CENT TREIZIÈME JOURNÉE.
Mercredi 24 avril 1946.

Audience de l’après-midi.

LE PRÉSIDENT

Vous pouvez faire appeler votre témoin, Docteur Pannenbecker.

Dr PANNENBECKER

Oui, Monsieur le Président, je vous en prie. Je demande donc que l’on fasse appeler le témoin Gisevius. C’est l’unique témoin que je citerai au cours de la présentation du cas Frick ; j’ai choisi ce témoin pour nous expliquer les pouvoirs de la Police en Allemagne précisément parce qu’il a fait partie, dès le début, de l’opposition et que c’est lui, à mon avis, qui peut le mieux nous tracer un tableau des pouvoirs de la Police à cette époque. (Le témoin Gisevius gagne la barre.)

LE PRÉSIDENT

Comment vous appelez-vous ?

TÉMOIN HANS BERND GISEVIUS

Hans Bernd Gisevius.

LE PRÉSIDENT

Répétez, s’il vous plaît, ce serment après moi : « Je jure devant Dieu tout puissant et omniscient que je dirai la pure vérité et que je ne cèlerai ni n’ajouterai rien ». (Le témoin répète la formule du serment.)

Vous pouvez vous asseoir.

Dr PANNENBECKER

Témoin, avez-vous été membre de la NSDAP ou d’une de ses organisations ?

TÉMOIN GISEVIUS

Non.

Dr PANNENBECKER

Est-il exact que vous ayez personnellement pris part aux événements du 20 juillet 1944 et que vous ayez été à l’OKW à cette époque.

TÉMOIN GISEVIUS

Parfaitement.

Dr PANNENBECKER

Comment êtes-vous entré dans la Police ?

TÉMOIN GISEVIUS

En juillet 1933, je passais mon diplôme de juriste d’État et, en tant que descendant d’une vieille famille de fonctionnaires, je fis une demande pour entrer au service de l’État dans l’administration prussienne. J’appartenais alors au parti national populaire allemand ainsi qu’au « Stahlhelm » et, vu les normes de l’époque, j’étais considéré comme élément politique sûr.

C’est ainsi que je fus tout d’abord, première étape de ma carrière de fonctionnaire, affecté à la Police politique, c’est-à-dire que j’entrais dans la nouvelle Police secrète d’État qui venait d’être fondée. J’étais alors très heureux d’avoir été ainsi versé à l’improviste dans les services de la Police. Déjà à cette époque j’avais entendu dire que toutes sortes d’horreurs se passaient en Allemagne. J’inclinais à croire qu’il s’agissait là des dernières séquelles de cette sorte de guerre civile que nous connûmes fin 1932 début 1933 et j’espérais pouvoir apporter ma contribution à la mise sur pied d’une force régulière qui remettrait les choses en ordre en respectant le droit et les règles. Mais cette espérance fut pour moi de très courte durée.

Il y avait à peine deux jours que j’étais dans ces nouveaux services de Police que je découvrais qu’il se passait là des choses épouvantables. Ce n’était pas là une Police qui s’opposait aux abus, crimes, vols, internements arbitraires, mais une Police qui protégeait ceux-là mêmes qui se rendaient coupables de pareils excès. On n’arrêtait pas ceux qui se rendaient coupables de tels actes, on arrêtait ceux qui imploraient le secours de la Police. Ce n’était pas une police de répression mais une police dont la tâche paraissait être de taire les crimes, mieux, de les provoquer. En effet, les commandos de SA et de SS qui jouaient aux policiers privés étaient encouragés par cette « Police d’État » qui leur accordait une aide inimaginable. Ce qui sautait le plus aux yeux d’un nouvel arrivant et s’avérait le plus effroyable c’était la généralisation de ce régime de détention arbitraire qui ne pouvait être pire et inspirer plus de terreur.

Les locaux de la nouvelle Police d’État, une bâtisse géante, ne suffisaient pas pour abriter tous les prisonniers. On fit établir spécialement pour la Gestapo un camp de concentration dont le nom reste une tache dans l’Histoire : Oranienburg. Il y avait également la prison privée de la Gestapo, Papestrasse, la Columbiahaus ou, comme elle a été cyniquement appelée, « le Colombier ». Je ne voudrais pas soulever de malentendu. En proportion de ce que nous avons vécu plus tard, c’était sûrement un travail de début, mais le pli était pris. Et je puis peut-être vous confier mon impression personnelle, sous forme d’un court souvenir.

Au bout de deux jours, je m’adressai à l’un de mes collègues ; c’était aussi un fonctionnaire du cadre administratif. Il appartenait à l’ancienne Police politique et avait été versé dans la nouvelle. Il faisait partie de ces fonctionnaires qui avaient été obligés d’entrer dans cette nouvelle administration. Je lui demandai : « Dites-moi donc, si je suis ici dans un service de Police ou bien dans une caverne de brigands ? » Je reçus cette réponse : « Vous êtes dans une caverne de brigands, mais préparez-vous à en voir bien d’autres ».

Dr PANNENBECKER

Témoin, de qui dépendait alors la Police, quel était son chef immédiat ?

TÉMOIN GISEVIUS

La Police politique dépendait d’un certain Rudolph Diels. Lui aussi venait de l’ancienne Police politique de Prusse. C’était un fonctionnaire qui avait beaucoup de métier. On aurait pu penser qu’il saurait encore ce qu’étaient le droit et la justice, mais par sa brutalité, son cynisme, sa détermination, il ne cherchait qu’à faire oublier des nouveaux dirigeants son passé politique de démocrate et qu’à se racheter auprès de son nouveau chef, le Ministerpräsident de Prusse, ministre de l’Intérieur Göring. Diels fut celui qui inventa ce ministère de la Police secrète d’État ; il inspira à Göring son premier décret qui rendait autonome cette administration. C’est lui qui fit entrer dans la Police les SA et les SS. II légitima les entreprises des commandos civils. Bientôt, je me rendis compte que tant d’injustices ne pouvaient pas venir d’un bourgeois renégat. Il lui fallait certainement être épaulé par un personnage très puissant. Très rapidement, je m’aperçus aussi que quelqu’un, chaque jour, s’informait de ce qui se passait dans cette administration. On rédigeait des rapports, des questions arrivaient par téléphone, Diels allait plusieurs fois par jour au rapport. C’était ce personnage, le ministre de l’Intérieur de prusse, Göring, qui s’était réservé la Gestapo pour ses propres besoins. A cette époque, rien n’arrivait dont Göring n’eût été averti ou qu’il n’eût ordonné personnellement. Je tiens à le souligner ici car avec les années l’opinion publique s’est fait une tout autre idée de Göring qui abandonna ostensiblement ses fonctions. Il ne s’agissait pas encore à cette époque du Göring qui, en fin de compte, alla s’épuiser dans l’inactivité de sa propriété de Karinhall. C’était alors le Göring qui s’informait personnellement de tout, qui ne s’occupait pas encore de bâtir Karinhall ni de s’affubler d’uniformes et de décorations. C’était encore le Göring civil, qui commandait réellement en personne une administration, l’inspirait et attachait une grosse importance à être le Göring « de fer ».

Dr PANNENBECKER

Témoin, je crois que vous pourriez résumer certains sujets plus brièvement. Ce que vous venez de nous rapporter l’avez-vous appris par vous-même, ou bien comment ?

TÉMOIN GISEVIUS

J’ai beaucoup entendu et vu par moi-même, mais j’ai aussi beaucoup appris d’un homme qui faisait également partie à l’époque de la Gestapo et dont les indications joueront un grand rôle dans le reste de mon interrogatoire.

A l’époque, avait été appelé à la Police secrète d’État un criminaliste, le plus connu peut-être de la Police prussienne, l’Oberregierungsrat Nebe. Nebe était national-socialiste. Il avait été en opposition avec la précédente Police prussienne et était entré dans le parti nazi. C’était un homme qui croyait sincèrement à l’honnêteté et la pureté des intentions nationales-socialistes. C’est ainsi qu’il me fut donné de voir cet homme se rendre compte de ce qui se passait dans les services intéressés et se révolter intérieurement.

Je puis aussi mentionner, ce qui est très important, pour quels motifs Nebe se classa parmi les opposants les plus sérieux. Il le resta jusqu’au 20 juillet et fut pendu plus tard.

En août 1933, Nebe reçut de l’accusé Göring, la mission de supprimer, dans un accident de chasse ou d’automobile, Gregor Strasser, ancien membre influent du parti nazi. Cet ordre ébranla à ce point Nebe qu’il se refusa à l’exécuter et reposa la question à la Chancellerie du Reich. La Chancellerie lui répondit que le Führer n’était pas au courant de cette mission. Nebe fut alors appelé chez Göring qui lui fit d’amers reproches pour avoir reposé la question. Mais l’accusé Göring préféra, à la suite de ces reproches, le promouvoir à un poste plus important, pensant ainsi gagner son silence.

Un second événement très important se produisit aussi à ce moment-là : l’accusé Göring donnait des blancs-seings à la Police politique avec pleins pouvoirs pour assassiner qui bon lui semblait. Il n’existait pas seulement à cette époque des lois d’amnistie qui couvraient après coup tous les crimes, il y avait aussi une loi spéciale d’après laquelle toute l’enquête de la Police ou du ministère public pouvait être arrêtée, à condition cependant que dans ce cas le Chancelier du Reich ou Göring en signât l’ordre. Göring se basait sur cette loi pour signer en blanc des pouvoirs au chef de la Gestapo où il ne restait plus qu’à mentionner les noms des individus à exécuter. Ces faits ébranlèrent Nebe à ce point qu’à dater de ce moment il comprit que son devoir était de lutter contre la Gestapo. Sur notre demande, il resta à la Gestapo puis, plus tard, à la Police criminelle, car nous avions besoin d’au moins quelqu’un pour nous tenir au courant de ce qui se passait dans la Police pour le cas où le désir que nous avions d’une révolution se réaliserait.

Dr PANNENBECKER

Témoin, qu’avez-vous fait vous-même après avoir appris ces choses ?

TÉMOIN GISEVIUS

J’ai, de mon côté, essayé d’atteindre les milieux bourgeois avec qui j’étais en relations. J’ai visité les ministères les -plus différents. Je suis allé voir le secrétaire d’État Grauert du ministère de l’Intérieur de Prusse ainsi que plusieurs directeurs et conseillers ministériels ; je visitai le ministère de l’Intérieur du Reich, le ministère de la Justice. J’allai au ministère des Affaires étrangères, au ministère de la Guerre, je conférai à plusieurs reprises avec le chef du Haut Commandement de l’Armée de terre qui était alors le Generaloberst von Hammerstein. De tous ceux avec lesquels j’entrais alors en relations, je dois mentionner à nouveau un homme : c’est un point particulièrement important de mon témoignage. Je fis alors la connaissance, au service nouvellement fondé de l’Abwehr à l’OKW, d’un certain commandant Oster. Je lui fis don de toute la documentation qui nous submergeait déjà à cette époque et nous commençâmes une collection de tous les documents qui pouvaient nous tomber sous la main et ce jusqu’au 20 juillet. Et Oster, à partir de ce moment, ne laissa pas passer une seule occasion de mettre au courant tout officier du ministère de la Guerre qu’il lui arrivait de joindre soit au cours de son service soit en privé. Avec le temps et grâce à la protection de l’amiral Canaris, il devint chef d’État-Major de l’Abwehr. Lorsqu’il fut pendu, il était général.

Et je tiens à certifier ici, en ma qualité de témoin, qu’après tout ce que cet homme a accompli d’inoubliable pour s’opposer à la Gestapo, à tous les crimes contre l’Humanité et la Paix, je suis habilité à dire que c’était bien là vraiment au milieu de cette nation de généraux et de Feldmarschälle, un général allemand.

Dr PANNENBECKER

Quelle tournure prit l’activité que vous pouviez constater à la Gestapo ?

TÉMOIN GISEVIUS

A cette époque, les conditions en Allemagne étaient telles que chacun avait encore ses écoutes dans les différents ministères. Il existait encore une sorte de Fronde dans les ministères bourgeois. Il y avait encore le président du Reich, von Hindenburg, si bien qu’à la fin d’octobre 1933 l’accusé Göring se vit forcé de renvoyer le chef de la Police d’État Diels. En même temps, on institua une commission d’épuration chargée de refondre de fond en comble cette institution. Conformément au décret ministériel, Nebe et moi en faisions partie. Mais cette commission d’épuration ne se réunit jamais. L’accusé Göring savait déjouer de pareilles mesures. Il nomma comme chef de la Police, en tant que successeur de Diels, un nazi, encore pis, un certain Hinkler, jadis acquitté par un tribunal pour « irresponsabilité ». Et Hinkler mena si bien les choses qu’au bout de trente jours à peine il se voyait démis de ses fonctions. Ainsi l’accusé Göring pouvait alors réintégrer Diels dans ses fonctions.

Dr PANNENBECKER

Savez-vous quelque chose sur les événements qui amenèrent la loi prussienne du 30 novembre 1933 par laquelle les activités de la Police secrète d’État étaient dissociées du ministère de l’Intérieur de Prusse et rattachées aux services du ministre-président de Prusse ?

TÉMOIN GISEVIUS

Cela se passa précisément à l’époque dont je parle. Göring se rendit compte qu’il était inutile que d’autres ministères s’occupassent par trop de sa Gestapo. Bien qu’il fut lui-même ministre de l’Intérieur de Prusse, cela le gênait que le service de la Police du ministère de l’Intérieur eût droit de regard dans des affaires qu’il considérait de son domaine privé. C’est ainsi qu’il détacha la Gestapo des autres organismes de Police, la plaça sous ses ordres personnels, à l’exception de toutes autres formations policières. C’était du point de vue d’une saine politique policière, un pur non-sens, car on ne peut garder une police en bon ordre si on en sépare la Police criminelle de la Police de l’ordre. Mais Göring savait très bien pourquoi il ne laisserait pas d’autres formations policières s’occuper des affaires de la Police d’État.

Dr PANNENBECKER

Témoin, êtes-vous resté encore longtemps au service de la Police ?

TÉMOIN GISEVIUS

Le jour où Göring fit son petit coup d’État — je ne puis pas appeler autrement le fait de se créer sa propre police « d’État » — cette même Police d’État lança contre moi un mandat d’arrêt. Mais je m’y attendais et m’étais caché. Le lendemain matin, j’allai voir le chef de la Police du ministère de l’Intérieur de Prusse, le directeur ministériel Daluege, un important général SS, et lui déclarai que vraiment ce n’était pas tout à fait normal de lancer un mandat d’arrêt contre moi. Arriva un commissaire de la Sûreté de la Gestapo pour m’arrêter dans le bureau même de ce chef de la Police prussienne. Mais Daluege fut assez aimable pour m’indiquer une issue de secours par derrière qui me mena chez le secrétaire d’État Grauert qui intervint auprès de Göring. Comme toujours dans ces cas, Göring se montra extrêmement surpris et ordonna une « enquête sévère ». C’était une expression technique signifiant que l’incident devait être consigné dans les archives. Sur ce, on ne me reprit plus à la Police d’État, mais je fus envoyé en qualité d’observateur au procès de l’incendie du Reichstag, procès qui tirait à sa fin, à Leipzig.

Pendant ces derniers jours de novembre, je pus jeter un coup d’œil sur cette sombre histoire et comme je m’étais déjà, avec Nebe, efforcé d’éclaircir ce crime, j’eus l’occasion alors d’enrichir quelque peu mes connaissances. Je suppose que je serai encore questionné sur ce point et je me bornerai à déclarer que, le cas échéant, je suis prêt à rafraîchir la mémoire de l’accusé Göring sur sa participation, sa complicité à ce premier putsch brun, sur la façon dont il mit ses complices à l’écart en les assassinant.

Dr PANNENBECKER

Témoin, le 1er mai 1934, Frick devint ministre de l’Intérieur de Prusse. Êtes-vous, de ce fait, entré en rapports de quelque façon que ce soit avec Frick lui-même ou avec son ministère ?

TÉMOIN GISEVIUS

Parfaitement. Immédiatement après la fin du procès de l’incendie du Reichstag, donc fin 1933, je fus renvoyé de la Police et muté en Prusse Orientale dans un Landratsamt. Je me plaignis de cette mesure trop claire auprès du secrétaire d’État Grauert. Comme ce dernier et le directeur ministériel Daluege connaissaient mes disputes avec la Gestapo, ils me prirent au ministère de l’Intérieur avec mission de rassembler tous les rapports qui parvenaient encore par erreur au ministère de l’Intérieur pour les transmettre au ministre-président de Prusse compétent (Police secrète d’État). Dès que Göring l’apprit, il intervint à plusieurs reprises pour protester contre ma présence au ministère. Mais le ministre Frick n’était pas loin et il me fut possible de me maintenir à ce poste.

Lorsque Frick arriva, je n’entrai pas tout de suite en contact avec lui. J’étais un fonctionnaire de trop bas étage. Mais je suppose que l’accusé Frick avait entendu parler de mes activités et de mes idées car je fus à nouveau sollicité de continuer à centraliser ces appels de détresse qui parvenaient par erreur au ministère de l’Intérieur, et pour une bonne partie j’ai communiqué ces rapports par voie administrative à Daluege, Grauert et Frick. Néanmoins, cela soulevait un point litigieux. En effet, Göring, en sa qualité de président du Conseil des ministres de Prusse, avait interdit à Frick, qui était son ministre de l’Intérieur, de prendre connaissance de ces rapports. Frick avait à les transmettre sans commentaire à la Gestapo. Mais cela ne m’empêchait pas de les communiquer à Frick. D’ailleurs, Frick était également ministre de l’Intérieur du Reich et, en cette qualité, pouvait donner des directives aux provinces, c’est-à-dire également à Göring. Aussi Frick prenait-il connaissance de ces rapports au ministère du Reich et avait-il la bonté de m’habiliter à les envoyer à Göring avec demande d’explication. Göring intervint à plusieurs reprises et je sais qu’ils en vinrent à s’opposer violemment l’un à l’autre à ce sujet.

Dr PANNENBECKER

Avez-vous jamais appris que le ministère de l’Intérieur du Reich ait promulgué certaines ordonnances qui devaient limiter le droit d’interner préventivement ?

TÉMOIN GISEVIUS

Il est exact que nombre d’ordonnances furent prises à l’époque à ce sujet. Mais quand je dis que nombre d’ordonnances furent prises à ce sujet, cela implique par là même que les administrations auxquelles elles s’adressaient ne les respectaient pas, par principe. Le ministre de l’Intérieur du Reich était un ministre qui ne jouissait d’aucun pouvoir personnel et je n’oublierai jamais — cela a beaucoup contribué à mon éducation de fonctionnaire — qu’à l’époque on nous avait assigné, à nous, fonctionnaires de la Gestapo, de ne répondre par principe à aucune question du ministère de l’Intérieur du Reich. Bien entendu, nous recevions de temps en temps des avertissements du ministère de l’Intérieur du Reich. Le zèle d’un technicien de la Police secrète d’État se mesurait à la hauteur de la pile d’avertissements qu’il était en mesure de présenter à son chef Diels et de lui montrer qu’il n’en tenait pas compte.

Dr PANNENBECKER

Ce fut ensuite le 30 juin 1934, le putsch Röhm. Pouvez-vous nous donner une courte description de la situation qui précéda ce putsch ?

TÉMOIN GISEVIUS

Je dois tout d’abord dire que jamais il n’y eut de putsch Röhm. Il ne peut être question que du putsch Göring-Himmler du 30 juin. Si je suis en mesure de fournir quelques renseignements sur ce sombre chapitre, c’est que j’ai étudié l’affaire alors que j’étais au service de police du ministère de l’Intérieur et ai tout au moins vu passer entre mes mains les radiogrammes envoyés par Göring et Himmler aux formations policières. Le dernier de ces radiogrammes annonçait que « sur l’ordre de Göring, tout document concernant le 30 juin est à brûler immédiatement ».

Je me suis alors permis de prendre ces papiers dans mon coffre-fort. Je ne suis pas encore arrivé à savoir s’ils ont survécu à l’adresse ou à la maladresse de l’accusé Kaltenbrunner. J’espère pourtant toujours les retrouver. D’après eux, je peux prouver que pendant toute cette histoire du 30 juin, pas un seul coup de feu n’a été tiré par les SA. Les SA n’ont pas participé au putsch. Cela ne veut pas dire que je veuille excuser en quoi que ce soit les chefs SA. Il n’y a pas un seul chef SA abattu au 30 juin qui n’ait mérité cent fois la mort, mais après une procédure régulière.

La situation, ce climat de guerre civile, caractérisaient ainsi le 30 juin. D’un côté les SA avec Röhm à leur tête, qui se seraient soudainement révoltées contre le parti adverse, Göring et Himmler. On avait combiné la chose de telle façon que les SS, quelques jours avant le 30 juin, avaient été envoyées en permission. Les chefs SA furent intentionnellement appelés en conférence par Hitler à Wiessee, ce 30 juin. Il n’est pas, à vrai dire, très usité que des conspirateurs s’apprêtant à passer à l’action se rendent en wagon-lit à une conférence. Ils furent surpris à la gare et exécutés sur-le-champ.

Le prétendu putsch de Munich se passa de telle sorte que les SA de Munich n’entrèrent même pas en action et que, à une heure de voiture de Munich, les soi-disant traîtres Röhm et Heines s’endormirent de leur dernier sommeil sans même se douter que, d’après les précisions de Hitler et de Göring, le soir précédent il y avait eu un putsch à Munich.

Le putsch à Berlin ? Il me fut donné de pouvoir le suivre dans tous ses détails. Il se joua sans aucune publicité et à l’exclusion de toute participation des SA. Nous autres de la Police n’en avons rien su. Par contre, il est exact qu’un des principaux agitateurs présumés, le SA-Gruppenführer Karl Ernst, de Berlin, alla trouver quatre jours avant le 30 juin, très inquiet, le directeur ministériel Daluege, car à Berlin se colportaient des bruits selon lesquels les SA voulaient tenter un coup de force. Il demanda un entretien au ministre de l’Intérieur, Frick, pour pouvoir l’assurer qu’aucun putsch n’était projeté.

Daluege m’envoya présenter cette demande à l’accusé Frick et j’ai moi-même arrangé cet entretien peu banal, où un chef SA assurait le ministère de l’Intérieur du Reich, qu’il n’était pas dans ses intentions de comploter.

Karl Ernst entreprit alors un voyage de repos à Madère. Le 30 juin, il fut transféré du bateau à Berlin pour y être exécuté. J’assistais en personne à son arrivée à l’aérodrome de Tempelhof. Cela me parut d’autant plus intéressant que quelques heures auparavant, j’avais lu dans les journaux la nouvelle officielle de son exécution.

Tel tut donc le soi-disant putsch SA de Röhm. Et comme je n’ai rien à taire, je peux encore dire que j’étais présent lorsque l’accusé Göring mit, le 30 juin, la presse au courant de ces événements. A cette occasion, il lui échappa ces sinistres paroles qu’il — l’accusé Göring — attendait depuis plusieurs jours un signal convenu avec Hitler. Il avait alors frappé, avec la rapidité d’un éclair, naturellement, mais avait dépassé sa mission. Ces transgressions ont coûté la vie à nombre d’innocents. Je rappelle simplement les noms des généraux von Schleicher, qui fut assassiné sur-le-champ avec sa femme ; von Bredow, le directeur ministériel Klausner, Edgar Jung et beaucoup d’autres.

Dr PANNENBECKER

Témoin, à cette époque, vous étiez donc au ministère de l’Intérieur ? Comment Frick a-t-il pris ces mesures et a-t-il été impliqué de quelque façon que ce soit dans la répression de ce soi-disant putsch ?

TÉMOIN GISEVIUS

J’ai personnellement vu vers 9 h. 30 le directeur ministériel Daluege revenir blême de chez Göring qui venait de lui rapporter ce qui s’était passé. Daluege et moi allâmes trouver Grauert et nous partîmes ensemble en voiture au ministère de l’Intérieur du Reich voir Frick. Frick quitta précipitamment la pièce où il se trouvait ; il était peut-être 10 heures, et se rendit auprès de Göring avec l’intention de se faire expliquer ce qui s’était passé. Mais il devait s’entendre dire que lui, ministre de la Police du Reich, avait à regagner son domicile et ne devait plus s’occuper du développement ultérieur des événements.

Et, de fait, Frick regagna son domicile et, pendant ces deux jours tragiques, il ne mit pas les pieds au ministère. Daluege et moi sommes allés le voir une fois. Pour le reste, comme j’étais le plus jeune administrateur du ministère du Reich, il m’échut en partage pendant ce samedi soir et ce dimanche sanglants, de communiquer au ministre de l’Intérieur les horreurs qui avaient, entre temps, été perpétrées en Allemagne.

Dr PANNENBECKER

Témoin, vous venez de parler de la recommandation qu’avait reçue Frick de ne pas se mêler à ces affaires. Qui lui avait fait cette recommandation ?

TÉMOIN GISEVIUS

Autant que je sache, il s’agissait d’instructions de Hitler qui lui furent transmises par Göring, peut-être verbalement. Je ne sais s’il y eut avis écrit, pas davantage si Frick a soulevé la question. On peut penser que Frick s’était rendu compte qu’il n’était pas recommandé de poser à ce moment des questions trop indiscrètes.

Dr PANNENBECKER

D’autre part, après que tout eût été terminé, Frick s’est-il employé en quoi que ce soit à tempérer les suites de ces événements ?

TÉMOIN GISEVIUS

Pour répondre correctement à cette question, il me faut tout d’abord vous dire que le samedi 30 juin, peu de gens savaient au ministère de l’Intérieur ce qui s’était passé. Le dimanche 1er juillet nous en apprenions un peu plus et sans aucun doute, Frick, sitôt ces journées sanglantes terminées, pouvait déjà en gros se représenter assez clairement ce qui s’était passé. Il ne me cacha pas non plus son indignation et que, de toute évidence, il s’agissait là de crimes, d’atteintes à la liberté. Pour rester dans la vérité, en répondant à votre question, je dois tout d’abord avouer que la première réaction de l’accusé Frick que je pus percevoir fut cette loi par laquelle les ministres du Reich déclaraient les événements du 30 juin légaux. Cette loi fut d’un effet psychologique inouï sur le déroulement ultérieur des événements. Elle n’est pas négligeable dans l’histoire du terrorisme en Allemagne.

D’un autre côté, il se produisit beaucoup de choses dans le Troisième Reich que le commun des mortels ne pouvait comprendre et que ne s’expliquaient que les sphères ministérielles ou les secrétaires d’État. Et d’ailleurs, je dois reconnaître en faveur de l’accusé Frick qu’après cette loi, il se donna toutes les peines pour remédier aux abus les plus criards. Peut-être a-t-il pensé que d’autres ministres du Cabinet du Reich avaient avant lui à élever la voix et je rappellerai le ministre de la Guerre, von Blomberg, dont deux généraux avaient été abattus et qui cependant avait signé la loi. Je cite ici le nom de Blomberg en connaissance de cause.

Je vous demande maintenant de pouvoir m’interrompre un instant pour vous faire part d’un incident qui s’est produit ce matin. Je me trouvais en conversation dans la salle des avocats avec le Dr Dix. M. Dix se vit interrompre par le Dr Stahmer, avocat de l’accusé Göring. J’entendis ce que M. Stahmer disait à M. Dix...

Dr OTTO STAHMER (avocat de l’accusé Göring)

Je me demande si une conversation personnelle que j’ai eue avec le Dr Dix a quelque chose à faire avec les débats ?

TÉMOIN GISEVIUS

Ce n’est pas... Je ne parle pas...

LE PRÉSIDENT

Témoin, veuillez ne pas continuer votre déposition alors qu’il n’a pas encore été statué sur l’objection. S’il vous plaît, Docteur Stahmer.

TÉMOIN GISEVIUS

Je ne vous ai pas compris.

Dr STAHMER

Je me demande s’il est dans la nature des débats de dévoiler ici une conversation personnelle que j’ai eue avec le Dr Dix dans la salle des avocats ?

TÉMOIN GISEVIUS

Puis-je ajouter quelque chose ?

LE PRÉSIDENT

Voulez-vous garder le silence, s’il vous plaît ?

TÉMOIN GISEVIUS

Pourrais-je terminer mon exposé ?

LE PRÉSIDENT

Je vous demande de vous taire, Monsieur.

Dr STAHMER

Ce matin, dans la salle des avocats, j’ai eu une conversation personnelle avec le Dr Dix au sujet du cas Blomberg. Cette conversation n’était pas dirigée contre le témoin. Je ne connaissais pas le témoin, je ne l’avais jamais vu non plus, jamais de ma vie, je vous l’assure, et je me demande s’il est dans la nature des débats de rendre publique une telle conversation.

M. JUSTICE JACKSON

Cet incident m’avait déjà été signalé et je pense qu’il est important que le Tribunal soit mis au courant des menaces qui ont été proférées contre le témoin en plein Palais de Justice alors qu’il attendait de venir témoigner ici. Ces menaces s’adressaient non seulement à lui, mais aussi à l’accusé Schacht. La chose m’avait été annoncée et je pense qu’il est important que le Tribunal soit renseigné sur la question. Je pense qu’il est important de tout mettre en lumière. J’aurais d’ailleurs essayé de le faire dans le contre-interrogatoire et je pense que l’on doit autoriser le témoin à en parler. La partie adverse s’est permis ici bien des libertés. Si j’ai bien compris des menaces ont été proférées en présence du témoin, dont je ne puis préciser si elles étaient dirigées ou non contre lui. Je prie le Tribunal de permettre au Dr Gisevius, seul représentant des forces démocratiques d’Allemagne, de nous exposer l’affaire à la barre.

LE PRÉSIDENT

Docteur Stahmer, le Tribunal aimerait tout d’abord entendre ce que vous avez encore à nous dire sur la question. Ensuite nous entendrons le Dr Dix, s’il veut déclarer quelque chose, et enfin le Tribunal entendra le témoin dans le cas où il aurait quelque chose à répondre.

Dr STAHMER

Je n’aurai aucune peine à fournir au Tribunal des précisions sur ce que j’ai dit. J’ai discuté hier soir de l’affaire avec l’accusé Göring et lui ai dit que probablement le témoin Gisevius...

LE PRÉSIDENT

Nous ne sommes pas là pour entendre parler d’un entretien que vous avez eu avec l’accusé Göring mais simplement pour entendre les raisons que vous avancez pour demander la non-audition du témoin sur ce sujet.

Dr STAHMER

Monsieur le Président, cela fait partie de la question. Ce n’est pas long. Göring m’a déclaré que peu lui importait que Gisevius le chargeât, mais ce qu’il ne voulait pas, c’est que la personnalité de Blomberg, qui vient de mourir dernièrement, ou plutôt, comme je le suppose, les faits intéressant son mariage, fussent discutés ici en public. Si on ne peut l’empêcher, Göring se réservera alors de parler de Schacht sans ménagements, dans la mesure où il s’agira de lui, car, selon les déclarations qui m’ont été faites, Schacht aurait l’intention d’aborder ce sujet.

C’est ce que j’ai dit, ce matin, au Dr Dix, et je suis sûr que le Dr Dix peut en donner confirmation et, si je dois le répéter, j’ai...

LE PRÉSIDENT

Nous vous entendrons dans un moment, Docteur Dix.

Dr STAHMER

J’ai dit — et cela ne visait ni Schacht ni le témoin, ni ici M. Pannenbecker — que pour des raisons professionnelles je ne désirais l’apprendre qu’au Dr Dix. C’est ce que j’ai dit et fait. Je ne savais pas que le témoin Gisevius fût présent à ce moment-là. De toute façon, cela ne le visait pas. Autant que je m’en souvienne, c’est à l’écart que j’ai parlé au Dr Dix.

LE PRÉSIDENT

Si je vous comprends bien, vous dites avoir communiqué au Dr Dix l’essentiel de votre conversation avec Göring et déclarez que Göring ne s’opposera plus à l’exposé des faits, si l’accusé Schacht désire qu’on en parle. Est-ce exact ?

Dr STAHMER

Non, peu importe à Göring ce qu’on dira sur lui. Il voudrait simplement que l’on respecte un mort : Blomberg et n’aimerait pas que des questions touchant le mariage de Blomberg soient discutées en public. Si Schacht ne l’empêche pas — je n’ai parlé que de Schacht — alors Göring, de son côté, n’aura plus aucun égard pour lui.

C’est ce que j’ai dit au Dr Dix pour des raisons de confraternité.

LE PRÉSIDENT

Attendez un moment, s’il vous plaît, je ne vous entends pas, oui.

Dr STAHMER

Comme je l’ai dit, c’est ce que j’ai communiqué au Dr Dix uniquement pour des raisons de confraternité. La conversation s’en tint là et j’ai bien expressément spécifié au Dr Dix que je le lui disais pour raisons professionnelles.

LE PRÉSIDENT

C’est tout ce que vous désirez alléguer ?

Dr STAHMER

Oui.

Dr RUDOLF DIX (avocat de l’accusé Schacht)

Je crois me souvenir que cela eut lieu, en toute certitude, de la façon suivante : ce matin, j’étais à la salle des avocats en conversation avec le témoin, Dr Gisevius. Je crois que mon confrère le professeur Kraus assistait également à l’entretien. Mon confrère le Dr Stahmer m’aborda et me dit qu’il aimerait me parler ; je lui répondis que, pour l’instant, j’étais en conversation pressée avec Gisevius, une conversation importante et urgente, et lui demandai s’il ne pouvait pas attendre. Le Dr Stahmer me dit que non et qu’il voulait me parler immédiatement. Je m’écartai alors de cinq ou six pas du groupe précédent, accompagné de mon collègue Stahmer qui me dit — je ne sais plus exactement s’il commença en me disant qu’il me parlait pour des raisons professionnelles ; s’il le dit maintenant, je suis sûr que c’est conforme à ce qui s’est passé, mais je ne m’en souviens plus —  : « Göring pense que Gisevius peut l’attaquer comme il lui plaît, mais s’il attaque Blomberg qui est mort, Göring déballera alors tout ce qu’il sait sur Schacht, car il est au courant d’une quantité de choses qui peuvent être désagréables pour Schacht. Göring, lors de ses précédentes déclarations, s’y est refusé ; mais si Blomberg, qui est mort, devait être attaqué, il ferait alors des révélations sur Schacht ».

Telle fut la conversation, tout au moins en esprit. Je ne peux pas avec une certitude absolue dire si mon confrère m’a demandé de l’apprendre à Gisevius. S’il dit qu’il ne me l’a pas demandé, c’est certainement vrai et je le crois. Mais je ne pouvais pas interpréter sa déclaration différemment de ce qu’elle signifiait, à savoir que je devais prévenir Gisevius de la façon dont Göring envisageait le cours des événements. Je n’avais aucun doute que cela ne fût pas conforme aux intentions de Göring ou plutôt de mon confrère Stahmer, que j’agissais en leur nom, que c’était le but de toute l’affaire. Et pourquoi alors aurait-il choisi précisément — c’était immédiatement avant la déposition de Gisevius — le moment où je parlais avec ce dernier, pour me dire qu’il était pressé et que je devais interrompre ma conversation. Pourquoi m’aurait-il communiqué cela si ce n’est pour que fussent éventuellement évités les désagréments que croyait causer Göring ou plutôt pour que le témoin, que la question regardait, mesurât l’étendue de ses déclarations. Je n’ai donc eu aucun doute que le but de la déclaration que me faisait M. Stahmer ne fût de mettre Gisevius au courant. Comme je l’ai déjà exprimé, si M. Stahmer ne me l’avait pas dit — et il a certainement dit la vérité en prétendant qu’il ne me l’a pas déclaré expressément — j’aurais certainement affirmé en toute bonne foi, en réponse à la question, qu’il m’avait demandé de le dire à Gisevius. Mais certainement pas de cette façon... Je ne puis me prononcer sur ce point. En tout cas il n’y a aucun doute qu’il y eut un entretien, et j’ai cru agir au nom du Dr Stahmer et de Göring en le disant immédiatement à Gisevius. Il était seulement à cinq ou six pas de moi, ou moins. Je crois bien avoir compris qu’il m’a dit dès l’abord avoir entendu des bribes de notre conversation ; je ne peux pas dire si je l’ai bien compris. Mais je lui fis également part de la teneur de la conversation que je venais d’avoir.

Tel est l’incident de ce matin.

Dr STAHMER

Puis-je encore ajouter quelque chose ? Naturellement, je n’ai pas demandé au Dr Dix de le dire à Gisevius et je ne l’ai pas escompté. J’ai simplement compté sur le fait que Gisevius serait interrogé ce matin et que le Dr Dix interrogerait le témoin sur la situation de famille de Blomberg. On m’avait averti que le Dr Dix avait l’intention de poser ces questions au témoin et c’est pourquoi j’en ai informé le Dr Dix, en supposant qu’il s’abstiendrait de poser des questions sur la situation conjugale de Blomberg. Cela ne visait en aucune façon le témoin, et je me rappelle en toute certitude avoir dit au Dr Dix que c’était pour des raisons professionnelles que je l’en informais ; il m’en remercia même en ces termes : « Je vous remercie beaucoup ». Cependant, lorsqu’il répliqua : « J’en informerai le témoin », j’ai immédiatement spécifié :

« Pour l’amour de Dieu, c’est là une information qui est destinée à vous seul. »

Je suis réellement quelque peu surpris de ce que le Dr Dix ait abusé de la sorte de la confiance dont je l’avais gratifié.

LE PRÉSIDENT

Docteur Stahmer, nous venons d’entendre comment s’est déroulée la scène et nous ne pensons pas qu’il soit nécessaire d’en entendre davantage. Cependant, nous avons encore à considérer la question de savoir si le témoin doit ou non continuer sa déposition.

(Au témoin.) Témoin, les explications données par le Dr Stahmer et le Dr Dix se rapportent-elles aux questions que vous vous proposiez de traiter à propos du Feldmarschall von Blomberg ? Y a-t-il autre chose que vous désiriez ajouter ?

TÉMOIN GISEVIUS

Je m’excuse, mais je n’ai peut-être pas très bien compris la question. En ce qui concerne Blomberg, j’avais décidé de ne plus rien dire. Je voulais simplement, la première fois que le nom de Blomberg serait mentionné, relever que, étant donné les circonstances et ce que j’avais entendu, je ne me sentais pas à l’aise. En effet, je me trouvais si près que je ne pouvais pas ne pas entendre ce que le Dr Stahmer disait, et la forme sous laquelle le Dr Dix me communiqua ce que d’ailleurs j’avais déjà entendu pour la moitié signifiait, cela ne pouvait être interprété autrement, que le Dr Dix me conseillait en ami, quand je témoignerais pour Schacht, de mesurer mes déclarations sur un point très important. Ce sujet sera abordé plus tard et n’a rien à faire avec le mariage de von Blomberg. Il s’agit du rôle que joua, en la matière, l’accusé Göring, et je sais fort bien pourquoi Göring ne veut pas que je parle de cette affaire. C’est ce que Göring a fait, à mon avis, de pire et Göring ne fait assaut d’esprit chevaleresque, prétendant vouloir défendre un mort, que pour essayer en réalité de m’empêcher de m’étendre sur un point important au cours de mon témoignage, à savoir : la crise Fritsch.

LE PRÉSIDENT (au Dr Pannenbecker)

Le Tribunal entendra donc toute déposition que vous aimeriez voir le témoin faire.

TÉMOIN GISEVIUS

Je vous demande pardon, ce que j’ai à dire au sujet du cas Blomberg est terminé. Je voulais simplement protester la première fois que ce nom serait mentionné.

LE PRÉSIDENT

Eh bien, l’avocat continuera alors son interrogatoire, et les faits d’importance, vous en témoignerez lorsque le Dr Dix vous contre-interrogera à propos de l’accusé Schacht.

Dr PANNENBECKER

Témoin, après les événements du 30 juin 1934, la position de la Gestapo était-elle si forte qu’aucune mesure prise contre elle ne pouvait laisser espérer de résultats ?

TÉMOIN GISEVIUS

Je dois dire que non. La Police d’État vit sans aucun doute son pouvoir augmenter du fait du 30 juin. Mais aussi, après les multiples excès du 30 juin, l’opposition à la Police secrète d’État était devenue si forte dans les différents ministères qu’en agissant de concert, cette majorité des ministères aurait pu utiliser le décret du 30 juin pour éliminer la Gestapo. J’ai personnellement essayé à plusieurs reprises d’intervenir dans ce sens ; avec l’assentiment de l’accusé Frick, je me mis en rapports avec le ministre de la Justice, Gürtner et le suppliai à plusieurs reprises de comprendre que le grand nombre d’assassinats illégaux commis par la Gestapo justifiait une action contre cette dernière. J’allais aussi trouver personnellement von Reichenau, alors chef de la Direction des armées, pour lui dire la même chose. Je sais que mon ami Oster avait porté des dossiers sur la question à la connaissance de Blomberg, et je voudrais affirmer ici qu’en dépit des crimes du 30 juin, il eût été fort possible à cette époque d’en revenir à la loi et à l’ordre.

Dr PANNENBECKER

Que fut-il fait à la suite de cela par le ministère de l’Intérieur du Reich, par Frick donc, en vue de faire rentrer la Gestapo dans la voie de l’ordre ?

TÉMOIN GISEVIUS

Une lutte fut alors entreprise contre la Gestapo, au cours de laquelle nous nous efforçâmes de barrer au moins à Himmler le chemin du ministère de l’Intérieur du Reich. Peu de temps avant que Göring eût cédé le ministère de l’Intérieur à Frick, il avait nommé Himmler chef de la Police secrète d’État de Prusse. Himmler, une fois ces pouvoirs en mains, avait essayé de se faire attribuer la Police dans les autres provinces. Frick tenta de l’empêcher, se basant sur le fait qu’en tant que ministre de l’Intérieur du Reich, il avait aussi son mot à dire dans la nomination des fonctionnaires de la Police du Reich. De même, nous essayâmes d’empêcher le développement de la Police secrète d’État, en refusant systématiquement toute nouvelle nomination de fonctionnaires pour la Gestapo, comme elle le demandait. Malheureusement Himmler, là encore, trouva comme toujours un palliatif ; il se rendit chez les ministres des Finances des provinces et leur raconta qu’il avait besoin de subsides pour la garde des camps de concentration, les formations « Tête-de-Mort », et qu’il était de règle que cinq SS soient nécessaires par détenu. Par ce moyen, Himmler finança sa Police secrète d’État puisqu’il ne dépendait que de lui naturellement de fixer le nombre des gens qu’il désirait emprisonner.

Nous essayâmes aussi par tous les moyens en possession du ministère de l’Intérieur du Reich, de barrer la route à la Gestapo. Mais, malheureusement, les nombreuses requêtes envoyées à la Gestapo restèrent sans réponse. C’était toujours Göring qui défendait à Himmler de répondre et couvrait Himmler chaque fois que ce dernier se refusait à répondre à nos demandes.

Finalement, nous fîmes une dernière tentative encore pendant que j’étais au ministère de l’Intérieur du Reich. Nous essayâmes de paralyser de façon non négligeable la Police secrète d’État en introduisant un droit de contrôle et de réclamation relatif aux internements de protection. Si nous avions réussi à obtenir un contrôle légal de tous les cas d’internement de protection, nous aurions eu la possibilité de superviser chaque entreprise de la Gestapo. Une loi fut étudiée qui fut d’abord soumise au Conseil ministériel de la plus grande des provinces, la Prusse. Ce fut encore l’accusé Göring qui, par tous les moyens, s’opposa à la promulgation d’une telle loi. A la fin d’une séance très mouvementée du cabinet, il ne restait plus qu’une demande réclamant mon élimination du ministère de l’Intérieur.

Dr PANNENBECKER

Témoin, je vous ai montré un mémoire...

LE PRÉSIDENT

Le moment me semble propice pour une suspension d’audience.

(L’audience est suspendue.)
LE PRÉSIDENT

Monsieur Justice Jackson, le Tribunal me demande de dire qu’il s’attend à ce que vous posiez au témoin toute question que vous estimez nécessaire, relative à la pression que nous supposons avoir été exercée sur lui, lorsque vous en arriverez à son contre-interrogatoire.

M. JUSTICE JACKSON

Oui Monsieur le Président. Je vous remercie.

Dr PANNENBECKER

Témoin, je voudrais parler des tentatives faites par le ministère de l’Intérieur en vue de mettre fin aux pratiques arbitraires de la Gestapo, en particulier en ce qui concerne les camps de concentration. C’est pourquoi je vous demande de jeter un coup d’œil sur le mémorandum issu du ministère de l’Intérieur de Prusse et de celui du Reich (document PS-775) que j’ai présenté ce matin en même temps que les documents concernant Frick, sous le numéro Frick-9. Il porte le numéro 34 dans le livre de documents.

Témoin, connaissez-vous ce mémorandum ?

TÉMOIN GISEVIUS

Non, je ne le connais pas. Selon toute vraisemblance, ce mémorandum a été rédigé après mon départ du ministère de l’Intérieur, ce que je déduis du fait que le ministre du Reich avait déjà renoncé à la lutte lorsque ce mémorandum fut écrit. En effet, il écrivit qu’il fallait avant tout établir qui sera responsable et, si c’est nécessaire, que la responsabilité devra désormais — je cite —  : « être endossée avec toutes ses conséquences par le Reichsführer SS qui, en fait, revendique le commandement de la Police politique ». A l’époque où j’étais au ministère de l’Intérieur du Reich, nous avons justement essayé d’empêcher Himmler de prendre le commandement de la Police politique, dernière éventualité que nous pouvions tolérer. Ce document est évidemment un mémorandum rédigé environ six mois plus tard, alors que la terreur se faisait encore plus impitoyable. Les faits rapportés me sont connus.

Dr PANNENBECKER

Pouvez-vous dire quelque chose à ce sujet ? Qu’est-ce que l’affaire Pünder et l’affaire Esterwege Oldenburg ?

TÉMOIN GISEVIUS

Le cas le plus rapide à décrire est le cas Esterwege. C’est un exemple parmi bien d’autres. Pour autant que je me souvienne, un chef SA ou un Ortsgruppenführer avait été arrêté par la Gestapo pour s’être plaint des conditions régnant au camp de concentration de Papenburg. Ce n’était pas la première fois, d’ailleurs. Je ne sais pas exactement comment l’accusé Frick est arrivé à s’occuper spécialement de ce cas mais, quoi qu’il en soit, Daluege me montra un jour un de ces billets manuscrits habituels de Frick, adressé à Himmler. Frick avait écrit dans la marge, en gros caractères soulignés de vert, qu’il s’agissait là d’un SA ou d’un Ortsgruppenführer, je ne sais plus, qui avait été arrêté à tort et devait être libéré immédiatement. Si Himmler agissait encore une fois de la sorte, Frick déposerait une plainte contre lui pour atteinte à la liberté d’autrui.

Je me souviens très bien de cette histoire parce que c’était quelque peu étrange, vu la situation policière d’alors, de voir Frick menacer Himmler de sanctions. Daluege me fit quelques remarques sarcastiques sur les réactions de Frick.

Voilà pour ce qui est de ce cas.

LE PRÉSIDENT

A quelle date cela se passait-il ?

TÉMOIN GISEVIUS

Cela devait se passer au printemps de 1935, au mois de mars ou en avril, je crois.

Dr PANNENBECKER

Témoin, savez-vous quelle fut la réaction de Himmler en face de cette menace ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui. Il y eut un autre cas et c’est l’affaire Pünder qui est mentionnée ici. Il a réagi de la même façon dans les deux situations et c’est pourquoi il est bien préférable dans ce cas que je rapporte d’abord l’affaire Pünder. Dans l’affaire Pünder, il s’agit d’un avoué berlinois, un avoué très considéré, conseiller auprès de l’ambassade de Suède. La veuve du directeur ministériel Klausner, mort le 30 juin, s’adressa à Pünder pour lui demander de porter plainte car les compagnies d’assurance sur la vie ne voulaient pas lui payer sa pension. En effet, on supposait que Klausner s’était suicidé ce jour-là et aucun directeur d’assurance ne se hasardait à payer la pension à la veuve. En conséquence, l’avoué devait porter plainte. Mais les nazis avaient édicté une loi d’après laquelle des cas aussi fâcheux, fâcheux pour les nazis, ne devaient pas faire l’objet d’une action en justice. Ils devaient être soumis à la « Spruchkammer » du ministère de l’Intérieur du Reich. Si je me souviens bien, cette loi était intitulée :

« Loi pour le règlement des différends entre particuliers ». On n’était alors jamais à court de beaux mots, de belles expressions. Mais cette loi obligeait l’avoué à porter plainte devant un Tribunal. Il pressentait le pire. Il alla voir au ministère de l’Intérieur du Reich le secrétaire d’État et lui déclara : « Si je satisfais aux obligations de la loi et si je porte plainte, alors on m’arrêtera ». Le secrétaire d’État du ministère de l’Intérieur le força cependant à porter plainte. Sur quoi, le très averti avoué alla voir au ministère de la Justice le secrétaire d’État Freisler et lui indiqua qu’il ne voulait pas porter plainte car il serait très certainement arrêté par la Gestapo. Le secrétaire d’État du ministère de la Justice lui apprit qu’il pouvait de toute façon porter plainte, qu’il ne pouvait rien lui arriver, car le tribunal avait reçu pour instructions de transmettre le cas sans commentaires à la « Spruchkammer ». L’avoué porta plainte et il fut arrêté sur-le-champ par la Gestapo pour diffamation pour avoir prétendu que le directeur ministériel Klausner ne s’était pas suicidé. C’est pour nous un exemple classique de ce que nous étions arrivés à réaliser en Allemagne en matière d’internement préventif. Je me suis permis de choisir ce cas parmi des centaines — que dis-je — des milliers de cas semblables, et de suggérer à Frick que cette affaire pourrait peut-être motiver une intervention particulière non seulement auprès de Göring mais également, dans le cas présent, auprès de Hitler. Je me mis à la tâche et rédigeai la lettre, ou plutôt le rapport, de Frick à Hitler, qui fut envoyé au ministère de la Justice. Il contenait plus de cinq pages et j’y mettais en lumière tous les aspects imaginables du suicide du directeur ministériel Klausner, suicide intervenu avec l’aide de SS, et éclairais les poursuites alors intentées. Ce rapport adressé à Hitler se terminait ainsi : Frick y déclarait qu’il était maintenant temps pour le Reich d’examiner le problème des internements de protection sous des aspects légaux.

Et maintenant, je vais répondre à votre question de savoir ce qui arriva là-dessus. Environ à la même époque, Frick avait adressé à Himmler son mémoire relatif aux atteintes à la liberté d’autrui. Himmler, les deux pièces en mains, posa à une réunion des Reichsleiter, les ministres du Parti si l’on peut dire, la question de savoir s’il convenait qu’un Reichsleiter, Frick, pût écrire de telles lettres à un autre Reichsleiter tel que lui, Himmler. Ce sacré collège le nia et fit des remontrances à Frick. Alors Himmler se rendit à la réunion du cabinet prussien où l’on discutait de la loi sur les internements de protection, déjà mentionnée par mes soins. Je dois attirer votre attention sur le fait qu’à l’époque il était rare que Himmler fût autorisé à assister à une réunion de ministres de Prusse. Car il y eut une période, cela dura assez longtemps, où Himmler n’était pas en Allemagne l’homme puissant qu’il devint par la suite, grâce à la lâcheté et la démission de ministres et de généraux bourgeois. Ainsi donc, il était rare que Himmler pût assister à une réunion de ministres prussiens. A la fin de cette réunion, arriva mon congédiement du ministère de l’Intérieur du Reich.

Dr PANNENBECKER

Témoin, je voudrais vous citer deux phrases de ce mémorandum, celui que je viens de vous montrer à l’instant, le document PS-775, et je vous demande de me dire si elles correspondent aux faits. Je cite : « A ce sujet, j’attire aussi votre attention sur le cas de l’avoué Pünder, qui n’a été mis en état d’arrestation préventive avec ses confrères que parce qu’après s’être renseigné au ministère de la Justice du Reich et auprès de notre ministère, il a déposé une plainte, ce à quoi le forçait une loi ».

TÉMOIN GISEVIUS

Oui, cette phrase est correcte.

Dr PANNENBECKER

Et ensuite, l’autre phrase. Je cite ;

« Je ne mentionnerai que le cas d’un Kreisleiter instituteur à Esterwege, qui fut maintenu pendant huit jours en état d’arrestation préventive... »

LE PRÉSIDENT

Docteur Pannenbecker, où se trouve la phrase que vous avez lue précédemment ?

Dr PANNENBECKER

Au document Frick n° 34 du livre de documents, seconde phrase.

LE PRÉSIDENT

Quelle page ?

Dr PANNENBECKER

Dans mon livre de documents, à la page 80.

LE PRÉSIDENT

Parlez-vous du paragraphe 3 de la page 70 ?

Dr PANNENBECKER

Non, Monsieur le Président, je viens de m’apercevoir que justement cette phrase du document n’a pas été traduite. Peut-être puis-je lire une autre phrase qui a été traduite et se trouve au paragraphe 3 du même document.

« Je ne mentionnerai que le cas d’un Kreisleiter instituteur à Esterwege, qui fut maintenu pendant huit jours en état d’arrestation préventive pour avoir transmis au maire de sa localité un rapport sur des brutalités commises par des SS, qui se révéla exact par la suite. »

TÉMOIN GISEVIUS

Oui, cela correspond aux faits.

Dr PANNENBECKER

Témoin, Frick vous est-il venu en aide personnellement en ce qui concerne votre sécurité personnelle ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui. A l’époque, la Police secrète d’État me suspectait à tel point qu’elle s’apprêtait à perpétrer toutes sortes de méchancetés à mon égard. Frick ordonna donc à un poste de Police compétent de me protéger chez moi, et l’on posa une ligne téléphonique directe entre mon domicile et le poste de Police, de sorte que je n’avais qu’à décrocher l’écouteur pour au moins pouvoir informer quelqu’un au cas où une visite inopinée avait lieu. Ensuite, la Gestapo eut recours à la méthode habituelle, c’est-à-dire qu’elle m’accusa d’avoir commis quelque acte criminel. Il semble que des dossiers aient été remis à Hitler à la Chancellerie du Reich, mais Frick intervint. Il s’avéra très rapidement qu’il s’agissait d’un homonyme. Et Frick n’hésita pas à dire ouvertement que l’individu en question, — il s’est exprimé ainsi — avait, une fois de plus, trompé le Führer. Pour la Gestapo qui, évidemment, écoutait la communication, elle comprit que c’était le moment de ne plus user de telles méthodes.

Passons maintenant à Heydrich. Il avait eu la bonté de m’informer par téléphone que j’avais sans doute oublié qu’il était en mesure de poursuivre ses adversaires politiques personnels jusque dans la tombe. Je rendis compte officiellement de cette menace à Frick et celui-ci, soit personnellement, soit par l’intermédiaire de Daluege, intervint auprès de Heydrich. Sans aucun doute, il me rendit là un service considérable, car Heydrich n’aimait pas que l’on parlât ouvertement de ses intentions meurtrières.

Dr PANNENBECKER

Témoin, un ministre du Reich pouvait-il au moins ne pas avoir à s’inquiéter de sa sécurité personnelle s’il essayait de s’opposer à la terreur que faisaient régner Himmler et la Gestapo ?

TÉMOIN GISEVIUS

Puisque vous me le demandez maintenant, je dois remarquer que, seul, Schacht alla dans un camp de concentration. Mais je dois à la vérité rapporter que nous nous demandions tous combien de temps il fallait pour qu’un ministre fût envoyé dans un camp de concentration. En ce qui concerne Frick, dès 1934 il m’apprit confidentiellement que le Reichsstatthalter de Bavière l’avait informé que de source sûre il devait être assassiné à la faveur d’un séjour en Bavière à la campagne. Il me demanda si je ne pouvais pas essayer d’en apprendre plus. Mon ami Nebe et moi, nous partîmes donc ensemble en voiture pour la Bavière et avons recueilli des informations secrètes desquelles ressortait au moins que de tels plans avaient été discutés. Mais, comme je l’ai dit, Frick survécut.

Dr PANNENBECKER

Je n’ai pas d’autres questions à poser.

Dr DIX

Puis-je demander au Tribunal de décider de la question suivante : j’ai également cité Gisevius comme témoin. C’est aussi un témoin cité par mes soins. Les questions que je veux lui poser ne sont donc pas subsidiaires. Je l’interroge parce qu’il est un de mes témoins. C’est pourquoi je suis d’avis qu’il serait juste et conforme à nos buts que je puisse le faire immédiatement après l’interrogatoire de mon confrère Pannenbecker et que ceux de mes confrères qui veulent également poser des questions le fassent après moi. Je prie le Tribunal d’en décider.

LE PRÉSIDENT

Êtes-vous le seul avocat qui ait cité ce témoin au nom de son client ?

Dr DIX

Je l’ai cité.

LE PRÉSIDENT

Oui, je sais ; mais êtes-vous le seul défenseur qui ait demandé sa comparution ?

Dr DIX

Je crois être le seul à l’avoir aussi demandé.

LE PRÉSIDENT

Bien. Docteur Dix, vous pouvez l’interroger maintenant.

Dr DIX

Docteur Gisevius, Maître Pannenbecker l’a déjà mentionné, vous avez publié un livre intitulé Bis zum bitteren Ende. De ce livre, j’ai lu au Tribunal certains passages qui ont aussi été acceptés par le Tribunal comme documents probatoires. C’est pourquoi je vous demande si le contenu de ce livre est historiquement vrai et si vous ne l’avez pas seulement écrit d’après votre mémoire ou sur la foi de quelques notes ?

TÉMOIN GISEVIUS

Je peux certifier ici en toute conscience qu’à ma connaissance le contenu de ce livre est historiquement vrai. Pour autant que ce fut possible, j’ai constamment pris des notes sur ce qui se passait en Allemagne et j’ai déjà dit que mon défunt ami Oster, du ministère de la Guerre, avait accumulé une collection considérable de documents auxquels je pouvais à tout moment me reporter. Aucune affaire importante, au sujet de laquelle je mentionne quelque ami de mon groupe d’opposition, n’a été traitée sans que je lui en aie parlé plusieurs fois. A partir de 1938, j’ai constamment été soit en visite, soit pour affaire, en Suisse où je pus en toute tranquillité y consigner mes impressions. Le volume qui a été présenté au Tribunal a été, dans l’essentiel, achevé en 1941 et déjà, en 1942, soumis à plusieurs amis de l’étranger pour examen.

LE PRÉSIDENT

Si le témoin affirme que ce livre est conforme à la vérité, c’est suffisant.

Dr DIX

Depuis quand connaissez-vous l’accusé Schacht ?

TÉMOIN GISEVIUS

Je connais l’accusé Schacht depuis la fin de 1934.

Dr DIX

A quelle occasion et dans quelles circonstances avez-vous fait sa connaissance ?

TÉMOIN GISEVIUS

C’était à l’époque où je travaillais au ministère de l’Intérieur du Reich et réunissais une documentation contre la Gestapo, et où j’étais consulté de différents côtés lorsque quelque incident avec la Gestapo était redouté ou se produisait. C’est ainsi qu’un jour, l’ancien ministre de l’Économie du Reich, Schacht, me dépêcha une personne de confiance, son fondé de pouvoirs Herbert Göring, pour me demander si je ne pouvais pas lui venir en aide. Schacht se sentait depuis longtemps poursuivi par Himmler et la Gestapo et s’était demandé plus récemment, non sans raison, si des agents ou tout au moins un microphone n’avaient pas été placés dans sa maison même. On me demanda si je ne pouvais pas être de quelque secours en la matière, et je répondis par l’affirmative. J’allai chercher un expert en matière téléphonique à l’administration des Postes et, le lendemain matin, nous inspectâmes l’appartement de Schacht au ministère. Nous fîmes chaque pièce, mais nous n’eûmes pas besoin de chercher longtemps. La Gestapo avait, cette fois, plutôt mal fait les choses. Le microphone avait été placé de façon trop visible. En plus de cela, une domestique avait été engagée pour espionner Schacht ; elle avait fait monter un système d’écoute sur l’installation de la maison jusque dans sa propre chambre à coucher. Mais il fut relativement facile de le découvrir, et nous pûmes démasquer la chose. C’est à cette occasion que je parlai à Schacht pour la première fois.

Dr DIX

Et quelle fut l’orientation de votre conversation ? Fut-elle déjà politique ?

TÉMOIN GISEVIUS

Elle résulta du moment et de cette situation un peu spéciale due à notre rencontre. Schacht savait que j’étais en violente opposition avec la Gestapo et, de mon côté, je n’ignorais pas que Schacht fût connu par d’innombrables prises de position contre les SS et la Gestapo ; de nombreux cercles civils en Allemagne mettaient leurs espoirs en lui, comme étant le seul ministre puissant susceptible de les protéger. En particulier les cercles économiques, très influents à l’époque, espéraient et trouvaient souvent son appui. De sorte que rien ne pouvait me venir plus rapidement à l’esprit que de lui faire part moi-même de tout ce qui m’agitait. Le problème central, à cette époque, était de supprimer la Gestapo et le régime nazi. A ce point de vue, notre conversation fut hautement politique et Schacht prêtait attention à tout avec une largeur d’esprit qui me permettait de ne rien lui cacher.

Dr DIX

Et que répliqua-t-il, lui ?

TÉMOIN GISEVIUS

Je déclarais à Schacht que l’on marchait infailliblement à un radicalisme intégral et que je me demandais si, en fin de compte, les événements actuels ne menaient pas à une inflation. Et je me posais la question de savoir s’il ne serait pas préférable qu’il provoquât lui-même cette inflation, car il connaîtrait le moment précis de la crise et pourrait ainsi, en temps utile, de concert avec les généraux et les ministres civils, faire face à la situation lorsqu’elle deviendrait sérieuse. Je lui disais :

« Provoquez cette inflation, alors vous garderez le contrôle de la situation et les autres ne vous le retireront pas ». Il répondit :

« Voyez, ce qui nous sépare, c’est que vous désirez la catastrophe alors que je ne la veux pas ».

Dr DIX

Il semblerait qu’on doive en déduire qu’à ce moment, Schacht croyait encore que la catastrophe pouvait être écartée. Sur quoi basait-il son point de vue ?

TÉMOIN GISEVIUS

Je pense, tout d’abord, que le mot de « catastrophe » qu’il prononça était réellement trop fort. Schacht avait des façons de penser datant de périodes gouvernementales révolues bien que de temps en temps, et déjà sous Brüning, eussent été prises d’urgence quelques mesures dictatoriales. Mais pour autant que j’ai pu le remarquer, et me basant sur d’autres conversations que nous avons eues plus tard, il vivait encore avec l’idée d’un Gouvernement du Reich qui se réunissait, prenait des décrets, où la majorité des ministres était de tendance bourgeoise et qui pouvait décider pour une époque plus ou moins éloignée, un changement d’orientation radical.

Dr DIX

Quelle était sa position vis-à-vis de Hitler à cette époque ?

TÉMOIN GISEVIUS

Il ne faisait aucun doute pour moi qu’il pensait encore à ce moment beaucoup de bien de Hitler. Je pourrais dire qu’encore à cette époque, Hitler était pour lui un homme sacré.

LE PRÉSIDENT

De quel moment parlez-vous ?

TÉMOIN GISEVIUS

Je suis en train de parler de la période de nos premières prises de contact, fin 1934, commencement 1935.

Dr DIX

Quelle était votre occupation à cette époque ? Où étiez-vous, où travailliez-vous ?

TÉMOIN GISEVIUS

J’étais parvenu entre temps à quitter le ministère de l’Intérieur du Reich mais avais été versé à la Direction criminelle du Reich qui était en formation à ce moment-là. Quand nous avons compris que la Gestapo cherchait à étendre son pouvoir, nous avons cru pouvoir organiser à côté de la Gestapo un organisme policier qui soit une véritable police criminelle. Mon ami Nebe fut placé par nous à la tête de ce département criminel du Reich pour y constituer un organisme policier qui, éventuellement, pourrait résister à la Gestapo si les choses se gâtaient. Je fus chargé par le ministère de l’Intérieur de participer à l’organisation de ce nouveau département en qualité de conseiller.

Dr DIX

Nous approchons maintenant lentement de 1936, l’année des Jeux Olympiques. Avez-vous reçu une mission spéciale à cette occasion ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui. Au début de 1936, on pensait me confier à la préfecture de Police la direction des effectifs de police affectés aux Jeux Olympiques de Berlin. C’était là une affaire purement technique en dehors de toute politique. Et le préfet de Police d’alors, le comte Helldorf, pensait que mes rapports avec le ministère de l’Intérieur et le ministère de la Justice seraient utiles. Mais ce poste me fut très rapidement interdit. Heydrich l’avait appris et était intervenu.

Dr DIX

Votre livre contient une lettre de Heydrich, que je ne lirai en aucune façon entièrement. Elle est adressée au comte Helldorf. Il y fait remarquer que lorsque vous étiez en activité aux ministères de l’Intérieur du Reich et de Prusse vous avez toujours fait toutes sortes de difficultés à la Police secrète d’État. Ce sont ses propres termes, et que vous avez toujours été en très mauvais rapports avec lui. Il continue : « Je crains que sa participation à l’organisation de la Police des Jeux Olympiques, même dans ce cadre, ne soit pas favorable à une coopération avec la Police secrète d’État et demande d’étudier si Gisevius ne pourrait pas être remplacé par un fonctionnaire plus indiqué. Heil Hitler ! Votre Heydrich. » Est-ce là la lettre qui fit revenir sur votre nomination ?

TÉMOIN GISEVIUS

Parfaitement. C’est la raison pour laquelle j’ai été démis de ces fonctions. Je n’eus pas d’ailleurs à attendre longtemps, quelques semaines, juste le temps pour Himmler de devenir chef de la Police du Reich, pour me voir aussitôt interdire toute mission dans la Police.

Dr DIX

Et où avez-vous été ?

TÉMOIN GISEVIUS

Après mon renvoi de la Police, je fus attaché au Gouvernement à Munster au service du contrôle des prix.

Dr DIX

Pouviez-vous, de ce service de contrôle des prix à Munster, continuer votre travail politique et lier les relations nécessaires ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui. J’avais toute latitude d’entreprendre des voyages pour raison de service et je procédais à des études approfondies non seulement sur les prix, mais aussi sur la situation politique dans les pays rhénans et en Westphalie. J’allais à Berlin pratiquement chaque semaine pour garder le contact avec les cercles amis.

Dr DIX

Restiez-vous en rapports avec Schacht ?

TÉMOIN GISEVIUS

A ce moment, je le rencontrais presque chaque semaine.

Dr DIX

N’avez-vous pas non plus pris contact à Munster avec d’autres personnalités de premier plan, toujours pour votre action ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui. Une des raisons pour lesquelles je vins à Munster était que l’Oberpräsident de cette ville, le baron von Lüning, était un homme de la vieille école, propre, correct, fonctionnaire de métier et, au point de vue politique, un homme épris de justice et d’ordre. Il finit, lui aussi, sur le gibet le 20 juillet.

J’ai aussi pris contact avec le président du Gouvernement du district important de Dusseldorf, le secrétaire d’État Schmidt, et surtout dès mon arrivée à Munster, j’ai tout tenté pour entrer en relations avec le général commandant la place, le futur Feldmarschall von Kluge. J’y parvins. J’ai donc essayé tout de suite de poursuivre mes vieilles conversations politiques.

Dr DIX

Nous reviendrons plus tard au général Kluge. Je vous demande maintenant : à ce moment-là, lorsque vous travailliez à Munster, vous fut-il possible de découvrir dans l’attitude de Schacht vis-à-vis du régime, et aussi en particulier vis-à-vis de Hitler, un changement par rapport à son attitude de 1934 dont vous avez parlé au Tribunal ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui. Ce fut une évolution continue qui éloigna de plus en plus Schacht des nazis. Si je dois vous en dépeindre les étapes, je vous dirai qu’au commencement, c’est-à-dire en 1935, il était d’avis que seule la Gestapo était malfaisante et que Hitler était réellement un homme d’État, ou tout au moins pouvait le devenir, et que Göring était l’homme puissant conservateur, dont les services devaient et pouvaient être utilisés pour lutter contre la terreur semée par la Gestapo et rétablir l’ordre.

J’ai, à l’époque, avec passion, réfuté devant Schacht ces façons de voir relatives à l’accusé Göring. Je l’ai prévenu. Je lui ai dit qu’à mon avis Göring était ce qu’il y avait de pire, tout particulièrement parce qu’il se donnait des airs bourgeois et conservateurs. Je l’ai supplié de ne pas étayer sa politique économique sur Göring, car c’eût été aller à la ruine.

Schacht — dont on peut dire beaucoup de choses, si ce n’est qu’il soit bon psychologue — contesta fortement tout ce que j’avais dit. C’est seulement lorsqu’il s’aperçut avec le temps, en 1936, que de plus en plus fréquemment, Göring le laissait se débrouiller avec le Parti, que bien au contraire il soutenait les éléments extrémistes en lutte contre lui ; c’est à cette époque que Schacht commença à évoluer, considérant non seulement Himmler mais aussi Göring comme des plus dangereux. Seul Hitler restait encore pour lui l’homme-avec-lequel-on-pouvait-faire-de-la-politique, pour autant que la majorité du cabinet parvînt à l’entraîner du côté du droit et de l’ordre.

Dr DIX

Parlez-vous en ce moment de l’époque approximative où Schacht passa le contrôle des devises à Göring ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui. C’est à ce moment que je le mis sur ses gardes et quand je dis que cela le fit réfléchir sur le cas Göring et qu’il s’aperçut que Göring ne le soutenait pas contre les éléments extrémistes, il s’agit encore de cette époque.

Dr DIX

En passant le contrôle des changes à Göring, il avait fait montre d’une attitude négative, il avait cédé. Mais, ses idées évoluant, ne préconisa-t-il pas déjà à cette époque quelque mesure positive en vue d’amener un revirement ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui. Il vivait avec cette idée, qui était à l’époque celle de nombreuses personnes en Allemagne, je dirai presque de la majorité, cette idée que tout dépendait d’une consolidation de la position des éléments modérés au sein du cabinet et que l’une des conditions préalables à cette consolidation était de ranger le ministère de la Guerre, von Blomberg en tête, aux côtés des ministres modérés. Donc, Schacht avait dans l’idée, point de vue constructif si vous voulez, qu’il fallait se rallier de haute lutte Blomberg. C’était également mon idée et c’était le même combat qu’avec mon ami Oster j’avais essayé de mener pour mon humble part et avec des moyens beaucoup plus modestes.

Dr DIX

Fit-il déjà à cette époque quelque chose pour atteindre ce but ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui.

Dr DIX

Je vous suggère les démarches du vice-président de la Reichsbank, Dreise.

TÉMOIN GISEVIUS

Oui, mais il a tout d’abord essayé à l’époque de nouer d’étroits contacts avec un technicien compétent du ministère de la Guerre, plus tard chef de l’État-Major économique de l’Armée, le général Thomas. Ce dernier fut, dès le début, sceptique sur le national-socialisme et y fut même opposé. Par miracle, il sortit vivant des camps de concentration. Schacht, à cette époque, commença sa lutte pour Blomberg par l’intermédiaire de Thomas. Je participais à cette lutte, car Schacht m’employait comme intermédiaire entre Oster et lui. Je fus en partie mis au courant de ces prises de contact par Herbert Göring. Le reste, je l’appris au cours des nombreux entretiens que j’eus avec Thomas. Je peux témoigner ici que, même à cette époque, il était extraordinairement difficile de mettre en rapports Schacht avec Blomberg. Je fus assez naïf pour dire à Schacht à plusieurs reprises qu’il n’avait simplement qu’à téléphoner à Blomberg et lui demander une entrevue. Schacht me répondit que Blomberg éluderait certainement la question et que la seule possibilité existante était de faire préparer l’entretien au préalable par Thomas et Oster. Ce qui fut fait. Que d’espoirs nous avons pu placer dans les conversations répétées de Schacht avec Blomberg. Je n’y assistais naturellement pas, mais ces conférences furent à l’époque discutées en détail. J’ai pris des notes et fus très heureux de constater que mes souvenirs s’accordaient exactement avec ceux de Thomas dont je possède des notes manuscrites.

Thomas fut à plusieurs reprises blâmé par Blomberg qui lui demanda de ne pas l’importuner avec toutes ces petites affaires de Schacht. Schacht était un ergoteur et lui, Thomas, devait...

LE PRÉSIDENT

Est-il nécessaire d’entrer dans tous ces détails, Docteur Dix ?

Dr DIX

Oui, je crois, Monsieur le Président, que c’est nécessaire. Cette évolution qui fit de Schacht, partisan convaincu de Hitler, un adversaire résolu du régime, un révolutionnaire, un conspirateur même, implique naturellement un processus psychologique si compliqué qu’il ne me semble pas possible d’épargner au Tribunal tous les détails de cette évolution. Je me restreindrai certainement sur d’autres questions secondaires, mais je vous serais reconnaissant de laisser au témoin, mon seul témoin, une certaine liberté, afin qu’il puisse exposer certains détails relatifs à ces questions. Mais je vous demanderais...

LE PRÉSIDENT

Le Tribunal pense que vous pouvez donner une idée très suffisante de la question sans entrer dans de tels détails. Vous devez essayer, en tous cas, de donner aussi peu de détails inutiles que possible.

Dr DIX

Volontiers !

(Au témoin.) Ainsi, Docteur Gisevius, vous avez entendu le souhait du Tribunal et je vous laisse le soin de veiller à n’exposer que ce qui est vraiment essentiel. Donc avez-vous encore à rapporter des éléments importants sur l’affaire Thomas-Blomberg ou pouvons-nous clore ce chapitre ?

TÉMOIN GISEVIUS

Non, je voudrais vous rapporter brièvement d’autres voies auxquelles on eut recours. Je ne sais pas cependant dans quelle mesure le Tribunal désire s’y intéresser. Mais je voudrais dire que Schacht désirait toucher le Commandant suprême de l’Armée, le baron von Fritsch. Comme il était difficile aussi de l’approcher, il envoya le vice-président de la Reichsbank, Dreise, prendre contact avec lui. De même, nous nous employâmes activement, par l’intermédiaire du général von Kluge, à essayer de toucher Fritsch et Blomberg.

Dr DIX

Et, brièvement, quel était le but de cette entreprise ? Que devaient faire ces généraux, les généraux précédemment nommés ?

TÉMOIN GISEVIUS

Le but de cette intervention était de renseigner Blomberg sur le cours que prenaient les événements ; les extrémistes prenaient le dessus, l’économie périclitait et il fallait mettre fin par tous les moyens à la terreur semée par la Gestapo.

Dr DIX

Donc, à cette époque, considérations économiques seulement et terreur ; aucunement encore question d’un danger de guerre ?

TÉMOIN GISEVIUS

Non, on craignait seulement les extrémistes.

Dr DIX

Nous arrivons maintenant en 1937. Vous savez que ce fut l’année de la démission de Schacht de son poste de ministre de l’Économie du Reich, Schacht vous parla-t-il des raisons pour lesquelles il resta président de la Reichsbank ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui. J’ai vécu tous les épisodes de la lutte qu’il mena pour obtenir sa démission de ministre de l’Économie. Il essaya d’abord d’obtenir sa démission du ministère. Si je ne me trompe pas, ce fut assez difficile et Schacht informa un jour Lammers que s’il ne recevait pas un avis officiel de démission avant une certaine date, il se considérerait de son côté comme démis de ses fonctions et en informerait la presse.

Ce fut l’occasion pour nombre de personnes d’assaillir Schacht pour lui demander de ne pas démissionner. Pendant ces années, chaque fois qu’une personnalité de quelque ministère voulait donner sa démission, la question se posait de savoir si son successeur prendrait des mesures encore plus radicales. Schacht fut supplié de ne pas partir car les extrémistes pouvaient ainsi s’immiscer dans les affaires économiques. Je citerai seulement le nom du Dr Ley, chef du Front du travail.

Schacht répliqua qu’il ne pouvait pas être tenu pour responsable, mais il espérait qu’en tant que président de la Reichsbank, il pourrait, comme il disait, garder un pied dans la place. Il voulait dire par là qu’il s’imaginait pouvoir encore superviser dans l’ensemble les affaires économiques et celles de la Reichsbank et prendre certaines mesures dans le domaine de l’économie et de la politique. Je peux certifier que Schacht fut supplié par nombre de personnes, qui plus tard se joignirent à l’opposition, d’adopter cette attitude même et au moins de garder un pied dans la place.

Dr DIX

Est-ce que sa décision ne fut pas influencée par son opinion sur certains généraux, en particulier sur le Generaloberst Fritsch ?

TÉMOIN GISEVIUS

C’est tout à fait exact. Un coup du sort des plus malheureux voulut que de très nombreuses personnes en Allemagne s’imaginassent que Fritsch était un homme fort. J’ai maintes et maintes fois fait cette expérience : des officiers supérieurs, de hauts fonctionnaires des ministères, me disaient que nous pouvions vivre en paix. Fritsch était aux aguets, Fritsch attendait le moment opportun, Fritsch, un beau jour, par un putsch, mettrait fin à la terreur. Le général von Kluge par exemple, ne cessait de me répéter ces choses ; c’était authentique et c’était un ami intime de Fritsch. Et ainsi tous, tant que nous sommes, nous vivions dans une idée absolument fausse, qu’un jour ce serait le grand putsch de la Wehrmacht contre les SS. Mais c’est le contraire qui arriva, c’est-à-dire le putsch, le putsch sanglant des SS, cette fameuse crise Fritsch, à la suite de laquelle non seulement Fritsch fut relevé de ses fonctions mais tous les grands chefs de la Wehrmacht furent politiquement étêtés. C’en était maintenant fini de tous nos espoirs et...

Dr DIX

Pardonnez-moi de vous interrompre. Nous reviendrons plus tard sur cette crise Fritsch. Pour le moment, je voudrais... c’est en 1938 ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui.

Dr DIX

Pour épuiser la question des tentatives entreprises par Schacht en 1937, je voudrais vous demander — ce point est traité dans votre ouvrage — si un voyage de Schacht à Munster et une prise de contact infructueuse avec le général von Kluge, n’ont pas joué un rôle en la matière ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui, j’avais pensé ne devoir en parler que très brièvement, bien qu’il s’agisse là d’une des plus importantes tentatives de Schacht pour entrer en contact avec Fritsch. Il n’était pas possible de ménager la conversation à Berlin. On convînt de Munster. Des mesures secrètes furent prises. Le général von Kluge en effet s’effrayait d’avoir à rencontrer Schacht publiquement à ce moment. Ce fut un va-et-vient déprimant et, en fin de compte, les deux hommes n’arrivèrent pas à se joindre ; il n’avait pas été possible à un ministre du Reich et à un général en chef de se rencontrer. Ce fut une affaire des plus déprimantes.

Dr DIX

Où étiez-vous à l’époque ? Que faisiez-vous ? Étiez-vous toujours à Munster ? Un changement était-il intervenu ?

TÉMOIN GISEVIUS

J’étais toujours à Munster à l’époque, mais vers le milieu de 1937, Schacht exprima le désir que je rentre à Berlin. Plus il éprouvait de déceptions, plus il était disposé à prendre au sérieux mes mises en garde contre un radicalisme croissant et un putsch SS.

Vers l’automne 1937, les choses étaient telles en Allemagne que tout le monde dans l’opposition sentait qu’il ne se préparait rien de bon. Nous pensions à l’époque à un autre 30 juin sanglant et nous cherchions à l’éviter. Ce fut Schacht qui entra en relations avec Canaris par l’intermédiaire d’Oster, et exprima le désir de me voir envoyer à Berlin d’une manière ou d’une autre. Mais il n’y avait aucun service officiel pour m’offrir un poste à cette époque. Il ne me restait qu’à demander à être mis en congé pour de prétendues études économiques. Schacht s’arrangea avec l’agrément de Canaris et d’Oster et me fit attribuer un poste correspondant dans une usine à Brême, où j’avais tout loisir de ne pas mettre les pieds. Je rejoignis donc Berlin pour me mettre inconditionnellement à la disposition de nombreux amis en prévision d’événements à venir.

Dr DIX

Monsieur le Président, nous en arrivons maintenant au mois de janvier 1938, à la crise Fritsch. Je ne pense pas qu’il soit indiqué de couper en deux cette partie du témoignage et je me permets de vous suggérer, Monsieur le Président, soit de suspendre l’audience maintenant, soit de nous accorder encore au moins une demi-heure de débats.

LE PRÉSIDENT

Oui, nous allons lever d’audience.

(L’audience sera reprise le 25 avril 1946 à 10 heures.)