QUATRE-VINGT-DIX-NEUVIÈME JOURNÉE.
Mercredi 4 avril 1946.
Audience du matin.
Continuez, Docteur Nelte.
Vous avez parlé hier de la réunion du 21 avril à laquelle participaient Hitler, vous-même et l’aide de camp Schmundt. Je vous fais présenter une fois encore le document PS-388 et je vous prie de répondre à la question suivante : ne s’agissait-il pas là d’une de ces conférences dont vous avez hier contesté en principe la réalité ?
Jusqu’à un certain point. Il est exact que je fus convoqué et qu’à ma grande surprise on exprima devant moi des idées se rapportant à la préparation d’une guerre contre la Tchécoslovaquie. Cette réunion se déroula très rapidement, avant l’un des départs de Hitler pour Berchtesgaden. Je ne me souviens pas avoir dit le moindre mot pendant ce court entretien ; je posai simplement une question ; puis, muni de ces directives fort surprenantes pour moi, je rentrai chez moi.
Qu’avez-vous fait, de votre côté, par la suite ?
Mon opinion, dans les heures qui suivirent, fut que du point de vue militaire, cette action n’était pas réalisable en raison des forces dont nous disposions à ce moment-là. Puis je me suis tranquillisé en réfléchissant que cette réunion n’avait pas fixé une date précise pour sa réalisation. Le jour suivant, je m’entretins de cette question avec le chef de l’État-Major d’opérations, le général Jodl. Je n’ai jamais reçu de compte rendu ou de procès-verbal de cet entretien. La conclusion de notre entretien fut « de laisser l’affaire tranquille, on avait largement le temps et une telle opération était hors de question pour des raisons d’ordre militaire ». J’expliquai également à Jodl que les mots prononcés par Hitler au début de cet entretien avaient été : « Il n’est pas dans mes intentions d’entreprendre une action militaire contre la Tchécoslovaquie à une date précise ».
Puis, dans les semaines qui suivirent, nous commençâmes à demander des avis théoriques sur la question, sans toutefois nous adresser aux services de la Wehrmacht, parce que je ne me considérais pas autorisé à le faire. On put remarquer par la suite, comme le démontrent les dossiers Schmundt, que de nombreuses questions avaient été posées par les officiers d’ordonnance, relatives à l’effectif des divisions ou autres choses semblables, auxquelles l’État-Major d’opérations répondit du mieux qu’il put.
Je crois, Monsieur le maréchal, que nous pourrions abréger cela considérablement, malgré le grand intérêt de vos explications. Ce qui importe le plus, si vous voulez bien examiner le document que vous avez sous les yeux, c’est de le comparer au projet que vous vous étiez résolu à établir à la demande pressante de l’Obersalzberg et de nous dire ce qui se passa ensuite.
Oui. Environ un mois après cette demande, j’envoyai à l’Obersalzberg un projet ou directive en vue d’une opération éventuelle. Je fus informé en retour que Hitler se rendait personnellement à Berlin pour s’entretenir avec le Commandant en chef. Il vint en effet à Berlin à la fin du mois de mai et j’assistai à la conférence entre Hitler et le général von Brauchitsch. Au cours de cette conférence, le plan de base fut complètement modifié en même temps que Hitler exprima son intention d’entreprendre une opération militaire contre la Tchécoslovaquie dans un très bref délai. Pour expliquer le changement de ses intentions, il cita le fait que la Tchécoslovaquie avait pris, le 20 ou le 21 mai, je crois, des mesures de mobilisation générale et que ces mesures ne pouvaient être dirigées que contre nous. Du côté allemand, il n’y avait pas eu de préparatifs militaires. Ce fut là la raison du changement complet des intentions de Hitler dont il informa verbalement le Commandant en chef auquel il ordonna la préparation immédiate des opérations. Cela explique le changement dans les ordres de base. C’est-à-dire que celui que fut publié avait comme idée centrale : « Il est irrévocablement dans mes intentions d’entreprendre une opération militaire contre la Tchécoslovaquie dans un très bref délai ».
Mais la guerre contre la Tchécoslovaquie fut évitée à la suite de l’accord de Munich, quelle fut votre opinion et celle des généraux sur cet accord ?
Nous fûmes extraordinairement heureux que l’on n’en soit pas venu aux opérations militaires parce qu’au cours de ces préparatifs, notre opinion avait toujours été que nos moyens d’attaque contre les fortifications de la frontière tchécoslovaque étaient insuffisants. Du point de vue purement militaire, une attaque qui aurait comporté une percée des fortifications de la frontière nous semblait impossible, vu notre manque de moyens ; c’est pourquoi nous fûmes extrêmement satisfaits de la solution pacifique qui intervint sur le plan politique.
Quelles répercussions cet accord eut-il sur les généraux, en ce qui concerne le prestige de Hitler ?
Je crois pouvoir dire que le prestige de Hitler grandit parmi les généraux. Nous reconnûmes que, d’une part, les mesures militaires avaient été prises, les préparatifs militaires faits, et que, d’autre part, une solution avait été trouvée à laquelle nous ne nous attendions pas et pour laquelle nous nous sentîmes remplis de reconnaissance.
N’est-il pas étonnant que trois semaines après l’accord de Munich, qui avait été si bien accueilli par tout le monde, y compris les généraux, Hitler donnât des instructions pour l’occupation du reste de la Tchécoslovaquie ?
Je crois que le maréchal Göring a déjà récemment donné des explications détaillées sur ce sujet au cours de son interrogatoire. Autant que je m’en souvienne, Hitler me dit à ce moment-là qu’il ne croyait pas que la Tchécoslovaquie pourrait survivre à la perte des territoires des Sudètes et de leurs grosses fortifications, mais que, chose plus importante, il était au courant des relations étroites existant à ce moment-là entre la Russie soviétique et la Tchécoslovaquie. Il pensait que la Tchécoslovaquie pouvait constituer et constituerait sans doute un jour une menace du point de vue militaire et stratégique. Telles furent les raisons militaires que l’on me donna.
Est-ce que personne n’attira l’attention de Hitler sur le fait que la résolution définitive par la force du problème tchécoslovaque pouvait constituer un grand danger, celui de voir les autres Puissances, c’est-à-dire la France et l’Angleterre, offensées par cette décision.
Je ne fus pas mis au courant de la dernière conversation entre le Premier Ministre britannique Chamberlain et le Führer à Munich. Néanmoins, je considérai cette question, du moins dans son développement ultérieur, comme une question purement politique. En conséquence, je ne soulevai aucune objection, si je puis m’exprimer ainsi, d’autant plus qu’on ordonna une réduction considérable des préparatifs militaires entrepris avant la conférence de Munich. Chaque fois que la question politique était soulevée, le Führer refusait de la discuter.
A propos de cette question tchécoslovaque, je voudrais parler du lieutenant-colonel Köchling, que le Ministère Public a considéré comme un agent de liaison de Henlein. Est-ce que la Wehrmacht et l’OKW ont eu des rapports avec ce personnage ?
Je ne fus pas du tout tenu au courant de la mission de Köchling. C’est moi qui l’avais nommé. Hitler m’avait demandé un officier disponible pour une mission spéciale et s’en était rapporté à moi pour ce choix. Quand j’eus envoyé le lieutenant-colonel Köchling de Berlin, je ne le revis ni ne lui parlai plus jamais. Je sais parfaitement, néanmoins, qu’il fut, ainsi que je l’appris plus tard, une sorte de conseiller militaire de Henlein.
Le Ministère Public a fait remarquer que vous aviez assisté à la visite du président du Conseil, Tiso, en mars 1939, ainsi qu’à celle du Président Hacha ; il en a déduit que vous aviez pris part aux entretiens politiques qui eurent alors lieu. Quel rôle avez-vous joué en ces circonstances ?
Il est vrai, je crois, dans ces deux cas, que je me rendis, comme pour les autres visites officielles d’hommes d’Etat étrangers, soit à la Chancellerie du Reich, soit à la réception. Mais je ne participai jamais aux délibérations proprement dites relatives aux questions politiques J’assistai à la réception et je compris que je devais m’y trouver afin d’être présent en ma qualité d’officier supérieur de la Wehrmacht. Mais dans chacun des cas particuliers dont je garde le souvenir, on me congédia avec des remerciements ou bien j’attendis dans l’antichambre pour le cas où l’on aurait besoin de moi. Je peux affirmer que je n’ai pas dit un seul mot à Tiso ni au Président Hacha cette nuit-là, et que je n’ai pas assisté aux entretiens que Hitler eut directement avec eux. Je peux ajouter qu’au cours de la nuit pendant laquelle eut lieu la visite du Président Hacha, j’ai été obligé de me trouver à la Chancellerie du Reich parce que le Commandement en chef de l’Armée de terre devait recevoir des instructions relatives à la façon dont devait avoir lieu l’entrée projetée en Tchécoslovaquie.
Pour en finir avec ce sujet, je ne tiens qu’à faire établir un seul fait puisque, je le présume, la question a suffisamment été éclaircie grâce au témoignage du maréchal Göring. Vous n’avez jamais parlé au Président Hacha d’un bombardement éventuel de Prague dans le cas où il ne consentirait pas à signer ?
Non.
Nous passons maintenant à l’affaire de Pologne. Là aussi, le Ministère Public vous accuse d’avoir participé au plan et aux préparatifs d’une opération militaire contre la Pologne et d’avoir donné votre concours à l’exécution de cette opération. Voulez-vous nous exposer brièvement votre position de principe sur ces problèmes de l’Est ?
La question posée par le problème de Dantzig et celui du Corridor polonais m’était bien connue. Je savais aussi que des entretiens et des négociations politiques relatives à ces questions se poursuivaient. L’éventualité d’une attaque de la Pologne, qui devait alors être préparée et le fut effectivement, était étroitement liée à ces problèmes. Étant donné que je ne m’occupais pas des questions politiques, mon opinion personnelle était la même qu’avant Munich ; j’étais pour des préparatifs militaires. C’est-à-dire que je pensais qu’une pression militaire, si je puis m’exprimer ainsi, aboutirait au même résultat qu’à Munich. Je ne croyais pas que la question pût être résolue sans préparatifs militaires.
Mais cette question n’aurait-elle pas pu être résolue simplement par des négociations directes ?
Il m’est difficile de le dire, bien que je sache qu’il y eut de multiples négociations au sujet de Dantzig ainsi que pour résoudre la question du Corridor polonais. Je me souviens d’une remarque qui m’avait frappé à l’époque quand Hitler me dit un jour qu’il déplorait la mort du maréchal Pilsudski parce qu’il aurait pu, pensait-il, arriver à une entente avec cet homme d’État. Il me fit un jour cette déclaration.
Le Ministère Public a déclaré que, dès l’automne 1938, Hitler étudiait la question d’une guerre contre la Pologne. Vous en êtes-vous occupé en 1938 ?
Non, je ne peux pas m’en souvenir. Je suis plutôt tenté de croire que non. A cette époque, j’accompagnai Hitler dans une vaste tournée d’inspection des fortifications de l’Est. Nous avons parcouru tout le front de Poméranie, à travers la marche Oder-Wartha jusqu’à Breslau, afin d’examiner les différentes fortifications le long de la frontière polonaise. La question des fortifications de Prusse Orientale fut étudiée à fond à ce moment-là. Quand j’examine la chose sous cet angle aujourd’hui, je pense que ces entretiens se rapportaient sans doute au problème de Dantzig et du Corridor polonais et que Hitler tenait simplement à savoir si ces fortifications orientales avaient une force défensive suffisante, dans le cas où la question de Dantzig et du Corridor conduirait à une guerre avec la Pologne.
A quelle époque se placent les préparatifs en vue de l’occupation de Dantzig ?
Je crois que, dès la fin de l’automne 1938, les ordres furent donnés pour que Dantzig fût occupée au moment favorable par un coup de main partant de Prusse Orientale. Voilà tout ce que je sais.
Est-ce que l’on envisagea en même temps la possibilité d’une guerre contre la Pologne ?
Oui, cette question faisait manifestement partie de l’examen des possibilités de défendre la frontière, mais je ne me rappelle pas qu’il y ait eu un plan quelconque ni des préparatifs militaires, à cette époque, si ce n’est l’éventualité d’une attaque par surprise venant de Prusse Orientale.
Si mes souvenirs sont exacts, vous m’avez déclaré un jour, alors que nous parlions de cette question, que Dantzig ne devait être occupée que dans le cas où il n’en résulterait pas une guerre avec la Pologne.
Oui, c’est exact. Il a été dit et redit que cette occupation, ou attaque par surprise de Dantzig, ne devait être entreprise que s’il était certain que l’opération ne conduirait pas à la guerre.
Quand ce projet fut-il modifié ?
Je crois que le refus de la Pologne d’envisager une solution quelconque de la question de Dantzig fut manifestement la raison des décisions et mesures qui suivirent.
Le Ministère Public possède la directive du 3 avril 1939...
Permettez-moi d’ajouter qu’après Munich, la situation, même en ce qui concerne le problème de l’Est, fut appréciée de façon différente ; sans doute, je crois, en raison de ce fait, le problème de la Tchécoslovaquie avait été résolu de façon satisfaisante sans un coup de feu. Les autres problèmes de l’Est pourraient sans doute être également résolus par l’Allemagne de la même façon. Je crois aussi me rappeler que Hitler dit qu’il pensait que les Puissances occidentales, en particulier l’Angleterre, ne s’intéresseraient pas au problème allemand de l’Est et préfère-raient agir en tant que médiatrices plutôt que de soulever des objections.
D’après le « Cas Blanc », document C-120, la directive fut publiée le 3 avril 1939.
Voyons d’abord le document. Dans la première phrase, il est dit qu’il remplace les instructions annuelles habituelles de la Wehrmacht se rapportant aux préparatifs éventuels de mobilisation et modifie les instructions publiées en 1937-1938, instructions qui étaient renouvelées chaque année. Mais en fait, à ce moment-là ou peu de temps auparavant, Hitler avait, en ma présence, donné directement des instructions au Commandant en chef de l’Armée de terre de faire des préparatifs stratégiques et effectifs en vue d’une attaque ou d’une guerre contre la Pologne. Je publiai alors ces déclarations préliminaires que l’on peut voir dans ce document, à savoir que le Führer avait ordonné que tout devait être terminé par le Commandement en chef de l’Armée de terre pour le 1e1 septembre 1939 et qu’un plan de travail devait être dressé. Je signai alors ce document.
Quelle fut votre attitude et celle des autres généraux à l’égard de cette guerre ?
Je dois dire qu’à ce moment-là, tout comme pour les préparatifs d’une action contre la Tchécoslovaquie, le Commandant en chef de l’Armée de terre, les généraux auxquels je parlai et moi-même, nous étions opposés à l’idée d’une guerre contre la Pologne. Nous ne voulions pas cette guerre ; mais, évidemment, nous avons commencé à exécuter les ordres donnés, tout au moins en ce qui concerne le travail de préparation dévolu à l’État-Major général. Notre raison était qu’à notre connaissance, les moyens militaires dont nous disposions à l’époque, c’est-à-dire les divisions, leur équipement, leur armement et le manque presque total de ravitaillement en munitions nous rappelaient à nous, soldats, que nous n’étions pas prêts à entreprendre une guerre.
Vous voulez dire par là que vos positions avaient été prises en vous plaçant uniquement à des points de vue militaires ?
Oui, je dois le reconnaître. Je me suis occupé non des problèmes politiques mais uniquement de la question de savoir : pouvons-nous ou ne pouvons-nous pas ?
Je constate simplement ce fait. Mais le 23 mai 1939, il y eut une conférence au cours de laquelle Hitler s’adressa aux généraux. Connaissez-vous cette allocution ? Quels furent les motifs invoqués au cours de cette allocution ?
J’ai pris pour la première fois connaissance de son texte au cours de mes interrogatoires préliminaires. Il m’a remis en mémoire la situation telle qu’elle se présentait alors. Le but de cette allocution fut de montrer aux généraux que leurs inquiétudes étaient dépourvues de fondement, de dissiper ces inquiétudes, de leur prouver enfin que les conditions n’étaient pas encore remplies et que des négociations politiques relatives à ces questions pourraient encore changer et changeraient sans doute la situation. Cette allocution voulait être un simple encouragement.
Pensiez-vous à ce moment-là que la guerre éclaterait effectivement ?
Non, à ce moment-là — peut-être était-ce de la naïveté de ma part — , je pensais que la guerre n’éclaterait pas ; que les préparatifs militaires une fois ordonnés, des négociations auraient encore une fois lieu et qu’une solution interviendrait. C’est toujours d’un point de vue purement militaire que nous examinions la situation. Nous, généraux, nous croyions que la France, sinon l’Angleterre, interviendrait en raison de son Pacte d’assistance mutuelle avec la Pologne et que nous n’avions pas du tout les moyens de défense suffisants. Pour cette raison précise, j’étais toujours convaincu qu’il n’y aurait pas de guerre ; car nous n’aurions pu mener une guerre contre la Pologne si les Français nous attaquaient à l’Ouest.
Comment avez-vous jugé la situation après le discours du 22 août 1939 ?
Ce discours fut prononcé à la fin d’août devant les généraux réunis à l’Obersalzberg ; il s’agissait des généraux commandant en chef les troupes massées à l’Est. Quand Hitler, à la fin de ce discours, déclara qu’un pacte venait d’être conclu avec l’Union Soviétique, je fus fermement convaincu qu’il n’y aurait pas de guerre, pensant que ces conditions fournissaient une base de négociation et que la Pologne ne voudrait pas s’exposer. Je crus aussi qu’une base avait dès lors été trouvée pour des négociations, bien que Hitler déclarât dans ce discours, dont j’ai lu ici le procès-verbal pour la première fois, que tous les préparatifs étaient terminés et que l’on avait l’intention de passer à l’exécution.
Avez-vous su que l’Angleterre avait effectivement tenté d’agir en médiatrice ?
Non, je n’ai rien su de ces affaires. La seule chose qui me surprit énormément fut qu’au cours d’une de ces journées dont on a parlé plusieurs fois ici, à savoir le 24 ou le 25, quelques jours seulement après la conférence de l’Obersalz-berg, je fus soudain appelé auprès de Hitler à la Chancellerie du Reich, qui me dit simplement : « Arrêtez tout immédiatement. J’ai besoin de temps pour négocier ». Je crois que je fus congédié sur ces quelques mots.
Que s’est-il passé ensuite ?
Je téléphonai immédiatement au Commandant en chef de l’Armée de terre et lui transmis l’ordre ; Brauchitsch fut appelé chez le Führer. Tout fut arrêté et toutes les mesures relatives à une action militaire éventuelle furent suspendues, d’abord sans la moindre limite de temps, puis le lendemain, pour une période déterminée. Je crois, d’après les calculs que l’on peut faire aujourd’hui, qu’il s’agissait de cinq jours.
Avez-vous connu les prétendues exigences formulées à la Pologne ?
Je crois les avoir vues à la Chancellerie du Reich ; je crois aussi que Hitler lui-même me les montra, afin que j’en prisse connaissance.
Puisque vous les avez vues, je voudrais vous demander si vous considériez ces propositions comme sérieuses ?
Sur le moment : je ne demeurai que quelques minutes à la chancellerie et, en tant que militaire, je crus naturellement qu’elles étaient parfaitement honnêtes.
Y a-t-il eu à ce moment-là une conversation sur les incidents de frontière ?
Non. Cette question d’incidents de frontière ne me fut, elle aussi, posée qu’au cours de mes interrogatoires ici. A ce moment-là, et au cours des quelques conversations que nous eûmes à cette époque à la chancellerie, on ne parla pas du tout de cette question.
Je vous fais remettre maintenant le document PS-795. Ce sont des notes qui se rapportent aux uniformes polonais destinés à Heydrich.
Puis-je ajouter...
Je vous en prie.
... que le 30 août, je crois, le jour de l’attaque — qui eut lieu effectivement le 1er septembre — fut de nouveau reculé de 24 heures. Pour cette raison, Brauchitsch et moi fûmes de nouveau convoqués à la chancellerie et, autant que je m’en souvienne, la raison donnée fut que l’on attendait un plénipotentiaire du Gouvernement polonais. Tout dut être retardé de 24 heures. Il ne fut ensuite apporté aucune modification aux instructions militaires.
Ce document se rapporte à des uniformes polonais destinés à être utilisés en vue de créer des incidents de frontière ou autres actions illégales. Il m’a déjà été montré, je le connais ; c’est une note écrite postérieurement par l’amiral Canaris sur l’entrevue qu’il eut avec moi. Il me dit ce jour-là qu’il devait se procurer quelques uniformes polonais. Cet ordre lui avait été communiqué par le Führer par l’entremise de son aide de camp. Je demandai :
« Dans quel but ? » Nous fûmes tous les deux convaincus qu’il s’agissait ’ d’une opération illégale. Si je me rappelle bien, je lui dis alors que je n’étais pas partisan d’actions semblables et lui conseillai de ne pas s’en occuper. Nous parlâmes alors rapidement de Dirschau qui devait être prise par un coup de main effectué par la Wehrmacht. C’est tout ce que j’entendis sur ce sujet. Je crois avoir dit à Canaris qu’il pouvait esquiver la difficulté en prétendant qu’il n’avait pas d’uniformes polonais. Il lui suffisait de dire qu’il n’y en avait pas et l’affaire aurait ainsi été réglée.
Vous savez, naturellement, que cette affaire est liée à l’attaque qui eut lieu par la suite sur la station de radio de Gleiwitz. Que savez-vous de cet incident ?
Je n’ai été mis au courant de cet incident, de cette opération, qu’ici même, par les dépositions des témoins. Je n’avais jamais su qui s’était chargé de cette besogne et n’avais pas été informé du raid sur la station émettrice de Gleiwitz quand j’entendis les dépositions faites devant ce Tribunal. Je ne me rappelle pas non plus avoir rien su à l’époque où cet incident se produisit.
Avez-vous appris les efforts de l’Amérique et de l’Italie, après le 1er septembre 1939, pour mettre un terme à la guerre d’une façon ou d’une autre ?
Je ne fus pas informé du tout des négociations politiques qui eurent lieu alors du 24 ou 30, 31 août ou début septembre 1939. Je n’ai rien su des visites de M. Dahlerus. Je n’ai rien su de l’intervention de Londres. Je me rappelle simplement que, au cours d’une de mes brèves visites à la chancellerie, je rencontrai Hitler qui me dit : « Ne me dérangez pas maintenant, je suis en train d’écrire une lettre à Daladier ». Cela devait se passer dans les premiers jours de septembre. Ni moi ni, à ma connaissance, aucun autre général, ne fut au courant des sujets que j’ai appris ici, pas plus que des tentatives faites après le 1er septembre. Absolument rien.
Qu’avez-vous dit à Canaris et à Lahousen dans le train du Führer, le 14 septembre, peu après l’attaque sur Varsovie, de la politique dénommée « Nettoyage du Corridor » ?
J’ai déjà été interrogé ici à ce sujet, mais je ne me rappelle pas du tout cette visite. Mais, d’après le témoignage de Lahousen, il paraît que j’ai répété ce que Hitler avait dit et ordonné. Je sais que le Commandant en chef qui dirigeait alors les opérations militaires en Pologne s’était déjà plaint au cours de ses conférences quotidiennes des interventions de la police sur le territoire polonais occupé. Je puis dire seulement que j’ai effectivement répété ce qui avait été dit à ce sujet en ma présence entre Hitler et Brauchitsch. Je ne peux rien déclarer de plus précis.
Je dois ajouter que, autant que je m’en souvienne, le Commandant en chef de l’Armée de terre se plaignit alors à maintes reprises. Il ne voulait pas, tant qu’il assumait l’autorité supérieure dans les territoires occupés, tolérer sous aucun prétexte d’autres organismes dans cette zone ; il fut, sur sa demande, relevé de ses fonctions en octobre. Je crois donc que les déclarations faites par ce témoin de mémoire ou sur la foi de notes, ne sont pas du tout exactes.
Passons maintenant à la question norvégienne. Avez-vous su qu’en octobre 1939 l’Allemagne avait proclamé la neutralité du Danemark et de la Norvège ?
Oui, je l’ai su.
Avez-vous été consultés, vous et l’OKW, au sujet de cette déclaration de neutralité et autres proclamations du même genre ?
Non.
Avez-vous été mis au courant ?
Non, nous ne fûmes pas mis au courant. C’étaient là des affaires de politique étrangère dont nous, soldats, n’étions pas avisés.
Voulez-vous dire que vous n’avez pas été officiellement avisés ? Mais que vous l’avez appris en lisant les journaux ?
Oui.
Bien. Avant notre discussion du problème de la guerre d’agression, je vous ai posé une question que je ne veux pas, afin d’éviter une perte de temps, formuler à nouveau. Néanmoins, il me semble que je dois encore, présentement, vous demander, votre opinion sur la guerre d’agression, puisque l’attaque d’un pays neutre, d’un pays auquel on avait donné une garantie, devait provoquer des scrupules, en particulier de la part des hommes qui avaient à agir dans cette guerre.
Aussi je vous pose la même question sur ce cas particulier et je vous demande de nous dire quelle fut votre attitude et celle des soldats.
Je dois dire à ce sujet que nous étions déjà en guerre. Les hostilités étaient engagées entre l’Allemagne, l’Angleterre et la France. Je ne serais pas franc si je disais que je ne m’intéressais pas du tout à ces affaires, mais je les considérais plutôt comme des affaires politiques. En tant que soldat, mon opinion était la suivante : des préparatifs en vue d’opérations militaires contre la Norvège et le Danemark ne signifiaient pas que ces opérations seraient exécutées ; des préparatifs semblables demanderaient manifestement, avant que l’opération pût être entreprise, des mois, au cours desquels la situation pourrait changer. Tel fut le raisonnement qui me conduisit à ne pas prendre de mesures en raison de mon impossibilité à envisager et à faire des plans stratégiques en vue de cette intervention en Norvège et au Danemark ; aussi j’abandonnai cette affaire, je dois le dire, à ceux qui s’occupaient des questions politiques. Je ne peux m’exprimer autrement à ce sujet.
Quand les préparatifs en vue de cette action commencèrent-ils ?
Je pense que les premières décisions furent prises dès octobre 1939 ; d’autre part, les premières directives furent publiées seulement en janvier, c’est-à-dire quelques mois après. Je me rappelle aussi, à propos des discussions en cours et des renseignements donnés par le maréchal Göring dans ses déclarations, qu’un jour je reçus l’ordre de rencontrer le Grand Amiral Raeder chez le Führer. Il voulait s’entretenir avec lui des questions relatives aux opérations navales dans la baie d’Heligoland et dans l’Atlantique et des dangers pour nous de conduire la guerre dans ces zones.
Hitler m’ordonna alors de créer un état-major spécial qui étudierait tous ces problèmes du point de vue terrestre, maritime et aérien. Je m’en suis souvenu en voyant les documents qui ont été présentés ici. Cet état-major spécial ne fut pas placé sous ma dépendance. Hitler dit alors qu’il lui confierait personnellement des tâches. Telles furent, je crois, les décisions militaires prises au cours de ces mois, en 1939 et au commencement de 1940.
A propos de cet ensemble de problèmes, je voudrais savoir si vous avez eu une conversation avec Quisling durant cette phase de mesures préliminaires ?
Non, je ne vis Quisling ni avant ni immédiatement après la campagne de Norvège ; je ne le rencontrai pour la première fois qu’une ou deux années après. Nous n’avions aucun contact, ni même le moindre moyen de communication et de renseignement. J’ai déjà déclaré au cours d’un interrogatoire préliminaire que, sur l’ordre de Hitler, j’envoyai un officier, je crois que ce fut le colonel Pieckenbrock, à Copenhague pour conférer avec des Norvégiens. Mais je ne connaissais pas Quisling.
Pour la guerre à l’Ouest, la question fondamentale est une fois de plus celle de la violation de la neutralité du Luxembourg, de la Belgique et de la Hollande. Saviez-vous que ces trois pays avaient reçu des assurances sur l’inviolabilité de leur neutralité ?
Oui, je le savais et avais été mis au courant.
Je ne veux pas vous poser à nouveau les mêmes questions pour la Norvège et le Danemark, mais je voudrais, à ce sujet, vous demander néanmoins : tenez-vous ces assurances données par Hitler pour loyales ?
Si je me rappelle bien la situation telle qu’elle était à cette époque quand je fus mis au courant de ces choses, je croyais qu’il n’y avait là aucune intention de faire entrer un autre pays dans la guerre. Je n’avais pas la moindre raison, pas le moindre motif, de supposer le contraire, c’est-à-dire une imposture.
Après la guerre de Pologne, croyiez-vous encore possible la fin de la guerre ou sa localisation ?
Oui. Je le croyais. Mon opinion fut renforcée par le discours au Reichstag après la guerre de Pologne, dont certaines allusions me firent penser que des négociations se poursuivaient sur le plan politique à ce sujet, principalement avec l’Angleterre. D’autre part, Hitler me dit à plusieurs reprises, quand ces questions étaient soulevées : « Dans ces problèmes qui se posent à l’Est pour l’Allemagne, l’Ouest n’est pas intéressé ». C’était la phrase qu’il employait toujours pour tranquilliser les gens ; elle signifiait que les Puissances occidentales n’étaient pas intéressées dans ces problèmes.
On doit ajouter, en outre, d’un point de vue uniquement militaire, que nous, soldats, nous nous étions toujours attendus à une attaque des Puissances occidentales, c’est-à-dire de la France, durant la campagne de Pologne. Nous fûmes très surpris qu’à l’Ouest, à part quelques escarmouches entre la ligne Maginot et le mur de l’Ouest, il ne se fût rien passé, bien que nous ayons alors, cela je le sais pertinemment, sur tout le front Ouest, depuis la frontière des Pays-Bas jusqu’à Baie, en tout et pour tout cinq divisions, non compris les faibles effectifs qui occupaient les ouvrages fortifiés du mur de l’Ouest. Ainsi, du point de vue opérations militaires, une attaque française durant la campagne de Pologne n’aurait rencontré qu’un faible écran de troupes allemandes et non une véritable défense. Étant donné que rien ne s’était produit, nous, soldats, pensions évidemment que les Puissances occidentales n’avaient pas d’intentions bien sérieuses puisqu’elles n’avaient pas profité de la situation excessivement favorable pour tenter des opérations militaires et n’avaient rien entrepris, du moins rien de sérieux, contre nous, durant les trois ou quatre semaines au cours desquelles toutes les formations combattantes avaient été engagées à l’Est. Cela renforça également notre opinion sur l’attitude probable à l’avenir des Puissances occidentales.
Quels étaient les plans de Hitler pour l’Ouest ?
Il avait, durant la dernière phase de la campagne de Pologne, déjà transféré à l’Ouest toutes les forces qui n’étaient pas indispensables, en tenant compte du fait que quelque chose pourrait bien survenir aussi de ce côté. Mais, dans les derniers jours de la guerre de Pologne, il me signala déjà qu’il était décidé à faire passer les forces aussi rapidement que possible de l’Est à l’Ouest, et s’il le pouvait, à attaquer à l’Ouest au cours de l’hiver 1939-1940.
Est-ce que ces plans comportaient l’attaque et l’invasion du Luxembourg, de la Belgique et de la Hollande ?
Au début, non ; au point de vue militaire, cette invasion à l’Ouest devait être une mesure de protection, c’est-à-dire un solide renforcement des frontières qui devait avoir lieu d’abord aux endroits où il n’y avait que des postes-frontière. En conséquence, dès la fin de septembre et le commencement d’octobre, comme mesure de sécurité, un regroupement des troupes de l’Est vers l’Ouest s’effectua sans qu’il s’ensuivit un déplacement du centre dp gravité.
Quelles étaient les opinions du commandement militaire sur l’attitude de la Belgique et de la Hollande ?
Ces opinions ont changé à plusieurs reprises au cours de l’hiver. A ce moment-là, à l’automne 1939, je ne peux parler que pour mon compte car il y a peut-être eu d’autres opinions sur la question, j’étais convaincu que la Belgique désirait se tenir à l’écart de la guerre en toutes circonstances et ferait tout ce qu’elle pourrait pour préserver sa neutralité. D’autre part, nous avions reçu, grâce aux relations étroites qui unissaient les maisons royales de Belgique et d’Italie, un certain nombre de rapports qui donnaient un son de cloche très alarmant. Je n’étais pas en mesure de vérifier leur exactitude mais ils nous avertirent très clairement qu’une forte pression était exercée sur la Belgique afin qu’elle abandonnât sa neutralité.
Quant à la Hollande, nous savions seulement qu’il y avait des contacts d’états-majors entre ce pays et l’Angleterre.
Mais il est évident qu’entre les mois d’octobre 1939 et mai 1940 la situation se modifia considérablement et que la tension augmenta. Du point de vue strictement militaire, nous savions une chose : toutes les unités françaises légères, c’est-à-dire motorisées, étaient concentrées à la frontière franco-belge et, au point de vue militaire, nous interprétâmes cette mesure comme les derniers préparatifs en vue d’une traversée de la Belgique à un moment quelconque par ces unités légères qui viendraient prendre position à proximité de la Ruhr.
Je crois bon de passer ici sur certains détails, car ils n’ont aucune importance pour la suite des événements ; ils se situent par leur nature sur le plan des opérations et de la stratégie.
Y a-t-il eu des divergences d’opinions entre les généraux et Hitler au sujet de l’attaque à l’Ouest qui devait s’effectuer en passant par ce territoire neutre ?
Je crois devoir dire qu’il se produisit à ce moment-là l’une des crises les plus graves de toute la guerre, à propos des opinions émises par un certain nombre de généraux, y compris le Commandant en chef de l’Armée de terre Brauchitsch et son chef d’État-Major ; personnellement, je me rangeai dans ce groupe qui désirait à tout prix éviter l’attaque à l’Ouest que Hitler voulait déclencher cet hiver-là. Il y avait pour cela diverses raisons : la difficulté de transférer l’armée de l’Est à l’Ouest ; et le fait — je tiens à le déclarer — que nous croyions alors, en nous plaçant peut-être à un point de vue politique, que si nous n’attaquions pas, une solution pacifique serait encore possible et pourrait être trouvée. Ainsi envisagions-nous qu’avant le printemps, de nombreux changements pouvaient se produire en politique. En second lieu, en tant que soldats, nous étions fermement opposés à une guerre d’hiver, en raison de la brièveté des jours et de la longueur des nuits qui constituent toujours une grosse gêne pour des opérations militaires. A Hitler qui objectait que les troupes légères françaises pouvaient à n’importe quel moment traverser la Belgique et se trouver à proximité du territoire de la Ruhr, nous avons répondu que notre situation dans ce cas était meilleure dans une guerre de mouvement où nous étions capables de jouer notre jeu ; telle était notre conception. Je dois ajouter que cette situation amena une crise très grave entre Hitler, le Commandant en chef de l’Armée de terre et moi-même, parce que j’avais adopté cette façon de voir que Hitler rejeta avec force, la considérant comme stratégiquement fausse. Au cours de nos entretiens, il m’accusa violemment de conspirer contre lui avec les généraux de l’Armée de terre et de contribuer à les raffermir dans leur opposition à ses vues. Je dois déclarer ici que je demandai alors à être immédiatement relevé de mes fonctions et que l’on m’en confiât d’autres, parce que je sentais que, dans ces circonstances, la confiance qui régnait entre Hitler et moi avait été complètement détruite et j’en étais très froissé. Je dois ajouter que les relations entre Hitler et le Commandant en chef de l’Armée de terre en souffrirent aussi beaucoup. Mais l’idée de ma démission ou de mon affectation à un autre poste fut repoussée avec énergie ; on m’en refusa le droit. Tout cela a déjà été exposé ici ; je n’ai pas besoin d’y revenir. Mais nos relations confiantes ne furent pas rétablies par la suite. A propos de l’affaire de Norvège, il y avait déjà eu un conflit semblable, que le général Jodl a qualifié dans son journal de « crise grave » provoquée par mon départ de la maison. Je n’insisterai pas là-dessus.
Quelle fut la raison de l’allocution que Hitler adressa aux grands chefs militaires, le 23 novembre 1939, à la Chancellerie du Reich ?
Je peux dire qu’elle fut en relation étroite avec la crise survenue entre les généraux et Hitler. Ce dernier convoqua les généraux ce jour-là afin d’exposer en détail ses conceptions et nous savions que son intention était de provoquer un changement d’attitude de la part des généraux. Dans le texte de cette allocution, nous voyons qu’il prit à partie plus d’une fois directement et violemment plusieurs personnalités. Il reprit tous les arguments qui avaient été employés par les adversaires de cette attaque à l’Ouest. De plus, il tint à faire part de sa décision irrévocable d’entreprendre cette attaque à l’Ouest dans le courant de l’hiver parce que, à son avis, c’était là la seule solution, du point de vue stratégique, étant donné que toute remise à plus tard tournerait à l’avantage de l’ennemi. Il ressortait clairement de ses paroles qu’il n’y avait plus d’autre solution que de recourir à la force des armes.
Quand la décision de pénétrer en Belgique et en Hollande fut-elle prise ?
Les préparatifs de cette entrée et de cette attaque en Belgique et Hollande avaient déjà été faits ; mais Hitler revint sur sa décision d’entreprendre effectivement cette grande attaque et de violer la neutralité de ces pays. Il l’ajourna jusqu’au printemps 1940, manifestement pour toutes sortes de raisons politiques et peut-être aussi en pensant que le problème serait résolu de lui-même si l’ennemi envahissait la Belgique, ou si les troupes légères françaises pénétraient sur ce territoire, ou pour une autre raison. Je peux tout simplement dire que la décision de mettre ce plan à exécution fut remise jusqu’au tout dernier moment et que l’ordre ne fut donné qu’immédiatement avant l’heure de son exécution. Je crois qu’il y eut un autre facteur qui joua dans cette affaire ; je crois y avoir déjà fait allusion : il s’agissait des liens qui unissaient les maisons royales d’Italie et de Belgique. Hitler tint secrètes ses décisions car il craignait fort qu’elles ne fussent connues par cette voie.
Docteur Nelte, lorsque vous parlez de la Tchécoslovaquie ou d’un autre pays, le Tribunal serait heureux que vous employiez leurs noms exacts. Cette remarque vaut pour les accusés et les témoins.
Monsieur le Président, l’accusé Keitel voudrait apporter une légère rectification à la déclaration qu’il a faite ce matin en réponse à ma question relative aux effectifs stationnés à l’Ouest durant la campagne de Pologne.
Parfaitement.
J’ai dit précédemment que durant la guerre contre la Pologne, il n’y avait à l’Ouest que cinq divisions.
Je dois rectifier cette déclaration. J’ai confondu avec l’année 1938. En 1939, il y avait approximativement vingt divisions, y compris les formations de réserve stationnées en Rhénanie et en arrière de la zone du front Ouest. Donc, ma déclaration précédente était, par inadvertance, erronée.
Nous en arrivons maintenant à la guerre dans les Balkans. Le Ministère Public vous a accusé, également en ce qui concerne les campagnes contre la Grèce et la Yougoslavie, d’avoir collaboré aux plans et préparatifs et, par-dessus tout, à la conduite des opérations. Quelle est votre position sur ce point ?
Nous avons été entraînés dans la guerre contre la Grèce, dans la guerre contre la Yougoslavie, au printemps 1941, à notre grande surprise et alors que nous n’avions pas fait de plans à leur sujet. Prenons tout d’abord la Grèce : j’accompagnai Hitler dans le voyage qu’il fit à travers la France pour rencontrer le maréchal Pétain et Franco à la frontière espagnole ; en cours de route, nous fûmes pour la première fois informés de l’intention de l’Italie d’attaquer la Grèce. Il fut instantanément décidé que nous nous rendrions à Florence et à notre arrivée dans cette ville nous reçûmes la communication de Mussolini, dont le maréchal Göring a précédemment parlé, qui nous avertissait que l’attaque sur la Grèce était déjà commencée.
Je peux dire, d’après ce que j’ai pu savoir par moi-même, que Hitler fut extrêmement mécontent de cet événement et de l’entrée des Balkans dans la guerre et que seule l’alliance qui existait en fait avec l’Italie empêcha une rupture avec Mussolini. Je n’avais jamais rien su d’un projet quelconque consistant à faire la guerre à la Grèce.
Était-il nécessaire que l’Allemagne entrât dans cette guerre ? Comment cela se produisit-il ?
Au début, ce ne fut pas nécessaire, mais au cours des premiers mois de cette campagne, en octobre-novembre, il parut évident que la situation des Italiens était extrêmement précaire. Aussi, dès novembre ou décembre, Mussolini appela-t-il à l’aide, pour qu’on lui prêtât assistance d’une façon ou d’une autre.
De plus, du point de vue militaire, il parut évident qu’en considération de la situation générale, une défaite de l’Italie dans les Balkans pourrait avoir d’importantes et graves conséquences. Aussi lui apporta-t-on, grâce à des mesures improvisées, une certaine assistance. On voulut envoyer, je crois, une division de montagne ; mais ce fut matériellement impossible à cause du manque de moyens de transport. Une autre solution fut choisie : la voie des airs ou quelque chose de semblable.
Passons, après le stade des improvisations, au plan « Marita » dont l’Accusation a fait état. A quelle époque cela se passa-t-il ?
La guerre en Grèce et en Albanie en était arrivée, par suite de l’hiver, à une certaine stabilisation. On envisagea durant cette période, afin d’éviter à l’Italie une catastrophe, autant que je m’en souvienne, de faire venir du Nord des forces destinées à une attaque contre la Grèce pour soulager les Italiens ; cela devait prendre et prit effectivement, plusieurs mois.
Je voudrais expliquer qu’à ce moment-là l’idée du passage par la Yougoslavie ou de l’acheminement des troupes à travers le territoire yougoslave fut définitivement rejetée par Hitler, bien que l’Armée eût considéré cette possibilité comme le meilleur moyen d’amener des forces.
Au sujet du plan « Marita », il n’y a sans aucun doute qu’à signaler la traversée de la Bulgarie envisagée et discutée par voie diplomatique avec ce pays.
Je ne voudrais poser qu’une seule autre question à ce sujet. Le Ministère Public a déclaré qu’avant même la chute du Gouvernement yougoslave, c’est-à-dire à la fin de mars 1941, des négociations furent menées avec la Hongrie à propos d’une attaque de la Yougoslavie. Avez-vous été, à l’OKW, mis au courant ou consulté ?
Non. Je n’ai pas souvenir de la moindre discussion militaire de l’OKW avec la Hongrie sur l’éventualité d’une action militaire contre la Yougoslavie. Je ne sais absolument rien de cela. Au contraire, tout ce qui se déroula ensuite — il y aura quelques mots à dire plus tard de la Yougoslavie — fut entièrement improvisé. Rien n’avait été préparé, du moins à la connaissance de l’OKW.
Mais vous savez que des négociations militaires avec la Hongrie ont eu lieu durant cette période ? Je présume que vous voulez simplement dire qu’elles ne concernaient pas la Yougoslavie ?
Évidemment, je savais bien que différentes négociations étaient en cours avec l’État-Major hongrois.
Vous avez déclaré que vous désiriez dire encore quelque chose au sujet de la Yougoslavie. Le maréchal Göring a déjà fait plusieurs déclarations ici à ce sujet. Avez-vous quelque chose à y ajouter ? Autrement, je ne vois pas d’autres questions à vous poser sur cet ensemble de problèmes.
Je voudrais simplement confirmer une fois de plus que la décision d’agir militairement contre la Yougoslavie correspondit à un renversement complet de nos projets militaires et des mesures prises jusque là. Le plan « Marita » dut être complètement modifié. De nouvelles forces en provenance du Nord durent être envoyées en passant par la Hongrie. Tout cela fut totalement improvisé.
Nous en arrivons maintenant au « Cas Barba-rossa ». Le Ministère Public soviétique, en particulier, a insisté sur le fait que l’OKW et vous, chef de l’État-Major, vous vous êtes occupés, dès l’été 1940, d’un plan d’attaque de l’Union Soviétique. Quand Hitler vous a-t-il entretenu pour la première fois de la possibilité d’un conflit, d’un conflit armé, avec l’Union Soviétique ?
Si j’ai bonne mémoire, ce fut au début d’août 1940, à propos d’un entretien sur la situation qui eut lieu à Berchtesgaden, et plus précisément dans sa résidence du Berghof.
Ce fut la première fois que la possibilité d’un conflit armé avec l’Union Soviétique fut soulevé au cours d’un entretien.
Quelles furent les raisons qui, d’après Hitler, pouvaient éventuellement conduire à une guerre ?
Je crois pouvoir rapporter ce que le maréchal Göring a dit à ce sujet. D’après nos renseignements, il y avait d’énormes concentrations de troupes en Bessarabie et en Bukovine. Le ministre des Affaires étrangères avait, lui aussi, cité des chiffres dont je ne me souviens plus. Il y avait également l’inquiétude exprimée à plusieurs reprises par Hitler quant aux événements qui pouvaient se produire du côté de la Roumanie et mettre en danger notre approvisionnement en pétrole, nécessaire à la conduite de la guerre, qui venait en majeure partie de Roumanie. A part cela, il parla aussi des fortes et apparentes concentrations de troupes dans les provinces baltes.
Y a-t-il eu des directives données par vous à cette époque ou par les services intéressés de la Wehrmacht ?
Non. Autant que je puisse me le rappeler, cela s’est borné à augmenter tout d’abord les activités des services de renseignements et d’espionnage contre la Russie et, en second lieu, à étudier la possibilité de transférer des troupes de l’Ouest, de la France, aussi rapidement que possible, vers les régions du Sud-Est ou en Prusse Orientale. Certains transports de troupes vers les zones militaires de l’Est avaient déjà eu lieu à la fin de juillet. A part ces mesures, aucune directive ne fut donnée à ce moment-là.
Comment fut occupée la ligne de démarcation ?
Des rapports en provenance de cette frontière ou ligne de démarcation annonçaient fréquemment des incidents de frontière, des coups de feu et de continuels franchissements de cette ligne par l’Aviation soviétique. Ils donnaient lieu à des échanges de notes. Mais dans tous les cas, il s’agissait de petites escarmouches, principalement dans le Sud, et nous recevions des compte rendus de nos troupes frontalières signalant l’apparition continuelle ou périodique de nouvelles unités russes de l’autre côté. Je pense que c’était tout.
Savez-vous combien il y avait de divisions de la Wehrmacht stationnées alors à la frontière ?
Durant la campagne à l’Ouest, il y avait — j’espère ne pas me tromper cette fois-ci — sept divisions. Sept divisions depuis la Prusse Orientale jusqu’aux Carpates, dont deux avaient été transférées à l’Ouest durant cette campagne avant d’y être replacées.
Le Ministère Public a prétendu qu’à la fin de juillet 1940, le général Jodl avait à Reichenhall donné des directives générales à plusieurs officiers de l’État-Major d’opérations de la Wehrmacht afin d’étudier le problème russe et en particulier d’examiner les questions de transports ferroviaires. Vous avez dit précédemment que vous avez entendu pour la première fois en août Hitler expliquer la situation ; je vous demande donc maintenant si vous avez été au courant des conférences du général Jodl ?
Non. Avant de venir ici, j’ignorais encore que ces conférences eussent eu lieu à Berchtesgaden à la fin de juillet ou au début d’août. Cela tient au fait que je n’étais pas à Berchtesgaden à ce moment-là. J’ignorais cette conférence ; sans doute le général Jodl a-t-il oublié de m’en informer. Je n’ai pas été mis au courant.
Quelle fut votre opinion personnelle sur le problème qui se posa au cours de l’entretien avec Hitler ?
Quand je me rendis compte que la situation était devenue sérieuse, je fus fort surpris et je pensai que c’était très regrettable. Je recherchai sérieusement les arguments militaires que l’on pouvait employer pour influencer Hitler. A cette époque, comme l’a brièvement exposé ici le ministre des Affaires étrangères, j’écrivis un mémoire qui exposait mon opinion, indépendamment, je tiens à le dire, des experts de l’État-Major d’opérations et de l’État-Major général de la Wehrmacht et je désirais le soumettre à Hitler. Je choisis cette méthode comme règle de conduite, parce que dans une discussion avec Hitler on ne pouvait prononcer plus de deux phrases. Il vous coupait la parole et on se trouvait alors dans l’incapacité d’exprimer ce que l’on désirait lui dire. Et je dois ajouter à ce propos que j’eus l’idée — ce fut la première et unique fois — de rendre visite au ministre des Affaires étrangères, personnellement, afin de lui demander de me soutenir sur le plan politique dans cette affaire. Il s’agit de la visite de Fuschl, dont il a déjà été question ici et que le ministre des Affaires étrangères, von Ribbentrop, a confirmée l’autre jour au cours de son interrogatoire.
Vous confirmez ce que von Ribbentrop a dit ; je n’ai donc pas besoin de revenir là-dessus ?
Je confirme que je me rendis à Fuschl ; j’avais, si je m’en souviens bien, le mémoire avec moi. Il était écrit à la main, parce que je tenais à ce que personne d’autre n’en prît connaissance. Et je quittai Fuschl, pensant que von Ribbentrop chercherait à agir sur Hitler dans le même sens. C’est ce qu’il me dit.
Avez-vous transmis ce mémoire à Hitler ?
Oui. Je le lui ai donné quelque temps après, au Berghof, après un exposé sur la situation, alors que nous étions seuls. Il me dit alors, je crois bien, qu’il allait l’étudier. Il le prit et ne me laissa pas le temps de lui donner d’explications.
Avez-vous eu par la suite l’occasion de lui parler à nouveau de l’importance de votre proposition ?
Oui. Il n’y eut d’abord aucune suite, si bien que, quelque temps après, je la lui rappelai et lui demandai un entretien sur cette question. Cet entretien eut lieu, mais il traita la chose très rapidement en disant que les arguments d’ordre militaire et stratégique que j’avais mis en avant n’étaient nullement convaincants. Il considérait ces idées comme erronées et les écarta. A ce propos, je pourrais dire très brièvement que je fus à nouveau très mortifié, qu’il y eût une nouvelle crise et que je demandai à être relevé de mes fonctions, à être remplacé et envoyé sur le front. Cela entraîna, une fois de plus, une grave discussion. Le maréchal Göring a déjà raconté à ce sujet que Hitler assura qu’il ne tolérerait pas qu’un général, dont les vues ne coïncidaient pas avec les siennes, demandât à être relevé de son poste en raison de cette divergence. Il déclara, je crois, qu’il avait tous les droits de repousser de telles suggestions et idées s’il les tenait pour mauvaises. Je n’avais pas le droit d’en tirer des conséquences.
Vous rendit-il votre mémoire ?
Non, je ne crois pas être rentre en sa possession. J’ai toujours supposé qu’il avait été trouvé dans les dossiers Schmundt qui ont été saisis, ce qui, manifestement, n’est pas le cas. Je ne l’ai pas récupéré. Hitler le conserva.
Je ne veux pas abuser des instants du Tribunal avec cette question. Je vous laisse le soin, si vous le désirez, de nous dévoiler le contenu de ce mémoire. Je ne tiens pas pour tellement importantes les considérations d’ordre militaire, on peut les deviner ; mais la question qui m’intéresse est celle-ci : dans ce mémoire, faisiez-vous allusion au Pacte de non-agression de 1939 ?
Oui. Mais je dois dire que la plus grande partie de mon mémoire était consacrée à des considérations d’ordre militaire : l’état de nos forces, nos besoins en effectifs et l’éparpillement de ces forces en France et en Norvège, la Luftwaffe en Italie et retenue à l’Ouest. Dans ce mémoire, j’ai’ très certainement souligné l’existence de ce Pacte de non-agression. Mais il n’y avait, en outre, que des considérations militaires.
Des directives militaires ont-elles été données à cette époque ?
Non. Des ordres n’ont pas été donnés à cette époque sauf, je pense, ceux relatifs à l’amélioration de nos voies de communication entre l’Ouest et l’Est, afin de permettre l’accélération des transports de troupes, en particulier vers le secteur sud-est et, pour préciser, les secteurs du nord des Carpates et de Prusse Orientale. A part cela, aucun ordre d’aucune sorte n’a été donné à cette époque.
Est-ce que l’entretien avec le ministre des Affaires étrangères avait déjà eu lieu à ce moment-là ?
Non. Au contraire. En octobre, la question d’un entretien avec les Russes était pendante. Hitler me disait à cette époque — il insistait toujours sur ce point — qu’en attendant un entretien de ce genre il ne donnerait aucun ordre, étant donné que le général Jodl lui avait prouvé qu’il était, dans tous les cas, matériellement impossible de transférer de grosses unités dans les secteurs menacés de l’Est dont je viens de parler. Rien n’avait été fait. La visite, ou plutôt l’entretien, avec la délégation russe avait été préparé. A ce sujet, je voudrais dire que je suggérai à ce moment-là à Hitler de s’entretenir personnellement avec M. Staline. Ce fut toute ma participation à l’affaire.
Est-ce que les aspects militaires furent aussi évoqués au cours de cet entretien ?
Je n’ai pris aucune part aux discussions avec M. Molotov, bien qu’en cette circonstance aussi j’aie assisté à la réception et à certaines réunions officielles. Je me rappelle qu’en deux occasions je me trouvai à table à côté de M. Molotov. Je n’entendis aucune discussion politique et je n’eus personnellement aucune discussion politique avec mes voisins de table.
Que dit Hitler quand ces entretiens furent terminés ?
Après le départ de Molotov, il ne fit que de très brefs commentaires et dit, en substance, qu’il était déçu par cette déclaration. Je pense qu’il faisait allusion aux problèmes des zones de la Baltique et de la mer Noire qui avaient été traités de façon générale et sur lesquels il n’avait pu prendre une position positive comme il l’avait espéré. Il dit qu’il n’était pas entré dans les détails. Je m’enquis auprès de lui des questions militaires qui avaient alors un gros intérêt, en particulier de l’importance des forces stationnées en Bessarabie, Je pense que Hitler répondit de façon évasive, en disant que cela faisait manifestement partie d’un ensemble de questions qu’il n’avait pu qu’effleurer. Je ne peux pas me rappeler exactement les termes qu’il employa ; il n’y avait absolument rien dans tout cela de nouveau ni de définitif.
Après cette conférence, des ordres militaires furent-ils donnés ?
Je crois qu’il n’y en eut pas à ce moment-là. Hitler nous dit qu’il désirait attendre pour voir quelles réactions provoqueraient ces entretiens dans le secteur de l’Est, après le retour de la délégation en Russie. Certains ordres furent également donnés à l’ambassadeur à ce sujet, néanmoins pas immédiatement après la visite de Molotov.
Puis-je vous demander de fixer la date à laquelle les premières instructions précises ont été données ?
Je ne peux la retrouver qu’en me basant sur l’instruction « Barbarossa » que l’on m’a montrée ici et qui fut publiée en décembre. Je pense que ce fut durant la première moitié de décembre que des ordres furent émis, et ce fut ce fameux « Cas Barbarossa ». Pour être plus précis, des ordres furent donnés au début de décembre : ceux de préparer le plan stratégique.
Avez-vous été mis au courant de la conférence qui eut lieu à Zossen en décembre, conférence à laquelle le Ministère Public a fait ici allusion ? Je dois sans doute rappeler que le général finlandais Heinrichs y assista.
Non. Je ne sus rien de cette conférence de Zossen. Je pense que le général Buschenhagen y assista aussi, si j’en crois la déclaration qu’il a faite ici. Je n’ai pas du tout été au courant de la présence du général finlandais Heinrichs à Zossen et j’en ai entendu parler ici pour la première fois. La seule explication que je puisse trouver, c’est que l’État-Major général de l’Armée de terre désirait obtenir des renseignements à ce sujet et qu’il entreprit des conversations avec les personnes informées. Je ne rencontrai le général Heinrichs qu’en mai 1941. A ce moment-là, j’eus un entretien avec lui et le général Jodl à Salzbourg. Avant, je ne l’avais jamais vu et ne lui avais jamais parlé.
Le fait que la directive n° 21 dise que Hitler donnera l’ordre de mettre les troupes en place huit semaines avant que le plan des opérations n’entre éventuellement en vigueur n’est-il pas significatif ?
Si. Il est tout à fait significatif. J’ai déjà été interrogé à ce sujet ici par des membres du Ministère Public soviétique. La raison en était que, d’après les prévisions de l’Armée, il fallait environ huit semaines pour mettre les troupes en place, elles devaient être transportées par voie ferrée, c’est-à-dire les troupes qui, venant du territoire allemand, devaient être disposées sur leurs bases de départ. Hitler insista, lorsqu’on procéda à de nombreux remaniements du plan, pour avoir le contrôle complet de ce dispositif. En d’autres termes, on ne pouvait procéder à des déplacements de troupes sans son assentiment. Tel était le but de cette instruction.
Quand devint-il clair pour vous que Hitler était décidé à attaquer l’Union Soviétique ?
D’après ce que je puis me rappeler, au début de la mise en marche. L’idée était que l’attaque devait être faite vers le milieu du mois de mai. En conséquence, la décision relative au transport des troupes par voie ferrée devait avoir lieu au milieu de mars. Pour cette raison, durant la première partie de mars, eut lieu une réunion des généraux, c’est-à-dire que les généraux furent convoqués au Quartier Général de Hitler, et les explications qu’il donna alors eurent pour but de leur communiquer sa décision de procéder à ce déploiement de troupes, bien que l’ordre n’ait pas encore été donné. Il émit toute une série d’idées et ordonna certaines mesures qui font partie des directives se rapportant à différents points du « Cas Barbarossa ». Ces directives constituent le document PS-447 et portent ma signature. Conformément à ces mesures et à ces vues, il nous donna des directives, de sorte que les généraux furent, dès ce moment-là, au courant de la substance de ces ordres ; je dus les confirmer en les rédigeant sous cette forme ; il n’y eut ainsi dans ces ordres rien de nouveau pour tous ceux qui avaient assisté à ces entretiens.
Il me semble, néanmoins, que dans les déclarations de Hitler aux généraux il y avait quelque chose de nouveau ; il me semble aussi que vous — qui étiez au courant de ces choses, c’est-à-dire qui travailliez à l’élaboration de ce plan — vous compreniez ou étiez à même de comprendre qu’une méthode tout à fait anormale de conduire une guerre allait être employée, tout au moins en vous plaçant à votre traditionnel point de vue de soldat.
C’est exact. Des idées furent exposées sur l’administration et l’exploitation économique des territoires destinés à être conquis ou occupés. L’innovation consista dans la création de commissaires du Reich et d’administrations civiles. C’est le plénipotentiaire au Plan de quatre ans qui fut précisément désigné pour prendre la direction générale sur le plan économique. Mais le fait qui me parut le plus important et qui me toucha le plus, ce fut que, bien que le commandant militaire eût le droit d’exercer les pleins pouvoirs dévolus à la Puissance occupante, une nouvelle méthode fut instaurée qui donnait sur ces territoires, au Reichsführer SS Himmler, les pleins pouvoirs en matière d’opérations policières que l’on devait connaître par la suite. Je m’y opposai fermement, car il me semblait impossible qu’il y eût deux autorités établies côte à côte. Il est dit ici en toutes lettres dans la directive :
« L’autorité du Commandant en chef de l’Armée de terre n’ est nullement affectée par cette mesure ».
C’était là une duperie complète et une illusion. Ce fut plutôt le contraire qui se produisit. Je luttai, autant qu’il était en mon pouvoir de le faire, contre cette mesure. Je dois dire, il est vrai, que je ne peux invoquer à cet égard qu’un seul témoignage, celui du général Jodl, qui fit les mêmes expériences que moi. En fait, Hitler rédigea plus ou moins ces directives lui-même et dans le sens qu’il voulut. C’est dans ces conditions que ces directives virent le jour.
Que je n’aie pris aucune part à l’élaboration de ces ordres, cela est trop clair quand on y lit : « Le Reichsmarschall se voit chargé de... le Reichsführer SS se voit chargé de... » et ainsi de suite. Ce n’est pas moi qui aurais pu donner de tels ordres.
La question fut-elle discutée de savoir si l’on devait, dans le cas du déclenchement d’une attaque contre l’URSS, entreprendre au préalable des démarches diplomatiques ou envoyer une déclaration de guerre ou un ultimatum ?
Oui. C’est une question dont j’eus à discuter. Dès l’hiver 1940-1941, alors que l’on s’entretenait de l’importance des forces russes sur la ligne de démarcation, c’est-à-dire en décembre-janvier, je priai Hitler d’envoyer une note à l’Union Soviétique afin d’aboutir à un éclaircissement de la situation, si je puis m’exprimer ainsi. Je puis ajouter que la première fois, il ne répondit rien du tout et que la seconde, il refusa en prétextant que c’était inutile, étant donné que l’on se contenterait de lui répondre que c’était là une affaire intérieure et que cela ne nous regardait nullement, ou quelque chose dans ce genre. En tout cas, il refusa. Je tentai une nouvelle démarche à une phase ultérieure, c’est-à-dire que j’exprimai à nouveau le souhait que l’on envoyât, avant toute action, un ultimatum, afin que sous une forme quelconque on trouvât un motif juridique à cette guerre préventive, comme nous l’avons appelée, ou à cette attaque.
Vous dites « guerre préventive ». Quelle était, au moment où la décision fut définitivement prise, la situation militaire ?
Je me souviens très bien de notre opinion dans l’Armée sur la situation d’après une étude ou un mémoire. Le document PS-872, je crois, daté de la fin de janvier ou commencement de février, est un rapport du chef de l’État-Major général de l’Armée à Hitler sur l’état des préparatifs en matière de stratégie et d’opérations. Et dans ce document, je trouve exposés en détail les renseignements que nous possédions alors sur la force de l’Armée rouge et tous les autres renseignements parvenus à notre connaissance.
Je dois dire, en outre, que le service de renseignements de l’OKW, dirigé par l’amiral Canaris, mit à la disposition de l’Armée de terre et de moi-même bien peu de matériaux ; car la zone russe était difficilement accessible pour les services de renseignements allemands. En d’autres termes, il y avait tout de même quelques fissures, mais on ne connaissait que ce qui est exposé dans ce document PS-872.
Voudriez-vous nous dire brièvement ce qu’il contient, afin de justifier votre décision ?
Oui, il y avait... Halder rapportait la présence de 150 divisions soviétiques le long de la ligne de démarcation. Il y avait aussi des photographies aériennes montrant un grand nombre d’aérodromes. Bref, on pouvait constater un certain degré de préparation de la Russie soviétique qui pouvait ainsi, d’un moment à l’autre, entreprendre une action militaire. Mais le degré exact de cette préparation de l’ennemi, seule la lutte qui se déroula ensuite put nous le faire connaître. Je dois dire que nous n’avons pleinement su toutes ces choses qu’au cours de l’attaque.
Vous étiez présent, n’est-ce pas, à la dernière allocution de Hitler, du 14 juin 1941, adressée aux commandants en chef du front Est, à la Chancellerie du Reich ? Je vous demanderai, sans revenir sur ce qui a déjà été établi, de nous dire brièvement les paroles de Hitler en cette occasion et l’effet produit sur les généraux.
N’y a-t-il pas un document qui se rapporte à cela ? Tout cela doit figurer dans un document, n’est-ce pas ?
Je voulais simplement poser une question à ce sujet avant de présenter le document ; mais, si le Tribunal le désire, je ne lirai pas le document in extenso et ne citerai que le résumé qui se trouve à la fin. Le Tribunal veut-il me donner son assentiment ?
Mais vous avez demandé à l’accusé de dire ce qu’il y avait dans le document.
En résumé, ce document fait état du développe-ment et de l’influence sans cesse croissante au cours de la guerre, d’organisations étrangères à la Wehrmacht. Cela prouve que la Wehrmacht, au cours de cette guerre que l’on peut appeler une guerre dégénérée, a essayé, autant que cela lui était possible, de rester dans les limites de la loi internationale et que lorsque le...
Je tiens seulement à connaître la question que vous posez. C’est tout.
Ma question au Feldmarschall Keitel se rapportait à l’allocution du 14 juin 1941, à ce que Hitler avait ordonné aux généraux, et à l’effet produit sur ces derniers. Par cette question, je voulais en finir avec la préparation de la campagne de Russie.
L’accusé peut dire l’effet produit sur lui, mais je ne vois pas comment il pourrait décrire l’effet produit sur les autres généraux.
Pour ceux-ci, évidemment, il ne peut que faire des suppositions ; néanmoins, il peut dire s’ils réagirent d’une façon ou d’une autre. On a pu parler, prendre une attitude d’opposition. Je voudrais simplement savoir si cela se produisit ou non.
Vous auriez sans doute mieux fait de lui demander ce qui se passa le jour de cette conférence ; si vous voulez savoir ce qui se passa lors de cette conférence, pourquoi ne le lui demandez-vous pas ?
Je vous en prie.
Après de courts rapports sur les ordres d’opération destinés à chacun des commandants, il y eut une allocution récapitulative que je puis qualifier de discours purement politique. Le thème principal était qu’il s’agissait d’une lutte décisive entre deux conceptions philosophiques que ce fait rendait exclusives, que la conduite de la guerre, les méthodes que nous connaissions en tant que soldats et que nous considérions comme les seules correctes selon le droit des gens, devaient être reconsidérées sur des bases tout à fait différentes. La guerre ne pouvait être conduite par les moyens habituels. Il s’agissait d’une guerre entièrement nouvelle, d’une conception tout à fait autre.
Avec ces explications, divers ordres furent alors donnés afin de supprimer la compétence des tribunaux dans les territoires non pacifiés, combattre la résistance par des moyens brutaux, considérer tout mouvement de résistance local comme l’expression de l’antagonisme profond entre deux conceptions du monde. C’étaient là des perspectives complètement nouvelles et bouleversantes, mais aussi des idées qui nous inquiétèrent beaucoup.
Avez-vous élevé, vous ou d’autres généraux, des objections ou avez-vous manifesté votre opposition à ces explications, ces directives et ces ordres ?
Non. Je n’ai personnellement pas élevé d’objections, à part celles que j’avais déjà faites et dont j’ai parlé précédemment. Néanmoins, je n’ai jamais su si des généraux, ni quels généraux, en ont adressé au Führer. En tous cas, cela ne s’est pas produit à la fin de la conférence.
Monsieur le Président, je crois que le moment est venu de décider si vous acceptez comme preuves les affidavits de l’accusé Keitel, contenus dans mon livre de documents n° 2 sous les numéros 3 et 5. Le Ministère Public pourrait peut-être faire connaître son avis à ce sujet.
Jusqu’à maintenant, nous ne nous sommes occupés que de l’histoire antérieure à la guerre de Russie. En ce qui concerne l’accusé Keitel et l’OKW, j’aimerais abréger l’interrogatoire en présentant ces deux affidavits. L’affidavit n° 3 est un exposé des conditions régissant la promulgation des ordres dans l’Est. L’étendue du territoire et le nombre élevé des organismes entraînèrent une procédure extrêmement compliquée. Pour vous mettre à même de comprendre si l’accusé Keitel, l’OKW, ou un autre service, peuvent être considérés comme responsables, les conditions relatives à la promulgation des ordres dans l’Est y sont exposées en détail. Je crois que si ce document est accepté comme preuve, il vous épargnera une perte de temps.
Monsieur le Président, M. Dodd et moi ne voyons aucune objection à ce que cette procédure soit utilisée et nous croyons qu’elle permettra aux membres du Tribunal d’avoir sous les yeux ces rapports imprimés.
Est-ce que le Dr Nelte compte lire ou simplement donner le résumé de ces affidavits ?
Je comptais simplement vous présenter ces affidavits, après avoir demandé à l’accusé s’ils ont bien été rédigés et signés par lui.
Et le Ministère Public, évidemment, a bien eu ces affidavits quelque temps entre les mains ?
Oui.
La même requête s’applique également, si je comprends bien, Sir David, à l’affidavit n° 5.
Oui.
Docteur Nelte, il conviendrait peut-être que vous donniez à ces dépositions des numéros à la suite des numéros de vos documents et que vous nous disiez aussi leurs dates, afin que nous puissions les identifier. Pouvez-vous nous donner les dates de ces affidavits ?
Me sera-t-il permis de régler la question au secrétariat durant la suspension d’audience ?
Oui. Le premier est daté du 8 mars, n’est-ce pas ? L’autre du 18 ? Docteur Nelte, vous pourrez leur donner des numéros durant la suspension.
Il est maintenant près de 1 heure et nous allons suspendre l’audience. Vous allez pouvoir numéroter ces documents. Est-ce sur eux que vous terminerez votre interrogatoire ?
Nous arrivons maintenant à la fin des cas particuliers. J’espère terminer au cours de cet après-midi. Monsieur le Président, je regrette, mais j’aurai encore à m’occuper des prisonniers de guerre et de certains autres cas particuliers. Je pense qu’il me faudra encore cet après-midi. Je crois que, dans l’intérêt même de l’accusé Keitel, je devrai limiter considérablement mon interrogatoire.
Désirez-vous lui poser des questions maintenant ?
Je pense — je ne sais si vous êtes de mon avis, Monsieur le Président — qu’il conviendrait de suspendre l’audience maintenant afin que je puisse mettre de l’ordre dans ces affidavits. Mais je n’en ai pas fini avec cet ensemble de problèmes.
L’audience est suspendue.