CENT SIXIÈME JOURNÉE.
Vendredi 12 avril 1946.
Audience du matin.
(L’accusé Kaltenbrunner vient à la barre des témoins.)Monsieur le Président, l’accusé a traité de l’affaire de Sagan. En ce qui concerne sa propre participation à cette affaire, l’accusé a dit très peu de chose.
Le Ministère Public part du point de vue qu’il y a pris une part directe, dès avant l’exécution des aviateurs. Deux témoins, Westhoff et Wielen, ont, à mon avis, par leur témoignage en faveur de l’accusé, permis de modifier cette situation.
Je prie le Tribunal de bien vouloir me dire si l’accusé doit à nouveau revenir sur cette question et préciser le rôle actif qu’il a joué en cette affaire ou si le Tribunal se contentera des explications antérieures.
Le Tribunal estime que, si l’accusé a connaissance des faits relatifs à cette affaire, il est préférable qu’il les indique. Il est inutile qu’il donne plus de détails qu’il n’est nécessaire, mais étant donné la déposition du témoin Wielen, je pense qu’il est préférable qu’il en parle.
Vous avez déclaré hier n’avoir eu connaissance de l’affaire de Sagan qu’après coup. Vous en tenez-vous à cette déclaration ?
Oui.
De quelle manière avez-vous, par la suite, été chargé de l’affaire de Sagan et qu’avez-vous fait dans cette affaire ?
Je n’ai jamais été chargé de l’affaire de Sagan et je n’en ai eu connaissance qu’environ six semaines après. Au moment de l’évasion de ces officiers aviateurs, au moment où fut donné l’ordre qui, à mon avis passa par la voie Hitler-Himmler-Müller-Nebe, peut-être aussi Himmler-Fegelein-Nebe, je ne sais pas au juste, je n’étais pas à Berlin mais en Hongrie et je m’étais arrêté plusieurs fois au cours de mon voyage, la dernière à Dahlem chez le ministre Speer.
Je revins à Berlin le 2 ou le 3 avril. A ce moment, personne ne m’avait encore mis au courant de cette affaire. Je n’en entendis parler pour la première fois que lorsque le ministère des Affaires étrangères éleva des objections, ou du moins demanda des explications à Nebe et à Müller afin de pouvoir répondre à une note qui, je crois, lui avait été remise par la Puissance protectrice. L’exposé du général Westhoff est, à mon avis, inexact. Il a déclaré en substance qu’environ quatre semaines après l’exécution, il avait eu l’occasion, au cours d’une autre conversation, de me parler de cette affaire de Sagan. Je crois que cela se passait au moins six semaines après. On devrait pouvoir préciser à quel moment le ministère des Affaires étrangères a posé la question, ce qui permettrait d’établir la date précise.
Quand, plus tard, vous en avez parlé à Müller et a Nebe, quel est le moyen auquel vous avez pensé et dont vous avez discuté pour camoufler cette affaire ?
Nous n’avons ni élaboré ni discuté dans notre service aucun moyen de dissimuler cette affaire, mais quand Müller et Nebe déclarèrent qu’ils devaient en rendre compte au ministère des Affaires étrangères, et à cette occasion me mirent au courant pour la première fois de cet ordre terrible, je leur demandai qui en était l’auteur, à quoi ils me répondirent : Himmler. Je leur dis que c’est donc à celui-ci qu’ils devaient s’adresser et lui demander quelle suite il fallait donner à cette affaire.
Je refusai de prendre aucune part à cette affaire dont je n’avais jusqu’alors pas eu connaissance et que je considérais comme malpropre.
N’a-t-il pas été question de prétendre que ces aviateurs avaient été tués au cours d’un bombardement ou qu’ils avaient été abattus pendant leur évasion ? Que savez-vous à ce sujet ? Le témoin Schellenberg a parlé, au cours de sa déposition, d’une conversation de cet ordre.
II est possible qu’on ait dit des choses de ce genre. On a déjà parlé ici de la grande opération de police qui a eu lieu. Au cours de cette opération on procéda à des exécutions. Des Allemands aussi furent exécutés. En Alsace, un SS-Oberführer fut abattu pour ne pas s’être arrêté au signal, à un barrage établi dans le cadre de cette opération. On m’a dit également que deux ou trois des aviateurs avaient été tués par des bombes. Je crois que c’était dans une ville de la Baltique, à Kiel ou à Stettin. Au cours de cet accident, deux fonctionnaires de la Police criminelle auraient été tués et leurs veuves obtinrent plus tard une pension. Cela aussi devrait pouvoir être précisé. A cette occasion, on a certainement parlé de bombes, de pertes causées par les bombes, mais jamais dans notre service il n’a été question de camoufler tout cet incident ; en tous cas, la réponse a été préparée par Müller et Nebe au Quartier Général de Himmler et en présence de ce dernier. Je sais que, immédiatement après la demande de renseignements du ministère des Affaires étrangères, Müller et Nebe se rendirent par avion au Quartier Général de Himmler.
Voulez-vous dire par là que la déclaration suivant laquelle les aviateurs auraient été tués par des bombes ou abattus au cours de leur évasion n’émanait pas de vous ?
Non, certainement pas. Elle n’émanait pas de moi.
En ce qui concerne la politique religieuse menée par l’Amt IV, le Ministère Public a relevé contre vous les charges suivantes : des membres de la secte des « Bibelforscher » auraient été condamnés à mort pour la simple raison que leurs convictions profondes leur interdisaient de participer à la guerre. Je vous demande si vous avez eu connaissance de ces faits, et de quelle façon vous avez été mêlé à cette affaire ?
La législation allemande utilisée contre la secte des « Bibelforscher » était basée sur la loi de protection militaire du peuple allemand. Cette loi prévoit des peines privatives de liberté ainsi que la peine de mort pour ces individus qui nuisent à l’esprit militaire du peuple allemand en refusant de se soumettre au service de guerre. Sur la base des prescriptions de cette loi, les tribunaux, aussi bien militaires que civils, ont parfois prononcé des condamnations à mort. La Police secrète d’État n’a, bien entendu, pas procédé à des exécutions capitales. A ce sujet, on a souvent parlé de la rigueur que l’on avait injustement manifestée à l’égard des membres de ces sectes qui agissaient selon leur foi. Je suis intervenu à ce sujet, aussi bien auprès de la chancellerie du Parti qu’auprès du ministère de la Justice et de Himmler ainsi que dans mes rapports à Hitler, et j’ai demandé à Thierack, au cours de nombreuses conversations, que cette procédure fût modifiée.
J’obtins satisfaction en deux étapes : à la première entrevue et après des pourparlers engagés par Thierack avec Bormann et Hitler, qu’il ne vit d’ailleurs pas personnellement, les différents Parquets reçurent des instructions afin que soient annulés les effets des condamnations déjà prononcées. Au cours d’une seconde entrevue, je pus obtenir qu’on donnât aux procureurs généraux l’ordre de ne plus demander la peine de mort. Enfin, en troisième lieu, les « Bibelforscher » ne furent plus cités en justice. Je considère que c’est grâce à mon intervention personnelle auprès de Thierack, intervention qui fut plus tard discutée devant Hitler lui-même, que les poursuites engagées contre les membres de ces sectes ont pu être définitivement arrêtées.
Je dépose maintenant le document 1063...
Je voudrais, en complément, pouvoir encore ajouter ceci : ces événements et ces modifications apportées à la jurisprudence allemande furent, dès ce moment, connus à l’étranger. Je me souviens très bien qu’un Suédois, un médecin très célèbre, m’en a personnellement remercié et m’a déclaré que cette action avait été appréciée en Suède.
II est vraiment inutile d’entrer dans de tels détails, au sujet de ce qu’un Suédois, hors d’Allemagne, pouvait penser de l’activité de l’accusé.
Je dépose le document PS-1063 (d) (USA-219). C’est une ordonnance du chef de la Police de sûreté et du SD, en date du 17 décembre 1942, une lettre secrète adressée à tous les chefs de la Police de sûreté et du SD et pour information, à Pohl, aux chefs suprêmes des SS et de la Police et aux inspecteurs des camps de concentration. Ce document concerne une ordonnance d’après laquelle au moins 35.000 personnes aptes au travail devaient être envoyées en camp de concentration avant fin janvier 1943 au plus tard. La circulaire porte la signature de Müller.
Je vous demande si vous aviez connaissance de cette lettre ou même de cette affaire en général ?
Je ne connais ni cette lettre, ni cette affaire. Il ressort de la date même...
Pourriez-vous nous en rappeler le numéro ?
C’est le numéro PS-1063 (d) (USA-219).
II ressort de la date de cette lettre qu’elle a été rédigée avant mon entrée en fonctions. Je n’en ai pas eu non plus connaissance par la suite. Elle est signée par Müller qui, comme il ressort de la ligne 2, a agi sur l’ordre de Himmler. Le fait que Müller ait pu émettre une telle ordonnance est un exemple typique de l’étendue illimitée de ses pouvoirs et de la confiance dont il jouissait.
Le contenu entier de ce document, le délai fixé à fin janvier 1943, me montrent que je ne connaissais pas et ne pouvais pas connaître cette affaire.
Le Ministère Public vous tient pour responsable des faits suivants : il existait, entre l’ancien ministre de la Justice, Thierack et Himmler, un accord datant du 18 septembre 1942, suivant lequel les Juifs, les Polonais, etc. seraient soumis à une procédure policière et soustraits à la compétence des tribunaux de droit commun.
Je vous demande si vous avez eu connaissance d’un accord de ce genre ? Si oui, quelles tentatives avez-vous faites, dans la mesure du possible, pour réintroduire la compétence normale ?
Je n’ai jamais eu connaissance d’un accord de ce genre entre Thierack et Himmler. Comme vous l’avez dit, il a été conclu en automne 1942, je crois, mais j’ai toujours insisté et fait des propositions en vue de supprimer et de remplacer par la procédure normale l’activité des juridictions policières. Je suis un juriste et, pour cette raison, j’ai toujours témoigné plus d’égards envers les tribunaux que ne le faisait Himmler. C’était là une des raisons pour lesquelles nous ne nous sommes jamais entendus, et ce fut un des points de discussion les plus importants au cours de notre première conversation en 1942 à Berchtesgaden. Je ne comprends pas non plus que Thierack ait pu conclure un tel accord avec Himmler, car je sais que plus tard il s’est élevé à plusieurs reprises contre le principe de la procédure policière.
J’en viens maintenant à la question de savoir si vous avez eu connaissance de la destruction du ghetto de Varsovie, qui eut lieu en 1943. Il existe à ce sujet un rapport de Stroop, chef des SS et de la Police de Varsovie, au général de la Police Krüger ; ce rapport traite de la solution du problème juif en Galicie.
Je vous demande maintenant : quand avez-vous eu connaissance de cette solution du problème juif en Galicie et avez-vous épuisé toutes les possibilités d’empêcher cette « solution » dans la mesure du possible ?
Je dois déclarer d’abord que Himmler disposait d’un énorme appareil de puissance, peut-être trop peu connu de moi, et dans le cadre duquel les chefs suprêmes des SS et de la Police des territoires occupés lui étaient directement subordonnés. Aux chefs suprêmes des SS et de la Police, par exemple dans le Gouvernement Général à Krüger, étaient subordonnés les chefs des SS et de la Police, donc ce nommé Stroop, et une opération ordonnée par Himmler à Stroop par l’intermédiaire de Krüger n’était, ni à l’avance, ni par la suite, portée à la connaissance ou soumise à l’approbation d’aucun service central. Berlin n’a certainement rien su de cet ordre à l’avance. Par la suite, je ne sais pas combien de temps après, on a beaucoup parlé et écrit, aussi bien en Allemagne qu’à l’étranger, au sujet du ghetto de Varsovie, et on a porté à l’étranger le jugement le plus sévère. J’ai déjà commencé hier à expliquer comment j’avais, à ce propos, remis au Reichsführer Himmler les premiers documents que j’avais en mains au sujet de sa politique et des mesures qu’il avait prises. C’était après mon compte rendu personnel au Führer, en novembre 1943. A cette occasion, je lui ai certainement parlé également de Varsovie comme de l’un des graves reproches que l’étranger lui adressait, à lui et à sa « solution définitive du problème juif ».
A quelle époque a été fait ce compte rendu par rapport à l’opération contre les Juifs en Galicie ?
Je ne sais plus quand cette opération a eu lieu. Mon compte rendu à Hitler et, le lendemain, à Himmler, se place en novembre 1943.
J’en viens maintenant à un document qui a été présenté par le Ministère Public, le document L-53 (USA-291).
Le Ministère Public tient l’accusé, en qualité de chef de la Police de sûreté et du SD, pour responsable de l’évacuation des camps de détenus de la Sipo et du SD et de camps de concentration. Il s’agit d’une lettre du commandant de la Police de sûreté et du SD à Radom, en date du 21 juillet 1944. Selon ce document, le commandant de la Police de sûreté et du SD du Gouvernement Général, ordonnait que tous les lieux de détention désignés fussent évacués et leurs occupants liquidés. (Au témoin.) Veuillez considérer ce document, voyez quel en est l’expéditeur, quelle signature il porte et donnez une explication à ce sujet ; il s’agit en particulier de savoir si oui ou non vous aviez connaissance de ces événements.
Je rappellerai ce que je viens de dire. Cet ordre est du domaine d’un chef suprême des SS et de la Police dans les territoires occupés. La voie hiérarchique Himmler, Chef suprême des SS et de la Police, son rapporteur, son Commandant en chef et le chef de la Sipo et du SD, n’avait absolument rien à voir avec les ordres venant de Berlin.
Vous voulez donc dire que ces chefs suprêmes des SS et de la Police étaient directement subordonnés à Himmler ?
Oui.
Voulez-vous dire également qu’en qualité de chef du RSHA vous n’aviez pas la possibilité d’intervenir dans les ordres donnés par ces chefs suprêmes des SS et de la Police ?
II n’en était absolument pas question, car ils étaient directement subordonnés à Himmler. Je ne pouvais pas non plus agir contre ces hommes par d’autres voies : cela ressortira certainement de la déposition de l’accusé Frank. Bien entendu, j’ai été informé à plusieurs reprises, à l’occasion de mon service, d’ordres de ce genre donnés à la suite de manquements ou de crimes, et j’ai, par exemple, pris une position très nette contre la personne de Krüger, au Gouvernement Général. C’est également moi qui suis à l’origine du fait que Krüger dut quitter son poste à Cracovie ; cela aussi doit ressortir du journal de Frank.
J’en viens maintenant à un autre document : le numéro PS-1573 (USA-498). Le Ministère Public tient l’accusé, en tant que chef du RSHA, pour responsable d’avoir, en modifiant les méthodes utilisées jusqu’alors, fait employer des travailleurs forcés dans les usines d’armement. Ce document est un ordre secret également signé par Müller. Il est adressé à tous les services de Police et est daté du 18 juin 1941. Cet ordre traite des mesures à prendre contre les émigrants et les travailleurs civils, originaires des territoires russes : afin d’empêcher qu’ils ne retournent chez eux de leur propre initiative, et afin d’empêcher également les tentatives de sabotage, les délinquants devaient, le cas échéant, être arrêtés. Ces gens n’avaient, jusqu’à nouvel ordre, pas le droit de quitter le lieu de leur séjour, à moins d’en avoir reçu l’autorisation par la Police de sûreté ; l’abandon du lieu de travail sans autorisation était sanctionné par une arrestation. Avez-vous connaissance de faits de ce genre ?
Non. Tout ce que je puis dire, c’est qu’il s’agit encore une fois d’un ordre donné par Müller, un an et demi avant ma nomination. Comme il dépendait directement de Himmler et étant donné l’importance de ses pouvoirs, il n’avait aucune raison de m’en informer, par la suite.
Comment peut-on expliquer que Müller ait pu acquérir autant de pouvoir et le maintenir de votre temps, entre 1943 et 1945, sans que vous ayez la possibilité de vous opposer à lui ? Aussi, je vous demande : aviez-vous, en principe, connaissance de l’étendue des pouvoirs de Müller ? A ce propos, voudriez-vous dire au Tribunal combien était important l’Amt IV de la Gestapo et comment on peut expliquer que vous n’ayez pas eu connaissance de ces centaines, de ces milliers d’ordres et ordonnances ?
Müller était chef du service de la Police secrète d’État ; je ne sais pas depuis quand ; je suppose qu’il l’était déjà en 1933, 1934 ou 1935 au plus tard. Mais longtemps auparavant déjà — je le sais maintenant — il était en rapports avec Himmler et, plus tard, il le fut avec Heydrich. Il venait de la Police d’État bavaroise où Himmler l’avait connu ; il jouissait de la confiance personnelle de ce dernier depuis douze ou quinze ans et participa à toutes les opérations que Himmler mena dans le cadre de la Police d’État, dans sa soif de pouvoir et dans le but d’accomplir les tâches qu’il s’était assignées en tant que chef de la Police allemande. Je dirais que cette confiance était le résultat d’une œuvre de douze ou quinze ans et qu’elle est restée inébranlable jusqu’au dernier jour de la guerre ; d’ailleurs Müller est resté à Berlin, ayant reçu l’ordre de rester auprès de Himmler Himmler se fiait à lui comme à un instrument aveugle, digne de toute confiance.
Docteur Kauffmann, à la question que vous venez de poser, ou aux questions, car vous en avez posé plusieurs, le témoin ne semble pas répondre. La question principale était de savoir si l’accusé était au courant de l’activité de Müller. Il fait maintenant de longues digressions sur le degré de confiance dont jouissait Müller auprès de Himmler. Jusqu’à présent, il n’a pas dit autre chose !
Je crois, Monsieur le Président, que cette question, précisément, doit être traitée un peu plus en détail, puisque ce qui est imputé à la Gestapo et à Müller est également imputé à l’accusé, en tant que chef de l’organisation.
Je voulais vous faire remarquer que vous avez posé à l’accusé plusieurs questions en une seule. La question principale est de savoir si l’accusé savait que Müller possédait ces pouvoirs et les exerçait.
Voulez-vous répondre brièvement à cette question ?
Les rapports entre Müller et Himmler étaient absolument directs et il n’avait aucune raison de m’en informer d’une façon quelconque. Je n’en avais pas connaissance et, dès décembre 1942, Himmler avait expressément déclaré que le chef des Amter IV et V devait lui être directement subordonné, comme c’était le cas depuis la mort de Heydrich.
On va également vous imputer le fait que, d’après les déclarations de certains témoins et d’après d’autres preuves, il y eut des conférences de chefs de service entre vous et Müller et qu’il semble invraisemblable que vous n’ayez pas été informé, au moins dans les grandes lignes, de tous les décrets pris par Müller. Cette accusation n’est-elle pas justifiée dans une certaine mesure ?
Oui, elle semble l’être ; en fait, elle ne l’est pas. Ce que l’on appelle ici conférence de chefs de service consistait en déjeuners qui avaient lieu, non pas tous les jours, mais trois ou quatre fois par semaine, avec d’autres chefs de service, leurs adjoints et d’autres personnes de passage à Berlin. Le caractère privé de ces réunions excluait la possibilité de traiter des questions secrètes devant un aussi grand nombre de personnes.
Étiez-vous toujours resté à Berlin en 1943 et les années suivantes, ou plutôt : étiez-vous principalement à Berlin, ou bien vos fonctions de chef du service de renseignements vous amenaient-elles à quitter Berlin fréquemment ?
J’étais très souvent absent de Berlin. Je crois pouvoir dire que, durant la moitié de tout mon temps de travail, je ne me trouvais pas à Berlin. Je n’ai été à Berlin de façon permanente qu’à partir du moment où le Quartier Général y a été transféré.
A quel moment était-ce ?
Aux mois de février et mars 1945. En avril 1945, également, j’ai été absent de Berlin pendant deux longues périodes, du 28 mars au 15 avril, puis du 19 avril jusqu’au dernier jour de la guerre. Au cours des années 1943 et 1944, je ne suis pratiquement venu à Berlin qu’au mois de mai 1943, car il fallait auparavant que je réorganise mes services de Vienne et que je les fasse transférer à Berlin. Je ne suis resté à Berlin, je crois, que pendant la première ou la seconde semaine de février 1943, pour y faire les visites protocolaires, et du milieu de février 1943 à février 1945, je suis parti en voyage la moitié du temps. Au cours de mes activités, j’ai dû parcourir plus de 400.000 kilomètres en avion ou en automobile.
Quelles étaient vos occupations quand vous n’étiez pas à Berlin ? N’aviez-vous pas alors des contacts directs avec Müller ?
Certainement pas avec Müller. Au cours de mes voyages dans tout le Reich, je n’ai pas visité un seul service de la Gestapo, à une seule exception près : à Linz où ma famille se trouvait provisoirement, je suis allé au service de la Gestapo pour adresser un télétype à Berlin, donc pour des raisons purement techniques. Je n’avais pas à ma disposition d’autre moyen de télégraphier.
Je me référerai maintenant à un événement qui vous est imputé à charge par le Ministère Public. Il s’agit en deux mots de l’affaire suivante : pendant la répression du soulèvement de Varsovie en 1944, des habitants de Varsovie ont été mis en camps de concentration ; le Ministère Public estime leur nombre à 50.000 ou 60.000. Ces déportations auraient cessé à la suite d’une intervention de l’accusé Frank auprès de Himmler. Votre personne serait incriminée dans la mesure où l’accusé Frank et son secrétaire d’État, Bühler, vous auraient prié de faire sortir ces gens des camps de concentration et de les renvoyer dans leur pays. Je vous demande d’abord si une entrevue de ce genre relative à cette question a eu lieu chez vous.
II y a eu un entretien entre Bühler et moi, mais sur une question toute différente. Je voudrais m’expliquer : ce qu’on a appelé l’insurrection de Varsovie a été réprimée au cours d’une opération strictement militaire. Je crois que cette lutte a eu lieu sous les ordres du chef du détachement de lutte contre les partisans, von dem Bach Zelewski. Je ne sais pas quels détachements il avait avec lui ; je suppose que c’étaient des troupes mixtes, composées d’éléments de la Police et de la Wehrmacht. La participation de mes services à cette opération purement militaire est exclue à priori. Ce qu’ont pu faire Himmler et ces troupes des prisonniers, je n’en ai jamais eu connaissance.
Bühler vint me voir pour une raison toute différente. Frank avait tenté, un an et demi auparavant, depuis plus longtemps peut-être, d’obtenir de Hitler qu’il adoptât une politique différente dans le Gouvernement Général. Frank était partisan d’accorder une autonomie plus large au peuple polonais. Frank avait fait le projet d’accorder cette autonomie plus large en octobre 1944, à l’occasion d’une fête nationale polonaise, je crois. Il est évident que Hitler, poussé par Himmler, mais aussi par d’autres facteurs, devait refuser. Il m’envoya donc à Bühler, afin que, par l’intermédiaire du service de renseignements, je fasse des propositions dans le même sens, c’est-à-dire participation des Polonais à l’administration locale et au Gouvernement. J’approuvai ces requêtes. Il me dit encore qu’à cette occasion, Frank désirait proclamer une large amnistie en Pologne et, entre autres, libérer les détenus de l’insurrection de Varsovie et me demanda si je pouvais les y aider. Je lui demandai : « Où sont ces détenus ? » II me répondit que Himmler les avait probablement mis dans des camps de détention ou de concentration. Je n’ai pu que répondre : « II les aura donc employés dans l’industrie d’armement et il sera difficile de les en faire sortir ; mais je vais, moi aussi, intervenir en faveur de l’amnistie ».
Voilà, à ma connaissance toute l’affaire.
Auriez-vous eu la possibilité, en faisant valoir votre influence, d’obtenir une libération de ces détenus ?
Non. Pendant toute la période où j’ai été en fonctions, je l’ai déjà dit au cours de l’instruction préliminaire, j’ai reçu au moins un millier de demandes de libération. J’ai présenté chacun de ces cas à Himmler, ou les lui ai transmis, mais la plupart du temps je les mettais dans le dossier que je lui présentais au cours de mes rapports périodiques et je lui parlais personnellement.
Pour les deux tiers peut-être de ces affaires, j’ai obtenu gain de cause, en ce sens qu’il ordonna la libération. Mais, sur une échelle aussi importante que celle de la tentative que Frank voulait faire auprès de Himmler par l’entremise de Bühler, je n’aurais jamais pu emporter la décision, ou même avoir la possibilité de l’influencer. Seul Himmler pouvait décider, et dans le sens de la politique il s’était mis d’accord avec Hitler au sujet de la Pologne.
Je ferai maintenant état d’une déclaration du témoin Schellenberg : le 3 janvier, ce témoin a déclaré ici, devant le Tribunal, que l’évacuation du camp de concentration de Buchenwald avait été ordonnée par Kaltenbrunner. Kaltenbrunner aurait déclaré que c’était exact, qu’il s’agissait d’un ordre du Führer que celui-ci lui avait confirmé lui même. (Au témoin.) Pouvez-vous nous donner une explication à ce sujet ?
Cette déclaration est absolument inexacte pour la simple raison que Hitler n’a certainement jamais ordonné l’évacuation ou la non-évacuation d’un camp de concentration et qu’un ordre de ce genre ne pouvait émaner que de Himmler.
Était-ce un affidavit ou bien ce témoin a-t-il déposé ?
II a déposé.
Cette déclaration a été enregistrée comme preuve ?
Cette déclaration a été faite le 3 janvier par le témoin.
Oui.
Qui a donné un tel ordre ?
II ne peut évidemment s’agir que d’un ordre de Himmler lui-même, ordre qui a manifestement suivi la voie hiérarchique HimmIer-PohI-Glücks-commandant de camp. Il n’est pas exclu que Himmler ait donné directement cet ordre aux chefs de camp ; je ne peux pas le dire.
Avez-vous eu connaissance de cet ordre ?
Non, non seulement je n’en ai pas eu connaissance, mais encore il n’y a aucune raison pour que ces ordres me soient imputés puisque j’ai précisément donné l’ordre inverse à propos de Mauthausen. J’expliquerai plus tard pourquoi j’ai donné, pour la première et la seule fois, un ordre relatif à Mauthausen. C’est lié aux pouvoirs qui me furent donnés le 19 avril 1945. Mais jusque-là, je n’avais pas eu la possibilité de donner, au nom de Himmler, un ordre de ce genre.
A ce propos, je voudrais mentionner la déclaration du témoin Berger, faite ici le 3 janvier. J’en lirai une ou deux phrases
« Le commandant de Dachau « dit Berger », ou son remplaçant, me téléphona vers midi et me déclara qu’il avait reçu cet ordre, l’ordre d’évacuation, de Kaltenbrunner, après y avoir été invité par le Gauleiter de Munich, Commissaire du Reich. »
Je vous pose la question suivante : savez-vous quelque chose de l’évacuation de Dachau ?
Non. Cette déclaration de Berger doit être mise en doute d’une manière absolue, car c’est lui qui a reçu de Himmler les pleins pouvoirs pour la Bavière et tous les territoires situés plus à l’Ouest, le jour même où je les recevais pour l’Autriche. Il m’aurait donc été...
Le camp de Dachau était-il du ressort de Berger, dont vous venez de parler, ou cette ville était-elle de votre ressort ?
Dachau est près de Munich, en Bavière et dépendait donc naturellement de Berger.
Dachau a-t-il été évacué, en fin de compte ?
Je ne sais ; je ne suis pas retourné en Bavière depuis le 19 avril.
Le témoin mentionne la date du 23 avril 1945 ou un peu plus tard.
Oui, j’ai oublié...
Où étiez-vous à cette époque ?
Le 19 avril, à 3 heures du matin, j’ai quitté Berlin pour aller à Linz, en passant par Prague. Mon intention était de me rendre à Innsbruck, pour y rencontrer à nouveau le représentant de Burckhardt. A partir de ce moment, je n’ai plus eu de rapports avec Berlin ni remis les pieds en Bavière et je n’y ai pas donné d’ordres. Ma compétence cessait à la frontière autrichienne.
Comment expliquez-vous cette déclaration ?
Je ne puis l’expliquer que par une erreur. Je suis absolument persuadé que si j’étais confronté avec Berger, cela pourrait s’expliquer facilement.
Pouvait-il y avoir eu un ordre d’évacuation signé Himmler ?
Sans aucun doute.
Vous êtes accusé, entre autres, d’avoir commis des crimes contre la paix. Veuillez dire au Tribunal si, au cours de vos fonctions, vous avez déployé une activité quelconque pour mettre fin à la guerre ?
Je suis entré en fonctions le 1er février 1943. A ce moment, la situation dans le Reich était la suivante : ce jour-là, ou plus exactement le 2 février 1943, avec la chute de Stalingrad, la guerre était, selon moi, définitivement perdue pour l’Allemagne. L’état de choses que je trouvai en venant d’Autriche où l’atmosphère était toute différente, ne fit que me confirmer dans cette opinion. Le 2 ou le 3 février, je crois, je fis aux Affaires étrangères ma visite d’arrivée au secrétaire d’État Luther. Sans me douter de rien, je m’entretins avec lui de 11 h. 30 à 2 heures de l’après-midi, sur des questions d’informations de politique étrangère. L’après-midi, à 4 heures, il était arrêté par la Police d’État et mis dans un camp de concentration. Je crois que je ne peux pas expliquer plus nettement dans quelle situation je me trouvais placé et combien de tels événements...
A quel propos dites-vous cela ? A quelle question répondez-vous ?
Venez-en au fait plus rapidement. Je vous demandais ce que vous aviez fait pour mettre fin à la guerre le plus vite possible,
Je pourrais faire état de nombreux facteurs à ce sujet. Mon premier geste fut, au printemps de 1943, dès février 1943, je crois, de pousser à une reconsidération de la politique religieuse afin d’obtenir du Vatican sa médiation en faveur de la paix. Ce tut là ma première activité.
Je mentionnerai maintenant le nom de M. Dulles. Êtes-vous entré en rapports d’une façon quelconque directement ou indirectement avec lui et quel était l’objet de cette prise de contact ?
Oui, j’ai été en rapports avec M. Dulles, par l’intermédiaire de Höttl. Depuis mai 1943, avec Hottl et d’autres, j’avais petit à petit gagné la confiance des milieux de l’opposition en Autriche et appris qu’ils avaient avec l’étranger des contacts en vue de la paix. C’est ainsi que j’entendis parler du représentant de M. Roosevelt pour l’Europe centrale, un certain M. Dulles, qui se trouvait en Suisse. Il était, je crois chargé des questions économiques.
Une question en passant : que serait-il arrivé si Hitler ou Himmler avait eu connaissance de votre attitude ?
Les ordres que j’avais donnés à Höttl et le fait que je connaissais cette activité constituaient un acte de haute trahison dans sa plus stricte acception, car je connaissais alors la position du Führer qui ne désirait prendre aucun contact ni entamer aucune conversation en vue de la paix. Il n’exprima devant moi une opinion différente, en présence d’un certain Wolf, que le 15 avril 1945.
A l’occasion de cette politique de paix dont vous venez de parler, des voyages en Suisse ont-ils été faits par un émissaire pour entrer en rapports avec ce M. Dulles ?
Oui, de nombreux voyages et pas seulement par Höttl, mais par nombre d’autres personnes. Ainsi, je suis en mesure de parler d’une conversation que j’eus avec un certain comte Potocky, que je priai d’intervenir dans les milieux en question et de faire parvenir ces informations aux milieux anglo-américains en Suisse.
Je crois que nous pouvons abandonner ce sujet ; vous avez, je crois, dit l’essentiel.
II n’y a pas eu que ces tentatives, mais de nombreuses autres.
J’en viens maintenant à vos rapports avec le président de la Croix-Rouge, le professeur Burckhardt, et vous demanderai s’il est exact qu’en 1945 vous ayez eu un entretien avec le professeur Burckhardt au sujet des camps de prisonniers, des camps de concentration, afin que ces camps soient ouverts à la Croix-Rouge et que des médicaments puissent être envoyés.
Oui, j’ai longtemps cherché à entrer en rapports avec le président Burckhardt et j’y suis arrivé grâce au fait qu’il avait lui-même demandé à rencontrer Himmler. Mais Himmler n’avait pas reçu de Hitler l’autorisation d’avoir cette entrevue parce que, à ce moment-là, il était Commandant en chef sur le front nord de la Vistule et que cette rencontre n’aurait pu avoir lieu qu’au front. Aussi essayai-je d’organiser moi-même une rencontre de Burckhardt avec une personnalité responsable du Reich, et j’y arrivai après de longs tâtonnements et de grandes difficultés. Une rencontre personnelle avec Burckhardt eut lieu le 12 mars.
Êtes-vous parvenu à un accord dans le cadre duquel une aide ait pu être apportée, et de quelle façon ?
Oui, une aide très large a pu être donnée et nous sommes parvenus à un accord suivant lequel tous les internés civils étrangers des camps de concentration allemands devaient, par l’intermédiaire de la Croix-Rouge, être évacués dans leur pays. Mais, en premier lieu, je fis en sorte, au cours de cet entretien, qu’en donnant mon accord à Burckhardt, les services intéressés du Reich fussent engagés si avant qu’il leur fut impossible de se dégager de cette convention, et je considérai cela comme un grand succès.
Est-il exact que vous soyez entré en rapports avec le Quartier Général du général Kesselring pour faire passer à travers les lignes 3.000 internés civils français et belges ?
J’ai demandé par radio au Quartier Général d’autoriser, dans la mesure où les Anglais et les Américains y consentiraient, le passage, à travers les lignes, de ces internés.
Cela suffit.
Docteur Kauffmann, l’accusé a dit le 12 mars, mais il n’a pas dit de quelle année.
Je ne comprends pas. Oui, 12 mars.
Quelle année ?
1945. (Au témoin.) Combien de personnes au total sont-elles rentrées dans leur pays grâce à votre intervention ?
II faut distinguer ici deux périodes : la première avant ma rencontre personnelle du 12 mars, et plus tard.
Je crois que vous pouvez répondre brièvement ; ces périodes importent peu.
6.000 internés civils au moins, en provenance de France, de Belgique et des pays de l’Est de l’Europe ainsi que des pays balkaniques, firent l’objet de ces entretiens. Au moins 14.000 internés juifs furent remis à la Croix-Rouge à Gunskirchen. Ceci s’applique à tout le camp de Theresienstadt.
Est-il en fin de compte exact — je voudrais que vous répondiez brièvement par oui ou par non — que, sur votre intervention, un office spécial de liaison avec la Croix-Rouge ait été créé à Constance, en vue de faciliter la réalisation de ce programme ?
Oui, j’ai fait créer un office de liaison avec la Croix-Rouge à Lindau et à Constance.
Cela suffit. Le Ministère Public vous rend responsable d’un message adressé par radio à Fegelein, dans lequel il est dit : « Je vous prie d’informer le Reichsführer SS et le Führer que toutes les mesures relatives aux Juifs, aux détenus politiques et aux détenus des camps de concentration ont été prises aujourd’hui par moi-même dans le Protectorat ». Je vous demande si vous avez envoyé un message de ce genre.
Ce message n’a pas été envoyé car la liaison n’avait pas été rétablie.
Quel est le numéro du document ?
Monsieur le Président, je n’ai pas cité de numéro ; cette pièce n’a pas été présentée au Tribunal, mais elle se trouve à la page 14 de l’exposé du Ministère Public.
Je crois que c’est le document PS-2519. Il a été présenté au Tribunal.
Ce message avait été prévu. Il a probablement été rédigé par mon adjoint, qui m’accompagnait. Je ne l’ai pas rédigé personnellement. Comme je l’ai dit, il n’a pas été envoyé.
Le 19 avril 1945, j’avais reçu les pleins pouvoirs pour agir comme je l’entendais dans le sens des conversations avec Burckhardt, au sujet des internés civils étrangers et de la visite de tous les camps par la Croix-Rouge. A cette occasion je déclarai, et cela en présence de Hitler et de Himmler, que mon voyage à Innsbruck par Prague et Linz me faisait passer par Theresienstadt. Je dis qu’il n’y avait pas là que des internés juifs qui allaient être confiés aux soins de la Croix-Rouge, mais aussi des internés politiques tchèques. Je suggérai qu’on les libérât également. C’est à cela que se rapporte ce message. Mais je n’avais reçu les pleins pouvoirs à ce sujet que le 19 avril à 6 heures du soir.
Le Ministère Public pourrait en déduire à bon droit que votre compétence s’étendait aux camps de concentration. Je vous demande, en vous priant de me répondre par oui et par non, s’il est exact que les pleins pouvoirs du 19 avril 1945 dont vous venez de parler étaient les premiers dont vous disposiez dans ce domaine ?
Oui. Je n’aurais d’ailleurs pas eu besoin de pleins pouvoirs nouveaux si je les avais déjà possédés à ce moment-là.
Dans un discours prononcé par Himmler, le 3 octobre 1943 à Poznan, devant les chefs suprêmes des SS et de la Police, vous êtes désigné comme le successeur de Heydrich.
Le Ministère Public voit là une confirmation de votre pouvoir exécutif total et des pouvoirs exceptionnels que vous aviez dans ce domaine. Cette déclaration de forme a-t-elle été confirmée par les faits ?
Non, je me défends avec la plus grande énergie, comme je l’ai déjà fait au cours de l’instruction préliminaire, d’avoir été désigné comme le successeur de Heydrich. Si Himmler m’a désigné ainsi en mon absence, et si, auparavant, il a pu faire une déclaration de ce genre à la presse, cela a été fait sans que j’en aie eu connaissance et contre ma volonté. La première fois, au sujet de cette note dans la presse, j’ai très violemment réagi auprès de Himmler. Le jour dont vous parlez, j’étais à Berlin, souffrant d’une phlébite, avec un plâtre, et t je n’ai pas pu me rendre à cette réunion. Il n’y a d’ailleurs pas la moindre possibilité de comparaison entre Heydrich et moi, ni en ce qui concerne l’étendue des pouvoirs, ni pour les apparences extérieures. Je dirai ici simplement que, jusqu’au dernier jour de mon activité, je recevais la solde d’un général de l’Ordnungs-polizei, c’est-à-dire 1.320 Mark, et que Heydrich avait à son poste des revenus de plus de 30.000 Mark, non pas en raison de son rang élevé, mais du fait qu’il occupait une situation tout à fait différente. Toute comparaison est impossible.
Une autre question : est-il exact que Himmler craignait Heydrich parce qu’à son avis Heydrich disposait de trop de pouvoirs, et qu’il croyait avoir trouvé, en vous plaçant à ce poste, un homme qui serait absolument inoffensif à son égard ? A cette occasion, le Ministère Public a fait un parallèle entre vous et Heydrich et, comme je viens de le dire, vous considère comme un second Heydrich.
Les rapports entre Himmler et Heydrich pourraient être brièvement caractérisés, je crois, de la façon suivante : Heydrich était de loin le plus intelligent des deux. Il était d’abord extraordinairement docile, discipliné...
Docteur Kauffmann, nous ne voulons pas entendre parler de l’intelligence de Heydrich. Le témoin a répété à plusieurs reprises qu’il n’était pas son successeur.
Je répéterai donc la question que j’ai déjà posée et qui est la suivante : Himmler voulait-il, par votre nomination, avoir un homme qui fût absolument inoffensif à son égard ?
II ne voulait plus voir lui échapper une somme de pouvoirs telle que celle qui se trouvait concentrée entre les mains de Heydrich. A partir du moment où Heydrich est mort, Himmler a repris en mains tout le service et n’en a plus jamais confié les pouvoirs à personne. Il avait fait une fois l’expérience du danger que pouvait constituer pour lui un chef de la Police de sûreté, dans la personne de Heydrich. Il ne voulait pas courir ce risque une seconde fois.
Vous voulez dire en fin de compte qu’après la mort de Heydrich, Himmler prit en mains tous les pouvoirs et qu’il les garda ?
Parfaitement.
Une autre question : vous avez déclaré hier que vous n’aviez entendu parler que très tard de la « solution finale ». En fait, des ordres de ce genre avaient été donnés par Himmler à Heydrich et à Eichmann dès 1941 ou 1942. Est-il exact que vous rencontriez souvent Himmler ? Entreteniez-vous avec lui des relations amicales ?
II est absolument inexact de qualifier d’amicaux mes rapports avec Himmler. Nous n’avons eu que des rapports officiels. Il me traitait, comme les autres fonctionnaires, de la manière la plus froide et la plus distante. Himmler n’était pas homme à entretenir des rapports personnels avec qui que ce soit.
En se mettant à la place du Ministère Public, il est tout naturel de penser que vous avez dû avoir connaissance de la « solution définitive », si vous étiez en rapports fréquents avec Himmler. Aussi je vous demande une fois encore : Himmler ne vous a-t-il jamais parlé clairement de cette « solution définitive » ?
Non, pas sous cette forme. J’ai déclaré hier ici même que sur la base de tous les documents dont je disposais en été et en automne 1943, y compris les radios ennemies et les renseignements de l’étranger, j’avais acquis la conviction qu’il était vrai que l’on voulût détruire les Juifs. Ayant acquis cette conviction, je me rendis immédiatement chez Hitler et, de là, 24 heures plus tard, chez Himmler. Je le leur fis observer et leur déclarai que je ne prêterais pas la main une minute à une telle activité. A partir de ce moment...
Vous avez déjà dit cela hier ; inutile de le répéter.
Docteur Kauffmann, il nous a déjà dit cela hier. Vous nous avez dit que vous en aviez pour une heure, et vous avez déjà parlé près d’une heure et demie.
J’ai encore deux ou trois questions. (Au témoin.) Dans l’exposé du Ministère Public’ est mentionnée une déclaration de Schellenberg ainsi conçue : « Comment faire avec Kaltenbrunner ? Il me tiendra alors entièrement dans ses mains ». Schellenberg a fait cette déclaration sous la foi du serment et c’est Himmler qui aurait dit cela. Pouvez-vous expliquer très brièvement si vous tenez pour vraisemblable une telle déclaration de la part de Himmler ?
Je ne tiens pas cette déclaration pour vraisemblable. S’il a dit cela, ce ne peut être qu’au sujet de...
Docteur Kauffmann, le Tribunal ne pense pas que cette question puisse être posée au témoin.
Dans l’exposé du Ministère Public, un document de ce genre a été déposé et retenu à votre charge ; mais si le Tribunal le désire, je renonce volontiers à cette question.
II semble que ce ne soit là qu’une question d’argumentation et vous ne pouvez pas critiquer cette déclaration sous serment si elle a été déposée comme preuve.
J’en viens à ma dernière question. Je vous demande si vous avez eu la possibilité, après avoir peu à peu pris connaissance de l’état de choses qui régnait à l’intérieur de la Gestapo et dans les camps de concentration, d’y apporter des changements ? Si c’était possible, pouvez-vous dire si le fait que vous soyez resté à votre poste a permis d’atténuer certaines rigueurs et d’améliorer cet état de choses ?
J’ai demandé à plusieurs reprises à rejoindre le front. Mais la question la plus aiguë que j’avais à résoudre était la suivante : la situation en sera-t-elle adoucie, améliorée ou changée, ou n’avais-je pas le devoir, en restant à mon poste, de tout faire pour continuer à changer cette situation ? Mes différentes demandes de départ pour le front ayant été refusées, je ne pus que tenter d’agir personnellement pour modifier un système aux fondements idéologiques et légaux duquel je ne pouvais rien changer, comme l’ont montré tous les ordres qui ont été présentés ici et qui avaient été émis longtemps avant moi. Je ne pouvais qu’essayer d’adoucir ces méthodes tout en m’efforçant de les abolir définitivement.
Vous considériez donc comme compatible avec votre conscience de rester à votre poste ?
En considération de la possibilité qui m’était donnée d’agir sur Hitler, sur Himmler et sur beaucoup d’autres personnes, ma conscience ne me permettait pas de quitter mon poste. Je considérais comme de mon devoir de m’opposer personnellement aux injustices commises.
Je n’ai pas d’autres questions à poser, Monsieur le Président.
Le Tribunal va suspendre l’audience.
L’un des membres de la Défense désire-t-il poser d’autres questions ?
Savez-vous, témoin, que Schacht, avant d’être arrêté par les Alliés, se trouvait dans un camp de concentration ?
Oui.
Depuis quand le savez-vous ?
Depuis que sa femme m’a envoyé une lettre en me priant, je crois, d’intervenir pour que son mari soit libéré.
A quelle époque était-ce, approximativement ?
Aux environs de Noël 1944, je crois.
Savez-vous, ou pouvez-vous vous imaginer à l’instigation de qui, Schacht fut envoyé en camp de concentration ?
J’ai adressé la lettre de Mme Schacht le jour même, je crois, à un aide de camp de Hitler et il me fut répondu par Fegelein ou par un aide de camp de Hitler, je crois, que Hitler serait consulté sur ce point. Quelque temps plus tard, j’appris que Schacht avait été arrêté sur l’ordre de Hitler parce qu’il était soupçonné d’avoir été en rapports avec Gördeler ou l’un au moins des instigateurs du plan de haute trahison et de l’attentat contre Hitler du 20 juillet 1944.
J’ai reçu il y a peu de temps une lettre d’un ancien détenu d’un camp de concentration auquel l’Obersturmbannführer Stawitzky... Le connaissez-vous ?
Non.
C’était le dernier commandant du camp de Flossenbürg. L’auteur de cette lettre me disait que Stawitzky lui aurait déclaré qu’il avait l’ordre d’assassiner Schacht ainsi que les autres internés spéciaux, tels que Canaris, etc. Savez-vous quelque chose au sujet de cet ordre ?
Non.
Croyez-vous possible que Stawitzky ait pris une telle décision de sa propre autorité ?
Non.
Si je vous comprends bien, un tel ordre n’aurait pu émaner que d’une autorité supérieure, soit de Himmler, soit de Hitler ?
Oui, vous pouvez le supposer. Dans le cas de Schacht, il ne pouvait s’agir que d’un ordre direct de Hitler.
Je vous remercie.
J’ai quelques questions à poser au témoin : l’Acte d’accusation affirme que la Gestapo comptait, de 1943 à 1945, 40.000 à 50.000 membres. Voulez-vous dire ce que vous savez à ce sujet ?
Je crois que ce chiffre est un peu élevé.
A combien estimez-vous le chiffre exact ?
Je supposerais plutôt qu’il était de 35.000 à 40.000.
Combien de fonctionnaires de la Gestapo environ étaient employés dans les territoires occupés ? Le chiffre approximatif ?
Je ne peux pas vous le dire, même approximativement. Mais je crois avoir entendu parler, par exemple, pour la France, de 800 personnes.
Savez-vous de qui dépendaient ces fonctionnaires des territoires occupés ?
Dans les territoires occupés, du Commandant en chef de la Police de sûreté et celui-ci, du Chef suprême des SS et de la Police des territoires occupés.
Avez-vous connaissance du fait que dans les services dépendant des commandants de la Police de sûreté et du SD,, des fonctionnaires de la Police criminelle s’occupaient de questions de politique intérieure ?
C’était possible.
Quel était, approximativement, le chiffre des membres de la Gestapo en fonctions dans les Einsatzgruppen A à G, dans les territoires de l’Est ?
Je n’en sais rien.
Savez-vous si ces fonctionnaires, en devenant membres de ces Einsatzgruppen, étaient détachés de la Police d’État et étaient employés, dans ces groupes, comme une formation spéciale dont le travail n’avait plus rien à voir avec la Police d’État elle-même ?
Je crois qu’on peut le prétendre. Leur situation personnelle, c’est-à-dire le paiement des soldes, était inchangée, mais le commandement, l’autorité, étaient différents.
Comment étaient répartis les membres de la Police d’État, en ce qui concerne leurs fonctions ? D’abord les fonctionnaires à caractère purement administratif.
Au moins 20%.
Les fonctionnaires dont les attributions relevaient exclusivement de la Police de sûreté ?
La même proportion, car le plus grand nombre constituait le personnel subalterne, c’est-à-dire le personnel technique...
C’est justement ce que je voulais vous demander. Donc, télégraphistes, radios, chauffeurs, personnel de bureau ; combien étaient-ils ?
Le premier groupe, le personnel administratif, comptait 20%, le personnel dit exécutif, 20% ; les 60% restant se subdivisent en deux groupes égaux de 30% chacun : le personnel auxiliaire technique et le personnel de bureau.
Voulez-vous indiquer brièvement, en une seule phrase, quels étaient les buts et les tâches de la Police d’État ?
On les a déjà exposés ici à plusieurs reprises. En premier lieu la Police d’État, comme dans les autres pays, était chargée d’assurer la protection des institutions de l’État contre les ennemis de l’État à l’intérieur.
Le Ministère Public prétend que les membres de la Gestapo étaient des volontaires. Que pouvez-vous déclarer à ce sujet ?
Je crois que cette affirmation ne peut pas être soutenue, ni prouvée. Je dirais que le personnel en fonctions en 1933 ne pouvait se composer que de fonctionnaires qui, à cette époque, étaient déjà des fonctionnaires de la Police.
Comment sont-ils entrés dans la Police d’État ?
Ils y ont été nommés.
Nommés ou mutés ?
II existait auparavant déjà une Police d’État. Elle ne s’appelait pas Police d’État, mais section de la police politique.
Le personnel de la Police d’État fut donc complété par la suite de la même façon que celui des autres administrations, c’est-à-dire selon le statut des fonctionnaires allemands ?
Parfaitement.
L’ordre n° 1 du Führer, relatif au secret, s’appliquait-il aux services du RSHA ? Vous êtes au courant ? L’ordre suivant lequel personne ne devait en savoir plus long sur une affaire qu’il n’était absolument nécessaire pour son travail... Cette règle s’appliquait-elle également aux services de la Gestapo ?
Cet ordre n’était pas seulement valable pour les services de la Wehrmacht, mais pour tous les services exécutifs intérieurs, pour tous les services administratifs, et il était affiché dans tous les bureaux du Reich. Il était naturel que cet ordre fût appliqué de façon particulièrement stricte dans la Police.
Savez-vous qu’à partir du 1er octobre 1944 la surveillance douanière des frontières, qui dépendait jusqu’alors du ministère des Finances, fut incorporée à l’Amt IV du RSHA, c’est-à-dire à la Gestapo ?
Sur l’ordre de Hitler, ce service passa en automne 1944, en septembre je crois, du ministère des Finances à Himmler.
Savez-vous de combien de personnes il s’agissait ?
La surveillance douanière des frontières comptait à l’origine 50.000 personnes environ mais, à cette époque, il y avait environ 10.000 personnes de moins, parce qu’à différentes reprises, le recrutement et les nominations dans la Wehrmacht avaient envoyé les classes les plus jeunes dans des unités combattantes.
Pouvez-vous résumer en une phrase quelles étaient les attributions du service de surveillance douanière des frontières ?
Comme son nom l’indique, la surveillance douanière des frontières était chargée de faire respecter l’autorité financière du Reich par des mesures de sécurité aux frontières.
Peut-on dire que ces — disons 40.000 fonctionnaires — furent volontaires pour entrer dans la Gestapo ?
Non, ils y entrèrent sur ordre.
La police des frontières était un corps différent de la surveillance douanière des frontières. Savez-vous que, dès 1935, elle faisait partie de la Police d’État ?
Oui, et Müller était inspecteur général des frontières du Reich.
Pouvez-vous résumer en une phrase quelles étaient les attributions de la police des frontières ?
La police des frontières assurait le contrôle des passeports sur les routes, les voies ferrées, les aéroports, c’est-à-dire tout le contrôle normal des frontières.
Ces attributions étaient-elles différentes de ce qu’elles étaient avant 1933 ?
Non.
Ces attributions étaient-elles différentes de celles de la police des frontières des autres pays ?
Certainement pas.
Quels étaient les rapports des membres de la Police d’Etat, fonctionnaires et employés, avec les SS ? Sont-ils entrés volontairement dans les SS ou y sont-ils entrés pour la plus grande part à la suite d’un ordre ?
Les engagements volontaires doivent avoir été relativement peu nombreux. Je sais qu’ultérieurement, Himmler, lors des promotions, se montra plus réticent si les candidats n’appartenaient pas aux SS et c’est ainsi qu’il y eut des engagements, peut-être pas par conviction mais par désir d’avancement.
Ainsi, la plus grande partie...
Oui, cela tenait au système de promotion employé par Himmler.
Les membres de la Police d’État et notamment les fonctionnaires, avaient-ils une possibilité de démissionner comme ils le voulaient ?
Non.
Un grand nombre des fonctionnaires de la Gestapo étaient du personnel requis. (Notdienstverpflichtete.) Pouvez-vous expliquer brièvement cette expression au Tribunal ?
Ce n’est certainement pas le cas pour le personnel exécutif, mais plutôt pour le reste du personnel et de plus en plus à mesure que la guerre avançait, car les pertes étaient très élevées, comme d’ailleurs dans toute la Police et la Wehrmacht. L’effectif du personnel ne pouvait donc être maintenu qu’au moyen de ces requis. C’est certainement exact pour le personnel technique et le personnel de bureau.
Ces requis sont-ils entrés volontairement au service de la Police d’État ?
Ils ne pouvaient rien y faire. Après accord avec les offices du travail compétents, ils étaient affectés aux postes où ils étaient nécessaires.
Qu’arrivait-il aux membres de la Police d’État qui se rendaient coupables d’excès au cours d’interrogatoires ou qui commettaient des vols ?
On appliquait les règles édictées pour toutes les organisations dépendant de Himmler, pour lesquelles existait une juridiction particulière des SS et de la Police ; on peut la caractériser en disant qu’elle prononçait des peines beaucoup plus sévères que la juridiction civile.
Un homme a affirmé que pour avoir pris à un détenu quelques objets insignifiants, il avait subi une lourde peine de travaux forcés. Était-ce là une chose normale et habituelle ?
Oui.
Savez-vous qui on envoyait au camp de concentration SS de Dantzig-Matzkau ?
On envoyait au camp de con- centration SS de Dantzig-Matzkau, qui n’était pas un camp de concentration mais un camp disciplinaire SS, tous ceux qui avaient été condamnés à une peine privative de liberté par un tribunal des SS et de la Police.
Un membre de la Gestapo, même de grade élevé, pouvait-il visiter un camp de concentration ?
Seulement avec l’autorisation expresse de Pohl ou de Glücks.
Était-ce également vrai pour les chefs suprêmes des SS et de la Police, en ce qui concerne les camps qui étaient de leur ressort ?
Je ne peux pas le dire avec certitude, mais je pense qu’eux aussi en faisaient la demande ou devaient en faire la demande.
Savez - vous ce qu’étaient les interrogatoires poussés ? Ces interrogatoires existent-ils également dans d’autres pays ?
J’étais président de la commission internationale de Police criminelle et j’ai eu l’occasion, à l’automne 1943, de parler sur ce sujet au cours d’une séance. Je peux déduire de cette réunion et de la lecture de la presse étrangère, que toutes les polices se servent de ces méthodes d’interrogatoires poussés.
Un fonctionnaire de la Police d’État pouvait-il...
Docteur Merkel, ce qui s’est passé dans les commissions internationales de police ne semble pas très utile aux débats.
Je voulais simplement lui demander si ces interrogatoires poussés étaient utilisés en Allemagne et dans d’autres pays ?
Cela ne nous intéresse pas.
Monsieur le Président, les interrogatoires poussés sont reprochés à la Gestapo, dans l’exposé des charges contre la Police d’État. (Au témoin.) Un fonctionnaire de la Gestapo qui avait donné un ordre d’internement de sécurité de durée limitée, pouvait-il penser que le détenu subirait un amoindrissement physique ou qu’il pouvait mourir en camp de concentration ?
Dans le cas d’un ordre d’internement de durée limitée, certainement non.
La procédure dite d’examen des raisons de l’internement s’appliquait-elle aussi aux internés des camps de concentration ?
Chaque cas d’internement de sécurité était examiné, en temps de paix plusieurs fois et, en temps de guerre deux fois...
Une autre chose...
... mais cet examen n’était pas fait par la Police d’État, mais par le commandant du camp qui devait faire son rapport sur la conduite du détenu. Ce rapport était envoyé par le commandant de camp à l’inspecteur des camps de concentration et la Police d’État décidait.
Le Ministère Public a soumis un grand nombre de preuves relatives à des tortures et des sévices commis dans les régions occupées de l’Ouest, France, Pays-Bas, Belgique, Norvège. Le RSHA a-t-il donné des instructions pour faire commettre ces tortures ?
Non, certainement pas.
Comment expliquez-vous ces mauvais traitements ?
Je n’ai jamais entendu parler des sévices qu’on reproche ici à la Police d’État. A mon avis, il s’agit probablement d’excès commis par certains individus, mais il n’y a jamais eu d’instructions données à ce sujet.
Saviez-vous que dans les territoires occupés, des membres des organisations de résistance ainsi que des éléments criminels se faisaient passer pour membres de la Police d’État allemande afin d’atteindre plus facilement leurs buts ?
Ceci a été affirmé à plusieurs reprises mais je ne me souviens pas d’avoir vu des documents se rapportant à de tels faits.
Je vous remercie. Je n’ai pas d’autres questions à poser, Monsieur le Président.
Témoin, vous avez déclaré qu’en 1932 vous êtes devenu membre des SS autrichiennes ?
Oui.
Y avait-il une différence entre les SS autrichiennes et les SS allemandes ou constituaient-elles un groupe unique ?
II existait une certaine similitude d’organisation qui ne fut réalisée qu’après l’Anschluss. Jusqu’à ce moment-là, les SS en Autriche ne pouvaient qu’à peine être différenciées du Parti ou des SA.
Quel était le nombre approximatif des SS autrichiennes auxquelles vous apparteniez, d’abord avant l’Anschluss, en 1938, et au moment où vous y êtes entré ? Comment se sont-elles développées, en ce qui concerne leur nombre ?
Vous parlez trop vite.
Comment se sont développées, au point de vue numérique, les SS autrichiennes en 1938 et en 1932 ?
Je crois qu’au moment de l’Anschluss, le nombre des membres était de 7.500 environ.
Ce groupe joua-t-il en Autriche le rôle d’une Cinquième colonne ? Ce terme de Cinquième colonne signifie-t-il quelque chose pour vous ?
Je me suis fait une idée de ce qu’était la Cinquième colonne grâce aux affirmations de l’ennemi ; mais dire que les SS autrichiennes étaient une Cinquième colonne est tout à fait inexact ; elles n’ont jamais eu pour mission de constituer un service de renseignements ou de faire des sabotages ou quoi que ce soit de ce genre.
Pouvait-on, chez les SS autrichiennes, auxquelles vous apparteniez, déceler l’intention d’accomplir par la force la réunion de l’Autriche à l’Allemagne, ou bien l’Anschluss devait-il se faire par des mesures légales, un plébiscite ?
II n’existait pas chez les SS de plan d’annexion par la force, et ceci ne correspond d’ailleurs pas à l’évolution politique telle qu’elle a eu lieu en fait. La nécessité ne s’en est d’ailleurs jamais fait sentir, car le mouvement en faveur de l’Anschluss était suffisamment fort par lui-même ; il n’était pas nécessaire de donner une impulsion extérieure.
On a affirmé que la SS-Standarte 86, je crois que c’était l’unité de Vienne .. .
Vous voulez parler de l’époque du putsch de Dollfuss ?
C’est exact. Voulez-vous en parier, je vous prie ? Y a-t-il eu un rapport entre l’activité de cette unité et l’assassinat du Chancelier d’Autriche ?
Je crois que c’est faux. Je dois rectifier ; cette unité a reçu plus tard le numéro 89 et non pas 86. En second lieu, le groupe qui força la chancellerie, le 25 juillet 1934, n’était pas constitué par des SS, mais par d’anciens membres de l’Armée autrichienne qui avaient dû démissionner en raison de leurs activités nationales-socialistes. Je ne connais pas les faits précis, mais l’ancien chef de la Police autrichienne, le Dr Skubl, les connaît certainement ; je crois qu’il doit comparaître ici comme témoin pour une autre affaire ; je demande qu’on lui pose la question.
Voulez-vous essayer de vous souvenir de l’entrée des troupes, le 11 mars 1938. Vous souvenez-vous de quelles troupes il s’agissait ? Étaient-ce des unités SS ou d’autres unités ? Étaient-ce des unités de l’Armée de terre, des troupes de choc SS ? Vous souvenez-vous ?
Je me souviens qu’il y avait. avant tout des troupes de la Wehrmacht, évidemment des unités de la Luftwaffe et un régiment de Waffen SS, je ne me souviens plus duquel ; peut-être la Standarte « Deutschland ».
Quel était le rapport numérique entre les unités de la Wehrmacht et la Standarte « Deutschland », approxima-tivement ?
La Standarte « Deutschland » se composait peut-être, à cette époque, de 2.800 hommes ; pour la Wehrmacht, je ne sais pas.
Pour en revenir à un chiffre, quel est, suivant vous, le chiffre total, l’effectif total englobé quand on parle des SS ? Je vais faciliter votre tâche ; j’ai vu un document qui indiquait qu’en tout 750.000 à 1.000.000 d’hommes étaient passés dans les SS. Ce chiffre est-il exact ?
Le chiffre de 1.000.000 est certainement trop élevé ; toutes les branches des SS réunies, y compris les Allgemeine SS, les Waffen SS, les SS répartis dans toutes les parties de la Police, peuvent représenter 720.000 à 750.000 hommes. Sur ce chiffre, 320.000 à 350.000 ont été tués. Le chiffre des pertes est peut-être encore plus élevé, mais je crois que le chiffre exact pourrait être donné par un des accusés appartenant à la Wehr-macht. Je ne sais pas exactement.
Sur tout ce personnel, combien d’hommes, à votre avis, ont eu affaire aux camps de concentration pour la surveillance, l’administration, etc. Pouvez-vous donner un chiffre ?
Cette question me surprend beaucoup et je ne puis y répondre immédiatement. Il me faudrait un crayon et du papier pour en faire le calcul.
Ne pourriez-vous pas vous souvenir...
Cela ne constitue naturellement qu’une fraction, une toute petite fraction de l’effectif total.
Les membres des SS, quel que soit leur nombre, qui n’avaient rien à voir à l’administration des camps de concentration, avaient-ils une idée de ces choses, de ce qui se passait dans ces camps et de leur administration ?
Certainement pas.
Comment pouvez-vous le dire avec certitude ?
A cause de l’isolement hermétique des camps de concentration auquel avait procédé Himmler et son organisation, et dont j’ai pu me rendre compte personnellement.
Les fonctionnaires de l’office que vous dirigiez, par exemple, ceux du RSHA, étaient-ils recrutés principalement ou exclusivement parmi les SS ?
Non, absolument pas ; si l’on considère uniquement les hommes de confiance et les collaborateurs du SD à l’intérieur de l’Allemagne, la proportion des SS par rapport aux autres était de 5%.
Donc, sur 100 fonctionnaires, 5 provenaient des SS ?
Oui.
Savez-vous s’il existait des prescriptions interdisant les mauvais traitements sur la personne des détenus de camps de concentration et si ces prescriptions étaient connues des SS ?
Ces prescriptions étaient reproduites, imprimées dans tous les bulletins d’ordonnances et de décrets du Reichsführer SS, chef de la Police allemande. Elles étaient communiquées à tous les SS et avaient force de loi. Des peines très sévères étaient prononcées si de tels incidents se produisaient ou étaient signalés. Je ne sais pas dans quelle mesure ni dans quelles circonstances le camp disciplinaire SS de Dantzig-Matzkau est tombé aux mains de l’ennemi, mais je suis persuadé que tous ceux qui y purgeaient une peine pourraient donner des renseignements sur les peines sévères infligées à la suite de mauvais traitements.
J’en ai terminé, Messieurs.
Le Ministère Public désire-t-il procéder à un interrogatoire contradictoire ?
Accusé, afin d’abréger dans la mesure du possible ce contre-interrogatoire, je voudrais être sûr que nous sommes entièrement d’accord en ce qui concerne votre position sur certains points particuliers.
Tout d’abord, reconnaissez-vous que vous avez porté le titre de chef du RSHA et de chef de la Police de sûreté et du SD, de la fin janvier 1943 jusqu’à la fin de la guerre ? Est-ce exact ?
C’est exact, avec les réserves que j’ai faites hier concernant la limite de mes pouvoirs auprès de la Police d’État et de la Police criminelle.
Et quand vous parlez de ces réserves, vous faites allusion à ce prétendu accord avec Himmler. Est-ce exact ?
Ce n’était pas un prétendu accord avec Himmler, mais un fait qui existait dès le premier jour : mes attributions consistaient à créer un service central de renseignements et il se réservait le commandement des autres secteurs.
Bien ; en tout cas, vous reconnaissez que vous portiez ce titre mais vous niez avoir exercé certains pouvoirs ? Est-ce exact ?
Oui.
Ce titre que vous déteniez était le même que celui porté précédemment par Heydrich jusqu’à sa mort, le 4 juin 1942 ?
Oui.
II n’y eut pas de changement dans le titre ?
Non.
Et vous avez déclaré que vous assumiez la responsabilité de tout ce que vous avez fait personnellement ou dont vous aviez connaissance. Est-ce exact ?
Oui ; j’aimerais ajouter que mon titre fut étendu le 14 février 1944, quand le service de renseignements militaires de l’OKW, l’Amt, fut transféré à Himmler par Hitler ; mon titre de chef du service central de renseignements de l’Allemagne fut alors étendu à d’autres instances.
Je puis peut-être encore dire que la qualité d’un homme et ses fonctions à la tête d’un service dont les attributions s’étendent à un grand pays et à l’étranger ne sont, en général, pas rendues publiques. En Angleterre, par exemple, le chef des services secrets...
Accusé, pourriez-vous essayer de vous limiter, si possible, à répondre à mes questions par oui ou par non, ou à donner des explications rapides. Nous arriverons à toutes ces questions en leur temps. Voulez-vous essayer de le faire ?
Parfaitement.
Aviez-vous personnellement connaissance ou aviez-vous personnellement affaire avec les atrocités qui ont été perpétrées dans les camps de concentration pendant la guerre ?
Non.
Par conséquent, vous n’en assumez pas la responsabilité devant ce Tribunal ? Est-ce exact ?
Non, je ne me reconnais aucune responsabilité dans ce domaine.
Vous contestez donc les témoignages produits ici, celui de Höllriegl, par exemple, suivant lequel vous avez assisté à des exécutions à Mauthausen ? Est-ce exact ?
On m’a déjà imputé hier ce témoignage de Höllriegl ; je déclare qu’il est faux que j’aie jamais vu une chambre à gaz en fonctionnement, ou même à un autre moment.
Très bien. Vous n’avez pas eu connaissance du programme d’extermination des Juifs et vous n’avez pas pris part à l’exécution de ce programme, sauf pour vous y opposer ? Est-ce exact ?
Non, sauf pour m’y opposer. A partir du moment où je fus au courant de ces faits et où je dus me rendre à l’évidence, j’ai exprimé mes objections à Himmler et Hitler. Ceci eut pour résultat que ces mesures prirent fin.
Vous n’assumez donc aucune responsabilité pour tout ce qui a pu être fait en rapport avec le programme d’extermination des Juifs ?
Oui.
II en est de même pour le programme de travail forcé ?
Oui.
Ainsi que pour le nettoyage du ghetto de Varsovie ?
Oui.
Ainsi que pour l’exécution des cinquante aviateurs du Stalag Luft III ?
Oui.
Ainsi que pour les différents ordres d’exécution d’aviateurs ennemis ? Est-ce exact ?
Oui.
Et, en fait, vous avez fait les mêmes dénégations au cours de vos interrogatoires avant le Procès ?
Oui.
Et vous réitérez vos dénégations aujourd’hui ?
Oui. Mais en ce qui concerne les interrogatoires préliminaires, pourrais-je faire des déclarations au cours de cet interrogatoire ?
Bien, quand nous y arriverons, dites-le nous. Est-il exact ou non que la Gestapo, Amt IV du RSHA, établissait des rapports sur les camps de concentration, qui étaient présentés à votre signature, puis envoyés à Himmler ?
Non. Je ne me souviens pas de tels rapports ; le canal normal allait de Müller à Himmler.
Niez-vous de même...
Je pourrais peut-être ajouter que, naturellement, il y avait certaines questions dont j’étais nécessairement informé, et cela pour plusieurs raisons : ainsi les graves événements de politique intérieure, comme l’attentat du 20 juillet 1944 ; j’étais, bien entendu, au courant d’événements de ce genre, mais pas par l’Amt IV, par...
Je vous parle de votre activité en général et non pas d’événements exceptionnels. Vous me comprenez ?
Oui.
Niez-vous aussi que Millier, en tant que chef de l’Amt IV, se soit jamais entretenu avec vous à propos de tous les documents importants ?
Oui. Non seulement je le nie, mais les faits eux-mêmes prouvent le contraire, car il tenait son autorité directement de Himmler et il n’avait aucune raison d’en discuter avec moi au préalable.
Je demande que l’on montre à l’accusé le document L-50 (USA-793).
Ce document n’a-t-il pas déjà été déposé ?
Non, Monsieur le Président, on me dit qu’il ne l’a pas encore été. (Au témoin.) A propos, connaissiez-vous Kurt Lindow qui a établi cet affidavit le 2 août 1945 ?
Non.
Bien qu’il ait eu des fonctions officielles au RSHA jusqu’en 1944 ? Nous allons lire les paragraphes 2 et 4 ; je ne veux pas abuser des instants du Tribunal en lisant les paragraphes 1 et 3. Le paragraphe 2 déclare ce qui suit :
« En me basant sur une expérience générale ainsi que sur des cas individuels, je puis affirmer que la Gestapo (Amt IV) rédigea des rapports sur les agissements des autorités administratives des camps de concentration et que ces rapports, par le canal du chef de l’Amt IV, furent remis au chef de la Police de sûreté qui les soumettait à la signature du Reichsführer Himmler. »
Puis-je répondre immédiatement ? Il serait peut-être important de lire également le paragraphe 1.
Je vous en prie, soyez aussi bref que possible.
II est important de lire le paragraphe 1 car il y est dit que le témoin Lindow, de 1938 à 1940, faisait partie de la section dans laquelle ces rapports étaient rédigés. En 1940-1941, il était au service de contre-espionnage. En 1942-1943, au service chargé de la lutte contre le communisme et, plus tard, au service chargé de la culture. Je crois, en conséquence, que les déclarations qu’il fait au paragraphe 2 sur les agissements de la Police d’État et suivant lesquelles les rapports à Himmler sur les camps de concentration passaient par le chef de l’Amt IV et le chef de la Police de sûreté ne peuvent se rapporter qu’aux années 1938 à 1940. Pour la période suivante, il ne peut, de son propre aveu, avoir aucune expérience personnelle.
En d’autres termes, il ne dit pas la vérité en ce qui concerne l’époque où vous étiez en activité au RSHA ?
Je n’ai rien lu de cela. Il affirme que...
J’attire votre attention sur deux paragraphes. Nous nous sommes occupés du paragraphe 2 ; passons au paragraphe 4 :
« A ma connaissance, aucun chef de bureau ni aucun fonctionnaire du RSHA, disposant de la signature, n’était autorisé à signer dans aucune affaire d’importance sur le plan politique, sans en avoir reçu l’autorisation du chef de la Police de sûreté, même pendant une absence temporaire de ce dernier. De ma propre expérience, je peux affirmer que particulièrement le chef de l’Amt IV Müller était très prudent pour la signature de documents concernant des questions générales ou des cas très importants et attendait la plupart du temps le retour du chef de la Police de sûreté, ce qui faisait souvent perdre beaucoup de temps.
« Signé : Kurt Lindow. »
Oui ; je voudrais faire deux remarques : tout d’abord, cette assertion contredit les déclarations de plusieurs témoins qui ont porté témoignage des pouvoirs extraordinaires dont jouissait Müller et de son indépendance.
Second point : cette description de Lindow a trait à la période pendant laquelle Heydrich était en activité, c’est-à-dire entre 1938 et 1940, période pendant laquelle Lindow pouvait observer la situation. Mais elle ne s’applique pas à la période pendant laquelle Himmler s’était arrogé la prérogative de donner des ordres directement à Müller, car mon domaine d’activité était d’une telle envergure qu’un homme seul pouvait à peine faire tout le travail.
Je ne veux pas passer trop de temps là-dessus, mais le paragraphe que je vous lis en ce moment est conforme au témoignage d’OhIendorf devant ce Tribunal ; qu’en pensez-vous ?
Le témoignage d’OhIendorf m’a été montré hier. Mais je crois que de ces déclarations d’OhIendorf, elles aussi, il apparaît nettement que tous les ordres exécutoires, même pour l’internement de sécurité — il caractérisait cela par les termes « jusqu’à la dernière blanchisseuse » — étaient du ressort direct de Himmler qui ne déléguait ses pouvoirs qu’à Müller. Il ajoute cependant qu’il ne sait pas si mes pouvoirs étaient soumis à cette limitation et si j’avais également une certaine autorité en la matière. Mais il ne peut l’affirmer avec certitude et le reste de son témoignage tend à prouver que je ne l’avais pas.
Nous savons tous ce qu’a déclaré Ohlendorf ; je désire simplement vous demander si vous admettez le le témoignage d’OhIendorf ; vous nous avez dit au cours de vos interrogatoires que vous étiez en contact permanent avec Ohlendorf et que vous aviez confiance en lui plus que dans n’importe lequel de vos autres collaborateurs, quant à la véracité de ses déclarations.
Je ne me souviens pas de cette dernière déclaration. Qu’il ait été l’un de mes principaux collaborateurs est exact et prouvé par le fait qu’il était chef du service de renseignements pour l’intérieur de l’Allemagne, service qui faisait partie de mon propre département ; tous les renseignements de politique intérieure, émanant de tous les milieux allemands, je les recevais de l’Amt III, exception faite de l’organisme auxiliaire que j’avais installé moi-même.
Peu de temps après Pâques 1934, vous avez été détenu au camp de Kaisersteinbruch ?
En quelle année dites-vous, je vous prie ?
1934.
Oui, du 14 janvier jusqu’au commencement de mai.
Avez-vous jamais, en compagnie d’autres fonctionnaires SS, fait une inspection du camp de Mauthausen ?
Avec d’autres fonctionnaires SS ? Non ; si je m’en souviens bien, j’y suis allé seul ; je devais m’y présenter à Himmler qui, comme je l’ai dit hier, était en tournée d’inspection dans le sud de l’Allemagne.
Et vous n’êtes allé qu’à la carrière ?
Oui.
Avez-vous connu Karwinsky qui a été secrétaire d’État dans le cabinet Dollfuss et dans le cabinet Schuschnigg, de septembre 1933 à octobre 1935 ; Karwinsky ?
J’ai vu Karwinsky une fois ; je crois qu’il vint nous voir au camp de Kaisersteinbruch, pendant notre grève de la faim. Je ne l’ai jamais vu autrement. Mais il se peut aussi que ce fût un de ses adjoints ; je ne peux pas le dire avec certitude.
Je demande que l’on montre à l’accusé le document PS-3843 (USA-794) ; je voudrais attirer l’attention du Tribunal sur le fait que le langage utilisé dans ce document est un peut sujet à caution, mais étant donné les charges qui pèsent sur l’accusé, je crois qu’il est de mon devoir de le lire. Accusé, voulez-vous voir la page 3.
A la page 3, il n’y a que quelques lignes. Puis-je auparavant lire tout le document ?
Cela prendrait trop de temps, accusé ; je ne m’intéresse qu’au paragraphe qui est à la page 3 du texte anglais et commence ainsi : « Peu de temps après Pâques... » L’avez-vous trouvé ?
Oui.
« Peu de temps après Pâques 1934, j’appris que les détenus de Kaisersteinbruch faisaient la grève de la faim ; j’’y allai donc moi-même afin de me renseigner sur la situation. Tandis qu’un calme relatif et une certaine discipline régnaient dans la plupart des baraques, l’une d’elles était en plein désordre et je remarquai un homme très grand qui paraissait être le chef de la révolte ; c’était Kaltenbrunner, à cette époque avocat stagiaire, qui avait été arrêté pour son activité illégale en Haute-Autriche ; tandis que dans les autres baraques, les prisonniers cessèrent la grève de la faim après une discussion que j’eus avec leurs représentants, le baraquement de Kaltenbrunner persista dans sa décision. Je revis Kaltenbrunner au camp de Mauthausen, alors que j’étais très malade et couché sur la paille souillée avec des centaines d’autres malades dont beaucoup étaient mourants ; les détenus souffraient d’œdèmes et de désordres intestinaux très graves et, en plein hiver, étaient couchés dans des baraques non chauffées. Les installations sanitaires les plus élémentaires faisaient défaut. Les toilettes et les salles de douches étaient inutilisables depuis des mois ; les grands malades devaient satisfaire leurs besoins dans des seaux à confitures et la paille souillée n’était renouvelée qu’après des semaines ; il s’y formait un liquide fétide dans lequel grouillaient des vers et des asticots ; il n’y avait ni soins médicaux ni médicaments et les conditions étaient telles que dix ou vingt personnes mouraient chaque nuit. Kaltenbrunner circula au milieu du baraquement avec une brillante suite de hauts fonctionnaires SS, vit tout et doit avoir tout vu. Nous eûmes l’illusion que ces conditions inhumaines allaient bientôt changer, mais sans doute reçurent-elles l’approbation de Kaltenbrunner car rien ne se produisit. »
Est-ce exact ou non, accusé ?
Ce document est manifestement destiné à me surprendre et je puis le réfuter point par point.
Je vous demande tout d’abord si c’est exact ou non ?
C’est faux et je puis en réfuter les moindres détails.
Abrégez le plus possible.
II ne m’est pas possible d’être plus bref que vous ne l’avez été vous-même, Monsieur le Procureur, car je dois réfuter chacune de ces accusations. Karwinsky prétend...
Peut-être pourriez-vous attendre que je vous aie lu deux autres documents traitant à peu près du même sujet et ainsi vous donneriez votre explication pour les trois en même temps. Cela vous convient-il ?
Comme vous voudrez.
Je demande que le document n° PS-3845 (USA-795) soit présenté à l’accusé. Je crois que vous avez déjà nié avoir visité le four crématoire de Mauthausen ou avoir passé à proximité. Est-ce exact ?
Oui.
Connaissez-vous Tiefenbacher, Albert Tiefenbacher ?
Non.
Puisque vous avez le document, vous pouvez voir qu’il resta au camp de concentration de Mauthausen, de 1938 au 1er mai 1945 et qu’il fut employé au four crématoire pendant trois ans pour transporter les cadavres ; vous avez trouvé ?
Oui.
A la deuxième moitié de la première page, vous trouvez la question :
« Question
Vous souvenez-vous de Eigruber ?
« Réponse
Eigruber et Kaltenbrunner étaient de Linz.
« Question
Les avez-vous jamais vus à Mauthausen ?
« Réponse
J’ai vu Kaltenbrunner très souvent.
« Question
Combien de fois ?
« Réponse
II venait de temps en temps et passait par le four crématoire.
« Question
Mais combien de fois, à peu près ?
« Réponse
Trois ou quatre fois.
« Question
Au cours d’une de ses visites, l’avez-vous entendu dire quelque chose à quelqu’un ?
« Réponse
Quand Kaltenbrunner arrivait, la plupart des détenus devaient disparaître et seules certaines personnes lui étaient présentées. »
Est-ce vrai ou non ?
C’est absolument faux.
Je vous montrerai maintenant le troisième document et vous pourrez alors nous donner une brève explication ; je demande que le document n° PS-3846 soit montré à l’accusé ; ce document est déposé sous le numéro USA-796.
Je voudrais vous demander, témoin, si vous avez jamais assisté à Mauthausen à une démonstration simultanée de trois différentes sortes d’exécutions. Trois sortes d’exécutions ?
Non, c’est faux.
Connaissez-vous Johann Kanduth qui est l’auteur de cet affidavit ?
Non.
Vous observerez dans cet affidavit qu’il habitait Linz et qu’il fut détenu au camp de concentration de Mauthausen du 21 mars 1939 au 5 mai 1945. Outre son travail de cuisinier, il fut employé, à partir du 9 mai au four crématoire, où il s’occupait du chauffage pour l’incinération des cadavres. Si vous passez à la page 2, vous y lirez, en haut :
« Question
Avez-vous vu Kaltenbrunner au cours d’une de ses visites à Mauthausen ?
« Réponse
Oui.
« Question
Vous souvenez-vous de la date ?
« Réponse
En 1942 et 1943.
« Question
Pourriez-vous donner des indications plus précises, le mois peut-être ?
« Réponse
Je ne me souviens pas de la date.
« Question
Vous ne vous souvenez que de cette visite, en 1942 ou 1943 ?
« Réponse
Je me souviens que Kaltenbrunner est venu trois fois.
« Question. — En quelle année ? « Réponse
Entre 1942 et 1943.
« Question
Dites-nous rapidement ce que vous pensiez de ces visites de Kaltenbrunner dont vous avez parlé, c’est-à-dire qu’avez-vous vu, qu’avez-vous fait, quand avez-vous vu qu’il assistait ou non à ces incinérations ?
« Réponse
Kaltenbrunner était accompagné de Eigruber, Schulz, Ziereis, Bachmaier, Streitwieser et de quelques autres personnes ; Kaltenbrunner entra en riant dans la chambre à gaz. Puis les gens furent amenés des cachots pour être exécutés ; trois sortes d’exécutions eurent alors lieu : la pendaison, la mort par une balle dans la nuque et la chambre à gaz ; après cette démonstration et quand les vapeurs se furent dissipées, nous dûmes enlever les corps.
« Question
Quand avez-vous vu ces trois sortes d’exécution. Étaient-ce simplement des démonstrations ou de véritables exécutions régulières ?
« Réponse
Je ne sais pas si c’étaient de véritables exécutions ou des démonstrations : à ces exécutions assistaient, à côté de Kaltenbrunner, les gardiens-chefs et les Hauptscharführer Seidel et Düssen ; ce dernier faisait descendre les gens.
« Question
Savez-vous si ces exécutions étaient prévues pour ce jour-là ou si ce n’étaient que des démonstrations ou si ces exécutions n’eurent lieu que pour distraire les visiteurs ?
« Réponse
Ces exécutions étaient prévues pour ce jour-là.
« Question
Comment le savez-vous ; quelqu’un vous a-t-il dit que ces exécutions étaient prévues pour ce jour-là ?
« Réponse
Le Hauptscharführer Roth, le chef du crématorium m’appela dans son bureau et me dit : « Kaltenbrunner viendra « aujourd’hui et nous devons tout préparer pour procéder à des « exécutions en sa présence. » Nous avons du nettoyer et allumer les fours. »
Puis-je répondre maintenant ?
Est-ce exact ou non, accusé ?
Sous la foi du serment, j’affirme solennellement que pas un seul mot de ces affirmations n’est vrai. Je voudrais commencer par le premier document.
Avez-vous remarqué, accusé, qu’aucun de ces affidavits n’a été donné à Nuremberg mais qu’ils ont tous été établis en dehors de Nuremberg, à l’occasion de procès ou d’instructions entièrement différents ; l’avez-vous remarqué ?
Non, je ne l’ai pas remarqué, mais cela n’a aucun rapport avec ces dépositions en elles-mêmes.
Bien, continuez !
Le témoin Karwinsky déclare qu’il m’a vu en 1934 à l’occasion de la grève de la faim au camp de Kaisersteinbruch ; il dit qu’il y avait du désordre dans la baraque où se tenait un homme de haute taille, c’est-à-dire moi. Suivant lui, j’étais interné en raison de mon activité illégale en Autriche. Jusqu’à présent toutes ces affirmations sont’ complètement fausses. Tout d’abord je n’étais pas interné en raison d’activités nationales-socialistes ; l’ordre d’internement qui nous avait été remis par écrit, et que M. Karwinsky, qui était alors secrétaire d’État chargé de la sûreté en Autriche, doit connaître, portait littéralement « pour empêcher leur activité nationale-socialiste ». Donc, à ce moment-là, aucune activité illicite ne m’était imputée. D’autre part, quand Karwinsky arriva, la grève de la faim en était à son neuvième jour ; nous n’avions pas...
Puis-je vous interrompre un instant, accusé ? Il me suffit amplement que vous me disiez que ces déclarations sont fausses. Si cela vous suffit, je me contenterai de cette réponse ; je n’ai pas besoin d’autres explications sur tous ces paragraphes si nous n’avons pas la possibilité de vérifier ce que vous dites.
Je ne peux pas me déclarer satisfait, Monsieur le Procureur, si vous présentez au Tribunal et à l’opinion publique mondiale des dépositions et des témoignages longs de plusieurs pages dont vous affirmez la véracité et qui m’accusent de la manière la plus grave. Je dois avoir la possibilité d’y répondre par plus que oui ou non. Je ne peux pourtant pas, comme un criminel endurci....
II vaut mieux le laisser continuer ; nous n’allons pas discuter là-dessus. Continuez, donnez vos explications sur le document.
Karwinsky arriva huit jours après le début de notre grève de la faim ; il n’entra pas dans notre baraque, mais on nous porta sur des civières dans le pavillon de l’administration du camp. Aucun de nous n’était capable de faire un pas ; un nombre considérable de personnes peuvent en témoigner, à savoir les 490 détenus qui se trouvaient en même temps que moi à ce camp. Dans cette baraque de l’administration, Karwinsky nous parla et nous dit que si nous cessions la grève de la faim, le Gouvernement consentirait à envisager la libération de tous les détenus ; nous avions été internés sans avoir commis aucun délit et le Gouvernement nous avait fait par trois fois déjà la promesse de nous remettre en liberté mais ne l’avait jamais tenue. C’est pourquoi nous demandâmes alors à Karwinsky une promesse écrite, signée de lui ou du Chancelier fédéral ; ainsi, nous pourrions ajouter foi à sa promesse et nous étions prêts à cesser la grève de la faim ; il refusa. La grève de la faim continua et nous fûmes transportés dans des hôpitaux de Vienne ; le onzième jour, la grève de la faim cessa, à la suite de l’interdiction de nous donner de l’eau. Voici quels sont les faits, et l’affirmation suivant laquelle un grand désordre...
Quand je vous ai dit que vous pouviez donner vos explications, je ne voulais pas dire que vous pouviez donner des détails sur votre grève de la faim.
Je voulais simplement faire ressortir, Monsieur le Président, que ce témoignage est faux, que je n’ai pas été l’instigateur de la résistance et que je ne me trouvais plus dans mon baraquement. On dut me porter sur une civière à travers tout le camp. Aucun de nous ne pouvait marcher.
En second lieu, je parlais par. la suite à plusieurs reprises au cousin de Karwinsky. Son cousin était chef de l’office des invalides de Linz. Il me dit que son cousin — le témoin — n’était jamais allé à Mauthausen mais était à Dachau depuis le début de sa détention. Il y a une grande différence entre Dachau et Mauthausen, car il a été interné comme ancien membre du Gouvernement autrichien qui s’était rendu coupable de crimes contre le national-socialisme ; son internement a été effectué par le RSHA qui, je crois, existait déjà à ce moment-là, c’est-à-dire par Heydrich à Berlin et non pas par un service autrichien. Je n’ai jamais revu cet homme par la suite. Je n’ai jamais non plus visité Dachau. Il serait donc facile d’établir si cet homme, dès le premier jour de son internement, se trouvait à Dachau ou à Mauthausen. Si c’est Dachau, comme je l’affirme, il a menti. Si c’est Mauthausen, il faudrait d’abord prouver qu’il ne me confond pas avec quelqu’un d’autre. Cette preuve, il ne m’appartient pas de l’apporter. Si le Ministère Public veut bien se donner la peine d’établir si, dès le premier jour, cet homme n’était pas à Dachau...
Je sais, en effet, qu’il était à Dachau car, lors de son évasion vers la Suisse, il fut arrêté à Innsbruck, ce qui m’a été dit par son cousin qui me pria à ce moment d’intervenir immédiatement en sa faveur. Cela ne me fut pas possible car il avait été envoyé directement à Dachau par Innsbruck-Mittenwald et il était ainsi soustrait à mon influence de secrétaire d’État à la sécurité du Gouvernement autrichien.
Nous allons suspendre l’audience.