CENT CINQUIÈME JOURNÉE.
Jeudi 11 avril 1946.
Audience du matin.
Monsieur le Président, j’ai été empêché pour raison de santé d’assister à l’audience de samedi dernier où l’on a soulevé la question de savoir dans quel ordre on allait présenter la défense des accusés Funk et Schacht, et Monsieur le Président a exprimé le désir d’entendre mon point de vue aussi rapidement que possible. J’en ai parlé avec mon client et avec l’avocat du Dr Schacht, et je suggère qu’on présente d’abord le cas de l’accusé Dr Schacht, celui de l’accusé Funk ne devant, pour des raisons de commodité, être traité qu’ultérieurement. Voilà ce que je voulais vous dire, Monsieur le Président, afin que vous soyez informé. Je vous remercie.
Certainement.
Plaise au Tribunal. Je veux attirer l’attention du Tribunal sur le fait qu’au sujet des documents relatifs à l’accusé Rosenberg, nous avons terminé les entretiens que nous avons eus avec le Dr Thoma sur un certain nombre de questions qui devront être présentées oralement au Tribunal. Nous n’avons pas pu nous mettre d’accord sur un certain nombre d’entre elles. Comme je l’ai dit hier, nous sommes prêts à formuler notre point de vue sur les requêtes du Dr Schacht.
Très bien. Nous nous en occuperons. Docteur Kauffmann, vous avez la parole.
Monsieur le Président, je commence par la présentation des preuves qui concernent l’accusé Kaltenbrunner. Il n’est pas nécessaire d’insister sur l’extraordinaire difficulté de ma tâche, étant donné les charges très lourdes portées contre lui. J’ai l’intention de présenter les preuves de la façon suivante : avec l’autorisation du Tribunal, je lirai d’abord deux courts documents contenus dans le livre de documents, puis, avec l’autorisation du Tribunal, j’appellerai l’accusé à la barre des témoins ; après quoi j’interrogerai un ou deux témoins.
Le Tribunal pense que cette façon de procéder est convenable, mais je voudrais attirer votre attention. Docteur Kauffmann, trois témoins ont été appelés par le Ministère Public : Ohlendorf, Höllriegl et Wisliceny. Vous avez antérieurement demandé la permission de contre-interroger ces témoins ainsi que Schellenberg. Le Tribunal a donc ordonné qu’on les rappelle à cette fin, mais demande qu’ils comparaissent avant vos témoins.
Le Tribunal aimerait donc savoir si vous désirez appeler ces témoins en vue d’un contre-interrogatoire.
Non, Monsieur le Président, je ne désire citer ni Ohlendorf, ni Wisliceny, ni Höllriegl, ni non plus Schellenberg.
Très bien.
Me permettrez-vous maintenant de lire ces deux documents ?
Il s’agit en premier lieu de l’affidavit du témoin Dr Mildner, qui se trouve dans le livre de documents. Je vous prie de bien vouloir en prendre acte ; c’est le document Kr-1.
Je lis : « Affidavit. Je soussigné Dr Mildner, actuellement détenu à Nuremberg, certifie avoir rédigé le présent affidavit en réponse aux questions qui m’ont été posées par l’avocat Dr Kauffmann au nom du Tribunal Militaire International de Nuremberg.
« Question n° 1. — Donnez des détails sur vos fonctions.
Réponse
Pendant dix ans environ, j’ai été chargé de travaux pour la Gestapo. De 1938 à 1945, j’étais sous les ordres de l’Amt IV, c’est-à-dire la Police secrète de l’Office central de la sécurité du Reich à Berlin. Je suis resté environ trois mois au RSHA à Berlin même, c’est-à-dire de mars à juin 1944. Le reste du temps, j’ai été surtout directeur de services provinciaux de la Gestapo.
Question n° 2. — Que pouvez-vous dire sur la personnalité de Kaltenbrunner ?
« Réponse
En ce qui me concerne, je puis affirmer ce qui suit : je connais personnellement l’accusé Kaltenbrunner. C’était un homme dont la vie privée était irréprochable. A mon avis, son avancement des postes élevés des SS et de la Police à celui de chef de la Police de sûreté et du SD fut dû au fait que Himmler, en juin 1942, après la mort de Heydrich, qui était son rival principal, ne voulait plus tolérer qu’un homme supérieur ou égal à lui pût mettre sa situation en danger. Pour Himmler, l’accusé Kaltenbrunner était certainement l’homme le moins dangereux. Il ne désirait pas se faire valoir par des actions extraordinaires et ne nourrissait pas l’ambition de faire éventuellement passer Himmler au second plan. Il ne pouvait pas être question chez lui de soif du pouvoir. Il est faux de le désigner sous le terme de « petit Himmler ».
Question n° 3. _ Quelle était l’attitude de Kaltenbrunner à l’égard de l’Amt IV (Gestapo) ?
Réponse
Je ne connais aucune restriction aux pouvoirs que détenait l’accusé Kaltenbrunner sur les services dépendant du RSHA. D’autre part, je puis dire que Müller, chef de l’Amt IV, agissait, selon son expérience, d’une façon indépendante et ne donnait à personne, pas même aux chefs des autres bureaux du RSHA de renseignements sur l’activité et les méthodes de son Amt IV. Il était après tout couvert par Himmler.
« Question n° 4. — Avez-vous jamais vu des ordres d’exécution de Kaltenbrunner ?
« Réponse
Je n’ai jamais vu d’ordre original, c’est-à-dire portant la signature de Kaltenbrunner. Je sais bien que les ordres de mise en détention préventive portaient les signatures en fac-similé ou dactylographiées. C’était une pratique administrative qui avait été instaurée du temps de Heydrich.
Question n° 5. — Les ordres d’exécution provenaient-ils de Kaltenbrunner ou de Himmler ? Qui était responsable de l’établissement des camps de concentration et de leur fonctionnement ?
Réponse
Je sais que les ordres d’exécution émanaient de Himmler. A ma connaissance, aucun autre fonctionnaire du RSHA n’avait le droit d’émettre de tels ordres sans autorisation. Je sais de plus que les camps de concentration dépendaient d’une direction particulière, à savoir la direction économique et administrative des SS qui était sous les ordres de Pohl. Les camps de concentration n’avaient rien à voir avec le RSHA. Cela est vrai pour tout ce qui concerne l’administration, le ravitaillement, le régime et les règlements des camps. L’inspecteur des camps de concentration était Glücks. La voie hiérarchique était donc : Himmler, Pohl, Glücks et le commandant du camp.
Question n° 6. — Kaltenbrunner a-t-il donné l’ordre d’évacuer certains camps de concentration ?
Réponse
J’ignore si Kaltenbrunner a donné des ordres pour l’évacuation des camps de concentration.
Question n° 7. — Kaltenbrunner a-t-il donné l’ordre d’arrêter tous les citoyens danois de religion juive et de les transférer dans le camps de concentration de Theresienstadt ?
Réponse
Non. Je suis en mesure de répondre à cette question d’une manière précise parce qu’en septembre 1943 j’ai eu, en qualité de membre de la Gestapo, à m’occuper de cette affaire au Danemark. Le commandant de la Police de sûreté et du SD avait reçu en septembre 1943 l’ordre d’arrêter tous les Juifs danois et de les envoyer à Theresienstadt. Je pris l’avion pour Berlin afin d’obtenir le retrait de cet ordre. Peu de temps après, un ordre de Himmler arriva au Danemark, aux termes duquel il fallait poursuivre l’action contre les Juifs. Ce n’est donc pas Kaltenbrunner qui a émis l’ordre. Je ne lui ai pas parlé. D’ailleurs il n’était pas présent à Berlin. Il n’était, en fait, jamais venu à Berlin.
Lu et approuvé. Nuremberg, le 29 mars 1946. Signé : Dr Mildner. » Pour copie conforme.
L’affidavit suivant est du Dr Höttl.
Nous sommes en présence d’un nouveau problème. Je ne crois pas que cette question se soit posée jusqu’ici. Le Ministère Public a soumis un questionnaire à ce Dr Mildner et nous sommes hésitants sur la procédure exacte à suivre. Devons-nous déposer ce questionnaire maintenant ou à un stade ultérieur ?
Nous pensons que vous pourriez le lire maintenant.
Très bien.
Monsieur le Président, je voudrais ajouter quelque chose à ce sujet. C’est la première fois que j’apprends que le Ministère Public a posé des questions auxquelles a répondu un même témoin. Je crois que c’est là le premier cas de ce genre présenté au Tribunal. N’aurait-il pas été convenable de porter ces réponses à ma connaissance étant donné que j’avais mis depuis longtemps mon affidavit à la déposition du Ministère Public ?
Certainement. Le Tribunal estime que ces réponses auraient certainement dû vous être communiquées au moment où elles sont parvenues.
La réponse doit-elle tout de même être lue dans ces conditions ? Je voudrais ici protester formellement à ce sujet et prie le Tribunal de bien vouloir prendre une décision.
Monsieur Dodd, pourquoi ces documents n’ont-ils pas été soumis au Dr Kauffmann ?
Ce questionnaire a été dressé hier seulement et les épreuves matérielles n’ont été prêtes que ce matin. Nous le regrettons. S’il avait été prêt nous n’eussions pas manqué, bien entendu, de le remettre à l’avocat. Nous ne faisons aucune objection à ce qu’il lui soit transmis pour le parcourir.
Docteur Kauffmann, dans ces conditions, nous allons remettre à plus tard la lecture de cet interrogatoire afin que vous puissiez l’examiner et, si vous le jugez nécessaire, faire des objections aux questions ou aux réponses. Ensuite nous examinerons la question.
Je vous remercie. Puis-je maintenant passer à la lecture du second et dernier document ?
« Affidavit : Je soussigné Dr Wilhelm Höttl, déclare rédiger le présent affidavit en réponse aux questions qui me sont posées par l’avocat Dr Kauffmann au nom du Tribunal Militaire International. »
Est-ce que vous avez donné un numéro à ce document ?
Oui, c’est le document Kr-2.
« Question n° 1. — Donnez des détails sur vous-même. Quelles étaient vos fonctions au SD ? Où avez-vous connu Kaltenbrunner ?
Réponse
Je suis né le 19 mars 1915 à Vienne. J’étais historien de profession. Jusqu’à l’effondrement de l’Allemagne, je dirigeais une sous-section à l’Amt VI (service de renseignements à l’étranger) du RSHA. Après l’annexion de l’Autriche en 1938, j’entrai volontairement au SD. Je sortais du mouvement national-catholique de la jeunesse et je me suis assigné le but de donner à mon pays une orientation politique modérée. J’ai fait la connaissance de Kaltenbrunner en 1938. Il était au courant de mes buts.
En 1941, sur un ordre personnel de Heydrich, je fus traduit devant le tribunal des SS et de la Police sous l’inculpation d’entretenir des relations avec les milieux confessionnels et de ne pas offrir de garanties suffisantes au double point de vue politique et idéologique ; je fus contraint de prendre du service comme simple soldat.
Après la mort de Heydrich je fus gracié et, au début de 1943, je fus envoyé auprès des services du chef de l’Amt VI du RSHA, Schellenberg. Là, j’eus la direction des affaires concernant le Vatican, ainsi que de celles se rapportant à certains États balkaniques. Lorsque Kaltenbrunner fut nommé chef de service du RSHA au début de 1943, j’étais constamment en relations avec lui, surtout depuis qu’il s’efforçait d’attirer à lui le groupe des Autrichiens du RSHA.
Question n° 2. — Donnez les effectifs du personnel engagé à la direction du RSHA à Berlin.
Réponse
A la direction de Berlin, l’Amt IV (Gestapo) comptait environ 1.500 membres, l’Amt V (Police criminelle) 1.200, les Amt III et VI (service de renseignements à l’intérieur et à l’étranger), de 300 à 400 membres chacun.
Question n° 3. — Qu’était-ce que le SD et quelles étaient ses attributions ?
Réponse
Heydrich organisa en 1932 ce qu’on a appelé le « Sicherheitsdienst » (SD). La tâche de ce service consistait à renseigner les autorités suprêmes allemandes et les ministères du Reich sur tous les événements qui se produisaient à l’intérieur et à l’étranger. Le SD était uniquement un service de renseignements et n’avait aucune fonction exécutive. Seuls des individus appartenant au SD furent envoyés dans les « Einsatzkommando » à l’Est ; ils assumèrent ainsi une fonction exécutive mais quittèrent le SD au cours de cette période.
« Il y eut jusqu’à la fin des Einsatzkommando et des Einsatz-gruppen de la Police de sûreté. Il y en eut même en Afrique, en Hongrie jusqu’en 1944, de même qu’en Slovaquie. Ces commandos n’avaient rien à voir avec les exécutions ; leurs attributions avaient entre temps revêtu l’aspect de fonctions de Police générale. Les exécutions ne furent, à ma connaissance, réalisées qu’en Russie, et cela en vertu de l’ordre spécial de Hitler sur les commissaires. Je ne sais pas si après la nomination de Kaltenbrunner au poste de directeur du RSHA l’activité de ces commandos subsista ou non.
Question n° 4. — Êtes-vous au courant de l’action entreprise par Eichmann, destinée à anéantir les Juifs ?
Réponse
Ce n’est qu’à la fin du mois d’août 1944 que j’ai eu des détails à ce sujet. A cette époque, Eichmann lui-même me donna des indications précises. Il m’expliqua, entre autres, que toute cette entreprise était une affaire secrète d’État et qu’elle n’était connue que d’une infime minorité. A mon avis, le nombre des personnes qui faisaient partie de ce commando ne dépassait pas 100.
Question n° 5. — Que savez-vous des relations d’Eichmann avec Kaltenbrunner ?
Réponse
Je ne sais rien de leurs relations officielles. Cependant il se peut qu’Eichmann n’ait jamais eu aucun contact officiel direct avec Kaltenbrunner. Il m’a rarement prié de lui ménager une entrevue avec Kaltenbrunner. Celui-ci a toujours refusé.
Question n° 6. — Que savez-vous des relations de Kaltenbrunner avec le chef de la Police secrète d’État, Müller ?
Réponse
Je ne puis donner d’indications précises sur leurs rapports de service ; il est cependant certain que Müller agissait d’une manière absolument indépendante. Il avait acquis une expérience de plusieurs années dans le domaine de la Police secrète. Himmler avait une haute opinion de lui mais Kaltenbrunner ne partageait pas cette admiration ; il ne connaissait pas les problèmes de la Police et ne s’en occupait pas. Le service de renseignements retenait presque toute son attention, surtout en ce qui concernait son activité à l’étranger.
Question n° 7. — De qui dépendaient les camps de concentration ?
Réponse
Les camps de concentration dépendaient exclusivement de la direction économique et administrative des SS ; ils étaient par conséquent en dehors du RSHA et échappaient ainsi à la compétence de Kaltenbrunner, qui n’avait aucun pouvoir pour donner des ordres en cette matière. Kaltenbrunner, d’après ce que je sais sur lui en tant qu’homme, n’approuvait certainement pas les atrocités qui furent commises dans les camps de concentration. Je ne sais même pas s’il était au courant de ces faits.
Question n° 8. — Kaltenbrunner a-t-il donné ou transmis un ordre selon lequel les aviateurs ennemis ayant fait un atterrissage forcé devaient être laissés sans protection au cas où la population leur aurait appliqué la loi de Lynch ?
Réponse
Non, je n’ai jamais appris que Kaltenbrunner eût donné un tel ordre, bien qu’ayant souvent été en contact avec lui. Je sais cependant que Himmler a donné un ordre de ce genre.
Question n° 9. — Kaltenbrunner a-t-il donné l’ordre d’exécuter des Juifs ?
Réponse
Non, il n’a jamais donné de tels ordres, et à mon avis il n’avait pas la possibilité de le faire de .sa propre initiative. Sur cette question de l’extermination physique de la juiverie européenne, il était en opposition avec Hitler et Himmler.
Question n° 10. — Quelle fut la politique religieuse de Kaltenbrunner ?
Réponse
En ma qualité de conseiller pour les affaires du Vatican, j’avais souvent l’occasion de m’entretenir officiellement avec lui de cette question. Il appuya immédiatement la proposition que j’avais faite à Hitler au printemps 1943, en vue de modifier la politique religieuse pour amener le Vatican à faire des négociations de paix. Kaltenbrunner n’obtint aucun résultat auprès de Hitler parce que Himmler s’était violemment opposé à lui. L’ambassadeur d’Allemagne auprès du Saint-Siège, le baron von Weizsäcker, avec qui je me suis entretenu de cette affaire, échoua également dans ses efforts, ce qui fit se resserrer autour de lui, la surveillance exercée par Bormann.
Question n° 11. — Kaltenbrunner est-il intervenu dans la politique extérieure pour sauvegarder la paix ?
Réponse
Oui, dans la question hongroise par exemple. Lors-qu’en mars 1944 les troupes allemandes occupèrent la Hongrie, il réussit à persuader Hitler de pratiquer une politique modérée et d’empêcher l’entrée projetée des troupes roumaines et slovaques. Grâce à son appui, j’ai réussi à empêcher encore pendant six mois la formation du Gouvernement national-socialiste dont l’établissement était projeté en Hongrie.
Docteur Kauffmann, allez-vous maintenant citer l’accusé comme témoin ?
Monsieur le Président, j’ai commis une légère erreur. Par inadvertance, je n’ai pas lu la page 5 de mon livre de documents ; ce sont les questions n° 12 et 13 de l’affidavit. Je vous prie de m’en excuser et de me donner la permission de finir.
Oui.
Je continue à la page 5.
« Kaltenbrunner voulait qu’on rétablisse l’Autriche-Hongrie sur une base fédérative. Depuis 1943, j’avais représenté à Kaltenbrunner que l’Allemagne devait essayer de terminer la guerre en établissant une paix durable. Je l’avais informé de mes relations avec des milieux américains de Lisbonne. Je l’ai également informé que, par le truchement du mouvement de résistance autrichien, j’avais pu prendre contact avec un service américain en pays neutre. Il me fit part de sa volonté de partir avec moi en Suisse pour entamer personnellement des négociations avec un représentant américain et empêcher que le sang ne coulât encore d’une façon si insensée.
Question n° 12. — Savez-vous si Kaltenbrunner a ordonné au commandant du camp de concentration de Mauthausen de remettre ce camp aux troupes qui approchaient ?
Réponse
Il est exact qu’il a donné un tel ordre ; il l’a dicté en ma présence, en priant de le faire parvenir au commandant du camp.
Question n° 13. — Pouvez-vous dire brièvement quelques mots sur la personnalité de Kaltenbrunner ?
Réponse
Kaltenbrunner était un homme complètement différent de Himmler ou de Heydrich. C’est pourquoi ses convictions s’opposaient si fortement à celles de ces deux personnages. S’il fut nommé chef du RSHA, c’est à mon avis parce que Himmler ne voulait pas courir le danger d’avoir un rival tel que Heydrich. Il serait faux de l’appeler « le petit Himmler ». A mon avis, il n’a jamais dominé complètement le service important qu’était le RSHA et, ne prenant qu’une maigre part à la Police et aux fonctions exécutives, il s’occupait surtout du service de renseignements et de l’influence qu’il pouvait avoir sur la politique générale. Voilà ce qu’il considérait comme son domaine particulier. »
Suivent la signature, la date et la déclaration de copie conforme.
Avez-vous d’autres documents à nous présenter ?
Non.
Maintenant, vous désirez citer l’accusé comme témoin ?
Oui.
Témoin, voulez-vous préciser votre nom ?
Ernst Kaltenbrunner.
Répétez ce serment après moi : « Je jure devant Dieu tout puissant et omniscient que je dirai la pure vérité et que je ne cèlerai ni n’ajouterai rien ». (L’accusé répète le serment.)
Vous pouvez vous asseoir.
Pendant les deux dernières années de la guerre, c’est-à-dire depuis 1943, vous avez été chef de la Police et du service de Sécurité, et responsable du RSHA ? Vous savez, bien entendu, que les accusations qui pèsent sur vous sont particulièrement lourdes. Le Ministère Public vous accuse d’avoir commis des crimes contre la Paix, d’avoir contribué, prodigué vos encouragements ou participé aux crimes contre les lois de la guerre et contre l’Humanité. Le Ministère Public met enfin votre nom en rapport avec la terreur exercée par la Gestapo et avec les atrocités commises dans les camps de concentration. Je vous demande maintenant : est-ce que vous vous considérez responsable des charges qui sont portées contre vous suivant les chefs d’accusation, tels qu’ils vous ont été décrits ?
Je voudrais, en premier lieu, déclarer au Tribunal que je suis pleinement conscient de la gravité des charges portées contre moi. Je sais que la haine du monde est dirigée contre moi ; que, surtout depuis que Himmler, Müller et Pohl sont morts, c’est moi, qui, seul, dois répondre devant ce Tribunal et devant le monde. Je sais que je dois exprimer ici la vérité pour permettre au Tribunal et au monde de constater et de comprendre ce qui s’est passé dans le Reich pendant cette guerre et d’en juger d’une manière équitable.
En 1943, donc deux ans avant la fin de cette guerre, j’ai été nommé à des fonctions sur lesquelles je donnerai ultérieurement des explications. Pour commencer, je voudrais déclarer que j’accepte la responsabilité de tout le mal qui a été commis au sein du RSHA, depuis que j’en ai été nommé chef, dans la mesure où cela s’est produit dans le cadre de ma compétence effective, de tout ce que j’ai su ou devais connaître.
Puis-je demander que mon avocat me pose des questions pour guider mes pensées ?
Voulez-vous rapidement nous donner un aperçu de votre carrière jusqu’au moment où vous êtes entré dans la vie publique, c’est-à-dire vers 1934 où vous vous êtes occupé de la politique autrichienne ?
Je suis né en 1903. Mon père et mon grand-père étaient des avocats en renom. Mes autres ancêtres étaient fermiers et fabricants de faux. Ma mère, issue d’une famille très simple, avait été adoptée par l’ambassadeur de Belgique en Roumanie et y a vécu pendant vingt-cinq ans. Au cours de mon enfance qui s’est passée à la campagne, au sein d’une famille qui s’occupait beaucoup de moi, je reçus d’une part une excellente éducation et je pus me familiariser d’autre part avec la vie des gens simples.
J’ai fréquenté l’école primaire supérieure, puis le lycée, passé mon baccalauréat, et en 1921, je suis entré à l’université de Graz. J’ai étudié d’abord la chimie et les sciences techniques à l’Institut de technologie, puis, lorsque mon père rentra de la guerre dans un état grave et que j’eus la possibilité de reprendre son cabinet, j’ai fait mon droit ; j’ai complété ces études par l’obtention du diplôme de docteur en droit et es sciences politiques en 1926.
J’ai vécu une période difficile, car j’étais obligé de pourvoir à ma propre existence et de payer les frais de mes études. J’ai dû travailler en poursuivant mes études et, pendant deux ans, j’ai travaillé comme mineur dans les équipes de nuit ; et je suis reconnaissant à mon destin de m’avoir ainsi donné l’occasion de connaître l’ouvrier allemand mieux que quiconque.
Soyez un peu plus bref, je vous prie. Passez le plus rapidement possible à la période qui suivit 1934.
Après l’Université, pendant sept ou huit ans, j’ai été avocat stagiaire en poursuivant mes études de droit autrichien, j’ai plaidé pendant un an devant les tribunaux et j’ai passé le reste de mon temps chez des avocats à Salzbourg et à Linz.
Je vous interromps pour vous poser une question. Est-il exact qu’en 1932, vous êtes devenu membre du Parti ?
En 1932, je suis devenu membre du Parti après avoir appartenu pendant plusieurs années au « Mouvement indépendant de la Libre Autriche ».
Êtes-vous entré dans les SS la même année ?
Je crois que c’est à la fin de 1932, peut-être au début de 1933.
Est-il exact qu’avant 1933, comme le prétend le Ministère Public, vous étiez orateur d’un Gau et conseiller juridique d’un secteur SS ?
Cette assertion demande à être modifiée. Il est vrai que j’ai pris la parole dans mon propre pays, le Gau de la Haute-Autriche, au cours de réunions nationales-socialistes, mais surtout, ou plutôt uniquement dans le but de servir l’Anschluss. J’étais conseiller juridique exactement comme tout autre avocat d’un parti consentait, dans cette période de crise économique, à donner gratuitement, à la fin de sa journée, des renseignements et des conseils d’ordre juridique à ceux qui en désiraient, dans le cas présent à des nationaux-socialistes.
Est-il exact qu’en 1934, le Gouvernement Dollfuss vous a arrêté et vous a envoyé avec d’autres dirigeants nazis dans le camp de concentration de Kaisersteinbruch ?
Oui, c’est exact. Je crois qu’à ce propos, il me faut décrire brièvement quelle était alors la situation politique en Autriche. Le Gouvernement était entre les mains d’un groupe d’individus qui n’avaient que très peu de partisans parmi le peuple. Il y avait deux groupes importants et de tendances opposées qui ne participaient pas au Gouvernement. En premier lieu, le groupe de gauche, c’est-à-dire les sociaux-démocrates et les austro-marxistes, et en second lieu, le groupe national-socialiste qui était alors très restreint.
A cette époque, le Gouvernement enfermait dans des camps, non seulement les nationaux-socialistes, mais aussi les sociaux-démocrates et les communistes, pour éviter tous les désordres politiques qui provenaient de réunions ou de manifestations. J’étais parmi les quelque 1.800 nationaux-socialistes qui furent alors arrêtés.
Avez-vous eu d’autres conflits avec lui ? N’avez-vous pas été traduit devant un tribunal pour complot contre le Gouvernement, puis acquitté ? Voulez-vous nous donner, en quelques phrases, une explication à ce sujet ?
Ces faits se sont passés beaucoup plus tard. J’ai été arrêté en mai 1935. Je dois d’abord dire qu’entre temps, une tentative de soulèvement national-socialiste avait eu lieu en juillet 1934. Cette tentative, qui malheureusement entraîna l’assassinat de Dollfuss, a été étouffée et vengée par des mesures extrêmement sévères contre un certain nombre de nationaux-socialistes. Une mesure particulièrement sévère fut la loi qui fit perdre à des milliers de nationaux-socialistes leurs emplois ou leurs avantages professionnels : il devint nécessaire de faire la paix, c’est-à-dire d’assouplir les principes directeurs de la politique du Gouvernement. C’est ce qu’entreprirent surtout deux hommes, Langot, délégué de la Haute-Autriche et Reinthaler, fermier et ingénieur. Cette œuvre de pacification débuta vers la fin de 1934 en septembre ou octobre, et je fus invité à y participer.
Je vous prie d’en venir si possible rapidement à l’époque de 1938.
Je n’étais nullement impliqué dans la tentative de révolte de juillet 1934, et c’est ce qui explique cette invitation. Dans le cadre de ce programme, le Gouvernement lui-même avait demandé que certaines personnes gardent des relations avec les dirigeants du Parti, les SS, les SA et toutes les organisations qui avaient été interdites. Au su du Gouvernement et des services de police et avec leur assentiment, j’ai établi des relations avec les SS.
En mai 1935, j’ai été arrêté, car on me soupçonnait d’avoir entretenu des relations illégales avec les SS et j’étais suspect de haute trahison. Je restai en prison pendant six mois et je fus traduit devant un tribunal qui d’ailleurs m’acquitta, le Gouvernement ayant lui-même reconnu qu’il était au courant de ma mission. Il ne resta plus qu’une condamnation de moindre importance pour complot, qui d’ailleurs avait été purgée par ma détention préventive.
Quelle part avez-vous prise à la révolution autrichienne de mars 1938 et comment les SS y ont-elles participé ?
Peu après mon activité dans l’action pacificatrice de Reinthaler et Langot, j’entrai en contact d’abord avec les milieux favorables à l’Anschluss, puis avec les cercles dont le but était d’améliorer, pacifiquement, la situation de l’Autriche, par une lente évolution, et de développer le mouvement en faveur de l’Anschluss de façon à gagner le Gouvernement lui-même à cette idée. En 1937 et en 1938, j’ai essayé d’entrer en relations plus étroites avec celui qui devait être plus tard le ministre Seyss-Inquart et j’adoptai entièrement ses idées politiques.
Pensez-vous que le plébiscite de 1938 en Autriche correspondait à la volonté du peuple ?
Le plébiscite du 10 avril 1938 reflétait intégralement la volonté du peuple autrichien ; la proportion de 99, 73 pour cent en faveur de l’Anschluss est parfaitement authentique.
Est-il exact qu’à l’occasion de l’Anschluss vous ayez été nommé SS-Brigadeführer et chef d’un secteur SS ?
Oui, mais à propos de l’Anschluss je voudrais ajouter ce qui suit : le Ministère Public se fait une opinion tout à fait fausse lorsqu’il croit qu’on peut comparer l’évolution nationale-socialiste qui eut alors lieu en Autriche à cette époque avec ce qui s’était déjà passé en Allemagne. En Autriche, les choses se sont passées d’une manière totalement différente. Le point de départ de cette évolution a été la misère économique. Cette route, qui conduisit de la crise au national-socialisme en passant par l’Anschluss était celle de presque tous les nationaux-socialistes et l’idéologie contenue dans le programme du Parti, n’en était nullement responsable. Je crois qu’il faut considérer, et j’aurais dû le dire en premier, que le mouvement autrichien en faveur de l’Anschluss a été soutenu par le peuple. Il faut tenir compte du fait que les plébiscites qui ont été faits antérieurement, entre 1925 et 1928, dans des pays comme le Tyrol et Salzbourg, ont donné 90 pour cent des voix en faveur de l’Anschluss. En 1928, le conseil national autrichien et le conseil fédéral ont signé le décret du conseil national de 1918, stipulant que ces deux assemblées avaient décidé de se rattacher au Reich et ne voulaient pas se départir de cette décision.
Docteur Kauffmann, je ne crois pas qu’il soit nécessaire de prolonger ces commentaires et de continuer à donner les raisons pour lesquelles on était favorable à l’Anschluss. Voulez-vous essayer de limiter les déclarations du témoin à la période qui nous intéresse en nous faisant grâce dès détails.
Je pensais que mon client était accusé d’avoir participé au changement de régime. Je voulais donc qu’on en dise au moins quelques mots devant le Tribunal, mais je suis prêt à passer à un autre sujet.
Le témoin nous a donné les chiffres de chacun des plébiscites qui ont eu lieu longtemps avant l’Anschluss et ce sont là des détails qui me semblent vraiment inutiles.
En septembre 1938, vous avez été nommé SS-Gruppenführer. Est-ce exact ?
Oui. Après l’Anschluss, on m’avait confié la direction des Allgemeinen SS en Autriche, c’est-à-dire dans le secteur « Danube ». J’avais alors été nommé SS-Brigadeführer sans avoir passé précisément par les différents grades intermédiaires. Je crois que c’est en septembre que je fus nommé Gruppenführer, de sorte que mon grade devint celui de tous les autres dirigeants SS du Reich.
Donnez-moi des détails sur votre carrière ultérieure dans les SS ? En 1941 vous avez été nommé chef suprême des SS et de la Police en Autriche ?
En mars 1938, je devins membre du Gouvernement autrichien et je reçus les fonctions de secrétaire d’État à la sûreté en Autriche, sous l’autorité du ministère de l’Intérieur. Ce Gouvernement autrichien fut dissous en 1941, c’est-à-dire que son activité fut interrompue en faveur des différents organismes administratifs qui s’étaient imposés dans le Reich. C’est, pourquoi le secrétariat d’Etat à la sûreté a été dissous et, dans le but de me laisser au même niveau budgétaire, j’ai été nommé chef de la Police et des SS.
Et le 30 janvier 1943, vous êtes devenu chef de la Police de sûreté et du SD, c’est-à-dire du RSHA ? Comment expliquez-vous cette nomination ? Entreteniez-vous des relations avec Himmler ? Quelles paroles furent échangées entre vous et Himmler à l’occasion de cette nomination ?
Je dois décrire brièvement mon activité entre 1941 et 1943, c’est-à-dire pendant deux ans, de façon à expliquer pourquoi j’ai été appelé à Berlin.
Le Ministère Public m’accuse d’avoir dirigé la Police de sûreté en Autriche, mais il est victime d’une erreur. La Police d’État et la Police criminelle, ainsi que les services de sécurité en Autriche, étaient dirigés de Berlin et échappèrent complètement au contrôle du ministre responsable Seyss-Inquart et de son délégué, c’est-à-dire moi-même. Mon activité de chef des SS et de la Police, contrairement à celle de ceux du Reich, se bornait tout simplement à représenter la direction des SS, ce qui ne prenait pas tout mon temps. Pendant ces deux années, j’ai mis en application mes idées politiques et j’ai mis au point un service de renseignements assez étendu, qui, d’Autriche, rayonnait vers le Sud-Est. Si j’ai fait cela, c’est d’abord parce que je regrettais que le Reich ne fît pas usage de toutes les ressources politiques et économiques que l’Autriche aurait pu mettre à sa disposition, et ensuite, parce qu’avec son esprit étroit, le Reich n’attachait aucune importance au rôle primordial d’intermédiaire que l’Autriche pouvait jouer avec le Sud-Est. Mes rapports furent donc reçus à Berlin avec un intérêt croissant, et Himmler à qui Hitler reprochait que son service de renseignements créé par Heydrich ne lui fournissait pas de rapports suffisants sur les résultats politiques, se vit obligé, huit mois après la mort de Heydrich, de chercher un homme qui lui éviterait les reproches de Hitler.
De quoi avez-vous parlé avec Himmler ?
En décembre 1942, il me donna l’ordre de venir à Berchtesgaden où il résidait alors, car le Quartier Général du Führer se trouvait dans les environs, à l’Obersalzberg. Il me dit d’abord quels étaient les reproches que lui avait adressés Hitler et me demanda de créer un service de renseignements central dans le Reich. Nous eûmes à ce propos un long entretien, et nous nous référâmes à mon activité des années précédentes. Il m’a dit alors que la meilleure solution serait, à son avis, que je prenne la direction du RSHA, opérant ainsi une transition pour la création du futur service de renseignements. J’ai refusé en donnant, entre autres raisons, que j’avais maintenant en Autriche un esprit critique à l’égard du Reich, particulièrement en ce qui concernait son évolution politique intérieure. J’expliquai en détail à Himmler pourquoi les Allemands en Autriche étaient déçus et je lui fis part du danger que l’on courait de voir les mêmes Autrichiens qui, quatre années plus tôt, s’étaient tournés vers le Reich avec enthousiasme, se détourner de lui.
Je vous interromps un instant ; il est exact que vous avez été nommé chef du RSHA. Voulez-vous dire que vous n’avez pas assumé de fonctions exécutives ?
Je vais y venir. Je dois d’abord décrire cette première entrevue avec Himmler ; la seconde, au cours de laquelle cet ordre m’a été donné, n’eut lieu que deux semaines plus tard. Mais je veux déclarer tout de suite — et ceci est marqué comme un trait rouge dans l’histoire de ma carrière jusqu’aux derniers jours de la guerre — que j’ai même expliqué à Himmler quels étaient les points fondamentaux sur lesquels j’étais en opposition avec le national-socialisme, la politique intérieure du Reich, sa politique extérieure, son idéologie et les violations du Droit commises par le Gouvernement lui-même. Je lui ai déclaré carrément que l’administration du Reich était trop centralisée, que cette centralisation faisait l’objet de critiques sévères de la part de l’Autriche, surtout depuis qu’un statut fédéral avait été accordé à d’autres régions de l’Allemagne, par exemple à la Bavière. Je lui ai dit que la création d’un nouveau droit pénal allemand, tel qu’il avait été conçu, serait inopportune, et que le droit pénal allemand était casuiste. Le droit pénal autrichien, basé sur une tradition de plus d’un siècle, avait fait ses preuves et était reconnu à l’étranger. Je lui ai dit également qu’en Autriche on n’acceptait pas les conceptions de détention préventive et de camp de concentration, mais que tout accusé entendait être traduit devant un tribunal militaire. Je lui ai déclaré que l’antisémitisme en Autriche s’était développé d’une façon totalement différente et qu’il fallait également envisager ce problème sous un autre angle. Personne, en Autriche, n’a jamais pensé à dépasser les limites de l’antisémitisme telles qu’elles étaient fixées par le programme du Parti. En Autriche, on comprenait difficilement que les lois de Nuremberg aient pu aller au delà de ce qui était délimité dans le programme du Parti. En Autriche, dès 1934, il y avait une tendance pacifique à laisser les Juifs émigrer régulièrement ; toute persécution personnelle ou physique des Juifs était inutile. Je voudrais me référer à un document qui a été présenté au Tribunal ; il s’agit d’un rapport du président de la Police à Vienne qui date, je crois, de décembre 1939. Des statistiques y révèlent que sur un total de 200.000 Juifs, la moitié environ émigra entre 1934 et 1939. C’est de ces problèmes que je me suis entretenu...
Que vous a dit Himmler ?
J’ai dit à Himmler qu’il savait très bien que je n’étais nullement familiarisé avec les affaires de la police, que mon activité avait été limitée au service de renseignements et que, par conséquent, en prenant la direction du RSHA, je refusais non seulement d’avoir affaire aux organismes exécutifs tels que la Gestapo et la Police criminelle, mais je lui dis que la tâche qu’il voulait me confier, c’est-à-dire la création d’un service de renseignements, serait gênée par mes fonctions exécutives éventuelles. Je lui ai déclaré aussi qu’il y avait très peu de différence de caractère entre Heydrich et moi : il n’y avait que des différences de fait consistant en ce que Heydrich était un spécialiste des questions de police alors que je n’en étais pas un, et en ce que la politique avec laquelle il avait déjà discrédité le Reich ne serait pas poursuivie par mes soins. Mon nom, mon honneur et ma famille étaient des choses trop sacrées pour me le permettre.
Il m’a tranquillisé à cet égard en me disant : « Vous savez qu’en juin 1942, Heydrich a été assassiné et que, depuis sa mort », (il y avait six ou sept mois de cela) « je dirige moi-même son service. Cet état de choses continuera à subsister dans la mesure où je continuerai à remplir des fonctions exécutives. Dans ce but, je dispose d’éminents spécialistes, Müller et Nebe. Vous n’aurez pas à vous en occuper ; vous vous chargerez du Service de renseignements, c’est-à-dire des Amter III et VI ». Je lui dis alors qu’on ne pourrait organiser un service de renseignements sur la base du seul SD. Un service de renseignements qui, à cause de Heydrich, avait fait jusqu’alors preuve d’une telle étroitesse d’esprit, était, à priori, incapable de se procurer des informations. Je lui déclarai ensuite qu’un service de renseignements devait être plus restreint et surtout que je considérais que c’était folie d’avoir séparé les renseignements politiques des renseignements militaires. Aucun pays du monde, sauf la France et l’Allemagne, n’a divisé son service de renseignements en deux parties. C’est pourquoi je lui ai demandé de persuader le Führer de donner un ordre à l’effet de réunir au SD les services de renseignements de la Wehrmacht qui dépendaient du service de contre-espionnage de l’OKW, et de le doter d’un nouveau personnel soigneusement trié sur le volet.
Je vous interromps un instant. Cette fusion a-t-elle eu lieu ?
Oui. Elle a été réalisée sur un ordre de Hitler du 14 ou du 15 février 1944.
Vous avez donc été dégagé par Himmler de toutes fonctions d’exécution ? Ce fait a-t-il été porté à la connaissance des chefs des divers services du RSHA ? Cette exemption a-t-elle été rendue évidente en dehors du service ? Si oui, comment ?
Après l’entretien avec Himmler, en décembre 1942, il m’accorda cette exemption parce que je ne voulais pas me charger du RSHA dans les conditions qu’il m’avait offertes, c’est-à-dire en conservant pour lui la direction des services investis de pouvoirs d’exécution. Il fut si fâché qu’il ne me tendit pas la main et me manifesta son mécontentement de diverses autres façons dans les semaines qui suivirent. Vers la mi-janvier, le 16 ou le 18, j’ai été appelé par télégramme au Quartier Général qui avait été transféré entre temps en Prusse Orientale. J’ai supposé que, puisque je l’avais demandé, on allait me donner un poste au front. Je me suis rendu au Quartier Général avec mon équipement, pensant que j’allais enfin avoir le même sort que mes frères et d’autres membres de ma famille ; mais je me trompais. Himmler me déclara : « Je me suis entretenu avec le Führer et celui-ci considère qu’il est nécessaire de centraliser et de réorganiser le service de renseignements. Il entamera les négociations nécessaires avec la Wehrmacht et vous aurez à organiser et à développer ce service de renseignements ». Il maintînt encore que Müller, Nebe et moi-même nous occuperions directement des fonctions exécutives. Si vous me demandez si cette limitation a pu être connue à l’extérieur, je me vois obligé de dire qu’elle n’a pas été publiée ; c’est pour cela, qu’en un certain sens le Ministère Public a raison lorsqu’il me reproche de n’avoir pas tracé de ligne de démarcation à l’égard du monde extérieur. La seule chose que je puis répondre à cela est que je croyais pouvoir compter sur la parole de ceux qui étaient alors mes supérieurs. Il m’avait fait cette déclaration en présence de Müller et de Nebe, en leur donnant l’ordre de lui envoyer directement leurs rapports et de se conformer directement à ces ordres, tout comme on l’avait fait pendant huit mois depuis la mort de Heydrich. Je déclare formellement ici que les tâches spéciales qui étaient confiées à Heydrich, celles, par exemple, concernant la solution finale du problème juif, m’étaient alors non seulement inconnues mais encore n’entraient pas dans le cadre de mes fonctions. J’avais le titre de chef du. RSHA et en tant que tel je considérais que ma tâche consistait, comme je l’ai déjà dit, à réorganiser le service de renseignements. Les directives étaient données par Himmler, mais en ce qui concerne la Gestapo et la Police criminelle, j’ai appris beaucoup plus tard que les choses étaient souvent faites au nom du chef du RSHA, c’est-à-dire en mon nom, sans que j’en aie eu connaissance. Les chefs de la Gestapo et de la Police criminelle exécutaient les ordres de Himmler de façon telle qu’ils apposaient parfois ma signature de chef du RSHA et, comme je devrai probablement l’expliquer ultérieurement plus en détail, ils gardèrent les habitudes qui avaient prévalu à l’époque de Heydrich, en les mains de qui étaient concentrées toutes les fonctions exécutives et qui pouvait transmettre ses pouvoirs respectivement à Müller et à Nebe. Mais, dès le début, je n’avais pas de tels pouvoirs et ne pouvais par conséquent en déléguer tout ou partie.
Je dois peut-être ici compléter la déclaration sur ma responsabilité en disant que je n’ai peut-être pas pris toutes les précautions nécessaires pour m’assurer qu’aucun ordre de la Gestapo ou de la Police criminelle ne portât mon nom. Si je m’en suis par trop désintéressé, la faute en incombe à Himmler et à moi-même également.
J’attire votre attention sur une déclaration faite le 3 janvier 1946 devant ce Tribunal par Ohlendorf, chef de l’Amt III. Je vous présente rapidement cette déclaration, en vous priant de la commenter. Elle concerne la question des fonctions executives. Le témoin Ohlendorf m’a répondu en ces termes :
« Si vous me demandez si Kaltenbrunner pouvait avoir des fonctions exécutives, je me vois obligé de répondre par l’affirmative ; mais si, en dehors de lui, vous nommez Müller et Himmler, je dois dire que, d’après l’organisation du RSHA, Müller était le subordonné de Kaltenbrunner et que, par conséquent, les ordres donnés par Himmler à Müller étaient aussi adressés à Kaltenbrunner, qui devait être mis au courant par Müller. »
Puis le témoin continue :
« Je peux dire que je suis absolument certain — je cite cette expression qui revient très souvent — que, jusqu’à la dernière lavandière, Himmler se réservait la décision finale. Mais je ne puis dire si Kaltenbrunner avait quelque autorité à cet égard. »
Je vous demande maintenant si les déclarations du témoin Ohlendorf sont exactes.
Cela a besoin d’être éclairci. Elles sont exactes dans la mesure où l’organisation du RSHA avait changé depuis l’époque de Heydrich. C’est pourquoi il pouvait tout de suite supposer qu’il y avait une voie hiérarchique : Himmler, Kaltenbrunner, Müller. Mais au cours des entretiens, c’est-à-dire quand Himmler donnait des ordres, ce n’était pas le cas.
En ce qui concerne l’autre remarque selon laquelle Himmler se réservait la décision jusqu’à la dernière lavandière, elle montre justement qu’en fait la situation avait changé dans la mesure où, contrairement à ce qui se passait du temps de Heydrich, je ne jouais nullement le rôle d’intermédiaire entre Himmler et Müller, si bien que les ordres allaient directement de l’un à l’autre.
J’en viens maintenant aux charges particulières portées par le Ministère Public et je commence par présenter un document à votre commentaire. C’est le document L-38 (USA-517). C’est maintenant le document KR-3.
Ce document a déjà un numéro. Vous n’allez pas lui en donner d’autre ?
Très bien, si ce n’est pas nécessaire je renonce volontiers à donner ce numéro. (Au témoin.) La première question qui se présente ici est celle de savoir si les ordres de détention préventive portaient votre nom, que ce soit en fac-similé ou dactylographié ; la seconde est de savoir si c’est vous qui avez donné de tels ordres, autrement dit, si ces ordres sont authentiques. Et de plus, il s’agirait de savoir, au cas où il serait répondu à ces deux questions par la négative, si vous avez eu connaissance de ces ordres. Je vous demanderai de bien vouloir commenter ce document.
Je dois dire que, de toute ma vie, je n’ai jamais vu ou signé un ordre de mise en détention préventive. Au cours d’interrogatoires, on m’a montré des ordres qui portaient mon nom. Chacun de ces ordres portait ma signature soit dactylographiée, soit ronéotypée, et je crois que dans un ou deux cas elle s’est présenté sous la forme d’un fac-similé.
Vous admettrez que votre déclaration n’est pas très digne de foi. Il serait monstrueux que le chef d’un service n’ait pas su que de tels ordres étaient revêtus de sa signature. Comment expliquez-vous ces faits qui sont établis par des documents portant votre signature ?
Je n’ai pas encore terminé mes explications. J’ai déclaré que cette signature « Kaltenbrunner » apparaissant sur ces mandats d’arrêt à titre préventif, ne s’explique que par le fait que le chef de service Müller y apposait le nom du chef du RSHA comme il l’avait fait, en ayant reçu l’autorisation, du temps de Heydrich, et les transmettait à ses sections, par exemple à la section de détention préventive. Il est de toute évidence qu’il continua à procéder ainsi de mon temps, car autrement ces ordres n’auraient pu m’être présentés ; mais il ne m’en a jamais averti et je ne lui ai jamais donné une autorité quelconque pour ce faire. Au contraire, c’eût été en dehors de la règle et, d’autre part, complètement superflu, parce qu’il était immédiatement subordonné à Himmler et recevait ses ordres de lui seul et qu’il aurait tout aussi bien pu écrire « Himmler » ou « par ordre de Himmler » ou « pour Himmler ». Je reconnais que c’est là un fait au sujet duquel le Tribunal ne voudra pas me croire, mais il n’empêche pas moins que c’est ainsi et Himmler ne m’a jamais donné la possibilité de prendre position à cet égard parce qu’il m’avait dit que je ne serais pas chargé de ces fonctions exécutives.
Voulez-vous donc dire que l’usage de votre signature constituait un faux en écriture ?
Müller n’était pas habilité à le faire.
Saviez-vous que la détention préventive était admise et qu’elle était employée très souvent ?
Comme je l’ai déjà dit, je me suis entretenu avec Himmler en 1942 au sujet du sens de cette détention préventive. Mais je crois qu’auparavant j’avais eu un échange de correspondance détaillée, une fois avec lui et une fois avec Thierack. Je considère la détention préventive telle qu’elle a été appliquée dans le Reich comme une nécessité requise par la raison d’État, ou plutôt comme une mesure justifiée par l’état de guerre, dans un petit nombre de cas seulement. Mais par ailleurs, je me suis déclaré opposé à cette conception et à l’utilisation systématique qu’on en faisait en fournissant des arguments juridiques et historiques. J’ai parlé de cette question à Himmler ainsi qu’à Hitler. Au cours d’une réunion de procureurs — je crois que c’était en 1944 — j’ai pris position ouvertement contre cette mesure car j’ai toujours pensé que la liberté d’un homme est un de ses biens les plus précieux et que seul le jugement d’un tribunal dont le fonctionnement est prévu dans une constitution peut restreindre cette liberté ou la supprimer.
J’aborde maintenant avec vous les motifs qui, dans ces ordres, déterminaient la prise d’une telle mesure. On donne entre autres : activité hostile au Reich, divulgation d’atrocités, attaque à main armée, refus de travailler, propagande religieuse. Que pensez-vous des raisons pour lesquelles ces ordres de détention préventive étaient lancés ? Doit-on les approuver ?
Non, je considère qu’elles ne sont pas fondées. Je vais expliquer cela en détail. Mon attitude est due au fait que tous les délits qui ont été énumérés ici auraient fort bien pu faire l’objet de poursuites légales devant les tribunaux de l’État ; c’est pour cela que je considère que la détention préventive est injuste, surtout si elle est ordonnée pour les raisons mentionnées.
Si je vous comprends bien, on peut résumer votre attitude comme suit : vous prétendez que vous ne connaissiez pas les ordres de mise en détention préventive, que vous n’aviez aucun pouvoir pour les donner et que vous ne les avez pas signés, mais vous déclarez que ces ordres étaient établis à l’Amt IV dont vous deviez connaître l’activité. Ce résumé est-il exact ?
Ce résumé est exact.
Nous passons maintenant à une autre accusation du Ministère Public. Le Ministère Public prétend que vous avez été un agent principal ou accessoire des crimes qui ont été commis contre des civils par les « Einsatzgruppen » alors que vous étiez chef de la Police de sûreté et du SD. Je vais citer quelques phrases extraites du témoignage donné par Ohlendorf le 4 janvier 1946 devant ce Tribunal. Ce témoignage vous accuse ; je voudrais avoir votre opinion. A propos des « Einsatzgruppen », Ohlendorf déclare ce qui suit :
« Après sa nomination, Kaltenbrunner eut à s’occuper de ces questions et a dû, par conséquent, connaître la raison d’être des Einsatzgruppen qui étaient sous son autorité. »
Il dit encore que les objets de valeur qu’on enlevait aux personnes exécutées étaient envoyés au ministre des Finances du Reich ou au RSHA, et il déclare finalement que les officiers de ces Einsatzgruppen provenaient du personnel dirigeant de la Gestapo et, pour une faible part, du SD.
Qu’avez-vous à dire sur l’existence et le rôle de ces Einsatzgruppen ?
Je n’avais aucune idée de l’existence de ces Einsatzkommando décrits par Ohlendorf. Ce n’est qu’un certain nombre de mois plus tard que j’en ai eu connaissance. Je dois, à ce sujet, donner les explications suivantes : le Tribunal sait, d’après les déclarations fournies par Ohlendorf et les commentaires qu’on a donnés ici des décrets de Hitler et de Himmler, que des ordres meurtriers ont été promulgués. Ces Einsatzkommando n’ont jamais été réorganisés du temps où j’étais en fonctions ; ils furent même dissous avant ma nomination, ou placés sous différents commandements. Je ne sais pas si le témoin Ohlendorf a rapporté ces faits quand il est revenu de son Einsatzkommando.
En 1942 ?
C’est avant mon entrée en fonctions. Les Einsatzkommando ont dû, plus tard, être pris en charge par les chefs des SS et de la Police des territoires occupés ou, ce qui est plus probable, par le chef des unités anti-partisanes. Je ne peux pas répondre à votre question avec précision, car ma captivité d’un an m’a empêché d’examiner à nouveau l’articulation schématique de l’organisation.
Je crois que vous m’avez également demandé si je savais que les objets de valeur appartenant aux personnes qui avaient été exécutées avaient été envoyés au RSHA ou au ministère des Finances. Je ne sais rien de ces expéditions, mais je sais que Himmler avait fait transmettre l’ordre, non seulement à la Police de sûreté mais aussi aux autres organisations des territoires occupés, que ce soit la Police d’ordre, les unités de combat contre les partisans ou les unités de la Wehrmacht qui étaient sous ses ordres, stipulant que tous ces biens devaient être remis au ministère des Finances du Reich.
Ces Einsatzgruppen furent-ils créés sur un ordre de Hitler ou sur un ordre du RSHA ?
Il ne peut s’agir que d’un ordre de Hitler.
Vous avez dit tout à l’heure que vous n’avez appris que plus tard l’existence et le rôle des Einsatzgruppen. Pouvez-vous fixer une date ?
Je suppose que c’est à l’époque de ma première entrevue avec Hitler ou le lendemain, lorsque j’allai voir Himmler, en novembre 1943.
En 1943 ?
Oui.
Si c’est à cette époque que vous avez eu connaissance des Einsatzgruppen et de leur rôle, on peut se demander alors quelle fut votre attitude et, au cas où vous les auriez condamnés, qu’avez-vous entrepris pour les supprimer ? Aviez-vous ou non la possibilité de faire quelque chose ?
J’ai déjà dit qu’aucun Einsatzkommando n’a jamais été placé sous ma direction ou sous mes ordres. L’existence et les activités antérieures de ces Einsatzkommando ne m’ont été connues qu’à la fin de l’autonome 1943, et j’ai découvert qu’il fallait que je m’oppose à l’emploi abusif qui était fait des hommes dépendant du RSHA. Le 13 septembre 1943, je crois, à l’occasion de la visite de Mussolini, qui venait d’être libéré, j’ai rencontré Hitler, mais la tentative que je fis pour l’aborder échoua en raison du caractère officiel de cette visite. En novembre donc, après que ma visite eût été retardée plusieurs fois par Himmler, j’ai dû me rendre au Quartier Général pour faire un rapport sur mes activités ; je fis part à Hitler de ce qui m’avait été révélé sur les Einsatzkommando. Mais je suis allé plus loin. J’ai également profité de cette première occasion pour aborder le problème juif et les ordres qui avaient été donnés à cet égard par lui-même et par Himmler et dont je venais d’avoir connaissance. Je voudrais cependant donner des explications détaillées à ce sujet, si vous voulez aborder le cœur du problème avec moi.
Je vous présente maintenant...
Je voudrais simplement ajouter que ces Einsatzkommando disparurent du cadre de mes activités car tout leur personnel fut utilisé dans la lutte contre les partisans, c’est-à-dire placé sous la direction du chef des SS et de la Police, le jour même, je crois, où j’entrais en fonctions à Berlin. Je me rappelle parfaitement que von dem Bach-Zelewski fut nommé chef des unités anti-partisanes, le 30 janvier 1943. C’est peut-être aussi la raison pour laquelle je ne voyais aucun rapport sur l’activité des Einsatzkommando.
J’en viens maintenant à un autre document, le L-51 (USA-521). Il s’agit là d’un document accablant, et j’aimerais que vous m’en fassiez un commentaire. Zutter était l’adjoint du commandant du camp de Mauthausen. Il a fourni un rapport...
Cette photocopie est-elle conforme ?
Oui. Il a fourni un rapport sur un ordre d’exécution concernant dix ou quinze parachutistes américains faits prisonniers en 1945. Regardez ce document et dites au Tribunal si c’est vous qui avez donné cet ordre et si vous aviez qualité pour le faire.
Oui. Vous avez parlé hier avec moi de ce document ; c’est pourquoi je le connais. Je déclare que cet incident et cet ordre ne m’ont été connus que lorsqu’on m’a présenté ce document.
Connaissez-vous Ziereis ?
Comme je l’ai déjà dit, je n’ai jamais été qualifié pour signer de ma propre initiative un ordre d’exécution, c’est-à-dire une condamnation à mort. En dehors de Hitler, personne n’avait dans le Reich un tel pouvoir, sauf Himmler ou le ministre de la Justice du Reich.
A cet égard, je veux faire remarquer que le Ministère Public a également présenté des ordres d’exécution revêtus de la signature de Müller. Voulez-vous dire quelque chose à ce sujet ?
Si un ordre d’exécution portait là signature de Müller, c’est que celui-ci ne l’avait signé que sur un ordre de Himmler ou après jugement d’un tribunal compétent.
Cela donne à penser que si Müller avait le droit de donner des ordres d’exécution, vous auriez dû l’avoir à un degré plus fort ?
Non, ce n’est pas exact, car Himmler ne m’avait jamais conféré de tels pouvoirs. C’eût été contraire à l’ordre hiérarchique, la Gestapo étant restée sous les ordres de Himmler après la mort de Heydrich, et cela alors que j’étais déjà en fonctions.
Cet incident auquel il est fait allusion est si important, puisqu’il s’agit de parachutistes étrangers, qu’on serait tenté de croire qu’il est parvenu à la connaissance de l’administration supérieure de Berlin, donc du RSHA. N’avez-vous rien appris par la suite ?
Je veux ajouter ceci : j’affirme que cet incident n’a pas été porté à ma connaissance.
En avez-vous fini avec le document L-51 ?
Non, je suis encore en train de le commenter mais je le quitterai bientôt.
Ne devriez-vous pas vous référer, à propos de l’incident cité, à la fin du document, où il est dit : « A propos de la mission militaire américaine qui, en janvier 1945, a atterri à l’arrière des lignes allemandes, en Slovaquie ou en Hongrie... » Il continue ainsi : « L’adjoint du commandant du camp a déclaré :
« Kaltenbrunner a approuvé l’exécution. Cette lettre était secrète et « portait la signature de Kaltenbrunner. » Voilà ce que vous devriez présenter au témoin.
Certainement. Je crois que le témoin connaît tous les termes de ce document, mais je veux bien lui présenter ce passage. Témoin, il est dit ici :
« J’évalue le nombre des individus arrêtés à douze ou quinze. Ils portaient un uniforme américain ou canadien, marron vert, avec une vareuse et un béret. Huit à dix jours après leur arrivée, nous reçûmes par radio ou par télétype l’ordre de les exécuter. Le Standartenführer Ziereis, le commandant du camp, est venu me voir dans mon bureau et m’a dit : « Kaltenbrunner a approuvé « l’exécution. La lettre était secrète et portait la signature de « Kaltenbrunner. Ces hommes ont alors été fusillés sur-le-champ et leurs effets m’ont été remis par l’Oberscharführer Niedermeyer. »
Avez-vous encore quelque chose à dire à ce sujet ?
Il est tout à fait hors de doute que cet incident n’a pas été porté à ma connaissance ou qu’il a pu avoir lieu avec ma participation. Il s’agit ici non seulement d’un crime contre les lois de la guerre, mais surtout d’un acte qui aurait nécessairement comporté de très fâcheuses conséquences dans le domaine de la politique extérieure. Il est certain que Müller ou moi-même, en tant que son supérieur, aurions dû y prendre une certaine part. Mais dans un cas pareil, des discussions serrées ont dû préalablement avoir lieu entre Himmler lui-même et le Führer.
On peut également supposer qu’on aurait au préalable consulté à cet égard quelqu’un de compétent — peut-être la section de Droit international — et qu’une telle entreprise avait été décrétée par le Führer ou par Himmler. Cela aurait fait en tout cas l’objet d’un ordre d’une de ces deux personnalités et n’a pas été porté à ma connaissance. Si donc ce Zutter rapporte que l’ordre portait ma signature, il ne peut s’agir que d’un faux car, comme je l’ai déjà dit, je n’ai jamais été qualifié pour donner un ordre d’exécution. Cet ordre aurait dû porter la signature « Himmler » ou « par ordre de Himmler, Müller ».
Vous estimez donc que cette signature est un abus ?
Non, je crois qu’il ne s’agit ici nullement de ma signature, mais que Ziereis aurait dû dire Himmler. On ne peut pas supposer que Müller aurait ainsi signé en son nom ou au mien.
Nous passons maintenant à un autre sujet. Je me réfère au document PS-1063 (b) (USA-492), qui est une lettre du RSHA datée du 26 juillet 1943. Elle porte la mention :
« Signé : Dr Kaltenbrunner ». Elle est adressée à tous les dirigeants des SS et de la Police et concerne la création de camps de travail et de rééducation. Voulez-vous voir cette lettre ? Le Ministère Public vous reproche la création de ces camps. Veuillez expliquer quelle fut en fait votre attitude, et dites-nous si cette lettre émane de vous.
A cet égard, je peux déclarer que je conclus, du fait que mon nom y est tapé à la machine, que cet ordre ne m’a pas été montré avant sa promulgation. Autrement, je l’aurais signé de ma main.
Connaissez-vous un ordre de Himmler ?
Si mes souvenirs sont exacts, je n’en ai eu connaissance que plus tard.
Qu’entend-on par camp de travail et de rééducation ? Est-ce la même chose qu’un camp de concentration ?
Non, les camps de travail et de rééducation étaient des camps qui étaient destinés à recevoir les Allemands qui avaient fui le service du travail obligatoire en dépit des ordres réitérés, ou les ouvriers étrangers qui avaient quitté le lieu de leur travail sans autorisation et qui s’étaient fait prendre, ou qui étaient ramassés au cours des rafles effectuées dans les trains, dans les gares et sur les routes, et trouvés sans contrat de travail permanent. Le séjour dans ces camps de travail et de rééducation durait de 14 à 56 jours.
Dans cette lettre, il est dit que ces camps, en ce qui concerne l’administration et les ordres, dépendaient des services de la Gestapo ainsi que des chefs de la Police de sûreté et du SD. En aviez-vous connaissance ?
Ce qu’on appelait dans le Reich une rupture de contrat de travail, ou le fait pour un citoyen allemand de se soustraire aux obligations du service obligatoire du travail, constituait un délit dont, en fait, les tribunaux auraient pu tout aussi bien connaître. Le Droit l’avait prévu, mais, étant donné le nombre énorme des ouvriers utilisés dans le Reich (non seulement les Allemands, qui étaient 15.000.000 ou 20.000.000, mais aussi les étrangers, au nombre de 8.000.000), il aurait été impossible d’intenter des centaines de milliers de procès pour oisiveté, rupture de contrat, abandon volontaire de lieu de travail, etc. Il va sans dire que les services de Police ne disposaient pas de prisons suffisantes pour permettre de purger toutes les condamnations à courte durée infligées en pareil cas. Telles sont les raisons pour lesquelles ces camps de travail et de rééducation ont été créés auprès des services de la Gestapo ou de la Police criminelle.
En principe, vous étiez favorable à l’idée de la création de ces camps ?
Oui, en principe j’étais favorable à cette idée, bien que n’ayant pas participé moi-même à la promulgation de cet ordre. Mais j’en ai eu connaissance plus tard et, étant donné la situation qui régnait alors dans le Reich et le manque de main-d’œuvre, j’ai considéré qu’il n’y avait là rien que de très normal.
Connaissiez-vous le traitement réservé aux internés, la durée de leur internement, leur ration alimentaire et la façon dont on les employait ?
Comme je l’ai dit, ces camps étaient destinés à faire subir un emprisonnement qui devait durer au maximum 56 jours ; je crois même que cette sanction n’était appliquée que lorsqu’un individu avait déjà été condamné pour trois délits du même genre. Normalement.. .
On vous demandait si vous connaissiez les conditions de vie qui régnaient dans ces camps. Vous n’avez pas répondu.
Voulez-vous répondre à ma question. Je vous ai demandé ce que vous saviez du traitement, de la nourriture et des occupations des internés dans ces camps de travail et de rééducation ?
Je savais seulement que ces camps avaient pour but de faire exécuter des travaux d’intérêt public, c’est-à-dire la construction de routes, l’entretien des voies de chemin de fer, et surtout la réparation des dommages causés par les bombardements aériens. La population a pu voir les internés au cours de ces travaux. L’impression produite par ces internés...
Vous ne répondez toujours pas à la question.
Je vous ai posé trois questions et je voudrais des réponses précises : Que savez-vous du traitement, des rations alimentaires et des conditions de travail ? En aviez-vous connaissance, oui ou non ?
J’ai déjà dit, au sujet des conditions de travail...
En aviez-vous connaissance ?
Oui. Je n’ai pas pu me livrer à des observations personnelles sur les deux autres facteurs.
Les fonctionnaires de l’Amt IV vous en ont-ils parlé ?
Non, mais ce problème a, bien entendu, fait l’objet de discussions répétées au sein du service de renseignements de politique intérieure ; on y a discuté l’utilisation de cette main-d’œuvre pour des travaux urgents.
Vous n’aviez pas de raisons pour intervenir ?
Je n’avais aucune raison de manifester ma réprobation pour un abus éventuel de ces camps de rééducation, puisqu’il n’était pas question de mauvais traitements.
Je passe maintenant au document PS-2542 (USA-489). C’est une déclaration sous serment de Lindow. Il déclare que, jusqu’au début de l’année 1943, par ordre de Himmler, les commissaires politiques soviétiques et les soldats juifs étaient enlevés des camps de prisonniers de guerre et transférés dans un camp de concentration pour y être fusillés. Il déclare, par ailleurs, que le chef de l’Amt IV, Müller, avait signé l’ordre d’exécution. Si le Tribunal le désire, je lirai quelques phrases de ce document. Qu’avez-vous à déclarer au sujet de ce document ?
Cet ordre de Himmler m’était inconnu et je me permets de dire que cet ordre a été promulgué entre 1941 et 1943, par conséquent à une époque où je n’étais pas à Berlin.
Je lis maintenant un paragraphe particulièrement accablant (paragraphe 4) et je vous prie de me dire si ce rapport concerne des faits antérieurs ou postérieurs à 1943 ou si vous savez quelque chose au sujet de la date.
Je connais ce passage.
« Dans les camps de prisonniers du front de l’Est, il y avait de petits Einsatzkommando dirigés par des membres de la Gestapo de rang subalterne. Ils dépendaient du commandant du camp et avaient pour mission de sélectionner les prisonniers de guerre visés par un ordre d’exécution et d’envoyer leurs noms aux services de la Gestapo. »
A ce propos . ..
Un instant, je cite encore le dernier alinéa du paragraphe 2 :
« Ces prisonniers de guerre étaient d’abord libérés pour la forme, puis ils étaient transférés dans un camp de concentration pour y être fusillés. »
Je vous demande maintenant ce que vous saviez au sujet de cette affaire ?
Je n’en ai pas eu connaissance. D’ailleurs il m’aurait été impossible d’être au courant d’ordres distribués en 1941 qui, comme le dit le témoin, sont restés en vigueur jusqu’au milieu de 1943. Il m’eût été impossible, en vue d’empêcher l’application de ces ordres, de...
Mais vous ne pouvez pas nier qu’il y ait eu au sein du RSHA une section IV A 1, c’est-à-dire un groupe de la Gestapo qui fonctionna de 1941 jusqu’au milieu de 1943 et qui exécutait ces ordres ? On peut être tenté de supposer que vous-même avez dû être informé de cette situation extrêmement grave, inhumaine et contraire au Droit international ?
Je n’en ai pas été informé.
Je passe maintenant à la question des camps de concentration et à la responsabilité qui incombe à l’accusé dans ce domaine.
Nous allons suspendre l’audience.