CENT DEUXIÈME JOURNÉE.
Lundi 8 avril 1946.

Audience de l’après-midi.

LE PRÉSIDENT

Un avocat a-t-il des questions à poser ?

Dr ALFRED SEIDL (avocat de l’accusé Hess et de l’accusé Frank)

Témoin, pouvez-vous vous rappeler si Hitler, lors de la première séance du cabinet, a indiqué le but de sa politique et le programme de son Gouvernement ?

TÉMOIN LAMMERS

Il a fait un très long discours au cours duquel les ministres sont individuellement intervenus. Quant aux détails, je me rappelle particulièrement que le Führer a dit, en premier lieu, qu’il pensait à supprimer le chômage et qu’il fallait absolument atteindre ce but. Puis, il a dit que l’Allemagne devait se relever économiquement et, enfin, très explicitement, qu’il fallait arriver à une révision du Traité de Versailles. Il fallait essayer d’en finir avec la diffamation de l’Allemagne, incluse dans le Traité de Versailles, et s’efforcer d’obtenir pour le Reich une égalité de droits avec les autres nations.

Et toutes ces revendications de Hitler furent explicitement formulées dans une déclaration gouvernementale. Je me souviens encore que, dans cette déclaration gouvernementale, il était particulièrement question de la protection du christianisme. Je n’ai plus les détails en mémoire mais, selon ma conviction, ce sont là les points principaux dont il s’agissait. Rien n’a été mentionné qu’il eût pu être jugé nécessaire de tenir secret et ce qui a été discuté a été presque complètement reproduit dans la presse, en tant que déclaration gouvernementale.

Dr SEIDL

Est-ce que Hitler, dans cette séance du cabinet, a dit qu’il voulait changer le régime gouvernemental et gouverner en dictateur ?

TÉMOIN LAMMERS

Hitler s’est prononcé dans ce sens que, jusque là, le système parlementaire avait fait faillite.

LE PRÉSIDENT

Vous parlez d’une séance de cabinet. A quelle date eut lieu cette réunion ?

TÉMOIN LAMMERS

Il s’agit de la première séance du cabinet au sujet de laquelle M. l’avocat m’a interrogé. C’était le 30 janvier 1933, le jour de la prise du pouvoir. Et le Führer a déclaré que le système de gouvernement jusqu’alors en vigueur avait échoué. Il a, en outre, expliqué que cet échec avait eu pour résultat d’obliger le Président du Reich à déclarer l’état d’exception, en vertu de l’article 48 de la Constitution de Weimar, à gouverner au moyen de décrets. Il a ajouté qu’il n’y avait d’autre solution que la création d’un gouvernement stable, un gouvernement qui durerait des années. Quant au reste, c’est-à-dire la façon dont ce gouvernement pourrait être créé, c’est avec le Président du Reich et avec le Reichstag qu’il fallait d’abord s’entendre.

Dr SEIDL

Témoin, est-ce que Hitler, à cette séance de cabinet, a dit qu’il accorderait à la NSDAP une situation privilégiée ?

TÉMOIN LAMMERS

II a dit que la NSDAP, en tant que parti le plus fort, devait avoir au gouvernement l’influence qui lui revenait de droit. Quant aux autres partis encore en présence et encore représentés dans le cabinet, le parti national allemand et le Stahlheim, il n’a jamais dit qu’il voulait les supprimer ou les interdire.

Dr SEIDL

Est-ce que Hitler, lors de cette première séance, a développé ses buts de politique extérieure, a-t-il dit en particulier que l’Allemagne devait être libérée définitivement des chaînes du Traité de Versailles et reprendre, dans la communauté des peuples, la place qui lui revenait ?

TÉMOIN LAMMERS

Oui, c’est ce que je viens de dire. C’était là le but de la politique extérieure du Reich que d’arriver à une révision totale du Diktat de Versailles.

Dr SEIDL

Hitler a-t-il dit également que pour atteindre ces buts de politique extérieure, il fallait accepter le risque d’une nouvelle guerre, peut-être même d’une guerre préventive ?

TÉMOIN LAMMERS

Autant que je sache ou m’en souvienne, il n’a pas été question de guerre. Jamais, en tout cas, d’une guerre préventive ou d’une guerre d’agression.

Dr SEIDL

Témoin, est-ce que Hitler, dans les temps qui suivirent, lors de séances de cabinet ou à l’occasion de nouvelles réunions, plénières ou non, de ses ministres, leur a fait un exposé de ses vues politiques ?

TÉMOIN LAMMERS

Non, un plan total, autre que celui que je viens de mentionner, m’est inconnu. Ni à cette séance, ni aux réunions postérieures, Hitler n’a développé de plan total, non plus, à mon sentiment, que de plans d’ensemble ou de larges vues, il n’en a jamais parlé en détail, ni même fait mention.

Dr SEIDL

Témoin, qu’est-ce qui a décidé Hitler à nommer Hess représentant du Führer de la NSDAP et à faire de lui un ministre du Reich ?

TÉMOIN LAMMERS

Je suis convaincu que le Führer a fait de Hess son adjoint parce que, en qualité de chancelier, il ne voulait plus s’occuper des affaires du Parti et qu’il fallait qu’il eût un responsable pour la conduite technique du Parti.

Le Führer a nommé Hess ministre pour créer une liaison entre le Parti et l’État, afin qu’il y eût un homme dans le cabinet qui fût à même d’y représenter les désirs et le point de vue du Parti. Peut-être a-t-il eu alors en vue ce qui est devenu loi par la suite, c’est-à-dire un front unique entre le Parti et l’État.

Dr SEIDL

Témoin, le Haut Commandement était-il en contact avec le Gouvernement et l’État-Major du Parti, premièrement, avant la prise du pouvoir et, deuxièmement, après la prise du pouvoir ?

TÉMOIN LAMMERS

Autant que je sache, le contact entre le Parti et le Haut Commandement n’existait pas comme tel. Il n’a pu s’établir que par des prises de contact personnelles entre tel membre du Parti et tel général. Après la prise du pouvoir, j’eus l’occasion d’être présent lorsque le Führer, au début de février 1933, se fit présenter les grands chefs, les commandants en chef. A cette occasion, j’ai eu l’impression que le Führer ne les connaissait pas pour la plupart. Ils lui ont tous été présentés ; j’étais à côté de lui et j’ai eu l’impression qu’il ne connaissait que très peu d’entre eux.

Naturellement, après la prise du pouvoir, les rapports entre les chefs du Parti et les généraux devinrent plus étroits, le Parti faisant de plus en plus partie intégrante de l’État. Mais je tiens cependant à spécifier que les relations générales entre le Parti, notamment entre les dirigeants du Parti et les chefs politiques du Parti d’une part, et les grands chefs militaires et autres généraux, d’autre part, n’avaient qu’un caractère officiel et n’allaient jamais au-delà de ce que l’on appelle des relations mondaines, à l’occasion desquelles on se rencontre, lors de réceptions, de manifestations officielles, etc. Pas plus étroites à mon sentiment, n’ont été les relations entre le Directoire du Reich et le Corps des chefs politiques d’une part, et les généraux de l’autre.

Dr SEIDL

Témoin, n’y a-t-il pas eu quelque chose de changé à ce genre de relations, lorsque Hitler devint chef de l’État et chef suprême de l’Armée ?

TÉMOIN LAMMERS

Autant que les généraux entrent en considération, mon opinion est que rien d’essentiel n’a changé, car les généraux ne voyaient pas en lui le chef du Parti, mais le chef de l’État, comme aussi le Chef suprême de l’Armée ; c’est pourquoi ils n’ont pas cru devoir établir des relations particulièrement étroites avec lui.

Dr SEIDL

Témoin, y eut-il des réunions ou discussions communes sur les objectifs politiques, entre le Gouvernement, les dirigeants du Parti et le Haut Commandement ?

TÉMOIN LAMMERS

II ne peut être question de telles réunions ou discussions. Elles n’ont jamais eu lieu. C’eût été impossible, déjà en raison de l’étendue des questions à traiter.

Dr SEIDL

Témoin, est-ce que les membres du Gouvernement, de la direction du Parti et du Haut Commandement étaient en situation, quant aux questions d’une importance vitale pour la nation, en particulier celles traitant de la paix ou de la guerre, de pouvoir prendre position vis-à-vis de Hitler ?

TÉMOIN LAMMERS

En général, ces trois organes, si je peux m’exprimer ainsi, étaient dans l’impossibilité de prendre position, car ils n’avaient aucun rapport entre eux. Mais, en outre, chacun d’eux, direction du Parti, Gouvernement et Haut Commandement, ne pouvait pas prendre position et cela, pour la simple raison que les objectifs du Führer, aux points de vue économique, politique et militaire, ne leur étaient certes pas connus. Alors, comment aurait-il été question, pour eux, de prendre position ? Ils étaient tout simplement surpris par le fait accompli ; et une prise de position, après coup, n’eût pu être considérée que comme une ingérence inopportune dans la politique du Führer.

Dr SEIDL

Ainsi donc, un plan d’ensemble politique de Hitler, dans lequel les principales personnalités du régime auraient joué un rôle actif n’a jamais existé, et il ne pouvait, en conséquence, être, en aucune façon, question d’une conjuration ?

TÉMOIN LAMMERS

Je ne sais rien d’un semblable plan d’ensemble. Mais je puis vous assurer que la grande majorité des ministres n’ont pas su le premier mot d’un quelconque plan d’ensemble de Hitler. Jusqu’à quel point le Führer a-t-il initié un tel ou un tel à un plan d’ensemble, je l’ignore, car je n’étais pas présent. Peut-être a-t-il parlé avec celui-ci ou avec celui-là, appartenant soit au Parti, soit au Gouvernement, soit au Haut Commandement, de plans quelconques. Mais qu’a-t-il été discuté ? Si, en pareil cas, ils ont approuvé le Führer ou l’ont désapprouvé, c’est ce que je ne sais pas. Je ne peux non plus savoir si, peu avant l’exécution d’importants projets politiques, comme, par exemple, l’entrée en Tchécoslovaquie ou quelque chose de semblable, ils ont encore pu en délibérer avec le Führer, s’ils l’ont approuvé ou l’en ont dissuadé, ou s’ils se sont simplement inclinés devant un ordre qu’ils devaient mettre à exécution.

Dr SEIDL

Si je vous comprends bien, témoin, vous voulez nous dire manifestement que Hitler a pris seul toutes les décisions importantes ?

TÉMOIN LAMMERS

Toutes les graves décisions politiques ont été indubitablement prises par lui seul, tout au plus avec l’assistance de quelques personnalités peu nombreuses, mais jamais avec la participation du Gouvernement. Car le Gouvernement, si je peux entrer dans quelques détails... Lorsque nous avons quitté la Société des Nations, ce fut la dernière fois que Hitler informa le Gouvernement avant d’agir. Puis survint, en tant qu’événement important, l’entrée en Rhénanie. Le Gouvernement fut informé que nous nous retirions de la Société des Nations ; il en avait déjà été informé. De l’entrée en Rhénanie, personne ne fut averti. Ce n’est que lorsqu’elle eut été accomplie, que le cabinet en fut avisé par le Führer. Lors de l’entrée des troupes en Autriche, dans le pays des Sudètes, à Prague, avant l’ouverture des hostilités en Pologne, avant les autres campagnes contre la Norvège, la France, la Russie, etc., le Gouvernement n’a été ni consulté par le Führer, ni informé après coup, de sorte que parmi tous les ministres, régnait une certaine humeur de n’avoir aucunement été instruits de projets de cette importance, qui entraînaient aussi certaines conséquences pour l’administration civile et de voir le Gouvernement mis ainsi devant le fait accompli. Je ne peux donc que confirmer que le Führer ait pris seul ces décisions, et j’ignore jusqu’à quel point il a pu s’en entretenir en particulier avec chacun de ces messieurs. En somme, la grande majorité des ministres n’a pas été informée et, d’une façon générale, ne l’a été que comme tout lecteur de journaux ou auditeur de la radio. Celui-ci ou celui-là a pu, parfois comme moi-même, avoir connaissance de telles actions quelques heures avant qu’elles ne fussent communiquées à la presse. Une consultation préalable par le Führer, non plus qu’une information, n’a jamais eu lieu.

Dr SEIDL

Je vous serais cependant obligé de me dire comment il a pu se faire que tous les pouvoirs du Gouvernement soient ainsi passés au Führer ?

TÉMOIN LAMMERS

Cette transmission des pouvoirs s’est accomplie par une sorte de coutume, qui s’est peu à peu développée.

Dr SEIDL

Lentement, je vous prie.

TÉMOIN LAMMERS

Tout d’abord, le Führer et le Gouvernement ont obtenu, par la loi du Reichstag sur la délégation des pouvoirs au chancelier, l’autorisation de modifier la Constitution. Le Gouvernement en a fait usage par la voie de la législation formelle. Il en a été fait usage également par la tolérance tacite, par la voie de la création d’un droit coutumier, comme il est d’ailleurs reconnu dans tous les pays. C’est ainsi qu’au cours des premières années, de même que plus tard, s’est développé un droit coutumier tel, que le Führer agissait avec beaucoup plus d’indépendance qu’il n’en aurait eu selon la constitution de Weimar. Dès le début, il a retiré au cabinet toutes les grandes questions politiques.

Déjà en 1933, et aussi en 1934 lorsque Hindenburg vivait encore, le Führer ne désirait pas que des questions de politique générale fussent traitées au cabinet, par un ministre quelconque. J’ai, à plusieurs reprises, fait savoir à différents ministres qu’ils devaient renoncer à mettre en discussion, en séances de cabinet, des questions qui n’étaient pas immédiatement de leur ressort. J’ai, par exemple, dû faire une communication de ce genre aux ministres qui voulaient traiter la politique religieuse. Il me fut interdit de porter des questions de politique générale à l’ordre du jour d’une séance de cabinet. Et si, malgré tout, un ministre entamait une question politique au cours d’une réunion, alors, le plus souvent le Führer prenait lui-même la parole, le réduisait au silence ou le renvoyait à un entretien privé. Et cela ne fit que s’accentuer par la suite. Lorsque, après la mort de Hindenburg, le Führer devint Chef de l’État, de tels débats furent exclus. Ils ne devaient même plus être discutés au cabinet. Les ministres ne devaient même plus avoir le sentiment d’être ministres. Je dus, à plusieurs reprises, de la part du Führer, faire savoir à quelques-uns d’entre eux qu’ils devaient s’abstenir de prendre position à ce sujet en séance de cabinet.

Alors, vint l’époque que je vous ai déjà décrite des grands actes politiques et il n’y eut plus du tout de séances de cabinet. Dès lors, le Führer a agi seul. Toutes les déclarations faites au nom du Gouvernement, c’est lui qui les a transmises, sans lui demander son avis au préalable. Je dois reconnaître que les membres du cabinet se sont souvent plaints d’un tel état de choses, mais sans pouvoir fléchir la volonté du Führer.

Ainsi, graduellement, le pouvoir gouvernemental — si j’entends le mot Gouvernement tel qu’on le conçoit dans le Droit anglo-saxon comme « government » — disparut en tant que tel, et il n’y a plus eu depuis 1936 de Gouvernement composé d’un chancelier et des ministres, c’est-à-dire un collège gouvernemental. Le Führer était le Gouvernement et il avait le pouvoir en mains. On va naturellement dire : il n’aurait pas dû avoir le pouvoir en mains. A cela, je ne peux que répondre : ce fut peut-être une erreur, ce fut peut-être une sottise, mais ce ne fut pas un crime. Ce fut une évolution politique, comme il s’en est produit fréquemment dans l’Histoire. Permettez-moi de rappeler que dans l’ancienne Rome, lorsque le Sénat avait le pouvoir, et qu’alors...

LE PRÉSIDENT

Le Tribunal ne désire pas entendre une description historique de l’ancienne Rome.

TÉMOIN LAMMERS

Certainement.

Dr SEIDL

Témoin, vous avez décrit le développement de la transmission du pouvoir à Hitler ?

TÉMOIN LAMMERS

Oui, mais pas complètement.

Dr SEIDL

Je vous prie d’en poursuivre le récit. Quant à vos descriptions...

LE PRÉSIDENT

Nous en avons assez entendu. Nous avons bien compris, d’après ses explications, que Hitler a usurpé tout 1 pouvoir et avant tout, ne tolérait aucune discussion. Ce qu’il a dit est absolument clair.

Dr SEIDL

Oui. Témoin, je vous prie de répondre encore à une dernière question sur ce sujet. Veuillez nous dire, s’il vous plaît, si, comme ministre et en votre qualité de chef de la chancellerie, vous avez considéré comme légale l’évolution que vous venez de dépeindre ?

TÉMOIN LAMMERS

J’ai considéré cette évolution, avant tout, avec les yeux d’un professeur de droit constitutionnel. J’ai également traité ces questions avec Hitler à différentes reprises et je tiens cette évolution pour absolument légale, et je puis, si on le désire, l’exposer en détail et cela, en particulier, en vertu de la loi relative aux pleins pouvoirs, qui est bien connue, et de lois ultérieures grâce auxquelles le Gouvernement a obtenu ces pouvoirs, étant ainsi en situation de les détourner en faveur du Führer, et de cette façon...

LE PRÉSIDENT

Docteur Seidl, l’intérêt du Tribunal n’est pas de savoir si cela était légal ou non. Ce qui intéresse le Tribunal, c’est de .savoir si des crimes ont été commis envers d’autres nations. Il va de soi que nous ne voulons pas entrer dans de tels détails.

Dr SEIDL

Oui, mais le principal chef d’accusation est le premier de l’Acte d’accusation ; or, il a trait à la prétendue conspiration invoquée par le Ministère Public.

LE PRÉSIDENT

Le principal chef d’accusation ne tend pas à connaître si, d’après le Droit allemand, il était admissible que Hitler fût autorisé à s’emparer des prérogatives du Gouvernement Dans l’Acte d’accusation ne figure aucun chef de cette sorte.

Dr SEIDL

Témoin, je passe maintenant à quelques questions concernant l’accusé Dr Frank.

Depuis quand connaissez-vous le Dr Frank ? Quelles fonctions exerçait-il jusqu’à l’ouverture des hostilités ?

TEMOIN LAMMERS

J’ai connu M. Frank au cours de l’année 1932. Si je comprends bien, vous parlez de son activité jusqu’à la déclaration de guerre ?

Dr SEIDL

Jusqu’à l’ouverture des hostilités.

TÉMOIN LAMMERS

Il était d’abord, dans le Parti, chef du service juridique du Parti ; ensuite, il fut chef de l’Association des juristes nationaux-socialistes qui devint plus tard le Rechtswahrer-bund. Il fut alors membre du Reichstag et, lors de la prise du pouvoir en 1933, il devint ministre de la Justice de Bavière. Il fut nommé en même temps Commissaire du Reich pour la réforme judiciaire. Ensuite, je ne sais en quelle année, il devint ministre du Reich sans portefeuille. Il était président de l’Académie de Droit allemand ; enfin il est devenu Gouverneur Général.

LE PRÉSIDENT

Tout ceci nous a déjà été prouvé plus d’une fois et nous n’avons pas besoin de l’entendre du Dr Lammers.

Dr SEIDL

Je peux poser une autre question : témoin, quelles étaient les relations existant entre Frank et Hitler ?

TÉMOIN LAMMERS

Les relations entre eux deux étaient au début, je peux dire bonnes, correctes, mais pas particulièrement étroites. Frank ne faisait pas partie, pendant toute cette période, des gens que l’on considérait comme les conseillers les plus intimes du Führer.

Dr SEIDL

Quelle a été l’attitude du Dr Frank vis-à-vis de l’État policier et des camps de concentration ?

TÉMOIN LAMMERS

Frank, à plusieurs reprises, a prononcé des discours publics dans lesquels il se posait en partisan d’un État constitutionnel, du Droit et de la Loi, et en adversaire de l’État policier, et aussi, sans employer un langage vulgaire, il a toujours pris position contre la détention dans les camps de concentration, parce que cette détention ne reposait sur aucun fondement juridique. Et les discours qu’il a tenus lui ont souvent amené, à plusieurs reprises, un sévère désaveu du Führer, de sorte que, finalement, je reçus mission du Führer de lui interdire de prononcer des discours, et la publication de ses discours fut également interdite. A la fin, cette activité de Frank, qui l’avait amené à se prononcer pour un État constitutionnel, lui coûta son poste de directeur du service juridique du Parti.

Dr SEIDL

N’est-ce pas également pour ces motifs qu’il fut révoqué en tant que président de l’Académie de Droit allemand ?

TÉMOIN LAMMERS

Oui, en même temps que de son poste de président de l’Association des juristes allemands.

Dr SEIDL

Une autre question : est-ce que le Dr Frank, en sa qualité de Gouverneur Général, jouissait d’un pouvoir de quelque envergure ou bien sa position n’était-elle pas plutôt, à beaucoup d’égards, quelque peu effritée ?

TÉMOIN LAMMERS

II est facile de se rendre compte, à priori, que la position de Frank était à bien des égards très diminuée, et cela pour maintes raisons. Tout d’abord, et cela va de soi, par la Wehrmacht. C’est elle, pourtant, qui l’a le moins gêné, car, dans les territoires occupés, les commissaires du Reich ne faisaient pas partie du Haut Commandement. La séparation était bien nette. D’autre part, Göring, en sa qualité de Commissaire au Plan de quatre ans, jouissait de pouvoirs très étendus, tant au nom du Parti qu’à celui de l’État, dans toutes les régions occupées, donc également au Gouvernement Général. Il était donc habilité, non seulement à donner des instructions au Gouverneur Général, mais aussi, si c’était nécessaire, surtout dans l’intérêt général, à contrecarrer ses propres ordonnances et même à les supprimer.

En outre, les pouvoirs du Gouverneur Général étaient encore fortement restreints par la Police elle-même, en ce sens que Himmler, en sa qualité de chef de la Police allemande, disposait du pouvoir d’agir immédiatement, quitte à se mettre d’accord, il est vrai, avec le Gouverneur Général, ce qui n’a pas toujours été le cas. De plus, l’autorité du Gouverneur Général a encore subi une atteinte du fait que Himmler était Commissaire du Reich pour l’affermissement de la communauté ethnique et, en cette qualité, pouvait réaliser les transferts de populations et le faisait sans même demander l’avis du Gouverneur Général. D’autre part, le Commissaire général à la main-d’œuvre fut également favorisé, bien que, à mon avis, son ingérence fut des moindres, car le Gauleiter Sauckel s’était, autant que possible, mis d’accord au préalable avec les autorités locales. Enfin, de la part du ministre Speer, du point de vue armement et technique, des réserves étaient formulées, de même que pour les postes, les chemins de fer, etc. Voici à peu près en quoi consistaient les restrictions au pouvoir de Frank.

Dr SEIDL

Quelle fut, d’après vos propres observations, l’attitude de Frank vis-à-vis des populations polonaise et ukrainienne, et quelle politique a-t-il tenté d’imposer ?

TÉMOIN LAMMERS

A mon avis, Frank a toujours essayé de pratiquer une politique de modération et de créer en Pologne une ambiance amicale. Fréquemment, il n’a pu cependant y parvenir et cela parce que les pouvoirs de police de Himmler, lors des évacuations et des transferts de populations, ’étaient tellement prépondérants que ses mesures et ses intentions se trouvaient entravées. Il lui fut difficile de s’imposer.

Dr SEIDL

Le Dr Frank s’est-il chargé de tentatives de germanisation, ou plutôt, ne s’est-il pas opposé à la politique de Himmler quant au transfert des populations, là où c’était possible ?

TÉMOIN LAMMERS

Même si Frank a eu des intentions de germanisation, je ne le croirais pas assez insensé pour avoir voulu faire des Allemands avec des Polonais. Il est vraisemblable qu’il a essayé de ramener à la mentalité allemande les descendants de familles allemandes en Pologne.

Quant aux transferts de population, il a eu beaucoup de difficultés, car on ne l’a nullement pressenti et, de cette façon, quantité de gens furent introduits dans le Gouvernement Général, sans autre forme de procès. J’étais absolument d’accord avec lui à ce sujet. J’ai aussi représenté au Führer, à plusieurs reprises, que ces transferts massifs de populations ne pouvaient se faire en une fois sans l’assentiment du Gouverneur Général et que celui-ci ne pouvait gouverner s’il n’était pas informé auparavant de ces mesures et n’avait aucune influence à ce sujet.

Dr SEIDL

Témoin, vous avez dit précédemment que toute la Police de sûreté et le SD du Gouvernement Général étaient sous les ordres de Himmler et des chefs des SS et de la Police. Le Gouverneur Général Frank n’a-t-il pas essayé de protester contre la politique de force de ces deux hommes et d’y remédier ?

TÉMOIN LAMMERS

A plusieurs reprises, il s’est plaint à moi en me priant de transmettre ces plaintes au Führer, ce qui ne m’était possible que partiellement. Mais sur un point, pourtant, nous voulûmes absolument lui venir en aide. Au Gouvernement Général, on organisa plus tard un secrétariat d’État à la sûreté sous les ordres du chef de la Police et des SS, Krüger. Cela n’a duré que cinq ou six semaines, parce que des divergences de vues se sont de nouveau manifestées. Le secrétaire d’État Krüger disait : « Je reçois mes ordres de Himmler ». Quand le Gouvernement Général se plaignait, il recevait de Himmler la réponse suivante : « Ce sont des choses sans importance, il faut tout de même que je puisse les ordonner directement ». Le Gouverneur Général disait alors : « Mais pour moi, ce ne sont pas des choses sans importance, ce sont des choses très importantes, au contraire ». De sorte que la voie hiérarchique et la collaboration n’étaient pas observées et il est compréhensible que M. Frank se trouvait dans une situation très difficile, du fait de la Police.

Dr SEIDL

Est-il exact que le Gouverneur Général, à plusieurs reprises, par écrit et verbalement, ait donné sa démission ? Quels en furent les motifs ?

TÉMOIN LAMMERS

Plusieurs fois Frank a menacé de s’en aller, et ceci à cause des conflits qui s’élevaient entre Himmler et lui, parce que, dans ces conflits, on ne lui donnait jamais raison et qu’auprès du Führer, c’était toujours Himmler qui était approuvé. Plusieurs fois, des intentions ou des offres de démission m’ont été adressées, que je ne devais même pas présenter au Führer. Je lui ai parlé des- intentions de départ du Gouverneur Général, et le Führer, plusieurs fois, a refusé la démission de Frank.

Dr SEIDL

Savez-vous que le Reichsführer SS Himmler a intrigué en vue du départ de Frank ?

TÉMOIN LAMMERS

Le Reichsfùhrer Himmler était personnellement, sans aucun doute, un adversaire de Frank ; j’ai tout lieu de supposer, d’après certaines réflexions désobligeantes de Himmler, que celui-ci aurait envisagé d’un œil favorable le départ de Frank. Le Reichsleiter Bormann, qui n’était pas non plus très bien disposé à son égard, a agi dans le même sens.

Dr SEIDL

De qui dépendaient, dans le Gouvernement Général, les camps de concentration, et qui était responsable de leur organisation et de leur administration ?

TÉMOIN LAMMERS

Les camps de concentration étaient sous les ordres de Himmler, et ses services et organismes répondaient de leur administration et de leur organisation. C’était un service économique des SS, je crois, qui s’occupait de leur administration, mais les camps de concentration en eux-mêmes étaient sous les ordres de Himmler.

Dr SEIDL

Quel était le responsable de toutes les questions relatives à la politique dite juive dans le Gouvernement Général ?

TÉMOIN LAMMERS

Dans les régions occupées, la politique juive, pour toutes les questions d’importance, était dirigée par Himmler. Naturellement, le Gouverneur Général était aussi habilité à faire cette politique, comme aussi à prendre les mesures dirigées contre les Juifs par exemple, celles prises dans le cadre de la lutte contre le typhus, ainsi que les dispositions concernant leur signalement extérieur. Toutes les mesures personnelles étaient proposées par la Police au Gouverneur Général. Mais l’essentiel de la politique des questions juives, comme je l’ai appris plus tard, était entre les mains de Himmler seul, qui avait reçu ses pleins pouvoirs du Führer.

Dr SEIDL

Est-il exact que le Gouverneur Général, dès 1940, se plaignait constamment de l’activité du Polizeiführer Krüger ?

TÉMOIN LAMMERS

Je puis vous le confirmer, cela s’est produit fréquemment. Tout particulièrement du fait que les SS et les tribunaux de Police s’attribuaient des droits qu’ils ne possédaient nullement dans le Gouvernement Général, ce qui eut pour conséquence le retrait des autorités compétentes du Gouvernement Général. Puis sont survenues les exécutions d’otages. Il s’en est plaint souvent. A ce propos, je remarque que toutes les plaintes qu’il m’adressait ne l’étaient pas à ma propre personne, mais à seule fin qu’elles fussent transmises par mes soins au Führer.

Dr SEIDL

Est-il exact que le Gouverneur Général a continuellement protesté contre les prétentions exorbitantes du Reich envers le Gouvernement Général, notamment en ce qui concerne les livraisons de céréales ?

TEMOIN LAMMERS

II a élevé de nombreuses plaintes mais ses redevances ont été quand même augmentées. Il les a le plus souvent satisfaites, ce qui a dû lui être particulièrement difficile.

Dr SEIDL

Savez-vous que le Gouverneur Général a protesté contre la réquisition des objets d’art par les organisations de Himmler ?

TÉMOIN LAMMERS

Oui, je n’en ai qu’un faible souvenir. Il est possible qu’il ait protesté contre l’enlèvement d’objets d’art, mais je ne me rappelle aucun détail.

Dr SEIDL

Une dernière question maintenant : est-il exact que le Gouverneur Général ait fait, dès 1940, des propositions pour que soient améliorées les conditions de vie du peuple dans le Gouvernement Général, dans de nombreuses lettres adressées au Führer et que, beaucoup plus tard, le Führer ait reconnu le bien-fondé de la politique préconisée par le Dr Frank ?

TÉMOIN LAMMERS

M. Frank s’est fréquemment élevé contre une politique d’exploitation et s’est prononcé pour une politique constructive du point de vue culturel également. Il avait proposé, par exemple, que l’on accordât aux autorités attachées au Gouvernement, de même qu’aux commandants de districts, des conseillers polonais, mais on le lui refusa. Il s’était prononcé pour la création de lycées, de séminaires et autres institutions culturelles, mais tout cela lui a été refusé.

Un jour, il a adressé un long mémoire sur une organisation polonaise appelée « La Charrue et l’Épée » qui s’était proposé de collaborer avec les Allemands. Frank soumettait alors des propositions détaillées dans ce mémorandum, précisant que l’on ne pourrait inciter les Polonais à collaborer que si on les y encourageait. Mais toutes ces suggestions émanant de Frank ont été refusées par Hitler. Il n’est pas exact de dire, Monsieur l’avocat, que finalement le Führer ait donné son approbation. Au contraire, le Führer a tout refusé, sans exception.

Dr SEIDL

Je n’ai plus d’autres questions à poser.

Dr ALFRED THOMA (avocat de l’accusé Rosenberg)

Par un décret du 17 juillet 1941, l’accusé Rosenberg a été nommé ministre du Reich pour les territoires occupés de l’Est. Pourriez-vous, s’il vous plaît, dire au Tribunal, très brièvement, par quels décrets ses attributions ont été restreintes ?

TÉMOIN LAMMERS

Je peux vous répondre très brièvement en me répétant, car il s’agit des mêmes restrictions que celles imposées au Gouverneur Général, et que je viens d’énumérer. Je dois cependant y ajouter ceci : la position du ministre Rosenberg s’est d’autant plus aggravée que les divergences d’opinion qui ont surgi entre lui et le ministre Goebbels au sujet de la propagande lui ont nui considérablement. Car, de l’avis du Führer, Rosenberg devait pratiquer la politique de l’Est et Goebbels faire la propagande, ce qu’il n’a jamais été possible de concilier. Il y avait de grandes divergences de vues entre Rosenberg et Goebbels, qui ne purent être atténuées qu’après de longues négociations ; le résultat fut cependant médiocre, et ces divergences, à peine étaient-elles atténuées, qu’elles se manifestaient à nouveau au cours des semaines suivantes. En outre, une nouvelle restriction, s’ajoutant à celles infligées au Gouvernement Général, naquit du fait que M. Rosenberg se vit adjoindre, pour les régions occupées de l’Est, deux commissaire du Reich, le commissaire Lohse et le commissaire Koch.

Dr THOMA

J’y reviendrai plus tard. Vous souvenez-vous qu’avant ce décret du 17 juillet 1941 il y eut une conversation, la veille, chez le Führer, et que, dès le début, Rosenberg se serait plaint de ce que son ministère n’avait pas de pouvoirs de Police et que toute l’autorité de la Police était transmise à Himmler ?

TÉMOIN LAMMERS

M. Rosenberg n’était évidemment pas du tout d’accord avec Himmler, et il a élevé des protestations, mais sans succès : les affaires de Police étaient réglées d’une façon identique, une fois pour toutes, ici comme dans les autres régions occupées. Le Führer ne voulut pas en démordre.

Dr THOMA

Dans les instructions générales aux commissaires du Reich, il est dit que le chef de la Police et des SS devait être personnellement et directement flous les ordres du commissaire du Reich. Est-ce que cela signifiait que le chef de la Police pouvait également donner des ordres au commissaire du Reich, dans le domaine de ses attributions ?

TÉMOIN LAMMERS

Normalement non, c’est Himmler qui s’était réservé ce rôle. Le chef de la Police et des SS était tenu de se mettre en rapport avec le commissaire du Reich et, naturellement, de prendre en considération ses directives politiques, mais non celles qui revêtaient un caractère technique.

Dr THOMA

Non les techniques ? Je voudrais vous prier de bien vouloir dire au Tribunal, mais très brièvement, quelle fut la conception politique de Rosenberg depuis le début jusqu’à la fin, en matière de traitement des populations de l’Est.

TÉMOIN LAMMERS

A mon avis, il a toujours voulu poursuivre une politique modérée. Il était sans aucun doute l’adversaire d’une politique d’extermination et de la politique de déportations qui fut si souvent prônée. Il s’est donné la peine, par une ordonnance, de remettre de l’ordre en matière agricole, de remettre au point les questions scolaires, religieuses, universitaires, etc. Il n’y est arrivé que difficilement, parce que l’un des deux commissaires du Reich, le nommé Koch, en Ukraine, s’est opposé aux mesures préconisées par Rosenberg. Je dirais même que, sous ce rapport, il n’a pas obtempéré aux ordres de Rosenberg.

Dr THOMA

Je parle maintenant de la conception politique d’ensemble. Rosenberg ne vous a-t-il jamais confié qu’il entrevoyait la possibilité d’amener les populations de l’Est à l’idée d’une certaine autonomie, et de la leur accorder par la suite ?

TÉMOIN LAMMERS

Je peux vous répondre affirmativement.

Dr THOMA

Vous a-t-il également dit qu’il avait l’intention d’étendre aussi aux territoires de l’Est le droit de libre disposition ?

TÉMOIN LAMMERS

S’il l’a fait sous cette forme, je ne le sais pas exactement. Mais, de toute façon, il était pour l’établissement d’une certaine indépendance des peuples de l’Est.

Dr THOMA

Donc d’une autonomie. Et l’octroi d’avantages culturels à ces peuples de l’Est lui était-il particulièrement cher ?

TÉMOIN LAMMERS

Oui, cela l’intéressait particulièrement parce qu’il s’était occupé de l’enseignement, de l’Église et des universités.

Dr THOMA

Est-ce que cela peut être la cause du conflit qu’il a eu avec le commissaire du Reich Koch ?

TÉMOIN LAMMERS

Cela et beaucoup d’autres choses. Koch était avant tout l’adversaire déclaré d’une politique agraire, politique que Rosenberg considérait comme spécialement favorable aux buts poursuivis, et que Koch sabotait.

Dr THOMA

Pouvez-vous encore citer d’autres domaines dans lesquels Koch a fait des difficultés à Rosenberg ?

TÉMOIN LAMMERS

Je n’en vois pas pour le moment.

Dr THOMA

Savez-vous qu’on en est arrivé à une terrible discussion lorsque vous avez eu mission de vous entremettre, de concert avec Bormann, et qu’alors Rosenberg a refusé et a exigé que l’affaire fût portée devant le Führer ?

TÉMOIN LAMMERS

Les divergences de vues entre Rosenberg et Koch étaient innombrables. Elles rempliraient des volumes entiers. Le Führer avait donné l’ordre à Bormann et à moi-même de faire une enquête sur la question. Il a fallu y employer bien des semaines. Mais, après l’enquête, je peux dire que jamais on n’est parvenu à obtenir une décision du Führer. Le Führer a toujours retardé sa décision. Une fois — c’est peut-être le fait auquel vous faites allusion, Monsieur l’avocat — les divergences ont été si graves que le Führer a fait venir Rosenberg et Koch et, au lieu de trancher le différend et de prendre une décision objective pertinente, il a eu recours à un jugement de Salomon : ces deux messieurs devaient se rencontrer une fois par mois et se mettre d’accord. C’était, naturellement, une solution qui, pour Rosenberg, en tant qu’autorité supérieure, était inacceptable, car il lui eût fallu, pour chaque cas, se mettre d’accord avec un inférieur, le commissaire du Reich. Pratiquement, d’ailleurs, la chose était à peine réalisable. Tout d’abord, ces messieurs se sont peut-être rencontrés une fois ou deux, et, en outre, au cours de ces rencontres, une entente n’a jamais pu se faire. Finalement, c’est Koch qui a obtenu gain de cause auprès du Führer.

Dr THOMA

Comment cela s’est-il manifesté ?

TÉMOIN LAMMERS

Du fait que le Führer n’a pris aucune décision quant aux plaintes formulées par Rosenberg qui, à mon avis, étaient justifiées. C’est pourquoi les choses en restèrent là, telles que Koch les avaient exposées.

Dr THOMA

L’accusé Rosenberg prétend que le résultat en a été qu’il fut prié par Hitler de s’en tenir au strict nécessaire en ce qui concernait l’administration des territoires de l’Est. Est-ce exact ?

TÉMOIN LAMMERS

C’est à peu près ce qu’a ordonné le Führer. Tous deux avaient d’ailleurs renoncé à une entente réciproque, lors d’une affaire au sujet de laquelle le Führer avait manifesté quelque hésitation.

Dr THOMA

Mais alors comment les rapports de Rosenberg vis-à-vis du Führer ont-ils évolué ? Quand a eu lieu la dernière entrevue entre Rosenberg et Hitler ?

TEMOIN LAMMERS

Autant que je sache, M. Rosenberg est venu pour la dernière fois voir le Führer en 1943, et, déjà avant, il avait eu de grandes difficultés à parvenir jusqu’à lui. Il n’y a pas souvent réussi.

Dr THOMA

Est-ce que cette situation tendue n’a pas amené Rosenberg à solliciter son renvoi, en automne 1940 ?

TÉMOIN LAMMERS

Oui, mais ce n’était pas précisément une demande formelle, le Führer les ayant interdites. Rosenberg prétendait que s’il ne pouvait plus conduire les affaires à la satisfaction du Führer, il demandait alors qu’on lui rendît sa liberté. En fait, le résultat équivalait à une demande de démission.

Dr THOMA

Voulez-vous exprimer au Tribunal dans quelle mesure Rosenberg avait une influence sur la population des territoires occupés et s’il en était aimé. Est-il exact que de nombreuses autorités ecclésiastiques des territoires occupés de l’Est lui ont adressé des télégrammes de remerciements pour son attitude de tolérance et parce qu’il avait autorisé le libre exercice de leur culte ?

TÉMOIN LAMMERS

Cela n’a été porté à ma connaissance que par des confidences personnelles, d’ailleurs superficielles. Il se peut qu’il m’ait raconté quelque chose de semblable.

Dr THOMA

J’ai encore une question à vous poser : au cours de ce Procès on a mentionné fréquemment que l’entourage militaire de Hitler le considérait comme un génie militaire. Qu’en était-il dans le secteur administratif ? Hitler était tout d’abord législateur suprême, chef suprême du Gouvernement et chef de l’État. A-t-il été également soutenu par son entourage administratif, qui aurait approuvé comme justes toutes ses décisions et reconnu qu’il accomplissait là quelque chose d’extraordinaire ? Ou bien qui l’y a aidé ?

TÉMOIN LAMMERS

Dans ce domaine également, le Führer jouissait d’une facilité d’assimilation véritablement surprenante et, presque toujours, avait une exacte notion des choses. Il fit souvent usage de cette facilité qu’il avait de fixer lui-même, dans les grandes lignes, ce qui avait trait à la législation et à l’administration. Il appartenait alors aux exécutants, c’est-à-dire le ministre et moi en partie, de formuler de façon appropriée, les tendances et les idées fondamentales esquissées par le Führer. S’il y avait parfois matière à discussion, le Führer, le plus souvent, tenait compte des objections quand elles ne heurtaient pas ses principes. Ainsi, quand il s’agissait de sévérité, d’atténuation ou d’accentuation des mesures prises et que cela était nécessaire, ou de questions de forme, il y consentait souvent. Mais jamais quand on heurtait de front une de ses idées fondamentales. On aurait rencontré de grandes difficultés.

Dr THOMA

Oui, mais dans les cas particuliers, est-ce que tout était alors réglé par lui d’une façon objective, ou bien était-il en quelque sorte arrêté par les buts déterminés qu’il poursuivait ?

TÉMOIN LAMMERS

II ne lui a jamais été fait beaucoup de rapports oraux. Normalement, dans les dernières années, je faisais un rapport toutes les six ou huit semaines, c’est-à-dire six ou huit fois par an, dix peut-être au plus. Nous ne pouvions guère, en conséquence, discuter longuement les problèmes. En général, le Führer, pour les questions administratives, laissait faire ses ministres.

LE PRÉSIDENT

Nous avons entendu parler de Hitler si souvent...

Dr THOMA

Je n’ai plus qu’une question à poser. Avez-vous su que Hitler ait décidé de régler la question juive par une solution définitive, c’est-à-dire par l’anéantissement des Juifs ?

TÉMOIN LAMMERS

Oui, je sais beaucoup de choses à ce sujet. La solution finale adoptée pour la question juive me fut connue pour la première fois en 1942. J’ai alors appris que le Führer, soi-disant par l’intermédiaire de Göring, avait chargé l’Obergruppenführer SS, Heydrich, de résoudre la question juive ; le contenu détaillé de cet ordre ne m’était pas connu et, n’ayant aucune compétence en la matière, j’ai tout d’abord refusé de m’y intéresser. Mais, quand j’ai eu besoin de savoir quelque chose, j’ai pris, bien entendu, contact avec Himmler et lui ai demandé ce qu’il fallait entendre par solution de la question juive. Himmler m’a répliqué qu’il avait reçu mission du Führer de mener à bien le problème juif, que Heydrich et son successeur en étaient également chargés et que la solution envisagée était essentiellement celle de l’expulsion des Juifs d’Allemagne. Je fus tranquillisé par cette affirmation et attendis, cette question n’étant pas de mon ressort, d’en avoir des nouvelles par Heydrich ou par son successeur Kaltenbrunner. Toutefois, comme rien ne me parvenait, j’ai voulu m’informer directement et, en 1942, j’ai demandé une audience au Führer. Celui-ci me confirma qu’il avait chargé Himmler de l’évacuation, mais que, pendant la guerre, il n’accorderait plus aucune audience à ce sujet. Peu de temps après, au début de 1943, le RSHA envoya des invitations à une réunion dont le programme était : « Solution finale de la question juive ». J’avais au préalable fait savoir à mes services que je réservais mon attitude quant à cette question, parce que je voulais en parler au Führer. J’avais seulement ordonné qu’en cas d’invitation l’un de mes fonctionnaires s’y rendit, simplement en auditeur. Une réunion eut lieu en effet mais n’eut aucun résultat. Un procès-verbal en fut envoyé aux différents départements, qui devaient se prononcer à ce sujet. Quand je le reçus, je trouvai qu’il ne contenait rien d’important et, pour la seconde fois, je défendis à mes services de prendre position. J’ai refusé moi-même de le faire. Je m’en souviens encore très exactement d’abord parce qu’une lettre que j’avais reçue à ce sujet avait été signée par un subalterne qui n’avait nullement qualité pour le faire, et ensuite parce qu’il me demandait d’une façon discourtoise les raisons de mon abstention, alors que tous les autres avaient répondu. J’ai ordonné de répondre que je me récusais et que je devais tout d’abord en parler au Führer.

Dans l’intervalle, je m’adressai une fois de plus à M. Himmler. Il fut d’avis qu’une discussion était nécessaire, qu’il y avait quantité de problèmes à résoudre, en raison de ce que, tout particulièrement, la solution de la question juive devait être étendue aussi aux métis du premier degré et aux mariages dits privilégiés, c’est-à-dire entre aryens et juifs.

Le Führer me dit une fois de plus qu’il ne voulait pas de rapport mais qu’il ne voyait aucun inconvénient à ce que la question fût discutée. Que des expulsions eussent eu lieu entre temps, certes je l’avais appris. Mais, en tout cas, absolument rien ne m’était parvenu à propos d’exécutions de Juifs. Si quelque cas isolé se produisait, je m’adressais toujours à Himmler qui me renseignait toujours très aimablement. Finalement, en 1943, la rumeur se répandit qu’on tuait les Juifs. Je n’avais aucun pouvoir à ce sujet, aucune autre attribution que de recevoir occasionnellement des plaintes sur lesquelles je me basais pour faire contrôler des bruits qui, pour moi, se sont avérés n’être que des bruits. Chacun disait qu’il l’avait entendu dire par un autre, mais aucun ne voulait donner une assurance formelle. Mon opinion est que cela provenait de l’écoute d’émissions étrangères et que les gens ne voulaient pas l’avouer. Cela m’engagea à faire une nouvelle démarche. Mais comme je ne pouvais pas empiéter sur les attributions de Himmler, c’est donc à lui que je m’adressai une fois de plus.

Himmler nia toute exécution et me dit qu’il s’était référé à l’ordre du Führer d’expulser les Juifs, que, naturellement, au cours de telles expulsions, des malades, des vieillards étaient morts, que des accidents se produisaient, de même que des attaques aériennes. Il ajouta même que des révoltes avaient eu lieu, qu’il avait fallu réprimer avec rigueur, pour l’exemple. Pour le reste, les gens étaient parqués dans des camps. Puis, à l’aide de nombreuses photographies et d’albums, il me montra le travail accompli dans ces camps par les Juifs, pour les besoins de la guerre, des ateliers de cordonnerie et de tailleurs, et il ajouta : « C’est un ordre du Führer, et si vous croyez que vous devez vous y opposer, dites-le vous-même au Führer et alors dites-moi quels sont les gens qui vous ont fait de tels rapports ». Je ne pouvais naturellement les lui nommer, d’abord parce qu’ils ne voulaient absolument pas l’être et qu’ensuite ce n’étaient que des ouï-dire ; de sorte que je ne pus lui donner aucune preuve matérielle. Néanmoins, j’ai voulu, encore une fois, en parler au Führer, qui m’a fait exactement la même réponse que Himmler. Il me dit : « Je déciderai plus tard de la destination ; pour l’instant, ils sont bien où ils sont ». Et il me répéta ce que Himmler m’avait dit. J’ai eu alors l’impression que Himmler avait dit au Führer : « Lammers doit venir vous voir et vous annoncer des nouvelles ». Quoi qu’il en soit, ayant dans ma serviette toute la documentation relative à la solution définitive du problème juif, j’ai résolu de la discuter une fois de plus avec le Führer, et je n’y suis parvenu que grâce à quelques cas d’une telle gravité que le Führer voulut bien m’écouter à leur sujet. Je citerai un cas à titre d’exemple.

Si un Juif était marié à une Allemande, il était considéré comme privilégié, c’est-à-dire qu’il n’était pas évacué. Mais si sa femme décédait...

LE PRÉSIDENT

Un instant, s’il vous plaît...

Dr THOMA

Monsieur le Président, je voudrais demander moi-même au témoin d’être plus bref. Mais je désirerais cependant qu’une question fût encore admise. Le témoin, à mon avis, tient à exprimer que cette solution du problème juif a été traitée en secret, et même d’une façon mensongère par l’entourage de Hitler. C’est pourquoi je demande de laisser ce témoin s’expliquer parce qu’une question vraiment décisive est ici débattue. Mais je vous prie, témoin, de vous exprimer très brièvement.Et maintenant, je vous pose cette question : Himmler vous a-t-il jamais dit que la solution finale du problème juif consistait à exterminer les Juifs ?

TÉMOIN LAMMERS

II n’en a jamais été question. Il a seulement parlé d’expulsion.

Dr THOMA

Il a seulement parlé d’expulsion ?

TÉMOIN LAMMERS

Oui, seulement d’expulsion.

Dr THOMA

Quand avez-vous entendu dire que ces 5.000.000 de Juifs avaient été tués ?

TÉMOIN LAMMERS

C’est ici seulement que je l’ai entendu dire, il y a peu de temps.

Dr THOMA

Ainsi, ce fut une chose strictement secrète, et dont quelques personnalités seulement eurent connaissance ?

TÉMOIN LAMMERS

Je présume que Himmler a fait en sorte que personne n’en sût jamais rien et qu’il a constitué ses commandos de telle façon que personne n’en a rien su. Naturellement, il doit bien y avoir eu un certain nombre de gens qui ont eu vent de la chose.

Dr THOMA

Pouvez-vous me dire qui a dû en avoir connaissance, en dehors de ceux qui, pratiquement, l’ont accompli ? Qui a pu, en outre, le savoir ?

TÉMOIN LAMMERS

D’abord Himmler a dû transmettre cet ordre à d’autres et, par conséquent, quelques personnalités ont dû être présentes qui, à leur tour, l’ont transmis à leurs inférieurs, qui ont emmené les commandos et qui ont tout tenu absolument secret.

Dr THOMA

Je n’ai pas d’autre questions à poser.

LE PRÉSIDENT

Le Tribunal suspend l’audience.

(L’audience est suspendue.)
Dr OTTO PANNENBECKER (avocat de l’accusé Frick)

Témoin, vous avez déjà traité une série de questions qui sont d’importance également pour la défense de l’accusé Frick, puisque le Dr Frick a été membre du cabinet. Pouvez-vous me dire en vertu de quelles circonstances vous êtes spécialement qualifié pour donner ici ces réponses ? Je veux dire, quelles étaient vos attributions, dans le cadre du cabinet, qui vous permettent de répondre à ces questions ?

TÉMOIN LAMMERS

Vous voulez dire mes propres attributions ?

Dr PANNENBECKER

Oui.

TÉMOIN LAMMERS

J’étais secrétaire d’État à la Chancellerie du Reich, et l’intermédiaire entre le Führer et les ministres avec deux exceptions : lorsque que le Führer préférait s’adresser à eux directement, ou que ceux-ci étaient astreints à employer une autre voie pour arriver au Führer. Il y avait quantité de choses qui ne passaient pas par mes mains mais que les ministres soumettaient directement au Führer. Il s’agissait de toutes les importantes questions politiques, notamment de politique étrangère. En 1937 seulement, à l’occasion de modifications dans le cabinet, je reçus le titre de ministre du Reich, mais mes fonctions ne changèrent pas. Je n’avais pas non plus de pouvoirs spéciaux.

Dr PANNENBECKER

Pouvez-vous me dire quand eut lieu la toute dernière réunion du cabinet ?

TÉMOIN LAMMERS

Le cabinet se réunit pour la dernière fois en novembre 1937. En 1938, il est vrai, au commencement de février, s’est tenue une nouvelle réunion dite conférence d’information, entre les ministres, au cours de laquelle le Führer annonça les modifications alors survenues dans le Gouvernement et qui touchaient MM. von Blomberg et von Neurath. La dernière réunion du cabinet, où l’on délibéra objectivement et au cours de laquelle un code pénal fut même ébauché, prit place en novembre 1937.

Dr PANNENBECKER

Pouvez-vous me dire quelque chose au sujet d’une tentative faite après cette date pour réunir les ministres ?

TÉMOIN LAMMERS

A partir de cette date j’ai continuellement essayé d’effectuer une concentration du Cabinet du Reich, je veux dire d’augmenter son activité. Le Führer l’a constamment refusé. J’avais préparé un plan, même un projet de décret, tendant à ce que les ministres eussent au moins la possibilité de se concerter une ou deux fois par mois, sous la présidence du maréchal Göring ou, s’il en était empêché, sous ma direction formelle, de façon que les ministres puissent au moins une fois se réunir, pour les échanges de vues et d’informations. Mais cela aussi fut refusé par le Führer. Les ministres, eux aussi, avaient le désir pressant de se rencontrer. Mon autre proposition fut donc de les inviter une ou deux fois par mois à une soirée, où devant une chope de bière ils se retrouveraient et discuteraient. A cela, le Führer a répliqué : « Monsieur Lammers, ce n’est pas votre affaire, c’est mon affaire ; la prochaine fois que j’irai à Berlin, je m’en occuperai ».

LE PRÉSIDENT

A quoi bon tous ces détails à propos de beuveries de bière ? S’ils ne se réunirent pas et s’il a essayé de convaincre le Führer de les réunir, et s’ils ne l’ont jamais fait, cela suffit. A quoi bon entrer dans tous ces détails ?

Dr PANNENBECKER

Est-il exact de prétendre que les ministres devaient se consacrer individuellement aux travaux de leur département et que le Cabinet du Reich, qui aurait dû statuer sur les questions politiques, en être informé et en discuter, avait disparu ?

TÉMOIN LAMMERS

Les ministres, en quelque sorte, n’étaient pas autre chose que les premiers chefs administratifs de leur département, et ils ne purent plus faire figure de ministres politiques au sein du cabinet, comme j’ai essayé de l’expliquer précédemment. Il n’y a plus eu de séances, les discussions furent même interdites. Quand ces Messieurs auraient-ils pu procéder à un échange de vues ?

Dr PANNENBECKER

Avez-vous entendu parler d’une réflexion de Hitler, qui aurait déclaré qu’il considérait le cabinet comme un club de défaitistes et qu’il ne voulait plus en entendre parler ?

TÉMOIN LAMMERS

Lorsque j’ai tenté de ranimer l’activité du Gouvernement, grâce à quelques réunions, le Führer m’a prié de bien m’en garder, car cela pourrait créer un état d’esprit qui lui serait rien moins qu’agréable. Devant moi, il n’a pas employé l’expression de club de défaitistes. Mais le Reichsleiter Bormann m’a rapporté qu’il avait dit que les ministres ne devaient pas se rencontrer, car ils constitueraient un club de défaitistes.

Dr PANNENBECKER

Il a déjà été repété ici qu’un ministre ne pouvait prendre l’initiative de sa démission. Savez-vous si Frick essaya de démissionner ?

TÉMOIN LAMMERS

En dépit de cette interdiction, Frick, à plusieurs reprises, a manifesté le désir d’être relevé de ses fonctions si le Führer ne devait plus l’honorer d’une confiance totale, ni le recevoir. Il me l’a dit souvent, mais je ne me souviens pas avoir vu une demande écrite. J’ai transmis chaque fois cette demande au Führer, bien que chaque tentative ait toujours été repoussée très brutalement.

Dr PANNENBECKER

En août 1943, Frick a quitté son poste de ministre de l’Intérieur. Savez-vous la façon dont il s’est exprimé à ce sujet ?

TÉMOIN LAMMERS

A cette époque, M. Frick m’a dit lui-même : « Je suis content de quitter mon poste de ministre de l’Intérieur, mais, je vous en prie, faites en sorte que le Führer ne me nomme pas protecteur de Bohême et Moravie, comme il en a l’intention. Je ne veux pas de ces fonctions. Je veux prendre ma retraite ». Je l’ai dit au Führer, qui fit venir M. Frick au Quartier Général. Avant d’entrer chez le Führer, Frick m’affirma encore que, sous aucun prétexte, il n’accepterait ce poste de protecteur. Mais, quand il eut quitté le Führer, il avait complètement changé d’avis et avait accepté. C’était, si je ne fais pas erreur, en août 1943.

Dr PANNENBECKER

II est également imputé à Frick d’avoir été Haut commissaire à l’administration du Reich. Que savez-vous sur l’installation de ce service ?

TÉMOIN LAMMERS

En cette qualité, il dut assumer la coordination d’autres ministères : Intérieur, Justice, Éducation nationale, Cultes et Office national de l’Habitation. Il les a coiffés de son autorité et les représenta pour ainsi dire au Conseil des ministres pour la Défense du Reich, qui fut créé en 1939, au début de la guerre.

Dr PANNENBECKER

Pouvez-vous me dire en vertu de quelles ordonnances Frick fut appelé à remplir les fonctions de Haut commissaire à l’administration ? Il existait deux lois de la Défense du Reich, une de 1935 et une de 1938 ?

TÉMOIN LAMMERS

Je ne me souviens plus de la teneur du texte de la loi de 1935. Le projet de loi de 1938, qui ne fut pas publié, attribuait au Haut commissaire quantité de tâches, qui ne lui ont jamais été confiées. En fait, sa tâche s’est bornée à coordonner les différents départements que je viens d’énumérer. Il n’a, en tout cas, jamais exercé les véritables pouvoirs de Haut commissaire que la loi sur la Défense du Reich lui avait conférés.

Dr PANNENBECKER

A cet égard, on parle aussi des pouvoirs d’un prétendu triumvirat, comprenant le Haut commissaire à l’administration, Frick, le Haut commissaire à l’Économie nationale, d’abord Schacht, ensuite Funk, et le chef de l’OKW. Pouvez-vous me dire quelles étaient les attributions de chacun de ces trois hommes ?

TÉMOIN LAMMERS

L’expression « triumvirat », tout d’abord, est absolument fausse et contraire au droit public. C’est un terme de fortune, une expression de rapporteur, qui est devenue d’un usage courant. Chacun de ces trois hommes, le Haut commissaire à l’administration, le Haut commissaire à l’Économie nationale et le chef de l’OKW était habilité à émettre des ordonnances, mais à condition d’être d’accord avec les deux autres : ainsi, l’un pouvait, après entente avec les autres, prendre des décrets dans son propre département. Quant à une séance de ce comité, de ce prétendu triumvirat, il n’y en a jamais eu. Les ordonnances émises sont très peu nombreuses et insignifiantes. Je me souviens, par exemple, que ce comité a réglé la question relative à la diminution du nombre des juges des chambres de discipline, c’est-à-dire une question de droit administratif, une tâche secondaire... Six à huit ordonnances ont été émises, au grand maximum, mais totalement insignifiantes.

Dr PANNENBECKER

Plus tard fut constitué le Conseil des ministres pour la Défense du Reich. Pouvez-vous comparer ces deux organismes, d’abord les trois, puis le Conseil des ministres pour la Défense du Reich ?

TÉMOIN LAMMERS

Voulez-vous dire le triumvirat pour le Conseil ?

Dr PANNENBECKER

Oui.

TÉMOIN LAMMERS

Tout d’abord, le Conseil des ministres pour la Défense du Reich, une fois créé, j’ai eu pour principe d’exclure ce triumvirat partout où c’était possible, parce qu’il était superflu. Le Conseil des ministres avait la tâche d’émettre des ordonnances constitutives ayant force de loi. Il n’avait rien à voir, à proprement parler, avec la Défense du Reich. Des questions militaires n’ont pas été évoquées à ce Conseil des ministres pour la Défense du Reich, non plus que la politique étrangère ou la propagande. En somme, il n’a émis que des décrets ayant force de loi. Des séances n’ont eu lieu que jusqu’en décembre 1939 et, à partir de cette époque, c’est simplement le système des circulaires qui a été choisi pour la publication des ordonnances. Des débats politiques n’ont jamais eu lieu.

Dr PANNENBECKER

Il a été créé au ministère de l’Intérieur un bureau central pour les territoires occupés. Ce bureau a été désigné par l’Accusation pour prouver que Frick avait des pouvoirs administratifs très étendus et, par suite, était responsable pour les territoires occupés, et cela bien au-delà du bureau central. Pouvez-vous dire quelque chose sur ce bureau ?

TÉMOIN LAMMERS

Le bureau central avait deux tâches principales. D’abord le recrutement des fonctionnaires, ensuite l’aide à donner pour la publication des lois et décrets dans les territoires occupés. Un tel bureau était devenu nécessaire, parce que les territoires occupés avaient besoin de personnel et que les commissaires du Reich dans les territoires occupés relevaient directement du Führer ; la correspondance se faisait en partie par mon intermédiaire. Si l’on avait voulu terminer le recrutement du personnel dans ce cadre, alors j’aurais dû l’assumer, mais je n’en ai pas eu les moyens, avec mes douze hauts fonctionnaires et aucun soutien dans le pays même, aucun agent d’exécution. C’est alors que le ministre de l’Intérieur y fut mêlé parce qu’il avait à sa disposition tout l’appareil administratif.

Dr PANNENBECKER

Vous venez de dire que le bureau central avait prêté une certaine assistance à la promulgation des décrets dans les territoires occupés. Était-il possible pour ce bureau central d’émettre une ordonnance, disons, pour la Norvège ?

TÉMOIN LAMMERS

Sur quel sujet ?

Dr PANNENBECKER

Dans n’importe quel territoire occupé, une ordonnance sur la Norvège par exemple ?

TÉMOIN LAMMERS

Non, vraiment pas, tout au plus avec l’assentiment du commissaire du Reich.

Dr PANNENBECKER

Était-il vraiment usuel que le bureau central publiât, n’importe quand, une ordonnance pour quelque territoire déterminé ?

TÉMOIN LAMMERS

A ma connaissance, cela ne s’est jamais produit. Je ne connais pas un seul cas où le bureau central ait publié un décret.

Dr PANNENBECKER

II a été produit une ordonnance du ministre de l’Intérieur fixant la question de la nationalité, et qui concernait les territoires occupés.

TÉMOIN LAMMERS

Oui, sur la nationalité allemande, vraisemblablement.

Dr PANNENBECKER

Oui.

TÉMOIN LAMMERS

Mais c’était alors une réglementation de politique intérieure.

Dr PANNENBECKER

Les bureaux centraux avaient-ils le droit de donner des instructions au plénipotentiaire allemand pour le territoire occupé, par exemple au commissaire pour la Norvège ?

TÉMOIN LAMMERS

Non, ils n’avaient en rien ce droit.

Dr PANNENBECKER

Ou pouvaient-ils l’exercer envers des bureaux subalternes, des bureaux allemands ou des territoires occupés eux-mêmes ?

TÉMOIN LAMMERS

Non, ce droit n’existait pas.

Dr PANNENBECKER

Le Ministère Public expose en outre que le bureau central a eu aussi, dans les territoires, ce droit pour lequel il n’avait pas été particulièrement désigné. Y a-t-il une prescription ou un usage quelconque, ou un exemple que le bureau central ait empiété sur les attributions relatives aux territoires occupés ?

TÉMOIN LAMMERS

Non, aucun que je connaisse.

Dr PANNENBECKER

Est-il exact que les chefs de l’administration civile dans les territoires occupés étaient toujours subordonnés à Hitler en tant que Führer, quelle que fût leur fonction ?

TÉMOIN LAMMERS

Dans les territoires occupés, les commissaires du Reich ou les chefs de l’administration civile relevaient immédiatement du Führer.

Dr PANNENBECKER

Est-ce que Frick, comme ministre de l’Intérieur, avait un pouvoir quelconque sur les territoires occupés, lorsque la Police allemande y exerçait son autorité ?

TÉMOIN LAMMERS

Non. Dans les territoires occupés, c’était uniquement Himmler qui, d’accord avec les commissaires du Reich, exerçait les pouvoirs de police. Le ministre de l’Intérieur n’avait rien à voir avec la Police des territoires occupés.

Dr PANNENBECKER

Du fait que Himmler était subordonné au ministère de l’Intérieur, n’en résultait-il pas que le ministère avait une certaine compétence ?

TÉMOIN LAMMERS

Oui, cela aurait pu être possible en territoire allemand, mais non en territoire occupé, et encore, jusqu’à quel point cette compétence était-elle valable pour le Reich ? C’était encore très problématique.

Dr PANNENBECKER

Nous verrons cela plus tard en détail. Pouvez-vous me dire quelle était l’étendue des pouvoirs du ministre de l’Intérieur sur la Police, à l’époque où celle-ci relevait de la compétence des pays, Prusse, etc., c’est-à-dire de 1933 à 1936 ?’

TÉMOIN LAMMERS

Ces pouvoirs étaient en tout cas très restreints, mais je ne puis donner aucun détail.

Dr PANNENBECKER

Oui, autrefois, alors que le Reich avait droit de contrôle. Vous savez, évidemment, que plus tard, Himmler fut nommé par décret Reichsführer SS et chef de la Police au ministère de l’Intérieur. Savez-vous qui fut à l’origine de cette désignation de Reichsführer SS, etc. ?

TÉMOIN LAMMERS

Oui, j’y ai participé à l’époque. La proposition de ce titre émanait manifestement de Himmler. Dès le début, j’ai vu des inconvénients à ce titre, et cela pour deux raisons. Deux organismes hétérogènes furent brusquement mêlés, le Reichsführer, formation du Parti, et la Police, émanation de l’État. D’une part, le Reichsführer, un homme qui, dans le Parti, avait le rang de Reichsleiter ; d’autre part, le chef de la Police qui, au ministère de l’Intérieur, avait rang de secrétaire d’État. Himmler a maintenu cette appellation, et le Führer l’a approuvé. Mes appréhensions se sont trouvées justifiées dans la pratique, car le droit qu’avait le ministre de l’Intérieur de donner des instructions à la Police était devenu très problématique, parce que, vis-à-vis des officiers de Police, par exemple, le Reichsführer était en même temps SS-Führer. Il pouvait leur donner des ordres en qualité de Reichsführer SS, et le ministre n’avait rien à dire. Il avait d’ailleurs pour habitude de nommer SS-Führer les autres fonctionnaires de la Police. C’est pourquoi on ne pouvait jamais savoir exactement en quelle qualité agissait celui-ci ou celui-là, si c’était comme membre des SS ou de la Police. Et la subordination au ministère de l’Intérieur est, pour ce motif, devenue à peu près sans objet, car Himmler n’a plus fait état de ce titre supplémentaire de chef de la Police au ministère de l’Intérieur et, aussi bien en ce qui concernait les affaires courantes que la question de l’installation matérielle, s’est totalement isolé du ministre et ne se considéra plus comme lui étant subordonné. Lorsque le ministre Frick déposa à ce sujet une plainte que je dus transmettre au Führer, ce dernier me dit : « Dites à Frick de ne pas trop restreindre Himmler en tant que chef de la Police ; elle est en bonnes mains et il doit le laisser agir en toute liberté ». De cette façon, sans qu’il y ait eu besoin d’une injonction quelconque, mais par le seul effet de la pratique, le droit du ministre de donner des instructions fut extrêmement restreint, sinon considéré comme aboli.

Dr PANNENBECKER

Vous venez de dire que Himmler disposait arbitrairement des organismes de la Police sans se soucier des volontés de Frick. Il s’agissait pourtant d’ordres à transmettre, surtout quand Hitler lui-même les donnait. Les donnait-il à Frick comme ministre compétent ou les donnait-il à Himmler ?

TÉMOIN LAMMERS

Normalement, le Führer donnait ses instructions à Himmler. S’il m’en donnait, intéressant le département de la Police, je les transmettais le plus souvent au ministre de l’Intérieur, ou tout au moins lui en donnais connaissance.

Dr PANNENBECKER

Saviez-vous si les camps de concentration étaient portés au budget du Reich ou à celui des SS ?

TÉMOIN LAMMERS

A ma connaissance, mais je ne peux pas le certifier, les subsides destinés aux camps de concentration n’étaient pas portés au budget du Reich. On procédait de la manière suivante : le ministre des Finances versait au Parti une somme forfaitaire annuelle entre les mains du trésorier du Reich et celui-ci répartissait cette somme parmi les formations annexes. Le Reichsführer SS a reçu des SS un forfait avec lequel il a financé la chose. Je ne peux me rappeler avoir lu au budget un article quelconque mentionnant les camps de concentration.

Dr PANNENBECKER

Que savez-vous sur le fait que Himmler, prétextant que les fonds destinés aux camps de concentration étaient assurés, avait contesté au ministre de l’Intérieur le droit de s’immiscer dans ces questions ?

TÉMOIN LAMMERS

Non, je ne sais rien à ce sujet.

Dr PANNENBECKER

J’ai maintenant quelques questions se rapportant à un autre objet. Que savez-vous des efforts de Hitler pour supprimer sans douleur les aliénés incurables ?

TÉMOIN LAMMERS

Oui. C’est en automne 1939 que cette idée est venue à Hitler pour la première fois. C’est alors que le Dr Conti, secrétaire d’État au ministère de l’Intérieur, eut pour mission d’approfondir la question. Il fut chargé de se mettre en rapport avec moi quant au côté juridique de l’affaire. Je me suis prononcé contre l’exécution d’un tel projet. Mais, le Führer ayant insisté, j’ai proposé que cette question fût accompagnée de toutes les garanties légales et réglée par une loi. En conséquence, je fis préparer un projet de loi. Sur quoi le secrétaire d’État Conti fut relevé de sa mission qui fut alors confiée au Reichsleiter Bouhler en 1940. Celui-ci en rendit compte au Führer, sans que je sois présent à l’entrevue. Il vint alors me voir ; je lui présentai mon projet de loi, lui exposai mes appréhensions à rencontre de cette affaire, et il repartit. J’ai ensuite présenté ce projet au Führer qui ne l’a pas approuvé. Il ne l’a pas absolument repoussé, mais, faisant totalement abstraction de ma personne, donna plein pouvoir, en vue de la suppression des aliénés incurables, au Reichsleiter Bouhler et au médecin qui lui était adjoint, le professeur Dr Brandt. Je n’ai pas participé à l’élaboration de ce pouvoir. Pour moi, l’affaire était terminée, puisque le Führer n’avait pas accepté le projet de loi et qu’il en avait confié l’exécution à d’autres.

Dr PANNENBECKER

Vous venez de dire que le Führer en avait chargé le secrétaire d’État, le Dr Conti. Cet ordre de Hitler fut-il transmis à Conti par Frick ?

TÉMOIN LAMMERS

Je n’en sais rien. Le secrétaire d’État Conti fut avisé par téléphone par un officier d’ordonnance ou par le Reichsleiter Bormann. Je ne sais si cet ordre fut transmis par Frick ou non.

Dr PANNENBECKER

Savez-vous avant tout si Frick lui-même participa à ces mesures d’une façon ou d’une autre ?

TÉMOIN LAMMERS

Non, je n’en sais rien.

Dr PANNENBECKER

J’ai encore un dernier sujet à traiter concernant le Protecteur du Reich en Bohême-Moravie. Quand Frick fut nommé Protecteur de Bohême-Moravie en août 1943, ses attributions formelles demeurèrent-elles les mêmes qu’auparavant ?

TÉMOIN LAMMERS

Non, elles furent délibérément modifiées, et de telle façon que, dès ce moment, le Protecteur ne fut plus qu’une personnalité représentative. La direction politique du Protectorat devait passer au ministre Frank. Le Protecteur était simplement placé à la tête du Protectorat, avec peu de droits véritables. Il devait coopérer à la formation du Gouvernement dans le Protectorat. Il avait en outre un droit très restreint dans la nomination des fonctionnaires moyens et subalternes. Il pouvait enfin exercer le droit de grâce et, d’une façon générale, le ministre d’État pour la Bohême et la Moravie, Frank, était tenu d’informer le Protecteur. Telles étaient en somme les prérogatives qui lui étaient départies. Du reste, le désir de Hitler était qu’il ne séjournât pas trop longtemps dans le Protectorat, et j’ai même dû le lui faire savoir plusieurs fois.

Dr PANNENBECKER

Vous avez dit que le Protecteur de Bohême et Moravie, Frick à cette époque, était à la tête de l’administration allemande. Le ministre d’État, Frank, lui était-il subordonné ?

TÉMOIN LAMMERS

Oui, il était son subordonné, mais dans la mesure d’un chef d’État vis-à-vis du chef du Gouvernement. Le ministre d’État Frank avait le contrôle politique.

Dr PANNENBECKER

N’est-il pas exact que le ministre Frank était immédiatement subordonné au Führer ?

TÉMOIN LAMMERS

Je ne crois pas qu’il en était ainsi. Je n’ai pas le décret présent à la mémoire. Il ne lui était pas immédiatement subordonné, je ne peux plus l’affirmer exactement. En tout cas, le Führer ne recevait que M. Frank pour la discussion et non le Protecteur.

Dr PANNENBECKER

Je n’ai pas le décret sur moi, j’éclaircirai ce point. Savez-vous quelque chose sur la demande expresse de Frick relative à la répartition des pouvoirs et sur son refus, tout d’abord, d’accepter le poste de Protecteur en Bohême et Moravie, et sur le fait que c’est seulement lorsqu’il eut déclaré ne pouvoir assumer vis-à-vis de l’extérieur la responsabilité qu’il n’avait pas à l’intérieur, que cette répartition des pouvoirs eut lieu ?

TÉMOIN LAMMERS

Que Frick refusa, d’abord, d’accepter ce poste, c’est ce que j’ai déjà relaté. Et quand le décret établissant les droits du Protecteur fut connu — décret qui ne fut pas promulgué — , le Dr Friek fit part, à juste titre, de ses appréhensions :

« Alors, pour le monde extérieur, j’ai des responsabilités qui ne sont pas connues ». Nous avons alors publié une note dans la presse, dans laquelle il était dit que le nouveau Protecteur avait seulement tels et tels droits que je viens de vous énumérer, tels que nomination des fonctionnaires, droit de grâce, et celui de coopérer à la formation d’un gouvernement dans le Protectorat. Et c’est ainsi qu’il fut démontré, vis-à-vis du monde extérieur, que Frick n’avait plus la responsabilité pleine et entière qui avait été dévolue jusque-là au Protecteur du Reich.

Dr PANNENBECKER

Ne pensiez-vous pas que la raison du partage de la responsabilité dans le protectorat, tenait au fait que Hitler doutait de la fermeté de Frick dans la direction des affaires ?

TÉMOIN LAMMERS

Oui, c’est la raison évidente.

Dr PANNENBECKER

Dans ce cas, je n’ai pas d’autres questions à poser.

Dr FRITZ SAUTER (avocat des accusés Funk et von Schirach)

Pour compléter la déposition que vient de faire le témoin, j’ai seulement quelques questions à poser. Monsieur le Docteur Lammers, l’accusé Funk, à partir de 1933, a été chef de la presse du Gouvernement du Reich. Vous le savez ?

TÉMOIN LAMMERS

Oui.

Dr SAUTER

Vous-même, à cette époque, étiez déjà en fonction ?

TÉMOIN LAMMERS

Oui.

Dr SAUTER

L’accusé Funk, en sa qualité de chef de la presse du Gouvernement, exerçait-il une influence quelconque sur les arrêtés pris par le cabinet ou sur la teneur des projets de lois ?

TÉMOIN LAMMERS

La réponse ne peut être que négative. Il n’a pu avoir une influence que du point de vue journalistique par exemple pour le titre suggestif d’une loi ou une présentation populaire, ou quelque chose d’analogue. Mais il n’avait nullement à se prononcer sur le texte des lois. Dans ses fonctions officielles de chef de la presse, il était d’abord directeur ministériel et ensuite secrétaire d’État et n’avait donc pas voix au chapitre quant à la rédaction des textes.

Dr SAUTER

Pourquoi fut-il alors, en qualité de chef de la presse, prié d’assister aux séances du cabinet ?

TEMOIN LAMMERS

A cause des communiqués à la presse.

Dr SAUTER

Donc, seulement pour informer la presse des débats et des décisions prises par le Cabinet du Reich, sans exercer une influence quelconque sur ces arrêtés ou sur les projets de lois ?

TÉMOIN LAMMERS

Oui, c’est exact.

Dr SAUTER

Sans avoir d’influence sur les décisions, ou sans proposer de lois ?

TÉMOIN LAMMERS

Oui, c’est exact.

Dr SAUTER

En sa qualité de chef de la presse du Gouvernement, l’accusé Funk, comme vous le savez, a eu à tenir réguliè-ment des conférences de presse chez le Chancelier Hitler. Savez-vous quand ces conférences avec Hitler ont cessé ?

TÉMOIN LAMMERS

Elles cessèrent au plus tard un an après. C’étaient des entretiens en commun : Funk et moi, au début, avions jusqu’à trois et quatre entretiens par semaine avec le Führer et cela encore tout l’été de 1933. Ces réunions se raréfièrent au cours de l’hiver 1933. Plus tard, elles furent un peu plus fréquentes et elles cessèrent complètement après la mort de Hindenburg, en 1934.

Dr SAUTER

Qui présentait la revue de la presse à Hitler après cette date ?

TÉMOIN LAMMERS

Le chef de la presse du Parti, le Dr Dietrich.

Dr SAUTER

Et le Dr Funk en était exclu ?

TÉMOIN LAMMERS

Oui.

Dr SAUTER

Docteur Lammers, l’accusé Funk devint plus tard aussi président de la Reichsbank. Savez-vous à qui il appartenait de décider quant aux crédits accordés ou à accorder par la Reichsbank au Reich ?

TÉMOIN LAMMERS

C’était le Führer qui en décidait. En pratique, cela se passait de la façon suivante : le ministre des Finances faisait une demande de crédits, il l’établissait en double. Une lettre était adressée au ministre des Finances avec les instructions nécessaires, et la deuxième lettre était adressée au président de la Reichsbank avec un mandat identique.

Dr SAUTER

Docteur Lammers, ces détails techniques ne nous intéressent pas. Ce qui nous intéresse, c’est de savoir si le Dr Funk, en tant que président de la Reichsbank, avait une influence quelconque, quant à l’opportunité pour la Reichsbank d’accorder des crédits au Reich, et quant à leur importance. Cela seul a de l’intérêt pour nous.

TÉMOIN LAMMERS

Je ne peux répondre à ce sujet que du côté technique. Tout ce que je recevais consistait en ces deux documents du ministre des Finances. C’était uniquement une question de signature ; ils étaient signés en une seconde par le Führer, puis renvoyés. Je n’ai jamais été chargé de négocier avec M. Funk ou, précédemment, avec M. Schacht ou avec le ministre des Finances. C’était uniquement une question de signature. Voilà tout.

Dr SAUTER

De sorte que, d’après vous, ces directives venaient de Hitler et non du président de la Reichsbank ?

TÉMOIN LAMMERS

Les instructions étaient signées du Führer.

Dr SAUTER

Monsieur le Docteur Lammers, vous avez déjà mentionné ce prétendu triumvirat constitué par la suite. A ce propos, le Ministère Public prétend que Funk en était membre également et représentait en quelque sorte la dernière autorité ayant pouvoir de décision en matière de législation en temps de guerre.

TÉMOIN LAMMERS

II ne saurait d’aucune façon en être question. J’ai déjà déclaré que ces trois personnages, chacun dans sa propre sphère, avaient le droit de signer des décrets, moyennant l’accord des deux autres, et qu’il ne s’agissait que de quelques décrets insignifiants.

Dr SAUTER

Vous voulez dire de décrets d’importance secondaire ? Chacun dans son propre ressort ?

TÉMOIN LAMMERS

Oui.

Dr SAUTER

En outre, Docteur Lammers, l’accusé Göring a déclaré, lors de son interrogatoire, que les pouvoirs du Dr Funk, en sa qualité de Haut commissaire à l’Économie, en 1938 je crois, furent en gros transférés au Haut commissaire pour le Plan de quatre ans ou qu’en tout cas les pouvoirs du Dr Funk, de façon générale, n’existèrent désormais que sur le papier. J’aimerais bien savoir si ces pouvoirs du Haut commissaire à l’Économie ne furent pas transférés, non seulement de facto, mais aussi formellement, au Haut commissaire au Plan de quatre ans, en d’autres termes :

à Göring.

TÉMOIN LAMMERS

C’était fondé sur une ordonnance du Führer et sur un ordre spécial émanant de lui.

Dr SAUTER

A quelle date approximativement ?

TÉMOIN LAMMERS

Le Plan de quatre ans fut établi en 1936 et, en 1940, il fut prolongé pour une autre période de quatre ans. Ces pouvoirs spéciaux que Funk a cédés ensuite au Plan de quatre ans, reposaient sur une convention entre le maréchal Göring et le ministre Funk, convention qui, à ma connaissance, avait l’approbation du Führer.

Dr SAUTER

Monsieur le Docteur Lammers, vous avez déjà dit au Tribunal que depuis 1938, je crois, il n’y eut plus de réunion de cabinet et que, finalement, Hitler avait interdit même les discussions officieuses entre les ministres. Pouvez-vous nous dire si l’accusé Funk a eu, et combien de fois, la possibilité pendant les sept années où il fut ministre, de parler avec Hitler, de lui faire des rapports, etc.

TÉMOIN LAMMERS

La première année, comme je l’ai dit, en tant que chef de la presse, il a fait de fréquents rapports verbaim.

Dr SAUTER

Mais plus tard, comme ministre de l’Économie ?

TÉMOIN LAMMERS

Plus tard, comme ministre de l’Économie, il a eu très rarement l’occasion de voir Hitler. Il n’a même pas été convoqué à de nombreuses conférences auxquelles il aurait dû assister. Il m’a souvent exprimé ses plaintes à ce sujet. J’ai fait de mon mieux pour qu’il y prenne part, mais je n’y ai pas toujours réussi.

Dr SAUTER

Monsieur le Docteur Lammers, ce qui m’a frappé, c’est qu’on a lu ici des procès-verbaux où il est dit clairement et je crois par vous-même, que l’accusé Funk, en tant que ministre de l’Économie, vous avait demandé s’il pouvait participer à telle ou telle conférence importante, et vous avez précisé dans le procès-verbal que le Führer avait refusé ou l’avait interdit. Puis-je vous citer un exemple ? Je me souviens d’une réunion du 4 janvier 1944, c’est le document PS-1292 où étaient discutées les questions de la main-d’œuvre. Dans ce procès-verbal, il est dit — c’est vous une fois encore qui l’avez rédigé — que la requête de Funk de participer à la conférence avait été re jetée. Pouvez-vous vous souvenir de cas semblables et pouvez-vous en indiquer les raisons ?

TÉMOIN LAMMERS

Oui, je peux me souvenir de cas de ce genre, mais je ne sais pas s’ils sont mentionnés dans le procès-verbal. Il est possible que j’en aie informé M. Funk et j’ai fait tout mon possible pour que Funk fût consulté. Le Fiihrer, cependant, l’a refusé.

Dr SAUTER

La raison ?

TÉMOIN LAMMERS

Le Führer a fréquemment fait des objections : il avait ses raisons pour s’y opposer, il était sceptique à son endroit, en un mot il ne le voulait pas.

Dr SAUTER

Témoin, en avril 1941, vous êtes censé avoir informé l’accusé Funk que Rosenberg, sur un ordre de Hitler, avait été chargé de la coordination des questions concernant les territoires de l’Est. Vous auriez transmis ce message à Göring et à Keitel, ainsi qu’à Funk. Le Ministère Public a tiré de ce fait la conclusion que Funk était l’une des personnalités responsables qui eurent mission de préparer une guerre d’agression contre la Russie. Pouvez-vous nous dire si vous avez transmis ce message à l’accusé Funk et, si possible, pour quelle raison ?

TÉMOIN LAMMERS

Ou bien le Führer m’a dit de le faire — je ne crois pas que c’était le cas — ou bien j’ai cru que, pour des raisons touchant au domaine de l’économie, Funk s’intéresserait à cette communication, car c’est à cause de nos relations personnelles que je la lui ai faite et je ne puis me souvenir aujourd’hui d’avoir eu des raisons particulières. Il est vraisemblable que d’autres aussi l’ont apprise verbalement, mais non par écrit. Quant à une guerre d’agression qui aurait été mentionnée lors de la mission donnée par Hitler à Rosenberg, il n’en a nullement été question, car il était censé n’être qu’une sorte de chargé d’affaires politiques pour les territoires de l’Est. Il avait à s’informer de la situation et des conditions d’existence des populations de ces régions.

Dr SAUTER

Docteur Lammers, à peu près à la même époque, c’est-à-dire au printemps 1941, et peu de temps avant le commencement de la campagne de Russie, vous êtes censé avoir eu d’autres entretiens avec l’accusé Funk, qui auraient porté sur l’évolution possible de la situation politique en Russie. Et, à cette occasion, vous auriez raconté à l’accusé Funk les raisons pour lesquelles Hitler croyait à la possibilité d’une guerre contre la Russie. Qu’avez-vous dit à l’époque à l’accusé Funk au sujet des préparatifs de guerre ?

TÉMOIN LAMMERS

Je n’ai pu lui dire que ce que, moi-même, je savais à l’époque, c’est-à-dire ce que le Führer m’avait dit : qu’on avait observé des concentrations de troupes en Russie, ce qui permettait de conclure qu’un conflit avec la Russie était chose possible. Ce sont les propres termes du Führer. Il s’est dit qu’on en viendrait là avec la Russie et il désirait qu’un homme — et c’était Rosenberg — s’occupât des questions de l’Est, puisque la possibilité d’un conflit armé avec la Russie existait. Voilà sans doute ce que j’ai dit à Funk. Je ne vois pas ce que j’aurais pu lui dire d’autre.

Dr SAUTER

A cette époque, Monsieur le Docteur Lammers, vous auriez mentionné non seulement les concentrations de troupes du côté russe le long de la frontière orientale de l’Allemagne, mais aussi l’entrée des Russes en Bessabarie.

TEMOIN LAMMERS

Oui, il est possible que ce soit le cas, le Sud-Est en tout cas. J’ai même pu mentionner que les discussions engagées avec les Russes, avec Molotov, avaient eu un résultat négatif.

Dr SAUTER

A cet égard, et puisque vous avez mentionné les discussions avec Molotov, vous auriez dit en particulier à l’accusé Funk que la Russie formulait des exigences considérables dans les Balkans et au sujet de la mer Baltique et que, étant donné ces exigences, Hitler s’attendait à une guerre. Est-ce exact ?

TÉMOIN LAMMERS

II est possible que nous en ayons parlé, mais je ne puis pas l’affirmer.

Dr SAUTER

Vous savez qu’une organisation fut créée sous le titre de Comité central du Plan. Vous le savez n’est-ce pas ?

TÉMOIN LAMMERS

Oui.

Dr SAUTER

L’accusé Funk devint aussi membre de ce Comité et, je crois, à la fin de 1943. Est-il exact que lorsque Funk entra au Comité central du Plan, il ne s’occupait plus de l’utilisation de la main-d’œuvre sur le marché du travail allemand ?

TÉMOIN LAMMERS

Je crois que Funk ne s’intéressait à ce Comité qu’autant qu’il pouvait obtenir des matières premières pour l’industrie civile.

Dr SAUTER

Pour la production civile à l’intérieur ?

TÉMOIN LAMMERS

Oui, dans le pays. C’était là tout ce qui l’intéressait dans ce Comité central du Plan, puisqu’il était responsable de la répartition des marchandises et que la production civile avait été transférée au ministre Speer.

Dr SAUTER

Quand ?

TÉMOIN LAMMERS

Je crois que cela se situe au moment précis où le ministère de l’Armement et des Munitions avait été transformé en ministère de l’Armement et de la Production de guerre. Ça devait être en 1943. Funk, naturellement, se préoccupait beaucoup des matières premières, mais la main-d’œuvre l’intéressait très peu, d’après moi, parce qu’il n’avait pas assez de matières premières pour permettre à la production civile de travailler.

Dr SAUTER

Et maintenant, Monsieur le Docteur Lammers, une dernière question. Vous souvenez-vous qu’en 1944, je crois que c’était en février, et plus tard dans les mois qui suivirent, l’accusé Funk vous a rendu visite et vous a confié ses souffrances quant à la position déplaisante qu’il occupait en qualité de ministre de l’Économie et de Haut commissaire à l’Économie, et qu’il vous a, à cette occasion, confié qu’il se demandait si sa conscience lui permettrait de conserver ses fonctions de président de la Reichsbank et de ministre de l’Économie du Reich et, si oui, pour quelle raison il le faisait, et pourquoi il ne donnerait pas sa démission. Peut-être pouvez-vous nous donner votre avis à ce sujet.

TÉMOIN LAMMERS

J’ai discuté fréquemment cette question avec Funk.

Dr SAUTER

Quand ?

TÉMOIN LAMMERS

C’était en 1943 mais surtout en 1944. Je sais qu’il avait de gros soucis à cet égard et qu’il désirait vivement avoir l’occasion d’en parler au Führer personnellement. Et s’il resta en fonction à cette époque, c’est seulement parce qu’il se disait qu’en temps de guerre on ne pouvait pas démissionner. Ce n’était pas une chose qu’un bon Allemand pût faire que démissionner en temps de guerre. Mais c’était son plus vif désir que d’être en état de rendre compte au Führer de la situation économique, et surtout des impressions des Gauleiter. Il était en outre impatient de faire un rapport au Führer sur la situation aux armées et de lui parler de la possibilité de terminer la guerre. Tout ceci se situe au début de septembre. Je fis plusieurs tentatives pour en saisir le Führer et je réussis presque, car j’avais masqué la raison véritable en en prétextant d’autres, importantes, des questions financières. J’en parlai au Führer, mais il découvrit le subterfuge et, bien que Funk ait attendu chez moi des journées entières, il s’y refusa, sans doute à l’instigation de Bormann. De sorte qu’avec la meilleure volonté, il ne réussit pas à obtenir une audience du Führer, pas plus que je ne réussis à l’introduire auprès de lui.

Dr SAUTER

Monsieur le Président, je n’ai pas d’autres questions à poser.

Dr RUDOLF DIX (avocat de l’accusé Schacht)

Monsieur le Président, si vous désirez suspendre l’audience à 5 heures, je crains d’être obligé de vous dire qu’il me sera difficile de terminer d’ici là et je ne voudrais pas interrompre mon interrogatoire. Je vous laisse le soin de décider si nous pouvons prolonger l’audience ou la suspendre dès maintenant.

LE PRÉSIDENT

Je crois, Docteur Dix, qu’il vaut mieux continuer votre interrogatoire. Nous avons encore presque dix minutes.

Dr DIX

Témoin, d’autres témoins ont et vous-même, grâce à votre grande expérience, avez, en qualité de chef de la chancellerie depuis la prise du pouvoir jusqu’à la débâcle, déclaré que Hitler avait interdit toute offre de démission. Je ne veux pas poser d’autres questions à ce sujet, mais simplement passer aux tentatives de démission de Schacht qui, en fait, ont eu lieu. Puis-je, par conséquent, vous demander, pour commencer, de répondre par oui ou non aux questions générales. Schacht a-t-il déposé une demande de démission ou non ?

TÉMOIN LAMMERS

Oui.

Dr DIX

J’aimerais examiner maintenant avec vous les différentes offres de démission. Je ne peux attendre de vous que, sans aide, vous vous souveniez de chaque circonstance. Permettez-moi, par conséquent, de rafraîchir vos souvenirs en ce qui concerne la première question.

Vous souvenez-vous qu’en mars 1937, lorsque Schacht suspendit tous les crédits de la Reichsbank ou les dénonça, vous lui avez alors rendu visite ? Était-ce à l’occasion de la première tentative de démission ?

TÉMOIN LAMMERS

Je m’en souviens de façon très précise, car la demande de démission de M. Schacht fut très désagréable à Hitler et celui-ci me confia la tâche d’arranger les choses avec lui. Par la suite, je rendis plusieurs visites personnelles à Schacht, mais il refusa de retirer sa lettre de démission, donnant pour raison qu’il ne pouvait plus approuver la politique de crédit du Führer. Il craignait une inflation qu’il voulait épargner à la nation allemande. Il lui fallait agir...

LE PRÉSIDENT

Docteur Dix, est-il indispensable d’entrer dans tous ces détails ? Nous admettons que Schacht a tenté plusieurs fois de démissionner. Est-il nécessaire d’examiner chacune en détail ?

Dr DIX

Dans ce cas, nous en resterons là et il me suffira que vous confirmiez, Monsieur le Docteur Lammers, qu’en mars 1937, Schacht offrit sa démission.

TÉMOIN LAMMERS

Oui. Il y eut alors un compromis. M. Schacht devait continuer pendant une année encore, bien que la loi l’eût désigné pour quatre ans.

Dr DIX

Veuillez essayer maintenant de vous souvenir d’août 1937. Göring promulgua alors une ordonnance sur les mines. A ce sujet, Schacht fut d’avis que cela constituait une immixtion inadmissible dans son domaine, ce qui provoqua une deuxième offre de démission ?

TÉMOIN LAMMERS

Oui.

Dr DIX

C’est alors que Schacht a écrit le 5 août une lettre à Göring, dont il envoya copie à Hitler. Pouvez-vous vous en souvenir ?

TÉMOIN LAMMERS

Oui. C’est à cause de cette lettre que, plus tard, Hitler releva Schacht de ses fonctions.

Dr DIX

Nous en arrivons maintenant à la guerre. Est-il exact que pendant la guerre Schacht ait renouvelé ses offres de démission ? Puis-je vous rappeler par exemple l’été 1941, et un mémorandum que Schacht adressa à Hitler sur la nécessité d’une paix immédiate ?

TÉMOIN LAMMERS

La première offre de démission eut lieu à la suite de l’interdiction d’écouter la radio étrangère. M. Schacht s’était vu interdire l’écoute des postes étrangers et il s’en plaignit. Il offrit sa démission, par écrit ou oralement, je ne m’en souviens plus. Celle-ci fut refusée. Par la suite, il présenta un mémorandum dans lequel il exposait ses vues sur la fin de la guerre et sur la situation politique et économique. Je dus répondre à Schacht et lui dire que le Führer avait lu le mémorandum et n’avait rien à répondre. Plus tard, en 1942, Schacht me pria une fois encore de demander au Führer si celui-ci était disposé à recevoir un autre mémorandum. Là-dessus, le Führer me chargea d’écrire à Schacht de s’abstenir d’en présenter d’autres.

Dr DIX

Je pourrais, Monsieur le Président, rappeler au témoin les points essentiels de ce mémorandum de l’été 1941. Si le Tribunal connaît le détail du mémorandum, que je n’ai pas, et que nous ne pouvons établir que par les souvenirs du témoin... Je tiendrais beaucoup à l’interroger sur ce point, mais si, par ailleurs, le Tribunal est d’avis...

LE PRÉSIDENT

Avez-vous le mémorandum ?

Dr DIX

Non, nous ne l’avons pas... seulement en esprit, c’est-à-dire que Schacht se souvient du contenu.

LE PRÉSIDENT

Si le mémorandum est perdu et si vous pouvez en prouver la perte, vous pouvez interroger le témoin sur son contenu. Si le contenu n’est pas pertinent, il ne convient pas d’interroger le témoin à ce sujet. Le contenu du document est-il pertinent ?

Dr DIX

Les points que je veux exposer, je les tiens pour très pertinents. Ce n’est pas non plus très long, ce n’est pas long.

LE PRÉSIDENT

En ce qui concerne la preuve, la règle, je pense, en cas de perte du document, est que vous puissiez en prouver le contenu et le présenter au témoin. Oui, vous avez licence de lui présenter les points principaux, Docteur Dix.

Dr DIX

La question que vous me posez est très délicate. Pour le moment, je ne puis affirmer qu’une chose, c’est ma conviction que le mémorandum a été égaré. Je ne peux, à l’instant, prouver le fait négatif qu’il l’a été. Je suis persuadé qu’il est perdu.

LE PRÉSIDENT

Schacht dira vraisemblablement qu’il est égaré. Vous-même ne pouvez le prouver, mais peut-être pouvez-vous le faire par l’intermédiaire de Schacht.

Dr DIX

Oui, Schacht le prouvera quand il viendra à la barre des témoins. C’était en septembre 1941, c’est-à-dire après les grands succès remportés par l’Armée allemande sur les Russes. Schacht écrivit alors à Hitler, dans ce mémorandum, qu’il était maintenant parvenu au comble de la gloire et que c’était le moment le plus opportun pour lui de conclure la paix. Si la guerre devait durer davantage...

M. DODD

A mon avis, il serait plus conforme que l’avocat demandât d’abord au témoin s’il se souvient du contenu du document, avant de le lui lire.

LE PRÉSIDENT

Oui, en effet.

Dr DIX

Je ne lui ai certes pas rappelé le contenu, mais désirais simplement lui remettre quelques points en mémoire, le Dr Lammers les a déjà exposés.

LE PRÉSIDENT

Je crois qu’il vaudrait mieux que vous les lui présentiez phrase par phrase, et non tous à la fois.

Dr DIX

Mais ce n’est pas une lecture, Messieurs, seulement la reproduction du contenu, tel que Schacht se le rappelle. Je ne peux certes le lire, car je ne le connais pas.

LE PRÉSIDENT

Voulez-vous d’abord demander au témoin s’il se souvient du contenu, sans avoir à recourir à une question qui dicte sa réponse ?

Dr DIX

Certainement, je vais le lui demander. Mais je crois qu’il a déjà répondu qu’il ne se rappelait plus tous les détails, et je voulais rafraîchir sa mémoire en citant les principaux points.

LE PRÉSIDENT

Demandez-le lui d’abord, dans la mesure où ses souvenirs sont fidèles.

Dr DIX

Monsieur le Docteur Lammers, sans que j’aie besoin de vous citer les principaux points, de quoi vous souvenez-vous ?

TÉMOIN LAMMERS

Oui, je crois que, dans ce mémorandum, M. Schacht a exposé le potentiel économique du pays, comme aussi de l’étranger, et insisté sur ce fait que, à l’époque — c’était je crois en automne 1941 — , le moment était des plus favorables à des négociations de paix, à un règlement à l’amiable de la guerre. Il a aussi esquissé la situation mondiale, mais je ne me rappelle plus exactement de quelle façon, et celle des autres nations, au point de vue politique. Il a parlé de l’Amérique, de l’Italie, du Japon, et a établi des comparaisons. Et le Führer, après avoir lu le mémorandum, l’a mis de côté et a dit : « J’ai déjà désapprouvé tout cela, je ne veux plus en entendre parler ». Quant aux détails, je ne les connais pas.

Dr DIX

En mentionnant « les autres nations », vous rappelez-vous qu’il ait écrit que la défection de l’Italie n’était plus qu’une question de temps, car le groupe adverse n’avait de cesse, dans l’entourage du roi, que Mussolini ne soit renversé.

TÉMOIN LAMMERS

Oui, c’est possible, mais je ne puis le dire avec certitude.

LE PRÉSIDENT

Un instant.

Le Tribunal va lever l’audience.

(L’audience sera reprise le 9 avril 1946 à 10 heures.)