QUATRE-VINGT-DOUZIÈME JOURNÉE.
Mercredi 27 mars 1946.

Audience du matin.

LE PRESIDENT

Vous pouvez commencer, Docteur Horn.

Dr HORN

Témoin, vous connaissez le comte Ciano. Où et quand l’avez-vous rencontré pour la première fois ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je connais le comte Ciano personnellement et non par la politique. Je n’arrive pas à me rappeler exactement quand je l’ai connu, probablement à l’occasion de quelque visite officielle. Je travaillais, à l’époque, au service des archives du ministère des Affaires étrangères.

Dr HORN

Qu’avez-vous retenu de ces rencontres avec le comte Ciano ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Mon travail ne m’ayant pas amené à aborder avec lui des questions de politique, je n’ai donc pu en retirer un quelconque enseignement en matière politique.

Dr HORN

Autre chose : est-il exact que M. von Ribbentrop ait donné comme instruction de protéger par tous les moyens le franc français contre une inflation ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Une telle mesure n’a pu vraisemblablement être prise qu’à une époque où je n’étais pas encore secrétaire d’Etat. Je sais cependant que le principe directeur pour ce qui est de la France et de tous les territoires occupés était de protéger si possible la valeur de la monnaie ; je veux dire par tous les moyens. C’est pour cela aussi que nous avons souvent envoyé de l’or en Grèce afin d’essayer de stabiliser autant que possible la monnaie grecque.

Dr HORN

Quels étaient les effets escomptés de cet envoi d’or en Grèce ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

En envoyant de l’or en Grèce, nous avons fait baisser les cours des devises étrangères et c’est ainsi que les marchands grecs, qui avaient stocké la majorité des denrées, furent pris de panique et jetèrent ce ravitaillement sur le marché, de telle sorte qu’il revint ainsi à la population grecque.

Dr HORN

Est-il exact que von Ribbentrop ait donné les instructions les plus sévères de ne pas procéder à des réquisitions dans les pays occupés, mais de négocier directement avec leurs Gouvernements ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Si vous posez la question de cette façon, elle est en principe exacte. Mais je dois encore une fois faire remarquer, comme je l’ai déjà fait hier, que nous n’avions pas de fonctions dans les pays occupés et donc par conséquent aucun pouvoir de réquisition. Ce pouvoir n’était d’ailleurs pas non plus de la compétence d’autres services. Mais il est exact que nous n’avons négocié qu’avec les Gouvernements étrangers et que von Ribbentrop nous avait formellement interdit de donner notre appui à n’importe quelle entreprise directe d’un autre service dans les pays occupés.

Dr HORN

Je n’ai pas d’autres questions à poser au témoin pour l’instant.

Dr EGON KUBUSCHOK (avocat de l’accusé von Papen et du Gouvernement du Reich)

Témoin, avez-vous fait connaissance de von Papen au moment où vous étiez en fonctions aux Affaires étrangères, au moment surtout où vous étiez secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

J’ai fait connaissance de von Papen quelques années avant 1933, mais de façon privée. Puis je l’ai longtemps perdu de vue et j’ai repris contact avec lui quand je devins secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères. D’une façon courante, j’étais en relations avec lui pour des raisons de service et autres.

Dr KUBUSCHOK

Avez-vous reçu, surtout pendant la dernière période de votre activité de secrétaire d’Etat, les rapports que M. von Papen, en tant qu’ambassadeur à Ankara, envoyait régulièrement à Berlin ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Pour autant que M. von Papen n’ait pas envoyé directement ses rapports à M. von Ribbentrop — ce qui est possible, je ne le sais pas — je les recevais chaque semaine par la voie hiérarchique.

Dr KUBUSCHOK

Savez-vous que M. von Papen a seulement accepté, après l’avoir refusé deux fois, le poste d’ambassadeur à Ankara, en avril 1939, le jour où l’Italie occupait l’Albanie, ce qui faisait planer de lourdes menaces de guerre dans le Sud-Est ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

A cette époque, je n’étais pas secrétaire d’Etat et n’occupais pas de fonctions politiques, si bien que je ne suis pas aussi bien au courant des événements de cette époque. Mais aujourd’hui j’ai l’impression qu’il accepta le poste parce que les Italiens avaient occupé l’Albanie. Lui-même m’a dit ultérieurement qu’à ce moment on pouvait craindre que les Italiens avancent plus avant dans les Balkans, causant peut-être un conflit avec la Turquie, menaçant en tout cas la paix mondiale.

Pour cette raison il se serait décidé à prendre ce poste. Quel jour maintenant cela serait advenu, je ne le sais pas.

Dr KUBUSCHOK

Que pouvez-vous dire en général des efforts faits par M. von Papen en vue de sauvegarder la paix ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

J’ai l’impression que M. von Papen s’est toujours efforcé, par tous les moyens, de sauvegarder la paix. Il pensait certainement que ce serait un grand désastre pour l’Allemagne et pour le monde si la guerre éclatait.

Dr KUBUSCHOK

Les efforts entrepris par M. von Papen au cours de cette guerre en vue de sauvegarder la paix ne visaient-ils pas, sans tenir compte des succès militaires, à renoncer à toute annexion et à rétablir pleinement la souveraineté politique des pays vaincus. Bref à créer, par le moyen de renonciations raisonnables, des conditions supportables par tous les Etats européens.

TEMOIN VON STEENGRACHT

Dans les grandes lignes, il est tout à fait clair que von Papen a toujours travaillé au rétablissement de la paix, à créer des conditions rétablissant la souveraineté entière de tous les pays de façon qu’aucune atteinte ou dommage matériel ou autre ne soit infligé à l’étranger.

Dr KUBUSCHOK

Von Papen manifestait-il encore ce point de vue au moment des plus grands succès allemands ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je crois que son point de vue intime n’a jamais changé à ce sujet.

Dr KUBUSCHOK

Est-ce que ces efforts continuels de von Papen pour rétablir la paix ont été mal vus de Hitler et considérait-il von Papen comme un indésirable sous ce rapport ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je n’ai pas eu l’occasion d’en parler avec Hitler. Tout ce que je sais, c’est que Hitler et d’autres personnes lui reprochaient tout à fait couramment d’être un homme ne poursuivant que de pauvres buts.

Dr KUBUSCHOK

M. von Papen a-t-il franchement reconnu que la paix serait impossible aussi longtemps que Hitler et le Parti existeraient en Allemagne et que le crédit nécessaire à des négociations ferait défaut à l’étranger ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Oui, je crois qu’en avril ou mai 1943, approximativement, j’ai parlé en détail avec von Papen de l’ensemble de ces questions. A ce moment, je venais justement d’être nommé secrétaire d’Etat. A cette époque, il m’a fait part très clairement de l’opinion que vous venez d’esquisser. Il savait parfaitement bien que les pays étrangers ne voudraient jamais conclure de paix avec Hitler et ses méthodes.

Dr KUBUSCHOK

Une dernière question, témoin. L’Acte d’accusation reproche à von Papen d’être un opportuniste sans scrupules.

Vous connaissez, témoin, l’accusé depuis nombre d’années, par les rapports et par tous les contacts officiels qu’il a eus avec les services supérieurs. Avez-vous eu l’impression, de par cette expérience, qu’il soit exact de caractériser ainsi von Papen ou pouvez-vous dire, au contraire, que von Papen, de par les rapports que vous connaissez de lui et les contacts administratifs que vous avez eus avec lui, vous paraisse être un homme qui dit toujours la vérité, même quand cette vérité est de nature à déplaire à des supérieurs mal disposés et que proclamer cette vérité comporte quelque danger pour lui ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je puis l’affirmer. La meilleure preuve en est que finalement, M. von Papen, fut complètement éliminé des fonctions de vice-chancelier, qu’il quitta le Gouvernement et redevint homme privé et qu’on ne le rappela finalement qu’au plus fort du danger. A mon avis, von Papen ne s’est mis à la disposition du Gouvernement que parce qu’il se disait : « J’ai un certain crédit. Je suis un bon catholique et je représente, de ce fait, une tendance qui est contre tout acte inhumain, etc. Je peux peut-être exercer une influence dans ce sens ». Je n’ai jamais assisté personnellement à une conférence ou à une entrevue entre Hitler et von Papen, mais j’ai souvent entendu dire, en particulier par notre agent de liaison, que M. von Papen, avec ses manières douces, disait beaucoup de choses à Hitler qu’aucun autre n’aurait pu lui dire et je crois que, par sa façon de faire, il a évité bien des difficultés au moins pendant un certain temps.

Dr KUBUSCHOK

Je vous remercie.

Dr OTTO NELTE (avocat de l’accusé Keitel)

Témoin, vous avez déclaré que Hitler, à la suite du terrible bombardement de Dresde, se proposait de promulguer l’ordre de supprimer plusieurs milliers de prisonniers de guerre en représailles.

TEMOIN VON STEENGRACHT

Oui.

Dr NELTE

Si j’ai bien en mémoire votre témoignage d’hier, vous avez bien dit que tout ce que vous avez rapporté au sujet de cette affaire constitue ou repose sur des renseignements de M. von Ribbentrop.

TEMOIN VON STEENGRACHT

Non.

Dr NELTE

Que savez-vous de par vos connaissances personnelles ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je sais uniquement que notre agent de liaison auprès de Hitler m’a téléphoné en me disant que Goebbels avait proposé à Hitler de faire fusiller, en représailles, 10.000 prisonniers de guerre américains et anglais ou plus, que Hitler voulait donner son accord ou l’avait donné. J’ai immédiatement communiqué ces faits à Ribbentrop qui s’est rendu tout de suite auprès de Hitler et, une demi-heure après, il me déclara que cet ordre avait été rapporté.

Je ne sais rien du rôle du Feldmarschall Keitel dans cette affaire.

Dr NELTE

Et, par conséquent, vous ne savez pas qui est l’auteur de cet ordre ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Non.

Dr NELTE

Je veux dire qui l’a proposé ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

D’après les renseignements que j’ai reçus, Goebbels est visiblement celui qui a proposé cet ordre.

Dr NELTE

Reçus de M. von Ribbentrop, vous voulez dire ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Qui ?

Dr NELTE

De M. von Ribbentrop ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Non, M. von Ribbentrop n’a rien à voir là-dedans.

Dr NELTE

De M. Hewel alors ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

M. Hewel me l’a dit. Il m’a téléphoné pour me le dire.

Dr NELTE

Et vous ne savez rien au sujet d’une participation des militaires ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je ne sais absolument rien d’une participation des militaires.

Dr NELTE

Je vous remercie.

Dr HANS LATERNSER (avocat de l’Etat-Major général et de l’OKW)

Témoin, je n’ai qu’une seule question à vous poser. Est-ce que vous avez, en qualité de secrétaire d’Etat, ou bien est-ce que le ministère des Affaires étrangères a régulièrement donné des renseignements aux services militaires, c’est-à-dire au Commandement suprême de l’Armée ou au Commandement suprême de la Marine, en rapport avec les affaires intéressant la politique allemande ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Non, ces services n’étaient pas renseignés.

Dr LATERNSER

Je n’ai pas d’autres questions à poser.

LE PRESIDENT

Le Ministère Public anglais désire-t-il contre-interroger le témoin ?

COLONEL N. J. PHILLIMORE (substitut du Procureur Général britannique)

Témoin, vous nous avez dit hier que l’accusé Ribbentrop était opposé à la persécution des Eglises et à la persécution des Juifs et qu’il ne savait pas ce qui se passait dans les camps de concentration. Vous nous avez dit qu’il n’était pas parfait nazi. Quelles sont les caractéristiques d’un parfait nazi ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Un national-socialiste parfait est, d’après moi, un homme qui, de façon fanatique, reconnaît et représente toutes les doctrines du national-socialisme.

J’ai dit que M. von Ribbentrop suivait personnellement Hitler, mais il connaissait à proprement parler très peu l’ensemble de l’idéologie et ne s’en est jamais occupé. Il n’a jamais parlé lors de réunions ; il n’a jamais assisté à de grands meetings. Il ne savait donc que très peu de choses sur le peuple et l’état d’âme du peuple.

COLONEL PHILLIMORE

Par « pariait nazi » voulez-vous entendre quelqu’un qui persécutait les Eglises ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je n’ai pas compris cette question.

COLONEL PHILLIMORE

Je vais la répéter : par « parfait nazi » entendez-vous un homme qui persécutait les Eglises ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

En tous les cas, c’était un homme qui, si Adolf Hitler estimait que c’était juste, n’exprimait pas son opinion personnelle sur ces problèmes.

COLONEL PHILLIMORE

Et un homme qui aurait pris toute sa part dans la persécution et l’extermination des Juifs ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je ne dirai pas cela non plus. Cela se limitait à un certain milieu. Une grande partie des fanatiques ne connaissaient rien de ces atrocités et les désavouaient et les auraient désavouées s’ils avaient été convenablement informés.

COLONEL PHILLIMORE

Et je comprends que vous voulez dire que vous n’en saviez rien vous-même. N’est-ce pas exact ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Que je ne savais rien ?

COLONEL PHILLIMORE

Oui.

TEMOIN VON STEENGRACHT

En ma qualité de secrétaire d’Etat, parce que je lisais des journaux étrangers et en particulier parce que j’étais en contact avec des gens de l’opposition, j’ai eu connaissance de beaucoup de choses sur les camps de concentration. Dans tous les cas, je m’y suis opposé de mon mieux. En ce qui concerne celles que j’ai entendues ici, je n’en savais rien auparavant.

COLONEL PHILLIMORE

Je vais maintenant vous questionner sur un autre sujet. Vous nous avez dit que Ribbentrop n’avait aucune responsabilité dans les territoires occupés. Suivant vos propres paroles, le ministère des Affaires étrangères perdait toute responsabilité au moment où les troupes allemandes avaient franchi une frontière. Est-ce juste ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

J’ai dit qu’au moment où les baïonnettes allemandes avaient traversé une frontière, les Affaires étrangères perdaient le droit exclusif de traiter avec les Gouvernements étrangers ; en dehors de cela, dans la plupart des pays, les Affaires étrangères n’avaient même pas le droit d’avoir un diplomate observateur nanti des moindres pouvoirs, spécialement en Norvège et dans les territoires de l’Est.

COLONEL PHILLIMORE

Vous avez dit que le ministère des Affaires étrangères n’avait plus le droit d’avoir un observateur dans ces pays et que les relations directes avec les territoires occupés avaient été rompues. Est-ce exact ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Non, j’ai dit que le ministère des Affaires étrangères n’avait plus le droit exclusif de traiter avec les Gouvernements dans tous les pays occupés car, dans ces pays, il y avait alors ou bien une administration civile ou un Gouvernement militaire avec des Kommandanturen auxiliaires et un chef de l’administration militaire, et que ces services traitaient eux-mêmes directement avec les Gouvernements et les organismes exécutifs dans les pays à cette époque occupés. En conséquence, on ne pouvait donc plus dire que le ministère des Affaires étrangères avait le droit exclusif de traiter avec les Gouvernements. Mais dans les pays de l’Est et du Nord nous n’avions plus personne à nous. Hitler nous avait donné l’ordre de retirer en outre nos observateurs des autres pays tels que la Hollande, la Belgique, etc. ; mais nous ne l’avons pas fait.

COLONEL PHILLIMORE

Vous dites qu’en France vous aviez un ambassadeur qui envoyait ses rapports directement à Ribbentrop, n’est-ce pas ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Oui.

COLONEL PHILLIMORE

Et sa mission consistait aussi à aviser la Police secrète de campagne et la Police secrète d’Etat, de procéder à la confiscation de documents d’une importance politique, à la mise en sécurité et à la saisie de biens publics. Plus encore, la saisie de biens privés et surtout de biens artistiques juifs, et cela en se basant sur les instructions qui avaient été données spécialement à ce sujet. Est-ce exact ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

J’ai déjà souligné hier que ce n’est que depuis 1943 que j’ai eu à m’occuper d’affaires politiques. Si j’ai bien compris votre question, Monsieur le représentant du Ministère Public, vous pensez que la Police secrète d’Etat et les organes d’exécution en France dépendaient de nous. Ce n’est pas exact.

COLONEL PHILLIMORE

Vous ne répondez pas à la question. Je vous ai demandé si le ministre Abetz n’avait pas été chargé de ces missions ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Il n’avait pas pour mission de saisir les biens français ou de faire exécuter des actes contre les Juifs. Aucun ordre de ce genre n’est passé par mes mains pendant que j’étais aux Affaires étrangères et il aurait pu...

COLONEL PHILLIMORE

Voulez-vous considérer le document PS-3614. (Le document est remis au témoin.)

Monsieur le Président, ce document a été déposé sous le n° RF-1061 le 4 février. C’est une lettre datée du 3 août 1940, signée de Ribbentrop et adressée au chef du Commandement en chef des Forces armées (OKW). Il y est dit :

« Le Führer a nommé ambassadeur le ministre Abetz et sur mon rapport décrété ce qui suit :

« 1. L’ambassadeur Abetz est investi des missions suivantes en France. »

Suit alors l’énumération d’un certain nombre de tâches qu’il aura à accomplir. Le paragraphe 6 est celui à propos duquel j’ai questionné le témoin. Il est ainsi rédigé :

6. Conseiller la Police secrète de campagne et la Police secrète d’Etat pour ce qui est de la saisie des documents d’importance politique.

7. Saisie et confiscation des œuvres artistiques du domaine public et ensuite des biens privés et artistiques et surtout juifs, en se basant sur des instructions reçues spécialement pour ces questions. »

Et le dernier, paragraphe :

« II. Le Führer a formellement ordonné que l’ambassadeur Abetz soit l’unique responsable dans toutes questions politiques regardant la France occupée ou non occupée. Au cas où ses fonctions concerneraient les intérêts militaires, l’ambassadeur Abetz n’agira qu’en accord avec le commandant militaire en France.

« III. L’ambassadeur Abetz est attaché au commandant militaire en France au titre de chargé d’affaires. Son siège reste comme auparavant Paris. Il reçoit les instructions nécessaires à l’accomplissement de ses tâches de moi et n’est responsable que devant moi de ces questions. Signé : Ribbentrop. »

Je veux maintenant vous poser une ou deux questions à propos des Juifs. Vous nous avez dit que vous-même et l’accusé Ribbentrop...

LE PRESIDENT

Colonel Phillimore, le Tribunal aimerait savoir pourquoi ce témoin nous a dit que l’ambassadeur Abetz n’avait pas reçu mission de confisquer des biens. (Au témoin.) Pourquoi l’avez-vous dit ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

L’ambassadeur Abetz n’avait aucun pouvoir d’exécution et il lui était formellement interdit d’intervenir dans les affaires intérieures françaises. Son seul recours était donc de s’adresser au Gouvernement français et, si le Gouvernement français entreprenait quelque chose en vertu de son pouvoir exécutif, il s’agissait alors d’une transaction du Gouvernement français, non pas d’une confiscation de M. Abetz.

COLONEL PHILLIMORE

Ce n’est pas une réponse à la question qui vous a été posée. La question est : Pourquoi avez-vous dit non lorsqu’on vous a demandé si Abetz avait pour tâche de conseiller la Police secrète d’Etat et la Police secrète de campagne sur la saisie de documents politiques importants ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

J’ai dit qu’aucun ordre de ce genre n’est passé entre mes mains puisque je ne suis devenu secrétaire d’Etat qu’en mai 1943. Cet ordre est du 3 août 1940. Mais nous ne nous occupons ici que d’une directive adressée à l’ambassadeur Abetz.

COLONEL PHILLIMORE

A ce moment vous étiez l’adjoint personnel de Ribbentrop, n’est-ce pas ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

J’étais adjoint et non secrétaire politique. J’étais seulement...

COLONEL PHILLIMORE

Vous étiez son adjoint ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

J’étais son adjoint, c’est-à-dire que je m’occupais de questions techniques. Jamais à cette époque je ne lui ai présenté de rapport politique. Mais je voudrais remarquer, si cela m’est permis, qu’il s’agit ici de directives à l’ambassadeur Abetz et que ces directives ont été complètement dépassées par les événements, car conseiller la Police secrète de campagne...

COLONEL PHILLIMORE

Comment pouvez-vous le dire si vous n’étiez qu’un adjoint personnel et ne vous occupiez pas de questions politiques ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

L’ambassadeur Abetz fut ambassadeur jusqu’en mai 1945. J’ai donc, de 1943 jusqu’à 1945, correspondu de façon continue avec lui et pendant tout ce temps l’ambassadeur Abetz a toujours lutté contre les mesures qui étaient prises par la Gestapo. Le conflit était aigu et on le menaçait toujours personnellement. On peut donc parler de conseils, mais savoir si on en tenait compte — il n’avait aucun pouvoir — c’est là une tout autre question.

COLONEL PHILLIMORE

Votre réponse à propos des territoires occupés s’applique-t-elle seulement à ce qui s’est passé après 1943 ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

D’après mon expérience personnelle, je ne peux parler que de la période qui suivit 1943.

COLONEL PHILLIMORE

Je voudrais maintenant aborder la question des Juifs. Vous nous avez dit que vous-même et Ribbentrop, en adoptant une politique de temporisation, aviez empêché la mise sur pied du congrès anti-juif de 1944 ; est-ce exact ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Oui.

COLONEL PHILLIMORE

Et que vous étiez opposé à la politique de persécution des Juifs ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Parfaitement.

COLONEL PHILLIMORE

La remarque vaut même pour la cause Ribbentrop ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Parfaitement.

COLONEL PHILLIMORE

Voulez-vous considérer le document PS-3319 ? (0n présente le document au témoin.)

Monsieur le Président, c’est un nouveau document qui sera déposé sous le n° GB-287. (Au témoin.) Vous en avez une photocopie devant vous. Voulez-vous considérer la page 4 du document allemand, qui correspond à la page 1 du document en anglais. C’est une lettre du 28 avril au sujet des « Actions anti-juives à l’étranger » comme on l’indique au bas de la page 4.

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je ne l’ai pas trouvée.

COLONEL PHILLIMORE

Considérez, s’il vous plaît, la page 4. C’est indiqué dans un carré noir au bas de la page. Vous y voyez une lettre en date du 28 avril 1944. « Objet : Actions anti-juives à l’étranger », qui est adressée à peu près à toutes les représentations diplomatiques allemandes ou missions allemandes à l’étranger.

TEMOIN VON STEENGRACHT

Oui.

COLONEL PHILLIMORE

Considérez la page 10. Vous constatez que cette lettre est visiblement signée de vous. Est-ce exact7

TEMOIN VON STEENGRACHT

Oui.

COLONEL PHILLIMORE

Vous vous souvenez de cette lettre ? Je vais vous en lire le premier paragraphe pour rafraîchir vos souvenirs.

« Le ministre des Affaires étrangères du Reich... »

TEMOIN VON STEENGRACHT

Oui.

COLONEL PHILLIMORE

« ... a ordonné que l’on crée le centre d’information XIV (Action anti-juive à l’étranger), sous la direction de l’attaché I. K. Schleier dont la mission consiste à approfondir et à renforcer les services de renseignements antijuifs à l’étranger. Pour ce faire, il sera nécessaire de coordonner les efforts des experts des différents départements et services intéressés du ministère des Affaires étrangères prenant part à l’information anti-juive dans les pays étrangers, en coopération intime avec tous les bureaux qui s’occupent du travail anti-juif, mais qui ne dépendent pas du ministère des Affaires étrangères, ainsi qu’avec les missions allemandes en Europe. »

Et ensuite vous dénombrez les différents services du ministère des Affaires étrangères et leurs collaborateurs. Puis on mentionne un représentant permanent du RSHA. C’est le service de Himmler, n’est-ce pas ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Oui.

COLONEL PHILLIMORE

Et un représentant du ministère du Reichsleiter Rosenberg. Ce service, juste au-dessus d’« Inland II », c’est pourtant le ministère des Affaires étrangères, qui travaillait en liaison avec les SS, n’est-ce pas ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Oui.

COLONEL PHILLIMORE

A ce moment, le chef de ce service était un dénommé Wagner et son collaborateur von Thadden ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Oui.

COLONEL PHILLIMORE

Maintenez-vous encore que vous vous opposiez à cette politique de persécution des Juifs ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Oui. Je le maintiens maintenant comme avant. Je dis aussi, comme je l’ai déjà dit lors de mes Interrogatoires antérieurs, que même un congrès anti-juif n’aurait pas été dirigé contre les Juifs, car tout ce qui se passait en Allemagne se faisait sous le sceau du secret et personne n’en était, en aucune façon, informé. Les Juifs disparaissaient. Mais s’il y avait eu un congrès international on aurait été obligé de soulever la question de savoir où étaient passés ces Juifs et ce qui, en fait, leur était arrivé.

COLONEL PHILLIMORE

Ne vouliez-vous empêcher un congrès anti-juif que parce que la question aurait été soulevée devant le monde entier ? Mais vous étiez tout à fait prêt à mettre sur pied une organisation au ministère des Affaires étrangères ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Messieurs, il faut ici séparer deux choses tout à fait différentes. La première question est la suivante : Il y avait en Allemagne des services qui dirigeaient et exécutaient des mesures anti-juives. Ces services travaillaient également à l’étranger, sans que le service des Affaires étrangères le sût et sans qu’il y participât ; ils supprimaient les gens dans les pays étrangers. En conséquence, une amélioration par une politique dirigée dans une certaine mesure dans des conditions normales ne pouvait se faire jour que si un service allemand avait vraiment assumé seul la responsabilité de ces questions à cette époque. Car nous ne savions rien de tout ce qui se passait. Nous n’entendions parler que des plaintes que nous recevions des chefs de missions étrangères au sujet des événements qui avaient lieu. Mais nous n’avions aucun moyen de contrôle. Si je m’étais adressé aux services allemands intérieurs...

COLONEL PHILLIMORE

Ce service fut-il créé pour contrôler la politique anti-juive ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je crois que nous parlons ici, aujourd’hui, de choses différentes. Le congrès anti-juif avait été ordonné. Le fait que le service de Rosenberg tienne un congrès anti-juif...

LE PRESIDENT

Vous ne répondez pas à la question. La question était : Cet organisme, dont on parle dans la lettre, fut-il établi pour contrôler l’organisation de l’action anti-juive à l’étranger ? Voilà la question. Ne pouvez-vous y répondre par oui ou non ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Les Affaires étrangères ne pouvaient exercer un contrôle général puisque toutes les questions anti-juives étaient traitées par le service Rosenberg.

COLONEL PHILLIMORE

Eh bien, quel était le but de cet organisme des Affaires étrangères ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Sur ordre de Hitler nous devions centraliser tous les services allemands et former des archives afin d’y réunir tout le matériel et nous attachions de l’importance...

COLONEL PHILLIMORE

C’était un ordre donné par Ribbentrop, n’est-ce pas ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Parfaitement.

COLONEL PHILLIMORE

Comme cela ressort de votre lettre ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Parfaitement. Et nous pensions qu’il était important pour nous de nous faire une idée de ce qui arrivait réellement aux Juifs et c’est pour cela que nous avons fait venir du personnel de tous les autres services.

COLONEL PHILLIMORE

Je vais vous dire dans un instant ce qui arrivait en effet, et ce, d’après vos propres dossiers ; mais je dirai la chose suivante : Vous ne vouliez pas que le monde apprenne quoi que ce fût : c’est la seule raison pour laquelle vous avez décidé l’ajournement de ce congrès antisémite. Vous ne formuliez pas la moindre objection contre la création d’une organisation anti-juive en Allemagne. Voulez-vous maintenant regarder à la page 32 du texte allemand. Monsieur le Président, ce passage se trouve à la page 23 du texte anglais. (Au témoin.) Vous allez trouver là une lettre du service de Rosenberg au ministère des Affaires étrangères, signée par Bräutigam, page 32 du texte allemand, qui est souligné au bas de la page. Bräutigam était votre agent de liaison auprès de Rosenberg, n’est-ce pas ? Bräutigam était-il votre agent de liaison auprès du service de Rosenberg ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Bräutigam ? Non. Il était, je crois, aux Affaires étrangères, en 1941.

COLONEL PHILLIMORE

Et en 1942 ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Oui, mais en 1941, puisqu’il s’occupait aux Affaires étrangères des questions de l’Est, il avait été muté dans les services de Rosenberg.

COLONEL PHILLIMORE

Très bien, et vous constaterez qu’il parle d’une conférence avec l’Obersturmbannführer Eichmann, qui était chef de la section juive à la Gestapo, et avec un Dr Wetzel. Il vous envoie une copie d’un accord conclu à Tighina, en Roumanie, le 30 août 1941, avec une demande d’accusé de réception.

TEMOIN VON STEENGRACHT

Monsieur le Procureur, n’y aurait-il pas là erreur ? Cette lettre est datée du 11 mars 1942. J’ai été nommé secrétaire d’Etat en mai 1943 ; je ne connais donc rien de cette affaire. Je voudrais encore remarquer...

COLONEL PHILLIMORE

Ecoutez et attendez que l’on vous pose des questions. Nous irons plus vite si vous écoutez la lecture de cette lettre :

« Je vous fais remarquer surtout le point n° 7 des accords. J’avais déjà pris position dans ma lettre du 5 mars 1942. »

Cette lettre contient donc un accord entre les Etats-Majors généraux roumain et allemand. Si vous voulez considérer le paragraphe 7, à la page 38 du texte allemand, page 27 du texte anglais, vous y trouver l’accord conclu :

« Déportation des Juifs de Transnistrie. La déportation des Juifs au delà du Bug n’est pas possible pour l’instant. Ils doivent donc être rassemblés dans des camps de concentration et mis au travail jusqu’à ce qu’une déportation vers l’Est soit possible, après la fin des opérations. »

Ensuite on trouve en note, à la page suivante du texte allemand, toujours à la page 27 du document anglais :

« D’après les renseignements reçus aujourd’hui du directeur général Lecca, 110.000 Juifs ont été évacués de Bukovine et de Bessarabie dans deux forêts de la région du Bug. D’après ce qu’il a pu apprendre, cette action est à imputer à un ordre du maréchal Antonesco. Le but de l’action est la liquidation de ces Juifs. ».

Doutez-vous maintenant que cet accord, inclus dans une lettre adressée au ministère des Affaires étrangères, soit parvenu à l’accusé Ribbentrop ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je vois ce document et cette convention pour la première fois. Rien de toute cette affaire...

COLONEL PHILLIMORE

Oui. Voulez-vous répondre à la question ? Mettez-vous en doute que cette lettre et l’accord qui y est inclus aient été présentés à l’accusé Ribbentrop ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

A ce moment il y avait un sous-secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, un nommé Luther, qui agissait de façon très indépendante. J’ai mené une lutte très dure contre lui, bien que cela ne m’ait pas été demandé, parce qu’il voulait introduire des méthodes nationales-socialistes. Je ne sais pas s’il a soumis ou non cette affaire à Ribbentrop.

COLONEL PHILLIMORE

Très bien. Nous sommes arrivés maintenant au moment où vous étiez secrétaire d’Etat. Voulez-vous regarder à la page 31 du texte allemand, page 20 du texte anglais ?

LE PRESIDENT

Que signifient les paroles qui suivent l’extrait que vous venez de lire, à la page 27 ? « Bucarest, 17 octobre 1941, signature illisible », et ensuite : « Pour discussion avec le vice-Président du Conseil des ministres, Antonesco, confidentiel. Bucarest, 16 octobre 1943. »

COLONEL PHILLIMORE

Monsieur le Président, cette copie à la machine est mauvaise. « Bucarest, 17 octobre 1943. »... Puis vient l’autre lettre. Le partie précédente est une note d’archives.

LE PRESIDENT

Très bien.

COLONEL PHILLIMORE

Il s’agit d’une observation destinée aux archives de l’ambassade d’Allemagne à Bucarest.

LE PRESIDENT

Continuez, je vous prie.

COLONEL PHILLIMORE

Je n’ai pas importuné le Tribunal avec les lettres suivantes. Elles se rapportent à l’expulsion des Juifs de sociétés allemandes à une époque plus rapprochée. (Au témoin.) Si vous voulez regarder à la page 31 du texte allemand, page 20 du texte anglais, vous y trouverez un document adressé à...

LE PRESIDENT

Une minute, colonel Phillimore. Lorsque vous avez commencé à lire ce document, vous n’avez pas donné la date en entier. La date semble être 1944, n’est-ce pas ?

COLONEL PHILLIMORE

C’est 1942, je crois, Monsieur le Président.

LE PRESIDENT

Ce devait être le 28 avril 1942 ; la date figure-t-elle en haut du document ?

COLONEL PHILLIMORE

Monsieur le Président, la lettre que j’ai lue est de mars 1942 et porte un cachet du ministère des Affaires étrangères : « Reçu le 26 mars 1942 ».

LE PRESIDENT

Je parle du document entier, page 1 du document.

COLONEL PHILLIMORE

Monsieur le Président, c’est une pièce de dossier, un de ces documents assez désagréables, une pièce qui commence avec les toutes premières dates et qui se prolonge jusqu’en 1944.

LE PRESIDENT

Oui, alors le passage que vous avez lu tout d’abord...

COLONEL PHILLIMORE

Il se rapporte à 1944.

LE PRESIDENT

Très bien. A quelle page en arrivez-vous maintenant ?

COLONEL PHILLIMORE

Je voudrais passer à la page 20, Monsieur le Président. (Au témoin.) Il s’agit d’une communication de von Thadden, membre du service « Inland II » adressée à l’ambassade d’Allemagne à Bucarest. Elle est datée du 12 octobre 1943 et a été reçue le 18 octobre, d’après les cachets. Y est adjointe une lettre signée de Müller du RSHA et adressée à tous les services de Police allemands à l’étranger. Vous verrez qu’elle est adressée aux chefs de la Police de sécurité de Prague, La Haye, Paris, Bruxelles, Metz, Strasbourg, Luxembourg, Cracovie, Kiew, Smo-lensk, etc. En octobre 1943, après donc que vous ayez été nommé secrétaire d’Etat, n’est-ce pas ? Vous’ avez été nommé au mois d’avril ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Oui.

COLONEL PHILLIMORE

Maintenant, passons au contenu de cette lettre. Elle est relative au traitement des Juifs étrangers, au pouvoir des autorités allemandes.

« En accord avec le ministère des Affaires étrangères, tous les Juifs demeurés dans la sphère d’influence allemande après la fin de l’opération appelée rapatriement, et qui sont citoyens des pays suivants, pourront maintenant être compris dans les mesures d’évacuation : Italie, Suisse, Espagne, Portugal, Danemark, Suède, Finlande, Hongrie, Roumanie, Turquie.

« Comme l’évacuation de ces Juifs vers l’Est ne peut pas avoir lieu maintenant pour des raisons de politique extérieure, on abritera provisoirement au camp de concentration de Buchenwald les Juifs mâles au-dessus de 14 ans et à Ravensbruck les Juives et les enfants. Ces mesures nécessaires devront être prises aux dates suivantes :

« a) Pour les Juifs de nationalité italienne, immédiatement ; b) Pour les juifs de nationalité turque, le 20 octobre 1943 ; c) Pour les Juifs appartenant aux autres pays figurant sur la liste, le 10 octobre 1943.

« Aucun ordre spécial d’emprisonnement préventif n’est nécessaire pour le transfert au camp de concentration. Cependant, la direction du camp de concentration est à informer que le transfert est effectué à la suite du plan d’évacuation. »

Ensuite figure la réglementation relative aux bagages.

Si vous voulez considérer la page 31, au bas de la page 22 dans le texte anglais, vous remarquerez que ce texte a été signé par Müller et aussi par un fonctionnaire des services de Himmler. Et à la page suivante du texte anglais, toujours à la page 31 (e) du texte allemand, le bureau de Himmler a envoyé tout cela au ministère des Affaires étrangères, à von Thadden, le 2 octobre.

N’avez-vous pas vu ce document lorsqu’il est parvenu au ministère des Affaires étrangères ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Non. Je vois ce document aujourd’hui pour la première fois.

COLONEL PHILLIMORE

Mais vous étiez secrétaire d’Etat ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Oui. Il s’agissait là visiblement d’une mesure prise par un autre service. A l’intérieur de l’Allemagne, les Affaires étrangères n’avaient pas non plus de pouvoir d’exécution et aucune possibilité et en conséquence...

COLONEL PHILLIMORE

Pas de pouvoirs d’exécution, mais ce texte vous a été envoyé à titre d’information ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

On nous l’a envoyé uniquement à titre d’information. On ne me l’a pas transmis.

COLONEL PHILLIMORE

Vous aviez un service qui assurait la liaison avec les SS, dirigé par M. von Thadden. Il n’était pas compétent en la matière ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je ne connais pas bien tous ces événements, car je n’ai pu lire ce document en toute tranquillité. Dans l’ensemble, je crois que l’affaire se présente de la manière suivante : la question a été longuement débattue de savoir si les Juifs qui se trouvaient en Allemagne devaient être renvoyés dans leurs pays respectifs. Il s’agit bien de cela ici ?

COLONEL PHILLIMORE

Toutes vos considérations ne nous intéressent pas. Ou vous le savez ou vous ne le savez pas. Je vous ai demandé si von Thadden était fonctionnaire compétent en la matière.

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je n’ai pas vu ce document.

COLONEL PHILLIMORE

Vous ne répondez toujours pas à ma question. Von Thadden était-il un fonctionnaire compétent en la matière ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Von Thadden était un membre du ministère des Affaires étrangères qui connaissait son métier.

COLONEL PHILLIMORE

Oui, il connaissait son métier. Ne croyez-vous pas qu’il aurait dû vous montrer le document à vous, secrétaire d’Etat ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Naturellement il aurait dû le faire si cette question n’avait pas été traitée par un autre service. Mais pour ces affaires anti-juives, on m’a toujours tenu à l’écart. Même les instructions anti-juives qui ont été envoyées à l’étranger ne passaient pas par moi. J’ai fait remarquer hier au début de ma déclaration que beaucoup d’affaires étaient traitées directement en haut lieu et que les Affaires étrangères ne furent pas informées de certains ordres.

COLONEL PHILLIMORE

Ce document est-il un de ceux dont vous avez été informé au ministère des Affaires étrangères ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Müller l’a envoyé aux Affaires étrangères.

COLONEL PHILLIMORE

Et vous l’avez envoyé à votre ambassade à Bucarest ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Il aurait certainement dû me le montrer. Mais je ne l’ai pas vu.

COLONEL PHILLIMORE

Voulez-vous considérer de nouveau cette lettre et remarquer comment commencent les instructions de Müller. Elles commencent par : « En accord avec le ministère des Affaires étrangères... »

TEMOIN VON STEENGRACHT

Où cela se trouve-t-il, je ne le vois pas ?

COLONEL PHILLIMORE

Au début de la lettre. Objet :

« Traitement des Juifs de nationalité étrangère demeurés dans la sphère d’influence allemande ». Et alors elle commence ainsi : « En accord avec le ministère des Affaires étrangères... »

Cela veut-il dire en accord avec M. von Thadden ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je crois que ces sortes de choses allaient à des experts compétents et comme l’affaire était d’importance, elle a été remise directement à M. von Ribbentrop. Je vous prierai de me permettre de demander à M. von Ribbentrop s’il connaît cette affaire. Je ne l’ai personnellement pas vue.

COLONEL PHILLIMORE

Il s’agit d’une affaire d’une telle importance que vous ne pouviez vous entendre avec le ministère des Affaires étrangères sans que Ribbentrop fût consulté, n’est-ce pas ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

C’est pourquoi je dis que si on m’avait confié cette affaire, je n’aurais jamais pu la conclure seul. Je pense que cette affaire devait être soumise à von Ribbentrop.

COLONEL PHILLIMORE

Bien. Naturellement, Ribbentrop était un des plus impitoyables persécuteurs des Juifs, n’est-ce pas ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Ce n’est pas exact.

COLONEL PHILLIMORE

Je vais vous lire un bref passage d’une conférence entre le Führer, von Ribbentrop et le régent Horthy. Il s’agit du document D-736 qui a été présenté sous le n° GB-283 par Sir David Maxwell-Fyfe à l’accusé Göring. Il s’agit d’une entrevue qui eut lieu au château de Klessheim au matin du 17 avril 1943 et vous en voyez le procès-verbal signé Schmidt.

TEMOIN VON STEENGRACHT

Parfaitement.

COLONEL PHILLIMORE

On souleva la question des Juifs. « Le Führer répliqua que c’était la faute des Juifs qui, déjà au cours de la guerre mondiale, avaient fait de l’accaparement et du marché noir, leurs principaux domaines d’activité. De même également aujourd’hui en Angleterre les condamnations pour infraction à la réglementation sur le rationnement et autres sont presque exclusivement prononcées contre des Juifs. A la question de Horthy de savoir ce qu’il ferait des Juifs après leur avoir ôté pour ainsi dire tous moyens d’existence — on ne pouvait quand même pas les abattre — le ministre des Affaires étrangères du Reich déclara que les Juifs devaient être ou exterminés ou internés dans des camps de concentration et qu’il n’y avait aucune autre solution ». Ensuite le Führer prit la parole et les qualifia de bacilles de la tuberculose.

En face de ce document, maintenez-vous toujours que l’accusé von Ribbentrop était opposé à la politique de persécution et d’extermination des Juifs ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

J’ai déjà déclaré hier que M. von Ribbentrop, chaque fois qu’il était auprès de Hitler...

COLONEL PHILLIMORE

Cela m’est égal ce que vous avez dit hier. Je vous demande aujourd’hui ; après avoir lu le document, maintenez-vous toujours que Ribbentrop était opposé à la politique de persécution et d’extermination des Juifs ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je voudrais ici distinguer entre l’instinct naturel de von Ribbentrop et ce qu’il déclarait quand il était sous l’influence de Hitler. Je vous ai déjà dit hier qu’il était dans ces circonstances complètement hypnotisé et qu’il était alors l’instrument de Hitler.

COLONEL PHILLIMORE

Oui, il devenait l’instrument de Hitler. Et à partir de ce moment-là, il était prêt à faire tout ce que Hitler voulait. Il devenait un nazi tout aussi fanatique que n’importe quel autre, n’est-ce pas ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Il suivait aveuglément les ordres de Hitler.

COLONEL PHILLIMORE

Oui, jusqu’au point de s’associer à toutes les atrocités commises ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Comme il n’avait pas de pouvoirs d’exécution, il n’a jamais commis personnellement ces atrocités.

LE PRESIDENT

Quelque autre représentant du Ministère Public veut-il contre-interroger le témoin ?

COLONEL AMEN

Vous avez déclaré hier que vous ne considérez pas von Ribbentrop comme un parfait nazi ; est-ce exact ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Oui.

COLONEL AMEN

Considérez-vous Göring comme un parfait nazi ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Göring a parlé lors de toutes les réunions et combattu pour la prise du pouvoir. De sorte qu’il a joué un tout autre rôle que Ribbentrop dans le Parti.

COLONEL AMEN

Je crois que vous pouvez répondre à ma question par oui ou par non. Essayons d’économiser notre temps si possible. Considérez-vous Göring comme un parfait nazi, toujours suivant les mêmes règles appliquées par vous à Ribbentrop. Oui ou non ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

On ne peut pas répondre par oui ou par non à cette question. Je m’efforce...

COLONEL AMEN

Vous avez pourtant pu répondre dans le cas de Ribbentrop, n’est-ce pas ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Göring a une personnalité très spéciale. Je ne peux pas arriver à le faire entrer dans le cadre du nazi ordinaire, comme on dirait en simplifiant.

COLONEL AMEN

Autrement dit vous ne savez pas si Göring était un parfait nazi ou non ? Est-ce ce que le Tribunal doit comprendre ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Sous la dénomination de « parfait nazi » on entend le nazi moyen. Göring a une personnalité spéciale et dans ses habitudes on ne peut le comparer aux autres nazis.

COLONEL AMEN

Bien. Connaissez-vous tous ces Messieurs au banc des accusés ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Parfaitement.

COLONEL AMEN

Vous allez me dire quels sont ceux d’entre eux que vous considérez comme de parfaits nazis, en vous basant sur les caractéristiques que vous avez appliquées hier à Ribbentrop.

LE PRESIDENT

Je ne veux pas interrompre ce contre-interrogatoire, mais j’aimerais faire savoir qu’il y a trop de personnes dans cette salle qui rient et font du bruit et que le Tribunal ne saurait le tolérer.

Continuez votre interrogatoire, colonel.

COLONEL AMEN

Avez-vous compris ma dernière question ? Voulez-vous, je vous prie, me nommer ceux des accusés que vous considérez comme de parfaits nazis, en vous basant sur les caractéristiques que vous avez appliquées hier à Ribbentrop.

Dr HORN

Monsieur le Président, je suis convaincu qu’on demande ici au témoin de formuler un jugement qui ne pourrait l’être, à mon avis, qu’à la fin des débats. Il s’agit là d’un jugement de valeur que le témoin ne peut pas porter.

COLONEL AMEN

Cette objection a déjà été soulevée hier par le même avocat à propos de Ribbentrop.

LE PRESIDENT

Le Tribunal considère que cette question est tout à fait normale. Le témoin a lui-même utilisé l’expression « parfait nazi ».

COLONEL AMEN

S’il vous plaît, donnez-nous ces noms sans vous attarder à des explications prolongées si possible.

TEMOIN VON STEENGRACHT

J’ai dit hier que par « parfaits nazis » j’entends les gens qui étaient familiarisés avec le dogme, la doctrine et j’ajouterai aujourd’hui que ce sont ceux qui, au moment de la lutte, ont représenté la pensée nationale-socialiste et ont propagé cette idéologie. Le livre de Rosenberg est connu. M. Frank, président de l’Académie de Droit allemand est connu. Hess, naturellement. Ce sont des personnes que je veux nommer particulièrement car tout le monde les connaît de par leurs écrits et par leurs discours. Personne n’a jamais entendu, par contre, un discours électoral de M. Von Ribbentrop.

COLONEL AMEN

Vous ne répondez pas à ma question. Dois-je comprendre que, d’après vous, Rosenberg, Frank, Hess, soient les seuls que vous puissiez qualifier de parfaits nazis, selon vos idées ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Dois-je suivre les rangs des accusés et me prononcer sur chacun d’eux ?

COLONEL AMEN

Justement, seulement les noms. Je ne veux pas connaître votre opinion. Je veux connaître ceux qui, d’après vous, peuvent être considérés comme de parfaits nazis.

TEMOIN VON STEENGRACHT

J’ai donné mes raisons tout à l’heure. La question est de savoir si ces gens se montrèrent sans réserves d’accord avec la doctrine nationale-socialiste, par leurs écrits et dans leurs discours. J’ai cité les plus éminents.

COLONEL AMEN

Et vous considérez tous les autres comme n’étant pas de parfaits nazis ; est-ce exact ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Non, je n’ai pas dit cela. Il faudrait que je les passe en revue un à un.

COLONEL AMEN

Je vous ai demandé par trois fois de le faire, voulez-vous les nommer individuellement ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je vois encore M. Sauckel. Il était Gauleiter et a occupé dans le mouvement national-socialiste des fonctions de tout premier plan. Je vois également le chef de la Jeunesse allemande, qui a fait l’éducation de la Jeunesse hitlérienne.

COLONEL AMEN

Continuez, mais donnez - moi seulement leurs noms. Pas de commentaires.

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je crois que j’ai ainsi cité les personnalités qui représentaient typiquement le Parti.

COLONEL AMEN

Qu’en est-il de Streicher ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je ne le vois pas ici. Autrement je l’aurais indiqué.

COLONEL AMEN

Autrement dit, vous le considérez d’après vos façons de voir comme un parfait nazi.

TEMOIN VON STEENGRACHT

Oui, mais je ne voudrais pas que vous croyiez que tous les nationaux-socialistes se sont rendus coupables des mêmes excès que lui.

COLONEL AMEN

Lorsque vous travailliez avec Ribbentrop, dois-je comprendre que vous n’avez jamais rien appris des meurtres, des tortures, des famines et des assassinats qui avaient lieu dans les camps de concentration ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je savais par des entrevues avec les diplomates étrangers et par des mouvements d’opposition en Allemagne, l’existence des camps de concentration. Je connaissais aussi quelques-unes des méthodes employées. Je le savais également par la propagande ennemie. Mais j’insiste sur le fait que je ne connaissais qu’une partie seulement de ces méthodes mais je n’en ai connu l’ampleur qu’ici, en captivité.

COLONEL AMEN

Avez-vous appris lors de votre collaboration avec Ribbentrop que des prêtres étaient torturés, qu’on les faisait mourir de faim, qu’on les tuait dans ces camps de concentration ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Non. Pour ce qui est des cas individuels, je n’ai rien su d’exact. Et si j’avais connu de tels cas relatifs à des prêtres, je n’aurais considéré comme authentique que ce que le Nonce ou le Vatican m’aurait communiqué. Et cela ne s’est jamais produit. En dépit, comme je l’ai dit hier, de ce que le Vatican n’était pas compétent, j’ai pris la plupart des cas humanitaires en charge et j’ai fait tout ce qui était possible humainement parlant pour les mener à bonne fin. Je suis intervenu dans 87 cas et j’ai risqué ma vie ce faisant. Dans des centaines d’autres cas je suis intervenu et ai pu sauver la vie de milliers de personnes ou tout au moins améliorer leur situation.

COLONEL AMEN

Si vous ne limitez pas vos réponses à mes questions, il sera très difficile d’en finir et de ne pas gaspiller notre temps. Voulez-vous donc vous efforcer de répondre à mes questions par oui ou par non et faire des commentaires aussi brefs que possible ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je comprends parfaitement ; autant que cela m’est possible je le fais naturellement.

COLONEL AMEN

Saviez-vous que des religieuses ont été torturées, affamées et tuées dans les camps de concentration pendant que vous travailliez avec Ribbentrop ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Non.

COLONEL AMEN

Vous n’avez rien appris de ce qui arriva à des prêtres, des religieux ou autres internés dans les camps de concentration ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

J’ai déjà dit que je suis intervenu dans des centaines de cas, quand le Nonce venait me voir, quand il s’agissait aussi de Juifs pour lesquels il n’était pas compétent, ou même de prêtres polonais pour lesquels il était compétent, mais n’avait pas le pouvoir d’agir. J’ai agi à rencontre des instructions les plus sévères m’interdisant de m’occuper de cas semblables et j’ai toujours donné le plus de renseignements qui pouvaient me parvenir contrairement aux dispositions du décret « Nacht und Nebel ». Je ne pouvais obtenir d’autres informations que celles qui me parvenaient par la voie officielle.

COLONEL AMEN

Et qui vous avait donné l’ordre de ne rien entreprendre à la suite de ces plaintes ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

L’ordre émanait directement de Hitler et m’était parvenu par l’intermédiaire de Ribbentrop.

COLONEL AMEN

Comment pouvez-vous le dire ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

J’ai déjà dit hier que les deux notes qui, avant mon arrivée, avaient été envoyées à Hitler par le secrétaire d’Etat von Weizsäcker et par l’intermédiaire de Ribbentrop furent retournées par le Führer qui allégua qu’il ne s’agissait là que de grossiers mensonges et que, de plus, le Nonce n’était pas compétent en la matière. Ces deux notes devaient être renvoyées ainsi que de semblables documents à l’avenir. Je n’avais pas à entamer de conversations à ce sujet. Et cela ne s’appliquait pas seulement au Nonce mais à tous les diplomates étrangers qui tentaient d’intervenir dans des affaires pour lesquelles ils n’étaient pas compétents.

COLONEL AMEN

Donnez-vous à comprendre au Tribunal que vous essayiez de remédier à ces misères alors que Ribbentrop, lui, ne faisait rien ? Est-ce juste ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je me suis efforcé de traiter tous ces cas personnellement, ce que je n’étais pas autorisé à faire d’après les instructions. Mais toutes les fois qu’une affaire me paraissait d’importance primordiale, si plusieurs vies humaines pouvaient être sauvées, je » me suis toujours adressé à Ribbentrop. Dans la plupart des cas il transmettait ces affaires à Hitler. Nous avions préalablement mis sur pied une nouvelle procédure pour qu’il ne puisse pas objecter que le Nonce n’était pas compétent.

Toutes les fois Hitler a, ou bien radicalement rejeté la question, ou bien nous a dit qu’il fallait d’abord faire examiner le cas par la Police. Il en découlait une situation grotesque à savoir que pour une affaire humanitaire ou pour une affaire à envisager selon l’aspect de la politique étrangère, ce n’était pas le ministre des Affaires étrangères qui décidait, mais finalement les inspecteurs généraux de la Police criminelle Meier ou Schulze qui se contentaient de déclarer : « Pas souhaitable pour la sûreté de l’Etat. »

COLONEL AMEN

Ribbentrop obéissait-il aux instructions qui, d’après vous, provenaient du Führer, de ne rien entreprendre sur ces plaintes ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je ne peux pas répondre à cette question car je ne sais combien d’ordres il reçut de Hitler et si dans chaque cas il a suivi ses instructions.

COLONEL AMEN

Vous avez déclaré au cours d’un témoignage que vous aviez reçu comme instruction de ne rien entreprendre à la suite de ces représentations du Vatican, est-ce exact ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Oui, et je n’y ai pas obéi.

COLONEL AMEN

Je vous demande maintenant si Ribbentrop a obéi à ces instructions ou s’il n’y a pas obéi.

TEMOIN VON STEENGRACHT

Mais il s’agit là de l’échelon supérieur. Quels ordres au juste Hitler a donnés directement à Ribbentrop, je ne puis me prononcer car je ne le sais pas.

COLONEL AMEN

De qui avez-vous reçu vos instructions ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

De Ribbentrop.

COLONEL AMEN

Ribbentrop a, au cours d’un interrogatoire, déclaré qu’il ne sut rien de ce qui se passait dans les camps de concentration jusqu’à ce que le Führer eut demandé que l’on enfermât Luther dans un camp de concentration. Savez-vous qui était Luther ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Parfaitement.

COLONEL AMEN

Qui était-il, s’il vous plaît ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Luther était sous-secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères. Il s’occupait du service « Allemagne ».

COLONEL AMEN

Et quand fut-il interné dans un camp ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Cela a dû arriver en février 1943.

COLONEL AMEN

N’est-il pas vrai que Ribbentrop avait son bureau encombré de représentations du Vatican relatives à, des tueries, atrocités, famines dont auraient souffert des prêtres et religieuses, qu’il n’a jamais répondu à une seule de ces réclamations et qu’il n’en a même pas accusé réception ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Monsieur le représentant du Ministère Public, j’ignore ce qui s’est passé avant mai 1943. Aussi longtemps que j’ai été secrétaire d’Etat, je n’ai jamais refusé une seule note ou manqué d’y répondre. Tout au contraire, j’ai accepté ces notes en totalité et je me suis toujours efforcé d’aider les gens comme je l’ai déjà dit. Ce qui s’est passé avant ma prise de fonction, je l’ignore et ne puis vous renseigner.

COLONEL AMEN

Je ne parle pas de cette époque ; je parle de la période qui précéda immédiatement ou qui suivit votre nomination en 1943. Je voudrais vous lire maintenant, tiré d’un...

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je suis désolé, je répondrais volontiers à cette question si je savais quelque chose, mais je ne sais rien.

COLONEL AMEN

Bien, je vais vous lire un extrait de l’interrogatoire de Ribbentrop et vous demander si ce qu’il a dit correspond à ce que vous vous rappelez des faits.

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je voudrais seulement remarquer que, jusqu’en mai 1943, je n’ai pas eu d’activité politique, si bien que je ne puis faire de déclaration sur cette question que je ne connais pas personnellement.

COLONEL AMEN

Bien, je vais vous lire le témoignage et vous verrez que cet interrogatoire parle de lettres qu’il avait reçues et qui restaient sur son bureau sans réponses pendant de très longues périodes. Aviez-vous accès au bureau de Ribbentrop ? Saviez-vous ce qui l’encombrait ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Non.

COLONEL AMEN

« Question

Avez-vous reçu du Vatican une communication en date du 2 mars 1943 attirant votre attention sur une longue liste d’évêques et de prêtres persécutés, internés, fusillés et victimes d’autres atteintes à la liberté du culte ?

« Réponse

Je ne m’en souviens pas, mais je sais que nous avons reçu des protestations du Vatican. Nous avions des tiroirs pleins de protestations du Vatican ». Est-ce d’accord avec vos souvenirs ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Oui, il me faut malheureusement répéter encore une fois que cela s’est passé avant mon arrivée et je ne peux pas savoir si Ribbentrop avait des tiroirs pleins d’affaires de ce genre.

COLONEL AMEN

Si elles étaient restées dans ses tiroirs de mars jusqu’en mai vous en auriez eu connaissance, est-ce exact ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Qui, moi ? Non, je n’étais pas le valet de chambre de Ribbentrop. Je ne vérifiais pas ses tiroirs.

COLONEL AMEN

Vous déclarez donc que vous ne saviez rien des protestations émanant du Vatican, excepté celles dont vous avez déjà parlé ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

A part les protestations dont j’ai déjà parlé, je ne sais rien, je le répète encore ; pendant que j’étais en fonctions, j’ai pris note et répondu à toutes les protestations.

COLONEL AMEN

Je vais vous lire un autre extrait de l’interrogatoire :

« Question

Avez-vous répondu aux protestations du Pape ?

« Réponse

Je crois qu’il y en a eu beaucoup auxquelles nous n’avons pas répondu, un nombre assez important. »

Est-ce d’accord avec vos souvenirs ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Certainement. Cela correspondait aux instructions que nous avions reçues dès le début.

COLONEL AMEN

De qui ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

De Hitler. C’étaient les instructions de Hitler.

COLONEL AMEN

Adressées à qui ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

A Ribbentrop, certainement.

COLONEL AMEN

C’étaient les instructions que vous déclarez n’avoir pas suivies, n’est-ce pas ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je ne les ai pas suivies, car sans cela je n’aurais pas accepté les notes du Vatican ni les protestations de l’ambassade de Suède au sujet des événements de Norvège, protestations que j’avais également acceptées.

COLONEL AMEN

Je vais encore vous lire un autre extrait de l’interrogatoire :

« Question

Voulez-vous dire que vous n’avez pas lu une seule des protestations du Vatican arrivées à votre cabinet ?

« Réponse

C’est réellement le cas. Le Führer avait pris une position telle sur ces affaires du Vatican qu’à partir de ce moment les protestations ne m’arrivèrent même plus. »

Est-ce conforme à vos souvenirs ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Ribbentrop ne recevait plus ces protestations. Oui, cela correspond à ce que j’ai dit que dans tous les cas où, par principe, nous ne pouvions pas les accepter, j’ai essayé de mon propre chef de faire quelque chose, ce qui allait à l’encontre des ordres reçus.

COLONEL AMEN

Et à la lecture de ces protestations du Vatican restées sans réponse, Ribbentrop et vous-même pouviez-vous vous faire une idée exacte de ce qui se passait dans les camps de concentration ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Dans ces notes, dans celles que j’ai vues, il n’était rien dit de ces traitements. Il y était seulement question de protestations : pourquoi y avait-il eu condamnation à mort ? Ou pourquoi avait-on arrêté tel prêtre, fermé telle église ou de semblables incidents.

COLONEL AMEN

Je ne veux pas faire perdre le temps du Tribunal en vous lisant les documents qui ont déjà été déposés. Je parle des documents PS-3261, PS-3262, PS-3264, PS-3267, PS-3268 et PS-3269. Dans ces documents — je m’excuse, le PS-3269 n’est pas déposé — dans ces documents, témoin, figure le détail de nombreux cas individuels et collectifs, relatifs à ce qui se passait dans les camps de concentration. Vous dites que vous n’étiez pas au courant de ces questions ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Monsieur le représentant du Ministère Public, je ne crois pas m’être exprimé ainsi. Ce que j’ai dit, c’est que je connaissais tout ce que des diplomates étrangers m’ont rapporté. Donc, si cela est arrivé de mon temps, je le connais naturellement en détail. Cela je ne l’ai jamais nié.

LE PRESIDENT

Ce que vous avez dit, témoin, du moins ce que j’ai noté et compris, c’est que rien ne figurait dans ces notes à propos des traitements infligés aux internés des camps de concentration.

TEMOIN VON STEENGRACHT

A la question précédente, quand on m’a demandé d’une façon générale si je connaissais les conditions dans les camps de concentration et si j’étais informé des mauvais traitements qu’on y subissait, j’ai repondu que je connaissais ce qui m’avait été rapporté par des diplomates étrangers ou ce que j’avais appris par la presse étrangère. D’autre part, les détails qui étaient contenus dans les documents reçus, je les connaissais aussi ; mais puis-je vous demander la date de ces documents ?

COLONEL AMEN

Les documents sont nombreux, de dates différentes que l’on peut produire ici, mais nous ne prendrons pas trop le temps du Tribunal. Ce que je voudrais bien savoir c’est si oui ou non, von Ribbentrop et vous-même saviez ce qui se passait dans ces camps, les meurtres, les tortures, comment on y affamait, tuait les gens, ce qui entraîna de constantes protestations du Vatican que von Ribbentrop a déclaré n’avoir ni lues, ni sues ? Avez-vous compris, témoin ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Oui. J’ai compris. Mais j’ai seulement appris ici, les mauvais traitements dans les camps de concentration, leur ampleur et leur cruauté. Et je dois énergique-ment me défendre d’avoir alors entendu parler de ces choses par le Vatican. De plus, je suis convaincu que même Ribbentrop ne connaissait pas les détails dont nous avons entendu parler ici et que le film nous a montrés.

COLONEL AMEN

N’est-ce pas un fait, témoin, que si vous aviez donné suite à une quelconque des requêtes du Vatican, vous auriez su tout ce qui se passait dans les camps de concentration jusque dans les derniers détails, ce que Ribbentrop déclare ignorer ? Est-ce vrai, oui ou non ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Non, ce n’est pas exact. J’ai déjà dit hier que vous pouviez probablement trouver l’explication de cette situation dans le discours fait par Himmler le 3 octobre 1943, dans lequel il a dit que l’action contre les Juifs et les camps de concentration devaient rester aussi secrets que l’affaire du 30 juin 1934. La majorité du peuple allemand certifiera qu’elle ignorait tout jusqu’à ces temps derniers. Et quand je me suis adressé au Gruppenführer Müller et autres fonctionnaires on m’a toujours répondu que tout fonctionnait à merveille dans les camps, qu’il n’était pas question de mauvais traitements.

J’ai alors soutenu que des étrangers, la Croix-Rouge en particulier, devaient inspecter un camp de concentration. La Croix-Rouge danoise fut conduite au camp de Theresienstadt. Après cette visite — c’était un camp pour Juifs — le délégué danois est venu me trouver et m’a déclaré que, contrairement à toute attente, les conditions y étaient satisfaisantes. Je lui ai exprimé mon étonnement et il m’a répondu « Parfaitement. Nos gens ont visité l’endroit : il y a un théâtre, une police, des bâtiments sanitaires, une monnaie propre. Tout va très bien ». Je n’avais donc aucune raison de douter de la véracité de ces affirmations. Par moi-même, je ne pouvais savoir d’aucun service allemand ce qui s’y passait réellement. On craignait sans doute qu’un membre du ministère des Affaires étrangères fût renseigné. Je tiens à souligner encore une fois que je n’avais vraiment aucune idée des atrocités et autres choses qui sont advenues dans les camps de concentration.

COLONEL AMEN

Pourquoi, diable, tout le monde craignait-il d’aviser le ministère des Affaires étrangères de ces atrocités ? Les Affaires étrangères ont-elles jamais fait quelque chose pour les effrayer ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Pour toutes les affaires en violation du Droit international, nous nous sommes efforcés d’avertir la Croix-Rouge d’une façon ou d’une autre, notamment dans tous les cas intéressant des prisonniers de guerre ou lorsque quelque chose nous semblait en désordre. Alors, de notre propre initiative, nous attirions l’attention de la Délégation suisse. « Adressez-vous à tel endroit et informez-vous de ce qui se passe ». En nous informant de tels cas, la Croix-Rouge suisse serait alors probablement intervenue, ce qui aurait sans doute entraîné des mesures désagréables contre les responsables.

LE PRESIDENT

Je crois que l’on pourrait suspendre l’audience pendant dix minutes.

COLONEL AMEN

Je n’ai plus que quelques questions.

(L’audience est suspendue.)
COLONEL AMEN

D’après ce que vous savez, après avoir reçu toutes ces notes du Vatican, qu’il n’a pas lues et dont il n’a pas accusé réception, Ribbentrop a-t-il pris des mesures, ou fait quelque chose, pour savoir si ces protestations étaient justifiées et fondées, ou n’a-t-il rien fait ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

En ce qui concerne les protestations qui ont été transmises à Ribbentrop avant mon arrivée en fonction, je n’en ai aucune notion précise.

COLONEL AMEN

Je vous demande si vous avez eu entre les mains l’une quelconque de ces protestations qui émanaient du Vatican et qui sont allées remplir ce tiroir dont Ribbentrop nous a parlé lui-même. Avez-vous entendu parler de démarches que Ribbentrop aurait pu faire à la suite de ces protestations du Vatican sur les atrocités des camps de concentration ? Efforcez-vous de répondre par oui ou par non.

TEMOIN VON STEENGRACHT

Dans la mesure où je puis m’en souvenir, les protestations de ce genre étaient remises à Hitler, puis on attendait ses ordres.

COLONEL AMEN

Bien, et lorsque Hitler l’informa de ne pas faire attention à ces protestations ; il suivit naturellement, comme d’habitude, ponctuellement, ce que le Führer lui disait de faire, c’est-à-dire qu’il ne fit rien. Est-ce exact ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Oui. Il a obéi aux ordres de Hitler.

COLONEL AMEN

Et il n’a rien fait ?

TEMOIN VONSTEENGRACHT

Et si l’ordre était ainsi conçu, il ne faisait rien.

COLONEL AMEN

N’avez-vous pas dit au Tribunal que le Führer avait donné pour instruction de ne pas faire attention à ces protestations ? Oui ou non, s’il vous plaît.

TEMOIN VON STEENGRACHT

Oui.

COLONEL AMEN

Et ainsi, j’affirme que Ribbentrop, comme d’habitude, n’entreprit rien à la suite de ces plaintes, après que le Führer lui eut donné l’ordre de ne pas les prendre en considération. Est-ce exact ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je n’ai pas très bien compris cette question.

COLONEL AMEN

J’ai dit qu’après qu’il eut reçu des instructions du Führer de ne pas tenir compte de ces protestations du Vatican, Ribbentrop, comme d’habitude, fit ce qu’on lui commandait, c’est-à-dire rien.

TEMOIN VON STEENGRACHT

Oui, je l’admets, sous réserve des cas pour lesquels il est néanmoins revenu à l’attaque, mais il a reçu à nouveau le même ordre. Je sais aussi qu’il s’est adressé un jour à Himmler et lui a demandé de suspendre l’activité anti-juive. Il a proposé que les femmes et les enfants juifs soient mis à la disposition des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne.

COLONEL AMEN

Et vous savez aussi quelle a été la réponse à cette suggestion, n’est-ce pas ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je ne connais pas cette réponse.

COLONEL AMEN

Vous savez pertinemment qu’une telle demande n’a jamais été faite.

TEMOIN VON STEENGRACHT

Qu’est-ce qui ne fut pas fait ? Je ne comprends pas la question.

COLONEL AMEN

La suggestion que, selon vous, Ribbentrop aurait faite à Himmler. Cette suggestion n’a jamais été suivie d’effet, n’est-ce pas ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je ne comprends pas pourquoi elle n’en a pas eu. Pour autant que je sache, Ribbentrop s’est adressé à ce moment directement à l’étranger. Je ne sais cependant pas la réponse qu’il a pu recevoir des pays étrangers, tout au moins en détail.

COLONEL AMEN

Pour autant que vous le sachiez, rien n’est sorti de cette suggestion, n’est-ce pas ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Non.

COLONEL AMEN

Et en fait, vous savez que Ribbentrop et Himmler n’étaient pas d’accord entre eux.

TEMOIN VON STEENGRACHT

Oui.

COLONEL AMEN

C’était un fait de notoriété publique, n’est-ce pas ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Oui. A vrai dire, cette hostilité s’accrut avec le temps.

COLONEL AMEN

Pour autant que vous le sachiez, est-ce que Ribbentrop prenait du bromure tous les jours ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je ne le sais pas. Il avait...

COLONEL AMEN

Vous ne l’avez jamais vu en prendre ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

C’est possible, je ne puis vraiment pas le dire.

COLONEL AMEN

L’avez-vous jamais vu en prendre, ou vous a-t-il jamais dit qu’il en prenait ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Oui, je me rappelle maintenant. Il avait quelque chose de ce genre, mais je n’y ai pas fait attention.

LE PRESIDENT

En quoi cela nous intéresse-t-il de savoir s’il prenait du bromure ou non ?

COLONEL AMEN

Oui, Votre Honneur, car dans ses interrogatoires il a déclaré que le souvenir de nombre de ces événements était obscurci ou troublé par un trop grand usage de cette drogue.

LE PRESIDENT

Très bien.

COLONEL AMEN

Maintenant, témoin, avez-vous été incarcéré à Mülleimer ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

A Mülleimer ?

COLONEL AMEN

Près de Luxembourg.

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je ne me rappelle pas.

COLONEL AMEN

Après avoir été fait prisonnier, où avez-vous été interné ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

A Mondorf.

COLONEL AMEN

Combien de temps ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

A Mondorf, en tout onze semaines.

COLONEL AMEN

Et à ce moment-là y étaient aussi incarcérés nombre des gens accusés ici ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Oui.

COLONEL AMEN

Pendant que vous y étiez, vous avez pu avoir des conversations avec certains des internés ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Oui.

COLONEL AMEN

Et de temps en temps, vous avez eu des conversations ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Oui, mais je ne suis pas resté tout ce temps avec eux, parce que je fus transféré dans un autre camp.

COLONEL AMEN

Au cours de vos conversations avec l’un ou l’autre de ces internés, avez-vous déclaré ce que je vais vous lire, soit dans ces propres termes, soit en substance. Comprenez-vous la question ? « Ribbentrop manque de toute notion de probité et de vérité. Ces conceptions n’existent pas pour lui. » Répondez par oui ou par non. Avez-vous dit cela, témoin ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je vous serais reconnaissant de pouvoir me répéter ce que je suis censé avoir dit.

COLONEL AMEN

Je vous demande si vous ne vous êtes pas exprimé ainsi textuellement ou en esprit. Comprenez-vous ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je n’ai pas compris la traduction allemande de votre question.

COLONEL AMEN

La comprenez-vous maintenant ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je ne comprends pas la traduction allemande.

COLONEL AMEN

Oui, mais comprenez-vous ma question ? Vous avez à me dire si vous avez prononcé ces mots ou d’autres mots similaires. Je vais vous les relire. Comprenez-vous ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Oui, je vous en serais reconnaissant.

COLONEL AMEN

« Ribbentrop manque de toute notion de probité et de vérité. Ces conceptions n’existent pas pour lui. »

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je n’arrive pas à me rappeler avoir fait de déclaration de ce genre. Je voudrais savoir à qui j’aurais fait cette déclaration.

COLONEL AMEN

Niez-vous avoir fait cette déclaration ou simplement ne vous en souvenez-vous pas ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je ne puis pas me rappeler l’avoir faite.

COLONEL AMEN

Est-il possible que vous l’ayez dit ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Il est possible que j’aie dit, dans le cours d’une conversation, des choses de ce genre. Oui.

COLONEL AMEN

Très bien.

LE PRESIDENT

Est-ce que quelque autre membre du Ministère Public désire poser des questions ?

GENERAL N. D. ZORYA (Avocat Général soviétique)

Je me bornerai à quelques questions. Pour autant que j’aie pu comprendre la traduction de votre témoignage d’hier, vous avez déclaré que, en dehors du ministère des Affaires étrangères, d’autres personnes et d’autres administrations avaient une influence sur la politique extérieure de l’Allemagne.

TEMOIN VON STEENGRACHT

Oui.

GENERAL ZORYA

Dites-nous ceux des accusés présents ici qui ont essayé d’influencer ou ont influencé véritablement la politique extérieure de l’Allemagne ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

La politique étrangère de l’Allemagne fut, bien entendu, à partir du début de la guerre...

GENERAL ZORYA

Je ne vous demande pas de faire de grandes déclarations sur la politique extérieure de l’Allemagne. Je vous demande simplement d’indiquer avec précision ceux des accusés qui ont essayé d’influencer ou ont influencé réellement la politique extérieure de l’Allemagne ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Les directives générales de la politique étrangère allemande étaient uniquement déterminées par Hitler. Le fait que nous ayons occupé de nombreux pays et dans ces pays occupés les services les plus divers...

GENERAL ZORYA

Nous savons tout cela. Je vous demande d’indiquer ceux des accusés qui ont essayé d’influencer ou ont influencé la politique extérieure de l’Allemagne. Comprenez-vous ma question ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Les questions de politique étrangère en Allemagne étaient en général, comme je l’ai déjà dit hier, uniquement tranchées par Hitler. Mais il y avait aussi des spécialistes de telle ou telle question qui, il va sans dire, ont, d’une façon ou d’une autre, exercé une influence. Ainsi celui qui avait été spécialement chargé de la Police, s’occupait des mesures policières. Il en était de même pour les problèmes du travail, ainsi que pour les autres secteurs.

GENERAL ZORYA

Vous n’avez toujours pas répondu à ma question. Je vous demande de m’indiquer, indépendamment du degré de cette influence, ceux de ces accusés qui, en dehors des membres du ministère des Affaires étrangères, ont essayé d’influencer ou ont influencé, sous une forme ou sous une autre, la politique extérieure de l’Allemagne.

TEMOIN VON STEENGRACHT

J’estime que cette question m’est posée à propos de la Russie ; mais comme le ministère des Affaires étrangères, après l’entrée des troupes allemandes en Russie n’était plus compétent en la matière...

GENERAL ZORYA

Je vous demande de bien vouloir comprendre ma question et d’y répondre avec précision. Quels sont les accusés qui ont essayé d’influencer ou ont influencé la politique étrangère de l’Allemagne sans que cette question soit de leur ressort, et de quelle façon cela est-il arrivé ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Le ministère de l’Est, en ce qui concerne la Russie, était compétent en la matière.

GENERAL ZORYA

Non, pas seulement en ce qui concerne la Russie.

TEMOIN VON STEENGRACHT

En Norvège, c’est Terboven qui a conduit la politique. Lui, naturellement, a influencé l’attitude de Hitler vis-à-vis de la Norvège et des problèmes norvégiens. Les administrateurs des différents pays ont également exercé une influence dans la mesure où leurs rapports parvenaient à Hitler.

LE PRESIDENT

Témoin, nous ne vous demandons pas des discours. Nous désirons que vous répondiez à la question. On ne vous a pas demandé qui influençait la politique étrangère, mais quels sont les accusés qui ont eu une telle influence. Vous pouvez répondre : aucun, ou bien quelques-uns, mais il faut répondre à la question posée.

TEMOIN VON STEENGRACHT

Il est à supposer que Rosenberg avait voix au chapitre pour ce qui est de la Russie, Frank pour la Pologne et Seyss-Inquart pour les Pays-Bas. Les autres affaires intéressaient des secteurs spéciaux. Ainsi les SS avaient certainement leur mot à dire, de même que la Wehrmacht et tous les autres services les plus divers. Il va sans dire que chaque service a exercé une certaine influence, mais en définitive c’était Hitler qui décidait de tout par principe.

GENERAL ZORYA

Ne citeriez-vous pas le nom de Göring aussi ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Göring était responsable du Plan de quatre ans et en cette qualité il a certainement exercé une certaine influence, en particulier pour ce qui est des questions russes.

GENERAL ZORYA

En quoi consista cette influence ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Là encore, il faut vous rappeler que le ministère des Affaires étrangères et moi-même, n’avions rien à voir avec la Russie et qu’il nous était strictement interdit de nous occuper de ces questions, même pour des raisons de propagande et de presse. C’est pourquoi, je suis particulièrement mal informé des questions russes.

GENERAL ZORYA

Et dans d’autres domaines, hormis la question russe, Göring avait-il une influence ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je n’ai pas compris la question en allemand.

GENERAL ZORYA

Hormis les affaires russes, Göring exerçait-il une influence dans d’autres domaines de la politique extérieure ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je dirai que, jusqu’en 1938, Göring exerça, en matière de politique étrangère, une influence très certaine sur Hitler.

GENERAL ZORYA

Vous avez déclaré, dans votre témoignage, qu’en juin 1944 le ministère des Affaires étrangères avait participé à la préparation du congrès anti-juif qui devait avoir lieu à Cracovie. Je vous demande de répondre brièvement : oui ou non.

TEMOIN VON STEENGRACHT

Oui.

GENERAL ZORYA

Savez-vous de qui se composait le comité d’honneur de ce congrès ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

De nombreuses personnes, probablement parmi lesquelles von Ribbentrop, si j’ai bonne mémoire.

GENERAL ZORYA

Et qui encore parmi les accusés ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je ne puis en toute conscience la dire. Si j’ai bonne mémoire, Rosenberg et un grand nombre d’autres personnalités. Mais je ne puis plus me rappeler les noms. Il existe des écrits relatifs à la question où l’on peut sans peine trouver ces noms.

GENERAL ZORYA

Ribbentrop a-t-il essayé, sous une forme ou sous une autre, de protester contre le fait que son nom fût inscrit sur la liste des membres du comité d’honneur de ce congrès ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Pour autant que je m’en souvienne, ce fut tout à fait malgré lui qu’il occupa ces fonctions et je ne crois pas qu’il avait l’intention de prendre une part active en la matière.

GENERAL ZORYA

Si je vous ai bien compris, vous avez récemment déclaré, lors d’une déposition, qu’entre Ribbentrop et Himmler existait une certaine animosité ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Oui, de très mauvais rapports même.

GENERAL ZORYA

Pouvez-vous dire si leurs travaux respectifs amenaient Ribbentrop et Himmler à collaborer ? Ont-ils maintenu le contact dans un quelconque domaine de leur activité ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

A vrai dire, il n’y avait pas de véritable collaboration professionnelle comme on aurait pu à bon endroit s’y attendre dans un Etat bien organisé. De temps à autre, il y avait naturellement quelque affaire qui les intéressait l’un et l’autre et les obligeait à des contacts.

GENERAL ZORYA

Quelle forme prenait ce contact ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Il consistait simplement en ceci : Ribbentrop et Himmler se rencontraient tous les deux mois, ou à peu près. En plus, le ministère des Affaires étrangères possédait un agent de liaison avec le Reichsführer SS, c’est-à-dire Himmler.

GENERAL ZORYA

Comment alors pouvez-vous dire que de mauvaises relations existaient entre Himmler et Ribbentrop ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je pense que vous vous reportez à la seconde question à laquelle j’ai répondu. Dans tout Etat normal, au moins une fois l’an, les ministres se rencontrent pour échanger leurs vues, il en a toujours été ainsi. Cela ne se produisait pas cependant car, comme nous l’avons déjà entendu dire si souvent aujourd’hui, les compétences se chevauchaient et l’activité de l’un touchait de très près celle de l’autre. Il était donc indispensable, qu’on le voulût ou non, d’établir une liaison.

GENERAL ZORYA

Vous ai-je bien compris : Himmler et Ribbentrop ne se rencontrèrent même pas une fois ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Ils se rencontraient peut-être tous les trois mois ou même, tous les quatre mois. Le plus souvent ils se rencontraient lorsque l’un et l’autre se trouvaient par hasard simultanément chez Hitler.

GENERAL ZORYA

Il n’y avait pas de rencontres particulières entre eux ? Des contacts ministériels ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

A vrai dire, non.

GENERAL ZORYA

Je vous demanderai de prendre connaissance du document URSS-120 qui a déjà été accepté comme preuve par le Tribunal.

LE PRESIDENT

Quel est le numéro que vous avez indiqué ?

GENERAL ZORYA

URSS-120. (Au témoin.) C’est un accord entre Himmler et Ribbentrop sur l’organisation d’un service de renseignements. Connaissez-vous cet accord ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Parfaitement.

GENERAL ZORYA

Les contacts entre Ribbentrop et Himmler, étaient visiblement plus étroits que vous ne tentez de nous les décrire.

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je ne crois pas avoir essayé de vous peindre un tableau de la réalité différent de ce qui existait réellement. Il est question ici de l’ordre du Führer du 12 février 1944. Se basant sur cet ordre, Himmler avait réclamé entière liberté d’action à l’étranger et l’exclusion du ministère des Affaires étrangères. Devenu ainsi successeur de Canaris, il occupait à ce moment une situation de premier plan de par cet ordre. Et si le ministère des Affaires étrangères n’avait pas essayé d’une manière ou d’une autre d’entrer en contact avec cette organisation, il aurait alors perdu toute influence dans les pays étrangers. A propos de ce document, nous avons dû combattre avec vigueur car, d’après ce document, Himmler était dans l’obligation de nous communiquer en priorité les renseignements qu’il envoyait en Allemagne. Sans cela il aurait envoyé ces renseignements sans nous les faire connaître. C’est la raison pour laquelle cet accord fut conclu entre nos services. Mais autant que je m’en souvienne, il n’est pratiquement pas entré en vigueur car l’ordre fut promulgué, le 12 février 1944 et nous n’étions pas encore tombés d’accord en février 1945, ou à peu près à cette époque. De toutes façons, cela a pris pas mal de temps.

GENERAL ZORYA

Vous dites que cet accord n’est pas entré en vigueur.

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je ne dis pas cela ; théoriquement il est devenu effectif à partir du moment de sa signature. Mais pratiquement, il n’a jamais été appliqué.

GENERAL ZORYA

Je pense que le Tribunal se contentera de cette réponse. Passons maintenant à d’autres questions.

Avez-vous eu l’occasion d’entrer en contact avec l’accusé Kaltenbrunner ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Si j’ai été en rapport avec Kaltenbrunner ? Oui.

GENERAL ZORYA

A propos de quelles questions ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je me suis souvent adressé personnellement à Kaltenbrunner justement au sujet de questions que le Nonce m’avait soumises, et également à propos de personnes qui avaient été déportées conformément au décret « Nacht und Nebel » et sur lesquels nous ne pouvions donner aucun renseignement. Je lui ai montré que cet ordre était inhumain. Kaltenbrunner me donna alors fréquemment et obligeamment les renseignements que, malgré les instructions, je transmettais à l’étranger car j’estimais que c’était un geste humain. Tels sont les principaux rapports que j’ai eus avec Kaltenbrunner.

GENERAL ZORYA

Et avez-vous eu en particulier un entretien avec lui au sujet de policiers danois enfermés par la Gestapo dans un camp de concentration, sans qu’aucune charge ait été relevée contre eux ? Répondez par oui ou non.

TEMOIN VON STEENGRACHT

Oui.

GENERAL ZORYA

Vous avez déclare, lors d’un interrogatoire par le Ministère Public américain, que ces policiers avaient finalement bien été renvoyés au Danemark, mais après avoir subi de très mauvais traitements ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Oui.

GENERAL ZORYA

En quoi consistaient ces mauvais traitements ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

J’appris alors, par le ministre de Danemark, je crois, que seize cents policiers danois...

GENERAL ZORYA

Je vous demande d’être bref. En quoi consistaient les mauvais traitements subis par les policiers danois détenus dans un camp de concentration sans qu’aucune charge ait été relevée contre eux ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Ces policiers avaient été amenés du Danemark. Lorsque je le sus, je suis allé le jour même voir Kaltenbrunner et l’ai prié de veiller à ce que ces gens soient en toutes conditions traités comme internés civils ou comme prisonniers de guerre.

GENERAL ZORYA

Excusez-moi, mais vous ne répondez toujours pas à ma question. En quoi consistaient les mauvais traitements qu’ont subis ces policiers danois ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je pense que vous voulez savoir si Kaltenbrunner n’était pas responsable personnellement de tous ces faits ? C’est pourquoi je suis obligé de vous exposer le début. Je suis...

LE PRESIDENT

Voulez-vous repondre à la question ? On l’a répétée. Elle est la suivante : Connaissez-vous les mauvais traitements qui ont été infligés à ces policiers danois ? Ou vous le savez ou vous ne le savez pas. Si vous ne le savez pas, dites-le.

TEMOIN VON STEENGRACHT

Parmi les détenus, si je me souviens bien, 10% sont morts.

GENERAL ZORYA

C’est tout ce que vous pouvez nous rapporter sur cette question ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Quant aux détails des mauvais traitements, on m’a appris du côté danois que les hommes n’avaient pas eu le droit de conserver leurs uniformes, qu’ils avaient reçu des uniformes d’internés, que ces vêtements étaient trop légers, que les hommes étaient fréquemment morts à la suite de fluxions de poitrine et que la nourriture était insuffisante. Je n’ai pas eu d’autres détails sur le moment. Ah ! Oui, ils auraient reçu aussi des coups de fouet.

GENERAL ZORYA

Dites-moi, s’il vous plaît, témoin, si vous avez eu l’occasion d’entrer en contact avec l’accusé Sauckel ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je n’ai été mêlé à l’activité de Sauckel que parce que nous nous sommes ensemble opposés à ce que l’on déportât tant d’étrangers en Allemagne.

GENERAL ZORYA

Ne vous rappelez-vous pas une conférence où vous étiez et à laquelle participait Sauckel ? Vous avez déjà témoigné à propos de cette conférence, lors d’un interrogatoire qui a précédé le Procès. Vous rappelez-vous avoir déclaré que les mesures prises pour recruter la main-d’œuvre en Russie et dans d’autres pays ne pouvaient être décrites ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

J’ai dit cela à l’audience. Je ne comprends pas la question.

GENERAL ZORYA

Vous avez déclaré, au cours de l’interrogatoire du 28 septembre 1945, je cite textuellement : « Cependant, les mesures utilisées pour recruter la main-d’œuvre en Russie et dans d’autres pays sont indescriptibles. »

Vous rappelez-vous cette déclaration ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je m’en tiens à ce témoignage.

GENERAL ZORYA

Vous le confirmez donc. Voulez-vous indiquer brièvement quelles sont les mesures qui ont été prises par Sauckel en Russie et dans d’autres pays et que vous qualifiez vous-même d’indescriptibles.

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je ne connais qu’un seul cas qui me fut alors rapporté. Il s’agissait du fait suivant : dans un certain secteur, les gens avaient été invités à une représentation théâtrale ; le théâtre fut encerclé et tous les gens qui s’y trouvaient déportés pour le travail forcé en Allemagne.

GENERAL ZORYA

Je n’ai plus de question à poser.

COLONEL POKROVSKY

Plaise au Tribunal. Je demande l’autorisation de poser encore une question, ou plus exactement d’obtenir du témoin des précisions sur une question déjà posée.

LE PRESIDENT

Colonel Pokrovsky, le Tribunal a déjà indiqué qu’il désire un contre-interrogatoire aussi court que possible. Nous ne pouvons permettre l’audition de plus d’un procureur pour chacun des quatre pays. Je regrette que nous ne puissions vous entendre.

COLONEL POKROVSKY

Ce n’est pas une nouvelle question. Le témoin n’a pas répondu à une question qui lui a été posée quatre fois...

LE PRESIDENT

Mais il s’agit néanmoins d’un nouveau représentant du Ministère Public.

COLONEL POKROVSKY

Non. Mon collègue soviétique a posé la question suivante : Quels sont les accusés qui ont eu une influence sur la politique extérieure de l’Allemagne ? Le témoin a répondu : la Wehrmacht. Je voudrais...

LE PRESIDENT

Je regrette, colonel Pokrovsky, mais je vous ai fait savoir les décisions du Tribunal : nous ne pouvons pas entendre plus d’un procureur. J’espère, comme je l’ai déjà dit, que les procureurs abrégeront le plus possible leurs contre-interrogatoires.

M. EDGAR FAURE (Procureur Général adjoint français)

Etant donné que ce témoin a déjà été interrogé longuement, je désire simplement lui poser une question très courte.

Témoin, je désire que vous précisiez s’il résulte bien de vos déclarations que l’ambassade d’Allemagne à Paris était sous l’autorité de l’accusé von Ribbentrop et ne dépendait que de lui ? Est-ce bien exact ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Je n’ai pas compris la traduction allemande de cette question.

M. FAURE

Est-ce qu’il résulte bien de vos déclarations que l’ambassade d’Allemagne à Paris était sous l’autorité de l’accusé von Ribbentrop et ne dépendait que de lui ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Oui.

M. FAURE

En résulte-t-il que chaque décision importante prise par l’ambassade devait être connue de l’accusé Ribbentrop ?

TEMOIN VON STEENGRACHT

Oui.

M. FAURE

Je désirais simplement faire préciser ce point d’une façon incontestable en vue de l’interrogatoire de l’accusé. Je n’ai plus d’autres questions à poser.

LE PRESIDENT

Le Tribunal suspendra maintenant l’audience jusqu’à 14 heures.

(L’audience est suspendue jusqu’à 14 heures.)