QUATRE-VINGT-DIX-HUITIÈME JOURNÉE.
Mercredi 3 avril 1946.

Audience du matin.

LE PRÉSIDENT

Le Tribunal, ayant lu et considéré tous les documents produits par le Dr Horn au nom de l’accusé Ribbentrop, prend les décisions suivantes : Je ne mentionnerai que les documents contre lesquels aucune objection n’a été formulée et qui sont rejetés par le Tribunal. En d’autres termes, les documents qui n’ont donné lieu à aucune objection sont admis, à l’exception de ceux que je vais énumérer.

En ce qui concerne les documents auxquels on a fait opposition, le Tribunal rejette les numéros 12, 45, 48 à 61 inclus ; il admet le document 62. Il rejette les documents 66, 67 et 69. Il admet le document 70. Il rejette les documents 72, 73, 74. Il rejette les documents 76 à 81 inclus. Il accepte le document 82. Il rejette le document 83. Il accepte les documents 84 à 87 inclus. Il rejette les documents 88 à 116 inclus. Il rejette les documents 118 à 126 inclus. Il admet le document 127. Il rejette les documents 128 à 134 inclus. Il rejette les documents 135 à 148 inclus. Il rejette les documents 151 et 152. Il accepte les documents 155 et 156. Il rejette les documents 157 et 158. Il rejette le document 161. Il admet le document 162. Il admet le document 164. Il admet les documents 165 à 183 inclus. Il rejette le document 184. Il admet les documents 185 et 186. Il rejette le document 191, il admet les documents 193 et 194. Il rejette le document 195, paragraphes 1, 2, 3 et 4. Il accepte le document 195, paragraphes 5, 6, 7, 8 et 9. Il rejette les documents 196, 197 et 198. Il rejette le document 204. Il rejette le document 207. Il admet le document 208 en entier. Il admet le document 210. Il rejette le document 211 (a) et (b), et le document 212. Il admet le document 213. Il rejette le 214. Il rejette le document 215 (a) et (b). Il admet les documents 217 et 220. Il admet les documents 221 à 245, excepté le 238 ainsi que tous les commentaires contenus dans ces documents. Il rejette les documents 246 à 269. Il rejette 270 et 271. Il rejette 275. Il rejette 276. 11 accorde 277 et 278. En ce qui concerne le 279, le Tribunal désirerait que le Dr Horn lui indiquât quel est ce document, car il n’est pas identifié dans l’exemplaire qu’il possède. Je crois que c’est le n° 8 dans le livre.

Dr HORN

Ce document contient le Pacte de non-agression germano-russe du 23 août 1939, le texte du Pacte de non-agression.

LE PRÉSIDENT

Très bien, il est accepté. Les numéros 280 et 281 sont acceptés. Les numéros 282, 283 et 284 sont acceptés. Le numéro 285 est rejeté. Les numéros 286 à 289 sont retirés. Le numéro 290 est retiré. 291 est admis. 292 est rejeté, 293 est rejeté, 294 est rejeté, 295 est rejeté. 296 est admis. 298 à 305 inclus sont rejetés. 306 est admis. 307 est rejeté. 308 est admis. 309 et 309 (a) sont tous deux rejetés. 311 a déjà été éliminé. 313 est accepté. 314 est rejeté. 317 est accepté. 318 est rejeté. Le numéro 312 est accepté ; on n’y a pas fait opposition. Docteur Horn, je n’ai rien sur 315 et 316. Les avez-vous demandés ?

Dr HORN

Le 315, Monsieur le Président, reproduit le numéro PS-1834, document qui a déjà été déposé ; il est inutile de déposer ce document encore une fois.

LE PRÉSIDENT

Est-ce aussi le cas pour le numéro 316 ?

Dr HORN

Il en est de même pour le numéro 316 qui portait un numéro PS et qui n’a pas besoin d’être déposé une seconde fois.

LE PRÉSIDENT

Bien, je pense qu’on a statué sur tous les documents.

Dr HORN

Monsieur le Président, je renonce au numéro 312, et je vous prie, en contre-partie, d’admettre le numéro 317 qui contient une déclaration sous la foi du serment, faite devant notaire.

LE PRÉSIDENT

J’ai dit qu’il avait été admis.

Dr HORN

Je vous remercie.

LE PRÉSIDENT

Docteur Horn, voulez-vous traiter maintenant des documents qui viennent d’être admis, si vous désirez le faire. Si vous voulez f aire des commentaires sur les documents admis, vous pouvez le faire maintenant. Nous ne vous le demandons pas, mais vous pouvez le faire si vous le désirez.

Dr HORN

Puis-je demander à Votre Honneur de me permettre de faire ces déclarations — qui seront très courtes — à un moment qui sera fixé par le Tribunal, afin que je puisse trier ces documents et ne pas faire perdre inutilement vos instants ? Pour le moment, tous ces documents sont encore rassemblés et si je puis j’en ferai gagner au Tribunal. Je prie donc le Tribunal de les présenter après qu’ils auront été triés, je gagnerai du temps et m’indiquer à quel moment je pourrai présenter ces documents.

LE PRÉSIDENT

Votre requête est acceptée.

Dr HORN

Oui, Monsieur le Président, j’en aurai terminé avec mon exposé et il ne me faudra plus alors qu’un temps relativement court pour faire quelques commentaires sur certains documents seulement.

LE PRÉSIDENT

Si le Dr Nelte est prêt à aborder l’exposé du cas de l’accusé Keitel, le Tribunal estime que vous pourriez peut-être parler rapidement de vos documents à 2 heures.

Dr HORN

Oui, Monsieur le Président.

LE PRÉSIDENT

Cela vous convient-il, Docteur Nelte ?

Dr HORN

Je vais en parler à mes confrères. Le Dr Nelte vient de me dire qu’il n’a qu’à prendre ses documents et qu’il pourra commencer immédiatement.

LE PRÉSIDENT

Très bien.

(Le Dr Nelte rentre dans la salle d’audience.)
LE PRÉSIDENT

Docteur Nelte, le Tribunal vous est très reconnaissant de bien vouloir présenter vos arguments maintenant.

Dr NELTE

Monsieur le Président, je commencerai mes explications relatives à l’accusé Keitel en vous priant de citer ce dernier à la barre des témoins. Je l’interrogerai. Je vous ai fait transmettre hier une liste des documents que je compte utiliser au cours de cet interrogatoire. Je pense que ces documents sont à votre disposition, ce qui vous permettra de suivre cet interrogatoire, dans l’intérêt même d’une bonne compréhension des questions.

LE PRÉSIDENT

Vous citez donc l’accusé Keitel comme témoin ?

Dr NELTE

Oui, Monsieur le Président.

(L’accusé Keitel prend place a la barre des témoins.)
LE PRÉSIDENT

Voulez-vous donner votre nom ?

ACCUSÉ WILHELM KEITEL

Wilhelm Keitel.

LE PRÉSIDENT

Répétez ce serment après moi :

« Je jure devant Dieu tout puissant et omniscient que je dirai la pure vérité et que je ne cèlerai ni n’ajouterai rien. »

(Le témoin répète le serment.)
LE PRÉSIDENT

Vous pouvez vous asseoir.

Dr NELTE

Je vous prie de nous faire une brève description de votre carrière militaire.

ACCUSÉ KEITEL

Au début du mois de mars 1901, je suis entré dans un régiment d’artillerie prussien en qualité d’aspirant. Au début de la première guerre mondiale, en 1914, j’étais aide de camp à l’état-major de mon régiment. Après avoir été blessé en septembre 1914, je suis devenu commandant de batterie dans mon régiment au début de novembre de cette même année. A partir du printemps de l’année 1915, j’ai occupé diverses fonctions à l’État-Major général, tout d’abord à des postes de commandement supérieur en campagne et, plus tard, comme officier d’État-Major général d’une division. A la fin, j’étais officier d’État-Major général du corps de fusiliers marins en Flandre. Puis, je suis entré comme volontaire dans la Reichswehr. A partir de 1929, j’ai été chef du service de l’organisation de l’Armée au ministère de la Défense nationale du Reich. Après une interruption de 1933 à 1935, je devins, le 1er octobre 1935, chef de la direction des Forces armées au ministère de la Guerre du Reich, c’est-à-dire chef d’État-Major auprès du ministre de la Guerre. Pendant la guerre, j’avais été nommé Generalmajor. Je commandais alors une brigade d’infanterie. Le 4 février 1938, je fus appelé, à ma grande surprise, aux fonctions de chef de l’État-Major du Führer, ou chef de l’OKW. Le 1er octobre 1939, je fus nommé général d’infanterie, et plus tard, après la campagne de France, en 1940, Feldmarschall.

Dr NELTE

Étiez-vous membre du parti national-socialiste ?

ACCUSÉ KEITEL

Non, je n’étais pas membre du Parti. D’ailleurs, d’après la loi sur la défense, je ne pouvais pas l’être, ni le devenir.

Dr NELTE

Mais vous avez été décoré de l’insigne en or du Parti. A quelle occasion ?

ACCUSÉ KEITEL

C’est exact. En avril 1939, Hitler me remit l’insigne en or du Parti, en même temps qu’au Commandant en chef de l’Armée de terre, le général von Brauchitsch. Le Führer nous dit que c’était en commémoration de l’entrée en Tchécoslovaquie. L’insigne en or portait, gravées, les dates des 16 et 17 mars.

Dr NELTE

La loi sur la défense a été modifiée en 1944, de sorte que des soldats de métier ont pu devenir membres du Parti. Qu’avez-vous fait alors ?

ACCUSÉ KEITEL

Il est exact qu’à la fin de l’été 1944, ou en automne 1944, la loi sur la défense a été modifiée de façon à permettre aux militaires de devenir membres du Parti. On m’a demandé alors de donner mon curriculum vitae pour le fichier, en vue de mon inscription au Parti. On m’a demandé en même temps d’envoyer au Parti un don en espèces. J’ai alors envoyé à la direction du Parti mon curriculum vitae, avec un mandat. Mais je ne suis pas devenu membre du Parti pour autant. Je n’ai jamais reçu de carte de membre.

Dr NELTE

Dans quelle mesure avez-vous participé à des manifestations du Parti ?

ACCUSÉ KEITEL

La situation que j’occupais, étant donné que j’accompagnais toujours le Führer, m’a amené à participer, à plusieurs reprises, à des manifestations publiques organisées par le Parti. C’est ainsi, par exemple, que j’ai participé aux congrès du Parti à Nuremberg ainsi que, chaque année, à l’inauguration de l’œuvre du Secours d’Hiver. Enfin je devais, par ordre, me rendre chaque année, le 9 novembre, avec un représentant du Parti, à une cérémonie en l’honneur des victimes du 9 novembre 1923. C’était là un acte symbolique en mémoire des combats du 9 novembre entre la Wehrmacht et le Parti. Je n’ai jamais assisté à des séances de comités ou aux réunions des dirigeants du Parti. Le Führer m’avait d’ailleurs fait comprendre qu’il ne le désirait pas. C’est ainsi, par exemple, que je me trouvais tous les ans à Munich, le 9 novembre ; mais je n’ai jamais assisté aux réunions de ceux que l’on appelait les Hoheitsträger du Parti.

Dr NELTE

Quelles sont les décorations que vous avez obtenues au cours de la guerre ?

ACCUSÉ KEITEL

Pendant la guerre — au cours de l’hiver 1939-1940, je crois — j’ai été nommé Chevalier de la Croix de Fer. Je n’ai reçu aucune distinction pendant la guerre.

Dr NELTE

Avez-vous des fils ?

ACCUSÉ KEITEL

J’avais trois fils. Tous trois ont été au front comme officiers pendant cette guerre. Le plus jeune est tombé en 1941, en Russie ; le second a disparu en Russie, il était commandant ; et l’aîné de mes fils est prisonnier de guerre. Il est également commandant.

Dr NELTE

Feldmarschall Keitel, je voudrais, au début de cet interrogatoire, vous poser une question de principe : quelle était votre attitude de principe, en tant que soldat, officier et général, à l’égard des problèmes que vous aviez à traiter de par vos fonctions ?

ACCUSÉ KEITEL

J’étais soldat, je peux le dire, par inclination et par conviction. Pendant plus de quarante-quatre ans, sans interruption, j’ai servi ma patrie et mon peuple comme soldat et je me suis efforcé de toujours donner le meilleur de-moi-même dans l’exercice de mon métier. J’ai cru qu’il était de mon devoir de m’acquitter par un travail ininterrompu et avec une fidélité constante, de toutes les tâches qui m’incombaient dans les diverses situations que j’ai occupées. Je l’ai fait avec le même dévouement, que ce soit sous les ordres du Kaiser, du Président Ebert, du Feldmarschall von Hindenburg ou du Führer, Adolf Hitler.

Dr NELTE

Quelle est votre attitude actuelle ?

ACCUSÉ KEITEL

En tant qu’officier allemand, je considère qu’il est de mon devoir le plus clair de prendre la responsabilité de tous mes actes, même de ceux qui ont pu être mauvais. Je suis reconnaissant qu’on m’ait donné la possibilité de rendre compte ici, et devant le peuple allemand, de ce que j’ai été et de ma participation aux événements. Il n’est pas toujours possible de discerner si l’on a consciemment commis une faute ou si l’on s’est laissé prendre dans la roue du destin. Du moins, il me paraît impossible d’imputer une faute au soldat de première ligne, aux sous-officiers et aux officiers subalternes qui étaient sur le front, tandis que les chefs importants déclineraient toute responsabilité. A mon avis, c’est faux, et j’estime que c’est également indigne. Je suis convaincu que la grande masse de nos braves soldats était au fond honnête, et que partout où on a dépassé les limites, nos soldats ont agi de bonne foi, conformément aux nécessités des opérations militaires et aux ordres reçus.

Dr NELTE

Dans l’exposé des violations des lois de la guerre et dans la présentation des crimes contre l’Humanité, le Ministère Public s’est référé constamment à des documents et à des ordres qui portent votre nom. Beaucoup d’ordre dits « ordres Keitel » ou « décrets Keitel » ont été présentés ici. Il conviendrait d’examiner dans quelle mesure vous êtes, par votre activité, responsable formellement et réellement des conséquences de ces ordres. Que répondez-vous à cette accusation d’ordre général ?

ACCUSÉ KEITEL

Il est exact qu’il y a un grand nombre d’ordres, d’instructions et de directives qui sont liés à mon nom, et il faut reconnaître également que de tels ordres s’écartent souvent des stipulations du Droit international en vigueur. Par ailleurs, il existe également un certain nombre d’ordres et d’instructions qui ne sont pas fondés sur des motifs d’ordre purement militaire, mais sur des conceptions idéologiques. Je pense en particulier à l’ensemble des instructions qui ont été données avant la campagne de Russie et qui ont encore été publiées plus tard.

Dr NELTE

Que pouvez-vous dire pour votre décharge sur ces documents ?

ACCUSÉ KEITEL

Je ne puis que reconnaître que je porte, en raison de mes fonctions, la responsabilité de tous les actes qui ont été commis en application de ces ordres et que j’ai couverts de mon nom et de ma signature. Je supporte en outre la responsabilité des actes commis par les services et subdivisions de l’OKW qui m’étaient subordonnés, dans la mesure où cette responsabilité est fondée, juridiquement et moralement.

Dr NELTE

Comment doit-on apprécier la portée de votre responsabilité juridique et de vos fonctions ?

ACCUSÉ KEITEL

Elle résulte du décret du Führer du 4 février 1938, qui a été souvent mentionné ici.

Dr NELTE

Je vous fais remettre ce décret pour que vous en ayez le texte sous les yeux. Dans ce décret du Führer, au paragraphe I, nous trouvons :

« Dorénavant, j’exercerai directement et personnellement le commandement suprême sur l’ensemble des Forces armées. »

Quelle modification ce décret apporte-t-il à la situation qui existait jusqu’alors ?

ACCUSÉ KEITEL

Jusqu’alors, nous avions un Commandant en chef de la Wehrmacht qui était le Feldmarschall von Blomberg et, en outre, le Chef suprême de la Wehrmacht qui, constitution-nellement, devait être le chef de l’État, dans ce cas : Hitler. Après la disparition du Commandant en chef de la Wehrmacht, von Blomberg, il n’y eut plus qu’un chef suprême, Hitler lui-même ; et, à partir de ce moment-là, il a exercé à lui seul le commandement effectif des trois armes : l’Armée de terre, l’Armée de l’air et la Marine. Il est dit expressément : . Dorénavant j’exercerai directement », ce qui devait établir sans équivoque qu’il ne devait plus exister aucun service intermédiaire ayant pouvoir de donner des ordres, mais que les ordres seraient donnés par Hitler en tant que Chef suprême de la Wehrmacht, et transmis directement aux trois armes et à leurs chefs. Il est dit de plus : « directement », « personnellement ». Cela a également sa signification, car ce terme « personnellement » voulait dire qu’il n’y avait pas ou qu’il n’y aurait pas délégation de ces pouvoirs.

Dr NELTE

J’en conclus que lorsque vous signiez, vous ne mentionniez jamais : « iv. », « par délégation ».

ACCUSÉ KEITEL

Non, je ne me souviens pas avoir signé un seul document par délégation. Suivant nos principes militaires, s’il avait été question de nommer un représentant, seul le doyen d’âge eût pu être Commandant en chef de la Wehrmacht.

Dr NELTE

Il est dit, au paragraphe 2 du décret du 4 février 1938 :

« ... l’ancienne direction des Forces armées du ministère de la Guerre passe sous mes ordres directs sous le nom d’OKW, et constituera mon État-Major militaire. »

Quelle est la signification de cette décision en ce qui concerne l’État-Major ainsi créé ?

ACCUSÉ KEITEL

Le Commandant en chef de la Wehrmacht avait pour état-major militaire la direction de la Wehrmacht au ministère de la Guerre. C’est de cette direction de la Wehrmacht que Hitler, en tant que Commandant suprême de la Wehrmacht, fit son État-Major militaire ; ainsi, cet État-Major devint son bureau d’études personnel. On avait supprimé, en même temps que le poste de chef de la Wehrmacht, celui de ministre de la Guerre du Reich. Il n’y avait donc plus de ministère de la Guerre, ni de ministre de la Guerre, et cela exprimait clairement ce que voulait Hitler, à savoir qu’il ne devait plus y avoir entre moi et les différentes armes de la Wehrmacht — pas plus par la voie hiérarchique qu’administrative — de fonctionnaires investis de pouvoirs quelconques.

Dr NELTE

D’après ce décret, vous avez été investi d’une nouvelle fonction désignée sous le titre de « chef de l’OKW ». Je voudrais établir clairement si cette désignation de « chef de l’OKW » est exacte, c’est-à-dire si elle correspondait réellement à son sens apparent.

ACCUSÉ KEITEL

Je dois dire qu’en fait, je ne me suis rendu compte que maintenant que cette désignation, dans sa forme abrégée, n’était pas tout à fait exacte. Pour être exact, il aurait fallu dire « chef de l’État-Major de l’OKW » et non pas, en abrégé, « chef de l’OKW », parce qu’il ressort des exposés du Ministère Public qu’on a interprété le terme « chef » comme s’il s’agissait d’un commandant ayant autorité pour émettre des ordres, et c’est là naturellement une conclusion erronée. Il ne s’agissait ni d’une fonction de chef dans le sens d’un officier exerçant un pouvoir de commandement, ni — ce qu’on a supposé ou aurait pu supposer — d’une fonction de chef d’État-Major général ; voilà qui n’est pas exact non plus. Je n’ai jamais été chef d’État-Major de la Wehrmacht. C’était la volonté formelle de Hitler de concentrer en sa personne toute l’autorité et tous les pouvoirs, et ce n’est pas seulement une constatation à posteriori, car il a nettement exprimé cette volonté devant moi à plusieurs reprises en disant : « Je n’ai jamais pu obtenir cela avec Blomberg ».

Dr NELTE

J’ai devant moi une déclaration du Feldmarschall Brauchitsch présentée par le Ministère Public.

ACCUSÉ KEITEL

Permettez-moi d’ajouter encore quelque chose. Je disais que mes fonctions n’étaient pas celles d’un chef d’État-Major général, car selon la conception fondamentale de Hitler, les commandants en chef des différentes armes composant la Wehrmacht avaient chacun leur propre État-Major général ou d’opérations et il ne voulait pas que le Haut Commandement de la Wehrmacht, qui englobait l’État-Major d’opérations, assumât les fonctions d’un État-Major général. Ainsi, pratiquement, le travail était fait par les États-Majors généraux des trois armes de la Wehrmacht, tandis que l’État-Major d’opérations de l’OKW, à l’effectif volontairement très réduit, n’était qu’un bureau d’études auquel Hitler confiait l’examen des questions stratégiques ou d’autres missions spéciales.

Dr NELTE

Considérez-vous donc comme exactes les déclarations du Feldmarschall von Brauchitsch dans l’affidavit dont j’ai déjà parlé : « Lorsque Hitler avait décidé d’exercer une pression militaire pour atteindre ses buts ou de mettre en œuvre ses moyens militaires, le Commandant en chef de l’Armée de terre, s’il devait participer à cette opération, recevait au préalable des instructions généralement orales ou un ordre adéquat. L’OKW étudiait les plans d’opérations et d’attaque. Après les avoir soumis à Hitler et avoir reçu son approbation, l’OKW adressait un ordre écrit aux différentes armes de la Wehrmacht ».

Est-ce exact ?

ACCUSÉ KEITEL

Oui, en principe c’est exact dans la mesure où la rédaction définitive de l’ordre est adressé au chef de l’Armée de terre sous la forme de ce que nous appelions une instruction, et sur la base de plans déjà présentés et approuvés dans leurs grandes lignes. Ce travail était accompli par l’État-Major d’opérations de la Wehrmacht, mais cet État-Major n’était pas un service autonome ; il ne pouvait, pour donner des ordres, agir d’une manière autonome. L’État-Major d’opérations coopérait avec moi pour élaborer ou examiner les projets que nous rédigions ensuite pour les présenter à Hitler qui, en tant que Chef suprême, leur donnait leur forme définitive. Pour employer le terme technique, nous transmettions les ordres.

Dr NELTE

J’ai également une déclaration sous serment du Generaloberst Halder, qui se rapporte à la même question. Vous la connaissez, elle porte le numéro 1. Je crois que je peux renoncer à la lecture de ce document. Je veux seulement mentionner que ce document, affidavit n° 1 de Halder, a déjà été présenté par le Ministère Publie (PS-3702). Mais le Ministère Public a également présenté un traité sans numéro intitulé : « Données fondamentales sur l’organisation de la Wehrmacht ».

LE PRÉSIDENT

Est-ce le document que le Ministère Public aurait versé au dossier, sans lui donner de numéro ?

Dr NELTE

Ce document nous a été remis par le Ministère Public, par le Ministère Public américain je crois, le 26 novembre 1945. Je ne sais pas...

LE PRÉSIDENT

Vous voulez dire qu’il n’a pas été déposé par le Ministère Public ?

Dr NELTE

Je ne peux pas donner une réponse affirmative, je suppose qu’un document qui a été remis à la Défense doit avoir été présenté en même temps au Tribunal ; s’il n’a pas été déposé, du moins le Tribunal a-t-il dû en prendre acte.

LE PRÉSIDENT

Quel est ce document ? Est-ce un affidavit ?

Dr NELTE

Ce n’est pas un affidavit, c’est simplement un texte rédigé par le Ministère Public américain qui, je suppose, a servi de base aux charges présentées contre l’OKW.

LE PRÉSIDENT

Se trouve-t-il dans votre livre de documents ?

Dr NELTE

Non, je ne l’ai pas introduit dans mon livre de documents parce que j’ai supposé que ce document était également à la disposition du Tribunal. C’est d’ailleurs un document très court.

LE PRÉSIDENT

Peut-être M. Dodd peut-il nous dire de quoi il s’agit ?

M. DODD

Si je le voyais, je pourrais peut-être vous aider. Je ne sais pas de quoi il s’agit. C’est vraisemblablement un de ces documents que nous avons fournis à la Défense et que nous n’avons pas pu verser au dossier, comme ce fut souvent le cas au début du Procès.

LE PRÉSIDENT

Oui.

Dr NELTE

Je ne me réfère qu’à un petit paragraphe que je désirerais lire. Cela nous éviterait peut-être d’avoir à le déposer.

LE PRÉSIDENT

Avez-vous l’intention de déposer intégralement l’affidavit ? Je ne veux pas dire maintenant, mais avez-vous l’intention de le déposer ultérieurement ?

Dr NELTE

Je suppose que le Ministère Public a déjà versé ce document au dossier ; je me contente de m’y référer.

LE PRÉSIDENT

Tout l’affidavit ? Sous quel numéro aurait-il été déposé ?

Dr NELTE

Cet affidavit ne porte pas non plus de numéro. Le Ministère Public...

LE PRÉSIDENT

S’il n’a pas de numéro, il n’a certainement pas été déposé. On me signale que l’affidavit Halder a peut-être été proposé et rejeté.

Dr NELTE

Non, on a présenté à l’époque une série de déclarations sous serment de von Brauchitsch, de Halder, de von Heusinger et de beaucoup d’autres généraux qui se trouvent à Nuremberg. Aucune de ces déclarations ne portait de numéro.

M. DODD

Cet affidavit a été déposé par les États-Unis. Je n’ai pas le numéro ; je crois qu’il a été effectivement déposé par le colonel Telford Taylor au cours de l’exposé des charges imputées au Haut Commandement et à l’OKW. L’affidavit Halder, le premier document auquel s’est référé le Dr Nelte, n’est pas un affidavit. C’est un document fourni au Tribunal et à la Défense par le colonel Taylor avant la présentation de son exposé. Il établissait certains des principes fondamentaux de l’organisation du Haut Commandement et de l’OKW. C’est en réalité un travail de notre propre personnel, effectué ici à Nuremberg.

LE PRÉSIDENT

Docteur Nelte, étant donné que le document que vous mentionnez n’est pas l’affidavit de Halder, mais semble n’être qu’une compilation, le Tribunal estime qu’il ne doit pas être déposé. Mais vous pouvez interroger l’accusé sur ce point.

Dr NELTE (à l’accusé)

Dans le document qui est devant vous, le Ministère Public déclare qu’il y avait, après 1938, quatre divisions, à savoir l’OKW ou Haut Commandement de la Wehrmacht, l’OKH ou Haut Commandement de l’Armée de terre, l’OKL ou Haut Commandement de l’Armée de l’air, l’OKM ou Haut Commandement de la Marine, et que chacune possédait son propre état-major. Que pouvez-vous dire à ce sujet ?

ACCUSÉ KEITEL

Tout ce que je puis dire c’est que ce n’est pas exact et ne correspond pas aux explications que j’ai données au sujet des fonctions des Hauts Commandements des différentes armes et de leurs rapports avec l’OKW. Il n’y avait pas quatre divisions ; il n’y en avait que trois, à savoir : un Haut Commandement de l’Armée de terre, un Haut Commandement de la Marine et un Haut Commandement de l’Armée de l’air. Le Haut Commandement de la Wehrmacht était un état-major personnel et non un service autonome investi de pouvoirs, comme je l’ai expliqué tout à l’heure. Les chefs des trois armes étaient des commandants en chef ; ils avaient des pouvoirs de commandement et exerçaient ces pouvoirs sur les troupes placées sous leurs ordres. L’OKW n’avait pas de pouvoirs de commandement ni de troupes sous ses ordres. Il n’est donc pas exact de dire, comme je me souviens de l’avoir entendu dans l’exposé du Ministère Public : « Keitel, Commandant en chef de la Wehrmacht ». Je tiens à le mentionner. De plus, en ce qui concerne le document qui m’a été présenté, je voudrais attirer brièvement l’attention sur la dernière page où se trouve un schéma.

Dr NELTE

Monsieur le Président, ce schéma représente le diagramme intitulé : « Wehrmacht ». C’est la représentation schématique de l’ensemble de la Wehrmacht et de ses différentes parties.

ACCUSÉ KEITEL

Je crois qu’il serait bon que je parle brièvement de ce schéma qui semble être à l’origine de cette conception erronée, car l’OKW y est représenté comme un service autonome investi de pouvoirs, ce qui est inexact.

Dr NELTE

Quelle était votre tâche dans le domaine militaire en tant que chef de l’OKW ?

ACCUSÉ KEITEL

Tout d’abord il y avait un travail essentiel qui consistait à apporter au Führer tous les éléments de son travail, donc à recueillir toutes les informations et tous les renseignements qu’il désirait. Ce travail était fait en collaboration avec l’État-Major d’opérations de la Wehrmacht. On peut décrire les fonctions de l’État-Major d’opérations de la Wehrmacht en disant qu’il était chargé d’établir des relations étroites et directes avec les différentes armes de la Wehrmacht.

Je n’avais pas seulement à rassembler tous les documents qui étaient demandés tous les jours ; j’avais une seconde fonction qui, en principe, exigeait ma présence à toutes les conférences auxquelles participaient les commandants en chef des différentes armes de la Wehrmacht et leurs chefs d’État-Major, ainsi que le chef de l’État-Major d’opérations de la Wehrmacht. J’étais tenu d’assister à ces réunions parce que quantité d’ordres y étaient donnés verbalement et que ces ordres, selon les principes militaires, devaient évidemment être confirmés ultérieurement par écrit. C’était le seul moyen d’éviter les erreurs ou malentendus, en confirmant à l’intéressé par écrit les ordres qu’il avait déjà reçus verbalement. Tel était le sens et le but de cet ordre.

Dr NELTE

Comment avez-vous signé alors ces ordres que vous transmettiez ?

ACCUSÉ KEITEL

Il est exact que les ordres et instructions étaient presque tous signés par moi. En fait, il s’agissait d’ordres déjà donnés et transmis depuis longtemps par la voie hiérarchique. C’est pourquoi — ce qui peut d’ailleurs être vérifié dans tous les documents qui sont ici — j’ai toujours employé en guise d’introduction la formule suivante : « Le Führer a ordonné... »

Dans la grande majorité des cas, ces ordres n’étaient plus une surprise pour les services qui les recevaient ; ce n’était que la confirmation d’ordres antérieurs. De même, j’ai naturellement fait élaborer sous ma direction des ordres relatifs à des questions administratives ou autres, en dehors du domaine strictement tactique, et je les ai transmis. Sur ce point, je voudrais faire remarquer tout particulièrement que je n’ai jamais envoyé d’ordres sans les avoir soumis à mon Chef suprême au rapport quotidien pour m’assurer que je n’avais pas interprété à faux ses indications et que je n’avais rien écrit — je peux le déclarer — qui ne pût recevoir son approbation, tant pour la forme que pour le fond.

Dr NELTE

Il y avait encore une autre catégorie d’ordres et d’instructions...

ACCUSÉ KEITEL

Me permettez-vous d’ajouter encore quelque chose ?

Dr NELTE

Je vous en prie.

ACCUSÉ KEITEL

Pour que tout ceci soit bien clair : parmi les documents déposés se trouvent des documents signés personnellement par Hitler et qui portent l’en-tête : « Le Führer et Commandant suprême de la Wehrmacht ». Il y a quelques exceptions, parmi lesquelles des instructions signées par moi et « par ordre ». Je voudrais donner une explication à ce sujet.

Dans ce cas, ces instructions, qui pour la plupart avaient été corrigées plusieurs fois par Hitler lui-même, devaient être envoyées d’urgence alors que, par suite d’empêchement, le Führer ne pouvait les signer de sa main. C’est alors moi qui devais les signer mais dans ce cas je ne signais jamais « par délégation », mais toujours « par ordre ». Par ailleurs, tout se passait comme je l’ai déjà dit tout à l’heure, c’est-à-dire que je signais les instructions.

Je voudrais indiquer en même temps que si on a présenté ici quantité de documents portant l’en-tête « Chef de l’OKW », ou parfois « Haut Commandement de la Wehrmacht », avec la signature « par ordre, A. Jodl », je dois dire qu’automatiquement ces ordres étaient signés ainsi parce que j’étais absent ; sinon je les aurais signés, car c’était moi qui étais chef de l’État-Major et qu’en vertu des principes militaires, c’était moi qui devais signer de tels documents.

Dr NELTE

Le texte que vous avez devant vous contient la phrase suivante :

« L’OKW réunissait l’activité d’un état-major et celle d’un ministère. Il s’agissait là des affaires traitées autrefois par le ministère de la Guerre du Reich, et qui sont devenues de la compétence de l’OKW. »

Voulez-vous nous exposer les fonctions ministérielles de l’OKW ?

ACCUSÉ KEITEL

La formule employée n’est pas tout à fait inexacte, mais le moins qu’on en puisse dire est qu’elle prête à confusion ; en effet, on ne peut pas dire que l’OKW ait assumé toutes les tâches qui relevaient autrefois du ministre de la Guerre. Il y avait un nombre considérable de fonctions et de privilèges grâce’ auxquels le ministre de la Guerre, en sa qualité de ministre responsable, pouvait prendre des décisions même vis-à-vis des Hauts Commandements des armes de la Wehrmacht et de leurs chefs, ce qu’il a fait effectivement. Mais ces pouvoirs n’ont jamais été transmis au chef de l’OKW, c’est-à-dire à moi-même. Voici donc ce qui se produisit : toutes les questions qui réclamaient des pouvoirs de commandement et dont le Führer ne voulait pas se charger personnellement étaient transmises aux chefs des armes composant la Wehrmacht, qui pouvaient exercer leur pouvoir de décision. A titre d’exemples, je voudrais citer un certain nombre de faits qui sont présents à ma mémoire ; par exemple : les dossiers personnels des officiers, les décisions au sujet de plaintes formulées, la documentation devant servir à l’établissement du budget, les questions de juridiction, attribués autrefois au ministère de la Guerre, furent ensuite transmises aux chefs des armes de la Wehrmacht ; toutes les questions concernant la fonction publique et le statut des fonctionnaires ; je pourrais en citer encore d’autres, mais je m’arrête, pour faire ressortir que dans tous les cas où une décision devait être prise, comme par exemple le déplacement d’un fonctionnaire ou le renvoi d’un employé, ce n’était pas le chef de l’OKW qui pouvait décider, mais les chefs des armes de la Wehrmacht à qui étaient délégués ces pouvoirs, en plus de ceux qu’ils détenaient déjà, pouvoirs qui relevaient de l’autorité du ministre de la Guerre ; il restait encore un certain nombre de questions sur lesquelles Hitler se réservait de statuer.

Dans un autre domaine, l’OKW dut encore subir une diminution de ses activités au cours des années suivantes, par suite de la scission du ministère de l’Économie et de l’Armement — on créa un ministère de l’Armement — et de la dissolution de l’Amt Auslandsabwehr, service de renseignements, dont l’Armée ne garda qu’une des fonctions, la sécurité militaire, les autres fonctions lui étant retirées.

Voici maintenant quels étaient mes pouvoirs : pour toutes les questions fondamentales relevant du secteur ministériel, j’étais obligé de prendre l’avis de Hitler dans tous les cas. Je ne pouvais décider moi-même que pour les affaires courantes et lorsqu’il s’agissait de mesures intéressant les différentes armes de la Wehrmacht ; je ne pouvais décider que lorsqu’il y avait accord complet entre tous les membres du bureau d’études. Dans ces cas, il n’était pas nécessaire que la décision vînt du Führer.

En résumé, je ferai constater une fois de plus que l’OKW ne détenait pas de compétence propre. Il faut donc dire que Hitler réunissait en sa personne, avec les fonctions de Chef suprême de la Wehrmacht, celles de ministre de la Guerre et, je le répète, il tenait à éliminer tout intermédiaire entre lui et les chefs des trois armes de la Wehrmacht.

LE PRÉSIDENT

Nous allons suspendre l’audience jusqu’à 14 heures.

(L’audience est suspendue jusqu’à 14 heures)