QUATRE-VINGT-HUITIÈME JOURNÉE.
Vendredi 22 mars 1946.

Audience du matin.

Dr SERVATIUS

Monsieur le Président, j’ai reçu hier la traduction du document D-728. Il s’agit du document qui avait été rejeté hier comme incorrect dans sa forme.

LE PRÉSIDENT

Oui.

Dr SERVATIUS

Je demande que ce document soit traduit à nouveau, car cette traduction est sensiblement différente du texte original et en particulier ne laisse pas apparaître les fautes qui onils ont fait la guerre en couleur zt fait repousser l’admissibilité de ce document. Dans la première page figurent environ vingt à trente erreurs à relever. Le traducteur, ne se rendant pas compte de la portée de ce document, l’a très rapidement traduit sans souligner les points importants. Il faudrait une traduction soignée qui permette de se faire une idée de l’original. Je connais très bien toutes ces difficultés.

LE PRÉSIDENT

Certainement. Cette traduction sera vérifiée par un autre traducteur, ou si vous préférez, par deux autres traducteurs.

Dr SERVATIUS

Je vous prierais de bien vouloir faire effectuer une nouvelle traduction pour la comparaison, car la version que nous avons ici est une preuve que l’original contient déjà beaucoup de fautes.

LE PRÉSIDENT

Certainement. Ce document sera vérifié et traduit à nouveau.

Dr SERVATIUS

En outre, je demanderai que ce document soit examiné par un philologue de langue allemande qui établira que l’auteur de ce document ne connaissait pas à fond la langue allemande et que ce document est l’œuvre d’un étranger. Je ne désire pas entrer dans lès détails, mais je voudrais adresser cette requête par écrit.

LE PRÉSIDENT

Je crois que vous devez obligatoirement faire une requête écrite.

Dr SERVATIUS

Je le demanderai par écrit.

GÉNÉRAL RUDENKO

Accusé Göring, dans votre témoignage, vous avez dit que l’agression contre la Pologne a été commise après les incidents sanglants de Bromberg.

ACCUSÉ GÖRING

J’ai dit que l’attaque avait été déterminée par des incidents sanglants, notamment le dimanche sanglant de Bromberg.

GÉNÉRAL RUDENKO

Savez-vous que ces événements ont eu lieu le 3 septembre 1939 ?

ACCUSÉ GÖRING

Je me trompe peut-être quant à la date des événements de Bromberg ; il faudrait que je voie les documents, mais je ne les ai cités que comme un exemple parmi bien d’autres.

GÉNÉRAL RUDENKO

Je comprends. L’attaque a commencé le 1er septembre et les événements de Bromberg dont vous avez parlé au Tribunal ont eu lieu le 3 septembre 1939, Je présente au Tribunal un document émanant de la Commission extraordinaire de recherche des crimes allemands en Pologne, dûment certifié conformément à l’article 21 du Statut. Il résulte de ce document que les événements dont il a été question ont eu lieu le 3 septembre 1939, c’est-à-dire le troisième jour qui a suivi l’attaque de l’Allemagne contre la Pologne.

LE PRÉSIDENT

Général, voulez-vous montrer le document au témoin.

GÉNÉRAL RUDENKO

Je n’ai pas le texte allemand ; j’ai seulement un texte anglais et un texte russe. Je viens d’ailleurs de recevoir ce document. Il est daté du 19 mars et je le présente au Tribunal comme preuve irréfutable de ce fait.

LE PRÉSIDENT

Je ne crois pas que le moment soit opportun pour déposer des documents de cette façon.

Enfin, c’est bien, vous pouvez maintenant déposer ce document, si vous le désirez.

GÉNÉRAL RUDENKO

Je vous remercie, Monsieur le Président.

LE PRÉSIDENT

Il faudra naturellement qu’il soit traduit en allemand.

GÉNÉRAL RUDENKO

Je n’ai pas encore la traduction allemande.

LE PRÉSIDENT

Il faudra en faire une afin que l’avocat puisse prendre connaissance de ce document.

GÉNÉRAL RUDENKO

Certainement, Monsieur le Président, nous le ferons.

Dr STAHMER

Monsieur le Président, puis-je vous demander que l’on fasse lire ce document maintenant afin que nous en connaissions immédiatement le contenu ? Il est du reste très bref.

LE PRÉSIDENT

Voulez-vous le lire, général Rudenko ?

GÉNÉRAL RUDENKO

Très volontiers ; il n’est pas très long.

« Attestation basée sur les enquêtes des autorités judiciaires polonaises. La Commission extraordinaire pour la recherche des crimes allemands en Pologne certifie que les incidents du « Dimanche sanglant » de Bromberg ont eu lieu le 3 septembre 1939, c’est-à-dire trois jours après le début de l’agression allemande contre la Pologne.

Le 3 septembre 1939, à 10 h. 15 du matin, des forces allemandes attaquèrent l’armée polonaise qui quittait Bromberg. Pendant l’engagement, 238 soldats polonais et 223 Allemands, membres de la Cinquième colonne, furent tués. En raison de ces événements, après l’entrée de leurs troupes dans la ville de Bromberg, les autorités allemandes, les SS et la Gestapo pratiquèrent des exécutions en masse, des arrestations et la déportation en camps de concentration de citoyens polonais. 10.500 personnes ont été assassinées et 13.000 personnes ont péri dans les camps de concentration.

Cette attestation est un document officiel du Gouvernement polonais présenté au Tribunal Militaire International, conformément à l’article 21 du Statut du 8 août 1945.

Stephan Kourovski, membre de la Commission de recherche des crimes allemands en Pologne ».

Je voulais établir par ce document que les événements dont l’accusé Göring a témoigné ici ont eu lieu après l’attaque de la Pologne par l’Allemagne.

ACCUSÉ GÖRING

Je ne sais pas si nous parlons des mêmes événements.

GÉNÉRAL RUDENKO

Je parle des incidents de Bromberg dont vous avez parlé.

ACCUSÉ GÖRING

Peut-être y a-t-il eu à Bromberg deux sortes d’événements différents.

GÉNÉRAL RUDENKO

C’est possible. Je passe aux questions suivantes.

Connaissez-vous l’ordre de l’OKW enjoignant de marquer au fer rouge tous les prisonniers de guerre soviétiques ? Qu’en pensez-vous ?

ACCUSÉ GÖRING

Je ne connais pas cet ordre. Il n’y avait pas de représentant de la Luftwaffe à cette conférence ; je m’en suis rendu compte au cours des débats.

GÉNÉRAL RUDENKO

Je voudrais savoir si vous connaissiez l’existence de cet ordre ou non. L’ordre en soi est parfaitement clair.

ACCUSÉ GÖRING

Non.

GÉNÉRAL RUDENKO

Saviez-vous que l’OKW avait donné l’ordre d’utiliser les prisonniers de guerre et les civils soviétiques pour des travaux de déminage, pour le transport des obus non éclatés, etc. Le saviez-vous ?

ACCUSÉ GÖRING

Je sais que des pionniers russes prisonniers devaient enlever les mines qu’ils avaient posées. Je ne sais pas dans quelle mesure on a utilisé des civils, mais c’est bien possible.

GÉNÉRAL RUDENKO

C’est clair.

Connaissez-vous l’ordre relatif à la destruction de Leningrad, de Moscou, et d’autres villes de l’Union Soviétique ?

ACCUSÉ GÖRING

En ma présence, on n’a parlé de la destruction de Leningrad que dans le document que vous avez cité hier où l’on disait que si les Finlandais devaient recevoir Leningrad, ils ne sauraient que faire d’une aussi grande ville. Je ne sais rien d’une destruction de Moscou.

GÉNÉRAL RUDENKO

Vous vous souvenez du procès-verbal de la conférence : ce document vous a été présenté hier, c’est le procès-verbal du 16 juillet 1941. Vous assistiez à cette conférence. On y trouve que le Führer a déclaré...

ACCUSÉ GÖRING

J’en ai déjà parlé.

GÉNÉRAL RUDENKO

Vous parliez de ce même document ? Mais en dehors de ces déclarations, il y avait aussi des ordres officiels.

ACCUSÉ GÖRING

Voulez-vous me les montrer pour que je puisse déclarer s’ils sont exacts et si je les ai connus ?

GÉNÉRAL RUDENKO

Je n’ai pas l’intention de vous présenter ces documents. Ces documents ont déjà été présentés au Tribunal. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir si vous connaissez leur existence ou non.

ACCUSÉ GÖRING

Je n’ai pas reçu l’ordre de détruire Leningrad ou Moscou dans le sens que vous avez indiqué.

GÉNÉRAL RUDENKO

Bien. On vous rapportait simplement les événements très importants, mais les ordres pour la destruction de villes et le meurtre de millions d’hommes, passaient par la voie hiérarchique.

ACCUSÉ GÖRING

S’il avait fallu détruire une ville par un bombardement aérien, c’est moi-même qui en aurais directement donné l’ordre.

GÉNÉRAL RUDENKO

Le 8 mars, ici, à l’audience, votre témoin Bodenschatz a déclaré que vous lui aviez dit en mars 1945 que beaucoup de Juifs avaient été tués et qu’il vous faudrait « le payer cher ». Vous rappelez-vous cette déclaration de votre témoin ?

ACCUSÉ GÖRING

Dans la forme où l’on vient de me le traduire à l’instant, je ne m’en souviens nullement. Ce n’est pas ce qu’a dit le témoin Bodenschatz. Veuillez vous reporter au procès-verbal.

GÉNÉRAL RUDENKO

Et comment s’est exprimé le témoin Bodenschatz ? Vous en souvenez-vous ?

ACCUSÉ GÖRING

Il disait que, si nous perdions la guerre, nous le payerions cher.

GÉNÉRAL RUDENKO

Pourquoi ? A cause des assassinats que vous aviez commis ?

ACCUSÉ GÖRING

Non, d’une façon générale ; nous l’avons bien vu d’ailleurs.

GÉNÉRAL RUDENKO

D’une façon générale ! J’ai encore quelques questions à vous poser pour conclure.

Tout d’abord sur la théorie de la race des seigneurs, je ne vous poserai qu’une question et je vous demanderai d’y répondre directement. Acceptiez-vous les principes de cette théorie de la race supérieure et l’éducation du peuple allemand dans l’esprit de cette théorie, ou y étiez-vous opposé ?

ACCUSÉ GÖRING

Non, j’ai déjà exposé que je n’avais jamais employé ce mot ni par écrit ni verbalement. Je reconnais les différences des races.

GÉNÉRAL RUDENKO

Vous n’êtes donc pas d’accord avec cette théorie, si je vous comprends bien ?

ACCUSÉ GÖRING

Je n’ai jamais dit que j’estimais qu’une race était supérieure aux autres, mais j’ai insisté sur la différence entre les races.

GÉNÉRAL RUDENKO

Pouvez-vous me répondre directement alors Vous n’êtes pas d’accord avec cette théorie, n’est-ce pas ?

ACCUSÉ GÖRING

Personnellement, je ne la tiens pas pour exacte.

GÉNÉRAL RUDENKO

La question suivante : Vous avez dit au Tribunal que vous n’étiez pas d’accord avec Hitler sur la question de l’annexion de la Tchécoslovaquie, sur la question des Juifs, sur la question de la guerre avec l’URSS, sur votre compréhension de la théorie de la race des seigneurs, sur la question de l’exécution des aviateurs britanniques, prisonniers de guerre. Comment expliquez-vous qu’en présence de désaccords aussi sérieux, vous estimiez possible de collaborer avec Hitler et de réaliser sa politique ?

ACCUSÉ GÖRING

Ce n’est pas ce que j’ai répondu. Là encore il faut tenir compte des différentes époques. Lors de l’attaque contre la Russie, il ne s’agissait pas de divergences sur le principe, mais sur la date.

GÉNÉRAL RUDENKO

Vous nous l’avez déjà dit. Excusez-moi ; je ne désire pas que vous vous étendiez sur cette question. Je vous ai demandé de répondre directement.

ACCUSÉ GÖRING

Très bien. Avec mon chef suprême, je peux être d’un avis différent et exprimer ouvertement ce point de vue ; mais si mon chef suprême persiste dans son opinion, la discussion est close en raison du serment de fidélité que je lui ai prêté. Il en va partout ainsi. Je n’ai pas besoin d’être plus précis, il me semble.

GÉNÉRAL RUDENKO

Vous n’étiez pas un simple soldat, comme vous l’avez dit ; vous représentiez aussi l’État.

ACCUSÉ GÖRING

Vous avez parfaitement raison. Je n’étais pas un simple soldat et c’est précisément parce que je n’étais pas un simple soldat, mais que j’étais dans une situation prédominante, que je devais donner aux soldats, par mon attitude, un exemple de fidélité.

GÉNÉRAL RUDENKO

Autrement dit, vous pensez que malgré ces désaccords, il vous était possible de collaborer avec Hitler ?

ACCUSÉ GÖRING

Je l’ai déclaré et je le maintiens. Mon serment n’était pas seulement valable dans les bons jours, mais aussi dans les mauvais, quoique le Führer ne m’eût jamais menacé et ne m’eût jamais dit qu’il craignait pour ma santé.

GÉNÉRAL RUDENKO

Si vous pensiez qu’il était possible pour vous de collaborer avec Hitler, reconnaissez-vous que vous êtes en Allemagne le deuxième responsable des assassinats organisés de millions d’innocents, que vous ayez ou non connu ces faits ? Répondez par oui ou par non.

ACCUSÉ GÖRING

Non, parce que je n’en savais rien et parce que je n’en étais pas l’auteur.

GÉNÉRAL RUDENKO

J’insiste encore une fois, que vous ayez ou non connu ces faits.

ACCUSÉ GÖRING

Si je ne les connais pas, je ne peux pas en être rendu responsable.

GÉNÉRAL RUDENKO

Votre devoir était de les connaître ?

ACCUSÉ GÖRING

C’est une question que je traiterai.

GÉNÉRAL RUDENKO

Je vous pose une question, répondez-moi. N’était-il pas de votre devoir de connaître ces faits ?

ACCUSÉ GÖRING

En quoi était-ce mon devoir ? Ou bien je connais les faits, ou je ne les connais pas. Vous pouvez tout au plus me demander si ce n’était pas par négligence que j’ignorais ces faits.

GÉNÉRAL RUDENKO

Vous devriez mieux vous connaître vous-même. Des millions d’Allemands connaissaient les crimes commis et vous les ignoriez ?

ACCUSÉ GÖRING

Ces millions d’Allemands dont vous parlez ne les connaissaient pas non plus. C’est une affirmation qui n’est nullement prouvée.

GÉNÉRAL RUDENKO

Les deux dernières questions : Vous avez dit au Tribunal que le Gouvernement de Hitler a donné à l’Allemagne une grande prospérité. En êtes-vous encore sûr ?

ACCUSÉ GÖRING

Jusqu’au déclenchement de la guerre, en tous les cas ; l’écroulement n’est venu que parce que nous avons perdu la guerre.

GÉNÉRAL RUDENKO

Parce que, par votre politique, vous avez conduit l’Allemagne à la catastrophe militaire et politique. Je n’ai pas d’autre question à poser.

LE PRÉSIDENT

Le représentant du Ministère Public français désire-t-il contre-interroger le témoin ?

M. AUGUSTE CHAMPETIER DE RIBES (Procureur Général français)

Je demande au Tribunal la permission de faire une très courte déclaration.

Pour répondre au désir exprimé par le Tribunal et pour abréger autant qu’il est possible les débats de ce Procès, le Ministère Public français s’est entendu avec M. Justice Jackson et avec Sir David pour que soient posées à l’inculpé Göring, entendu comme témoin, les questions qui paraissaient pertinentes.

Ces questions ont été posées. Nous avons entendu les réponses de l’accusé, autant qu’il a été possible d’obtenir de lui autre chose que des discours de propagande. La Défense, je pense, ne pourra se plaindre d’avoir été entravée dans sa liberté. Elle en use abondamment depuis douze audiences sans avoir pu affaiblir en rien les charges écrasantes de l’Accusation, sans avoir notamment convaincu personne que le second personnage du Reich n’était en rien responsable du déclenchement de la guerre, ni qu’il n’ait rien connu des atrocités commises par les hommes qu’il était si fier de commander.

LE PRÉSIDENT

Monsieur Champetier de Ribes, vous aurez sans doute plus tard l’occasion de donner de telles explications. Puis-je vous demander si vous avez des questions précises à poser à l’accusé ?

M. CHAMPETIER DE RIBES

Monsieur le Président, j’ai terminé ; j’ai dit tout ce que je désirais, c’est-à-dire qu’après ces longues audiences le Ministère Public français pense que rien n’a été changé dans l’accusation écrasante que nous avons apportée. Dans ces conditions, je n’ai pas de questions nouvelles à poser à l’accusé.

Dr STAHMER

Le Ministère Public britannique a prétendu que lorsque la division Hermann Göring était engagée en Italie, vous lui donniez directement des ordres pour la lutte contre les partisans. Est-ce exact ?

ACCUSÉ GÖRING

Non, la division Hermann Göring était une division qui combattait au sol en liaison avec une armée et un groupe d’armées. Pour ses opérations, elle n’a jamais reçu de moi, de Berlin ou de mon Quartier général, qui ne se trouvait pas sur place, des ordres tactiques Je n’ai pas pu davantage lui donner l’ordre général de mener la lutte contre les partisans ni des ordres particuliers. Il ne peut s’agir que d’ordres touchant les questions de personnel et d’armement et la condition personnelle des officiers. La division ne me faisait pas non plus de rapports journaliers, mais uniquement.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Je m’excuse, Votre Honneur, j’aurais dû prendre la parole plus tôt. Je n’ai pas bien compris. Je crois que ces questions se rapportent à la division Hermann Göring. L’accusé n’en a jamais parlé au cours de son interrogatoire principal ; par conséquent, je n’en ai pas parlé au cours du contre-interrogatoire. A mon avis, il n’y a pas à soulever ce point en ce moment.

LE PRÉSIDENT

Souvenez-vous, Sir David, que les procédures varient suivant les pays et que les procédures américaine et anglaise sont différentes de celles des pays étrangers ; il est parfaitement vrai que le Dr Stahmer, d’après les règles en vigueur en Angleterre, n’aurait pas pu soulever ce point en contre-interrogatoire, mais le Statut nous invite à ne pas nous lier par les règles techniques relatives à l’administration des preuves. Vous aurez peut-être à lui poser des questions à ce sujet en contre-interrogatoire, mais j’espère que ce ne sera pas nécessaire étant donné la déposition du témoin Kesselring.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

J’étais de cet avis, mais je désirais seulement mettre en évidence que le Ministère Public ne s’était pas du tout occupé de ce point parce qu’il n’avait pas été soulevé antérieurement.

LE PRÉSIDENT

Non, ni au cours de l’interrogatoire, ni au cours du contre-interrogatoire.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Ni au cours du contre-interrogatoire.

LE PRÉSIDENT

Sir David, j’avais déjà remarqué que cette question n’avait pas été soulevée au cours de l’interrogatoire d’Hermann Göring.

Dr STAHMER

Puis-je expliquer que je n’ai reçu le document qu’hier, et qu’en conséquence je n’ai pas pu prendre position plus tôt sur la question qui avait été déjà agitée par le Ministère Public ?

LE PRÉSIDENT

Si je me souviens bien, le Feldmarschall Kesselring a spontanément témoigné sur ce point. La question était donc exposée et aurait pu être traitée par l’accusé Göring. Ce point ne dépend pas d’un document mais du témoignage du Feldmarschall Kesselring qui a déclaré que les ordres de l’accusé Göring à la division « Hermann Göring » passaient — c’est le terme qu’il a employé, d’après la traduction — par-dessus sa tête, bien que la division fût sous son commandement. Cela n’a rien à voir avec aucun document.

Dr STAHMER

Le témoin peut-il continuer ?

LE PRÉSIDENT

Oui.

ACCUSÉ GÖRING

La division n’était sous mon commandement qu’en ce qui concernait son personnel, la nomination de ses officiers, son armement, mais non son utilisation. Je ne recevais pas de rapports journaliers, mais de temps en temps un rapport sur certains événements, les pertes et les demandes d’approvisionnement. C’étaient, en gros, toutes mes relations avec cette division. Je ne pouvais pas donner d’ordre pour son utilisation, car elle dépendait de l’Armée de terre.

Dr STAHMER

Avez-vous reçu un rapport sur les événements de Civitella ?

ACCUSÉ GÖRING

Non, je n’ai pas reçu ce rapport ; j’en ai entendu parler pour la première fois ici par l’affidavit d’un général d’armée qui commandait cette division, qui était responsable de cette affaire et qui essaie maintenant de reporter cette responsabilité sur la division et, par la division, sur moi-même.

Dr STAHMER

Vos rapports avec Hitler et votre influence sur lui ont été examinés à plusieurs reprises pendant le contre-interrogatoire. Voulez-vous, s’il vous plaît, donner un résumé chronologique des faits importants, apte à nous aider à les comprendre ?

ACCUSÉ GÖRING

Lors du contre-interrogatoire, j’ai déjà indiqué qu’il s’agissait d’une très longue période. En 1923, quand j’étais chef de SA, nous avions des rapports normaux. Puis survint un long arrêt en 1931...

M. JUSTICE JACKSON

Plaise au Tribunal. Il me semble peu indiqué, si nous ne voulons pas perdre trop de temps, de permettre au témoin de nous donner de semblables résumés. Il a eu l’avantage de pouvoir répondre à toutes les questions qui lui ont été posées. Il me semble que lorsqu’il a traité un sujet au moins une fois, et dans le cas présent, il l’a fait quatre ou cinq fois à l’occasion de presque toutes les questions qui lui ont été posées, nous devrions en avoir terminé avec le sujet. Il est épuisé. La question de temps est très importante. D’après le calcul, que nous avons soigneusement établi, des témoins dont nous avons autorisé la comparution, ce Procès nous mènerait jusqu’au mois d’août. Il ne semble pas que nous devions lui permettre de jouer sur les deux tableaux, de faire des discours au cours des contre-interrogatoires et ensuite de les résumer.

LE PRÉSIDENT

Docteur Stahmer, le Tribunal vous a permis de poser des questions qui en règle stricte, ne devraient pas être admises en contre-interrogatoire. Je voudrais que vous compreniez clairement que les questions autorisées en contre-interrogatoire ne concernent que les points soulevés par l’interrogatoire. S’agissant de ce sujet particulier, l’accusé Göring a pu donner au cours de son interrogatoire des réponses qui étaient souvent de véritables discours, sans être interrompu. Il a retracé toute l’histoire du régime nazi depuis ses origines jusqu’à la fin de la guerre, et le Tribunal ne pense pas qu’on doive l’autoriser à retracer toute cette histoire au cours du contre-interrogatoire.

Dr STAHMER

Monsieur le Président, je n’avais posé la question que parce qu’elle n’avait pas encore été traitée dans son ensemble, et je considérais comme nécessaire, pour juger la conduite de l’accusé pendant cette période, d’avoir un exposé large et surtout très homogène de cette question si importante pour la décision du Tribunal. Mais si le Tribunal élève des objections, je me résoudrai à retirer ma question. (S’adressant à Göring.) J’ai une autre question à vous poser : au cours de votre interrogatoire, vous avez déclaré, au sujet de certaines accusations, que vous en preniez la responsabilité. Comment faut-il le comprendre ?

ACCUSÉ GÖRING

Lorsqu’on parle de responsabilité, il faut considérer la responsabilité formelle et la responsabilité réelle. Je porte la responsabilité formelle des actes commis par les organismes et les services qui m’étaient subordonnés ; même s’il m’était impossible de connaître avant leur promulgation les décrets et les ordres qui en émanaient, je dois en prendre la responsabilité formelle, surtout s’il s’agit de détails d’exécution de directives générales que j’avais données. La responsabilité réelle existe dans tous les cas où j’ai donné directement des ordres, instructions ou directives, en particulier pour tous les faits auxquels j’ai souscrit et tous les documents que j’ai signés personnellement, mais elle est moins importante pour les déclarations d’ordre général qui ont pu être prononcées devant quelques personnes au cours des vingt-cinq dernières années. Je voudrais, en particulier, ajouter encore quelque chose : le Führer Adolf Hitler est mort. J’étais considéré comme son successeur pour gouverner le Reich allemand. C’est pourquoi il fallait que je déclare, en ce qui concerne ma responsabilité...

LE PRÉSIDENT

Le Tribunal désirerait que vous ne fassiez pas de discours. Le Tribunal peut très bien comprendre la différence entre responsabilité formelle et responsabilité réelle pour les ordres que vous avez donnés.

ACCUSÉ GÖRING

Je porte la responsabilité d’avoir tout fait pour préparer la prise du pouvoir et raffermir ce pouvoir, pour libérer l’Allemagne et pour la faire plus grande. J’ai tout fait pour éviter la guerre ; mais quand elle éclata, il était de mon devoir de faire tout ce que je pouvais pour la gagner,

LE PRÉSIDENT

Nous vous avons déjà entendu dire cela plus d’une fois et nous ne désirons pas l’entendre davantage.

ACCUSÉ GÖRING

Quant à la question des ouvriers, au cours de la guerre, des habitants des territoires occupés ont été envoyés en Allemagne pour le Service du travail et leurs pays exploités économiquement.

LE PRÉSIDENT

Docteur Stahmer, vous êtes censé poser des questions au témoin. A quelle question se rapporte cette réponse ?

Dr STAHMER

Je l’avais interrogé sur sa responsabilité...

LE PRÉSIDENT

Vous pouvez lui poser des questions, mais non des questions générales qui peuvent donner lieu à des discours. Avez-vous des questions précises à poser au témoin ? Si elles sont du domaine du contre-interrogatoire, le moment est venu de les poser.

Dr STAHMER

Je pose la question suivante : dans quelle mesure s’estime-t-il responsable des faits mentionnés au cours du contre-interrogatoire sur la déportation des ouvriers ? ..

M. JUSTICE JACKSON

Je m’oppose à ce que cette question soit posée.

LE PRÉSIDENT

Il nous en a déjà parlé. Il a plus d’une fois répondu à cette question.

Dr STAHMER

Alors je n’ai pas d’autres questions à poser.

LE PRÉSIDENT

Très bien. L’accusé peut se retirer.

(L’accusé quitte la barre.)
LE PRÉSIDENT

Oui, Docteur Stahmer ?

Dr STAHMER

Puis-je, avant toute chose, faire le point des débats afin que le Tribunal sache où en est la liste des témoins que j’ai demandés. Je voulais renoncer au Dr Lohse.

LE PRÉSIDENT

Vous avez dit le Dr Lohse ?

Dr STAHMER

Oui, le Dr Lohse ; j’y renonce, car l’accusé a donné lui-même des explications suffisantes. Vous m’avez encore accordé comme témoin l’ambassadeur Dr Paul Schmidt. J’aurais seulement quelques questions à poser à ce témoin et je voudrais l’entendre après sa déposition en faveur de l’accusé Ribbentrop ; car, pour ce dernier, il aura à répondre à une série de questions importantes. Je voudrais donner suite aux désirs du Dr Horn à ce sujet, si le Tribunal est d’accord, bien entendu. Le témoin Koller...

LE PRÉSIDENT

Oui, naturellement.

Dr STAHMER

Le témoin Koller se trouve, comme on a pu le déterminer maintenant, en Belgique, donc à l’étranger. Il était prévu que nous l’entendrions ici s’il se trouvait en Allemagne. J’ai donc dû envoyer un questionnaire à ce témoin. C’est fait, mais le questionnaire n’est pas encore revenu.

LE PRÉSIDENT

Oui.

Dr STAHMER

J’avais reçu l’autorisation d’envoyer des questionnaires aux témoins Ondarza, baron von Hammerstein, Kammhuber, Student et Bunjes. Ces questionnaires ont été envoyés mais ne sont pas encore revenus. On a, entre temps, obtenu les adresses des deux premiers. Pour les trois autres, on fait des enquêtes, de sorte que je ne peux encore rien produire. Les questionnaires adressés à Lord Halifax et à Forbes sont revenus et je vais les lire. Pour Ulberreither, il y a, en outre, une déclaration écrite...

LE PRÉSIDENT

Que voulez-vous dire par « en outre, une déclaration écrite ». Vous avez dit que vous aviez les questionnaires de Lord Halifax e-t de Sir George Ogilvie Forbes ?

Dr STAHMER

J’ai les questionnaires de Lord Halifax et de Forbes. En ce qui concerne Ulberreither, j’ai une déclaration écrite sous la foi du serment, je crois qu’elle peut remplacer le questionnaire.

LE PRÉSIDENT

Oui.

Dr STAHMER

Il y a encore l’affaire de Katyn, Monsieur le Président, sur laquelle doivent déposer cinq témoins. On cherche encore les adresses de ces témoins ; je ne suis donc pas encore en mesure d’appeler ces témoins devant le Tribunal.

LE PRÉSIDENT

Oui, Docteur Stahmer. C’est tout ce que vous désiriez dire ?

Dr STAHMEB

Oui, du moins en ce qui concerne ces témoins. Il me reste maintenant à présenter ma liste de documents, mais je le ferai plus tard ; pour le moment, j’en ai terminé avec mes explications. J’ai résumé par écrit ce que j’ai à dire au sujet des documents...

LE PRÉSIDENT

Un moment.

Dr STAHMER

Oui, Monsieur le Président.

LE PRÉSIDENT

Docteur Stahmer, le Tribunal approuve vos suggestions.

M. JUSTICE JACKSON

Puis-je suggérer un moyen de gagner du temps ? Je crois comprendre que les documents que le Dr Stahmer se propose d’apporter ont été traduits en quatre langues ; il n’y a donc pas de raison pour qu’on les lise à l’audience. Je ne peux parler pour mes collègues, que je n’ai pas consultés, mais en tant que représentant des États-Unis, je ne soulèverai pas de question de pertinence ; nous ne perdrons pas de temps à discuter des questions de pertinence. J’estime que le Tribunal perdrait son temps en faisant lire tout le livre de documents puisque ces documents sont traduits dans les quatre langues.

LE PRÉSIDENT

Docteur Stahmer, avant de considérer la suggestion de M. Justice Jackson, nous aimerions savoir si d’autres représentants du Ministère Public ont quelque chose à ajouter.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Je fais respectueusement remarquer que cette suggestion est excellente et je désire souligner pour les avocats que ce n’est pas pour eux un grand sacrifice. D’un côté, nous éviterons des discussions sur la pertinence que peuvent offrir des points de peu d’importance et, d’un autre côté, les avocats pourront utiliser n’importe quel passage de ces documents dans leur plaidoirie finale où ils auront plus de poids et d’intérêt pour le Tribunal que s’ils sont lus à cette phase des débats. J’appuie cette proposition et je considère qu’elle améliorera les conditions générales.

LE PRÉSIDENT

Merci, Sir David. Nous vous entendrons dans quelques instants ; Docteur Stahmer, ne quittez pas l’audience, je voudrais vous entendre ; je désire aussi demander son avis au général Rudenko.

GÉNÉRAL RUDENKO

J’approuve entièrement les suggestions de M. Justice Jackson et de Sir David Maxwell-Fyfe, et je considère également que le Tribunal peut fort bien accepter ces documents traduits en quatre langues. Ce qui n’exclut pas le fait que les avocats n’ont pas le droit de présenter des documents qui ne sont pas pertinents. En particulier, je m’oppose fermement à la présentation d’extraits du document intitulé « Livre Blanc », que le Dr Stahmer a indu dans son livre de documents, car ces extraits n’ont aucun rapport avec le Procès actuel et, de ce fait, ne doivent pas être déposés.

LE PRÉSIDENT

Le Ministère Public français a-t-il quelque chose à ajouter à ce qui vient d’être dit ?

M. CHAMPETIER DE RIBES

Le Ministère Public français, Messieurs, a saisi le Tribunal d’une note lui demandant le rejet du document n° 26. Il s’agit en effet d’un extrait d’une note du Gouvernement allemand au Gouvernement français qui concerne le traitement des prisonniers de guerre allemands en France. Cet extrait parle d’un ordre secret de l’État-Major du général commandant la 9e armée française. Cet extrait dit que le général commandant la 9e armée française aurait publié un ordre, mais cet ordre ne nous est pas donné. Il s’agit seulement d’une affirmation du Gouvernement allemand, qui est le Gouvernement de l’accusé ; l’extrait qui nous est produit n’a donc aucune espèce de pertinence et nous demandons au Tribunal de le rejeter.

LE PRÉSIDENT

Pour le moment, le Tribunal ne considère pas la question de la pertinence de documents pris séparément, mais ne fait qu’étudier le problème général de la méthode à suivre quant à la façon de présenter ces documents : doit-on les lire au Tribunal ou doit-on les lui soumettre aux fins d’examen ? La première méthode prendrait un temps considérable. Le fait que ces documents ont été traduits, ce qui n’avait pas été le cas pour les documents présentés par le Ministère Public, ajoute à l’opportunité de la suggestion de M. Justice Jackson. Mais cela ne veut pas dire que la question de la pertinence de tel ou tel document ou passage de document ait été tranchée par le fait que le livre de documents ait été soumis à l’examen du Tribunal. Pour certains cas importants, de telles questions pourront être examinées après discussion, mais, en règle générale, afin d’éviter une perte de temps, il semble qu’il faille souscrire à l’opinion de M. Jackson.

M. CHAMPETIER DE RIBES

La question qui se posait aujourd’hui était de savoir si tous les documents déposés étaient pertinents, et c’est pourquoi je demandais au Tribunal de rejeter un document comme non pertinent. Si l’on convient de soulever cette question ultérieurement, c’est-à-dire au moment où ce document sera produit, je ne vois aucun inconvénient à remettre mes explications à plus tard. J’indique simplement qu’à propos du document Göring, n° 26, la citation faite par le Dr Stahmer est tronquée et je demanderai au Tribunal d’entendre la lecture complète de ce document.

LE PRÉSIDENT

Nous aimerions examiner cette question, mais auparavant nous voudrions savoir, Docteur Stahmer, si vous avez des objections à présenter contre la suggestion qui vient d’être faite ? En avez-vous saisi le sens ?

Dr STAHMER

Oui, Monsieur le Président. Elle touche une question d’intérêt fondamental pour la Défense et je voudrais d’abord en discuter très brièvement avec mes confrères. Je propose au Tribunal de suspendre l’audience pendant quelques instants de façon à nous en laisser le temps. Je fournirai mes explications ultérieurement. Je voulais faire remarquer en ce moment que nous avions voulu renoncer à la lecture de l’Acte d’accusation. Et que cet échec n’est pas dû à notre résistance. Le Tribunal avait sans doute des raisons de principe pour être partisans de cette lecture. Mais je vais éclaircir la question et présenter un rapport.

LE PRÉSIDENT

Que dites-vous à propos de la lecture de l’Acte d’accusation ? Vous vous en plaignez ?

Dr STAHMER

Non, non, non.

LE PRÉSIDENT

Cette question est tout autre. Le Statut qui règle la procédure de ce Tribunal prévoyait que l’Acte d’accusation serait lu. Mais il ne s’ensuit pas que les suggestions qui sont présentées maintenant ne soient pas prévues par le Statut. La seule raison pour laquelle nous avons stipulé que chaque document auquel le Ministère Public voudrait se référer serait lu à l’audience, réside dans le fait que celui-ci n’avait pas alors eu la possibilité de traduire en quatre langues tous les documents qu’il voulait déposer. Pour plus de commodité, et par égard pour les accusés et leurs avocats, nous avons demandé, si vous vous en souvenez bien, que toute phrase d’un document auquel devait se référer le Ministère Public et auquel force probante devait être accordée, fût lue de façon à vous être transmise en allemand par le système des écouteurs, et enregistrée au procès-verbal. Ce règlement ne s’applique plus aux documents que vous présentez maintenant, car ils ont été traduits dans les quatre langues par la section de traduction du Ministère Public C’est pourquoi, pour épargner notre temps, question tout aussi importante pour les avocats que pour les autres personnes intéressées, il semble que cette suggestion de M. Jackson soit très judicieuse et vous pourrez naturellement, au cours de vos plaidoiries finales, vous livrer à toutes sortes de commentaires sur les documents auxquels vous vous référez, et présenter tous les problèmes importants relatifs à la question de leur pertinence. Peut-être le Ministère Public s’opposera-t-il à la production de certains documents, mais, comme l’a dit M. Justice Jackson, il ne fera pas de difficultés sur les questions de pertinence, et il est prêt à faire accepter par le Tribunal toutes les pièces de votre livre de documents auxquelles vous jugerez bon de vous référer. Rappelez-vous aussi que lorsque nous avons admis vos documents, nous nous sommes réservé le droit absolu de nous prononcer sur la pertinence de tel ou tel passage que vous auriez l’intention d’utiliser. Il serait peut-être opportun de suspendre maintenant l’audience afin que vous consultiez vos collègues.

(L’audience est suspendue.)
Dr DIX

Monsieur le Président, Messieurs, je n’ai naturellement pas été en mesure de recueillir les votes de mes confrères sur la proposition faite par M. Jackson, pour la seule raison que beaucoup d’entre eux étaient absents. J’ai pu cependant acquérir la conviction que la majorité des avocats approuve les explications que je vais donner et je suis sûr que tous appuieront la requête que je m’apprête à formuler à l’effet d’obtenir le rejet de la suggestion de M. Justice Jackson. La loyauté et la correction m’obligent à souligner que chacun de mes confrères aura naturellement le droit d’exprimer son point de vue personnel dans le cadre du sujet dont il a à s’occuper.

J’en viens maintenant à la question elle-même. La suggestion de M. Justice Jackson — surtout si on l’adopte en principe pour tous les documents qui seront présentés par la Défense — entraînerait le dépôt devant le Tribunal d’un nombre énorme de documents, dont le public (et partant, le monde entier qui s’intéresse passionnément à ce Procès) ne pourrait prendre oralement connaissance par la lecture en audience publique.

Je renoncerai à utiliser les arguments juridiques qui peuvent être tirés des règles de procédure qui président à ces débats et qui sont susceptibles de réfuter le contenu de la requête de M Jackson. Je partirai de ce principe inconditionnel et absolu sur lequel ne naîtra aucune divergence de vues, que nous nous tournions du côté du Tribunal ou du Ministère Public : ce Procès doit se poursuivre dans un esprit de justice et d’équité. Ce sont ces considérations qui ont poussé les auteurs du Statut à donner à son chapitre IV un titre très significatif : « Procès équitable des accusés ».

Mais je ne puis considérer comme juste et équitable que le Ministère Public ait eu, durant des mois, la possibilité — non pas une fois, mais à plusieurs reprises — de porter ses preuves à la connaissance de l’opinion publique mondiale, en lisant les documents à l’audience ; lors de la présentation de ces documents, on n’en lisait que les passages qui, aux yeux du Ministère Public, constituaient une charge pour les accusés, tandis que les passages qui, à notre avis, auraient pu constituer des arguments à décharge, étaient passés sous silence.

Il faut donc admettre qu’il est injuste qu’un accusé n’ait pas l’occasion de porter à la connaissance du monde, par le truchement de son avocat, des faits qui, à son propre avis et à l’avis de ce dernier, parlent en sa faveur, alors que le Ministère Public a toujours eu le droit d’appliquer cette procédure aux documents à charge.

Permettez-moi d’attirer votre attention sur le fait — que j’ai déjà signalé à plusieurs reprises — que certaines charges ont été non seulement portées à la connaissance du monde par la lecture des documents, mais encore répétées sous la forme d’une présentation nouvelle faite aux accusés lorsqu’on les citait comme témoins : ces documents ont donc été rabâchés aux oreilles du monde. Je demande instamment au Tribunal et je le supplie de bien vouloir accorder les mêmes possibilités aux accusés, et ceci dans l’intérêt d’un équitable procès, ce qui, j’en suis sûr, constitue votre désir ainsi que celui des auteurs du Statut. A l’appui de sa suggestion, M. Justice Jackson a fait valoir le point de vue que nous épargnerions ainsi notre temps. La Défense n’a nullement l’intention de nier la nécessité de réduire la durée de ce Procès. Mais je puis, peut-être, à ce propos, attirer votre attention sur une déclaration faite par le président du tribunal de Belsen en réponse aux critiques formulées par la presse au sujet de la prétendue longueur de ce Procès. L’essentiel en est qu’on ne peut pas se plaindre de la durée, si prolongée soit-elle, d’un procès, quand elle ne sert qu’à la parfaite manifestation de la vérité. Je vous supplie de bien vouloir également faire passer ce principe avant la nécessité de gagner du temps.

Et pour finir, je voudrais, sans prendre la responsabilité de critiquer les mesures prises et appliquées par le Ministère Public pour accomplir sa tâche, signaler que la longueur des débats, dans la mesure où l’on peut considérer que ceux-ci sont trop longs (et je ne pense pas qu’ils le soient) n’a nullement été provoquée par le fait de la Défense. Je crois pouvoir affirmer en conscience que, jusqu’à maintenant, nous n’avons rien fait, rien dit ni rien provoqué qui eût pu nous attirer le juste reproche de retarder inutilement le Procès.

De plus, si, comme M. le Président l’a souligné, la raison n’existe plus pour laquelle le Tribunal avait décidé que les passages des documents se référant à des sujets intéressant les débats seraient présentés oralement, j’aimerais faire remarquer que la plupart des documents qui furent alors produits et produits en partie oralement, étaient déjà traduits en quatre langues.

Je voudrais en outre attirer votre attention sur le fait que si ces documents doivent avoir un sens précis pour le Tribunal, et s’ils doivent contribuer à découvrir la vérité, il n’est pas douteux que la plupart du temps la Défense doive nécessairement les commenter et les expliquer. La possibilité de nous livrer à de tels commentaires serait supprimée si nous recevions l’ordre de présenter ces documents en bloc au Tribunal.

Dans la mesure où j’ai été à même de m’en assurer, et sans vouloir porter préjudice à qui que ce soit, mes collègues n’ont nullement l’intention de lire le contenu intégral de leurs livres de documents. D’après ce que je crois comprendre, ils ont, dans la plupart des cas, l’intention de n’en lire que des extraits, extraits qu’ils doivent indiquer, et dont la pertinence pourra, le cas échéant, donner lieu à une discussion.

Le choix même de ces passages considérés comme vraiment pertinents serait impossible si le Tribunal acceptait la proposition de M. Justice Jackson. De même, comme je l’ai déjà dit, il ne serait pas possible d’indiquer quels sont, dans les documents déjà lus par le Ministère Public, les passages qui n’ont pas été mentionnés et qui sont à décharge.

Si l’on a déclaré, ainsi que M. le Président l’a fait, que les avocats auraient eu la possibilité de citer des passages de documents au cours de ’leurs plaidoiries, je m’accorde alors à dire avec messieurs les juges que ces plaidoiries consisteront, autant que possible, en un résumé concis et cohérent des débats. Si nous sommes obligés de nous référer, au cours de ces plaidoiries, aux passages des documents, et de citer une fois de plus explicitement ceux auxquels nous attachons une réelle importance, alors que nous ne les aurions pas mentionnés, ou que nous n’y aurions fait qu’une allusion, il se présente un danger : la cohérence ou l’idée générale de nos plaidoiries risque de souffrir d’un développement des détails. D’autant plus qu’un second danger apparaît : le temps, que la suggestion de M. Justice Jackson tendait à faire gagner, sera de nouveau perdu au moment des plaidoiries qui, en raison du but auquel elles visent, doivent durer plus longtemps, et n’auraient aucune raison d’être si elles ne devaient constituer que de brefs résumés. Je crois également que, par la suite, s’il arrivait que dans le cadre de nos plaidoiries une divergence de vues surgisse à propos de la pertinence de tel ou tel document, les débats en seraient terriblement retardés et troublés ; alors que si l’on pouvait, dès cette phase des débats, présenter l’essentiel du document en fournissant à l’appui explications et références, on aurait immédiatement la possibilité de préciser les raisons pour lesquelles on considère le passage présenté comme pertinent, de façon que le Tribunal ait, dès maintenant, l’occasion de trancher cette question de la pertinence.

Beaucoup de faits parlent, à mon avis, contre la proposition de M. Jackson. Je résume : en ce qui me concerne, je crois que la justice et l’équité importent avant tout. Il est hors de doute que les avocats, comme j’ai pu m’en assurer au cours de notre entretien de tout à l’heure, considéraient comme une intolérable et sévère limitation des droits de la Défense le fait d’être, contrairement à ce qui se passe pour le Ministère Public, privés de la possibilité de présenter oralement et avec commentaires au moins les passages pertinents de leurs documents.

Je pense que la simple équité exige, dans ce conflit qui oppose le Ministère Public et la Défense, que celle-ci jouisse de la même faculté que celle qui, jusque-là, a été accordée aux membres du Ministère Public, sur une très large échelle et sans compter. Ce n’est en rien une critique, mais la constatation d’un fait.

C’est pourquoi je demande, et je crois avoir toute la Défense derrière moi, le rejet de la requête de M. Justice Jackson.

LE PRÉSIDENT

Un instant, s’il vous plaît ; vous avez commencé vos explications en disant que vous ne vous reporteriez pas au Statut. Sur quel article du Statut vous appuyez-vous pour arguer que tous les documents que l’on présente maintenant doivent être lus ?

Dr DIX

J’ai dit que je ne me servirais pas des stipulations du Statut pour étayer une requête.

Je fonde simplement ma demande sur le titre du chapitre IV :

« Procès équitable des accusés ». J’ai dit, et je n’ai pas besoin de répéter, que s’il est donné suite à la proposition de M. Justice Jackson, je ne considérerai pas que le Procès est équitable. Bien que mon attention ait été attirée par des dispositions du Statut, sur lesquelles j’aurais pu édifier une argumentation juridique à l’appui de ma demande, je me suis cependant volontairement abstenu de procéder ainsi, étant donné que je considère que ces dispositions séparées ne sont pas convaincantes. Le principe de justice et d’équité est, à mon avis, suffisamment intangible ; tels sont les arguments d’ordre pratique que je me suis permis de présenter au Tribunal. Je pense que j’ai pu être mal compris.

LE PRÉSIDENT

Mais vous n’avez pas manqué de faire remarquer que l’article 24 traite expressément de la procédure des débats ; vous appuyez-vous sur une partie quelconque de l’article 24 ?

Dr DIX

Non. C’est intentionnellement que je ne me suis pas appuyé sur une partie quelconque de l’article 24, car cet article donne au Tribunal des pouvoirs discrétionnaires très étendus pour régler la procédure générale qui, à mon avis, n’a rien à voir avec la question soulevée ici. C’est une simple question de justice et d’équité, et j’ose ajouter, une règle fondamentale pour des débats oraux. Nous avons affaire à des débats oraux ; nous siégeons actuellement en audience publique. C’est un fait. Je ne sais pas si l’audience publique est prévue ou non par le Statut, mais elle existe. Nous devons donc nous inspirer de ces principes, et je crois en conséquence qu’un accusé doit avoir le droit de présenter des arguments en sa faveur à l’opinion publique mondiale, après que le Ministère Public a présenté ce qui était susceptible de le faire condamner.

LE PRÉSIDENT

Je voudrais vous poser une autre question : suggérez-vous que l’on donne à la Défense la possibilité de citer ou de lire plus d’une fois les documents ?

Dr DIX

Ce n’est pas du tout le sens de ma proposition. En ce qui me concerne, mes documents ne seront lus qu’en partie, et certainement pas deux fois. J’ai dit simplement que le Ministère Public avait souvent lu à deux reprises certains documents, parfois même à trois, me dit-on. Mais je n’ai pas à critiquer l’attitude du Ministère Public ; cela ne regarde que lui ; je n’ai pas à y trouver à redire ; c’est une affaire entre le Tribunal et le Ministère Public. J’ai simplement constaté le fait.

LE PRÉSIDENT

Monsieur Jackson, le Tribunal aimerait poser une autre question au Dr Dix avant de vous entendre.

M. JUSTICE JACKSON

Je voudrais simplement faire une constatation de fait...

LE PRÉSIDENT

Je vous en prie.

M. JUSTICE JACKSON

... qui je crois, éclaircira la situation du point de vue américain. En ce qui concerne la question de l’équité, j’attire l’attention du Tribunal sur le fait que nous avons fait imprimer et reproduire 250 copies du livre complet de documents du Dr Stahmer. Elles sont au centre d’information de la presse à la disposition de laquelle elles seront mises dès que le Tribunal les aura acceptées. Nous avons donc fait tout ce que nous pouvions et tout ce que nous aurions fait pour nous-mêmes, pour diffuser les documents de cet avocat dans l’opinion publique.

En second lieu, nous avons été jusqu’à imprimer les décisions du Tribunal, pour éviter des controverses.

En troisième lieu, le Statut ne dit pas que le Tribunal doive viser à un but de propagande. Tout ce que nous disons a vingt ans d’existence et se trouve dans toutes les bonnes bibliothèques ; les journaux n’en parleront pas, et ce sera une perte d’argent pour nous. Nous avons fait tout ce qui est en notre pouvoir pour que ce Procès soit aussi équitable que possible à l’égard de tous. Et maintenant que j’ai découvert que nous imprimons des documents que le Tribunal a déjà exclus, je déclare que nous n’irons pas plus loin. J’estime que nous avons été abusés ; ce livre de documents le montrera. Il y a des documents que le Tribunal n’a pas reconnus pertinents. Dans un souci d’équité, nous n’avons pas hésité à dépenser de l’argent pour les faire imprimer.

Dr DIX

Puis-je répondre brièvement ? En ce qui concerne la propagande, je regrette que l’on n’ait pas suivi la proposition que j’avais faite : l’opinion publique mondiale n’aurait pris connaissance que de ceux des passages de nos livres de documents que nous aurions présentés après que le Tribunal les eût déclarés admissibles. Il se peut que le contenu de ces documents ait un effet de propagande — quoiqu’il me soit totalement inconnu ou contraire à nos intentions véritables — simplement parce qu’il n’a pas été porté à la connaissance de la presse par les voies légales et ordinaires ou par une procédure normale, c’est-à-dire par le moyen des débats. Mais au contraire, ce livre de documents de la Défense a été mis à notre insu à la disposition de la presse : des documents que le Tribunal a pu considérer comme non pertinents ou même tendancieux ont donc, les circonstances aidant, été communiqués à l’opinion publique mondiale. Je vous prie de ne pas vous méprendre sur le sens de mes paroles. Je ne dis pas que ces documents sont tendancieux, je dis simplement qu’ils pourraient l’être. Mais si vous voulez éviter, comme M. Justice Jackson le désire, que ce Procès devienne un instrument de propagande politique, vous devez alors accepter ma proposition : je désire que les seuls documents qui auront été considérés recevables par le Tribunal et déclarés comme tels soient portés à la connaissance de l’opinion publique mondiale.

Il est très difficile de saisir correctement chaque mot avec les écouteurs, mais M. Justice Jackson a voulu dire que nous essayions de faire ici de la propagande ; je me permettrai de lui dire qu’il n’en est rien ; s’il déclare que le Ministère Public a joué assez franc jeu pour faire tout ce qui était en son pouvoir pour informer le public mondial, en mettant à sa disposition tous les livres de documents, je n’ai pas de critiques à formuler à ce propos. Loin de moi l’idée de penser que c’était injuste. Mais nos débats se déroulent devant un Tribunal. Nous ne faisons pas de la propagande de presse ; c’est plutôt la presse qui prend dans cette salle d’audience des renseignements sur le Procès et les transmet au monde entier. La Défense sera très reconnaissante au Tribunal s’il appuie les efforts qu’elle fait pour mener à bien ce Procès et en tenir la presse pleinement informée.

Mais ceci n’est pas le point crucial. Je n’ai accusé personne d’avoir manqué d’esprit d’équité. J’ai simplement insisté sur le fait qu’il était juste que les membres de la Défense puissent à leur tour agir comme le Ministère Public l’a fait continuellement et de façon répétée.

LE PRÉSIDENT

Docteur Dix, veuillez répondre à ma question : que suggérez-vous que nous fassions pour écourter les débats ? Vous devez vous souvenir de la critique que vous avez faite de la méthode du Ministère Public qui, dites-vous, était uniquement basée sur la présentation de documents. Il n’a été cité que très peu de témoins ; je ne sais pas au juste combien. Vous proposez, avec vos confrères, d’appeler un très grand nombre de témoins, et je vous demanderai alors ceci : que proposez-vous pour que les débats soient écourtés et qu’ils puissent être terminés avant juillet-août ?

Dr DIX

Si j’ai une suggestion à faire, ce sera naturellement en mon nom personnel et pour la cause que j’ai à défendre. Je proposerai qu’on examinât tout d’abord les documents, et je vous prie de bien comprendre que, si je ne m’abuse, aucun avocat ne se propose de lire intégralement le contenu des livres de documents. Les avocats avec lesquels j’ai eu l’occasion de m’entretenir, certainement la majorité, n’en ont pas l’intention. Ils n’en liront que des extraits, dont la pertinence pourra être établie suivant un critère qui tiendra compte, de nécessités de tous ordres, y compris de celle du temps.

Je ne crois pas que la présentation des documents demandera beaucoup de temps. Mon collègue, le Dr Stahmer, par exemple, m’a dit que malgré l’importance de sa cause, il croit pouvoir traiter la question des documents en deux heures, peut-être même moins. Je ne suis pas prophète, mais je crois que le Tribunal considère que le problème est plus hasardeux qu’il ne l’est en réalité. Faisons donc un essai. Vous pouvez être sûr que chacun de nous est désireux de ne pas prolonger les débats De même, nous ne demandons pas mieux que d’écouter les avis du Tribunal lorsque celui-ci dira : « Nous ne pensons pas que ceci soit important » ou « Ceci a déjà été établi » ou « Nous supposons que », etc. De cette façon, nous avancerons rapidement. Puis-je faire remarquer que je ne me propose pas d’imposer une règle stricte et abstraite sur la procédure à suivre ? Je veux simplement vous demander de travailler avec nous d’une façon effective, de bien vouloir croire que nous voulons vous aider à écourter les débats et d’admettre que nous puissions présenter les preuves que nous considérons comme pertinentes S’il s’avérait que cette méthode prenne trop de temps — ce que je ne crois pas d’ailleurs — nous reconsidérerions encore une fois le problème, et le Tribunal aurait en dernier ressort le droit d’imposer ses décisions. Tout ce que je demande, c’est que ces décisions ne soient pas prises maintenant car je crains que le Tribunal, sur la foi des documents présentés par le Ministère Public, considère comme démesurément long le temps nécessaire à la présentation de nos documents. A ce propos, je répète encore qu’il ne s’agit ici ni d’un reproche m d’une critique.

LE PRÉSIDENT

Merci, Docteur Dix, Le Tribunal ne peut naturellement pas entendre tous les avocats sur cette question mais il aimerait entendre encore un représentant de la Défense.

Dr KUBUSCHOK

Je me permets d’attirer de nouveau l’attention du Tribunal sur l’aspect juridique de la question. Le Tribunal a, avec juste raison, posé la question suivante : que dit le Statut au sujet des preuves ? La difficulté réside justement dans le fait que le Statut ne contient rien de précis à ce sujet. C’est l’article 24 qui règle les questions de procédure Cet article mentionne le mot « audience », terme qui, dans le langage juridique, employé dans toutes les sortes de procès criminels, ne signifie rien d’autre que « débats oraux ». Il y manque un paragraphe traitant la question de la présentation des preuves sous forme de documents. Je vous prie de bien vouloir examiner le paragraphe e  ; on y traite de l’administration de la preuve contraire aux dépositions de témoins, qui s’applique également au cas de la présentation des documents. Il y est dit expressément que les preuves peuvent être produites. Au sens allemand du terme et de la terminologie employée, il semblerait inadmissible que ces documents ne soient pas présentés au cours des exposés sur les preuves, mais soient remis à titre de moyens de preuve écrits à chacun des juges qui les étudierait dans son propre cabinet.

C’est une règle particulièrement importante qu’un Tribunal conforme au principe de la colégalité et composé de plusieurs juges, soit éclairé d’une façon directe et totale. Ce but ne peut être réalisé que si les preuves sont présentées et discutées en audience publique. Je vous prie de bien vouloir considérer que nous avons déjà acquis une certaine expérience dans ce domaine. Je suis sûr, Monsieur le Président, que tous ceux qui ont présenté des documents vous ont été reconnaissants d’avoir interrompu certaines citations pour limiter le sujet d’un côté, ou le développer de l’autre, et d’avoir ainsi fait connaître soit au Ministère Public soit à la Défense, l’opinion du Tribunal sur la pertinence du document en question. L’expérience a montré que cette intervention a donné, par la suite, d’excellents résultats. En ce qui concerne le point de vue juridique, je me permets également d’attirer votre attention sur l’article 21, qui contient une disposition spéciale sur les faits de notoriété publique, au sujet desquels il n’est pas nécessaire de fournir d’explications spéciales. Les dispositions de cet article 21 montrent très clairement la différence qu’il y a entre ces faits et ceux qui peuvent et doivent être discutés. Ces derniers doivent être présentés à l’audience d’une façon telle que le Tribunal puisse intervenir : en se livrant à des commentaires explicatifs. Voilà pour l’aspect juridique de la question.

Quant au reste, je crois avoir compris la proposition de M. Justice Jackson d’une manière un peu différente. Tout d’abord, je crois que cette proposition a été quelque peu déviée de son sens initial par la discussion. Elle tendait à demander que la Défense s’abstienne de présenter les documents d’une manière désordonnée, mais s’astreigne à en choisir les passages qui valent vraiment la peine d’être cités et qui demandent à l’être dès cette phase du Procès. Se plier à une telle restriction fait bien partie des devoirs de la Défense. Rien n’est plus nuisible au Ministère Public ou à la Défense que d’entrer dans les détails, c’est-à-dire d’évoquer des faits hors de propos. C’est justement sous cette solide et stricte direction que chaque avocat pourra se rendre compte sur-le-champ qu’il est sur une fausse piste, qu’il présente des documents sans valeur, et qu’il aboutira à un résultat qu’il ne souhaite nullement.

C’est pourquoi je me range à l’avis de mon confrère le Dr Dix, pour dire qu’un acte discipliné de la part de la Défense et un intérêt bien compris de ses causes et de ses clients lui imposeront automatiquement une indispensable limitation de temps.

(Le Dr Seidl s’approche du pupitre.)
LE PRÉSIDENT

J’ai dit au nom du Tribunal que nous avions l’intention de n’entendre que deux avocats.

Dr SEIDL

Je voulais seulement ajouter quelques remarques très brèves au sujet de ce que viennent de dire mes deux collègues.

LE PRÉSIDENT

Oui, mais chacun des vingt avocats pourra avoir quelque chose à ajouter.

Dr SEIDL

Je n’en sais rien, mais je ne crois pas.

LE PRÉSIDENT

J’ai dit deux avocats, ce ne sera que deux avocats.

Dr SEIDL

Très bien.

LE PRÉSIDENT

Monsieur Justice Jackson, le Tribunal aimerait savoir si vous avez quelque chose à ajouter en réponse à ce qui a été dit.

M JUSTICE JACKSON

Je n’ai rien à ajouter. Je croyais que je gagnais du temps ; je commence à en douter.

LE PRÉSIDENT

Monsieur Jackson, le Tribunal aimerait savoir exactement la portée de votre suggestion. Avez-vous en réalité proposé autre chose que ceci : les avocats ne devraient pas considérer comme nécessaire la lecture, au cours de leur plaidoirie, de tous les documents contenus dans leurs livres de documents, ou bien vouliez-vous demander au Tribunal de leur interdire la lecture d’un quelconque document à la phase actuelle des débats ?

M. JUSTICE JACKSON

A mon avis, le Tribunal doit ordonner que les livres de documents soient versés à cette phase des débats sans lecture préalable. Je n’aurais élevé aucune objection si les avocats avaient lu des passages qu’ils considèrent comme particulièrement importants et susceptibles d’attirer notre attention. Mais ces livres de documents se composent de discours prononcés il y a quinze ans, diffusés par la voie de la presse, qui meublent toute bibliothèque tant soit peu complète de ce pays, et d’un certain nombre d’autres discours qui n’ont pas eu ce privilège. Il me semble que toutes ces preuves devaient être admises pour que vous en disposiez. Si quelques nations désirent formuler des objections contre certaines d’entre elles, vous pouvez prescrire des rejets, et dans ce cas, immédiatement. Les États-Unis n’ont aucune objection à élever. Il y a certainement de nombreuses critiques à formuler sur la question de la pertinence, mais cette discussion nous entraînerait trop loin. Des questions plus importantes se posent aussi, telles celle des représailles ou autres qui demanderaient à être traitées sur des bases plus larges que celle de l’administration des preuves.

LE PRÉSIDENT

Avez-vous, au nom des procureurs généraux, des avis défavorables ou des objections à présenter à la suggestion faite par le Dr Dix, selon laquelle nous devrions voir dans quelle mesure les avocats sont prêts à limiter le nombre des documents qu’ils doivent lire à cette phase du Procès, nous pencher sur les questions de temps et étudier l’opportunité de décisions destinées à accélérer les débats ?

M. JUSTICE JACKSON

Je ne demande pas mieux que de faire l’essai mais je rappelle qu’on nous a donné un livre de documents contenant un certain nombre de documents refusés par le Tribunal et je rappelle que votre Honneur a attiré l’attention du Dr Stahmer sur ce point dès le début du Procès. Je n’ai peut-être pas autant de foi que je devrais en avoir.

LE PRÉSIDENT

Il est très possible qu’on ait fait entrer par erreur certains documents dans le livre du Dr Stahmer ; cela provient du fait que, s’agissant du premier accusé, il y a eu des difficultés dans sa préparation. Je crois qu’il y a dans le livre de documents du Dr Stahmer, je n’en suis pas certain, un discours de Paul-Boncour qui avait été refusé par le Tribunal d’une façon expresse et c’est sans doute à cette sorte de documents que vous faites allusion.

J’ai également dû attirer l’attention d’un autre avocat ou d’un témoin, à propos d’un document que le Tribunal avait refusé. Il est évidemment anormal qu’on présente un document que le Tribunal a expressément refusé, mais comme je l’ai dit, je pense que c’est simplement dû à une erreur.

M. JUSTICE JACKSON

Je suis prêt — et je suis certain que mes collègues le sont aussi — à tenter l’expérience.

Le problème est très difficile — et je parle au nom de tous mes collègues — nous pratiquons tous des systèmes différents et nous ne comprenons pas toujours les desseins des autres ; il est très difficile de concilier les différentes procédures, mais je suis prêt à faire preuve de patience et d’indulgence et à me prêter aux expériences.

LE PRÉSIDENT

Merci. Vous devez comprendre, Docteur Stahmer, que je ne prends pas maintenant de décision sur la question de savoir si nous acceptons ou non l’offre du Dr Dix. Le Tribunal examinera d’abord la question et verra ensuite quelles mesures il sera nécessaire de prendre.

Dr STAHMER

Monsieur le Président, me permettrez-vous de fournir une explication personnelle ? En ce qui concerne les documents qui avaient été rejetés et qui sont contenus dans mon livre de documents, ils avaient été introduits dans mon livre de documents car, à la demande de la section de traduction, ils avaient été remis à ce service avant la publication de la décision du Tribunal sur l’exclusion de ces documents C’est la raison qui explique pourquoi ces documents figurent dans mon livre de documents

LE PRÉSIDENT

C’est bien ce que je pensais, Docteur Stahmer.

Nous suspendons maintenant l’audience jusqu’à 14 h 30.

(L’audience est suspendue jusqu’à 14 h. 30.)