CENT ONZIÈME JOURNÉE.
Jeudi 18 avril 1946.

Audience de l’après-midi.

COLONEL SMIRNOV

Accusé, dites-moi quel était en fait le chef de la NSDAP dans le Gouvernement Général ?

ACCUSÉ FRANK

Je n’entends rien du tout.

COLONEL SMIRNOV

Je vous demande...

ACCUSÉ FRANK

Je n’entends rien du tout.

COLONEL SMIRNOV

Je vous demande ceci : après le 6 mai 1940...

ACCUSÉ FRANK

Le 6 mai ?

COLONEL SMIRNOV

Oui. Après que l’organisation nazie eut été créée dans le Gouvernement Général, qui en a été nommé chef ?

ACCUSÉ FRANK

Moi.

COLONEL SMIRNOV

Donc vous cumuliez les fonctions de chef de l’administration de la NSDAP et de la Police. Vous portez donc la responsabilité des événements d’ordre administratif, politique et policier, qui eurent lieu dans le Gouvernement Général ?

ACCUSÉ FRANK

Avant de répondre à cette question, je dois protester contre votre affirmation selon laquelle j’aurais eu la direction de la Police.

COLONEL SMIRNOV

J’ai l’impression que c’est la seule façon d’interpréter les ordres du Führer et les autres documents que je vous ai présentés.

ACCUSÉ FRANK

Bien sûr, si l’on néglige les faits et la réalité de la situation.

COLONEL SMIRNOV

Passons à un autre genre de questions : vous n’avez appris l’existence de Maïdanek qu’en 1944 ?

ACCUSÉ FRANK

C’est en 1944 que le nom de Maïdanek a été pour la première fois officiellement porté à ma connaissance par le chef de la presse Gassner.

COLONEL SMIRNOV

Je demanderai qu’on vous présente un document que vous avez rédigé et qui a été déposé par votre avocat. C’est un rapport que vous avez adressé à Hitler en mai, pardon, le 19 juin 1943. Je vais en lire un extrait :

« Pour montrer la méfiance témoignée à l’égard du Gouvernement allemand, je vous envoie ci-joint un extrait caractéristique du rapport du chef de la Police et du SD du Gouvernement Général. »

ACCUSÉ FRANK

Un instant. J’ai ici à la page 35 un passage en allemand qui est rédigé différemment. Ce ne doit pas être le bon.

COLONEL SMIRNOV

Vous l’avez ?

ACCUSÉ FRANK

Oui, mais vous avez commencé par une autre phrase ; elle commence ici de la manière suivante : « Une grande partie de l’intelligentsia polonaise... »

LE PRÉSIDENT

Quelle page ?

COLONEL SMIRNOV

Page 35 du texte allemand, dernier paragraphe.

ACCUSÉ FRANK

Il commence ici de la manière suivante :

« Une grande partie... »

COLONEL SMIRNOV

C’est exact. Je continue : « Pour prouver le degré de la méfiance témoignée au Gouvernement allemand je vous envoie ci-joint » — ce sont vos propres paroles — « un extrait caractéristique du rapport du chef de la Police de sûreté et du SD du Gouvernement Général, pour le mois de mai 1943, au sujet des possibilités de propagande fournies par l’événement de Katyn ».

ACCUSÉ FRANK

Je vous prie de me faire montrer ce passage, car je ne vois pas ici ce que vous venez de lire.

COLONEL SMIRNOV

Ce passage s’y trouve. Il est un peu plus haut dans votre texte.

ACCUSÉ FRANK

Je crois qu’il a été omis.

COLONEL SMIRNOV

Je recommence au passage que vous avez plus bas. Regardez le texte : « La plus grande partie de l’intelligentsia polonaise ne se laisse cependant pas influencer par les nouvelles de Katyn et reproche aux Allemands des cruautés analogues surtout celles d’Auschwitz ». Je saute la phrase suivante :

« Parmi les éléments de la classe ouvrière qui n’ont pas de tendances communistes, le fait est généralement admis. Il faut également admettre que la position de l’Allemagne vis-à-vis des Polonais n’est pas meilleure ».

Faites attention à la phrase suivante :

« On raconte qu’il y a des camps de concentration à Auschwitz et à Maïdanek où des exterminations massives de Polonais ont également lieu d’une façon systématique ». Comment concilier cette partie de votre rapport qui mentionne les massacres collectifs d’Auschwitz et de Maïdanek avec votre déclaration d’après laquelle vous n’avez entendu parler de Maïdanek qu’à la fin de juin 1944 ?

ACCUSÉ FRANK

Nous parlions de Maïdanek à propos de l’extermination des Juifs, dont j’ai entendu parler au cours de l’été 1944. Jusqu’à ce moment-là le mot Maïdanek était toujours mentionné à propos de l’extermination des Juifs.

COLONEL SMIRNOV

Donc, il faut admettre qu’en mai 1943 vous aviez connaissance des exterminations massives de Polonais à Maïdanek et qu’en 1944 vous avez été mis au courant des exterminations massives de Juifs qui y avaient lieu ?

ACCUSÉ FRANK

Pardon ? En 1944 des documents officiels de la presse étrangère m’ont révélé l’extermination des Juifs à Maïdanek ?

COLONEL SMIRNOV

Mais les exterminations massives de Polonais vous étaient connues dès 1943 ?

ACCUSÉ FRANK

C’est ce qui ressort de mon rapport et je proteste : ce sont là les faits que j’ai présentés au Führer.

COLONEL SMIRNOV

Je vais vous faire présenter maintenant un autre document. (Le document est remis au témoin.)

Le connaissez-vous ?

ACCUSÉ FRANK

C’est une ordonnance datée du 2 octobre 1943. Je suppose que le texte concorde avec l’original.

COLONEL SMIRNOV

Certainement. D’ailleurs votre avocat peut vérifier cette concordance.

Que pensez-vous de cet ordre que vous avez signé ?

ACCUSÉ FRANK

Oui, je l’ai ici.

COLONEL SMIRNOV

Vous étiez président de l’Académie allemande de Droit, du point de vue des principes fondamentaux les plus élémentaires du Droit, que pensez-vous de cet ordre ?

LE PRÉSIDENT

Avez-vous le numéro ?

COLONEL SMIRNOV

C’est le document URSS-335, Monsieur le Président.

ACCUSÉ FRANK

C’est là la rédaction normale d’une ordonnance sur les juridictions d’exception. Il stipule que les débats se dérouleront devant un juge, qu’on motivera le jugement par écrit et qu’il sera tenu procès-verbal des audiences. D’ailleurs, j’avais le droit de grâce, de sorte que chaque décision devait m’être soumise.

COLONEL SMIRNOV

Je voudrais que vous nous parliez de la composition de ces tribunaux d’exception et de la qualité de leurs membres. Veuillez vous reporter au premier point du paragraphe 3 ?

ACCUSÉ FRANK

Oui, la Police de sûreté.

COLONEL SMIRNOV

Vous nous parliez de votre antipathie pour le SD. Pourquoi avez-vous conféré à la Police de sûreté le droit d’opprimer la population polonaise ?

ACCUSÉ FRANK

Car c’était pour moi le seul moyen d’influencer les décisions. Si je n’avais pas publié ce décret, je n’aurais eu aucun moyen de contrôle et la Police aurait agi aveuglément.

COLONEL SMIRNOV

Vous parliez du droit de grâce qui vous avait été conféré. Je vous rappelle le paragraphe 6 de cet ordre dont le texte déclare :

« Les jugements des tribunaux d’exception de la Police de sûreté sont exécutoires sur-le-champ. »

Je vous rappelle également que la seule condamnation possible était la mort. Comment donc pouviez-vous y changer quelque chose si le condamné devait être fusillé ou pendu immédiatement ?

ACCUSÉ FRANK

Le jugement devait cependant m’être soumis.

COLONEL SMIRNOV

Oui, mais il était immédiatement applicable.

ACCUSÉ FRANK

J’avais donné des instructions générales sur l’exercice du droit de grâce, et la commission des grâces siégeait en permanence. Les dossiers nous étaient envoyés...

COLONEL SMIRNOV

A propos du droit de grâce, je vous poserai encore une question. Vous rappelez-vous de l’action AB ?

ACCUSÉ FRANK

Oui.

COLONEL SMIRNOV

Vous vous rappelez qu’elle signifiait la mise à mort de milliers d’intellectuels polonais ?

ACCUSÉ FRANK

Non.

COLONEL SMIRNOV

Que signifiait-elle donc ?

ACCUSÉ FRANK

Elle rentrait dans le cadre de l’action de pacification générale. Son but était d’éliminer au moyen d’une procédure régulière les actes arbitraires de la Police. Voilà ce qu’était l’action AB.

COLONEL SMIRNOV

Je ne comprends pas très bien votre définition. Quel traitement était réservé aux personnes visées ? Qu’advenait-il d’elles ?

ACCUSÉ FRANK

A cette réunion, la seule question soulevée fut celle des arrestations.

COLONEL SMIRNOV

Je vous demande ce qu’il advenait d’elles.

ACCUSÉ FRANK

Elles étaient mises en état d’arrestation préventive.

COLONEL SMIRNOV

Et ensuite ?

ACCUSÉ FRANK

Elles étaient soumises à la procédure établie. C’était du moins mon intention.

COLONEL SMIRNOV

Était-ce laissé aux seuls soins de la Police ?

ACCUSÉ FRANK

Oui. La Police en était chargée.

COLONEL SMIRNOV

Autrement dit, la Police s’occupait de l’extermination de ces personnes après leur arrestation ?

ACCUSÉ FRANK

Oui.

COLONEL SMIRNOV

Dites-moi alors, je vous prie, pourquoi vous n’avez pas exercé votre droit de grâce ?

ACCUSÉ FRANK

Je l’ai exercé.

COLONEL SMIRNOV

Je demanderai qu’on vous présente votre déclaration du 30 mai 1940. Vous vous rappelez certainement cette réunion du 30 mai 1940 avec la Police, où vous lui avez donné vos dernières instructions ?

ACCUSÉ FRANK

Non.

COLONEL AMEN

Vous y avez déclaré : « Toute tentative faite par les autorités légales pour intervenir dans l’action AB, entreprise par la Police, sera considérée comme une haute trahison envers l’État et les intérêts allemands ». Vous en souvenez-vous ?

ACCUSÉ FRANK

Je ne me le rappelle pas. Mais vous devriez considérer l’ensemble de ces événements qui couvrent une période de plusieurs semaines. Il faut considérer la déclaration comme un tout, et n’en pas extraire une phrase séparée. Il s’agit d’une longue évolution, au cours de laquelle cette commission a été établie par mes soins pour la première fois. Ce fut ma façon de protester contre les actions arbitraires et de rendre cette procédure juste. Cette évolution de plusieurs semaines, ne peut, à mon avis, être résumée en une seule phrase.

COLONEL SMIRNOV

Je vous parle maintenant de mots, qui, pour un juriste, n’ont à mon avis qu’une signification. Vous avez dit : « La commission des grâces qui se trouve dans mon service n’a pas à s’occuper de ces affaires. L’action AB doit être menée exclusivement par le chef de la Police et des SS, Krüger, et son organisation. C’est une simple entreprise intérieure de pacification qui est nécessaire et qui doit se dérouler hors du cadre d’une procédure régulière ».

Ce qui veut dire que vous avez renoncé à votre droit de grâce ?

ACCUSÉ FRANK

Oui. A ce moment-là. Mais si vous suivez l’évolution ultérieure de l’action AB au cours des semaines suivantes, vous verrez qu’elle n’a jamais été réalisée. C’était un projet, un mauvais projet, que, Dieu merci, j’ai abandonné à temps.

Peut-être mon avocat pourrait-il ajouter quelque chose à ce sujet ?

COLONEL SMIRNOV

Une seule question m’intéresse : avez-vous renoncé à votre droit de grâce, en exécutant cette action ?

ACCUSÉ FRANK

Non.

COLONEL SMIRNOV

Comment donc doit-on comprendre cette phrase ? « La commission des grâces qui se trouve dans mon service n’a pas à s’occuper de ces affaires ». Comment interpréter ces mots ?

ACCUSÉ FRANK

Il ne s’agit pas d’un décret ni d’un règlement définitif. C’est une remarque qui fut faite sous l’impulsion du moment et donna lieu à des négociations qui ont duré plusieurs jours. Il faut regarder le résultat et non pas les motifs allégués qui se dégagent du déroulement de l’affaire.

COLONEL SMIRNOV

Oui, je comprends très bien : mais je vous demande si cette déclaration a été faite au cours de la réunion de la Police, et si elle a servi de base aux instructions données ?

ACCUSÉ FRANK

Pas au cours de cette réunion. Je suppose que cela vint à un autre propos. On ne fit que parler de cette opération ; d’ailleurs il fallait bien que j’aborde ce sujet avec le secrétaire d’État Bühler.

COLONEL SMIRNOV

Bien. Au cours de cette discussion avec la Police au sujet de l’action AB, vous avez déclaré que le résultat de celle-ci ne regardait pas la commission des grâces instituée par vous ?

ACCUSÉ FRANK

Cette phrase se trouve dans mon journal. Mais ce n’est pas là un résultat, mais une étape.

COLONEL SMIRNOV

Peut-être devrais-je vous rappeler une autre phrase pour que vous puissiez juger les résultats de cette action : « Nous n’avons pas besoin de mettre ces éléments dans des camps de concentration allemands, car cela entraînerait des difficultés et des rapports épistolaires inopportuns avec la famille. Il vaut mieux liquider ces questions dans le pays même, et de la façon la plus simple ». C’est bien cela n’est-ce pas ? Il s’agissait d’une simple liquidation ?

ACCUSÉ FRANK

Ce sont des mots terribles mais qui, Dieu merci, n’ont pas eu de suites.

COLONEL SMIRNOV

Oui, mais ces personnes ont été exécutées ; pourquoi dites-vous alors que l’opération ne fut pas réalisée ? Elle a bien été réalisée puisque les gens ont été exterminés ?

ACCUSÉ FRANK

S’ils étaient condamnés, on les exécutait, lorsque la grâce ne leur avait pas été accordée.

COLONEL SMIRNOV

Et on les condamnait sans leur donner le bénéfice du droit de grâce ?

ACCUSÉ FRANK

Je ne crois pas.

COLONEL SMIRNOV

Malheureusement, ces personnes ne sont plus puisqu’elles ont, de toute évidence, été exécutées.

ACCUSÉ FRANK

Quelles personnes ?

COLONEL SMIRNOV

Les personnes arrêtées pendant l’action AB. Je vais vous rappeler encore un passage se rapportant à cette action. Si vous n’approuviez pas la Police en raison de certaines de ses activités, comment expliquer les cérémonies qui présidèrent au départ du Brigadeführer Streckenbach pour Berlin ? Ne montrent-elles pas que vous aviez des rapports amicaux avec la Police ?

ACCUSÉ FRANK

Dans les relations politiques, on prononce beaucoup de mots flatteurs qui n’ont rien à voir avec la vérité. Vous le savez aussi bien que moi.

COLONEL SMIRNOV

Je me permettrai de vous rappeler un seul passage de votre discours adressé au Brigadeführer Streckenbach : « Ce que vous, Brigadeführer Streckenbach, et vos hommes avez accompli dans le Gouvernement Général ne doit pas être oublié ; et vous n’avez pas besoin d’en avoir honte ».

Cela ne révèle-t-il pas une attitude tout à fait différente vis-à-vis de Streckenbach et de ses gens ?

ACCUSÉ FRANK

Et on ne l’a pas oublié.

COLONEL SMIRNOV

Je n’ai pas d’autres questions à poser.

LE PRÉSIDENT

Le contre-interrogatoire est-il terminé ?

M. DODD (Avocat Général américain)

Plaise au Tribunal. Je n’ai qu’une ou deux questions à poser : Au cours de votre interrogatoire, j’ai cru comprendre que vous ne vous étiez jamais approprié aucune œuvre d’art dans le Gouvernement Général. Je suppose que vous n’entendez pas par là que vous les ayez rassemblées et enregistrées. Cela vous l’avez fait ?

ACCUSÉ FRANK

Les œuvres d’art du Gouvernement Général ont été officiellement rassemblées et enregistrées. Le catalogue en a été présenté au Tribunal.

M. DODD

Oui, mais avant d’en arriver là, vous avez dit au Tribunal qu’une collection de Dürer avait été confisquée avant votre entrée en fonctions.

ACCUSÉ FRANK

Je vous prie de comprendre cela de la manière suivante : il s’agit des Dürer qui ont été enlevés à Lemberg avant que l’administration civile y ait été installée. M. Mühlmann y vint et les enleva de la bibliothèque. Je ne suis jamais allé à Lemberg avant cet incident. Ces tableaux ont été ensuite emmenés au Quartier Général du Führer ou remis au maréchal Göring, je n’en sais rien.

M. DODD

C’est là que je voulais en venir. Elles ont été rassemblées pour Göring ?

ACCUSÉ FRANK

Le secrétaire d’État Mühlmann m’a déclaré qu’il venait par ordre du maréchal pour enlever ces tableaux.

M. DODD

Est-ce que d’autres objets d’art n’ont pas également été enlevés par le Reichsmarschall ainsi que par l’accusé Rosenberg à l’époque où, comme vous l’avez dit au Tribunal, vous étiez trop occupé avec vos devoirs militaires pour vous mêler à ces questions ?

ACCUSÉ FRANK

J’ignore s’il s’est passé de telles choses dans le Gouvernement Général. L’Einsatzstab Rosenberg n’avait aucune compétence dans cette région et à part les œuvres du compositeur Elsner et une bibliothèque juive de Lublin, je n’avais pas le droit d’exiger le retour d’objets pris par Rosenberg.

M. DODD

Mais des objets d’art étaient en votre possession quand vous avez été fait prisonnier par les forces américaines ?

ACCUSÉ FRANK

Oui, mais ils n’étaient pas en ma possession ; je les avais mis à l’abri, mais pas à des fins personnelles. Ils n’étaient d’ailleurs pas directement sous ma protection, mais je les ai éloignés de la Silésie en flammes, et c’était le seul moyen de les sauver. Il s’agissait d’œuvres d’art si connues (elles figurent sur le catalogue sous les numéros 1 à 10) qu’il était impossible de se les approprier ; on ne peut pas voler la « Joconde ».

M. DODD

Je voulais simplement préciser cette question. Je savais que vous aviez dit au cours de votre interrogatoire que certains objets étaient en votre possession, et je ne vous accuse pas de les avoir détenus pour votre compte personnel, si vraiment vous ne l’avez pas fait. Mais vous avez tiré cela au clair.

ACCUSÉ FRANK

Je voudrais encore faire remarquer à ce propos, car j’attache beaucoup d’importance à ce sujet, que les œuvres d’art dont il s’agit ici ne pouvaient être préservées que de cette façon. Autrement elles auraient été perdues.

M. DODD

Très bien. Il y a une autre question que je voudrais éclaircir. J’ai cru comprendre ce matin que vous aviez dit avoir lutté pendant un certain temps pour obtenir la libération des professeurs de Cracovie qui avaient été arrêtés et envoyés dans le camp de concentration d’Oranienbourg, peu après l’occupation de la Pologne. Naturellement, vous savez sans doute ce que vous-même avez noté dans votre journal à ce sujet ?

ACCUSÉ FRANK

Oui, j’ai expliqué ce fait ce matin. Et en dehors de ce qu’il y a dans mon journal, c’est la vérité. N’oubliez pas que je devais parler devant un groupe d’ennemis mortels qui répétaient au Führer et à Himmler tous les mots que je prononçais.

M. DODD

Naturellement vous vous souviendrez avoir suggéré qu’il eût mieux valu les emprisonner en Pologne ou les y liquider ?

ACCUSÉ FRANK

Jamais : même si vous pouvez m’opposer cette déclaration. Je ne l’ai jamais fait. Au contraire, j’ai reçu ces professeurs de Cracovie et me suis entretenu avec eux en toute tranquillité. J’ai beaucoup regretté cet incident.

M. DODD

Vous ne me comprenez peut-être pas. Je vous parle de ce que vous avez écrit dans votre propre journal au sujet de ces professeurs, et je serais heureux de le lire et de le mettre à votre disposition si vous le contestez. Vous ne pouvez pas nier avoir demandé qu’on les ramenât en Pologne où ils devaient être liquidés, ou emprisonnés ?

ACCUSÉ FRANK

Je vous ai dit que ma déclaration avait pour seul but de tromper mes ennemis ; en réalité, j’ai libéré les professeurs. D’ailleurs il ne leur est plus rien arrivé par la suite.

M. DODD

Très bien. Vous avez également parlé des tâches spéciales lorsque vous aviez si aimablement pris congé du général Krüger, haut fonctionnaire des SS et de la Police ?

ACCUSÉ FRANK

C’était exactement la même chose. Permettez-moi de dire, Monsieur le représentant du Ministère Public, que j’admets sans réserve ce qui peut-être admis, mais j’ai également juré de ne rien ajouter. Personne ne peut faire d’aveux plus complets que je ne l’ai fait en remettant ces journaux. Je vous prie de ne pas me demander d’y ajouter quelque chose.

M. DODD

Non, je ne vous le demande pas ; je vous demandais de préciser ce point car vous avez créé une situation délicate pour vous et pour les autres. Considérez que si nous ne devons pas ajouter foi à ce qui est écrit dans votre journal, je ne sais pas pourquoi vous nous demandez de croire ce que vous dites maintenant. Vous l’avez pourtant écrit vous-même, à cette époque, et je suppose que vous ne vous attendiez pas à être confronté avec vos propres dires.

LE PRÉSIDENT

Ne veut-il pas dire qu’il s’agit là d’un compte rendu d’un discours qu’il aurait tenu ?

M. DODD

Oui. Cela se trouve dans son journal.

LE PRÉSIDENT

Lorsqu’il dit : « Ma déclaration avait pour but de tromper mes ennemis » ?

M. DODD

Oui.

LE PRÉSIDENT

Je suppose qu’il s’agit là d’extraits d’un discours qu’il aurait prononcé ?

M. DODD

C’est exact. Les paroles sont rapportées dans son journal.

ACCUSÉ FRANK

Puis-je dire quelque chose à ce sujet : ce n’est pas moi qui me suis mis dans une situation difficile ; mais l’évolution de la guerre rendait difficile la situation de chaque fonctionnaire.

M. DODD

Finalement, vous vous souvenez avoir écrit dans votre journal que vous avez eu un entretien d’une heure et demie avec le Führer...

ACCUSÉ FRANK

S’il vous plaît, quand a eu lieu ce dernier entretien ?

M. DODD

Le lundi 17 mars 1941, comme l’indique votre journal.

ACCUSÉ FRANK

C’est probablement un des rares entretiens que j’ai eus avec lui ; je ne sais pas si j’étais seul avec lui.

M. DODD

Vous avez dit que vous vous étiez mis d’accord avec le Führer, qu’il avait approuvé toutes les mesures et tous les décrets, ainsi que toute l’organisation du pays. Vous en tenez-vous à cette déclaration aujourd’hui ?

ACCUSÉ FRANK

Non et je voulais dire ceci : l’approbation du Führer était toujours donnée spontanément, mais la réalisation se faisait attendre un certain temps.

M. DODD

Vous êtes-vous plaint à lui en cette occasion, comme vous l’avez dit ce matin ?

ACCUSÉ FRANK

Je me plaignais tout le temps. Comme vous le savez, j’ai offert ma démission quatorze fois.

M. DODD

Oui, je sais, mais ce 17 mars 1941, vous êtes-vous plaint à lui ? Avez-vous reçu son approbation ou a-t-il, rejeté les plaintes que vous formuliez ?

ACCUSÉ FRANK

Le Führer a alors trouvé un moyen très simple d’arranger les choses en disant : « Vous devez régler cette question avec Himmler en personne ».

M. DODD

Ce n’est pas une réponse. Vous avez écrit dans votre journal que vous vous êtes entretenu avec lui, qu’il a tout approuvé, et vous n’avez pas mentionné votre prétendue déception. Ce n’est pas du compte rendu d’un discours qu’il s’agit dans votre journal, mais du rapport de votre conversation avec le Führer. Et ma question est : admettez-vous la situation ou prétendez-vous que votre déclaration est fausse ?

ACCUSÉ FRANK

Je vous demande pardon : je n’ai pas dit que j’avais écrit des mensonges. Je ne sais pas discuter sur les mots, mais ceux-ci doivent être pris dans leur contexte. Si j’ai dit en présence de fonctionnaires que le Führer m’avait reçu et avait approuvé mes mesures, c’était pour renforcer mon autorité. Cela ne fait pas ressortir le fond de mes pensées ; je ne veux pas discuter sur les mots et n’ai pas demandé à le faire.

M. DODD

Très bien, je ne désire pas insister davantage.

LE PRÉSIDENT

Docteur Seidl, désirez-vous interroger encore ?

Dr SEIDL

Témoin, la première question qui vous a été posée par le représentant du Ministère Public soviétique était celle de savoir si vous étiez le chef de la NSDAP dans le territoire du Gouvernement Général, et vous avez répondu « oui ». Le Parti a-t-il eu une influence décisive sur la vie administrative ou politique du Gouvernement Général ?

ACCUSÉ FRANK

Non. Le Parti était soumis à mon contrôle théorique car tous les fonctionnaires en étaient nommés par Bormann, sans que je donne mon avis. Il n’y a aucun décret spécial du Führer stipulant que les milieux de la NSDAP dans les territoires occupés, étaient sous l’autorité de Bormann.

Dr SEIDL

Est-ce que l’activité que vous déployiez dans le cadre de la NSDAP du Gouvernement Général avait un rapport quelconque avec les affaires de la Police de sûreté ?

ACCUSÉ FRANK

Non, le Parti était trop peu important pour jouer un rôle officiel décisif. Il n’avait aucune fonction gouvernementale.

Dr SEIDL

Une autre question : le Ministère Public soviétique vous a présenté le document URSS-335. C’est l’ordonnance de 1943 sur l’institution des tribunaux d’exception. Il est dit au paragraphe 6 : « Les décisions des tribunaux d’exception sont exécutoires sur-le-champ ». Est-il exact de dire qu’il n’y avait pas moyen d’interjeter appel de ces décisions, mais que la grâce restait toujours possible ?

ACCUSÉ FRANK

Certainement : mais je dois dire que ce décret est inacceptable.

Dr SEIDL

Quelles sont les conditions qui ont inspiré le décret du 2 octobre 1943 ? Je pense en particulier à la question de sécurité.

ACCUSÉ FRANK

Une étude rétrospective me conduit à penser qu’il n’y avait pas de raison pouvant motiver une telle demande. Mais si on se remémore les événements de la guerre et la conflagration générale, on peut penser que c’était encore une mesure de désespoir.

Dr SEIDL

J’en viens maintenant à l’action AB. Est-il exact qu’en 1939, une ordonnance sur les tribunaux d’exception a conféré des garanties légales plus importantes et plus étendues que celles de 1943 ?

ACCUSÉ FRANK

Oui.

Dr SEIDL

Est-il exact que les personnes arrêtées dans le cadre de l’action AB ont été soit condamnées, soit acquittées sur la base de cette ordonnance.

ACCUSÉ FRANK

Oui.

Dr SEIDL

Est-il exact que toutes les décisions de ces tribunaux devaient, selon votre désir, être soumises à la commission des grâces compétente, présidée par le secrétaire d’État Dr Bühler ?

ACCUSÉ FRANK

Oui.

Dr SEIDL

Le représentant du Ministère Public américain vous a reproché qu’à Neuhaus, où l’on vous a arrêté après l’effondrement de la Wehrmacht, on a trouvé un certain nombre d’objets d’art, non dans votre maison mais dans les bureaux du Gouvernement Général. Est-il exact que vous ayez envoyé le secrétaire d’État Dr Bühler, porteur d’une lettre adressée à Lammers, dans laquelle il y avait une liste de ces objets ?

ACCUSÉ FRANK

Oui. J’ai même attiré l’attention du directeur de la pinacothèque de Munich sur le fait que les tableaux qui se trouvaient là devaient être mis en sécurité immédiatement contre les bombardements. Ils furent alors placés dans une cave-abri. Je suis heureux d’avoir fait cette démarche, car je me demande ce qui serait advenu de ces objets.

Dr SEIDL

Une autre question. Le Ministère Public a présenté le document PS-661. Ce document porte également un numéro URSS que je ne me rappelle pas. C’est un document qui concerne les activités de l’Académie allemande de Droit dont vous étiez le président. Ce document est intitulé : « Base juridique de la politique allemande en Pologne, sur les données politiques raciales. Sa partie juridique doit servir de texte de base à la commission du Droit des nationalités de l’Académie allemande de Droit ». Je voudrais vous présenter ce document, et je vous prie de me dire si vous l’avez jamais eu entre les mains.

ACCUSÉ FRANK

De qui est-il ?

Dr SEIDL

C’est ce qui est important. Il porte le numéro USA-300.

ACCUSÉ FRANK

Est-ce qu’il n’est pas fait mention de la personne qui a établi ce document ?

Dr SEIDL

Le document n’a pas d’auteur ; on ne voit pas non plus qui a donné des instructions pour sa rédaction.

ACCUSÉ FRANK

Je ne l’ai jamais vu ; je n’ai jamais donné d’ordres pour sa rédaction. Je ne puis donner d’indications à ce sujet.

Dr SEIDL

Il est dit qu’il a été trouvé au ministère de la Justice de Cassel en 1940. Y avait-il encore un ministère de la Justice à Cassel en 1940 ?

ACCUSÉ FRANK

Un ministère de la Justice à Cassel ? Il n’y en avait plus depuis 1866.

Dr SEIDL

Je n’ai plus d’autres questions à poser.

LE PRÉSIDENT

L’accusé peut reprendre sa place.

Dr SEIDL

En ce cas, avec la permission du Tribunal, j’appellerai le témoin Dr Bilfinger.

LE PRÉSIDENT

Colonel Smirnov.

COLONEL SMIRNOV

Oui, Monsieur le Président.

LE PRÉSIDENT

Est-ce que vous déposez le document que vous avez présenté sous le numéro URSS-223, les extraits du journal de Frank ? Les uns l’ont été, les autres non. Voulez-vous les déposer ?

COLONEL SMIRNOV

Ce document a déjà été déposé sous deux numéros. Le premier est PS-2233, présenté par le Ministère Public américain, le second, URSS-223, que nous avons présenté le 15 février 1946.

LE PRÉSIDENT

Je comprends. Les phrases qui se trouvent dans ce document ont-elles été déposées sous le numéro URSS-223 ? Le numéro PS ne veut pas nécessairement dire que le document ait été présenté. C’est un numéro donné avant tout dépôt, mais le numéro URSS indique qu’il a été effectivement déposé.

COLONEL SMIRNOV

Le document a déjà été déposé comme preuve.

LE PRÉSIDENT

Colonel Smirnov, le Tribunal désire savoir si vous voulez déposer ce numéro URSS-223, car il ne l’a pas été. S’il n’a pas été lu, il ne peut être considéré comme preuve et ne figure pas au procès-verbal.

COLONEL SMIRNOV

Nous avons déjà lu cet extrait le 15 février 1946 et il figure au procès-verbal.

LE PRÉSIDENT

Très bien.

COLONEL SMIRNOV

Puis-je me retirer, Monsieur le Président ?

LE PRÉSIDENT

Oui.

(Le témoin Bilfinger s’approche de la barre.)
LE PRÉSIDENT

Voulez-vous vous lever et nous dire votre nom.

TÉMOIN RUDOLF BILFINGER

Rudolf Bilfinger.

LE PRÉSIDENT

Voulez-vous répéter ce serment après moi.

« Je jure devant Dieu, tout puissant et omniscient, que je dirai la pure vérité, et que je ne cèlerai ni n’ajouterai rien. »

(Le témoin répète le serment.)
LE PRÉSIDENT

Vous pouvez vous asseoir.

Dr SEIDL

Témoin, depuis quand exerciez vous une activité au RSHA, et quelle était-elle ?

TÉMOIN BILFINGER

De la fin de 1937 jusqu’au commencement de 1943, j’ai été Regierungsrat au RSHA, plus tard Oberregierungsrat et expert des questions juridiques touchant à la Police.

Dr SEIDL

Est-il exact qu’à deux reprises, et à des époques différentes, vous ayez été chef du service « Administration et Droit » attaché au commandant de la Police de sûreté et du SD à Cracovie ?

TÉMOIN BILFINGER

Oui. C’est exact. A l’automne 1940 et au cours de l’année 1944, j’ai dirigé le service « Administration et Droit » attaché au commandant de la Police de sûreté et du SD à Cracovie.

Dr SEIDL

Dites-nous quelles furent, en gros, les différentes fonctions que vous avez remplies dans le Gouvernement Général.

TÉMOIN BILFINGER

En 1940, je reçus la mission de m’occuper d’un certain nombre de questions se rapportant à l’administration de la Police du Gouvernement Général et fus placé sous la direction du Chef suprême des SS et de la Police.

Dr SEIDL

Quelle était la position légale du Chef suprême des SS et de la Police, et quelles étaient ses relations avec le Gouverneur Général ? Recevait-il des instructions de ce dernier à propos de la Police de sûreté et du SD ? Ou les recevait-il directement du Reichsführer SS et Chef de la police, Himmler ?

TÉMOIN BILFINGER

Le Chef suprême des SS et de la Police reçut directement, dès le début, ses instructions du Reichsführer SS Himmler.

Dr SEIDL

Est il également vrai que le chef de la Police de sûreté et du SD du Gouvernement Général recevait des ordres et des instructions directs de l’Amt IV (Gestapo) et de l’Amt V (Police criminelle) du RSHA ?

TÉMOIN BILFINGER

Oui. Le commandant de la Police de sûreté recevait beaucoup d’ordres directs des différents départements du RSHA, en particulier des Ämter IV et V.

Dr SEIDL

La création en 1942 du secrétariat d’État à la Sécurité, amena-t-elle un changement dans la situation du Gouverneur Général, en ce qui concerne les mesures se rapportant à la Police de sûreté et au SD ?

TÉMOIN BILFINGER

La nomination d’un secrétaire d’État ne changea rien à la situation du Gouverneur Général. De nouvelles sphères d’activité s’ajoutèrent simplement à celles du secrétariat d’État à la Sécurité.

Dr SEIDL

Connaissez-vous un décret promulgué en 1939 par le Reichsführer SS et chef de la Police allemande Himmler et savez-vous quel en était le contenu ?

TÉMOIN BILFINGER

Je connais un décret, daté probablement de 1939, concernant la nomination du chef des SS et de la Police et décidant que celui-ci recevrait directement ses instructions de Himmler.

Dr SEIDL

L’institution du secrétariat d’État date du 7 mai 1942 et eut pour base un décret du Führer. L’application donne lieu à un autre décret du 3 juin 1942, qui traite du transfert des fonctions officielles au secrétaire d’État à la Sécurité. En connaissez-vous le contenu ?

TÉMOIN BILFINGER

J’en connais les points essentiels.

Dr SEIDL

Est-il exact que, suivant ce décret, la Police d’État et la Police criminelle furent de nouveau subordonnées au secrétaire d’État, dans le cadre de la Police de sûreté ?

TÉMOIN BILFINGER

Ces deux branches furent placées au début sous la direction du Chef suprême des SS et de la Police, puis du secrétaire d’État à la Sécurité. Ce décret n’amenait pas de changement, mais confirmait un état de choses déjà existant.

Dr SEIDL

Savez-vous que l’appendice B de ce décret contient vingt-six points désignant tous les domaines de la Police de sûreté devant être transférés au Chef suprême des SS et de la Police, en tant que secrétaire d’État à la Sécurité ?

TÉMOIN BILFINGER

Oui.

Dr SEIDL

Savez-vous que l’appendice B de ce décret mentionne expressément les questions juives ?

TÉMOIN BILFINGER

Oui.

Dr SEIDL

Savez-vous qu’il est déclaré au paragraphe 21 de cet appendice B : « Les domaines spéciaux de la Police de sûreté, représentation du Gouvernement Général aux conférences et réunions et en particulier aux offices centraux du Reich, dont l’activité se déroule... »

TÉMOIN BILFINGER

Je connais l’existence de cette stipulation. Je ne me souviens pas s’il s’agit du paragraphe 21 ou non.

Dr SEIDL

Est-il également exact que, selon ce décret, ce qui restait de la Police administrative fut retiré de l’administration du Gouvernement Général et transféré au secrétaire d’État à la Sécurité, qui dépendait directement de Himmler.

TÉMOIN BILFINGER

C’était l’intention et le but du décret. Mais, contrairement à ce qui y est dit, très peu de branches ont été détachées de l’administration ; un conflit s’ensuivit à propos des autres. Le résultat en fut que toutes les branches finirent par être détachées.

Dr SEIDL

Témoin, l’administration du Gouvernement Général s’occupa-t-elle de la création et de la gestion des camps de concentration ?

TÉMOIN BILFINGER

Autant que je sache, non.

Dr SEIDL

Vous avez travaillé avec le chef de la Police de sûreté et du SD à Cracovie. Quand avez-vous entendu parler pour la première fois des camps de concentration de Maïdanek, de Treblinka et de Lublin ?

TÉMOIN BILFINGER

Puis-je d’abord rectifier : j’étais attaché au chef de la Police de sûreté.

Dr SEIDL

Oui, auprès du chef de la Police de sûreté.

TÉMOIN BILFINGER

J’entendis parler de Maïdanek pour la première fois lorsque Lublin et Maïdanek furent occupés par les Russes ; et j’appris pour la première fois par la propagande ce que signifiait le nom de Maïdanek, lorsque l’ex-Gouverneur Général Frank ordonna qu’on procédât à une enquête sur les événements qui s’y étaient déroulés et sur les responsabilités qui en découlaient.

Dr SEIDL

D’après vos propres observations, quels étaient les rapports entre le Gouverneur Général et le SS-Obergruppenführer Krüger, et sur quoi étaient-ils fondés ?

TÉMOIN BILFINGER

Dès le début, leurs relations furent très mauvaises, d’une part pour des raisons tenant à l’organisation et à l’utilisation de la Police, et d’autre part pour des divergences de vue fondamentales.

Dr SEIDL

Qu’entendez-vous par « divergences de vue fondamentales » ? Voulez-vous parler d’opinions divergentes sur le traitement de la population polonaise ?

TÉMOIN BILFINGER

Je me souviens encore d’un exemple concernant la confirmation par Frank des décisions prononcées par les tribunaux d’exception de la Police. S’opposant en cela à Krüger, ou bien il en infirmait un certain nombre, ou bien il les adoucissait considérablement. Voilà un cas de divergence d’opinions. J’en connais bien d’autres.

Dr SEIDL

Ces décisions étaient-elles prononcées dans le cadre de l’action AB ?

TÉMOIN BILFINGER

Je ne sais rien d’une action AB.

Dr SEIDL

Vous êtes entré dans le Gouvernement Général plus tard ?

TÉMOIN BILFINGER

J’y suis entré en août 1940.

Dr SEIDL

Je n’ai pas d’autres questions à poser à ce témoin.

LE PRÉSIDENT

Un avocat désire-t-il poser des questions ?

Dr RUDOLF MERKEL (avocat de la Gestapo)

Puis-je me permettre de poser quelques questions au témoin ?

Témoin, le Ministère Public a déclaré que la Police d’État était un groupe formé selon un plan d’ensemble et que ses membres étaient des volontaires. Puisque vous occupiez un poste particulièrement important dans le RSHA, je vous demande de me dire brièvement ce que vous savez sur ces questions.

TÉMOIN BILFINGER

Très peu de membres de la Gestapo étaient des volontaires. Les anciens fonctionnaires des ex-départements politiques des bureaux du Polizeipräsidium constituaient le noyau de la Gestapo. Ces départements furent à l’origine des différents services locaux de la Police, et en même temps la plupart des fonctionnaires qui y appartenaient restèrent en place. Ainsi à Berlin, par exemple, ce fut le département 1-A du Polizeipräsidium.

En dehors de cela, les fonctionnaires de l’administration furent transférés dans d’autres services de la Gestapo ou y furent détachés. Au cours des années, les fonctionnaires d’autres départements ou services furent obligatoirement mutés à la Gestapo. Ainsi, par exemple, tous les fonctionnaires des douanes frontalières furent, en 1944, transférés sur ordre du Führer à la Gestapo. Il en fut de même à peu près à la même époque, de tout le service de renseignements.

Pendant les années de guerre, de nombreux membres des Waffen SS, qui n’étaient plus en état de servir sur le front furent détachés à la Gestapo. De plus, un grand nombre de personnes qui, à l’origine, n’avaient rien à voir avec les affaires de la Police y furent nommées dans les cas d’urgence.

Dr MERKEL

De sorte que je puis résumer en disant que la Gestapo était une autorité du Reich et que le droit administratif allemand s’appliquait à ses fonctionnaires ?

TÉMOIN BILFINGER

Oui.

Dr MERKEL

Ces fonctionnaires pouvaient-ils démissionner facilement ?

TÉMOIN BILFINGER

Une telle démission était extrêmement difficile et en fait impossible. On ne pouvait démissionner que dans des circonstances très spéciales.

Dr MERKEL

On a établi ici, à propos de la composition de la Gestapo, les proportions suivantes : Agents d’exécution : environ 20%. Fonctionnaires administratifs : environ 20%. Personnel technique : approximativement 60%. Ces nombres sont-ils à peu près exacts ?

TÉMOIN BILFINGER

Je ne possède pas de renseignements détaillés sur la composition du personnel, mais pour certains services qui n’étaient connus, ces chiffres correspondent probablement à la vérité.

Dr MERKEL

Sous le contrôle de qui étaient placés les camps de concentration en Allemagne et dans les territoires occupés ?

TÉMOIN BILFINGER

Les camps de concentration étaient sous le contrôle du service central économique et administratif WVHA, dirigé par le SS-Obergruppenführer Pohl.

Dr MERKEL

La Gestapo s’occupait-elle de l’administration des camps de concentration ?

TÉMOIN BILFINGER

Non. Il se peut qu’au début, certains camps de concentration aient été, en différents endroits, administrés directement par la Police d’État pendant une courte période, Mais il s’agit probablement là de quelques cas particuliers. Mais en principe, dès cette époque, et plus tard sans exception, les camps de concentration furent administrés par le service central économique et administratif.

Dr MERKEL

Savez-vous qui ordonnait les exécutions qui eurent lieu dans les camps de concentration ?

TÉMOIN BILFINGER

Non, je ne sais rien là-dessus.

Dr MERKEL

Pouvez-vous dire quelque chose sur les motifs de la détention préventive ? Sur la base de quelles dispositions légales a-t-elle été décrétée après 1933 ?

TÉMOIN BILFINGER

La détention préventive fut basée sur le décret du Président du Reich pour la protection de la nation et de l’État, daté de février 1933, dans lequel un certain nombre des droits fondamentaux reconnus par la Constitution de Weimar furent abolis.

Dr MERKEL

Y eut-il, par la suite, un décret du ministère de l’Intérieur, sur la détention préventive, fin 1936 ou début 1937 ?

TÉMOIN BILFINGER

Oui. C’est à cette époque que fut publiée la loi sur la détention préventive. La base légale restait en vigueur. Le pouvoir de décréter la détention préventive fut alors confié à la Gestapo. Auparavant, un certain nombre d’autres services avaient, à tort ou à raison, décrété la détention préventive. Afin d’éviter cet état de choses, c’est la Gestapo qui en fut chargée.

Dr MERKEL

Est-il exact que vous êtes resté un certain temps en France ? Et en quelle qualité ?

TÉMOIN BILFINGER

A la fin de l’été et pendant l’automne 1943, j’ai commandé la Police de sûreté à Toulouse, en France.

Dr MERKEL

Savez-vous quelque chose sur un ordre émanant du RSHA ou du commandant de la Police de sûreté en France, ou de commandants locaux, et stipulant que les mauvais traitements ou la torture pouvaient être employés pendant l’interrogatoire des prisonniers ?

TÉMOIN BILFINGER

Non, je ne connais pas de tels ordres.

Dr MERKEL

Comment expliquez-vous donc les mauvais traitements qui accompagnèrent effectivement les interrogatoires, et qui ont été prouvés par le Ministère Public ?

TÉMOIN BILFINGER

Il est possible qu’on ait infligé de mauvais traitements. Dans la plupart des cas, cela eut lieu malgré l’interdiction, ou fut le fait d’autres services allemands en France qui n’appartenaient pas à la Police de sûreté.

Dr MERKEL

Avez-vous, au cours de votre séjour en France, appris l’existence de ces mauvais traitements, officiellement ou par ouï-dire ?

TÉMOIN BILFINGER

Je n’ai jamais entendu dire qu’ils aient été commis par des membres de la Police allemande ou des Forces armées. Mais j’ai eu connaissance de mauvais traitements perpétrés par des groupes de Français exécutant les ordres d’autorités allemandes.

Dr MERKEL

Y avait-il des « prisons de la Gestapo » en France ?

TÉMOIN BILFINGER

Non. Les prisonniers étaient transférés dans les camps d’internement de la Wehrmacht.

Dr MERKEL

Une dernière question : le Ministère Public a prouvé qu’un grand nombre de crimes contre l’Humanité et de crimes de guerre avaient été commis avec participation de la Police de sûreté. Peut-on dire que ces crimes étaient connus de tous les membres de la Gestapo, ou qu’ils ne l’étaient que d’un petit nombre de personnes, celles qui avaient été directement chargées d’appliquer les mesures en question ?

TÉMOIN BILFINGER

Je n’ai pas tout à fait compris la question depuis le début ? Parliez-vous de la France ou de la Police de sûreté en général ?

Dr MERKEL

Je parlais de la Police de sûreté en général.

TÉMOIN BILFINGER

Aucun mauvais traitement ni aucune torture n’étaient autorisés et, à ma connaissance, rien de tel ne se produisit ; je ne sais pas davantage si tout le monde, ou un certain nombre de personnes en étaient informés. Moi, je n’en savais rien.

Dr MERKEL

Je n’ai pas d’autres questions à poser.

LE PRÉSIDENT

Nous allons suspendre l’audience pendant dix minutes.

(L’audience est suspendue.)
LE PRÉSIDENT

Est-ce que le Ministère Public désire procéder à un contre-interrogatoire ? N’y a-t-il rien que vous vouliez éclaircir à propos de l’interrogatoire du Dr Merkel, Docteur Seidl ?

Dr SEIDL

J’ai seulement une question de plus à poser au témoin.

Témoin, au paragraphe 4 du décret du 23 juin 1942, il est dit ceci :

« Les chefs SS et les chefs de la Police des districts sont directement subordonnés aux gouverneurs des districts, de même que le secrétaire d’État à la Sécurité est subordonné au Gouverneur Général ». Cela ne dit pas que toute la Police est subordonnée mais seulement les chefs. Je vous demande si les ordres donnés par les chefs de la Police de sûreté et du SD étaient transmis aux gouverneurs ou s’ils étaient envoyés directement aux chefs de district de la Police de sûreté et du SD ?

TÉMOIN BILFINGER

Ces ordres étaient toujours envoyés directement par le commandant aux chefs de districts de la Police de sûreté et du SD. Le commandant ne pouvait pas donner d’instructions aux gouverneurs.

Dr SEIDL

Si je vous comprends bien, vous voulez dire que la Police de sûreté et le SD avaient leurs propres canaux officiels qui n’avaient absolument rien à voir avec l’ossature administrative du Gouvernement Général ?

TÉMOIN BILFINGER

Oui.

Dr SEIDL

Je n’ai plus de questions à poser au témoin.

LE PRÉSIDENT

Le témoin peut se retirer.

Dr SEIDL

Avec la permission du Tribunal, j’appelle le témoin suivant, l’ancien gouverneur de Cracovie, Dr Kurt von Burgsdorff.

(Le témoin von Burgsdorff s’approche de la barre.)
LE PRÉSIDENT

Veuillez nous donner votre nom ?

TÉMOIN KURT VON BURGSDORFF

Kurt von Burgsdorff.

LE PRÉSIDENT

Voulez-vous répéter ce serment après moi :

« Je jure devant Dieu, tout puissant et omniscient, que je dirai la pure vérité et que je ne cèlerai ni n’ajouterai rien. » (Le témoin répète le serment.)

Dr SEIDL

Témoin, le Gouvernement Général était divisé en cinq districts, dont chacun avait à sa tête un gouverneur ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Oui.

Dr SEIDL

Depuis le 1er décembre 1943 jusqu’à l’occupation de votre district par les troupes soviétiques, vous avez été gouverneur du district de Cracovie ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Oui. Pour employer le langage officiel, j’étais...

GÉNÉRAL R. A. RUDENKO (Procureur Général soviétique)

Monsieur le Président, l’avocat a parlé de l’occupation de cette région par les troupes soviétiques. Je proteste énergiquement contre une telle terminologie et la considère comme une manifestation hostile.

Dr SEIDL

Monsieur le Président, on vient de me dire qu’une erreur s’est peut-être glissée dans la traduction. Je voulais simplement dire qu’au cours de l’année 1944, le territoire dont ce témoin était le gouverneur, avait été occupé par les troupes soviétiques au cours de leur avance. Je ne sais pas contre quoi proteste le procureur soviétique ; loin de moi l’idée de faire ici une déclaration hostile.

LE PRÉSIDENT

Je pense que ce n’était pas une occupation, mais une libération par l’Armée russe.

Dr SEIDL

Évidemment ; je voulais simplement dire que les troupes allemandes avaient été chassées de cette région par les troupes soviétiques. Témoin, veuillez continuer votre réponse.

TÉMOIN VON BURGSDORFF

J’exerçais les fonctions de gouverneur. Telle est l’expression officielle exacte. Il y a quelques mois encore, j’étais officier de la Wehrmacht. Je le suis resté pendant toute mon activité à Cracovie.

Dr SEIDL

Témoin, d’après vos observations, quelle était l’attitude de principe du Gouverneur Général à l’égard des populations polonaises et ukrainiennes ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Je tiens à faire remarquer que je ne puis répondre que pour l’année 1944. A cette époque, l’attitude du Gouverneur Général était commandée par le désir de vivre en paix avec ces gens.

Dr SEIDL

Est-il vrai que dès 1942 le Gouverneur Général avait fourni aux gouverneurs, l’occasion de former des comités administratifs, composés de polonais et d’ukrainiens et rattachés aux chefs de districts ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Il y eut une ordonnance gouvernementale à cet effet. Je ne sais si elle était de 1942.

Dr SEIDL

Avez-vous utilisé cette possibilité d’établir des comités administratifs ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Dans la région de Cracovie j’ai immédiatement fait établir un tel comité près de chaque chef de district.

Dr SEIDL

Témoin, quelle était, d’après vos observations, la situation alimentaire dans le Gouvernement Général et en particulier dans votre district ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Elle était satisfaisante, mais je dois ajouter que la raison en était qu’en plus des rations, la population polonaise se livrait à un marché noir intense.

Dr SEIDL

D’après vos observations, quelle était l’attitude du Gouverneur Général à l’égard de la question du recrutement de la main-d’œuvre ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Il ne voulait pas que l’on envoie des travailleurs en dehors du Gouvernement Général, car il avait intérêt à ce que la main-d’œuvre nécessaire soit retenue à l’intérieur du pays.

Dr SEIDL

L’Église a-t-elle été persécutée par le Gouverneur Général ? Et quelle fut son attitude à cet égard ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Là encore je ne puis répondre que pour mon district et pour l’année 1944. Il n’y a pas eu de persécution de l’Église ; au contraire, les relations avec les Églises de toutes sortes étaient excellentes dans mon district. J’ai toujours reçu des membres du clergé au cours de mes voyages et ils ne se sont jamais plaints.

Dr SEIDL

Avez-vous jamais eu une expérience personnelle avec le Gouverneur Général, à ce propos ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Oui. Au milieu de janvier 1944, je fus nommé Standortführer par le Gouverneur Général, qui était en même temps chef du Parti dans le Gouvernement Général. Je fus donc nommé à un poste du Parti pour le district de Cracovie. Je lui fis remarquer, comme je l’avais fait au ministre de l’Intérieur Himmler, que j’étais un chrétien convaincu. Le Gouverneur Général dit qu’il n’y voyait aucun inconvénient et qu’il ne connaissait pas dans le programme du Parti de disposition l’interdisant.

Dr SEIDL

Quelles furent, d’après vos observations, les relations entre le Gouverneur Général et l’administration du Gouvernement Général d’une part, et la Police de Sûreté et le SD, d’autre part ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Elles étaient au fond certainement très mauvaises, car la Police faisait toujours ce qu’elle voulait et ne s’inquiétait pas de l’administration. C’est pourquoi il y avait de nombreuses frictions entre ces deux organismes.

Dr SEIDL

Est-il exact que lorsque vous êtes entré en fonctions — ou peu de temps après — le Gouverneur Général donna diverses directives à la Police ? Je cite le journal de l’accusé Frank, la note du 4 janvier 1944 :

« Le Gouverneur donna alors des directives au Dr von Burgsdorff, concernant sa nouvelle activité. Sa mission consistera à s’informer en principe sur tous les événements importants du district. Le gouverneur devra surtout faire tous ses efforts pour s’opposer énergiquement aux interventions de la Police. »

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Je ne me rappelle pas aujourd’hui cette conversation du 4 janvier 1944, mais il se peut qu’elle ait eu lieu. Je me rappelle qu’après mon entrée en fonctions, à la fin de novembre 1943, je suis encore allé voir le Gouverneur Général et lui ai dit que j’avais appris que les relations avec la Police étaient mauvaises et insupportables pour l’administration. Il me dit qu’il faisait ce qu’il pouvait afin de ramener la Police à la raison. Ce fut sur la base de cette déclaration du Gouverneur Général que je décidai de rester dans le Gouvernement Général. On sait que j’avais dit au ministre de l’Intérieur du Reich que je ne voulais pas y aller.

Dr SEIDL

En votre qualité de gouverneur, aviez-vous le droit de donner des ordres à la Police de sûreté et au SD de votre district ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

En aucune façon.

Dr SEIDL

Avez-vous jamais vu vous-même une directive de la Police ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Jamais. Dans la Police, les ordres allaient directement du Chef suprême des SS et de la Police aux chefs locaux de ces organismes, ainsi que du chef de la sûreté à ses commandants d’unités.

Dr SEIDL

Avez-vous eu, en votre qualité de Gouverneur, à vous occuper de l’administration des camps de concentration ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Jamais.

Dr SEIDL

Savez-vous qui administrait les camps de concentration ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Je sais seulement par ouï-dire qu’il y avait un bureau central à Berlin, sous la direction du Reichsführer SS.

Dr SEIDL

Quand avez-vous entendu parler pour la première fois du camp de concentration de Maïdanek ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Je l’ai appris par vous il y a quinze jours.

Dr SEIDL

Vous voulez déclarer sous serment au Tribunal...

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Oui.

Dr SEIDL

... que, bien qu’ayant été gouverneur de Cracovie dans le territoire de la Pologne occupée, vous n’avez été mis au courant de cette affaire qu’au moment de votre arrestation ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Oui. Je suis absolument convaincu que c’est vous qui m’en avez parlé pour la première fois.

Dr SEIDL

Quand avez-vous entendu parler pour la première fois du camp de concentration de Treblinka ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Par vous, à la même occasion.

Dr SEIDL

Témoin, le Gouverneur Général est accusé par le Ministère Public d’avoir promulgué une ordonnance sur les tribunaux d’exception au cours de l’année 1943. Quel était à cette époque le degré de sécurité dans le Gouvernement Général ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Là encore, je ne peux juger que pour 1944. Au fur et à mesure que les troupes allemandes revenaient de l’Est, la situation empirait, de sorte que les tâches administratives devinrent de plus en plus difficiles à exécuter.

Dr SEIDL

Quelle était, suivant vos observations, la situation économique de votre district dans les domaines agricole et industriel ? Et peut-on considérer comme exacte la déclaration suivant laquelle l’administration du Gouvernement Général avait, compte tenu des conditions de la guerre, fait tout son possible pour relever l’économie ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Dans mon district, l’économie était en 1944 aussi saine dans un domaine que dans l’autre. Quelques industries avaient été transférées du Reich dans le Gouvernement Général, et en ce qui concernait l’agriculture, l’administration importait de larges quantités d’engrais et de semences. L’élevage des chevaux fut également très poussé.

Dr SEIDL

On reproche également à l’accusé Frank d’avoir négligé la santé publique et l’hygiène. Que pouvez-vous dire à ce sujet ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Je puis dire que, dans mon district — toujours en 1944 — on améliora l’état des hôpitaux et on en créa de nouveaux. On fit beaucoup d’efforts surtout dans la lutte contre les épidémies : le typhus, la dysenterie et la typhoïde furent considérablement atténués par l’usage des sérums.

Dr SEIDL

On reproche également à l’accusé Dr Frank d’avoir négligé le haut enseignement. Que savez-vous à ce sujet ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Quand j’arrivai dans le Gouvernement Général, l’enseignement supérieur n’existait plus. Sur les bases d’autres expériences, je suggérai immédiatement de rouvrir les universités polonaises. Je pris contact avec le président du service supérieur de l’éducation, qui me dit que ces plans étaient déjà ceux du Gouvernement. Dans chacun de mes rapports mensuels, je soulignais la nécessité des universités, car sous peu, ou plus exactement dans quelques années, on aurait été à court de techniciens, de docteurs et de vétérinaires.

Dr SEIDL

Une dernière question. La NSDAP avait des activités dans le Gouvernement Général. Vous étiez Standortführer ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Oui.

Dr SEIDL

Quelles étaient, d’après vous, les relations entre le Gouverneur Général et le chef de la chancellerie du Parti, Bormann ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Je crois pouvoir dire sans exagération qu’elles étaient très mauvaises. Comme Standortführer, j’ai été témoin du dernier grand conflit qui a opposé le Gouverneur Général à Bormann. Le Gouverneur Général estimait avec raison qu’il ne fallait pas mélanger le Parti et l’administration. Il craignait non seulement les interventions de la Police mais encore celles du Parti, et voulait les éviter. Bormann voulait de son côté établir la prédominance du Parti sur l’État, même dans le Gouvernement Général. D’où de sérieux conflits.

Dr SEIDL

Je n’ai pas d’autres questions à poser.

LE PRÉSIDENT

Un autre avocat désire-t-il poser des questions ?

Dr OTTO VON LÜDINGHAUSEN (avocat de l’accusé von Neurath)

Témoin, vous avez été autrefois sous-secrétaire d’État dans le Gouvernement du Protectorat de Bohême et Moravie ? A quelle époque ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

De la fin mars 1939 au milieu de mars 1942.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Et de qui dépendiez-vous directement ? Du secrétaire d’État Frank ou du Protecteur du Reich ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Du secrétaire d’État Frank.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Comment aviez-vous connaissance de l’activité de Von Neurath comme Protecteur du Reich ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

D’après des entrevues et des conversations particulières.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Quel genre de missions aviez-vous à remplir comme sous-secrétaire d’État ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

J’étais chargé de l’administration proprement dite.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

La Police et les SS étaient-elles sous vos ordres ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Non.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

De qui dépendaient-elles ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Du secrétaire d’État Frank.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Quelle était l’attitude du secrétaire d’État Frank vis-à-vis de Von Neurath ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Voulez-vous parler des rapports officiels ?

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Oui, naturellement.

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Von Neurath essaya tout d’abord d’entrer en rapports avec Frank, mais plus la position de celui-ci se renforçait, moins cela devenait possible. Le secrétaire d’État et, plus tard, le ministre Frank, étaient soutenus par tous les SS et la Police, ainsi que par Hitler.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

De qui Frank recevait-il ses ordres ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

A ma connaissance, de Himmler ; cependant, je sais qu’à deux ou trois occasions, il en reçut directement de Hitler.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Et cela arrivait la plupart du temps sans l’avis de von Neurath ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Je n’en sais rien, mais je le suppose.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Était-il possible à Frank d’assumer ses fonctions politiques indépendamment, ou devait-il avoir l’approbation de von Neurath ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Qu’il eût ce droit ou non, il agissait ainsi.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Von Neurath et Frank étaient-ils du même avis sur la politique à adopter vis-à-vis du peuple tchèque ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Je n’ai pas compris votre question.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Von Neurath et Frank étaient-ils du même avis sur la politique à adopter vis-à-vis du peuple tchèque ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Non.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Pouvait-il réaliser ses buts ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Non. Von Neurath ne pouvait rien faire, à côté des immenses pouvoirs de Himmler et de Hitler.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Quelle était la politique de Von Neurath ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Au début, je m’en entretenais très souvent avec lui. Il espérait et croyait que par le décret du 15 mars, on pouvait établir une coopération raisonnable et pacifique entre les Allemands et les Tchèques du Protectorat.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Mais étant donné le pouvoir croissant de Frank, cela devint de plus en plus difficile ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Oui.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Vous souvenez-vous qu’au milieu de novembre 1939, des troubles sérieux éclatèrent parmi les étudiants à Prague ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Oui.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Vous souvenez-vous également que le lendemain, M. Von Neurath et Frank partirent en avion pour Berlin ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Oui.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Vous souvenez-vous que Frank revint seul de Berlin le même jour ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Je me souviens que Frank revint le même jour, mais je ne sais pas s’il revint seul.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Ainsi, vous ne savez pas si von Neurath revint avec lui ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Non.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Savez-vous quelque chose d’autre au sujet des incidents relatifs aux troubles provoqués par les étudiants, et des conséquences qui suivirent ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Les conséquences, autant que je m’en souvienne, furent l’exécution de plusieurs étudiants et la fermeture des universités.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Vous souvenez-vous si cette fermeture a été faite sur l’ordre de Hitler ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Oui.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Savez-vous quelque chose sur l’attitude de Von Neurath envers les Églises catholique et protestante ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Elle fut toujours au-dessus de tout reproche et il n’y eut aucune difficulté avec les Églises pendant tout mon séjour dans le Protectorat.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Savez-vous que Von Neurath resta en contact avec l’archevêque de Prague jusqu’à la mort de ce dernier ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Non, je ne me souviens de rien à ce sujet.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Savez-vous si, pendant la période où Von Neurath fut au pouvoir, il y eut, avec son approbation ou sur ses ordres, des confiscations ou des enlèvements d’œuvres d’art de toutes sortes, tableaux, monuments, sculptures, bibliothèques, etc., appartenant soit à l’État, soit à des particuliers ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Il est absolument certain qu’il ne fit jamais rien de tel. Je ne sais pas s’il donna son assentiment, mais je ne le crois pas. Je me souviens d’un incident qui eut lieu au palais de Malte où un organisme du Reich — je ne me souviens plus aujourd’hui lequel — enlevait des œuvres d’art. Von Neurath donna immédiatement des ordres afin de réparer les dommages causés.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Savez-vous que l’établissement de l’union douanière qui avait été ordonnée dès le début, par ordre de Berlin, entre le Protectorat et l’Allemagne, a été longtemps retardée grâce à l’intervention de Von Neurath ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Oui. Je le sais très bien. Cependant, je dois ajouter, par souci de vérité, que le secrétaire d’État Frank était également contre l’union douanière, car il croyait, comme Von Neurath, que l’économie du Protectorat souffrirait de l’économie plus importante de l’Allemagne.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Pendant que Von Neurath était Protecteur du Reich, y a-t-il eu des déportations forcées de travailleurs ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Je suis convaincu que non. On recrutait des travailleurs, mais par des moyens tout à fait légaux. Tel était l’état de choses que j’ai connu dans le Protectorat.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Savez-vous si von Neurath ordonna que l’entrée dans le Protectorat, ainsi que la sortie, soient soumises à l’approbation officielle.

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Je n’en sais rien. En tout état de cause cela dépendait des autorisations de voyage.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Savez-vous quelque chose sur la fermeture des écoles secondaires ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Oui.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Quoi donc ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Je me rappelle que la fermeture des écoles secondaires fut la conséquence nécessaire de la fermeture des universités. Il y avait trop d’écoles secondaires dans le Protectorat. Elles ne furent pas toutes fermées. D’autre part, les écoles techniques furent largement développées et on en créa de nouvelles. Je ne sais rien d’autre à ce sujet.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Savez-vous quelque chose sur l’attitude de von Neurath à l’égard de la germanisation de la Tchécoslovaquie, telle qu’elle était prévue par Himmler ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Oui. Je me souviens du mémorandum que Von Neurath envoya à Hitler à propos de cette affaire ; il était destiné à contrecarrer les plans de Himmler relatifs à une germanisation forcée. Von Neurath était d’avis, comme il me l’avait dit souvent, que, dans l’intérêt de la paix du Protectorat, il n’était pas partisan de ces essais de germanisation.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Je n’ai plus de question à poser.

LE PRÉSIDENT

Le Ministère Public désire-t-il procéder à un contre-interrogatoire ?

M. DODD

Dites-nous, s’il vous plaît, à quel moment vous avez rejoint la NSDAP ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Le 1er mai 1933.

M. DODD

Avez-vous rempli des fonctions dans quelque organisation affiliée ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

J’ai été Gruppenführer SA, à titre honoraire.

M. DODD

Avez-vous eu quelque autre titre ou distinction ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Puis, pendant quelques années, tout comme je l’avais été sous le régime démocratique, je fus conseiller juridique auprès de l’administration de la Saxe.

M. DODD

N’étiez-vous pas également Oberbannführer de la Jeunesse hitlérienne ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Oui, je suis devenu Oberbannführer à l’occasion de la visite du chef de la Jeunesse hitlérienne à Prague ; mais ce fut un simple geste de courtoisie qui ne tira pas à conséquence. Je voudrais ajouter, puisque vous parlez des organismes du Parti, qu’en raison de mon poste de gouverneur de Cracovie, je fus Standortführer, de janvier 1944 jusqu’à la fin, c’est-à-dire jusqu’au milieu de janvier 1945.

M. DODD

Vous avez également reçu l’insigne doré de la Jeunesse hitlérienne, n’est-ce pas ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Non.

M. DODD

N’avez-vous pas eu affaire à Reinhard Heydrich quand vous étiez à Prague ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Je restai avec Heydrich jusqu’au milieu de mars 1942. Puis, on sait qu’en raison de l’attitude de Heydrich, j’ai quitté le Protectorat et, à 55 ans, je me suis engagé dans l’Armée.

M. DODD

Quel poste occupiez-vous par rapport à Heydrich ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Le même qu’avec von Neurath ; j’étais sous-secrétaire d’État.

M. DODD

Je voudrais vous parler d’une autre question : vous nous avez dit que vous n’aviez jamais entendu parler de Maïdanek, le camp de concentration ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Oui.

M. DODD

Et vous n’avez jamais entendu parler d’Auschwitz ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

D’Auschwitz, si.

M. DODD

Avez-vous entendu parler de l’installation connue sous le nom de Lublin ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Le Lublin ? Pas du camp de concentration mais de la ville de Lublin, naturellement.

M. DODD

Vous n’avez pas entendu parler d’un camp de concentration appelé Lublin ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Non.

M. DODD

Vous connaissez de nom, je suppose, d’autres camps de concentration ?

TÉMOIN VON BURGSDORFF

Des camps allemands, oui : Dachau et Buchenwald.

M. DODD

J’en ai terminé.

LE PRÉSIDENT

Avez-vous d’autres questions, Docteur Seidl ?

Dr SEIDL

Je n’ai plus de questions à poser au témoin.

LE PRÉSIDENT

Qui est le témoin suivant ?

Dr SEIDL

Le témoin suivant doit être l’ancienne secrétaire du Gouverneur Général, mademoiselle Kraffczyk. Cependant, si j’ai bien compris le Tribunal hier, cette audience doit prendre fin à 16 h. 30.

LE PRÉSIDENT

Le Tribunal lève l’audience.

(L’audience sera reprise le 23 avril 1946 à 10 heures.)