autrement dit, la définition déclarerait qu’elle consistait en membres qui étaient bien au courant du fait que l’organisation s’engageait dans la perpétration de crimes.
L’organisation ne peut être séparée de la totalité de ses membres. La déclaration de criminalité, en rapport avec la loi n° 10, est appelée à toucher chaque membre individuel. Le devoir du Tribunal ne serait pas rempli s’il limitait cette tâche en séparant de l’organisation certains individus non spécifiés. Dans la tâche que j’ai mentionnée, nous ne pouvons perdre de vue le but pratique, et ce but ne sera pas atteint si une telle réserve est faite.
Je poserai encore une question. Je ne crois pas que vous ayez répondu à ma question. Je vous la pose à nouveau, de façon très simple : Comment cette définition serait-elle injuste envers quelque individu ?
Même si un nombre limité de personnes seulement, appartenant à l’organisation, est stigmatisé comme criminel, il en découle forcément une injustice pour les autres membres de l’organisation. La déclaration touche naturellement l’organisation dans son ensemble et, par conséquent, la déclaration de criminalité touche chaque membre individuel, même si l’on cherche à limiter la définition.
Je vous remercie.
Je crois qu’étant donné l’heure, il serait bon de suspendre l’audience pendant dix minutes.
Monsieur le Président, je n’ai pas l’intention de faire aujourd’hui des déclarations sur le concept de l’organisation criminelle, car je crois que mon exposé d’hier était suffisant sur ce point. Je voudrais simplement définir mon attitude à l’égard de la seconde question posée par M. Biddle à mon collègue le Dr Kubuschok.
La seconde question, si je l’ai bien comprise, était formulée comme suit : pourquoi serait-il injuste envers des individus qui étaient membres d’une organisation, ou pourquoi cela pourrait-il être injuste pour eux, si cette organisation était déclarée criminelle ? Cette déclaration de criminalité d’une organisation doit certainement être injuste envers tous les membres qui ignoraient les intentions et les buts supposés criminels de l’organisation. Car dans cette question, il faut...
Vous n’avez pas compris la question, je crois ; ainsi, pour gagner du temps, je la répéterai à nouveau. La question était très simple. Je ne veux pas y revenir à moins que vous ne le désiriez. Voici ce que j’ai dit : si une organisation était utilisée dans des buts criminels — et j’ai ajouté qu’il y avait dans certains cas des preuves abondantes à ce sujet — pourquoi ne serait-il pas souhaitable de la considérer comme une organisation criminelle, pour autant qu’elle fut composée de personnes la connaissant comme telle et qui, volontairement, demeurèrent membres de cette organisation ? Ceci exclurait évidemment de l’organisation tous ceux qui ne savaient pas qu’elle agissait dans des buts criminels.
Alors, je n’avais pas très bien compris la question et il est superflu d’ajouter d’autres commentaires concernant ces questions, qui viennent maintenant d’être réglées.
Je désirerais tout d’abord corriger un malentendu. Sir David a déclaré hier, dans sa réponse, que j’avais admis que les SA participèrent aux événements des 10 et 11 novembre 1938. J’insiste formellement sur le fait que j’ai déclaré que 2% au maximum des membres de la SA participèrent à des actes isolés, dont certains ont été commis à cette occasion. Je prends cet exemple pour souligner ce qui a été exposé tout à l’heure par mon collègue, le Dr Servatius, en ce qui concerne ce qu’on a appelé la « faute » d’une organisation dans le cas où cette organisation se fourvoie et commet une erreur qui devrait être évitée. Les 98% qui n’y participaient pas, aussi bien que les 2% qui y participaient, à part quelques exceptions, considéraient tous ces actes avec aversion et dégoût et les condamnaient dans leur for intérieur.
Par conséquent, l’Accusation se trompe si, se fondant sur un fait isolé, sur un cas exceptionnel, elle tire des conclusions affectant le caractère général de l’organisation. Il est légitime de défendre que le rejet même de ces actes est une preuve d’exception à la tendance générale de l’organisation. Si l’on prétend, en second lieu, que la SA avait également affaire avec les camps de concentration, voilà encore une preuve typique des conclusions fausses auxquelles on peut parvenir en jugeant les organisations. Sur quatre millions de personnes, il n’y en avait que mille, c’est-à-dire 0,05% qui étaient au courant. Les 3.999.000 qui restaient ignoraient tout et cela peut se prouver. Personne ne voudra soutenir qu’il est permis de tirer une conclusion concernant le caractère criminel de l’organisation du fait que 0,05% de ses membres ont participé à des actes dont les autres n’avaient aucune connaissance. Mais la question soulevée ici n’est pas résolue par ce petit pourcentage. Comme auparavant, nous sommes plutôt d’avis que la déclaration faite par le Dr Kubuschok concerne le caractère criminel tel qu’il a été formulé par la Défense, si les conditions telles qu’elles ont été définies par le Dr Kubuschok en accord avec tous les avocats des organisations sont remplies. Sur la base de cette déclaration, la question posée antérieurement par M. Biddle aux avocats des organisations diverses peut être aisément résolue. Je voudrais insister sur le fait qu’hier, M. Justice Jackson a suggéré qu’au lieu d’entendre d’innombrables témoins, soient cités des experts susceptibles de nous renseigner sur les intentions que l’on peut attribuer aux différentes organisations. Je désirerais protester énergiquement sur ce point. Il n’existe aucun témoin et aucun expert susceptibles de dire ce qu’était ce « sentiment collectif » sur lequel on veut se baser, et dans quelle mesure chaque membre de l’organisation, pris en particulier, avait connaissance des buts de cette dernière. Les différents membres d’une organisation n’ont pas tous la même intelligence. Les uns ont une intelligence moyenne et d’autres une intelligence médiocre. Si le jugement rendu concerne également les personnes d’intelligence médiocre et les condamne, intervient alors un principe fondamental du droit, selon lequel on ne peut appliquer à ces derniers les mêmes normes qu’aux gens intelligents ; cela serait une injustice envers les personnes d’intelligence moyenne et médiocre. On ne peut même pas se baser sur une moyenne, car cela serait une injustice envers les moins intelligents, compris dans ce jugement et touchés par lui.
Pour conclure, je désirerais faire remarquer que les débats d’hier, relatifs aux effets du jugement que ce Tribunal doit prononcer, ont confirmé entièrement les craintes de la Défense. M. Justice Jackson a dit que ce jugement serait déclaratif de droit. Ceci est en contradiction avec les paroles prononcées hier par le général Clay, adjoint au gouverneur militaire de la zone d’occupation américaine, dans une interview donnée à la Neue Zeitung, le journal américain pour la population allemande. Je désirerais citer une phrase de ce dernier numéro qui réfute l’opinion de M. Justice Jackson. Le général Clay déclare, au sujet des internés dans la zone d’occupation américaine :
« Le jugement du Tribunal de Nuremberg décidera de leur sort. Leur nombre s’élève actuellement de 280.000 à 300.000 personnes. Si, cependant, le Tribunal International de Nuremberg considère tous les membres des organisations accusées nationales-socialistes comme des criminels de guerre, leur chiffre se montera de 500.000 à 600.000. »
La déclaration faite hier par M. Justice Jackson, selon laquelle il ne s’agit pas d’un châtiment général, pourrait être en accord avec le point de vue de son Gouvernement actuel. Mais il n’y a aucune garantie que d’autres Gouvernements ne prendront pas une autre attitude ou que son Gouvernement, qui n’est pas lié à l’opinion de M. Justice Jackson, ne changera pas d’avis.
Je désirerais conclure ainsi :
M. Justice Jackson a mentionné le choc qu’a produit sur la Défense la combinaison du Statut avec la décision désirée par le Ministère Public — en rapport avec la loi n° 10 — Je crois que l’effet de ce choc n’est pas limité à la Défense seule, mais affecte tous ceux qui s’intéressent à la Justice, car si la combinaison de ces diverses lois donne aux tribunaux nationaux l’occasion de traduire en justice des millions de membres des organisations — parmi lesquels, M. Justice Jackson n’a pu le nier également hier, il y a des innocents — et si l’on peut appliquer des châtiments allant d’une amende jusqu’à la peine de mort, pour le simple fait d’avoir été membre d’une organisation, alors, il est du devoir de la Défense de signaler que la procédure menace ici de s’écarter des fondements du Droit et conduira nécessairement à une action arbitraire.
Quand M. Justice Jackson répond en parlant du choc qu’a occasionné la mort de nombreux Juifs, je dirais alors que ces actes ont été commis en dehors de la loi et au nom de la force. Ce Statut et ce Tribunal veulent précisément rejeter la force et remettre le Droit à sa place. Mais le Droit doit être clair et sûr.
Le Tribunal a déclaré précédemment que certaines questions m’avaient été posées. Je suis parfaitement disposé à répondre aux trois questions, si le Tribunal veut bien prendre le temps de m’écouter.
Je ne pense pas que le Tribunal veuille entendre de plus amples arguments, à moins que vous ne désiriez particulièrement répondre à l’un de ces points.
Je n’avais pas du tout l’intention de discuter ; le Dr Dix a demandé mon avis sur deux questions, et le Dr Servatius sur une autre, mais je suis à la disposition du Tribunal. Je ne veux pas que l’on pense que le Ministère Public n’est pas disposé à répondre à ces questions.
Si vous pouvez répondre brièvement, nous serions prêts à vous entendre.
La première question que m’a posée le Dr Dix concernait le « Führerprinzip », à propos de la « Reichsregierung ». Je peux répondre à ceci en deux phrases. En plus de l’appui que les membres du Gouvernement du Reich donnèrent à Hitler en 1933 au nom du « Führerprinzip », ils lui abandonnèrent leur conscience et leur volonté et adoptèrent complètement son point de vue.
Afin que le Dr Dix ne puisse se méprendre en ce qui concerne son client, le point de vue du Ministère Public peut s’exprimer dans les paroles prononcées le 21 novembre 1934 par le Dr Goebbels, l’un des conspirateurs, dans une conversation avec le Dr Schacht :
« Je me suis assuré qu’il représente absolument notre point de vue. Il est du petit nombre de ceux qui acceptent entièrement la position du Führer. »
Le second point concernait la question du programme du Parti en relation avec le Traité de Versailles et l’Anschluss. Le Dr Dix m’a demandé ce que je pensais de ceux qui voulaient réaliser d’une manière pacifique les buts du programme du Parti. Le Ministère Public précise que la question ne se pose pas, que le programme du Parti doit être jugé à la lumière des déclarations de Hitler et d’autres personnalités nazies qui ont parlé de l’emploi de la force, et en rapport avec les relations qui existaient entre l’Allemagne et les puissances de l’Ouest et les liens qui l’unissaient à l’Autriche et à la Tchécoslovaquie.
La troisième question fut posée par le Dr Servatius et concerne le Corps des chefs du Parti. Vous vous souviendrez, Monsieur le Président, que selon la décision du Tribunal, il fut demandé au Ministère Public de déclarer maintenant s’il avait quelque réserve à faire. Ceci ressort de la déclaration du Tribunal. La réserve que nous avons faite, c’est-à-dire de n’englober dans notre définition que le personnel de la Reichsleitung, de la Gauleitung et de la Kreisleitung, et d’exclure celui des Ortsgruppenleiter, des Zellenleiter et des Blockleiter, a été faite en accord avec les différentes délégations. Je voulais que le Dr Servatius sache que telle est la situation. Je ne répéterai pas les raisons pour lesquelles cette décision fut prise, elles ont déjà été citées par mon ami, M. Justice Jackson.
Il ne me reste plus qu’une chose à dire. Je pense que cela serait utile au Tribunal de lui faire parvenir, si vous les avez, des copies des lois anglaises que M. Justice Jackson a mentionnées, ainsi que certains jugements des cours allemandes, si vous en avez des copies disponibles.
Nous en trouverons pour le Tribunal, et il les recevra dans le plus bref délai possible.
Monsieur Dodd, j’ai cru comprendre que vous aviez là un affidavit concernant le Haut Commandement et que vous désiriez le déposer.
Oui, en effet, nous avons découvert cet affidavit jeudi. Le Tribunal en avait parlé avant-hier au cours de l’après-midi. Nous avons préparé pour le Tribunal une liste des bureaux constituant l’État-Major général et le Haut Commandement allemand, ainsi qu’ils sont définis dans l’Acte d’accusation, appendice « B ». La liste a été établie d’après les sources officielles du bureau de l’Amirauté du ministère de la Guerre et du ministère de l’Air de Grande-Bretagne, et d’après des informations supplémentaires obtenues d’officiers supérieurs allemands, actuellement prisonniers de guerre en Angleterre et en Allemagne. La liste est rattachée à cet affidavit, car nous avions l’intention de la soumettre ce matin au Tribunal ; l’affidavit décrit les sources de ces renseignements et il signale que cette liste ne doit pas être considérée comme étant absolument complète, ni nécessairement exacte dans tous ses détails. Cependant, c’est une liste passablement détaillée des membres de l’État-Major général du Groupe du Haut Commandement ; suivant le contenu de cette liste, il semble y avoir eu un total de 131 membres, parmi lesquels 114 sont présumés vivants à l’heure actuelle. Je voudrais déposer d’une façon formelle la liste avec l’affidavit, sous le n° USA-778 (PS-3739). Je demande que ce document soit accepté sans le lire. Cependant, si le Tribunal désire qu’il soit lu, je serais heureux de le faire.
Non, je ne pense pas qu’il soit nécessaire de le lire. Des doubles ont été remis à la Défense, n’est-ce pas ?
Oui, Monsieur le Président.
Très bien, je vous remercie.
Le colonel Smirnov, s’il plaît à Votre Honneur, est prêt à lire un document relatif au Stalag Luft III ; si le Tribunal le désire, nous lui demanderons de le lire.
Je pense qu’il est préférable de reporter cette lecture à lundi matin.
Très bien.
Nous allons suspendre l’audience maintenant.