CENT QUATORZIÈME JOURNÉE.
Jeudi 25 Avril 1946.

Audience de l’après-midi.

Dr DIX

Docteur Gisevius, nous en étions arrivés, avant la suspension de midi, à la déclaration de la guerre ; et pour éclairer la suite des débats, il me faut vous demander quelle fut votre affectation militaire.

TÉMOIN GISEVIUS

Le jour de la déclaration de guerre, je reçus un faux ordre de mobilisation au service du contre-espionnage émanant du général Oster, mais il était prescrit que toutes les affectations des officiers ou de tous les membres du contre-espionnage devaient être examinées par la Gestapo. Comme je n’aurais jamais eu l’autorisation de faire partie de ce service de contre-espionnage, on imagina de m’adresser un ordre de mobilisation falsifié qui me permit de rester à la disposition d’Oster et de Canaris sans avoir un service direct à assumer.

Dr DIX

Quelle fut d’abord l’activité du groupe de conspirateurs dont vous nous avez expliqué la composition, après le début de la guerre ? Qui mena la conspiration ? Qui y participa et que s’est-il produit ?

TÉMOIN GISEVIUS

Immédiatement après la déclaration de la guerre, le Generaloberst Beck était à la tête de tous les mouvements d’opposition qui existaient en Allemagne, à l’exception des communistes avec lesquels nous n’avions aucun contact à cette époque. Nous étions d’avis que seul un général, à ce moment de la guerre, pouvait diriger ce mouvement et Beck était tellement imbu des principes militaires qu’il était vraiment le seul homme capable de rassembler tous les groupes, de la droite à la gauche. Il choisit pour collaborateur le plus étroit, le Dr Gordeler.

Dr DIX

De sorte que les civils qui prirent part à cette conspiration se réduisaient, comme avant, à Schacht et à Gördeler.

TÉMOIN GISEVIUS

Non. Il me faut compléter. Au contraire, tous les groupes d’opposition qui, jusqu’à présent, n’avaient eu que des rapports très lâches se réunirent sous la pression de la guerre. Surtout ceux de gauche qui, dans les premières années, avaient été fortement décimés parce que leurs chefs avaient été arrêtés. Ces gens de gauche adhérèrent en particulier à notre front civil. Je ne cite que Leuschner et le Dr Karl Mühlendorf. Il me faut aussi parler des industriels chrétiens, le Dr Habermann et le Dr Jakob Kaiser. Je mentionnerai aussi d’autres cercles catholiques, les chefs des Églises confessionnelles ou bien des politiciens isolés, tels par exemple l’ambassadeur von Hassel, le secrétaire d’État Planck, le ministre Popitz et beaucoup d’autres encore.

Dr DIX

Quelle fut l’attitude de ces cercles de gauche vis-à-vis de la question d’un putsch, d’un éloignement de Hitler du pouvoir par la force ou d’un attentat contre lui ? Est-ce qu’ils s’accommodaient de la pensée d’entreprendre plus tard un attentat contre Hitler ?

TÉMOIN GISEVIUS

Non. Les cercles de gauche étaient très fortement sous l’impression que la légende des coups de poignard avait causé à l’Allemagne des dégâts inouïs, et ils croyaient également ne pas pouvoir à nouveau s’exposer au danger d’entendre dire après coup que Hitler ou l’Armée allemande n’eût pas été battue en rase campagne. Pendant des années, la gauche a été d’avis qu’il fallait absolument que le peuple allemand comprît que le militarisme se détruisait lui-même en l’Allemagne, aussi amers que ces avertissements eussent paru au peuple allemand.

Dr DIX

J’ai déjà parlé au Tribunal d’une lettre que vous avez vous-même introduite en Suisse en fraude pour Schacht, environ à cette époque, c’est-à-dire à la fin de 1939. Cette lettre était adressée au président de la Banque Internationale de Bâle, qui est devenu plus tard président de la First National Bank à New-York, homme d’une grande influence, qui possédait aussi ses entrées auprès du Président Roosevelt. J’avais l’intention, Messieurs, à propos de cette preuve, de produire maintenant cette lettre. Mais étant donné que lors de la discussion sur l’admission des preuves, j’ai déjà communiqué les points principaux de cette lettre, étant donné que M. Justice Jackson n’avait pas encore en sa possession le livre de documents de Schacht et qu’ils ne voulait pas que j’en parle à ce moment-là, je désire de ce fait m’abstenir de lire le contenu intégral de cette lettre ainsi que j’en avais l’intention ; je le ferai plus tard lorsque je produirai mes documents. Pour rappeler simplement au témoin la lettre en question, je vais lui donner le sens de cette lettre dans laquelle Schacht proposait au président Fraser que le moment...

M. JUSTICE JACKSON

Je n’ai aucune objection à faire contre l’utilisation de cette lettre de Schacht à Léon Fraser. C’est une lettre d’un banquier à un autre banquier. Mais si vous prétendez que M. Fraser avait de l’influence sur le Président Roosevelt, je vous prierai de le prouver. Cependant je n’ai aucune objection contre cette lettre.

Dr DIX

C’est une lettre du 14 janvier 1946, je ne la lis pas en entier, ce serait trop long ; elle a six pages.

LE PRÉSIDENT

Quelle est la date de cette lettre ?

Dr DIX

Je faisais erreur, cette lettre est du 16 octobre 1939. Elle devient le numéro 31 de mon livre de documents ; il y est écrit que le moment était encore favorable pour donner, avec le Président Roosevelt, la paix au monde et que, même une victoire allemande...

LE PRÉSIDENT

Est-ce une lettre de Schacht ?

Dr DIX

Oui de Schacht à Fraser.

LE PRÉSIDENT

Avez-vous une preuve de cette lettre ?

Dr DIX

Si le Tribunal le préfère, Schacht pourra parler de cette lettre. Je veux simplement demander au témoin s’il est exact qu’il l’a introduite frauduleusement en Suisse. (Au témoin.) Voilà la question. Je vous en prie ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui. J’ai emporté cette lettre en Suisse, où je l’ai mise à la poste.

Dr DIX

Bien. Qu’est-il alors arrivé à votre groupe dans ses tentatives d’arriver à la paix ou à une lutte destinée à empêcher l’extension de la guerre ? Avez-vous, dans votre cercle d’opposants ou de conspirateurs, tenté des actions diplomatiques dans ce sens ?

TÉMOIN GISEVIUS

Le but décisif pour nous était d’éviter un développement de la guerre à tout prix. Ce développement de la guerre ne pouvait avoir lieu que dans la direction de la Hollande, de la Belgique ou de la Norvège. Il était évident que si nous pouvions faire une démarche dans ce sens, et si elle réussissait, nous pouvions éviter des conséquences énormes, non seulement pour l’Allemagne mais encore pour toute l’Europe. C’est ainsi que par tous les moyens, nous voulions arriver à éviter un élargissement de la guerre à l’Ouest. Immédiatement après la campagne de Pologne, Hitler se décida à retirer ses troupes de l’Est pour les envoyer à l’Ouest, et à risquer une attaque, contrairement aux déclarations de neutralité de la Belgique et de la Hollande. Nous pensions que si nous réussissions à éviter cette attaque en novembre, nous gagnerions assez de temps dans les mois d’hiver qui devaient suivre pour convaincre des généraux isolés, à la tête desquels Brau-chitsch et Halder ainsi que les chefs des groupes d’armées, qu’ils devaient au moins s’opposer à une extension de la guerre. Halder et Brauchitsch se dérobèrent et dirent qu’il était trop tard et qu’il fallait désormais combattre et anéantir jusqu’au dernier des ennemis de l’Allemagne. Nous n’étions pas de cet avis. Nous pensions qu’il était encore possible de faire une paix dans l’honneur, et j’entends par honneur que le pouvoir nazi devait, bien entendu, être complètement éliminé jusqu’à son dernier représentant. Nous voulions prouver aux généraux que le but de l’étranger n’était pas de détruire le peuple allemand, mais qu’il en voulait au nazisme et à sa terreur. C’est en vue de fournir ces preuves que nous avons fait toutes les démarches possibles à l’étranger pour nous les procurer et les produire aux généraux en question. Le résultat de notre enquête, ou plutôt l’un des essais, fut cette lettre de Schacht à Fraser, dont j’ai parlé, dans laquelle celui-là disait qu’une certaine évolution intérieure était sur le point de se produire et que si nous pouvions gagner du temps, c’est-à-dire si nous pouvions passer l’hiver, nous arriverions peut-être, alors, à pousser les généraux à un putsch.

Dr DIX

Je vous remercie ; permettez-moi de vous interrompre un instant. Je dois en ce moment avertir le Tribunal que le témoin se réfère à un point, à une allusion de cette lettre. La lettre est écrite en anglais. Comme je n’ai pas de traduction allemande je lirai cette phrase en anglais : « My feeling is, that the earlier discussions be opened, the easier it will be to influence the development of certain existing conditions ». (Mon sentiment est que, plus tôt les discussions seront ouvertes, plus il sera facile d’influencer le développement de certaines conditions existantes.)

Maintenant, je vous demande ce que Schacht entend par ces certaines conditions existantes qui seront influencées ; veut-il parler de vos efforts ?

M. JUSTICE JACKSON

Je me dois d’élever ici une objection. Je ne sais si nous nous sommes bien compris. Je crois que ce que Schacht voulait dire n’est pas une question à poser au témoin. Je ne proteste pas contre le langage sybillin de Schacht, mais je ne crois pas que ce témoin puisse interpréter ce que Schacht voulait dire. Il ne peut nous rapporter que ce qu’il a tiré de ses informations personnelles. Je ne désire pas entrer dans les détails techniques, mais il me semble que ce genre de questions pourrait être réservé à l’accusé Schacht lui-même.

Dr DIX

M. Jackson a absolument raison, mais ce témoin lui-même a transmis cette lettre en Suisse ; et je suppose qu’il a discuté le contenu de cette lettre avec Schacht et qu’il est ainsi à même de déchiffrer le sens caché de ses termes.

LE PRÉSIDENT

Il n’a pas dit qu’il en était ainsi ; il n’a pas dit qu’il avait vu la lettre, à part l’extérieur peut-être.

Dr DIX

Je vous demande de vous exprimer clairement : avez-vous pris connaissance du contenu de cette lettre ?

TÉMOIN GISEVIUS

Je vous demande pardon de n’avoir pas dit les choses clairement, mais j’ai moi-même collaboré à la rédaction de cette lettre. J’étais présent quand nous l’avons discutée et écrite.

Dr DIX

Je pense que M. Justice Jackson voudra bien retirer son objection.

M. JUSTICE JACKSON

Oui.

Dr DIX

Je vous demande alors de bien vouloir répondre à la question suivante : que voulait-il dire par ces mots sybillins ?

TÉMOIN GISEVIUS

Nous voulions dire que nous, en Allemagne, nous nous étions efforcés d’arriver à certains développements et que nous espérions un mot d’encouragement de nos adversaires. Mais je ne veux pas ici amener un malentendu. Dans cette lettre, on voit clairement que le Président Roosevelt avait entre temps éprouvé de nombreuses déceptions du côté des Allemands de sorte que nous devions faire directement auprès de lui cette démarche et lui recommander de faire le premier pas.

Dr DIX

Et vous avez les mots : « Vatican Action », que signifient-ils ?

TÉMOIN GISEVIUS

Après la tentative d’arriver à un entretien avec l’Amérique, nous pensions que nous pourrions solliciter une déclaration du Gouvernement britannique. A nouveau nos efforts tendaient...

LE PRÉSIDENT

L’orignal de cette lettre existe-t-il, ou nous la donnez-vous seulement de mémoire ?

Dr DIX

Il s’agit de la copie originale, d’une copie écrite de la main même de Schacht, qui a été conservée en Suisse pendant la guerre et que ce témoin nous a rapportée lui-même de Suisse. (Au témoin.) Alors, « Vatican Action », je vous prie ?

TÉMOIN GISEVIUS

Nous tentions de démontrer par tous les moyens au général Halder et au général Olbricht, la fausseté de leur thèse selon laquelle ils se figuraient qu’on ne pouvait plus traiter avec un Gouvernement allemand convenable. Nous pensions avoir pris un chemin particulièrement important et sûr. Le Saint-Père lui-même faisait personnellement des efforts dans ce sens, car le Gouvernement britannique, avec raison, ne se sentait pas sûr, si, de toute façon, il existait en Allemagne un groupement digne de confiance avec lequel on pût traiter. Mais je me souviens que l’incident de Venloo se produisit peu après au cours duquel, sous prétexte qu’il existait un groupe d’opposition en Allemagne, des agents du « Secret Service » anglais avaient été capturés à la frontière hollandaise. Il nous appartenait donc de prouver ici qu’il y avait un groupement qui s’occupait honnêtement de la question, et qui tiendrait parole quels que soient les événements. Je pense que, de notre côté, nous sommes arrivés à conserver ce que nous faisions espérer, tandis que nous disions ouvertement que nous ne pouvions amener le putsch, comme si nous avions précédemment fait part de notre espoir. Ces négociations eurent lieu en octobre et novembre 1939. Plus tard seulement, au printemps, nous sommes arrivés à un accord et si l’on me questionne à ce sujet, je répondrai.

Dr DIX

Oui, et bien, parlez-nous de cet accord ?

TÉMOIN GISEVIUS

Je crois qu’il me faut d’abord dire qu’en novembre 1939 effectivement, le général Halder envisageait la possibilité d’un putsch, mais que cette possibilité échoua, du fait que Hitler, à la dernière minute, donna le contre-ordre de l’offensive à l’Ouest. Fortifiés par l’attitude du moment de Halder, nous croyions devoir poursuivre les pourparlers avec le Vatican. Nous arrivâmes à une sorte de « gentlemen’s agreement », sur les bases duquel je me crois ici obligé de dire que nous avons pu donner aux généraux des preuves flagrantes qu’en cas de chute du régime hitlérien nous arriverions à un accord avec un gouvernement civil allemand acceptable.

Dr DIX

Témoin, avez-vous vu vous-même ces preuves ?

TÉMOIN GISEVIUS

Des conversations eurent lieu qui furent ensuite consignées dans un rapport très important. Le Dr Schacht et l’ambassadeur von Hassel l’ont vu avant qu’il ne soit remis à Halder par l’intermédiaire du général Thomas. Halder fut tellement touché par le contenu de ce rapport qu’il en transmit des extraits importants au général von Brauchitsch. Celui-ci fut indigné et menaça d’arrêter l’intermédiaire, le général Thomas. C’est ainsi qu’échoua cette action qui, selon toutes les prévisions, aurait dû réussir.

Dr DIX

Témoin vous nous avez déjà dit...

LE PRÉSIDENT

Docteur Dix, les dernières notes que j’ai prises dans mon livre de notes, sont ainsi libellées : « Nous savions que l’attaque éventuelle de la Belgique, de la Hollande et d’autres pays comporterait les plus graves conséquences, aussi avons-nous négocié avec Halder et Brauchitsch ; à cette époque, cependant, ils n’étaient pas prêts à nous aider à enrayer la guerre. Nous voulions une paix honorable en éliminant la politique. Nous avons fait pour cela tous les pas nécessaires. »

Depuis que j’ai pris ces notes, nous n’avons cessé depuis dix minutes de parler de détails qui n’ont aucune relation avec la suite des débats. S’ils ont pris toutes les mesures nécessaires, pourquoi nous donner tant de détails ?

Dr DIX

Oui, Monsieur le Président. Mais lorsqu’un témoin se trouve dans une situation aussi importante qu’il doive à chaque instant compter, tout comme le défenseur de l’accusé, que les gens qui sont d’un avis différent disent : Ce ne sont que des façons de parler générales. Nous voulons des faits, des détails », c’est alors que je ne puis renoncer à ce que le témoin nous dise par exemple à grands traits qu’une action d’envergure a été entreprise au Vatican auprès, de Sa Sainteté. Et s’il ne fait que nous dire que cette action a été résumée dans un grand rapport qui a été transmis à Halder et à Brauchitsch...

LE PRÉSIDENT

J’admets parfaitement avec vous qu’une phrase qui parlait de négociations avec le Vatican était particulièrement à sa place, mais tout le reste comportait des détails superflus.

Dr DIX

Nous en avons d’ailleurs terminé avec ce chapitre, Monsieur le Président. (Au témoin.) Vous avez déjà dit que le putsch prévu pour novembre n’avait pas eu lieu parce que l’offensive ne s’était pas produite à l’Ouest. Je voudrais maintenant vous demander si votre groupe de conspirateurs est resté inactif pendant l’hiver et en particulier au cours du printemps, ou si vous avez préparé et exécuté d’autres plans ?

TÉMOIN GISEVIUS

Sans arrêt, nous avons essayé d’agir sur tous les généraux de notre entourage. En dehors de Halder et de Brauchitsch, nous avons tenté d’atteindre les généraux de l’armée blindée qui étaient à l’Ouest. Je me rappelle un entretien entre Schacht et le général Hoeppner.

Dr DIX

Hoeppner ?

TÉMOIN GISEVIUS

Hoeppner. De même nous avons essayé de gagner les Feldmarschalle Rundstedt, Bock et Leeb. Là encore, le général Thomas et l’amiral Canaris ont servi d’intermédiaires.

Dr DIX

Et quelles furent les réactions de ces généraux ?

TÉMOIN GISEVIUS

Au point où les choses en étaient, ils ne voulaient pas s’engager.

Dr DIX

Nous arrivons à l’été 1940. Hitler est à Paris. L’offensive aérienne contre l’Angleterre est imminente. Quelle a été à cette époque et ultérieurement l’activité de votre groupement ?

TÉMOIN GISEVIUS

Après la chute de Paris, notre groupement perdit toute influence pendant quelques mois. La victoire de Hitler avait étourdi tout le monde et nous avons eu les plus grandes peines à entreprendre une tentative pour essayer d’éviter des bombardements sur l’Angleterre. Là encore, notre groupement a travaillé en vase clos et a essayé, par l’intermédiaire du général Thomas, de l’amiral Canaris et d’autres, d’éviter ce malheur.

Dr DIX

Je ne commets pas d’erreur, en parlant du groupe ? Vous pensez bien à celui qui était dirigé par Beck et dont Schacht faisait partie ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui.

Dr DIX

A cette époque, Schacht n’a-t-il pas eu un ou plusieurs entretiens en Suisse dans le même sens ?

TÉMOIN GISEVIUS

Un peu plus tard, je crois, aux environs de l’été 1941, au cours d’un voyage en Suisse, Schacht essaya encore de plaider pour qu’on arrivât le plus vite possible à des conversations de paix. Nous savions que Hitler envisageait la guerre contre la Russie et nous pensions devoir tout faire pour éviter au moins ce grand malheur. Schacht parla de ces sujets en Suisse. J’ai moi-même organisé un dîner qui eut lieu à Bâle avec le président de la B.I.Z., M. Mac Kittrick, un américain, et j’étais présent lorsque Schacht essaya au moins d’exprimer ses idées en disant que tout devait être tenté pour arriver à des négociations de paix.

Dr DIX

Je puis faire respectueusement remarquer au Tribunal qu’il s’agit là de l’article des Nouvelles de Bâle dont j’ai déposé le contenu au moment où nous avons discuté de la pertinence des preuves. Il s’agit d’un entretien de Schacht avec un économiste américain. C’est ce même voyage dont vient de parler le témoin. Je prie le Tribunal de bien vouloir me permettre de revenir sur cet article au moment de la production de mes documents. (Au témoin.) La guerre, donc, continua : vous ne pouvez rien me dire de plus sur la campagne de Russie qui était imminente ?

TÉMOIN GISEVIUS

Je ne puis que vous dire que Schacht était parfaitement au courant des nombreuses tentatives que nous avons entreprises pour éviter cette catastrophe.

Dr DIX

Continuons, nous arrivons à Stalingrad. Que s’est-il passé dans votre groupement à ce moment critique de la guerre ?

TÉMOIN GISEVIUS

Après l’échec de nos efforts pour convaincre les généraux victorieux de faire un putsch, nous avons encore essayé de le faire lorsqu’ils eurent compris que nous allions à une catastrophe. Depuis décembre 1942, le Generaloberst Beck avait, dans ses moindres détails, prévu cette catastrophe qui venait de donner sa première manifestation visible à Stalingrad. Nous avons immédiatement entrepris les préparatifs, en vue du moment — que nous avions prévu avec une exactitude presque mathématique — où l’armée Paulus serait amenée à capituler, afin d’organiser au moins un putsch militaire. On me rappela de Suisse à ce moment-là, pour prendre part à toutes les discussions et à tous les préparatifs. Je puis certifier que ces préparatifs furent cette fois très poussés : nous avions pris contact avec les Feldmarschalle à l’Est et Witzleben à l’Ouest. Mais les choses se passèrent à nouveau différemment car le Feldmarschall Paulus capitula au lieu de nous donner le signal suivant lequel, aux termes du plan établi, Kluge devait entamer le putsch à l’Est.

Dr DIX

C’est à cette époque qu’a eu lieu l’attentat de Schlaberndorff ?

TÉMOIN GISEVIUS

Non, un peu plus tard.

Dr DIX

Je voudrais vous poser une question incidente. Jusqu’à présent, vous nous avez dépeint les buts du groupe dirigé par le général Beck avec l’appui de Gördeler, de Schacht et d’autres, sous la forme d’un mouvement qui devait renverser le Gouvernement. Ce putsch ne vise-t-il pas maintenant à commettre un attentat ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui, à partir de ce moment-là, lorsque les généraux nous eurent abandonnés, nous avons compris que nous ne pouvions plus faire de putsch. C’est à partir de ce moment-là que nous avons entrepris toutes les tentatives pour arriver à un attentat.

Dr HANS LATERNSER (avocat de l’Etat-Major général et du Haut Commandement)

Monsieur le Président, je me dois d’élever une objection contre les déclarations du témoin. Par ses déclarations, le Dr Gisevius a lourdement chargé le groupement que je représente. Ces déclarations sont tellement générales qu’on ne peut arriver à en tirer des faits. En outre, il a prétendu que les Feld-marschalle de l’Est avaient abandonné le groupe des conspirateurs. Ce sont là des jugements du témoin, mais non pas des faits auxquels le témoin doit limiter son témoignage. Et je vous demande... Monsieur le Président, je n’ai pas encore fini. Je voulais terminer en disant que je demande au Tribunal de bien vouloir faire rayer du procès-verbal les déclarations que vient de faire le témoin aux termes desquelles il prétend que les généraux ont abandonné le groupe des conspirateurs.

Dr DIX

Puis-je répondre brièvement ? Je ne peux pas me déclarer d’accord avec les explications de mon honoré confrère, le Dr Laternser, qui prétend que ce n’est pas reconnaître un fait que de dire que les généraux « nous avaient abandonnés »...

LE PRÉSIDENT

J’estime que nous n’avons pas besoin d’entendre d’autres arguments sur ce point. Nous décidons que rien ne sera rayé du procès-verbal tant que nous ne l’aurons pas examiné. Le Dr Laternser aura l’occasion d’interroger le témoin et de faire ressortir tous les points qu’il désire soulever pour ses preuves.

Dr LATERNSER

Monsieur le Président, si j’adresse cette requête en prétendant que le témoin fait des déclarations qui ne rentrent pas dans ses devoirs de témoin et qu’il porte des jugements, ce témoignage sera irrecevable et devra être rayé du procès-verbal.

LE PRÉSIDENT

Au cas où vous estimeriez que ces déclarations ne sont que des ouï-dire, je dois vous avertir que le Tribunal les tient pour parfaitement claires. C’est pourquoi ce témoignage est pertinent. Vous pouviez ultérieurement interroger le témoin.

Dr LATERNSER

Monsieur le Président, on ne m’a pas bien compris. Je ne demande pas qu’il faille rayer cette déclaration du procès-verbal sous prétexte que le témoin n’a fait cette déposition que d’après des ouï-dire. Mais je prétends que le témoin porte un jugement et non qu’il a exprimé un fait en disant que les généraux de l’Est avaient abandonné le groupe des conspirateurs.

Dr DIX

Puis-je répondre brièvement, en une seule phrase ? Si un groupe de généraux veut faire un putsch et ne l’exécute pas, je peux concrétiser ce fait en disant qu’ils nous ont abandonnés. Je puis dire aussi qu’ils n’ont pas fait le putsch, mais les deux expressions veulent dire la même chose. Dans les deux cas il s’agit d’un fait et non d’un jugement. Il ne parle pas du comportement des généraux aux points de vue éthique, politique ou militaire. Mais il établit qu’ils n’ont pas voulu.

LE PRÉSIDENT

Continuez.

Dr DIX (au témoin)

Si je me souviens bien, vous étiez en train de dire que la politique du groupement des conspirateurs était passée du putsch à l’attentat. Mes souvenirs sont bien exacts ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui.

Dr DIX

Voulez-vous dire quelque chose à ce sujet ?

TÉMOIN GISEVIUS

Je vous ai dit qu’après les premières démarches, le général Beck avait perdu tout espoir de gagner un général au putsch. On disait à cette époque qu’il ne nous restait rien d’autre à faire que de libérer l’Allemagne, l’Europe et le monde entier du tyran par un attentat à la bombe. Cette décision prise, les préparatifs furent immédiatement entrepris. Oster parla à Lahousen ; celui-ci nous fournit les bombes qui furent déposées au Quartier Général de Kluge à Smolensk. Par tous les moyens possibles, un attentat fut tenté qui n’échoua que parce qu’à l’occasion d’une visate au front, la bombe placée dans l’avion de Hitler n’explosa pas. C’était au printemps 1943.

Dr DIX

Il se produisit alors au service du contre-espionnage de l’OKW un événement qui eut une influence significative sur le développement ultérieur des événements, sur le comportement de Schacht et sur son séjour en Allemagne. Voulez-vous nous parler de cet événement ?

TÉMOIN GISEVIUS

Avec les jours, il n’avait pas échappé à Himmler ce qui se passait à l’OKW et, sur la pression du général SS Schellenberg, une grande enquête fut entreprise dans le groupe Canaris. On nomma un commissaire spécial et, dès le premier jour de l’enquête, Oster fut renvoyé de son poste et un grand nombre de ses collaborateurs arrêtés. Peu de temps après, Canaris était relevé de ses fonctions. Je ne pouvais moi-même plus pénétrer en Allemagne à ce moment-là. Et c’est ainsi que fut éliminé le groupe qui, jusque là, avait en quelque sorte assumé la direction de toute la conspiration.

Dr DIX

A cette époque, c’est-à-dire en janvier 1943, Schacht fut également privé de son poste de ministre sans portefeuille. Avez-vous rencontré Schacht depuis cette circonstance ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui. Je me trouvais par hasard à Berlin ce jour-là, et j’étais là lorsque arriva la lettre de renvoi. Elle était rédigée en des termes exceptionnellement sévères. Je me rappelle qu’au cours de la nuit, Schacht me pria de me rendre à sa maison de campagne ; comme la lettre ne prévoyait que le renvoi de Schacht, nous nous sommes demandés s’il fallait s’attendre à son arrestation.

Dr DIX

Je vous rappelle, Messieurs, que cette lettre a été lue lors de l’audition du témoin Lammers et lui a été présentée. Cette lettre de démission de Schacht a donc été lue pour qu’elle figure au procès-verbal ; elle est également contenue dans mon livre de documents. (Au témoin.) En somme, vous étiez en Suisse, mais le 20 juillet, vous étiez à Berlin. Comment cela se fait-il ?

LE PRÉSIDENT

Vous faites allusion au 20 juillet 1944 ?

Dr DIX

Oui, au fameux 20 juillet. Nous nous hâtons vers la fin.

TÉMOIN GISEVIUS

Quelques mois après l’élimination des cercles de Canaris-Oster, nous avons formé un nouveau groupement autour du général Olbricht. Le colonel comte von Stauffenberg entra en action. Il remplaça alors Oster dans toutes ses activités. Après des mois, de nombreuses et vaines tentatives et des entretiens en juillet 1944, je rentrai secrètement à Berlin pour prendre part aux événements.

Dr DIX

Mais vous n’avez eu aucune liaison directe avec Schacht lors de cette tentative d’attentat ?

TÉMOIN GISEVIUS

Non. J’étais secrètement à Berlin et ne vis que Gördeler, Beck et Stauffenberg. Nous avons expressément décidé que nul autre civil en dehors de Gördeler, de Leuschner et de moi-même ne serait mis au courant. Nous espérions ainsi pouvoir préserver des vies humaines et ne pas informer inutilement des gens.

Dr DIX

J’en arrive à ma dernière question. Je voudrais vous rappeler que Schacht a toujours occupé dans le Gouvernement hitlérien des postes de premier plan. Quant à vous, ainsi que vous l’avez dit clairement aujourd’hui dans votre déposition, vous étiez un ennemi mortel du régime nazi. Malgré cela vous aviez, ainsi que vous l’avez précisé aujourdhui dans votre déposition, particulièrement confiance en Schacht. Comment expliquez-vous cette apparente contradiction ?

TÉMOIN GISEVIUS

Pour vous répondre, je ne puis qu’exprimer un jugement personnel. Je vais le faire aussi brièvement que possible. Mais je dois spécifier que je me suis cassé la tête sur le problème Schacht. Non seulement moi, mais aussi tous mes amis. Ce fut toujours pour nous une question qui resta ouverte et une énigme. Peut-être peut-on expliquer par son esprit de contradiction que Schacht ait conservé aussi longtemps ses fonctions sous le régime hitlérien. Sans aucun doute, il est entré au Gouvernement hitlérien pour des raisons patriotiques, et je puis certifier que c’est pour les mêmes raisons patriotiques qu’il s’est décidé à passer à l’opposition, au moment de ses déceptions. Ce qui nous a attachés, mes amis et moi, à Schacht, malgré ses contradictions et ses énigmes, c’étaient son courage civique extraordinaire, son sens profond de l’éthique qui l’animait et le fait qu’il ne pensait pas uniquement à l’Allemagne, mais à l’idéal de l’humanité. C’est ainsi que nous sommes allés avec lui, la main dans la main, que nous l’avons compté parmi les nôtres ; et si vous me demandez mon opinion personnelle, je puis vous dire que j’ai définitivement fait taire les doutes que j’avais éprouvés assez fréquemment à son encontre pendant les événements dramatiques de 1938 et 1939. A ce moment-là, il luttait déjà réellement, et je ne l’oublierai jamais. C’est une joie pour moi de pouvoir en témoigner ici.

Dr DIX

Messieurs, j’en ai terminé avec l’interrogatoire du témoin.

LE PRÉSIDENT

D’autres avocats désirent-ils poser des questions au témoin ?

M. GEORG BOEHM (avocat des SA)

Témoin, vous avez déclaré hier que vous avez été membre du Stahlhelm. De quelle date à quelle date ?

TÉMOIN GISEVIUS

Je crois que je suis rentré au Stahlhelm en 1929 et que je l’ai quitté en 1933.

M. BOEHM

Vous connaissez l’esprit des membres du Stahlhelm. Vous savez qu’il comprenait à peu près exclusivement des gens qui avaient fait la première guerre mondiale et je voudrais vous demander si les buts de politique intérieure et extérieure du Stahlhelm étaient partagés par ses membres, s’ils voulaient les atteindre par des voies légales ou révolutionnaires ?

TÉMOIN GISEVIUS

Autant que je sache, le Stahlhelm a toujours prôné la voie légale.

M. BOEHM

Très bien. Est-ce que la lutte que le Stahlhelm dirigeait contre le traité de paix de Versailles et qu’avaient faite leur, toutes les organisations à tendance nationale, était menée avec des moyens légaux ou avec des moyens révolutionnaires, en particulier le recours à la violence ?

TÉMOIN GISEVIUS

Il m’est naturellement très difficile de m’exprimer pour l’ensemble du Stahlhelm, mais je puis vous dire que les membres de cet organisme avec lesquels j’étais en relations, voulaient poursuivre des buts absolument légaux.

M. BOEHM

Est-il exact qu’en 1932 et 1933, des centaines de milliers de gens, sans distinction de parti et de race, sont entrés dans le Stahlhelm ?

TÉMOIN GISEVIUS

C’est exact. Plus la situation devient aiguë en Allemagne, plus on va à droite. Et comme j’ai vécu moi-même ce développement du Stahlhelm en ma qualité d’orateur de réunion de 1929 à 1933, je puis déclarer que ceux qui ne voulaient pas aller à la NSDAP ou aux SA venaient délibérément au Stahlhelm, afin de faire contrepoids, dans ce mouvement allemand de droite, à la poussée brune sans cesse grandissante. C’était à ce moment le leitmotiv de notre propagande pour le Stahlhelm.

M. BOEHM

Mais vous savez pourtant qu’en 1933, le Stahlhelm a été incorporé aux SA. A cette occasion, a-t-il été possible aux membres du Stahlhelm de dire non ou de protester contre le fait de leur entrée dans les SA ?

TÉMOIN GISEVIUS

C’était naturellement possible, de même que tout était possible sous le Troisième Reich.

M. BOEHM

Et quelles en auraient été les conséquences possibles ?

TÉMOIN GISEVIUS

Les conséquences possibles auraient été des discussions avec les chefs locaux du Parti ou des SA. Je ne faisais plus partie du Stahlhelm à ce moment-là, mais je puis vous dire que c’eût certainement été assez difficile, surtout dans les campagnes, de refuser d’être incorporé. Après que le ministre Seldte eut trahi ses troupes, ou comme on l’a soutenu, les eut vendues aux SA, le fait de refuser d’être incorporé dans les SA aurait naturellement été interprêté comme une manifestation de méfiance contre le national-socialisme.

M. BOEHM

De ma correspondance avec les anciens membres du Stahlhelm, il ressort que les gens qui avaient été pris dans les SA en qualité d’anciens membres du Stahlhelm, formaient dans cette organisation un corps autonome, en opposition constante avec la NSDAP et les SA. Est-ce exact ?

TÉMOIN GISEVIUS

Étant donné que je n’en faisais plus partie, je peux simplement vous dire qu’il est possible que ces membres du Stahlhelm se soient trouvés mal à l’aise dans la nouvelle organisation.

M. BOEHM

Savez-vous si les membres du Stahlhelm, avant 1934 ou après 1934, dans les SA, ont pris part aux crimes commis contre la Paix, contre les Juifs ou contre les Églises par exemple ?

TÉMOIN GISEVIUS

Non, je ne suis pas au courant.

M. BOEHM

Je ne vous interrogerai que sur ce que vous savez des SA. Dans la mesure où vous êtes au courant de la question des chefs SA, vous vous êtes déjà expliqué hier sans ambiguïté à ce sujet. Je voudrais vous demander de répondre à la question que je vous pose, en la limitant à une certaine catégorie de SA, comprise entre l’homme SA et le Standartenführer ou Brigadeführer environ. Pouvez-vous conclure des fonctions et de l’activité des gens compris entre l’homme SA et le Standartenführer ou Brigadeführer — je fais cette restriction parce que je me rappelle les explications que vous avez données hier sur les Gruppenführer et Obergruppenführer — qu’ils avaient l’intention de commettre des crimes contre la Paix ?

TÉMOIN GISEVIUS

Il est naturellement extrêmement difficile de répondre à une question d’un ordre aussi général. Si vous me parlez de la plus grande partie des SA, je vous dirai non.

M. BOEHM

Avez-vous remarqué que des membres des SA aient été arrêtés et internés dans des camps de concentration ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui, je l’ai très souvent remarqué. De nombreux membres des SA furent internés en 1933, 1934 et 1935. J’ai eu à m’en occuper de par mes fonctions ; ils furent arrêtés par la Gestapo, frappés à mort ou tout au moins torturés et mis dans des camps de concentration.

M. BOEHM

Un homme faisant partie des SA ou même n’en faisant pas partie, pouvait-il déduire de l’activité de leurs membres, en concluant du particulier au général, qu’ils avaient l’intention de commettre des crimes contre la Paix ?

TÉMOIN GISEVIUS

Non. Quand je pense aux efforts que nous avons déployés au Haut Commandement de l’Armée pour essayer d’apprendre si Hitler projetait ou non une guerre, je ne puis pas supposer qu’un simple membre des SA ait pu avoir quelque connaissance de ce que nous ignorions nous-mêmes en fait.

M. BOEHM

Le Ministère Public affirme que les SA ont excité la jeunesse et le peuple allemands à la guerre. L’avez-vous remarqué et dans quelle mesure ? Vous étiez membre de la Gestapo, et une telle action n’aurait pu vous échapper ?

TÉMOIN GISEVIUS

Voilà encore une question d’un ordre tout à fait général. Je ne sais pas dans quelle mesure on a composé des chansons, ou fait des préparatifs en vue de la guerre. Pour ma part, je ne puis croire que dans les années précédant 1938 il y ait eu, dans la masse des SA, un autre état d’esprit que celui du peuple allemand. Et selon cet état d’esprit irrécusable, la pensée de la guerre aurait été une pure folie.

M. BOEHM

Avez-vous pu vous baser sur un point vous prouvant que les SA aient voulu commettre des crimes de guerre ou les avez-vous vus en commettre eux-mêmes ?

TÉMOIN GISEVIUS

S’il s’agit du simple homme SA, je vous répondrai non, ainsi que pour la masse des SA. Que les chefs de rang élevé aient comploté pour commettre les faits épouvantables que nous avons entendus ici, je ne puis le dire, mais la masse n’en était certainement pas entretenue, ni entraînée dans ce but.

M. BOEHM

Témoin, il est indéniable qu’une certaine catégorie de membres des SA ont commis de grosses fautes, qu’ils ont commis des actes répréhensibles pour lesquels ils doivent être punis. Vous connaissez les SA et vous savez ce qu’on leur a attribué au moment de la révolution et ultérieurement. Êtes-vous en mesure d’apprécier ou de donner le pourcentage des membres des SA qui encourent une sanction. Je voudrais à ce propos vous faire remarquer que jusqu’en 1932, 1933, les SA...

LE PRÉSIDENT

Un instant, Docteur Boehm. Le Tribunal estime qu’il est irrecevable de demander au témoin le pourcentage d’un groupement de centaines de milliers d’hommes qui représente une opinion déterminée.

M. BOEHM

Cette question est pourtant très importante pour moi, Monsieur le Président. Nous avons affaire à un témoin qui s’est tenu en dehors des SA, qui fut peut-être l’un des rares, en sa qualité de membre de la Gestapo, à jeter un regard sur l’activité des SA, d’un homme auquel le Tribunal accorde crédit, et qui connaît également les procédures qui furent suivies, qui est au courant du nombre des membres des SA et qui est en mesure de faire là-dessus toutes déclarations utiles au Tribunal. Je crois que si le témoin peut s’exprimer à ce sujet, ses déclarations seront aussi très importantes pour le Tribunal.

LE PRÉSIDENT

Le Tribunal a déjà décidé non seulement pour ce témoignage, mais pour d’autres, que ces témoins ne sont pas en mesure de donner de telles explications. Votre question est inadmissible.

M. BOEHM

Témoin, connaissez-vous des cas dans lesquels des membres des SA se soient jetés dans l’opposition ?

TÉMOIN GISEVIUS

Je vous ai déjà répondu en vous disant qu’un grand nombre de membres des SA avaient été arrêtés par la Gestapo.

M. BOEHM

Connaissez-vous les châtiments infligés aux membres des SA et, si possible, dans quelle proportion ?

TÉMOIN GISEVIUS

Sur une trop petite échelle, malheureusement, puisque vous me posez la question.

M. BOEHM

Oui.

TÉMOIN GISEVIUS

Il y avait malheureusement dans les SA beaucoup de malfaiteurs qui profitaient de la liberté. Je m’excuse d’avoir à vous répondre ainsi.

M. BOEHM

Certainement, mais par rapport à l’ensemble des SA, dans quelle proportion étaient-ils ?

TÉMOIN GISEVIUS

Nous revenons toujours à la question...

LE PRÉSIDENT

C’est encore la même question.

M. BOEHM

Savez-vous dans quelles conditions on pouvait quitter l’organisation des SA ?

TÉMOIN GISEVIUS

Comme on pouvait sortir de toutes les organisations du Parti. C’était une décision énergique à prendre.

M. BOEHM

Je vous remercie, je n’ai pas d’autres questions à poser.

Dr LATERNSER

Témoin, vous avez répondu précédemment à la question de mon confrère, le Dr Dix, qu’après la chute de Stalingrad, un putsch militaire devait être organisé. Vous avez dit que des entretiens avaient eu lieu, et même des préparatifs, mais que l’exécution du putsch militaire avait été empêchée parce que les Feldmarschalle, à l’Est avaient abandonné le groupe de conspirateurs. Je vous demande maintenant de bien vouloir me donner des détails à ce sujet, afin que je puisse comprendre votre conclusion, aux termes de laquelle les maréchaux de l’Est avaient abandonné les conspirateurs.

TÉMOIN GISEVIUS

Depuis le début de la guerre, le Generaloberst Beck avait tenté de prendre contact soit avec l’un, soit avec l’autre des Feldmarschalle. Il écrivit des lettres et envoya des messages. Je me souviens surtout d’un échange de lettres avec le Generalfeldmarschall von Manstein ; j’ai eu, en 1942, la réponse de ce dernier entre les mains. Beck donnait d’une façon détaillée les raisons militaires pures pour lesquelles la guerre devait être perdue et Manstein ne put faire qu’une réponse : qu’une guerre n’est pas perdue tant qu’on ne la donne pas soi-même pour perdue. Beck disait qu’avec une semblable réponse d’un Feldmarschall, aucune question stratégique ne pouvait être discutée. Quelques mois plus tard, on fit à nouveau une tentative pour gagner le général von Manstein ; le général Tresckow, autre victime du 20 juillet, se rendit au Quartier Général de Manstein, le lieutenant-colonel comte von Schulenburg en fit de même, mais nous ne sommes pas parvenus à gagner M. von Manstein à notre cause.

Au moment de Stalingrad, nous avons pris contact avec le maréchal von Kluge et ce dernier avec Manstein ; cette fois, les entretiens allèrent si loin que von Kluge nous donna l’assurance ferme de son appui et nous assura qu’il gagnerait von Manstein à l’occasion d’un entretien bien précis qu’il devait avoir avec lui à une date fixée à l’État-Major du Führer. Étant donné l’importance de cette journée, une ligne téléphonique spéciale fut installée par le général Fellgiebel, du service des transmissions, entre le Quartier Général et le général Olbricht à l’OKW à Berlin. J’ai pris moi-même connaissance de cette communication téléphonique et je vois encore ces rouleaux de papier sur lesquels des mots brefs et durs disaient que Manstein, contrairement aux assurances antérieures, s’était laissé convaincre par Hitler de conserver son commandement. Et Kluge se contenta de quelques minimes concessions militaires et stratégiques. Nous avons alors éprouvé une bien grande déception et je puis rappeler ici que Beck disait alors : « On nous a abandonnés ».

Dr LATERNSER

Quels furent les autres préparatifs entrepris à ce moment-là ?

TÉMOIN GISEVIUS

Nous nous étions concertés avec le Feldmarschall von Witzleben qui était chef des troupes à l’Ouest et, de ce fait, jouait un rôle extrêmement important dans la réussite ou l’échec d’un putsch. Nous avions un autre accord sûr avec le gouverneur militaire en Belgique, le général von Falkenhausen. En outre, comme le 20 juillet 1944, nous avions des contingents de troupes blindées massés dans la région de Berlin. Nous avions réuni, à l’OKW à Berlin, les commandants de ces troupes qui devaient participer à l’action.

Dr LATERNSER

C’était après Stalingrad ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui, à l’occasion du putsch de Stalingrad.

Dr LATERNSER

Voulez-vous continuer.

TÉMOIN GISEVIUS

Nous avions donc procédé à tous les préparatifs politiques possibles. Je ne puis que raconter imparfaitement l’histoire des putsch du Troisième Reich.

Dr LATERNSER

Oui. Pour quelles raisons ce putsch militaire n’a-t-il pas été exécuté ?

TÉMOIN GISEVIUS

Contre toute attente, le Feldmarschall Paulus capitula. Ce fut, comme on le sait, la première capitulation massive des généraux. Alors que nous avions espéré que Paulus et ses généraux lanceraient avant leur capitulation un appel au peuple allemand et au front de l’Est, stigmatisant en termes convenables la stratégie de Hitler et l’abandon de l’armée de Stalingrad. A ce mot d’ordre, le général von Kluge devait déclarer qu’à l’avenir il n’exécuterait plus d’ordres militaires émanant de Hitler. Nous espérions, de cette façon, tourner le problème du serment qui nous préoccupait puisque les Feldmarschalle, les uns après les autres, devaient refuser l’obéissance militaire à Hitler, sur quoi, Beck voulait prendre le commandement militaire suprême à Berlin.

Dr LATERNSER

Témoin, vous avez parlé à l’instant du serment militaire. Savez-vous si Blomberg et le général Beck ont fait une résistance quelconque ou, tout au moins, tenté de la faire contre la prestation par la Wehrmacht du serment à Hitler ?

TÉMOIN GISEVIUS

Je sais simplement que jusqu’à son dernier moment, Beck m’a dépeint le jour de sa prestation de serment à Hitler comme le jour le plus sombre de sa vie, et il m’a exactement décrit combien il s’était senti, à cette occasion, l’objet d’une supercherie. Il m’a expliqué qu’il avait reçu l’ordre de se rendre à un appel militaire où il fut soudain annoncé qu’il fallait jurer fidélité au nouveau chef de l’État, selon une nouvelle formule de serment tout à fait inattendue. Beck ne put jamais oublier la terrible pensée qu’il n’aurait pas dû prêter serment à ce moment-là ; il me dit qu’en rentrant chez lui, il déclara à un camarade : « C’est le jour le plus sombre de ma vie ».

Dr LATERNSER

Témoin, vous avez déclaré, en outre, qu’entre la campagne de Pologne et la campagne de l’Ouest, ou, plus exactement, au début de la campagne de l’Ouest, on devait tenter un putsch militaire et que ce putsch échoua parce que Halder et le Feldmarschall von Brauchitsch s’étaient dérobés. Vous avez employé le mot « se dérobèrent » dans votre déclaration. Je vous prie de m’indiquer sur la base de quels faits vous avez jugé que les deux généraux s’étaient dérobés.

M. JUSTICE JACKSON

Je n’ai aucune objection à élever contre cette question, encore que nous ayons peu de temps, mais les preuves relatives à ce putsch, à ce putsch qu’on prétend menaçant, ne doivent, à notre avis, être admises que dans la mesure où elles concernent l’accusé Schacht. Nous n’accusons pas ces généraux d’avoir ou de n’avoir pas participé au putsch. C’est pour nous comme s’ils n’avaient pris part à aucun putsch. Je ne vois pas dans quel but on aborde à nouveau cette question. J’appelle l’attention du Tribunal sur les raisons étroites pour lesquelles ces faits historiques doivent être admis, et je suis d’avis qu’il n’y a aucun motif pour procéder à cette répétition.

LE PRÉSIDENT

Quelle réponse faites-vous à cela, Docteur Laternser ?

Dr LATERNSER

Comme le témoin a indiqué que Halder et Brauchitsch s’étaient dérobés, et comme je ne puis pas savoir si ce jugement qu’il a porté sur eux avec le terme « dérobé » est exact, je me crois autorisé, sur la base des faits passés, à éclaircir ce point. je voudrais en outre ajouter que, vis-à-vis du Ministère Public également, la lumière doit être faite sur ce point. Je ne vous rappelle que les déclarations faites par M. le représentant du Ministère Public français, dans lesquelles il explique qu’au milieu de toutes ces circonstances, il peut paraître incompréhensible que Haldar et le peuple allemand ne se soient levés comme un seul homme contre le régime. Si je me place du point de vue du Ministère Public, la question dont je viens de parler est sans aucun doute d’importance. C’est pourquoi je vous prie de bien vouloir m’autoriser à la poser.

LE PRÉSIDENT

L’accusation contre le Haut Commandement repose sur le fait qu’il était une organisation criminelle au sens du Statut, c’est-à-dire qu’il avait établi des plans en vue d’une guerre d’agression ou qu’il a commis des crimes de guerre ou des crimes contre l’Humanité à l’occasion d’une guerre d’agression. Mais il ne semble pas capital, pour notre question, de savoir s’il a pris part ou non à des putsch ou eu l’intention d’y prendre part, pour mettre fin à la guerre.

Dr LATERNSER

Je suis parfaitement d’accord avec vous, Monsieur le Président ; ces questions ne sont pas de première importance. Mais je crois pourtant que...

LE PRÉSIDENT

Je n’ai pas dit que ce n’était pas d’une importance spéciale. J’ai dit que ce n’était pas capital pour notre question. Le Tribunal estime que vos questions ne sont pas pertinentes.

Dr LATERNSER

Je retire donc ma question. J’ai encore une dernière question. (Au témoin.) Témoin, pouvez-vous me donner les noms de ces généraux qui, le 20 juillet, ont joué un rôle ?

LE PRÉSIDENT

Qu’est-ce que cela a à faire avec les charges relevées contre le Haut Commandement ?

Dr LATERNSER

On reproche à l’État-Major général d’avoir pris part à une conspiration. La question de la participation...

LE PRÉSIDENT

Nous ne sommes pas ici pour sauvegarder l’honneur du Haut Commandement de l’Armée, mais pour apprécier s’il constituait ou non une organisation criminelle au sens du Statut. C’est la seule question dont nous ayons à nous occuper.

Dr LATERNSER

Monsieur le Président, on reproche à l’État-Major général et à l’OKW d’avoir participé à une conspiration. Si je puis prouver — et c’est ce que je tentais de faire — qu’au contraire, au lieu de prendre part à une conspiration, une partie de l’État-Major a adopté une attitude hostile au régime, la réponse à cette question sur ce point fera ressortir que ce fut le contraire. C’est pourquoi je vous prie, pour cette raison, de me permettre de poser cette question.

LE PRÉSIDENT

Le Tribunal estime que ce que l’État-Major a fait au mois de juillet 1944, alors que les circonstances différaient absolument de celles de septembre 1939, n’influe en aucune manière sur la question d’une participation en septembre 1939 ou d’une participation antérieure.

Dr LATERNSER

Monsieur le Président, si je me place au point de vue du Ministère Public, je dois penser qu’il suppose que la conspiration a continué à exister. Car on ne peut tirer ni des explications du Ministère Public ni de quelque document que ce soit, que la conspiration ait cessé à partir d’une certaine date. C’est pourquoi la réponse à cette question est importante, sinon décisive. Je voudrais encore compléter ma demande, Monsieur le Président...

LE PRÉSIDENT

Oui, Docteur Latemser.

Dr LATERNSER

Je voulais compléter ma demande en disant que cette période de 1938 à mai 1940 est très importante quant à la question de l’appartenance aux groupes que je représente.

LE PRÉSIDENT

Vous voulez dire que le groupe s’est modifié et pouvait comprendre d’autres membres en 1944 ?

Dr LATERNSER

J’ajoute qu’un grand nombre de personnes faisant partie de ce groupe n’y sont entrées que dans le courant de l’année 1944, en raison des postes qu’elles occupaient. Je considère que c’est très important.

LE PRÉSIDENT

Très bien.

Dr LATERNSER

Témoin, ma question était la suivante : pouvez-vous me donner les noms des généraux qui ont pris part à l’attentat du 20 juillet 1944 ?

TÉMOIN GISEVIUS

Le Generaloberst Beck, le Generalfeldmarschall von Witzleben, le général Olbricht, le général Hoeppner.

Dr LATERNSER

Une question incidente, s’il vous plaît. Le général Hoeppner était bien à la tête d’une armée blindée ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui, je crois. Le général Haase, et certainement encore un grand nombre de généraux que je ne puis dénombrer ici aussi rapidement ; je ne vous ai donné que les noms de ceux qui se trouvaient Bendierstrasse cet après-midi-là.

Dr LATERNSER

Une question, témoin ; savez-vous si le Feldmarschall Rommel a pris part aux événements du 20 juillet ?

TÉMOIN GISEVIUS

Je ne puis pas répondre par oui seulement, car il est un fait que Rommel et le Feldmarschall von Kluge ont apporté leur participation. Mais je crois que l’on se ferait une fausse idée de la question en plaçant tout d’un coup le maréchal Rommel dans la catégorie de ceux qui ont combattu Hitler. M. Rommel, qui était le type parfait du général du Parti, ne vint à nous que très tard. Et nous éprouvâmes une impression assez désagréable de voir tout à coup Rommel venir nous proposer, devant ses catastrophes militaires personnelles, d’assassiner Hitler et, si possible, Göring et Himmler en même temps. Et même alors, il ne voulait pas être là à la première occasion, mais il désirait se tenir sur une certaine réserve pour mettre ultérieurement sa popularité à notre disposition. Il fut toujours extrêmement délicat de déterminer si ces hommes entraient dans notre groupe comme des célébrités déchues, comme des gens tenant à sauver leur pension ou engageant dès le début leur honnêteté et leur honneur.

Dr LATERNSER

Avez-vous parlé vous-même de cette question avec le Feldmarschall Rommel ?

TÉMOIN GISEVIUS

Non, je n’ai jamais beaucoup tenu à faire sa connaissance.

Dr LATERNSER

Encore une autre question : des officiers d’État-Major ont-ils participé au 20 juillet 1944 ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui, une grande quantité.

Dr LATERNSER

A peu près combien ?

TÉMOIN gisevius

Je ne puis vous le dire car j’ignorais alors combien Stauffenberg avait d’officiers d’État-Major à ses côtés. Je sais que Stauffenberg, le colonel Hansen et un grand nombre d’hommes courageux avaient trouvé des officiers d’État-Major propres et braves et qu’ils ont pu compter sur la participation de remarquables officiers d’État-Major qu’ils n’avaient pu initier auparavant à leurs plans.

Dr LATERNSER

Cela me suffit sur ce sujet. J’ai encore une question. Vous avez parlé du général von Tresckow. Le connaissiez-vous personnellement ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui.

Dr LATERNSER

Savez-vous si le général von Tresckow, après avoir eu connaissance de la diffusion de l’ordre sur les commissaires, adressa des représentations à Rundstedt et si ces représentations n’ont pas contribué à ce que cet ordre sur les commissaires ne fut pas transmis dans la zone de commandement du général von Rundstedt ?

TÉMOIN GISEVIUS

Tresckow faisait partie de notre groupe depuis des années. Aucune action ne nous humilia autant que celle-ci. Depuis le début, Tresckow attira courageusement l’attention de ses supérieurs sur le caractère inadmissible de certains de ces ordres atroces. Je sais que nous avons appris par ouï-dire le fameux décret sur les commissaires. Nous avons envoyé immédiatement un courrier à Tresckow pour lui faire part d’une telle ignominie froidement délibérée. Sur un mot d’ordre, Tresckow adressa une requête au Feldmarschall von Rundstedt, dans le sens que vous avez mentionné, après la parution du décret.

LE PRÉSIDENT

Il y a peu de temps, vous prétendiez que c’était votre dernière question.

Dr LATERNSER

Monsieur le Président, je le regrette, mais je ne pouvais m’en tenir à cela. Un certain nombre de questions ont découlé des déclarations du témoin. Mais, c’était là ma dernière question.

LE PRÉSIDENT

Le Tribunal suspend l’audience.

(L’audience est suspendue.)
LE PRÉSIDENT

Est-ce qu’un autre avocat désire poser des questions au témoin ?

Le Ministère Public souhaite-t-il contre-interroger ?

M. JUSTICE JACKSON

Plaise au Tribunal. J’ai quelques questions à vous poser, Docteur Gisevius. Si vous voulez bien y répondre autant que possible par oui ou non, et donner ainsi une réponse conforme à la réalité, vous économiserez beaucoup de temps.

Le Tribunal devrait peut-être connaître vos relations avec l’Accusation. N’est-il pas exact que, dans les deux mois qui suivirent la reddition de l’Allemagne, je vous ai vu à Wiesbaden et que vous m’avez mis au courant de votre expérience de la conspiration que vous avez exposée ici ?

TÉMOIN GISEVIUS

Parfaitement.

M. JUSTICE JACKSON

Et plus tard vous avez été amené ici, et après votre arrivée, vous avez été interrogé par l’Accusation aussi bien que par l’avocat de Frick et de Schacht ?

TÉMOIN GISEVIUS

Parfaitement.

M. JUSTICE JACKSON

Maintenant, votre attitude et votre point de vue sont, si je vous comprends bien, ceux d’un Allemand qui sentait que la loyauté envers le peuple allemand exigeait une opposition continuelle au régime nazi. Est-ce correct ?

TÉMOIN GISEVIUS

Parfaitement.

M. JUSTICE JACKSON

Et vous aviez une très grande expérience des questions de police en Allemagne ?

TÉMOIN GISEVIUS

Parfaitement.

M. JUSTICE JACKSON

Si vos putsch ou autres actions pour obtenir le pouvoir en Allemagne avaient réussi, vous seriez à la tête de la Police en Allemagne ?

TÉMOIN GISEVIUS

Parfaitement.

M. JUSTICE JACKSON

Comme ministre de l’Intérieur ou commissaire à la Police ? (Je ne sais pas exactement comment cela se nomme.)

TÉMOIN GISEVIUS

C’est cela.

M. JUSTICE JACKSON

D’autre part, vous représentiez l’opinion selon laquelle il n’était pas nécessaire de gouverner l’Allemagne avec des camps de concentration et avec les méthodes de la Gestapo. Est-ce exact ?

TÉMOIN GISEVIUS

Parfaitement.

M. JUSTICE JACKSON

Vous avez trouvé le moyen d’exposer votre point de vue au peuple allemand brimé par les méthodes de la Gestapo utilisées par le régime nazi. Est-ce exact ?

TÉMOIN GISEVIUS

Parfaitement.

M. JUSTICE JACKSON

Si bien qu’il n’y avait aucun moyen pour vous d’obtenir un changement quelconque dans la politique allemande si ce n’est par la révolte ou l’assassinat, ou quelque procédé de cette sorte ?

TÉMOIN GISEVIUS

Non, je suis convaincu de ce que, jusqu’en 1937 ou jusqu’au début de 1938, il eût été possible par une majorité à l’intérieur du Cabinet du Reich ou par une action de la Wehrmacht, d’amener une tranformation de la situation en Allemagne.

M. JUSTICE JACKSON

Et vous fixez aux environs de 1937 le moment où un changement en Allemagne cessa d’être réalisable par des moyens pacifiques ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui, c’est mon sentiment.

M. JUSTICE JACKSON

Ce n’est qu’après 1937 que Schacht adhéra à votre groupe. Est-ce exact ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui. Comme je l’ai dit, mon groupe ne s’est formé qu’en 1937-1938, mais en 1936 Schacht était déjà en rapports avec Gördeler et moi-même ; Schacht et Oster se connaissaient depuis 1936. Schacht Connaissait aussi, depuis longtemps, beaucoup d’autres membres de ce groupe.

M. JUSTICE JACKSON

Mais, si je comprends bien ce que vous avez dit, ce n’est qu’en 1937 au moment du putsch, que Schacht acquit la conviction qu’il ne pourrait disposer de Hitler par des moyens pacifiques. Est-ce exact ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui, Schacht pensait jusqu’en 1937 qu’il était possible d’éliminer Hitler par la légalité.

M. JUSTICE JACKSON

Mais à la fin de 1937, comme vous le dites maintenant, la possibilité d’une élimination pacifique de Hitler était devenue en fait impossible ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui, c’est ce que nous pensions.

M. JUSTICE JACKSON

Si je vous comprends bien, il n’y avait pas de puissance en Allemagne qui pût arrêter la Gestapo ou traiter avec elle, si ce n’était l’Armée ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui, je répondrai à cette question par l’affirmative.

M. JUSTICE JACKSON

Outre la Gestapo, ce régime nazi avait aussi une armée privée, les SS, n’est-ce pas ? Et, pendant un certain temps, les SA ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui.

M. JUSTICE JACKSON

Et si on voulait combattre le régime nazi avec succès, il fallait avoir une force dont, seule, l’Armée disposait ; est-ce exact ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui. Celle seulement qu’on pouvait trouver dans l’Armée. Mais nous essayions également d’exercer une influence sur les hommes de la Police, et nous avions besoin de tous les fonctionnaires honorables des ministères, ainsi que des masses populaires.

M. JUSTICE JACKSON

Oui, mais la Wehrmacht était la source de forces capables d’agir contre les SS et la Gestapo si les généraux l’avaient voulu ?

TÉMOIN GISEVIUS

C’était là notre conviction.

M. JUSTICE JACKSON

Oui, et c’est la raison pour laquelle vous avez constamment recherché l’appui des généraux, et c’est pourquoi vous avez senti qu’ils vous abandonnaient quand ils n’ont pas voulu vous prêter leur assistance ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui.

M. JUSTICE JACKSON

Bien. Il vint un temps où tous les gens qui étaient en relations avec votre groupe comprirent que la guerre était perdue ?

TÉMOIN GISEVIUS

Parfaitement.

M. JUSTICE JACKSON

Et ceci avant le complot contre la vie de Hitler. Il était apparent, avant le complot de Schlaberndorff et avant celui du 20 juillet, que la guerre était perdue, n’est-ce pas ?

TÉMOIN GISEVIUS

Je voudrais dire clairement que dans notre groupe il n’y avait personne qui, dès l’origine de la guerre, n’ait su que cette guerre ne pourrait jamais être gagnée par Hitler.

M. JUSTICE JACKSON

Mais cela était devenu beaucoup plus manifeste à mesure qu’on avançait, et non seulement l’Allemagne ne pouvait plus gagner la guerre, mais elle devait être entièrement détruite par la guerre, n’est-ce pas ?

TÉMOIN GISEVIUS

Parfaitement.

M. JUSTICE JACKSON

Cependant, étant donné le système instauré par le régime nazi, vous n’aviez pas de moyens de changer le cours des événements en Allemagne, si ce n’est par l’assassinat ou une révolte ; est-ce exact ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui.

M. JUSTICE JACKSON

Et ainsi vous avez eu recours à ces mesures extrêmes, sachant que Hitler ne ferait jamais la paix avec les Alliés, est-ce exact ?

TÉMOIN GISEVIUS

Parfaitement.

M. JUSTICE JACKSON

Et votre but en ceci était de sauver l’Allemagne des derniers coups destructeurs qu’elle reçut, malheureusement, si l’on se place au point de vue allemand, n’est-ce pas ?

TÉMOIN GISEVIUS

Je voudrais néanmoins préciser que nous ne pensions plus uniquement à l’Allemagne depuis le début de la guerre. Je crois avoir le droit de dire ici que nous éprouvions une grande responsabilité vis-à-vis de l’Allemagne, mais aussi vis-à-vis du monde.

M. JUSTICE JACKSON

Ce que vous essayiez de faire était de terminer la guerre, étant donné que vous n’aviez pas pu empêcher son déclenchement, n’est-ce pas ?

TÉMOIN GISEVIUS

Parfaitement.

M. JUSTICE JACKSON

Et c’était impossible aussi longtemps que Hitler était au Gouvernement avec tous ces hommes derrière lui ?

TÉMOIN GISEVIUS

Parfaitement.

M. JUSTICE JACKSON

Il y avait un autre complot contre la vie de Hitler, que vous n’avez pas mentionné. Une bombe qui a été trouvée, et qui s’est révélée plus tard être une bombe communiste, n’est-ce pas ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui, le 9 novembre 1939 dans la cave du Bürgerbräukeller, à Munich. C’était en effet un isolé courageux appartenant au communisme.

M. JUSTICE JACKSON

En aucun de ces cas, lorsque la vie de Hitler était en danger, par une étrange coïncidence, ni Himmler ni Göring ne se trouvait présent, n’est-ce pas ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui, c’est vrai.

M. JUSTICE JACKSON

Avez-vous attaché une importance quelconque à ce fait ?

TÉMOIN GISEVIUS

Nous l’avons parfois regretté, car l’attentat aurait peut-être réussi si Göring et Himmler avaient accompagné Hitler à la réunion du 18 juillet, mais avec les années, les membres de cette clique en étaient venus à se protéger tellement les uns les autres qu’il était difficile de les rencontrer ensemble. Göring, peu à peu, était tellement absorbé par ses collections d’art de Karinhall, qu’il n’y avait pratiquement pas de chances de le rencontrer à une conférence importante.

M. JUSTICE JACKSON

L’assassinat de Hitler n’aurait servi à rien, à votre point de vue, si le personnage n0 2 avait pris sa place ?

TÉMOIN GISEVIUS

On a discuté longtemps de cette question parce que Brauchitsch, par exemple, s’imaginait qu’il était possible de créer un régime de transition avec Göring, mais notre groupe a toujours refusé de se joindre à cet homme, ne fut-ce qu’une heure.

M. JUSTICE JACKSON

Que comptiez-vous faire, en cas de succès, des autres accusés ici présents, à l’exception de Schacht ? Si je vous comprends bien, vous les considériez tous comme parties du Gouvernement nazi ?

TÉMOIN GISEVIUS

Ces messieurs auraient été très rapidement mis sous les verrous, et je crois que leur condamnation ne se serait pas fait attendre bien longtemps.

M. JUSTICE JACKSON

Est-ce que ceci s’applique à tous ceux qui se trouvent dans le box, à l’exception de Schacht ?

TÉMOIN GISEVIUS

A tous.

M. JUSTICE JACKSON

Votre groupe les considérait comme des éléments importants du régime nazi ou de la conspiration nazie, est-ce exact ?

TÉMOIN GISEVIUS

Je ne voudrais pas prendre position sur le mot de « conspiration nazie ». Nous les considérions comme les hommes responsables de toute l’indicible misère qui, à cause d’eux, était retombée sur l’Allemagne et sur le monde.

M. JUSTICE JACKSON

J’aimerais vous poser quelques questions sur la Gestapo. Vous avez déposé en termes généraux sur les crimes commis par cette organisation. Je vous demande si vous y comprenez les tortures et le fait de brûler vives un grand nombre de personnes ?

TÉMOIN GISEVIUS

La question semble ne pas m’être parvenue exactement. Pourrait-on la répéter ?

M. JUSTICE JACKSON

Je vous questionne sur les crimes commis par la Gestapo. La torture et le fait d’avoir brûlé vives des milliers de personnes, en faisaient-ils partie ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui.

M. JUSTICE JACKSON

Est-ce que cela impliquait la détention illégale de milliers de personnes ?

TÉMOIN GISEVIUS

Parfaitement.

M. JUSTICE JACKSON

L’incarcération dans des camps de concentration, les coups, la torture, la mort ?

TÉMOIN GISEVIUS

Parfaitement.

M. JUSTICE JACKSON

Est-ce que la Gestapo s’est occupée sur une large échelle de la confiscation des propriétés ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui, dans une très grande mesure, on appelait cela : la propriété des ennemis de l’État.

M. JUSTICE JACKSON

Est-ce qu’elle pratiquait des extorsions envers les Juifs et envers d’autres personnes ?

TÉMOIN GISEVIUS

Parfaitement, en masse, par millions.

M. JUSTICE JACKSON

Est-ce que la Gestapo gênait et molestait les fonctionnaires qui avaient un rang trop en vue pour être assassinés jusqu’à ce qu’ils donnent leur démission ou soient révoqués de leurs fonctions ?

TÉMOIN GISEVIUS

La Gestapo employait tous les moyens depuis l’assassinat jusqu’à l’extorsion dont il vient d’être question.

M. JUSTICE JACKSON

La question se pose ici de savoir si les membres de la Gestapo étaient au courant de l’activité de cet organisme. Pouvez-vous dire, je vous prie, au Tribunal, quelle était la situation en ce qui concerne l’appartenance à cette organisation et la connaissance de son programme ?

TÉMOIN GISEVIUS

J’ai commencé ma déposition en disant que chaque membre de la Gestapo, à partir du premier ou du second jour, ne pouvait pas ne pas voir et comprendre ce qui se passait à l’intérieur de cette institution.

M. JUSTICE JACKSON

Au début, certains fonctionnaires d’autres administrations, avaient été mutés dans la Gestapo ; ceux-là, en un certain sens, étaient des membres involontaires de la Gestapo ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui. Ces membres étaient éliminés au cours de la première année comme des hommes douteux sur le plan politique.

M. JUSTICE JACKSON

Et le transfert eut lieu au moment où Göring organisa la Gestapo n’est-ce pas ?

LE PRÉSIDENT

Qu’est-ce que le témoin a voulu dire par éliminer ?

M. JUSTICE JACKSON

Je crois que c’était « éliminé de la Gestapo » n’est-ce pas ?

TÉMOIN GISEVIUS

Ils furent peu à peu licenciés des services de la Gestapo.

M. JUSTICE JACKSON

Après l’épuration du 30 juin 1934 a-t-on pris des mesures spéciales pour que personne n’entre dans cette organisation sans être d’accord avec son programme ?

TÉMOIN GISEVIUS

Ces tentatives commencèrent à partir du 1er avril 1934, lorsque Himmler et Heydrich reprirent la direction des affaires. On peut dire qu’à partir de ce moment-là, aucun fonctionnaire ne fut admis à la Gestapo, que si Himmler et Heydrich connaissaient en lui les opinions désirées.

Pendant les premiers mois, il arriva cependant que quelques fonctionnaires entrèrent à la Gestapo, sans avoir été filtrés par les SS. La Gestapo était une organisation extrêmement vaste et un temps assez long s’écoula jusqu’à ce que les SS aient pu éduquer et former leurs propres fonctionnaires.

M. JUSTICE JACKSON

Cependant, est-il venu un moment, et pouvez-vous le préciser, après lequel tout membre de la Gestapo devait connaître le programme criminel de cette organisation ?

TÉMOIN GISEVIUS

Pendant de longues années, j’ai réfléchi à la question que vous me posez, et j’en ai parlé avec Nebe et avec mes amis. Une grande responsabilité s’attache à la réponse. En pleine conscience de cette responsabilité, je puis dire qu’à partir du début de 1935, au plus tard, chacun devait savoir dans quelle espèce d’organisation il entrait et quels ordres il aurait à exécuter le cas échéant.

M. JUSTICE JACKSON

Vous avez témoigné sur les enquêtes que vous avez faites lorsque vous étiez en relations avec l’administration de la Police et vous avez mentionné l’incendie du Reichstag, mais vous ne nous avez pas dit à quelles conclusions vous aviez abouti lorsque vous avez fait une enquête à son sujet. Pouvez-vous nous en parler ?

TÉMOIN GISEVIUS

Pour parler brièvement et pour préciser d’abord la nature même des faits, nous nous rendîmes compte que Hitler avait exprimé de façon générale le désir d’un grand coup susceptible d’être exploité par la propagande. Goebbels prit sur lui de préparer les suggestions nécessaires, et c’est lui qui eut le premier l’idée de mettre le feu au Reichstag. Goebbels en parla avec le Führer de la brigade des SA de Berlin, Karl Ernst et arrêta les détails de l’exécution.

Un certain produit chimique que tous les artificiers connaissent fut choisi. Il prend feu un certain temps, quelques heures ou quelques minutes après avoir été répandu. Pour pénétrer à l’intérieur du Reichstag, on devait utiliser un corridor reliant le palais du président du Reichstag au Reichstag lui-même. Un groupe de dix SA de confiance fut sélectionné et Göring fut informé de tous les détails du projet, de sorte qu’il ne prononça pas ce soir-là un discours électoral, mais à l’heure dite se trouva devant son bureau au ministère de l’Intérieur à Berlin. On attendait de Göring, et il en donna l’assurance, qu’il orientât la Police de telle façon qu’à la faveur de la confusion du début, elle s’engageât sur une fausse piste. Il était entendu, dès le début, que ce crime serait mis sur le dos des communistes, et les dix SA qui devaient perpétrer le crime avaient été instruits en conséquence.

Voici en quelques mots l’histoire des événements. Pour dire de quelle façon nous avons appris ces détails, j’ajouterai qu’un des dix hommes qui étaient chargés de répandre cette teinture inflammable était un criminel notoire. Six mois plus tard il fut exclu des SA, et n’ayant pas obtenu la récompense qui lui avait été promise, il crut devoir, devant le tribunal du Reich, qui à ce moment-là siégeait à Leipzig, faire le récit de ce qu’il savait. Il fut amené devant un juge d’instruction, qui enregistra sa déclaration, mais la Gestapo l’apprit et le rapport au Tribunal du Reich fut intercepté et détruit. Ce membre des SA du nom de Rall qui avait trahi le secret du plan, fut assassiné honteusement sur l’ordre du chef de la Gestapo Diels, avec l’accord de Göring. C’est en trouvant son cadavre que nous sommes arrivés à retrouver le fil de toute cette affaire.

M. JUSTICE JACKSON

Qu’arriva-t-il aux dix SA qui exécutèrent l’incendie du Reichstag ? Certains sont-ils encore vivants maintenant ?

TÉMOIN GISEVIUS

Dans la mesure où nous avons pu nous en rendre compte, aucun d’eux n’est plus vivant. La plupart furent assassinés le 30 juillet sous le prétexte du putsch de Röhm. Un seul d’entre eux, un certain Heini Gewaehr fut admis dans la Police en qualité d’officier de Police. Nous avons suivi ses traces pendant la guerre et il est tombé sur le front de l’Est comme officier de Police.

M. JUSTICE JACKSON

Je crois que vous avez déclaré que vous aviez aussi fait une enquête sur toute l’affaire de Rohm, et les assassinats qui suivirent. C’est bien ainsi que vous avez témoigné ?

TÉMOIN GISEVIUS

En fait, je ne puis pas dire que nous ayons procédé à l’enquête, car, fonctionnaires du ministère de l’Intérieur, nous étions pratiquement tenus en dehors de toute cette affaire. Mais les choses se passèrent de telle façon, qu’après le 30 juin, toutes les plaintes, toutes les demandes d’assistance des intéressés nous parvenaient au ministère de l’Intérieur. Au cours de la journée du 30 juin, les communiqués continuels de radio, des visites au palais de Göring et des informations reçues de Nebe nous mirent au courant de tous les détails.

M. JUSTICE JACKSON

Combien de personnes environ furent tuées au cours de cette épuration ?

TÉMOIN GISEVIUS

Nous n’avons jamais pu déterminer exactement le chiffre, mais j’estime qu’il ne s’élevait pas à plus de 150 à 200 personnes, ce qui à ce moment était considérable. J’ai moi-même, en compagnie du ministre de la Justice Dr Gürtner, examiné les listes que Göring et Hitler lui avaient données et qui comportaient simplement 77 cadavres de gens prétendus assassinés. Ce chiffre devait être porté au double si l’on tenait compte seulement des noms qui nous avaient été communiqués par les Parquets ou révélés par les demandes de secours adressées au ministère de l’Intérieur par les familles.

M. JUSTICE JACKSON

Avez-vous pu déterminer la personne qui a choisi les victimes de cette épuration ?

TÉMOIN GISEVIUS

Nous avons établi tout d’abord que Himmler, Heydrich et Göring avaient dressé des listes exactes de gens à assassiner. J’ai entendu dire moi-même dans le palais de Göring, et ce fut confirmé par Daluege ainsi que Nebe qui a assisté à tous ces faits depuis la première seconde, qu’aucun de ces assassinats n’avait été fait nommément ; on indiquait simplement :

« Tel numéro est maintenant parti » ou « Tel numéro est toujours manquant » ou « Ce sera bientôt le tour de tel numéro ». Il est cependant incontestable qu’à cette occasion, Heydrich et Himmler avaient également dressé une liste spéciale. Sur cette liste se trouvaient plusieurs catholiques : Klausner et d’autres. Il ne m’est pas possible de dire ici sous la foi du serment si l’assassinat de Schleicher a été perpétré sur l’avis de Göring ou si son nom se trouvait sur la liste spéciale de Heydrich et de Himmler.

M. JUSTICE JACKSON

L’accusé Frick connaissait-il pleinement les faits, sur la conduite illégale de la Gestapo, tels que vous les connaissiez vous-même ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui, je devais lui soumettre toutes les affaires qui me parvenaient et qui étaient importantes. J’ai déjà dit que nous informions de toutes ces questions la Police secrète d’État et les ministères de l’Intérieur des Länder. Évidemment, je ne pouvais soumettre à Frick personnellement que les affaires les plus importantes. Il y avait plusieurs centaines de plaintes de ce genre par jour, mais les plus importantes lui étaient obligatoirement soumises parce qu’il devait les signer personnellement. Göring, en effet, se plaignait toujours lorsqu’il voyait qu’un fonctionnaire aussi jeune signait des requêtes ou des rapports adressés à Frick ou à lui-même.

M. JUSTICE JACKSON

Frick a-t-il été informé de vos conclusions sur l’épuration Röhm ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui, car le dimanche encore, pendant que les assassinats se poursuivaient, je parlai à Frick de ceux de Schleicher, de Klausner, de Strasser ainsi que de tous les autres, et Frick fut particulièrement frappé du meurtre de Strasser car il le considérait comme un acte de pure vengeance personnelle de la part de Himmler et de Göring. Frick était aussi profondément indigné des assassinats de Schleicher, de Bohse, d’Edgar Jung et de bien d’autres, cependant innocents.

M. JUSTICE JACKSON

Mais quand Frick signa avec Hitler le décret déclarant ces meurtres légitimes et ordonnant qu’aucune poursuite ne serait entreprise, savait-il exactement, par vous, ce qui s’était passé ?

TÉMOIN GISEVIUS

Il le savait par moi, et il l’avait vu lui-même incontestablement. A ce moment, l’affaire du 30 juin lui était parfaitement connue.

M. JUSTICE JACKSON

Frick vous a-t-il jamais parlé de Himmler ou de Heydrich comme de personnes cruelles, mauvaises ou dangereuses ?

TÉMOIN GISEVIUS

Ce dimanche, 1er juillet, Frick me dit :

"Si Hitler ne fait très prochainement aux SS et à Himmler ce qu’il a fait aujourd’hui aux SA, il fera de pires expériences avec les SS et avec Himmler ».

Je dois dire qu’à ce moment-là j’ai été extrêmement frappé de cette prédiction et du fait que Frick me parlait de façon aussi ouverte.

M. JUSTICE JACKSON

Mais, bien qu’il considérât ces gens comme dangereux, ne les a-t-il pas plus tard nommés tous les deux au ministère de l’Intérieur ?

TÉMOIN GISEVIUS

Ils furent nommés en fait par Hitler, mais je puis dire que quand je lui fis ma visite d’adieu en quittant le ministère de l’Intérieur, en mai 1935, Frick me déclara textuellement qu’en raison des perpétuels scandales au sujet de ma personne, il avait pris la décision de n’admettre à partir de ce moment, au ministère de l’Intérieur, que des fonctionnaires membres du Parti et même, dans la mesure du possible, des personnes décorées de l’insigne d’or du Parti. « Il est possible, disait-il, que par la suite je sois forcé de laisser entrer au ministère Himmler, mais en aucun cas l’assassin Heydrich ne sera admis ».

Ce sont les derniers mots que j’ai pu échanger avec Frick.

M. JUSTICE JACKSON

Mais tous deux furent chargés de questions qui étaient légalement sous son contrôle, n’est-ce pas ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui, il devinrent membres du ministère de l’Intérieur et Frick resta leur supérieur.

M. JUSTICE JACKSON

Avez-vous dit que c’étaient les dernières paroles que vous aviez échangées avec l’accusé Frick ?

TÉMOIN GISEVIUS

Parfaitement, c’était en 1935, et depuis je ne l’ai plus vu et je lui ai plus parlé.

M. JUSTICE JACKSON

Après 1934, Frick était le ministre chargé de l’administration et du contrôle des camps de concentration, n’est-ce pas Dr Gisevius ?

TÉMOIN GISEVIUS

A mon sens, le ministre de l’Intérieur du Reich, avait dès le début, toute la responsabilité des affaires de Police à l’intérieur du Reich, par conséquent également les camps de concentration et je ne crois pas que l’on puisse dire qu’il avait seulement ce contrôle depuis 1934.

M. JUSTICE JACKSON

Je veux bien accepter vos déclarations. Je demande qu’on vous montre le document PS-3751, qui n’est pas encore déposé. Il s’agit, semble-t-il, d’une proposition du ministre de la Justice au ministre de l’Intérieur du Reich et de la Prusse, c’est-à-dire de votre ami le Dr Gurtner à Frick, n’est-ce pas ?

TÉMOIN GISEVIUS

Je crois que vous avez dit « ami ». Gürtner, pendant son activité ministérielle, n’a pas eu une attitude telle que je puisse le nommer mon ami.

M. JUSTICE JACKSON

Bien, parlez-nous de Gürtner. Parlez-nous de sa situation, car nous avons ici une communication émanant de lui.

TÉMOIN GISEVIUS

Gürtner, à cette époque, a tenté sans doute bien des choses pour découvrir les cruautés à l’intérieur des camps de concentration et provoquer des poursuites contre leurs auteurs. Gürtner, dans des cas particuliers, a fait beaucoup de tentatives mais, après le 30 juin, il a signé une loi qui justifiait toutes ces atrocités. Par ailleurs, Gurtner n’a jamais agi conformément à ses opinions.

Précisément, le document que vous me montrez constituait une tentative de la part de Gürtner et de nombreux fonctionnaires honorables du ministère de la Justice, pour mettre en discussion la question de la terreur exercée par la Gestapo. Dans la mesure où mes souvenirs sont exacts, c’est là une des lettres dont nous avons discuté officieusement par avance dans le but de susciter une réponse.

M. JUSTICE JACKSON

Maintenant, je désire lire quelques parties de ce document. Il devient le document USA-828. Je vous prie de suivre le texte allemand et de voir si je cite correctement.

« Mon cher ministre du Reich,

« Vous trouverez ci-joint une copie du rapport de l’inspecteur de la Gestapo, daté du 28 mars 1935. Ce rapport me donne une occasion de préciser mon attitude de principe au sujet des sanctions corporelles contre les internés. Les nombreux exemples de mauvais traitements qui sont venus à la connaissance des autorités judiciaires font état de trois causes :

« 1° Coups portés à titre de punitions disciplinaires ;

« 2° Mauvais traitements d’internés politiques, dans la majorité des cas pour les contraindre à parler ;

« 3° Mauvais traitements des internés par caprice ou par sadisme. »

Je crois que je n’abuserai pas du temps du Tribunal pour lire ces commentaires sur ce paragraphe 1 et 2.

Vous trouverez dans le texte allemand, paragraphe 3 :

« L’expérience des premières années révolutionnaires a montré que les personnes qui sont chargées d’administrer des mauvais traitements perdent généralement très vite la notion de la signification et du but de leur action et se laissent gouverner par des sentiments de revanche ou des tendances sadiques. Par exemple, des membres de la garde de l’ancien camp de concentration de Bredow, près de Stettin, ont complètement déshabillé une prostituée qui avait eu une discussion avec l’un d’eux et l’ont battue avec un fouet et des lanières à tel point que deux mois plus tard la femme avait encore deux plaies ouvertes et infectées. »

Je passe sur des précisions inutiles.

« Dans le camp de concentration de Kemna, près de Wuppertal, des internés ont été enfermés dans un étroit placard et puis torturés. On a insufflé de la fumée de cigarette dans leur réduit, renversé l’armoire, etc. Dans certains camps on a donné des harengs salés à manger aux internés afin de leur infliger une torture par la soif.

« Dans le camp de Hohenstein en Saxe, des internés ont dû se tenir sous une fontaine qui coulait et les gouttes d’eau qui tombaient à intervalles réguliers leur ont causé des blessures infectées à la tête.

« Dans un camp de concentration à Hambourg, quatre prisonniers ont été attachés sur des barreaux en forme de croix, une fois pendant trois jours et trois nuits, une autre fois pendant cinq jours et cinq nuits et si mal alimentés avec du pain sec et de l’eau qu’ils sont presque morts de faim.

« Ces quelques faits montrent un degré de cruauté qui est une telle insulte à toute sensibilité allemande qu’il est impossible d’envisager des circonstances atténuantes.

« En conclusion, je voudrais vous exposer mon point de vue au sujet de ces trois exemples, cher M. le ministre du Reich, en tant que responsable de l’établissement de la détention de protection et des camps destinés à cette détention. »

Et il continue à recommander certaines mesures au ministre. Je ne sais pas si le Tribunal désire que j’en dise davantage.

Avez-vous noté une amélioration des conditions après réception de cette communication par Frick ?

TÉMOIN GISEVIUS

La lettre est arrivée précisément à l’époque où je quittai le ministère de l’Intérieur. Je voudrais dire une seule chose à son sujet : ce qui est écrit ici n’est vraiment qu’une partie de ce que nous savions. J’ai contribué à la préparation de ce rapport en parlant aux fonctionnaires intéressés du ministère de la Justice. Le ministère de la Justice ne pouvait mentionner que des faits dont la connaissance lui était parvenue par la voie officielle à l’occasion d’une procédure judiciaire, mais il n’est pas douteux que cette communication n’était qu’un prétexte et qu’elle fut la cause d’une lettre très violente adressée par Heydrich à Göring, le 28 mars 1935, dans laquelle il contestait au ministère de la Justice le droit d’intenter des poursuites contre les auteurs de mauvais traitements. Cette lettre n’apporte donc aucun élément nouveau à mes déclarations. Il ne fait pas de doute que tous ont été parfaitement au courant de la situation qui régnait à cette époque et qui, loin de cesser, n’a fait qu’empirer avec le temps.

M. JUSTICE JACKSON

Bien. Heydrich a été assassiné à Prague, n’est-ce pas ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui, des Tchèques très courageux ont pu faire ce que nous avions été incapables d’accomplir. Ce sera leur gloire éternelle.

M. JUSTICE JACKSON

Je suppose que les Tchèques espéraient et que vous vous attendiez à une amélioration à la suite de cet assassinat ?

TÉMOIN GISEVIUS

Nous nous sommes demandés, Canaris, Oster, Nebe et les autres de mon groupe, si vraiment il serait possible de découvrir par la suite un monstre tel que Heydrich, de trouver un pire successeur. Nous imaginions dans cet ordre d’idées, que la terreur de la Gestapo diminuerait peut-être et que nous pourrions arriver à une certaine légalité ou tout au moins à une atténuation des cruautés.

M. JUSTICE JACKSON

Puis est venu Kaltenbrunner. Avez-vous remarqué une amélioration après sa nomination ?

TÉMOIN GISEVIUS

Kaltenbrunner vint et tout empira de jour en jour. Nous nous rendions compte que les impulsions d’un assassin comme Heydrich étaient peut-être moins terribles que la logique froide et juridique d’un avocat qui avait entre les mains un instrument aussi dangereux que la Gestapo.

M. JUSTICE JACKSON

Pouvez-vous nous dire si Kaltenbrunner a eu une attitude encore plus sadique que celle de Himmler ou de Schellenberg ?

TÉMOIN GISEVIUS

Je sais que dans un certain sens Heydrich, quand il commettait ses crimes, pouvait ressentir quelque chose comme une mauvaise conscience ; en tout cas, il avait une sorte de pudeur à parler de cela même dans le cercle de la Gestapo. Nebe qui, en sa qualité de chef de la Police criminelle, était sur le même plan que le chef de la Gestapo Müller, m’a toujours dit que Heydrich s’efforçait de dissimuler ses crimes.

Avec l’entrée de Kaltenbrunner dans cette organisation, il en fut autrement. Désormais, on parlait ouvertement dans les services directeurs de la Gestapo de toutes ces choses. C’était la guerre, n’est-ce pas... Ces Messieurs prenaient leurs repas ensemble et à plusieurs reprises, j’ai constaté que Nebe rentrait totalement épuisé par ces repas et qu’une sorte d’affaissement nerveux s’emparait de lui. A deux reprises, il a fallu l’envoyer en congé de maladie de longue durée, simplement parce qu’il ne pouvait supporter ce cynisme ostensible avec lequel on discutait de ces exterminations massives et de la technique même de ces crimes. Qu’il me suffise de signaler ce chapitre horrible de l’installation des premières chambres à gaz qui fut discuté en détail dans ce cercle ainsi que les expériences faites sur la façon d’éliminer les juifs, le plus rapidement et le plus radicalement possible ; c’étaient les récits les plus effrayants que j’aie pu entendre au cours de ma vie. Il est évidemment bien pire d’écouter de tels propos de la part d’un homme qui est encore sous la vivante impression de ce qu’il vient de voir et qui, de ce fait, est au seuil d’un effondrement physique et mental, que d’en entendre comme maintenant le récit à travers des documents.

Nebe tomba si gravement malade qu’effectivement, dès le 20 juillet, il souffrait de la manie de la persécution et n’était plus qu’une ombre, du fait de tout ce qu’il avait subi.

M. JUSTICE JACKSON

Était-ce une coutume pour les chefs du service central de Sécurité de tenir des conférences journalières à l’heure des repas, ces conférences qui avaient lieu en ville ?

TÉMOIN GISEVIUS

Un conférence quotidienne au cours du déjeuner, oui. On y parlait de tout et c’était important pour nous parce que de cette façon nous pouvions entendre des détails sur les projets de la Gestapo contre notre groupe même.

Pour illustrer ce que je dis, je peux mentionner par exemple le premier ordre d’arrestation de Gördeler, le 17 juillet. Cette décision fut prise au cours d’un repas de midi. Nebe nous en prévint tout de suite ; c’est la raison pour laquelle Gördeler put se dissimuler au moins pendant un certain temps ; c’est ainsi que nous sûmes dans quelle mesure la Gestapo était au courant de notre complot.

M. JUSTICE JACKSON

Qui assistait régulièrement à ces conférences du déjeuner ?

TÉMOIN GISEVIUS

Kaltenbrunner présidait ces repas. Il y avait Müller de la Gestapo, Schellenberg, Ohlendorf et Nebe.

M. JUSTICE JACKSON

Savez-vous si, à ces réunions, les nouveaux procédés de torture et la technique du meurtre par le gaz, ou d’autres mesures concernant les camps de concentration, ont été discutés ?

TÉMOIN GISEVIUS

Parfaitement. On en parlait d’une façon très approfondie et parfois j’en recevais le rapport quelques minutes plus tard.

M. JUSTICE JACKSON

De quelle façon était informé le ministère des Affaires étrangères de la conduite de la Gestapo ? Pouvez-vous nous dire ce qu’on a fait pour informer le ministre des Affaires étrangères de temps à autre, des crimes commis par la Gestapo ?

TÉMOIN GISEVIUS

Le ministère des Affaires étrangères, surtout pendant les premières années, a été constamment instruit de ces faits parce que presque chaque jour quelque étranger était assommé ou dévalisé. Les missions diplomatiques adressaient des réclamations et ces plaintes étaient transmises au ministère de l’Intérieur par le ministère des Affaires étrangères. Ainsi, elles parvenaient à mon bureau et parfois en une seule journée je recevais quatre ou cinq notes des Affaires étrangères sur des excès commis par la Gestapo et je puis affirmer que dans le cours de ces années il n’y eut pas de crime qui n’y fut rapporté.

M. JUSTICE JACKSON

Avez-vous adressé certains rapports au ministère des Affaires étrangères dont vous puissiez être certain qu’ils aient atteint Neurath ?

TÉMOIN GISEVIUS

Ribbentrop n’était pas encore ministre des Affaires étrangères à cette époque...

M. JUSTICE JACKSON

Non, Neurath.

TÉMOIN GISEVIUS

Très souvent j’ai eu l’occasion de m’entretenir personnellement de ces questions avec des fonctionnaires des Affaires étrangères parce qu’elles étaient d’une nature particulièrement délicate. Du fait que ces fonctionnaires en étaient indignés, je les ai priés à de nombreuses reprises de soumettre ces affaires au ministre par la voie hiérarchique. De plus, j’ai communiqué le plus d’éléments possible à l’un des collaborateurs les plus intimes du ministre des Affaires étrangères, à cette époque von Bulow-Schwandte, chef du protocole et haut fonctionnaire de ce ministère. D’après ce qu’il m’a confié, il soumettait très souvent ces questions à Neurath.

M. JUSTICE JACKSON

Est-ce que certains des collaborateurs intimes de von Papen et von Papen lui-même étaient surveillés par la Gestapo ?

TÉMOIN GISEVIUS

D’abord tout le cercle de von Papen fut surveillé d’une façon constante par la Gestapo, parce qu’au cours des premières années, les masses populaires imaginaient que von Papen était un partisan nettement déterminé du droit et de la décence. Un groupe très important s’était formé autour de von Papen et ce groupe évidemment était étroitement surveillé par la Gestapo.

Comme les plaintes que von Papen recevait par vingtaines, étaient soigneusement examinées par ses bureaux, et comme, sans aucun doute, Papen les montrait souvent soit à Göring soit à Hindenburg, ses collaborateurs les plus intimes étaient particulièrement suspects à la Gestapo. C’est ainsi que le 30 juin 1934 le conseiller du Gouvernement von Boser, le plus étroit des collaborateurs de von Papen, fut abattu d’un coup de feu sur le seuil du bureau de son chef. Les deux autres collègues de von Papen furent emprisonnés et la personne qui préparait les discours prononcés par von Papen à la radio, Edgar Jung, fut arrêtée bien des semaines avant le 30 juin. Il fut trouvé assassiné dans un fossé de la grand-route près d’Oranienburg, au matin du 1er juillet.

M. JUSTICE JACKSON

Von Papen a-t-il continué ses fonctions après cela ?

TÉMOIN GISEVIUS

Autant que je sache, il n’a jamais donné sa démission. Je sais en revanche que, peu après l’assassinat du Chancelier d’Autriche Dollfuss, il fut envoyé à Vienne comme ambassadeur de Hitler.

M. JUSTICE JACKSON

A-t-il jamais élevé de protestations dont vous ayez eu connaissance ?

TÉMOIN GISEVIUS

Personnellement, je n’ai rien su de semblable, bien que nous fussions très attentifs à apprendre quel ministre émettait une protestation. Quoi qu’il en soit, aucune lettre de von Papen ne parvint au ministère de l’Intérieur.

M. JUSTICE JACKSON

Est-ce que certains de ces collaborateurs ont été assassinés après l’Anschluss ?

TÉMOIN GISEVIUS

Le jour même de l’Anschluss, au moment où les SS pénétrèrent en Autriche, le collaborateur le plus intime de von Papen, le conseiller d’ambassade baron von Ketteler fut enlevé par la Gestapo. C’était le premier. Nous l’avons fait rechercher pendant des semaines. Au bout de trois ou quatre semaines, son cadavre a été rejeté sur les rives du Danube.

M. JUSTICE JACKSON

Et après cela ? Von Papen a-t-il continué à servir le Gouvernement de Hitler ? A-t-il accepté de sa part d’autres fonctions ?

TÉMOIN GISEVIUS

A ce moment-là, il n’était plus membre du Gouvernement. Immédiatement après l’invasion de l’Autriche, Papen fut relevé de ses fonctions et envoyé en mission. Toutefois, il reprit bientôt son activité comme ambassadeur à Ankara.

M. JUSTICE JACKSON

Est-ce que le Tribunal désire lever l’audience ?

LE PRÉSIDENT

Sans doute voudriez-vous disposer encore quelque temps du témoin ?

M. JUSTICE JACKSON

Il me faudra encore un certain temps, Votre Honneur.

LE PRÉSIDENT

Oui. Nous suspendons l’audience.

(L’audience sera reprise le 26 avril 1946 à 10 heures.)