CENT QUINZIÈME JOURNÉE.
Vendredi 26 avril 1946.

Audience du matin.

M. JUSTICE JACKSON

Plaise au Tribunal. Docteur Gisevius, vous avez hier prononcé le nom d’Herbert Göring à propos de l’installation de microphones de la Gestapo dans la maison de Schacht. Quelles étaient les relations d’Herbert Göring avec l’accusé Schacht ?

TÉMOIN GISEVIUS

Herbert Göring était un cousin de l’accusé Göring. Je le connaissais depuis des années, et Herbert ainsi que ses frères et sœurs m’avaient prévenu depuis plusieurs années du malheur que signifierait pour l’Allemagne l’accession au moindre poste responsable, d’un homme tel que son cousin, Hermann Göring. Ils attirèrent mon attention sur tous ces traits de caractère de l’accusé Göring, qui nous sont, entre temps, devenus familiers : sa vanité, son cabotinage, sa crainte des responsabilités et son manque absolu de scrupules, qui l’aurait fait marcher sur des cadavres. Ainsi, je savais déjà, en quelque sorte, ce que l’on pouvait attendre de l’accusé.

M. JUSTICE JACKSON

Au moment où vous faisiez ces recherches et où vous aviez ces premiers entretiens avec Schacht, jusqu’aux environs de 1937 si je comprends bien, vous critiquiez Schacht parce qu’il avait aidé les nazis à prendre le pouvoir et parce qu’il avait continué à les soutenir. Est-ce vrai ?

TÉMOIN GISEVIUS

Je ne comprenais pas comment un homme aussi intelligent et aussi compétent que Schacht pouvait avoir des relations aussi étroites avec Hitler. C’était pour moi une énigme d’autant plus grande que Schacht, dès les premiers jours, dans mille petits détails, avait résisté aux nazis et que l’opinion allemande s’amusait des réflexions moqueuses qu’il faisait sur les nazis. Je me trouvais donc devant une énigme, jusqu’à ce que j’eusse appris à connaître Schacht. Ensuite...

M. JUSTICE JACKSON

Pendant cette période, Schacht avait beaucoup d’influence sur le peuple allemand, n’est-ce pas, surtout sur les Allemands qui avaient de l’influence et des responsabilités ?

TÉMOIN GISEVIUS

Il avait une grande influence car beaucoup d’Allemands espéraient trouver en lui un représentant du droit et de la bienséance, ayant entendu dire qu’il avait fait de nombreuses démarches dans ce sens. Je rappelle simplement son activité au ministère de l’Économie, où beaucoup de fonctionnaires qui n’appartenaient pas au Parti...

M. JUSTICE JACKSON

Je crois qu’on a déjà traité ce sujet. J’aimerais passer rapidement ; je m’excuse de vous interrompre.

TÉMOIN GISEVIUS

Oui.

M. JUSTICE JACKSON

Pendant ce temps, vous avez communiqué à Schacht tout ce que vous aviez appris sur l’activité criminelle de la Gestapo, n’est-ce pas ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui, de temps en temps, j’en parlais franchement et il est évident que...

M. JUSTICE JACKSON

Et il estimait que Hitler et Göring ignoraient ces faits, si j’ai bien compris ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui. Il pensait que Hitler ne savait rien de ces terribles agissements et que Göring n’en connaissait qu’une partie.

M. JUSTICE JACKSON

Et il continua à soutenir Göring jusqu’en 1937, jusqu’au moment où Göring l’a chassé du ministère de l’Économie, n’est-ce pas ?

TÉMOIN GISEVIUS

Je crois que c’était dès la fin de l’année 1936 ; je peux me tromper. Je crois qu’il vaut mieux dire qu’il cherchait l’appui de Göring, espérant que Göring protégerait contre le Parti et la Gestapo.

M. JUSTICE JACKSON

Autrement dit, Schacht, jusqu’à la fin de 1936 ou début 1937, n’a pas tenu compte de vos avertissements ?

TÉMOIN GISEVIUS

C’est exact.

M. JUSTICE JACKSON

Et, pendant ce temps, il est indubitable que Schacht a été l’économiste le plus éminent dans le programme du réarmement jusqu’à ce que Göring le supplantât avec le Plan de quatre ans ?

TÉMOIN GISEVIUS

Je ne sais si tout m’est parvenu. En tant que ministre de l’Économie, Schacht dirigeait naturellement l’économie allemande, non seulement pour le réarmement, mais pour toutes les questions touchant à l’économie allemande, et dont le réarmement n’était qu’une partie.

M. JUSTICE JACKSON

Schacht croyait et, si je comprends bien, vous le croyiez aussi alors que, d’après les lois constitutionnelles allemandes, aucune guerre ne pourrait être déclarée, sans l’assentiment du Cabinet du Reich. Est-ce exact ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui.

M. JUSTICE JACKSON

Autrement dit, du point de vue de la constitution allemande, la guerre telle que l’a déclarée et menée Hitler, était à votre avis, illégale ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui, nous en étions convaincus.

M. JUSTICE JACKSON

Je crois que nous avons parlé hier de la situation que vous auriez dû obtenir si vous étiez arrivés à renverser le régime nazi. Schacht devait bien être chancelier, si vous réussissiez ?

TÉMOIN GISEVIUS

Non, ce n’est exact que pour la première proposition que Halder, en août ou en juillet 1938, avait faite à Schacht lors de sa première visite. Halder avait alors, d’après les informations que j’ai recueillies, demandé à Schacht si en cas d’un renversement du régime il serait prêt à assumer ces fonctions ;

Schacht lui répondit qu’il serait prêt à tout, au cas où les généraux élimineraient Hitler et le régime nazi. Dès 1939, les opposants s’étaient groupés, et au plus tard, au moment où Beck devint le chef indiscuté de tous les conspirateurs, de gauche ou de droite, Gôrdeler se présentait avec Beck comme la personnalité la plus en vue pour occuper le poste de Chancelier du Reich, si bien qu’il n’était plus question que de Gôrdeler.

M. JUSTICE JACKSON

Je vais maintenant vous interroger à propos de l’accusé Keitel. Nous savons naturellement que Hitler était effectivement le chef de l’État ; mais voulez-vous nous dire si Keitel avait une situation influente dans la direction du Reich.

TÉMOIN GISEVIUS

Keitel avait l’une des positions les plus influentes dans le Troisième Reich. Je voudrais ajouter ici que j’ai été très lié avec quatre des plus proches collaborateurs de Keitel. Ce sont d’abord le chef du Waffen-Amt à l’OKW, le général Olbricht, qui a été assassiné, puis le chef du contre-espionnage, l’amiral Canaris, également assassiné ; troisièmement, le chef de la section juridique de l’Armée de terre, le Ministerialdirektor Sack, qui fut aussi, assassiné, et enfin le chef du service de l’Économie de guerre, le général Thomas, qui, par miracle, échappa à la mort. Je puis dire que j’ai été lié avec tous ces hommes par une étroite amitié, et c’est ainsi que, par eux, j’ai pu connaître de façon très précise l’influence énorme que Keitel exerçait sur l’OKW et dans toutes les affaires intéressant l’Armée, ainsi que sur la représentation de l’Armée devant le peuple allemand. Il est possible que Keitel n’ait pas beaucoup influencé Hitler. Mais je dois attester ici que Keitel n’en a eu que plus d’influence sur l’OKW et sur l’Armée. C’est lui qui décidait des documents à transmettre à Hitler. Il était impossible à l’amiral Canaris, ou à l’une des autres personnalités que je viens de nommer, de présenter en personne à Hitler un rapport urgent. Keitel s’en emparait et s’il ne lui plaisait pas, ne le transmettaitpas, ou bien donnait à ces personnes l’ordre de ne pas faire de rapports dans tel ou tel sens. Keitel les avait aussi, à différentes reprises, avertis de s’en tenir aux affaires de leur ressort, et leur avait déclaré que s’ils faisaient quelque déclaration politique pouvant être interprétée comme une critique du Parti, de la Gestapo, de la persécution des juifs, des exterminations en Russie ou de la lutte contre les Églises, il ne les protégerait pas, déclarant même qu’il ne se gênerait pas pour les chasser de la Wehrmacht et les livrer à la Gestapo. J’ai lu à ce sujet les réflexions notées par l’amiral Canaris dans son journal ; j’ai lu les notes du général Oster sur les conférences des commandants en chef à l’OKW, j’en ai parlé avec le chef de la justice militaire de l’Armée, le Dr Sack ; je tiens à déclarer ici que le maréchal Keitel, qui aurait dû protéger ces officiers, les avait, à plusieurs reprises, menacés de la Gestapo. Il a mis ces hommes sous le joug, ce qu’ils ont ressenti comme une injure.

M, JUSTICE JACKSON

En d’autres termes, que Keitel ait pu ou non influencer Hitler, il exerçait en tout cas un contrôle absolu sur l’ensemble de l’OKW qui était sous ses ordres ?

TÉMOIN GISEVIUS

Vous dites Hitler ? Non, Keitel.

M. JUSTICE JACKSON

Que Keitel ait pu ou non exercer un contrôle sur Hitler, du moins il contrôlait et dirigeait tout l’OKW qui était sous ses ordres ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui.

M. JUSTICE JACKSON

Autrement dit, quelles qu’aient été les tendances de Hitler, ces hommes, au banc des accusés, formaient un cercle autour de lui pour empêcher votre groupe de lui faire parvenir des informations sur les événements, à l’exception de celles qu’ils voulaient faire connaître à Hitler ; n’en était-il pas ainsi ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui, je crois pouvoir vous en donner deux exemples qui me paraissent particulièrement significatifs. Premièrement, nous avons essayé par tous les moyens de décider Keitel à mettre Hitler en garde contre l’entrée de troupes en Hollande et en Belgique, c’est-à-dire prévenir Hitler que les informations que lui avait données Keitel sur la neutralité de la Hollande et de la Belgique étaient fausses. Le contre-espionnage devait établir des rapports incriminant les Hollandais et les Belges. L’amiral Canaris se refusa alors à signer ces rapports. Je demande que ce point soit vérifié. Il déclara à plusieurs reprises à Keitel que ces prétendus rapports de l’OKW étaient faux. C’est là un exemple d’un cas où Keitel n’a pas transmis à Hitler un rapport qu’il aurait dû lui remettre.

En second lieu, Keitel fut prié par Canaris et Thomas de donner à Hitler des détails sur les assassinats en Pologne et en Russie. L’amiral Canaris et ses amis voulaient dès le début arrêter cesmassacres et avertir Keitel dès que la Gestapo eut procédé aux premiers préparatifs de ces forfaits. Nous avions obtenu des documents fondamentaux par Nebe et par d’autres. Keitel a été mis au courant et là encore, n’a pas résisté dès le début. Or, celui qui, dès le début, ne s’opposait pas aux menées de la Gestapo, ne devait pas s’étonner de voir ensuite commettre ses crimes par millions.

LE PRÉSIDENT

Monsieur Justice Jackson, je crois que vous avez posé la question suivante : « Ces hommes, qui sont au banc des accusés, ne formaient-ils pas autour de Hitler, un cercle qui vous empêchait de parvenir jusqu’à lui ? » Et le témoin a répondu comme s’il ne s’agissait que de Keitel. Si vous voulez que cette question s’applique à tous les accusés, vous devez éclaircir ce point.

M. JUSTICE JACKSON

C’est exact. (Au témoin.) Chacun des accusés qui occupait un poste de ministre, contrôlait d’une façon ou d’une autre les rapports adressés à Hitler par son ministère ?

TÉMOIN GISEVIUS

Si vous généralisez, il me faut répondre prudemment ; en effet, il n’y avait qu’un cercle étroit qui entretenait autour de Hitler la consigne du silence. Je ne puis naturellement compter dans ce cercle des hommes comme von Papen ou von Neurath, ou l’un ou l’autre des accusés qui n’avaient pas et qui n’eurent plus, après un certain temps, la possibilité de contrôler les voies d’accès à Hitler, car Hitler, à côté de Neurath, avait depuis longtemps son Ribbentrop. Je veux dire qu’un certain groupe seulement, dont on peut connaître les membres, composait ce cercle le plus étroit dont je voulais parler.

M. JUSTICE JACKSON

J’aimerais que vous me désigniez ceux des accusés qui avaient directement accès auprès de Hitler et ceux qui étaient en mesure d’empêcher leurs subordonnés d’avoir accès auprès de Hitler. Ce sont vraisemblablement Göring, Ribbentrop, Keitel, Kaltenbrunner, Frick, Schacht, jusqu’à la rupture que vous avez décrite, Donitz, Raeder, Sauckel et Speer ?

TÉMOIN GISEVIUS

Vous en avez nommé beaucoup trop et omis quelques-uns. Par exemple, pour Jodl, je voudrais faire remarquer l’influence néfaste qu’a exercée cet accusé et la position-clé qu’il occupait auprès de Hitler. D’autre part, je pense avoir fait ressortir que Schacht n’avait pas ses entrées auprès de Hitler, mais pouvait se réjouir quand un rapport sincère et correct émanant de son ministère ou d’un autre, parvenait à Hitler. En ce qui concerne Frick, je ne pense pas qu’il ait occupé une position-clé. Je crois que la question Frick est plutôt une question de responsabilité.

M. JUSTICE JACKSON

Devrais-je compter Funk dans le groupe de ceux qui avaient leurs entrées auprès de Hitler ?

TÉMOIN GISEVIUS

Funk a eu, sans aucun doute, pendant très longtemps, ses entrées auprès de Hitler, et il est, pour sa part, évidemment responsable des affaires traitées au ministère de l’Économie et de la Reichsbank, suivant le cours que Hitler voulait leur donner. Indubitablement, Funk a mis sa vaste compétence au service de Hitler.

M. JUSTICE JACKSON

Aviez-vous préparé ou participé à la préparation de rapports sur l’activité criminelle de la Gestapo qui furent transmis à Keitel ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui.

M. JUSTICE JACKSON

Avez-vous eu des collaborateurs pour la préparation de ces rapports ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui, c’était un travail de groupe. Nous avons réuni des informations sur les plans et les préparatifs de la Gestapo et rassemblé des preuves sur les premiers crimes. Des hommes courageux du front, des officiers de l’État-Major et de l’Armée sont allés sur place pour établir des rapports et prendre des photographies ; tous ces documents étaient rassemblés au groupe Canaris et Oster. Alors se posa le problème suivant : comment présenter ces preuves à Keitel ? Il était notoirement interdit aux officiers, même aux officiers supérieurs comme Canaris et Thomas de faire des rapports sur des questions politiques. La difficulté était donc d’éviter que Canaris et les autres fussent suspectés de faire de la politique. Nous avons donc choisi un biais ; nous avons rédigé des rapports d’agents du contre-espionnage à l’étranger ou dans les régions occupées, et présenté ces rapports à Keitel sous prétexte que tel ou tel agent envoyait des rapports sur des atrocités commises dans différents pays ou que des agents résidant à l’étranger ou au cours de voyages avaient trouvé ces photographies. C’est au moyen de ce subterfuge que nous avons fait parvenir ces rapports au Feldmarschall Keitel.

M. JUSTICE JACKSON

Canaris et Oster ont-ils contribué à faire parvenir ces comptes rendus à Keitel ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui, sans Canaris et sans Oster, l’élaboration et le rassemblement de toutes ces preuves n’auraient pas été possibles.

M. JUSTICE JACKSON

Et quelle situation Canaris et Oster occupaient-ils par rapport à Keitel, lorsqu’ils ont soumis ces rapports ?

TÉMOIN GISEVIUS

Canaris était le directeur le plus ancien à l’OKW. Régulièrement, il devait représenter le Feldmarschall Keitel quand celui-ci était absent. Mais Keitel prenait ses précautions pour qu’un autre prît sa place, la plupart du temps le général Reineke, son camarade du Parti. Oster était, en tant qu’adjoint et chef de l’État-Major de Canaris, en rapports étroits avec ce dernier. Keitel ne pouvait donc pas avoir de contact plus étroit avec la réalité et avec la vérité qu’en restant en liaison avec le chef du service de renseignements de la Wehrmacht.

M. JUSTICE JACKSON

Donc, ces comptes rendus envoyés à Keitel provenaient de l’officier le plus élevé en grade dans sa propre organisation, qui lui était directement subordonné ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui.

M. JUSTICE JACKSON

Quel était le contenu de ces rapports ? Puis-je vous demander s’ils ont signalé à Keitel qu’on poursuivait un programme systématique d’assassinat des malades mentaux ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui. Il y eut là-dessus des comptes rendus détaillés, auxquels étaient joints des rapports désespérés des directeurs d’asiles de fous. Je me souviens très précisément de cette affaire, car nous avions eu de très grosses difficultés pour motiver ces rapports ; nous les transformions en rapports adressés de l’étranger par des médecins indignés qui en auraient entendu parler.

M. JUSTICE JACKSON

Ces rapports signalaient-ils à Keitel la- persécution des Juifs ? Lui signalaient-ils qu’on poursuivait un programme d’extermination des Juifs ?

TÉMOIN GISEVIUS

A partir des premiers pogroms de 1938, Keitel fut mis au courant de toute nouvelle action anti-juive, en particulier de l’établissement des premières chambres à gaz, ou plutôt des premiers charniers à l’Est, jusqu’aux usines de la mort.

M. JUSTICE JACKSON

Ces comptes rendus lui signalaient-ils les atrocités commises en Pologne sur les Polonais ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui. Je tiens à répéter encore ici que les atrocités en Pologne ont commencé par des meurtres individuels tellement horribles qu’il nous était encore possible de rapporter des cas précis, en donnant le nom des chefs SS responsables. Là encore, nous n’avons fait grâce à Keitel d’aucun détail de la terrible vérité.

M. JUSTICE JACKSON

Avez-vous parlé à Keitel des atrocités commises sur les habitants d’autres pays occupés ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui. Il me faut d’abord parler des atrocités en Russie, car je dois signaler que Keitel, d’après ce qui s’était passé en Pologne, devait prévoir ce qui arriverait en Russie. Je sais aussi que la préparation d’ordres tels que l’ordre d’exécution des commissaires et le décret « Nacht und Nebel », a duré des semaines à l’OKW, si bien que, dès le début de la préparation de ces ordres, nous avons prié Canaris et Oster d’adresser une requête à Keitel. Je tiens à ajouter encore .que je ne doute pas que d’autres hommes courageux ne se soient également adressés à Keitel en ce sens. Du fait que j’ai appartenu à un certain groupe, on pourrait avoir l’impression que seuls les hommes de ce groupe sont intervenus dans cette affaire, mais ce serait taire un point essentiel que de ne pas dire qu’il y eut aussi à l’État-Major général et à l’OKW, des hommes qui ont fait tout leur possible pour atteindre Keitel par différents moyens et que, dans plusieurs ministères, il y eut des gens courageux qui tentèrent de toucher tous les officiers qu’ils pouvaient voir pour les conjurer de ne pas commettre d’actes contraires au Droit.

M. JUSTICE JACKSON

Puis-je vous demander également si les comptes rendus adressés à Keitel signalaient que des millions de travailleurs étrangers étaient asservis et déportés en Allemagne ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui.

M. JUSTICE JACKSON

Ces travailleurs, ce sont les personnes déplacées qui pullulent aujourd’hui en Allemagne, n’est-ce pas ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui ; je voudrais aussi dire ici que nous nous étions demandés, dans nos rapports, quelle serait la responsabilité de la Wehrmacht si ces hommes torturés recouvraient la liberté ? Nous devinions ce qui allait se produire, et celui qui a rédigé ces rapports à ce moment-là comprend ce qui se passe maintenant.

M. JUSTICE JACKSON

Les comptes rendus à Keitel signalaient-ils la persécution des Églises dans les pays occupés ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui ; je veux donner un exemple particulier. Un jour, nous avons envoyé en Norvège des personnalités importantes de l’Église, sous l’étiquette d’agents. Elles entrèrent en contact avec l’évêque Bergrav et nous ramenèrent des rapports très détaillés sur ce que l’évêque Bergrav pensait de la persécution des Églises. Je revois encore ce document sur lequel Keitel avait inscrit un des slogans du parti national-socialiste.

M. JUSTICE JACKSON

Ces comptes rendus contenaient aussi bien des renseignements fournis par Canaris et Oster, que des rapports venant du front ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui.

M. JUSTICE JACKSON

Je vais maintenant vous poser quelques questions au sujet des SA et des SS. Dans votre livre sur lequel vous avez déjà été interrogé, je crois que vous avez désigné les SA comme une armée privée de l’organisation nazie. Cette définition est-elle exacte ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui.

M. JUSTICE JACKSON

Pendant la première phase de la lutte pour le pouvoir, les SA constituaient une armée privée chargée d’exécuter les ordres du parti nazi, n’est-ce pas ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui.

M. JUSTICE JACKSON

Les SA admirent beaucoup de nouveaux membres et prirent une certaine extension, puis vint un moment où elles furent en danger de perdre leur puissance, n’est-ce pas ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui, c’est exact.

M. JUSTICE JACKSON

Et l’assassinat de Röhm et de ses compagnons fut un incident de la lutte pour le pouvoir entre Göring, Himmler et les nazis de leur entourage d’un côté, et Röhm et ses compagnons de l’autre ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui.

M. JUSTICE JACKSON

Après l’assassinat de Röhm, cette organisation SA qui était alors très forte perdit de son importance, n’est-ce pas ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui, complètement.

M. JUSTICE JACKSON

Et l’organisation des SS, plus petite et plus disciplinée, l’a remplacée comme armée privée ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui, c’était l’armée privée pour l’action décisive.

M. JUSTICE JACKSON

Nous allons revenir un moment aux SA, pour la période précédant la lutte pour le pouvoir, qui s’est terminée par le putsch de Röhm. Quel rôle jouèrent les SA dans la bataille pour la prise du pouvoir ?

TÉMOIN GISEVIUS

On le dit dans la chanson : elles ont ouvert la voie aux bataillons bruns et, sans aucun doute, lors de la prise du pouvoir, les SA ont joué un rôle très important. Sans les SA, Hitler n’aurait sans doute pas eu le pouvoir.

M. JUSTICE JACKSON

Nous allons maintenant examiner leurs méthodes. Je peux peut-être abréger en citant des passages de votre livre. Vous dites, je crois : « Si un individu n’est pas complètement décidé, les SA décident automatiquement pour lui. Leurs méthodes sont primitives, mais d’autant plus efficientes ;

ainsi, tout le monde a appris très rapidement le nouveau salut hitlérien ; lorsqu’une colonne de SA défilait — et où n’y avait-il pas alors de défilé ? — quelques solides SA se promenaient sur le trottoir en donnant un coup sur le crâne à tous les passants qui ne saluaient pas au moins à trois pas de la bannière SA. Les SA ont agi de la même façon dans tous les autres domaines ».

Est-ce là une description juste de leur activité et de leur manière de procéder ?

TÉMOIN GISEVIUS

Je l’espère.

M. JUSTICE JACKSON

Mais vous devriez le savoir.

TÉMOIN GISEVIUS

Oui, oui, mais c’est ma propre description et je ne peux pas la juger.

M. JUSTICE JACKSON

Mais vous avez vu ces choses-là vous-même, vous étiez en Allemagne à ce moment-là ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui, naturellement.

M. JUSTICE JACKSON

Vous voyez, il nous est très difficile, malgré tous les documents que nous avons, de nous représenter les événements quotidiens. Vous les avez vécus, tandis que nous n’y étions pas.

Je vais citer un autre passage de votre livre : « La chronique de cette armée privée est mouvementée et colorée. Elle abonde en rixes de cabaret, en combats de rues, coups de couteaux, fusillades, coups de poings ; enfin, ils se conduisaient comme des lansquenets, mais sans qu’il y eût parmi eux la moindre mutinerie ou crise d’autorité. Dans cette communauté des rudes hommes du national-socialisme allemand, il y avait sans aucun doute beaucoup d’idéal ;

mais en même temps, les SA étaient le dépotoir de toutes les épaves politiques. Les ratés de toutes les classes de la société y trouvaient refuge. Les découragés, les déshérités, les désespérés y affluaient. Le noyau, les troupes permanentes et surtout les cadres étaient, à mesure que le temps s’écoulait, de plus en plus recrutés parmi les rebuts de la société, à une époque de décadence politique et sociale. »

Est-ce l’exposé exact de vos observations sur les SA à cette époque ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui.

M. JUSTICE JACKSON

J’attire votre attention sur un autre passage : « Les SA organisent des rafles massives ; les SA fouillent les maisons ; les SA confisquent les biens ; les SA interrogent des témoins ; les SA mettent les gens en prison. En bref, les SA se sont élevées au rang de Police auxiliaire permanente et se moquent des principes juridiques et administratifs du « Systemzeit » (régime libéral). Le plus terrible pour les autorités impuissantes, c’est que les SA ne rendent jamais leur butin. Malheur à qui tombe entre leurs griffes ! C’est de là que datent les « Bunker », les terribles prisons privées des SA ; tout groupe SA doit en avoir au moins un. L’enlèvement devient une coutume des SA. On juge la valeur d’un Standartenfuhrer au nombre de ses prisonniers, et la bonne réputation d’un SA était basée sur la façon dont il « éduquait » les prisonniers. « Éduquer » est entre guillemets. Il ne doit plus y avoir de batailles de mots dans la lutte pour le pouvoir. Cependant le « combat » continue. Maintenant, il y aura des bagarres pour jouir du pouvoir. »

Est-ce bien ce que vous avez vu alors ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui.

M. JUSTICE JACKSON

Vous avez utilisé le mot « Bunker ». C’est une sorte de terme technique que certains d’entre nous ne connaissent pas. Voulez-vous dire au Tribunal ce qu’était le système des « Bunker » des SA ?

TÉMOIN GISEVIUS

Les « Bunker » étaient des caves ou d’autres locaux murés, dans lesquels les malheureux prisonniers étaient enfermés et où on les frappait, quelquefois jusqu’à la mort.

C’étaient des prisons privées grâce auxquelles, dans les premiers mois, les chefs des syndicats et des partis de gauche ont été systématiquement rendus inoffensifs, ce qui explique pourquoi la gauche n’a pas agi pendant longtemps, tous les chefs ayant été radicalement écartés.

M. JUSTICE JACKSON

Vous avez aussi utilisé l’expression « l’enlèvement devient une coutume des SA ». Le mot enlèvement « Abholung » est entre guillemets. Voulez-vous me parler de cette Abholung. Que signifient ces mots ?

TÉMOIN GISEVIUS

C’étaient des arrestations arbitraires ; les familles des intéressés ne savaient même pas où se trouvaient les malheureuses victimes, qui pouvaient s’estimer heureuses si elles rentraient un jour chez elles.

M. JUSTICE JACKSON

Je crois que vous avez aussi fait dans votre livre la remarque suivante :

« Tout abus qualifié d’excès de zèle au service de la révolution nationale-socialiste » n’était pas passible de poursuites judiciaires ; il était donc admis par les autorités et entraînait obligatoirement de nouveaux abus. Ces actes de bestialité tolérés pendant les premiers mois encouragèrent plus tard les meurtriers sadiques des camps de concentration. La grossièreté et l’avilissement général qui, vers la fin de la révolution, se faisaient sentir bien au delà du domaine propre de la Gestapo, étaient la conséquence inévitable de cette première tentative imprudente de laisser des secteurs libres à la violence des « chemises brunes ». »

Ceci rend bien ce que vous avez pu constater ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui, c’est-à-dire pas seulement dans les SA, c’étaient les conditions générales en Allemagne.

M. JUSTICE JACKSON

Voulez-vous maintenant nous parler... Si j’ai bien compris, les SA, après l’affaire Rôhm, passèrent à l’arrière-plan comme armée privée, et une autre armée privée aux effectifs moins importants, mais plus sûre et plus disciplinée, fut créée par Himmier ?

TÉMOIN GISEVIUS

Je crois que je dois m’exprimer ainsi :

Longtemps auparavant, Himmier avait créé une garde qui entra en action à ce moment-là. Je ne doute pas que Himmier et ses collaborateurs les plus proches ont travaillé des années pour arriver à établir un jour, avec leurs troupes de protection, un système de terreur en Allemagne. Jusqu’au 30 juin, les SS étaient une partie des SA et Göring — excusez-moi — Rôhm était aussi Chef suprême des SS. La voie ne fut libre pour Himmier que lorsque Rôhm et ses SA furent écartés ; alors seulement, il put devenir chef de la Police en Allemagne, chef de la Police du mal. Mais la volonté de puissance des SS, leurs idées confuses et leur absence de scrupules préexistaient depuis longtemps dans leur État-Major.

M. JUSTICE JACKSON

Cette organisation des SS triait ses membres avec beaucoup de soin, n’est-ce pas ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui.

M. JUSTICE JACKSON

Voulez-vous parler des conditions nécessaires pour être admis ?

TÉMOIN GISEVIUS

Il fallait être de type « nordique ». J’ai toujours considéré ces questionnaires comme une plaisanterie, de sorte que je me trouve incapable, aujourd’hui, de vous donner des détails, sinon que, si je ne me trompe, on comptait parmi les caractéristiques, pour les hommes comme pour les femmes, la transpiration aux aisselles. Je me souviens que Heydrich et Himmier, en particulier pour le choix des SS qui devaient entrer dans la Police, ne se décidaient qu’après avoir examiné les photographies des futures victimes qui seraient chargées d’exécuter leurs ordres pervers. Je sais par exemple que Nebe, à différentes reprises, voulant empêcher le transfert de fonctionnaires de la Kripo à la Gestapo, est arrivé à les sauver en donnant de mauvaises photos qui les faisaient paraître aussi peu « nordiques » que possible. Dans ce cas, ces gens étaient immédiatement éliminés. Mais cela nous conduirait trop loin si nous parlions ici de tous ces détails.

M. JUSTICE JACKSON

Les membres des SS étaient-ils recrutés seulement dans les milieux de nazis fanatiques et sûrs ?

TÉMOIN GISEVIUS

Je crois qu’il faudrait ici faire une distinction dans le temps. Dans les premières années, beaucoup d’Allemands très honorables, surtout des paysans et des gens de la campagne, voulaient entrer dans les SS, parce qu’ils croyaient Himmier qui assurait que les SS amèneraient de l’ordre en Allemagne et formeraient un contrepoids au terrorisme des SA. Ainsi, je sais que beaucoup de personnes sont entrées dans les SS avant 1933 et même en 1933 et 1934, parce qu’elles espéraient que c’était un milieu d’ordre et de justice. Je crois qu’il est de mon devoir d’attirer votre attention sur le cas tragique de ces hommes ; il faut examiner dans chaque cas s’ils se sont rendus coupables ultérieurement ou s’ils sont restés d’honnêtes gens. Mais, à partir d’un certain moment, j’ai dit hier, je crois, à partir de 1935, personne ne put plus avoir de doute sur la véritable nature des buts des SS. A partir de ce moment-là, je puis reprendre votre expression, seuls les nationaux-socialistes fanatiques, les « super-nazis », entrèrent dans les SS.

M. JUSTICE JACKSON

D’après votre opinion, celle d’un homme qui se trouvait sur place, les gens qui, à partir de 1935, entraient dans les SS, devaient savoir quelles étaient leurs activités ?

TÉMOIN GISEVIUS

Ces gens savaient ce qui les attendait, et les ordres qu’ils recevraient.

M. JUSTICE JACKSON

Le Tribunal désire que je vous demande, à propos de l’incident d’hier, si vous avez quelque chose à ajouter ? Je ne sais rien de plus sur les menaces formulées, mais avez-vous vous-même quelque chose à dire pour éclaircir cette affaire ? Reste-t-il quelque chose à mentionner ?

TÉMOIN GISEVIUS

Je dois expliquer clairement que le Dr Dix ne m’a pas seulement transmis une conversation qu’il avait eue avec le Dr Stahmer. Ce matin-là, j’étais dans la salle réservée aux avocats ; je ne veux pas donner d’autres détails, mais l’atmosphère qui régnait autour de moi n’était pas très cordiale. J’étais venu voir le Dr Dix pour lui dire quelque chose. Le Dr Stahmer s’approcha, visiblement agité, et pria le Dr Dix de lui parler. Le Dr Dix refusa en disant qu’il était en conversation avec moi. Le Dr Stahmer dit à haute voix qu’il devait parler immédiatement et d’urgence au Dr Dix. Le Dr Dix s’éloigna seulement de deux pas, et le Dr Stahmer parlait si fort que je ne pus m’empêcher d’entendre les passages essentiels. J’entendis, et je dis textuellement au Dr Kraus qui était là également : « Écoutez donc comme le Dr Stahmer est en train de pester ». Le Dr Dix s’approcha de moi, très agité, et quand, après cette entrée en matière, je lui demandais ce que voulait exactement l’accusé Göring, il dut me répéter ce que j’avais déjà à moitié entendu. Je tiens à préciser que, si j’avais eu l’occasion de raconter moi-même cette affaire, j’aurais dit avoir eu l’impression que le Dr Stahmer me transmettait une menace de l’accusé Göring.

M. JUSTICE JACKSON

Voulez-vous nous dire si, pendant le régime nazi, après la prise du pouvoir par Hitler, vous avez pu remarquer que les ministres nazis et les fonctionnaires nazis s’enrichissaient systématiquement en confisquant les biens des Juifs et d’autres personnes ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui. D’année en année, ils le firent plus cyniquement. Nous avons même établi une liste des ministres civils et surtout des généraux et maréchaux qui ont profité de ce système. Nous voulions nous renseigner ultérieurement auprès de tous les généraux et ministres pour savoir s’ils avaient déposé ces donations à un compte bloqué ou bien s’ils avaient utilisé cet argent pour leur usage personnel.

M. JUSTICE JACKSON

Voulez-vous indiquer au Tribunal les accusés qui se sont ainsi enrichis ?

TÉMOIN GISEVIUS

Malheureusement, je ne puis donner qu’un renseignement négatif. Nous nous sommes renseignés à plusieurs reprises auprès de l’accusé Schacht...

LE PRÉSIDENT

Peut-être serait-il temps de suspendre l’audience dix minutes.

(L’audience est suspendue.)
M. JUSTICE JACKSON

Docteur Gisevius, j’ai encore quelques questions à vous poser, relatives à la guerre et au mouvement de résistance dont vous faisiez partie.

LE PRÉSIDENT

Monsieur Justice Jackson, je voudrais poser une question au témoin. Vous aviez dit que vous aviez dressé une liste des ministres et des généraux qui avaient participé au système de spoliation. Quelle est votre source d’informations ?

TÉMOIN GISEVIUS

Nous recevions des informations de divers ministères, des antichambres ministérielles et du ministère des Finances. Je n’ai d’ailleurs pas achevé ma réponse tout à l’heure. J’ai dit, lorsqu’on me demandait les accusés qui s’étaient enrichis, que je ne pouvais répondre que négativement. En ce qui concerne l’accusé Schacht, je dois ajouter que je n’ai pas vu personnellement ces listes et que je n’ai pris part qu’à la demande adressée à l’accusé Schacht. Je puis dire simplement que Schacht personnellement ne s’est pas enrichi. Je ne voulais pas dire que tous les accusés, en particulier Papen et Neurath, pour ne nommer que ces deux-là, se fussent enrichis. Je n’en sais rien ; tout ce que je peux dire, c’est que pour Schacht, nous savons ou je sais, qu’il n’a pas pris part à ces spoliations.

M. JUSTICE JACKSON

En plus du système de saisie des biens confisqués, il y avait aussi des donations de Hitler aux généraux et aux ministres, n’est-ce pas ? De grosses sommes d’argent ou des biens ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui. C’étaient les fameuses dotations par lesquelles, surtout pendant les années de la guerre, on a corrompu systématiquement les principaux généraux.

M. JUSTICE JACKSON

Est-ce également vrai pour beaucoup de ministres ?

TÉMOIN GISEVIUS

Je n’en doute pas.

M. JUSTICE JACKSON

Maintenant, si j’ai bien compris votre déclaration, quelques doutes que vous ayez pu avoir avant 1938, c’est au moment de l’affaire Fritsch que cet événement ou cette série d’événements a convaincu Schacht lui-même que Hitler allait à une guerre d’agression.

TÉMOIN GISEVIUS

Après la crise de Fritsch, Schacht fut convaincu que, dorénavant, le radicalisme et la course à la guerre ne pourraient plus être arrêtés.

M. JUSTICE JACKSON

Parmi tous ceux qui appartenaient au mouvement de résistance, personne n’a jamais mis en doute que l’attaque de septembre 1939 contre la Pologne, eût été une action agressive de Hitler ?

TÉMOIN GISEVIUS

Non, il n’y a pas le moindre doute à cet égard.

M. JUSTICE JACKSON

Et qu’on n’avait pas épuisé tous les moyens diplomatiques susceptibles d’amener une compensation des torts qu’avait subis l’Allemagne, au sujet du Corridor et de Dantzig ?

TÉMOIN GISEVIUS

Je ne puis que renvoyer aux documents existants. On ne voulait pas la paix.

M. JUSTICE JACKSON

Dans le mouvement de résistance allemand, si je vous comprends bien, on était d’accord sur le fait qu’il fallait obtenir diverses modifications du Traité de Versailles et des améliorations dans le domaine économique, pour l’Allemagne, ce que d’autres souhaitaient aussi. Vous étiez tous d’accord sur ce point ?

TÉMOIN GISEVIUS

Nous pensions tous que la paix et l’équilibre normal ne pourraient être rendus à l’Europe qu’à la suite de certaines modifications du Traité de Versailles, par des moyens pacifiques, par la voie des négociations.

M. JUSTICE JACKSON

Ce qui vous différenciait des nazis, c’était surtout la méthode, du moins dans ce domaine ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui.

M. JUSTICE JACKSON

Dès le début, si je comprends bien, le point de vue de votre groupe était qu’une guerre ne pouvait avoir que des résultats désastreux pour l’Allemagne aussi bien que pour l’ensemble du monde ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui.

M. JUSTICE JACKSON

Et que les modifications nécessaires pouvaient être obtenues avec un peu de patience par des moyens pacifiques ?

TÉMOIN GISEVIUS

Absolument.

M. JUSTICE JACKSON

C’est en raison de cette différence d’opinion, je pense, que votre mouvement de résistance voulait mettre à exécution ses plans de putsch et d’attentats contre le régime en Allemagne, que vous avez décrits ?

TÉMOIN GISEVIUS

Bien sûr, mais je voudrais ajouter que nous ne pensions pas uniquement au grand danger extérieur, mais que nous étions absolument convaincus des dangers inhérents à ce système terroriste. Dès le début, il y avait en Allemagne un groupe d’hommes qui ne songeaient pas encore à la possibilité d’une guerre et qui, cependant, s’élevaient contre l’injustice et les persécutions exercées contre la liberté et la foi.

Au début, par conséquent, nous ne menions pas la lutte contre la guerre mais, si je puis dire, la lutte pour les droits de l’homme, et il s’est trouvé, dès les premiers temps, dans toutes les classes de la société, des hommes résolus à lutter, à souffrir et à mourir pour ces idées.

M. JUSTICE JACKSON

Il s’agit maintenant de savoir quels étaient les motifs et les buts de ce mouvement de résistance en ce qui concerne le peuple allemand ; je vous demande d’exposer au Tribunal quels étaient les buts généraux qui vous guidaient dans votre résistance.

TÉMOIN GISEVIUS

Je tiens à dire que c’est parce que la mort a fait une moisson si riche parmi les hommes de la résistance, que je prends ici la parole, sinon des hommes plus dignes de le faire eussent répondu à votre question. Avec cette restriction, je pense avoir le droit de dire que Juifs ou Chrétiens, il y avait en Allemagne des hommes qui croyaient à la liberté de la foi, aux droits de l’homme et à la dignité humaine, non seulement pour l’Allemagne mais qui, en tant qu’Allemands, se sentaient responsables pour la communauté européenne et mondiale.

M. JUSTICE JACKSON

Et c’est ce groupe qui composait le mouvement de résistance, si je comprends bien ?

TÉMOIN GISEVIUS

Ce mouvement n’était pas seulement un groupe, mais beaucoup ont emporté dans la mort le secret de leur résistance avant de l’avoir confié aux procès-verbaux de la Gestapo. Il reste si peu de ces hommes que l’on peut aujourd’hui en parler comme d’un groupe.

M. JUSTICE JACKSON

La plupart des hommes qui s’étaient associés à ce mouvement de résistance sont morts ?

TÉMOIN GISEVIUS

Presque tous.

M. JUSTICE JACKSON

Voulez-vous ajouter encore quelque chose pour expliquer au Tribunal votre propre position, Docteur Gisevius ?

TÉMOIN GISEVIUS

Je m’excuse, je n’ai pas bien compris.

M. JUSTICE JACKSON

Désireriez-vous ajouter quelque chose pour préciser votre attitude, vos sentiments profonds dans cette affaire, pour permettre au Tribunal de bien comprendre votre position personnelle ?

TÉMOIN GISEVIUS

Il m’est désagréable de parler de moi-même et je voudrais simplement vous remercier, Monsieur le représentant du Ministère Public, de m’avoir donné l’autorisation de faire des déclarations décisives au nom des morts et des vivants de mon groupe.

M. JUSTICE JACKSON

J’ai terminé mon contre-interrogatoire.

GÉNÉRAL G. A. ALEXANDROV (Avocat Général soviétique)

Monsieur le Président...

LE PRÉSIDENT

N’avions-nous pas décidé, en accord avec le Ministère Public, que les témoins de l’accusé Frick ne seraient contre-interrogés que par un seul représentant du Ministère Public ?

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Monsieur le Président, un accord était intervenu sur le fait que l’interrogatoire de l’accusé Schacht et de son témoin serait fait uniquement par le Ministère Public américain mais que si, au cours du contre-interrogatoire, de nouvelles questions étaient soulevées, le Ministère Public soviétique pourrait intervenir. Le Ministère Public soviétique désire poser au témoin Gisevius quelques questions particulièrement importantes. Je demande l’autorisation de poser ces questions au témoin.

LE PRÉSIDENT

Quelles sont les questions qui, d’après vous, présentent une importance particulière ? Je ne vous demande pas quelles sont exactement ces questions, mais de quel genre elles sont.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Ce sont des questions relatives au rôle de l’accusé Frick dans la préparation de la guerre, aux relations de l’accusé Schacht avec le régime nazi, et d’autres questions essentielles.

LE PRÉSIDENT

Le Tribunal va suspendre l’audience pour examiner si le Ministère Public soviétique doit être autorisé à faire un nouveau contre-interrogatoire après celui qui vient d’avoir lieu.

(Le Tribunal se retire pour délibérer.)
LE PRÉSIDENT

Le Tribunal a sous les yeux deux documents qui lui ont été présentés par les procureurs généraux au sujet des contre-interrogatoires. Dans le premier de ces documents, il est stipulé que la procédure suivante sera adoptée pour les contre-interrogatoires des accusés Keitel, Kaltenbrunner, Frank, Frick, Streicher et Funk. Le Ministère Public américain devait procéder au contre-interrogatoire de l’accusé Frick et de ses témoins. Cette décision a été prise à la suite du désir exprimé par le Tribunal de perdre le moins de temps possible en n’autorisant qu’un seul Ministère Public à procéder à ces contre-interrogatoires.

Nous avons, en outre, un autre document qui n’est qu’un projet d’accord ; en ce qui concerne l’accusé Schacht, il est prévu que le Ministère Public américain procédera au contre-interrogatoire principal, et que les délégations soviétique et française décideront si elles veulent s’y joindre.

En considération de ces deux documents, dont le premier établit que les Ministères Publics se sont mis d’accord pour ne soumettre le témoin de l’accusé Frick qu’à un seul contre-interrogatoire, tandis que le second suggère que, provisoirement, les délégations française et soviétique pourront exprimer le désir de procéder également à un contre-interrogatoire, le Tribunal autorise dans le cas présent le contre-interrogatoire supplémentaire. Le Tribunal ne désire pas établir de règles rigoureuses sur les contre-interrogatoires. Mais il espère que, dans le cas présent, à la suite du contre-interrogatoire complet mené par le Ministère Public américain, le représentant du Ministère Public soviétique s’exprimera aussi brièvement que possible. Le Tribunal espère aussi qu’à l’avenir les Ministères Publics pourront se mettre d’accord pour qu’il n’y ait qu’un seul contre-interrogatoire par témoin ou, au moins, pour que le contre-interrogatoire supplémentaire soit aussi bref que possible.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Témoin, pour gagner du temps, je vous demanderai de répondre aussi brièvement que possible à mes questions.

Dites-moi le rôle qu’ont joué le ministère de l’Intérieur et l’accusé Frick dans la préparation de la deuxième guerre mondiale.

TÉMOIN GISEVIUS

Il m’est difficile de répondre à cette question. J’ai quitté le ministère de l’Intérieur dès le mois de mai 1935 et, à vrai dire, il ne m’est pas possible, pour la période postérieure à cette date, de dire plus que n’importe quel Allemand. Le ministère de l’Intérieur constituait une partie de l’appareil gouvernemental allemand et incontestablement, là comme dans tous les autres ministères, on prit les mesures administratives nécessaires pour la préparation d’une guerre.

Dr PANNENBECKER

Puis-je dire quelques mots ? Ce témoin vient de dire qu’à la question posée, il ne pouvait répondre plus que n’importe quel Allemand. Je crois que, dans ces conditions, le témoin n’est pas apte à répondre à des questions de cet ordre.

LE PRÉSIDENT

C’est ce qu’il vient de dire lui-même. C’est exactement ce qu’il a dit. Je ne vois pas la raison de votre intervention.

Dr PANNENBECKER

Je voulais dire simplement que le témoin ne saurait être entendu sur ce point.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Je ne puis pas poser cette question à chaque Allemand pour des raisons parfaitement compréhensibles. La réponse du témoin Gisevius me satisfait pleinement. (Au témoin.) Savez-vous quelque chose de ce qu’on appelle le « triumvirat ». Il se composait du plénipotentiaire général à l’Administration du Reich, du plénipotentiaire général à l’Économie et d’un représentant de l’OKW. Ce triumvirat étudiait toutes les questions concernant la guerre.

TÉMOIN GISEVIUS

Personnellement, il ne m’est pas possible de donner de renseignements à ce sujet.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Savez-vous quelque chose de l’activité du ministère de l’Intérieur dans les territoires occupés par les Allemands ?

TÉMOIN GISEVIUS

Autant que je sache, le ministère de l’Intérieur détachait des fonctionnaires responsables dans l’administration militaire. Mais je ne sais pas exactement si, à partir de ce moment-là, les fonctionnaires dépendaient encore du ministère de l’Intérieur ou s’ils étaient subordonnés à l’OKW.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Savez-vous en particulier si l’appareil administratif des commissariats du Reich dans les régions occupées de l’Union Soviétique, était recruté parmi les cadres du ministère de l’Intérieur ou s’il avait son appui effectif ?

TÉMOIN GISEVIUS

Je crois pouvoir répondre affirmativement tout au moins pour l’aide effective. En effet, le ministère des territoires occupés de l’Union Soviétique ne pouvait recruter ses fonctionnaires que par l’intermédiaire de la direction du personnel du ministère de l’Intérieur.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Aviez-vous entendu dire que l’accusé Frick eût inspecté les camps de concentration ?

TÉMOIN GISEVIUS

Tant que je suis moi-même resté au ministère de l’Intérieur, je n’en ai pas entendu parler.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Et après ?

TÉMOIN GISEVIUS

Non plus.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Aurait-il été possible que l’accusé Frick, qui était ministre de l’Intérieur n’eût pas été au courant de l’existence des camps de concentration en Allemagne et de l’arbitraire qui y régnait ?

TÉMOIN GISEVIUS

Je crois avoir fourni hier un témoignage aussi complet que possible sur le fait que nous étions instruits de tout.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Pour le moment, je m’intéresse particulièrement à l’accusé Frick. Que savez-vous de lui à ce sujet ?

TÉMOIN GISEVIUS

J’ai déjà déclaré hier que le ministère de l’Intérieur recevait d’innombrables appels au secours du pays tout entier et nous avons vu un texte du ministère de la Justice...

LE PRÉSIDENT

Cette question a été épuisée hier.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Je passe à la question suivante. (Au témoin.) Avez-vous eu connaissance d’une loi secrète de 1940 sur l’exécution des vieillards et des malades ?

TÉMOIN GISEVIUS

Parfaitement.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Quelle part Frick a-t-il prise dans la rédaction et la mise à exécution de ce texte ?

TÉMOIN GISEVIUS

En tant que ministre de l’Intérieur, il a dû signer le décret en question.

LE PRÉSIDENT

Cette loi est postérieure à 1935, n’est-ce pas ? De quelle loi parlez-vous ? S’il s’agit d’une date postérieure à 1935, le témoin n’était plus au ministère de l’Intérieur.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Je parle de la loi parue en 1940.

LE PRÉSIDENT

Le témoin ne peut rien savoir de plus que quiconque à ce sujet.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

La réponse que j’ai reçue du témoin me suffit. Puis-je passer aux questions concernant l’accusé Schacht ? (Au témoin.) Dites-moi, témoin, vous vous êtes trouvé pendant très longtemps en rapports étroits avec Schacht, si je vous ai bien compris ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Par conséquent, vous étiez bien renseigné sur l’activité officielle et politique de l’accusé Schacht.

TÉMOIN GISEVIUS

Je crois que oui.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Que savez-vous du rôle joué par Schacht au moment de la prise du pouvoir par Hitler ?

TÉMOIN GISEVIUS

A cette époque précisément, je ne connaissais pas encore Schacht et il m’est impossible de fournir un témoignage à ce sujet.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Mais que savez-vous sur ce point ?

TÉMOIN GISEVIUS

Je sais simplement qu’il est entré au Cabinet et qu’incontestablement il a secondé Hitler dans les entretiens politiques préparatoires.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Savez-vous quelque chose au sujet d’une entrevue préparée par Schacht en 1933, entre Hitler et les grands industriels ?

TÉMOIN GISEVIUS

Non.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

A la suite de cet entretien, on créa un fond destiné à assurer la victoire du parti nazi aux élections. Que savez-vous de cet entretien ?

TÉMOIN GISEVIUS

Je ne sais rien là-dessus. J’ai écrit dans mon livre qu’à ma connaissance les sommes nécessaires pour la campagne électorale de 1932 avaient été fournies par Thyssen et Grauert, qui était alors un des actionnaires de l’industrie lourde de Hesse et Rhénanie.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Quel a été le rôle de l’accusé Schacht dans cette affaire ?

TÉMOIN GISEVIUS

Je n’ai pas vu Schacht dans la Ruhr à cette époque, et je ne sais pas s’il y était alors. Je répète une fois de plus que je ne le connaissais pas encore.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Oui, je le sais. Dans votre livre intitulé Bis zum bitteren Ende, publié en 1946 et dans vos réponses au Dr Dix, vous tracez un portrait favorable de l’accusé Schacht. Est-ce exact ?

TÉMOIN GISEVIUS

Parfaitement.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Vous affirmez que l’accusé Schacht était depuis 1936 passé dans l’opposition contre Hitler et exprimait ouvertement son point de vue ?

TÉMOIN GISEVIUS

Non, je déclare expressément qu’à partir de 1936, ses yeux se sont ouverts mais que le passage dans les rangs de l’opposition ne s’est produit que pendant la crise Fritsch.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

En quelle année placez-vous ce changement d’attitude ?

TÉMOIN GISEVIUS

Fin 1937, début 1938. C’est au début de 1938 qu’a eu lieu la crise Fritsch.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Sous le régime qui régnait en Allemagne, était-il possible que Hitler n’eût pas connaissance de la position d’opposant qui fut, d’après vous, celle de Schacht après 1937 ?

TÉMOIN GISEVIUS

Vous voulez dire qu’après 1938, Hitler n’aurait pas été informé de cette attitude ?

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Non, je vous demande s’il était possible que, sous le régime de l’époque, Hitler n’eût pas connaissance de la position de Schacht.

TÉMOIN GISEVIUS

Hitler savait parfaitement que Schacht critiquait souvent le régime et qu’il adoptait souvent une attitude d’opposition. Il recevait des lettres de Schacht et entendait beaucoup de racontars sur lui. Mais il n’a certainement jamais su dans quelle mesure Schacht lui était opposé.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Je vous comprends. Comment se fait-il alors que depuis 1943, Schacht ait pu rester au Gouvernement du Reich comme ministre sans portefeuille et conseiller personnel de Hitler si, d’après ce que vous avez dit, Hitler savait que Schacht critiquait sa politique ?

TÉMOIN GISEVIUS

Hitler prenait soin de faire disparaître lentement les gens en vue, et de les mettre à l’ombre discrètement afin que la propagande étrangère ne pût s’emparer de ces affaires. Le cas de Schacht n’est pas le seul où Hitler ait tenté de camoufler une crise ouverte.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Connaissez-vous la lettre que Hitler adressa à Schacht le 19 janvier 1939 pour lui ôter la présidence de la Reichsbank ? Je vous en rappelle le contenu :

« Au moment où vous quittez votre poste de président de la direction de la Reichsbank, je veux vous exprimer ma profonde reconnaissance pour les services que vous avez rendus à l’Allemagne, pour l’aide que vous m’avez apportée, à moi personnellement, pendant les longues et difficiles années où vous avez exercé vos fonctions. Votre nom restera lié aux premiers jours du réarmement national. Je suis heureux de proposer de nouvelles tâches à votre compétence en votre qualité de ministre du Reich. »

LE PRÉSIDENT

Général Alexandrov, cette question a déjà été traitée hier par le témoin.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Je vous prie de m’excuser, mais, au sujet de cette lettre, j’ai une question à poser au témoin. (Au témoin.) Il ressort du contenu de cette lettre qu’en janvier 1939 — je souligne bien cette date — Hitler ne portait pas sur l’activité de Schacht le même jugement que vous, dans votre déclaration. Comment pouvez-vous expliquer ce désaccord avec vos déclarations selon lesquelles Schacht se trouvait dans l’opposition dès 1937 et 1938 ?

TÉMOIN GISEVIUS

Je voudrais répondre à tout cela que je n’ai pas l’habitude d’attacher de valeur à toutes les déclarations écrites ou orales de Hitler. Cet homme n’a jamais dit que ce qui lui paraissait utile à un moment donné pour tromper le monde ou l’Allemagne. Dans le cas qui nous occupe, Hitler voulait éviter de donner l’impression que le départ de Schacht pourrait entraîner une crise économique sérieuse. Mais je parle ici des intentions que Hitler a pu avoir. J’ai dit hier avec quelle indignation Schacht avait pris connaissance de cette lettre. Il la considérait comme une injure et une bassesse.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Je vais donc me reporter à un autre document, une lettre de Schacht à Hitler, du 7 janvier 1939. Schacht écrivait :

« Dès le début, la Reichsbank s’est bien rendu compte qu’on ne pourrait obtenir de succès en politique étrangère que si l’on pouvait s’appuyer sur l’Armée allemande. Elle a en grande partie financé l’armement malgré les risques de dévaluation. Cette opération était justifiée par la nécessité indiscutable d’entreprendre notre réarmement à partir de rien et au début en le camouflant, pour rendre possible une politique de prestige à l’extérieur. »

Considérez-vous ce document comme l’expression d’une attitude d’opposition de la part de Schacht ?

TÉMOIN GISEVIUS

Si j’ai bien compris, il s’agit d’une lettre de janvier 1935, n’est-ce pas ?

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Non, c’est une lettre du 7 janvier 1939.

TÉMOIN GISEVIUS

Excusez-moi. Alors je ne puis que répéter ce que j’ai déjà dit hier ; les termes de ces lettres étaient soigneusement pesés pour qu’ils n’aient pas l’air d’une provocation, et que le contenu de ces écrits ne fut pas rendu illusoire du fait que Hitler se serait dit : « Ici, on m’attaque personnellement ». Le problème était — je l’ai déjà dit hier — de montrer aux autres ministres civils qui n’étaient pas encore dans l’opposition, quelle était la situation effective pour les gagner à notre cause.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Quelle fut l’attitude de Schacht devant la question de l’Anschluss ?

TÉMOIN GISEVIUS

La question de l’Anschluss se posa au point crucial de la crise Fritsch ; c’est pourquoi nous étions absolument convaincus qu’il y avait là une manœuvre de camouflage qui nous indignait. Il n’était pas douteux pour nous que l’Armée allemande était détournée vers l’extérieur...

LE PRÉSIDENT

Un moment. On vous a demandé si vous saviez quelle avait été l’attitude de Schacht au moment de l’Anschluss. Vous ne répondez pas à la question. Savez-vous quelque chose à ce sujet ou non ?

TÉMOIN GISEVIUS

Je ne puis pas donner de réponse précise à ce sujet. Tout le monde pensait que le problème de l’Anschluss devait être réglé un jour ou l’autre sur une base légale. Il y avait dans notre groupe certaines divergences de vues à cet égard. La plupart espéraient que l’indépendance de l’Autriche serait maintenue. Précisément, du point de vue allemand, il était souhaitable que subsistât un second État allemand indépendant, en cas de pourparlers diplomatiques, ou si l’on rétablissait une Société des Nations. Je ne pourrais assurer que Schacht ait été absolument de cet avis ou s’il était un partisan de l’Anschluss direct, mais il était certainement opposé à la méthode qui fut utilisée.

GÉNÉRAL ALËXANDROV

Je vais vous présenter quelques extraits d’un discours prononcé par Schacht en mars 1938 à Vienne :

« Dieu soit loué, ces choses n’ont pas pu en définitive empêcher le grand peuple allemand de poursuivre son chemin, car Adolf Hitler a créé une communauté de volonté et de pensée allemandes, qu’il a soutenue à l’aide d’une armée renforcée ; ainsi il a donné finalement à l’union de l’Allemagne et de l’Autriche, sa consécration extérieure. »

Pourrez-vous citer cet extrait comme une confirmation de l’opposition de Schacht à la politique de Hitler ?

TÉMOIN GISEVIUS

Je voudrais lire ce discours dans son ensemble. Personnellement, je ne l’aurais certainement pas prononcé. Mais je ne sais pas s’il est utile, que je donne un simple jugement de valeur et s’il ne vaudrait pas mieux demander à Schacht ce qu’il pensait par là.

LE PRÉSIDENT

Ce discours pourra être présenté à Schacht lorsqu’il viendra apporter son témoignage.

GÉNÉRAL ALËXANDROV

Dites-moi, témoin, vous vivez actuellement en Suisse ? Dans quelle ville ?

TÉMOIN GISEVIUS

Dans les environs de Genève, dans le village de Commugny.

GÉNÉRAL ALËXANDROV

Depuis combien de temps vivez-vous en Suisse ?

TÉMOIN GISEVIUS

Depuis le 1er octobre 1940.

GÉNÉRAL ALËXANDROV

Avez-vous eu connaissance d’un voyage de Schacht en Suisse en 1943 ?

TÉMOIN GISEVIUS

Non, il n’est pas venu en Suisse en 1943.

GÉNÉRAL ALËXANDROV

En 1942 ?

TÉMOIN GISEVIUS

Il n’y est pas venu non plus.

GÉNÉRAL ALËXANDROV

Donc Schacht n’est allé en Suisse ni en 1942 ni en 1943 ?

TÉMOIN GISEVIUS

Non.

GÉNÉRAL ALËXANDROV

Avez-vous rencontré Schacht quand vous viviez en Suisse ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui, à plusieurs reprises. J’allais toutes les quatre ou huit semaines à Berlin et jusqu’en 1943...

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Non, je vous interroge sur le voyage de Schacht en Suisse.

TÉMOIN GISEVIUS

C’était pendant la guerre en 1941. Schacht est venu en Suisse en voyage de noces et je l’ai vu.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

C’était en 1941 ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui, parfaitement.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Le 14 janvier 1946 parut dans le Basier Nachrichten un article intitulé « Que pense Schacht ? » Connaissez-vous cet article ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Que savez-vous de cet article ?

TÉMOIN GISEVIUS

Rien de plus que tous ceux qui ont lu le journal. J’ai essayé de savoir quel était l’Américain à qui Schacht avait accordé son interview...

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Les détails ne m’intéressent pas. Une dernière question : ne savez-vous rien à propos d’une conférence avec Hitler à Berchtesgaden au cours de l’été 1944 ? Au cours de cette conférence, on a étudié la question de l’extermination des travailleurs étrangers déportés en Allemagne au cas d’une invasion des armées alliées ? Ne savez-vous rien de cette conférence ?

TÉMOIN GISEVIUS

Non, à cette époque, il ne m’était plus possible de me rendre en Allemagne car je faisais l’objet de poursuites judiciaires. Je n’en ai pas entendu parler.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Je n’ai plus de questions à poser au témoin.

LE PRÉSIDENT

Un avocat désire-t-il poser des questions au témoin ?

Dr PANNENBECKER

Témoin, hier pendant le contre-interrogatoire, le représentant du Ministère Public américain vous a soumis une lettre du ministre de la Justice du Reich du 14 mai 1935, adressée au ministre de l’Intérieur du Reich et de Prusse. Cette lettre comprend une annexe où se trouve mentionné un rapport d’un inspecteur de la Police secrète d’État. Témoin, si j’ai bien compris, vous aviez collaboré à la rédaction de cette lettre ?

TÉMOIN GISEVIUS

Entre le ministère de l’Intérieur et celui de la Justice existaient des relations officieuses et parfois, il m’était souvent utile de recevoir d’un autre ministère un mémorandum précis que je pouvais soumettre à mon ministre. Et je pense que Frick lui-même était content de recevoir une lettre suffisamment nette pour qu’il pût exposer la question au conseil des ministres. Je me rappelle que la question de cette lettre avait été discutée au préalable au cours de conversations entre des fonctionnaires de la Justice et moi.

Dr PANNENBECKER

J’en déduis par conséquent que cette lettre était une tentative concertée du ministère de la Justice et du ministère de l’Intérieur pour entreprendre quelque chose contre le terrorisme de la Gestapo ?

TÉMOIN GISEVIUS

Je crois pouvoir le dire en ce qui me concerne, tant que j’ai fait partie du ministère de l’Intérieur. Mais je n’en ai naturellement pas parlé avec mon chef.

Dr PANNENBECKER

A la page 5 du texte allemand de cette lettre, nous lisons :

« Dans le camp de concentration de Hohenstein en Saxe, des internés devaient rester sous un appareil construit de telle sorte que la peau de leur crâne, sous l’effet des gouttes d’eau qui tombaient régulièrement, fût atteinte de blessures purulentes. »

Savez-vous si les gardiens de ce camp ont été gravement punis à la suite de cela ?

TÉMOIN GISEVIUS

Non, mais si cela s’était produit, c’eût été une bien surprenante exception.

Dr PANNENBECKER

J’ai encore une question à poser. Vous venez de dire que vous aviez ressenti une atmosphère d’hostilité dans la salle des avocats après l’incident que vous avez soulevé. Un certain nombre de mes confrères ont été désagréablement surpris par cette déclaration, alors que ces mêmes confrères vous savaient gré d’avoir exposé avec tant de netteté la situation en Allemagne. Pouvez-vous me dire si votre déclaration concerne l’ensemble des avocats ?

TÉMOIN GISEVIUS

Je vous remercie de me donner l’occasion de tirer au clair un malentendu évident. Je faisais allusion à un autre incident qui s’est produit au moment où je suis entré dans la salle des avocats et sur lequel je n’ai pas l’intention d’insister ici. Je tiens à dire que je m’excuse auprès de Messieurs les avocats, dont je connais la tâche écrasante qu’ils ont ici, s’ils ont jamais pu penser que je reprochais à la majorité d’entre eux leur conduite dans l’exercice de leurs délicates fonctions.

Dr PANNENBECKER

Je vous remercie. Je n’ai plus d’autres questions à poser.

LE PRÉSIDENT

Docteur Gisevius, je voudrais vous poser quelques questions pour me faire une idée claire des diverses fonctions que vous avez assumées et pour savoir où vous vous trouviez à différentes dates.

Si j’ai bien compris, en 1933 vous étiez fonctionnaire civil ?

TÉMOIN GISEVIUS

Parfaitement.

LE PRÉSIDENT

Et ensuite, vous êtes entré dans la Gestapo ?

TÉMOIN GISEVIUS

J’ai été titularisé en entrant dans la Police politique. Chez nous, en Allemagne, on est fonctionnaire dès le stade de la formation préparatoire ; je dois donc dire que j’ai occupé mon premier poste effectif à mon entrée dans la Gestapo en août 1933.

LE PRÉSIDENT

A quelle date avez-vous abandonné ce poste ?

TÉMOIN GISEVIUS

Fin décembre 1933.

LE PRÉSIDENT

Et quelles fonctions avez-vous assumées alors ?

TÉMOIN GISEVIUS

Je suis entré ensuite au ministère de l’Intérieur de Prusse, puis dans le courant de l’année 1934, au ministère de l’Intérieur du Reich et en mai 1935, je fus relevé de mes fonctions au ministère de l’Intérieur. Je fus alors affecté au Reichskriminalamt qu’on était en train de créer et dont le siège était encore au Polizeiprâsidium à Berlin. Le jour de la nomination de Himmier au poste de chef de la Police du Reich, le 17 juin 1936, je fus révoqué du service de la Police. Je fus muté dans les services gouvernementaux à Munster pour le contrôle des prix. Au milieu de l’année 1937, je partis en congé non payé sous prétexte d’études économiques. Ce congé fut annulé en 1939 par le ministère de l’Intérieur et je fus affecté aux services gouvernementaux à Potsdam, près de Berlin. Je m’occupais de la construction des routes...

LE PRÉSIDENT

Au milieu de 1937, vous avez pris un congé non payé pour étudier l’économie politique, n’est-ce pas ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui.

LE PRÉSIDENT

Mais vous étiez toujours fonctionnaire ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui, je suis toujours resté fonctionnaire jusqu’au 20 juillet 1944.

LE PRÉSIDENT

Au début de 1939, vous avez été muté au ministère de l’Intérieur, à Potsdam ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui.

LE PRÉSIDENT

Bien. Et ensuite ?

TÉMOIN GISEVIUS

A la déclaration de la guerre, une difficulté surgit. Je n’avais pas reçu mon ordre de mobilisation. D’autre part, mes amis voulaient m’avoir à l’OKW. Du jour de la déclaration de guerre jusqu’au 1er octobre 1940, j’ai utilisé un faux ordre de mobilisation et je m’attendais chaque jour à ce qu’on le découvrit, ce qui aurait eu pour moi de graves conséquences. Après la chute de Paris, je déclarai à Canaris et à Oster que je devais les prier de me tirer de cette situation fausse ; la situation de Canaris était alors assez bonne pour qu’il m’affectât

à un poste du contre-espionnage au consulat général de Zurich. Je reçus le titre de vice-consul attaché au consulat général de Zurich et j’y suis resté, jusqu’au 20 juillet comme représentant de l’Abwehr, sans appartenir régulièrement à cette organisation. Après le 20 juillet, je fus relevé de toutes mes fonctions et je ne sais même pas si je n’ai pas perdu la nationalité allemande ; je ne puis pas le dire avec certitude.

LE PRÉSIDENT

Entre l’époque où vous êtes parti pour Zurich et le 20 juillet, êtes-vous revenu en Allemagne de temps à autre ?

TÉMOIN GISEVIUS

J’habitais alors normalement en Allemagne, mais de temps à autre, Canaris m’envoyait en Suisse pour transmettre du courrier. Schacht m’a aidé alors à obtenir mon visa, en intervenant auprès de l’ambassade helvétique.

LE PRÉSIDENT

A l’époque où vous étiez dans la Gestapo, d’août à décembre 1933, quelles furent vos fonctions effectives ?

TÉMOIN GISEVIUS

Quand on me donna mon premier poste de fonctionnaire, je n’avais pas terminé ma formation ; je fus confié à Roberregierungsrat Nebe, alors, chef de la section executive, pour compléter mon instruction. Quand l’ordre d’internement eut été donné en octobre 1933, je fus envoyé à Leipzig comme rapporteur au procès de l’incendie du Reichstag.

LE PRÉSIDENT

Vous avez parlé fréquemment hier d’un homme dont je ne connais pas le nom. Nebe, je crois ?

TÉMOIN GISEVIUS

Oui.

LE PRÉSIDENT

Quelles étaient ses fonctions ?

TÉMOIN GISEVIUS

Nebe était un criminaliste connu attaché au Reichspràsidium de Berlin avant 1933. En sa qualité de national-socialiste, il fut placé en juin 1933 dans la Gestapo et il reçut de l’avancement jusqu’au début de 1934 où il fut nommé Oberregierungsrat (conseiller supérieur du Gouvernement). Puis, grâce à l’accusé Frick, nous avons réussi à le faire muter pour un certain temps au ministère de l’Intérieur. Il fut ensuite le fondateur et le directeur du Reichskriminalamt. Le jour de la nomination de Himmier au poste de chef de la Police du Reich, il fut affecté au Reichssicherheitshauptamt, direction de la Sûreté du Reich, qui fut alors créée. Sur ces entrefaites, il entra dans les SS, devint SS-Gruppenfûhrer, SS-General et jusqu’au 20 juillet, il resta l’un des subordonnés les plus éminents de l’accusé Kaltenbrunner. L’accusé Kaltenbrunner était en effet chef de la Gestapo comme de la Police criminelle, comme aussi du service de renseignements. Nebe fut alors directement subordonné à Kaltenbrunner et recevait constamment de lui des directives de service exactement comme Mûller, le chef de la Gestapo.

LE PRÉSIDENT

Vouliez-vous poser des questions, Docteur Dix ?

Dr DIX

Oui.

LE PRÉSIDENT

Vous le ferez après la suspension d’audience à 2h.15.

(L’audience est suspendue jusqu’à 14 heures.)