CENT DIX-SEPTIÈME JOURNÉE.
Mardi 30 avril 1946.

Audience du matin.

LE PRÉSIDENT

Monsieur Dodd, aviez-vous l’intention de traiter de ces questions ?

M. DODD

Oui, Monsieur le Président, je suis prêt à le faire. Dois-je commencer par parler des documents au sujet desquels il y a quelques difficultés ?

LE PRÉSIDENT

Si vous voulez.

M. DODD

Dans l’ensemble, il a été déposé environ 118 documents en faveur de l’accusé Schirach. A la suite de nos conversations, nous nous sommes mis d’accord sur tous les documents, sauf douze, je crois.

Premier groupe, les numéros 30, 31, 45, 68, 73, 101, 109, 124 et 133. Ce sont des extraits du livre intitulé Voici le cœur de l’Europe, d’un certain Stanley Mac Clatchie. Ces extraits se rapportent à la Jeunesse hitlérienne, et nous nous opposons à leur production, car ils sont sans intérêt et sans rapport avec les débats. Ils décrivent des réunions de Jeunesse hitlérienne, le service de santé de la Jeunesse hitlérienne, des compétitions de la jeunesse allemande, le service rural de la Jeunesse hitlérienne, etc. D’une manière générale, ce sont des considérations de M. Mac Clatchie sur des activités de la Jeunesse hitlérienne. Elles sont toutes extraites de ce livre et aucune ne provient de l’accusé lui-même. Ce livre a été publié en 1937.

Le document 118 est une lettre écrite à la machine et qui n’est pas signée ; elle a été écrite par Colin Ross et sa femme. Cela semble être une lettre d’adieu expliquant pourquoi Ross et sa femme voulaient se suicider. Nous n’avons pas pu déterminer la valeur probatoire de ce document, et nous ne pensons pas qu’elle en ait une pour la cause de l’accusé. Apparemment, Ross connaissait l’accusé von Schirach, et je pense que l’avocat de Schirach estime que cette lettre peut donner des lumières sur l’attitude de l’accusé, mais cela n’est pas clair.

Enfin, le troisième document est le document 121. C’est un extrait du Stars and Stripes, journal de l’Armée américaine, du 21 février 1946, au sujet de l’éducation actuelle de la jeunesse en Yougoslavie. Nous ne pensons pas non plus que ce document soit pertinent et nous pensons qu’il n’a rien à voir avec les faits reprochés à l’accusé par l’Acte d’accusation. Les documents constituant le premier groupe et les documents n° 118 et 121 sont les seuls sur lesquels nous ne sommes pas tombés d’accord.

LE PRÉSIDENT

Onze ?

M. DODD

Je m’excuse, j’avais dit douze.

Dr SAUTER (avocat des accusés Funk et von Schirach)

Monsieur le Président, le premier groupe de documents sur lesquels le Ministère Public élève des objections provient du livre d’un Américain du nom de Mac Clatchie. Cet Américain, comme il l’écrit lui-même dans son livre, est d’origine écossaise. En 1936, à l’occasion des Jeux Olympiques, il a visité l’Allemagne. Il s’est fait une image de la situation en Allemagne, notamment de l’évolution du peuple allemand pendant les premières années de la domination de Hitler, et il décrit ses impressions.

Je n’attacherais pas à ce livre une importance essentielle s’il ne ressortait pas de l’introduction même que l’accusé Baldur von Schirach en a été l’initiateur. L’accusé, comme il le dira encore au cours de son témoignage, avait commencé depuis très longtemps déjà à établir des relations amicales avec les États-Unis, en particulier, et cet ouvrage de Mac Clatchie est l’un des nombreux moyens que l’accusé von Schirach a employés dans ce but. L’auteur lui-même reconnaît dans la préface de son livre que les matériaux qui lui ont servi à la rédaction de son ouvrage lui ont été fournis pour la plupart par l’accusé von Schirach. Ce fait permet de donner à ce livre, dans le cadre du présent Procès, une valeur de preuve tout à fait différente de celle qu’il aurait eue s’il avait été publié tout à fait indépendamment de Schirach. Nous devons, par conséquent, considérer les explications, discussions et descriptions de ce livre, comme les déclarations de l’accusé von Schirach lui-même, et ce sont là les raisons profondes pour lesquelles j’ai déposé ce livre, en demandant d’être autorisé à en lire, au cours de l’exposé des preuves, de courts extraits relatifs à la direction de la jeunesse. Le reste du contenu de cet ouvrage est également intéressant, mais n’a pas de rapports directs avec la direction de la jeunesse par l’accusé von Schirach. Je ne l’ai pas mentionné et je ne ferai que présenter quelques brefs extraits qui mettent simplement en lumière l’activité et les buts de l’accusé von Schirach, et qui, en outre, doivent vous montrer, Messieurs, l’impression qu’un étranger pouvait recevoir de cette activité, bien qu’il fut venu en Allemagne avec un préjugé défavorable, que ses observations personnelles lui permirent de surmonter.

Voilà, Monsieur le Président, ce que je voulais dire, quant au premier groupe, que M. le Représentant du Ministère Public a désigné sous les numéros 30 à 133.

Le deuxième groupe comprend le numéro 118 (a) du livre de documents Schirach. C’est la lettre d’adieu laissée par l’explorateur Colin Ross. M. le représentant du Ministère Public nous oppose le fait que cette lettre d’adieu ne porte pas de signature ; j’estime que cela n’a pas une très grande importance. Ce que nous avons versé au dossier c’est une copie au carbone de l’original de cette lettre d’adieu, copie que nous avons trouvée dans les papiers laissés par le Dr Colin Ross. Mais le Ministère Public demande quel est le rapport de cette lettre avec l’accusation contre Schirach. Je vous demande de vous souvenir qu’à plusieurs reprises il a été question ici même de ce Dr Colin Ross ; c’est l’explorateur. Je crois qu’il est Américain d’origine ; je ne saurais le dire exactement en ce moment. Non seulement il entretenait depuis de longues années des relations d’amitié étroite avec Schirach, mais l’accusé von Schirach l’a utilisé à diverses reprises pour éviter le déclenchement d’une guerre avec les États-Unis, et plus tard, afin de mettre fin à cette guerre et d’arriver à conclure une paix avec les États-Unis.

Ces points seront traités d’une façon plus détaillée au cours de la procédure d’admission des preuves. Je dépose donc cette lettre du Dr Colin Ross...

LE PRÉSIDENT

Quelle date porte cette lettre ?

Dr SAUTER

Un instant, s’il vous plaît... Du 30 avril 1945. J’attache une grande importance à cette lettre, qui ne comporte qu’une seule page, parce qu’il s’agit ici d’un homme qui, au moment de se suicider avec sa femme parce qu’il désespérait de l’avenir de l’Allemagne, a déclaré, en face de la mort, qu’en collaboration avec l’accusé von Schirach, il s’était continuellement efforcé de maintenir la paix, et notamment avec l’Amérique. Je crois Messieurs, que ce qu’un tel homme...

LE PRÉSIDENT

Où était-il au moment où, si je vous comprends bien, il s’est suicidé ?

Dr SAUTER

L’accusé von Schirach...

LE PRÉSIDENT

Non, l’auteur de la lettre.

Dr SAUTER

Un instant, s’il vous plaît... L’accusé von Schirach possédait une petite maison en Haute-Bavière, à Urfeld, sur le Walchensee, dans laquelle Colin Ross et sa femme s’étaient installés ; c’est dans cette maison qu’ils se sont suicidés. La lettre n’a qu’une page et il ne saurait en résulter un retard considérable dans les débats.

Maintenant, Messieurs, le troisième groupe de documents contestés par le Ministère Public ne comprend lui aussi qu’un seul numéro. Il s’agit d’un article relativement court du Stars and Stripes n° 121. Ce numéro dont je me propose de présenter l’exemplaire original, lors de l’admission des preuves, est du 21 février 1946, c’est-à-dire de cette année. Il montre en détail de quelle façon l’éducation de la jeunesse est conçue actuellement en Yougoslavie par le maréchal Tito. L’accusé von Schirach attache une grande importance à ce document parce qu’il prouve qu’en Yougoslavie l’éducation de la jeunesse, a pris cette année un caractère très manifestement militaire. L’accusé von Schirach souhaiterait pouvoir établir une comparaison entre les méthodes d’éducation qu’il préconisait et les méthodes d’éducation yougoslaves définies cette année, et qui vont beaucoup plus loin que n’est jamais allé le programme de l’accusé von Schirach. C’est tout ce que j’avais à dire.

M. DODD

Monsieur le Président, puis-je faire une ou deux brèves observations ? Je sais que le Tribunal ne désire pas en général entendre parler deux fois la même personne, mais il y a là deux questions que je voudrais élucider. Le livre Voici le cœur de l’Europe peut avoir été écrit par ce Mac Clatchie qui, comme vient de le dire l’avocat, est Américain, d’origine écossaise. Mais je pense qu’il est important que le Tribunal sache qu’il a été publié en Allemagne. Je suis certain que l’avocat ne voulait pas laisser entendre que c’était là une publication américaine, car s’il a été écrit en effet par cet homme, il a été publié en Allemagne après que son auteur eût assisté aux Jeux Olympiques de 1936.

LE PRÉSIDENT

Et en allemand, je suppose ?

M. DODD

Oui, le titre allemand est : Sieh das Herz von Europa.

Maintenant, en ce qui concerne la note de Colin Ross, je crois qu’il est important de remarquer que personne ne sait s’il s’est suicidé ou non, du moins en ce qui concerne les pays alliés. On n’a jamais retrouvé son corps, et cette note aurait, d’après l’avocat, été retrouvée parmi ses papiers.

Dr SAUTER

Monsieur le Président, voulez-vous me permettre d’ajouter encore quelque chose à propos du premier groupe ? Ce livre de Mac Clatchie a paru dans une édition allemande, et c’est grâce à l’accusé von Schirach que ce livre put paraître. Ceci, à nouveau, parle en faveur du fait que l’accusé von Schirach poursuivait effectivement un but précis au moyen de ce livre, ce but étant précisément d’éclairer les rapports entre l’Amérique et l’Allemagne, et d’aplanir les difficultés qui, il le craignait, pourraient un jour conduire à la guerre. Le livre de Mac Clatchie n’a pas seulement paru en allemand, mais en langue anglaise et a été répandu à de nombreux exemplaires en Angleterre et en Amérique. Il va sans dire que ce livre a également paru en langue allemande et a été répandu sous cette forme en Allemagne. Voilà, je crois, tout ce que j’avais à dire pour l’instant.

LE PRÉSIDENT

Pourriez-vous dire au Tribunal quels sont les autres documents au sujet desquels M. Dodd n’a pas élevé d’objections ; car si nous comprenons bien, il y a 160 documents au sujet desquels il n’a pas élevé d’objections. De quoi traitent-ils et quelle est leur longueur ?

Dr SAUTER

Ils sont courts. Je n’ai déposé qu’un seul livre de documents, je me suis borné à l’essentiel.

LE PRÉSIDENT

Combien de pages ce livre a-t-il ?

Dr SAUTER

En tout 134, mais certaines pages ne sont remplies qu’à la moitié ou au tiers, parce qu’il s’agit principalement de citations relativement brèves. Il était nécessaire que je fasse état de ces citations car je ne pouvais déposer les preuves en faveur de l’accusé von Schirach quant à sa qualité de Führer de la jeunesse allemande, qu’en montrant au Tribunal ce que l’accusé von Schirach disait à la jeunesse, quels étaient ses enseignements et les directives données à ses subordonnés. Voilà pourquoi, et le Ministère Public le reconnaît aussi, je pense, j’ai dû faire un bref résumé de l’époque pendant laquelle Schirach a été chef de la jeunesse allemande. Vous pourrez voir, de cette manière, que les théories et les conceptions de l’accusé von Schirach au cours de la dernière année de son activité de chef de la jeunesse, étaient absolument les mêmes que la première année. Il est l’un des rares membres du Parti qui ne se soit pas laissé endurcir au cours des années, qui ne se soit pas, comme la plupart des autres, laissé aller à l’extrémisme. Voici ce que je veux prouver par ces extraits relativement brefs. Je crois que c’est tout.

LE PRÉSIDENT

Vous avez aussi présenté des requêtes complémentaires pour la comparution de témoins ?

Dr SAUTER

Oui.

LE PRÉSIDENT

Vous pourriez peut-être traiter de ces requêtes.

Dr SAUTER

Oui.

LE PRÉSIDENT

L’un de ces témoins a rédigé un affidavit qui a été utilisé par le Ministère Public, je crois ?

Dr SAUTER

Je crois que c’est le témoin Uiberreither.

LE PRÉSIDENT

Non, je crois que c’est l’autre. Où sont ces deux témoins ?

Dr SAUTER

L’un s’appelle je crois...

LE PRÉSIDENT

Marsalek ?

Dr SAUTER

Non, pas Marsalek, Uiberreither. Marsalek, Monsieur le Président...

LE PRÉSIDENT

J’ai sous les yeux une requête pour Marsalek. Vous ne voulez pas de Marsalek ?

Dr SAUTER

Non, ce doit être une erreur.

LE PRÉSIDENT

Elle est datée du 15 avril 1946. En tout cas, vous ne le voulez pas ?

Dr SAUTER

Non.

LE PRÉSIDENT

Vous n’en voulez qu’un seul alors ?

Dr SAUTER

Oui.

LE PRÉSIDENT

Et c’est Uiberreither ?

Dr SAUTER

Oui.

LE PRÉSIDENT

Le Ministère Public a-t-il des objections à faire ?

M. JUSTICE JACKSON

Non, nous n’en avons pas, Votre Honneur. Je crois que cet affidavit de Uiberreither a été présenté par nos soins à propos de Kaltenbrunner.

LE PRÉSIDENT

Vous n’avez donc pas d’objections ?

M. JUSTICE JACKSON

Pas d’objections.

LE PRÉSIDENT

Très bien. Merci, Docteur Sauter, nous examinerons vos requêtes au sujet des documents et des témoins ; et maintenant, nous allons poursuivre par le cas Streicher.

M. JUSTICE JACKSON

Plaise au Tribunal. Je voudrais présenter une requête au sujet de Streicher. Je désirerais faire rayer du procès-verbal la déposition de Streicher, qui se trouve aux pages 8495 et 8496, le 26 avril, ainsi que la page 8549 du témoignage d’hier.

LE PRÉSIDENT

Docteur Marx, désirez-vous dire quelque chose à ce sujet ?

Dr MARX

Je m’excuse, Monsieur le Président, je n’ai malheureusement pas entendu entièrement la requête présentée par M. le Procureur Général Justice Jackson, car j’étais occupé, mais dans la mesure où j’ai compris, il s’agit de rayer...

LE PRÉSIDENT

Je peux vous dire de quoi il s’agissait. Cette requête tendait à faire rayer du procès-verbal des passages figurant aux pages 8494, 8495, 8496 et 8549.

Dr MARX

A ce propos, je voudrais déclarer que du point de vue de la Défense je suis d’accord pour que ces passages soient supprimés, parce que j’estime qu’ils n’ont aucun intérêt pour la défense de l’accusé.

LE PRÉSIDENT

Les passages auxquels M. Justice Jackson a fait allusion sont, de l’avis du Tribunal, des déclarations absolument déplacées de l’accusé Streicher. De l’avis du Tribunal, elles sont entièrement inopportunes ; l’avocat de l’accusé Streicher les considère comme entièrement inopportunes : en conséquence elles seront rayées du procès-verbal.

Docteur Marx, vous avez la parole.

Dr MARX

Avec la permission du Tribunal, je poursuivrai l’audition des témoins en appelant à la barre le témoin Friedrich

Strobel.

(Le témoin Strobel vient à la barre.)
LE PRÉSIDENT

Voulez-vous décliner votre nom.

TÉMOIN FRIEDRICH STROBEL

Friedrich Strobel.

LE PRÉSIDENT

Répétez ce serment après moi :

« Je jure devant Dieu tout puissant et omniscient que je dirai la pure vérité et que je ne cèlerai ni n’ajouterai rien. »

(Le témoin répète le serment.)
LE PRÉSIDENT

Vous pouvez vous asseoir.

Dr MARX

Témoin, assistiez-vous, le 3 décembre 1938, à une réunion publique de l’Union des juristes (Rechtswahrerbund) à Nuremberg ?

TÉMOIN STROBEL

Oui.

Dr MARX

Au cours de cette réunion, l’accusé Streicher aurait pris la parole, est-ce exact ?

TÉMOIN STROBEL

Oui.

Dr MARX

Voulez-vous nous dire, je vous prie, ce que l’accusé Streicher a déclaré ce jour-là, quant aux manifestations du 9 novembre 1938 ?

TÉMOIN STROBEL

Il a déclaré : « Ce n’est pas de cette manière que j’aurais effectué cette opération. Ce n’est pas comme cela qu’on peut combattre la puissance des Juifs dans le monde ». Puis il a ajouté : « Mais ce qui est fait est fait », et quelques autres propos de ce genre.

Dr MARX

Est-il exact que vous vous soyez étonné alors que Streicher ait pris publiquement position contre ces manifestations qui avaient été ordonnées par les autorités supérieures.

TÉMOIN STROBEL

Oui, il est souvent arrivé que Streicher prenne position contre des mesures et des ordres du Gouvernement quand il était d’un avis différent. C’est ainsi que cela s’est passé à cette occasion. J’ai eu l’impression, ce jour-là, que, de toute évidence, on avait passé outre ses opinions, car son discours était plein de sous-entendus et laissait entendre que cette mesure aurait des effets malencontreux. Je me demandai ce jour-là si Streicher ne venait pas de voir clair et de réaliser combien ces mesures antijuives étaient dangereuses, ou s’il parlait sous le coup d’une blessure d’amour-propre, ou encore s’il sentait simplement que la liquidation trop rapide et trop radicale du judaïsme lui ferait perdre sa propre importance.

Dr MARX

Témoin, ce sont des opinions que vous énoncez là, ce ne sont pas des faits ; d’ailleurs, ce n’était pas l’objet de ma question.

TÉMOIN STROBEL

Telles furent alors mes impressions.

Dr MARX

Je vous demande maintenant : étiez-vous les 9 et 10 novembre 1938 à Nuremberg ?

TÉMOIN STROBEL

Oui, je crois... je ne sais plus exactement, mais je crois que c’était le 8 ou le 9 novembre que cette opération a eu lieu. C’est le 7 novembre qu’a eu lieu l’attentat contre M. vom Rath, et c’est le 8 qu’il est mort. Ces manifestations eurent lieu la nuit suivante.

LE PRÉSIDENT

Nous n’allons pas discuter pour savoir si c’était le 8 ou le 9, cela n’a pas d’importance.

Dr MARX

La question que je vous pose est la suivante : qu’avez-vous remarqué pendant la nuit au cours de laquelle eurent lieu les manifestations contre la population juive, et le lendemain matin, notamment en ce qui concerne l’attitude de la population nurembergeoise vis-à-vis de ces démonstrations ?

TÉMOIN STROBEL

Je n’entendis parler de cette manifestation que par le personnel de mon bureau. Je sortis en ville et regardai les rues. Devant les magasins endommagés se tenaient des gens. J’avais l’impression que la grande majorité de la population était stupéfiée par cette affaire. Les gens hochaient la tête, se regardaient, marmottaient entre leurs dents et s’en allaient, mais d’une façon générale on avait l’impression qu’ils n’osaient parler à haute voix. J’ai appris par la suite que des gens qui avaient pris position contre ces mesures et qui avaient été entendus par des indicateurs avaient été maltraités.

Dr MARX

Mais l’impression d’ensemble était que la population se désolidarisait nettement de cette opération et que l’indignation était générale, même si elle n’était pas exprimée à haute voix ?

TÉMOIN STROBEL

Oui, la radio russe a, à ce moment-là, vu juste en déclarant : « On doit dire au crédit du peuple allemand qu’il n’a pris aucune part à ces événements et qu’il dormait ». En fait, la plupart des gens n’apprirent ce qui c’était passé que le lendemain matin.

LE PRÉSIDENT

Quel rapport cela a-t-il avec l’accusé Streicher ?

Dr MARX

On reproche à l’accusé Streicher d’avoir donné à entendre, par son discours du 10 novembre, qui il était d’accord avec ces manifestations. Cependant l’accusé Streicher soutient que cette opération avait été ordonnée d’en haut et n’était pas une manifestation spontanée.

LE PRÉSIDENT

Le fait qu’un certain nombre de personnes, ou même toute la population de Nuremberg aient désapprouvé cette opération ne prouve pas que Streicher l’ait désapprouvée lui aussi.

Dr MARX

Oui, mais il a déclaré qu’il ne pouvait pas y avoir poussé, parce que cette manifestation avait été ordonnée et dirigée par les autorités supérieures. Dans le cas contraire, c’est le peuple qui aurait agi spontanément. Voilà ce qu’il voulait dire.

TÉMOIN STROBEL

Puis-je donner mon opinion à ce sujet ? Cette affaire n’a pas trouvé sa source dans le peuple, car même les SA qui y ont participé l’ont pour la plupart fait à contre-cœur ; c’était un ordre supérieur, une affaire organisée. L’assertion du Dr Goebbels, suivant laquelle le peuple allemand s’était soulevé spontanément, incrimine intentionnellement le peuple allemand.

Dr MARX

Je n’ai pas d’autres questions à poser au témoin.

LE PRÉSIDENT

D’autres avocats désirent-ils poser des questions ? (Pas de réponse.)

Le Ministère Public désire-t-il procéder à un contre-interrogatoire ? (Pas de réponse.)

Le témoin peut se retirer.

(Le témoin quitte la barre.)
Dr MARX

Plaise au Tribunal. J’appelle à la barre le témoin Ernst Hiemer.

L’HUISSIER AUDIENCIER

Il n’y a plus de témoins.

LE PRÉSIDENT

Il n’est pas là ?

L’HUISSIER AUDIENCIER

Non, nous n’avons pas de témoin ici.

LE PRÉSIDENT

Je dis, Docteur Marx, qu’il n’y a pas de témoin.

Dr MARX

Je m’excuse, Monsieur le Président, mais le témoin Hiemer est interné ici ; je lui ai parlé personnellement.

LE PRÉSIDENT

Avez-vous avisé hier les autorités de la prison du fait que vous vouliez faire comparaître ce témoin aujourd’hui ?

Dr MARX

J’ai dit lundi, à l’huissier audiencier que Hiemer devait être cité pour mardi, si j’ai bonne mémoire. Il doit y avoir un malentendu.

LE PRÉSIDENT

Avez-vous d’autres témoins à citer, à part Hiemer ?

Dr MARX

Oui, le témoin Wurzbacher.

LE PRÉSIDENT

Où est-il ? Où est Wurzbacher ?

Dr MARX

Wurzbacher se trouve également en prison ici.

LE PRÉSIDENT

Pendant qu’on les envoie chercher, pouvez-vous examiner les documents ?

Dr MARX

Oui, c’est ce que je vais faire.

L’HUISSIER AUDIENCIER

Ils seront là dans cinq minutes environ.

LE PRÉSIDENT

Très bien. Continuez, Docteur Marx.

Dr MARX

Monsieur le Président, avant d’en venir à la question des documents, je voudrais attirer votre attention sur ce qui suit : Au cours de l’audience d’hier après-midi, le Ministère Public a présenté divers documents, nouveaux pour moi, sur lesquels il ne m’avait pas encore été possible de donner mon avis. Il ne m’avait pas été possible non plus d’en parler à l’accusé Streicher. J’estime que du point de vue de la Défense, il est désirable que je puisse prendre position vis-à-vis de ces documents d’une importance essentielle, et cela en examinant tous les articles du Stürmer afin de voir si l’on peut en déduire que Streicher a utilisé des informations prises dans l’Israelitisches Wochenblatt. Sa défense consiste en effet à dire : « Je n’ai pas cru à ce qu’il y avait là-dedans ». Si donc il n’a utilisé ces informations dans aucun de ses articles, cela confère un certain poids à ses déclarations.

LE PRÉSIDENT

Un instant ; il a été prouvé hier au cours du contre-interrogatoire que, dans un article déterminé, il avait effectivement fait usage d’un article tiré de cet hebdomadaire juif.

Dr MARX

Parfaitement, je connais cet article, c’est celui du 4 novembre 1943 ?

LE PRÉSIDENT

Docteur Marx, que demandez-vous au juste ; quel est le sens de votre requête ?

Dr MARX

Ma requête tend à obtenir du Tribunal l’autorisation de compléter mon livre de documents, de façon que je puisse prendre position vis-à-vis des pièces produites hier par le Ministère Public, en déposant des documents à la décharge de l’accusé. Ma documentation serait incomplète si je ne pouvais pas prendre position vis-à-vis des nouveaux documents déposés par le Ministère Public.

LE PRÉSIDENT

Oui Docteur Marx, le Tribunal vous accorde satisfaction, à la condition que vous présentiez votre requête de la manière habituelle, par écrit, en donnant la référence de tous les passages qui, à votre avis, éclaireraient les extraits cités par le Ministère Public.

Dr MARX

Bien ; puis-je poursuivre maintenant et commenter les documents isolés ?

LE PRÉSIDENT

Oui.

Dr MARX

La pièce n° 1 prouve que, conformément à une décision du Führer, l’hebdomadaire Der Stürmer n’était pas un organe officiel du Parti et que ce journal n’avait pas l’autorisation de porter les insignes du Parti que tous les autres organes de presse portaient en bonne place. Ceci prouve que c’était là un organe de presse personnel de l’accusé Streicher.

LE PRÉSIDENT

Docteur Marx, avez vous l’intention de déposer ces documents et de leur donner des numéros ?

Dr MARX

Je considère ces documents comme ayant déjà été déposés et j’en ai d’ailleurs parlé aux représentants du Ministère Public qui, jusqu’à présent n’ont pas élevé d’objections.

LE PRÉSIDENT

Oui, mais il est établi un procès-verbal écrit, et si vous ne déposez pas chacun de ces documents comme preuve en indiquant quel numéro il doit porter, ils ne figureront pas au procès-verbal. Si vous le désirez, vous pouvez les déposer en groupe et dire : « Je dépose ces documents, sous les numéros 1 à 100 par exemple, ou tel numéro qu’il vous plaira. »

Dr MARX

Bien.

LE PRÉSIDENT

Le livre de documents que j’ai sous les yeux contient des numéros de documents : par exemple de la page 1 à la page 4, la pièce Streicher n° 1 ; à la page 5, la pièce Streicher n° 5 ; à la page 6, la pièce Streicher n° 6 ; à la page 7, la pièce Streicher n° 7.

Dr MARX

Oui.

LE PRÉSIDENT

On me dit qu’à la page 4 figure la pièce Streicher n° 1. Est-ce exact ?

Dr MARX

La pagination de ce volume est tout à fait différente de celle que j’avais faite à l’origine. Par conséquent l’ordonnance des documents est sensiblement différente.

LE PRÉSIDENT

Bien, continuons. Dites-nous simplement quels sont les documents que vous déposez comme preuves et quels sont les numéros que vous leur attribuez. Vous pourrez le faire plus tard, Docteur Marx, si vous le désirez.

Dr MARX

Je dépose maintenant la pièce Streicher n° 5, extrait d’un éditorial du Stürmer de juillet 1938, n° 28. Cet article, qui n’est pas de l’accusé Streicher mais de Karl Holz, est particulièrement violent et dit que la vengeance éclatera un jour et exterminera les Juifs. Cet article aurait eu pour origine une lettre envoyée de Nuremberg à New-York, et disant qu’en cas de guerre l’Allemagne serait détruite par les airs. Ceci semble donc illustrer les déclarations faites hier par l’accusé, suivant lesquelles ce ton particulièrement violent avait été provoqué par des actes antérieurs de la partie adverse. C’est la pièce n° 5 et je demande l’autorisation de la déposer sous ce numéro. D’autre part, je dépose sous le numéro 6 un extrait du n° 40 du Stürmer, d’octobre 1938. Je pense que je peux me dispenser de le commenter, car mon opinion ressort du document lui-même. Ou bien, est-ce nécessaire ?

LE PRÉSIDENT

Non, vous n’avez pas besoin d’en parler. Déposez-le simplement.

Dr MARX

Je dépose, sous le numéro 7, un extrait du Völkischer Beobachter du 25 février 1942, en réponse au document n° 31 du dossier établi contre l’accusé. D’autre part, je dépose, sous le numéro 8, un extrait du Völkischer Beobachter du 8 février 1939, page 2. Sous le numéro 9, un extrait du testament politique d’Adolf Hitler, en date du 29 avril 1945. Sous le numéro 10, un extrait du Stürmer, n° 8 de février 1935, page 4. Sous le numéro 11, un extrait du Stürmer de septembre 1935, n° 38. Je donne à la page suivante le numéro 12. C’est un extrait du Stürmer de septembre 1935, n° 38, page 9. Le numéro 13 est un extrait du Stürmer de janvier 1938, n° 1. Le numéro 14 est un extrait du Stürmer de mai 1938, n° 20. Sous le numéro 15 suit un extrait du Stürmer du 5 novembre 1943, n° 45. Le numéro 16 est un document du Ministère Public, PS-759. Sous le numéro 17 suivent des discours de Himmler, d’avril 1943, du 4 octobre 1943 et du 28 septembre 1943 à Poznan et Karkov. Le numéro 18 est une photocopie d’un numéro spécial du Stürmer de mai 1939, n° 20.

Je demande que ces documents soient déclarés recevables. Je me suis limité à l’essentiel.

LE PRÉSIDENT

Est-ce tout ?

Dr MARX

Oui.

LE PRÉSIDENT

Les témoins sont-ils prêts maintenant ? Nous pourrions peut-être suspendre l’audience pendant dix minutes.

(L’audience est suspendue.) (Le témoin Hiemer vient à la barre.)
LE PRÉSIDENT

Voulez-vous décliner votre nom.

TÉMOIN ERNST HIEMER

Ernst Hiemer.

Dr MARX

Puis-je intervenir une minute, Monsieur le Président ? Je voudrais d’abord déclarer que je ne voudrais pas que l’huissier audiencier soit tenu pour responsable de l’erreur survenue. L’erreur relative à la convocation du témoin...

LE PRÉSIDENT

C’est parfait, Docteur Marx.

Dr MARX

Je considère qu’il est de mon devoir de déclarer que l’huissier audiencier n’est pas responsable de l’erreur concernant ce témoin. Un de mes subordonnés a parlé hier à...

LE PRÉSIDENT

Merci, nous comprenons bien, Docteur Marx.

Dr MARX

Ensuite, Monsieur le Président, je me permettrai de déposer les documents portant les numéros 1, 5, 6, 7, 8 et 9 à 18. Je ne sais pas si cela est tout à fait clair maintenant : les numéros 1, 5 et 6 à 18 inclus. Il manque donc les numéros 2, 3 et 4 qui ont été rayés. Tous les autres numéros de documents y sont, c’est-à-dire le numéro 1 et les numéros 5 à 18.

LE PRÉSIDENT

Le 19 également n’est-ce pas ?

Dr MARX

Non, les numéros 19 et 20 ne sont pas nécessaires.

LE PRÉSIDENT

Je vous demande pardon. Je crois que j’ai fait une erreur. J’avais noté 19, mais vous n’avez pas le 19, n’est-ce pas ?

Dr MARX

Le 18 est le dernier. Je demande que ces documents soient inclus dans le procès-verbal.

LE PRÉSIDENT

Vous allez passer maintenant à l’interrogatoire du témoin ?

Dr MARX

Oui.

LE PRÉSIDENT

Voulez-vous décliner votre nom ?

TÉMOIN ERNST HIEMER

Ernst Hiemer.

LE PRÉSIDENT

Voulez-vous répéter ce serment après moi :

« Je jure devant Dieu tout puissant et omniscient que je dirai la pure vérité et que je ne cèlerai ni n’ajouterai rien ».

(Le témoin répète le serment.)
LE PRÉSIDENT

Vous pouvez vous asseoir.

Dr MARX

Depuis quand connaissez-vous M. Streicher ? Comment êtes-vous entré en relations avec lui et quelle était votre situation au Stürmer ?

TÉMOIN HIEMER

C’est à la fin de 1934 que je fus présenté à l’ancien Gauleiter Julius Streicher, au « Deutscher Hof » à Nuremberg. Streicher me chargea de collaborer à son hebdomadaire La santé publique allemande. En 1935, j’écrivis également des articles pour le Stürmer. Streicher m’affecta alors au service de rédaction du Stürmer en qualité de collaborateur. Finalement, j’avais, sous la direction de Streicher et d’autres collaborateurs du Stürmer, à exécuter des travaux de rédaction à titre de rédacteur en chef. Le rédacteur en chef responsable du Stürmer était le représentant de Streicher, Karl Holz, mais l’inspirateur du Stürmer était Streicher lui-même.

En 1938, nous reçûmes de Berlin des instructions selon lesquelles Holz pouvait continuer à collaborer au Stürmer mais stipulant qu’en sa qualité de dignitaire du Parti, il était Gauleiter adjoint, son nom ne devait plus être mentionné dans cette publication. C’est à la suite de cela, et sur l’ordre de Streicher, que mon nom figura sur le Stürmer comme responsable. Toute la direction de la partie rédactionnelle et tous les pouvoirs restaient entre les mains de Streicher comme par le passé et il les garda jusqu’à la fin.

Dr MARX

Quelle était l’idée maîtresse qui présidait à la publication du Stürmer ?

TÉMOIN HIEMER

Streicher désirait, au moyen du Stürmer, faire comprendre à chaque allemand et à chaque allemande, sous une forme simple et dans un langage facile, ce qu’était la question juive. Streicher voulait que le peuple allemand tout entier comprît que le Juif était un étranger dans son sein.

Dr MARX

Monsieur Hiemer, ce n’est pas cela que je désire savoir. Je voudrais que vous me disiez si Streicher voulait, disons, faire de la propagande pour l’émigration ou s’il avait d’autres idées directrices. Nous ne pouvons pas faire ici de longs exposés sur la question juive.

TÉMOIN HIEMER

Streicher pensait résoudre la question juive par rémigration des Juifs d’Allemagne. Il adressa à différentes reprises des critiques au Gouvernement du Reich, disant que l’émigration n’était pas exécutée de façon aussi complète qu’il l’avait, lui, Streicher, préconisée. Au moment de la déclaration de guerre, Streicher déclara que la question juive n’aurait plus pour l’Allemagne en guerre aucune importance si elle avait été résolue par une émigration complète des Juifs dès le temps de paix.

Dr MARX

Est-il exact que l’on discuta dans ce journal du problème de la Palestine et de Madagascar ?

TÉMOIN HIEMER

Oui ; Streicher a dit et a écrit que la Palestine et Madagascar étaient aptes à recueillir les Juifs d’Allemagne. Toutefois, il n’a pas donné suite à cette idée, car l’Allemagne ne pouvait pas prendre de dispositions concernant la Palestine et Madagascar. Seules l’Angleterre et la France pouvaient le faire.

Dr MARX

Comment jugez-vous l’influence de Streicher et du Stürmer depuis 1933 ? Est-il exact que, depuis 1933, cette influence avait fortement diminué dans le peuple allemand ?

TÉMOIN HIEMER

Oui, c’est exact. Dans beaucoup de milieux, on savait que l’influence de Streicher et de son journal sur le mouvement avaient diminué à partir de 1933. Streicher était assez souvent en conflit avec d’autres chefs du Parti et il se créa beaucoup d’ennemis, surtout à partir de 1937, Streicher passa de plus en plus au second plan. Les problèmes théoriques de la question juive furent confiés par le Parti à l’Institut d’étude de la question juive d’Alfred Rosenberg, et les pouvoirs sur la communauté juive n’étaient détenus, comme on le sait, que par Himmler. Lorsque, finalement, en 1940, Streicher fut relevé de son poste de Gauleiter, il était complètement isolé. Il ne vivait plus que dans sa ferme où il travaillait comme un paysan et n’écrivait plus d’articles que pour le Stürmer.

Dr MARX

Quel fut le tirage du Stürmer depuis 1933 ? Pouvez-vous donner des indications à ce sujet, depuis le temps où vous y êtes entré, bien entendu ?

TÉMOIN HIEMER

La réponse à cette question pourrait être donnée par le chef du service des éditions, mais je me souviens des chiffres approximatifs. Le Stürmer était, en 1933, encore très peu répandu. Son tirage atteignit en 1935 800.000 exemplaires environ, pour retomber fortement par la suite. Le Stürmer avait évidemment, pendant la guerre, un tirage bien moindre. Je ne puis pas citer de chiffres exacts, mais pendant les derniers mois, le tirage était très faible. En moyenne, on peut donc dire que le Stürmer tirait environ à 500.000 exemplaires. Il y avait évidemment des éditions spéciales dont le tirage était plus important. Mais comme je l’ai dit, seul le chef du service des éditions pourrait donner des indications précises.

Dr MARX

A quoi attribuez-vous cette augmentation du tirage en 1935 ?

TÉMOIN HIEMER

Il m’est difficile de répondre à cette question.

Dr MARX

N’était-ce pas parce que des organismes du Parti rendirent obligatoire l’abonnement de certaines entreprises et de certains services ?

TÉMOIN HIEMER

Vous me posez là des questions auxquelles peut seul répondre un spécialiste de l’édition. Je ne puis pas y répondre avec certitude et c’est pourquoi je dois me taire. Mes déclarations seraient sujettes à caution.

Dr MARX

Bien entendu, si vous ne le savez pas, vous pouvez dire : « Je n’en ai pas une connaissance suffisante ».

M. Streicher était-il au courant de ce qui se passait dans l’Est, notamment en ce qui concerne les camps de concentration ? Que vous a-t-il dit personnellement ?

TÉMOIN HIEMER

Je n’ai jamais entendu Streicher dire lui-même qu’il avait connaissance de ce qui se passait dans les camps de concentration. Il disait n’avoir entendu parler de ces événements qu’en 1944 par la presse suisse qu’il recevait régulièrement, en particulier l’Israelitisches Wochenblatt. Ce journal publia en 1944 un exposé assez détaillé de ce qui se passait dans les camps de concentration.

Au début, Streicher refusa de croire à ces informations et les qualifia de mensonges. Il déclarait que ces informations n’avaient pour but que de diminuer le crédit du peuple allemand à l’étranger. Mais bientôt il changea d’avis, il devint incertain et il finit par croire que les événements rapportés par la presse suisse sur les camps de concentration correspondaient malgré tout à la réalité. Streicher déclarait que Himmler seul avait ordonné l’exécution des crimes.

Dr MARX

Vous dites : « Il changea bientôt d’avis. » Que voulez-vous dire par là ?

TÉMOIN HIEMER

Il déclara à l’origine, et de façon décisive, que ces informations ne pouvaient pas correspondre à la réalité. Puis il n’en fut plus aussi certain et dit que cela pouvait tout de même être exact. J’avais l’impression qu’ou bien la précision des informations de la presse suisse avait convaincu Streicher de la réalité de ces événements, ou bien qu’il avait appris par une autre source, soit personnellement, soit par lettres, que de telles choses se passaient en effet dans les camps de concentration. C’est à cela que j’attribue son changement d’opinion.

Dr MARX

Et quand cela eut-il lieu, approximativement ?

TÉMOIN HIEMER

Je ne puis citer de date exacte, mais je crois que c’était au milieu de 1944.

Dr MARX

Quelle fut son attitude lorsqu’il fut définitivement convaincu ? Exprima-t-il sa satisfaction de ce que tant d’hommes aient été assassinés ?

TÉMOIN HIEMER

Non, Streicher désapprouva formellement ce qui s’était passé dans les camps de concentration. Il a pu arriver que, dans un moment de colère, Streicher, rendu furieux par un événement politique, ait déclaré que le Juif, ennemi du peuple allemand, devait être exterminé, mais il n’a dit cela que dans un mouvement d’excitation. Une fois calmé, il se déclara contre l’extermination des Juifs.

Dr MARX

Mais, à différentes reprises, des articles du Stürmer ont parlé d’extermination ?

TÉMOIN HIEMER

Oui, il est exact que des articles du Stürmer aient parlé d’extermination du peuple juif, mais d’autre part Streicher ne cessait de s’élever contre l’assassinat des Juifs et je suis absolument persuadé que Streicher et son Stürmer n’ont jamais eu aucun rapport avec les événements des camps de concentration. Je ne le crois pas, car on sait aujourd’hui que ces crimes des camps de concentration furent perpétrés sur l’ordre de certains individus, sur des ordres officiels, et je suis convaincu que Streicher et son Stürmer n’avaient rien à voir avec ces affaires.

Dr MARX

Quelle était l’origine de vos articles : Receviez-vous des directives de M. Streicher ou les rédigiez-vous simplement vous-même ?

TÉMOIN HIEMER

Streicher était le fondateur et l’éditeur du Stürmer, mais en fait il en était également le rédacteur en chef, car tous les collaborateurs, qu’il s’agisse de son représentant Holz ou des autres, devaient soumettre leurs travaux à Streicher avant de les donner à l’impression. Streicher faisait parfois apporter des changements, donnait également des ordres pour la rédaction de certains articles, c’est-à-dire qu’il indiquait de quelle manière tel ou tel argument devait être développé. Streicher a pris connaissance de tous les articles publiés dans le Stürmer, de sorte que l’on peut affirmer avec certitude que Streicher était le responsable, le rédacteur en chef du Stürmer. Les autres étaient ses collaborateurs, mais lui, comme il le disait souvent avec une certaine fierté, ne faisait qu’un avec son journal. « Streicher et le Stürmer ne font qu’un », telle était la maxime.

Dr MARX

Il le reconnaît, d’ailleurs. Il déclare en assumer toute la responsabilité.

Que pouvez-vous nous dire de cette prétendue bibliothèque pornographique ?

TÉMOIN HIEMER

Le Stürmer possédait d’importantes archives. Ces archives se composaient de milliers de livres allemands et étrangers, de documents, d’éditions etc. Ces livres étaient soit envoyés aux archives du Stürmer par des amis de ce journal, ou bien provenaient d’appartements juifs. La Police mettait les livres trouvés dans les appartements juifs à la disposition de l’Institut d’étude de la question juive de Rosenberg, qui les étudiait, mais ce qui restait dans les appartements juifs de Nuremberg était remis aux archives du Stürmer. Parmi ces ouvrages se trouvaient également de nombreux livres dits d’études sexuelles, et des livres de Magnus Hirschfeld, de Bloch ainsi que des livres purement pornographiques ; c’étaient donc des livres envoyés par des amis du Stürmer, des livres recueillis dans les appartements juifs.

Aux archives du Stürmer, ces livres étaient rassemblés dans une section spéciale à laquelle le public n’avait pas accès. Ces livres pornographiques ne constituaient donc pas une bibliothèque pornographique personnelle à Streicher, mais une partie des archives du Stürmer. Streicher n’a jamais lu ces livres. Ces livres devaient être revus après la guerre et faire l’objet d’un remaniement. Tous ceux qui n’étaient pas de provenance purement juive devaient être éliminés. Mais Streicher, comme je l’ai dit, n’a jamais lu ces livres.

Dr MARX

Où étaient conservés ces livres ? Dans la maison d’édition ?... Ou comment se fait-il qu’une partie...

LE PRÉSIDENT

Docteur Marx, aucune charge n’est portée contre l’accusé du fait de ces ouvrages.

Dr MARX

Je n’ai donc plus de questions à poser dans ce sens. Je me suis seulement permis d’éclaircir cette question, car cela a joué un grand rôle sur l’opinion publique. Je n’ai plus d’autres questions à poser au témoin.

LE PRÉSIDENT

D’autres avocats désirent-ils poser des questions ?

Dr ALFRED THOMA (avocat de l’accusé Rosenberg)

Je n’ai qu’une question à poser : Rosenberg avait-il des relations quelconques avec la rédaction du Stürmer ?

TÉMOIN HIEMER

Pour autant que je sache, ces relations étaient presque inexistantes. Je ne connaissais personnellement que le Dr Ballensiefen qui travaillait avec Rosenberg. Je connaissais aussi personnellement le Dr Pohl. Mais il n’y avait aucun rapport de collaboration entre le Stürmer et l’Institut d’étude de la question juive.

Dr THOMA

Ballensiefen et Pohl avaient-ils des relations avec le Stürmer ?

TÉMOIN HIEMER

Pohl entretenait des relations personnelles avec moi-même. Il était hébraïsant et avait entrepris des traductions du Talmud. Il avait aussi publié un livre : L’esprit du Talmud. C’est ainsi que je fis la connaissance du Dr Pohl. Ballensiefen n’avait pas de rapports avec le Stürmer.

Dr THOMA

Mais Pohl entretenait-il des relations personnelles...

TÉMOIN HIEMER

Avec moi, mais pas avec le Stürmer.

Dr THOMA

Ou bien représentait-il Rosenberg pour cette question ?

TÉMOIN HIEMER

Non.

Dr THOMA

Je n’ai plus d’autres questions à poser.

LIEUTENANT-COLONEL GRIFFITH-JONES

Je ne vous interrogerai que sur un seul point. Si je comprends bien, vous avez dit, qu’au milieu de 1944, Streicher était convaincu que les informations du journal suisse l’Israelitisches Wochenblatt étaient exactes ?

TÉMOIN HIEMER

Je ne vous ai pas compris. Voulez-vous, s’il vous plaît, répéter la question ?

LIEUTENANT-COLONEL GRIFFITH-JONES

Si je vous ai bien compris vous avez dit que, dès le milieu de 1944, Streicher étaient convaincu de la réalité des informations du journal suisse l’Israelitisches Wochenblatt sur les camps de concentration ?

TEMOIN HIEMER

Oui, j’avais l’impression que Streicher, vers le milieu de 1944...

LIEUTENANT-COLONEL GRIFFITH-JONES

Je voulais simplement que vous répondiez par oui ou par non ; c’est amplement suffisant. Je me bornerai à vous lire trois lignes d’un article qui a été publié dans le Stürmer, le 14 septembre 1944.

TÉMOIN HIEMER

Oui.

LIEUTENANT-COLONEL GRIFFITH-JONES

« Le Bolchevisme ne peut pas être vaincu, il faut le détruire ; le judaïsme, lui non plus ne peut pas être vaincu, désarmé ou rendu inoffensif, il doit être exterminé. »

Ce passage se trouve à la page 2 et le mot qui est utilisé pour exterminé est « Ausgerottet » qui, je crois, veut dire « complètement anéanti ». Pourquoi cet article a-t-il paru dans le Stürmer en septembre 1944, alors que le propriétaire du Stürmer savait ce qui se passait dans les camps de concentration à l’Est. Quel était le but de cet article ?

TÉMOIN HIEMER

Ce n’est pas moi personnellement qui ai écrit cet article. Je crois que c’est Streicher qui l’a écrit ; aussi ne suis-je pas en mesure de déterminer quel était son but. Mais je maintiens que Streicher s’est déclaré hostile aux assassinats commis dans les camps de concentration et qu’il ne désirait pas que les Juifs fussent assassinés.

LIEUTENANT-COLONEL GRIFFITH-JONES

Très bien, passons.

Afin de ne pas perdre de temps, Votre Honneur, je n’ai pas l’intention de poursuivre le contre-interrogatoire de ce témoin. Mais peut-être pourrais-je me permettre d’attirer l’attention du Tribunal sur les articles composant votre liasse de documents, articles écrits par ce témoin. Il y en a sept environ, aux pages 3-A, 35-A, 38-A, 40-A, 49-A, 50-A et 51-A, ce qui couvre une période allant de janvier 1939 à août 1944.

Il y a, Votre Honneur, une autre question sur laquelle je voudrais attirer l’attention du Tribunal : ce témoin est l’auteur de l’ignoble livre pour enfants que j’ai présenté au Tribunal à propos des charges relevées contre Streicher.

LE PRÉSIDENT

Quelqu’un veut-il poursuivre le contre-interrogatoire ?

Docteur Marx, voulez-vous poser d’autres questions au témoin ? Vous avez entendu ce que l’on vient de dire sur les articles écrits par ce témoin. Avez-vous d’autres questions à lui poser ?

Dr MARX

Oui, s’il vous plaît.

Monsieur Hiemer, vous n’avez peut-être pas très bien compris ma question de tout à l’heure. Voulez-vous nous redire quand, après en avoir eu connaissance, M. Streicher vous a dit qu’il était convaincu de la réalité de ces assassinats en masse ?

TÉMOIN HIEMER

A ma connaissance c’était au milieu de 1944.

Dr MARX

Mais il en avait pourtant été question des années auparavant dans l’hebdomadaire Israelitisches Wochenblatt.

TÉMOIN HIEMER

Oui, mais Streicher n’y croyait pas. Il ne changea d’opinion qu’en 1944 et je me souviens au milieu de 1944 seulement.

Dr MARX

Je n’ai pas d’autres questions à poser au témoin.

LE PRÉSIDENT

Le témoin peut se retirer.

(Le témoin quitte la barre.)
Dr MARX

Avec la permission du Tribunal, j’appellerai maintenant le témoin Philipp Wurzbacher.

LE PRÉSIDENT

Très bien. (Le témoin s’avance à la barre.)

Voulez-vous décliner votre nom ?

TÉMOIN PHILIPP WURZBACHER

Philipp Wurzbacher.

LE PRÉSIDENT

Voulez-vous répéter ce serment après moi :

« Je jure devant Dieu tout puissant et omniscient que je dirai la pure vérité et que je ne cèlerai ni n’ajouterai rien ».

(Le témoin répète le serment.)
LE PRÉSIDENT

Vous pouvez vous asseoir.

Dr MARX

Témoin, vous étiez chef des SA de Nuremberg ?

TÉMOIN WURZBACHER

Oui.

Dr MARX

Depuis quand ?

TÉMOIN WURZBACHER

Depuis 1928.

Dr MARX

Quel était votre grade ?

TÉMOIN WURZBACHER

A ce moment-là, j’étais Standartenführer, j’avais commencé par les grades inférieurs.

Dr MARX

Parlez plus lentement ; arrêtez-vous le plus souvent possible, car votre déposition doit être traduite en plusieurs langues.

Depuis quand connaissez-vous l’accusé Streicher ?

TÉMOIN WURZBACHER

Depuis 1923 ; je l’ai connu au cours de réunions. Et, personnellement, par mes fonctions de chef des SA depuis 1928.

Dr MARX

Étiez-vous régulièrement présent aux réunions où il prenait la parole ?

TÉMOIN WURZBACHER

Je ne puis dire que j’y assistais régulièrement, mais très souvent.

Dr MARX

Dans ces discours, Streicher poussait-il à des actes de violence contre la population juive et les préconisait-il ?

TÉMOIN WURZBACHER

Dans aucune réunion je n’ai entendu faire appel à des voies de fait contre la population juive ; je n’ai jamais entendu dire non plus qu’il ait eu de telles intentions.

Dr MARX

Y a-t-il eu à Nuremberg ou dans le Gau de Franconie, entre 1920 et 1933, des actes de violence contre la population juive, qui aient eu leur origine dans le peuple ?

TÉMOIN WURZBACHER

Non, je ne me souviens de rien de tel.

Dr MARX

Les SA ont-elles entrepris des opérations de ce genre, ou bien leur en fut-il ordonné ?

TÉMOIN WURZBACHER

Les SA n’ont jamais entrepris d’opérations de ce genre. Elles avaient au contraire reçu l’ordre exprès de s’abstenir de tels actes : l’individu qui s’y serait livré ou le chef de SA qui aurait donné un tel ordre aurait été sévèrement puni. D’ailleurs, comme je l’ai déjà dit tout à l’heure, jamais un ordre ni des instructions dans ce sens n’ont été donnés.

Dr MARX

Que dites-vous des événements de la nuit du 9 au 10 novembre 1938 ?

TÉMOIN WURZBACHER

Je n’ai pas été personnellement témoin de ces événements de la nuit du 9 au 10 novembre 1938 à Nuremberg ; je me trouvais alors à Bad-Ems pour y soigner une laryngite chronique. Je ne peux dire que ce que j’ai entendu raconter par la suite.

Dr MARX

Avez-vous parlé à l’Obergruppenführer Obernitz ?

TÉMOIN WURZBACHER

Oui.

Dr MARX

Au sujet de ces événements ?

TÉMOIN WURZBACHER

Oui, j’eus un petit entretien avec l’Obergruppenführer Obernitz au moment où je lui annonçai mon retour ; nous ne dîmes que quelques mots car il fut appelé ailleurs et je ne pus pas revenir sur ce sujet dans le cours de la conversation. Je me souviens que l’Obergruppenführer Obernitz, déclara à peu près qu’en ce qui le concernait l’affaire était réglée.

Dr MARX

A l’intérieur des SA, l’opinion était-elle unanime ou bien ces événements incroyables étaient-ils désapprouvés même dans le milieu des SA ?

TÉMOIN WURZBACHER

L’opinion, pour autant que j’ai pu m’en rendre compte à mon retour, le 23 ou le 24 novembre, était très partagée ; une partie des SA était pour, l’autre contre ; de toute façon, ce qui s’était passé était considéré par la majorité comme injuste et était en général condamné.

Dr MARX

L’accroissement du nombre des SA permit-il de constater, à partir de 1933, un certain raidissement de leur attitude, je veux dire une certaine tendance à la brutalité ?

TÉMOIN WURZBACHER

Naturellement, au moment de la prise du pouvoir, la situation changea totalement du fait de l’incorporation de nombreux éléments incontrôlables. Auparavant, un chef responsable connaissait presque chacun de ses hommes ; avec cet afflux énorme d’éléments nouveaux, il fallut d’abord plus ou moins s’efforcer d’obtenir une certaine vue d’ensemble, mais je crois pouvoir dire qu’il n’y eut pas à proprement parler de durcissement. Il y eut peut-être certains éléments qui, sous le nom des SA, se livrèrent à telle ou telle action, mais en général, je ne peux pas dire qu’on ait constaté cette tendance à la brutalité.

Dr MARX

Avez-vous constaté que le Stürmer eût exercé une certaine influence dans les rangs des SA et qu’un courant d’antisémitisme se soit fait sentir dans les troupes placées sous vos ordres, ou bien n’y lisait-on pas un autre journal, Der SA Mann ?

TÉMOIN WURZBACHER

Je puis simplement dire à ce sujet que le Stürmer était diversement accueilli dans les milieux nurembergeois et surtout parmi les SA ; il y avait beaucoup de SA qui — je ne voudrais pas dire réprouvaient — mais se désintéressaient du Stürmer, parce que son contenu était toujours le même et finissait par ne plus les intéresser ; d’ailleurs, les membres des SA lisaient bien entendu avant tout leur propre journal, Der SA Mann.

Dr MARX

Quand vous assistiez à une réunion où Streicher prenait la parole, quelles étaient vos impressions sur les buts poursuivis par ces discours quant à la solution du problème juif ?

TÉMOIN WURZBACHER

Les buts qu’il proclamait étaient, je dirais, précis et clairs ; il préconisait une politique d’élimination des forces juives du peuple allemand, de l’économie allemande et examiner plus avant la question coloniale dans le but de rendre à l’Allemagne l’une ou l’autre de ses colonies. Léon Blum entreprit également, en accord avec moi, d’instruire le Gouvernement britannique de nos entretiens et d’obtenir son approbation ou, en tout cas, de le mettre au courant. Ceci eut lieu en effet, mais le Gouvernement britannique hésita pendant des mois à prendre position, et c’est ainsi que ces négociations se prolongèrent jusqu’aux premiers mois de la guerre d’Espagne et furent éclipsées par les problèmes qu’elle posait, si bien que ces conversations n’eurent pas de suite. Nous étions alors en janvier 1937, au moment où l’ambassadeur des États-Unis à Moscou, Joseph Davies, me rendit visite à Berlin ; j’étais alors très irrité par la lenteur dont le Gouvernement britannique faisait preuve à l’égard de ces suggestions ; aussi m’adressai-je à M. Davies en lui demandant de faire preuve de compréhension à notre égard et de nous soutenir. Je lui expliquai toute l’affaire puisque, aussi bien, j’avais toujours essayé d’obtenir l’aide et la compréhension des représentants du Gouvernement américain, de même que j’avais toujours fait en sorte de les tenir au courant de la situation intérieure et de l’évolution de l’Allemagne, dans la mesure où cela était possible et conforme aux intérêts allemands. Ceci vaut pour M. Davies, pour M. Dodd, pour M. Bullitt quand il vint à Berlin, etc.

C’est à cet entretien avec M, Davies que se rapporte le document déposé par le Ministère Public, le numéro L-lll. Il est extrait du livre que M. Davies a publié sur sa mission à Moscou, et sur lequel nous pourrons peut-être revenir par la suite.

Pour tirer la quintessence de mon entretien avec M. Davies, je voudrais à nouveau lire une phrase que je dois encore citer en anglais, car je n’ai devant moi que le texte anglais. Je cite :

« Schacht demanda instamment que l’on mît sur pied un plan de réalisation pratique, pour le cas où des négociations pourraient être entreprises. Si celles-ci étaient couronnées de succès, les dangers de guerre se trouveraient écartés de l’Europe et les peuples seraient débarrassés d’énormes dépenses d’armement ; le courant du commerce international se trouverait rétabli, offrant ainsi un débouché à l’épargne et aux capacités naturelles de ses compatriotes, et changeant ainsi leur désespoir présent en un espoir dans l’avenir. »

Dr DIX

L’affidavit de Fuller joue également à ce propos un rôle important. C’est le document EC-450 (USA-629). Suivant cet affidavit, vous auriez déclaré à M. Fuller que si l’Allemagne ne pouvait obtenir ses colonies par le moyen de négociations pacifiques, elle s’en emparerait par la force. Voulez-vous vous expliquer à cet égard ?

ACCUSÉ SCHACHT

Dans un drame allemand, un intrigant est chargé par un tyran de perdre un homme d’honneur et il lui répond : « Dites-moi un seul mot prononcé par cet homme, et je le ferai pendre ». Je crois, Messieurs, qu’il n’y a pas dans cette salle un seul homme qui, de toute sa vie, n’ait prononcé un mot maladroit ; et combien est-ce plus compréhensible encore, quand il s’exprime dans une langue étrangère qu’il ne possède pas complètement ?

Je connais M. Fuller comme un homme d’affaires honorable, et l’entretien qu’il a rapporté ici l’a certainement été au mieux de ses connaissances. Il a fait remarquer lui-même, avec raison, que bien qu’il se fût efforcé d’en reproduire exactement les termes, il ne pouvait cependant pas garantir que chacune de ces paroles ait été prononcée. Mais si j’ai dit ce mot-là, cela ne signifie pas autre chose que :

« Nous autres, Allemands, nous devons avoir des colonies, et nous les aurons ». Que j’ai dit : « We will take them » ou « We will get them », je ne peux évidemment plus m’en souvenir avec certitude, après dix ans. Le représentant du Ministère Public lui-même a dû trouver l’expression « we will take them » un peu pâle, car il l’a légèrement renforcée en disant à deux reprises au cours de son exposé que j’aurais dit : « Nous prendrons des colonies par la force ». La seconde fois, il a même dit : « Nous prendrons des colonies par la force des armes ». Or, dans tout l’affidavit de Fuller, il n’est pas un seul instant question de « force » ou de « force des armes ». Et si même j’avais employé cette expression ou que j’aie simplement donné à entendre que telle était ma pensée, M. Fuller m’aurait vraisemblablement répondu avec juste raison : « Dites-moi, vous voulez prendre des colonies par la force ; qu’entendez-vous par là ? » Il eût été vraiment insensé de prétendre que l’Allemagne pût jamais s’emparer par la force de colonies d’outremer. Il lui manque pour cela — et il lui manquera toujours — la maîtrise des mers, qui est indispensable à de telles entreprises. Aussi bien, M. Fuller n’a-t-il pas été frappé par la façon dont je m’exprimais car il poursuit son entretien et dit :

« Vous venez de dire que vous ne pouviez pas vous procurer les matières premières nécessaires en raison du manque de devises étrangères. Une stabilisation pourrait-elle vous aider ? » Ainsi, au lieu de s’émouvoir au sujet de ces colonies dont je voulais m’emparer par la force — ce que je n’ai jamais dit et qui ne correspond aucunement à toutes mes autres déclarations comme vous avez déjà pu, Messieurs, vous en rendre compte il passe immédiatement à la question des devises étrangères et de la stabilisation monétaire.

Dr DIX

Le représentant du Ministère Public prétend, d’autre part, que vous avez préconisé la conquête de territoires limitrophes en Europe.

ACCUSÉ SCHACHT

Cette affaire n’est pas aussi anodine que les précédentes erreurs du Ministère Public. Au cours d’un interrogatoire préliminaire, il m’a été reproché ce qui suit, et le représentant du Ministère Public en a fait état au cours de l’exposé qu’il a fait ici ; je cite le représentant du Ministère Public :

« Le 16 avril 1929, à l’occasion de la conférence des réparations à Paris, Schacht déclara : « L’Allemagne ne peut payer, d’une façon générale, que si le Corridor et la Haute-Silésie lui sont rendus. »

Il s’agit là d’un interrogatoire du 24 août 1945. Suivant le procès-verbal de cet interrogatoire, j’ai répondu : « Il est possible que j’aie dit quelque chose de ce genre ».

Il va sans dire que je n’avais plus présent à l’esprit les termes d’une déclaration faite il y a plus de dix ans, plus de quinze ans même. Mais je me souviens qu’au sujet du Corridor et de la Haute-Silésie j’avais fait une remarque ; comme je dois admettre que quand le Ministère Public me présente le texte d’un tel procès-verbal, il ne peut s’agir que d’un procès-verbal sténographique exact, je n’ai pas contesté cette affirmation et j’ai simplement répondu : « Il est possible que j’aie dit quelque chose de ce genre ». De ce « peut-être », le représentant du Ministère Public a fait, dans son exposé, la phrase suivante ; je cite : « Cette citation a été lue à Schacht et il a déclaré qu’elle était exacte ». Cette assertion du Ministère Public est donc inexacte. J’ai dit : « Il est possible que j’aie dit quelque chose de ce genre » mais je n’ai pas dit que la déclaration qui m’a été soumise fût exacte. Par bonheur, j’ai réussi à recevoir, ici, en prison, le livre que j’avais écrit, à l’époque, sur la fin des réparations, et qui parut en 1931 et où j’avais heureusement reproduit mot pour mot des déclarations que j’avais faites sur les sujets qui nous occupent ici. Ce texte — je ferai remarquer en passant que ce livre a été déposé comme preuve — ce texte reproduit textuellement ce que j’ai déclaré : « En ce qui concerne le ravitaillement de l’Allemagne, il est particulièrement important que l’importation de produits alimentaires soit réduite et partiellement remplacée par notre propre production. A ce propos, on ne peut pas négliger le fait que d’importants territoires à production agricole excédentaire à l’Est de l’Allemagne ont été perdus à la suite de cessions territoriales et qu’une importante région, presque exclusivement consacrée à la production agricole, est séparée du reste de l’Allemagne. Il est, en conséquence, inévitable que le bien-être économique de ce territoire, la Prusse Orientale, aille décroissant et que le Gouvernement du Reich soit obligé de lui venir en aide. C’est pourquoi il serait bon de prendre des, mesures propres à éliminer ces conditions préjudiciables qui compromettent fortement la solvabilité de l’Allemagne ».

Dr DIX

Votre Honneur, ceci se trouve dans notre livre de documents n° 16, page 38 du texte allemand, page 44 du texte anglais.

ACCUSÉ SCHACHT

Cette citation est en désaccord absolu avec celle qui m’a été soumise au cours de mon interrogatoire préliminaire et elle ne permet en aucune façon de conclure que j’ai demandé le retour de ces territoires à l’Allemagne. J’ai simplement demandé que l’on tînt compte du fait que ces territoires avaient été séparés du Reich, dans la détermination des paiements et de la solvabilité de l’Allemagne. Mais quand le représentant du Ministère Public, au cours de son exposé, ajoute — et je cite : « Je voudrais faire remarquer que ce territoire est le même que celui pour lequel la guerre a été déclenchée en septembre 1939 », je crois que c’est là une insinuation qui caractérise davantage l’accusateur que celui auquel elle s’adresse.

Dr DIX

Parmi les preuves circonstancielles, c’est-à-dire lés preuves indirectes des intentions agressives qui vous sont imputées, le Ministère Public fait également état du fait que vous auriez souhaité l’annexion de l’Autriche. Voulez-vous faire une déclaration au sujet de cette accusation ?

ACCUSÉ SCHACHT

Dès 1919, j’ai considéré l’Anschluss de l’Autriche comme inévitable et comme souhaitable dans le sens national, c’est-à-dire dans les domaines spirituel et culturel. Je ne me suis jamais caché le fait qu’au point de vue économique l’Anschluss de l’Autriche ne représentait pas pour l’Allemagne un enrichissement mais bien plutôt une charge. J’ai cependant fait mien le vœu de la population autrichienne de se voir rattachée à l’Allemagne et je me suis dit : Si 6.500.000 hommes, comme cela s’est passé spontanément en 1919 et, depuis, au cours d’innombrables manifestations, exprimaient le vœu d’être rattachés à la communauté allemande, aucun Allemand ne peut s’y opposer mais au contraire doit s’en féliciter dans l’intérêt même de l’Autriche. C’est dans ce sens que j’ai toujours préconisé de respecter la volonté de l’Autriche d’être rattachée à l’Allemagne et de lui donner suite dès que les événements politiques le permettraient.

Dr DIX

On me fait observer à l’instant que vous parlez encore trop vite et que les interprètes ne peuvent pas suivre. Je vous prie donc de parler plus lentement.

Quelle était votre opinion sur l’incorporation de la région des Sudètes ?

ACCUSÉ SCHACHT

Je n’ai jamais songé à une incorporation de la région des Sudètes. Il est évident que la Tchécoslovaquie constituait un problème européen et il était regrettable que dans le nom même de cet État qui comptait 5.500.000 Tchèques, 2.500.000 Slovaques et 3.000.000 d’Allemands, l’élément allemand ne figurât pas. Mais c’est précisément parce que le problème tchécoslovaque n’était pas seulement un problème germano-tchèque, mais aussi un problème slovaco-tchèque, que j’ai toujours considéré la solution de ce problème — et je l’ai souhaitée — dans la formation d’un État fédéral tchécoslovaque, à l’image de la Suisse par exemple, dont les trois éléments se seraient administrés eux-mêmes sur lé plan culturel, mais auraient été fédérés sur le plan de l’État, ce qui aurait garanti l’unité de cet État germano-tchécoslovaque.

Dr DIX

Quelle était votre attitude vis-à-vis du problème, de la guerre ? J’entends, sur le plan philosophique, idéologique et pratique.

ACCUSÉ SCHACHT

J’ai toujours considéré la guerre comme une des choses les plus effroyables à laquelle l’humanité soit exposée, et toute ma vie durant j’ai été résolument pacifiste.

Dr DIX

Docteur Schacht, au cours de votre vie de pensée et de réflexion, vous avez certainement eu l’occasion de réfléchir sur la différence profonde et fondamentale entre le véritable esprit militaire, fondé sur une base morale, et le militarisme avec toutes ses déviations. Quelle était votre attitude vis-à-vis du militarisme et qu’en pensez-vous ?

ACCUSÉ SCHACHT

Il va sans dire que j’ai toujours approuvé la nécessité d’une défense nationale, en cas de guerre ou de menace. Dans ce sens, j’ai toujours été partisan d’avoir une armée, mais je considère le métier des armes comme le plus désintéressé, le plus riche en esprit et en volonté de sacrifice, non pas parce que le soldat peut avoir l’occasion de donner sa vie dans une guerre — cela, tout citoyen en a le devoir lorsqu’il est assujetti au service militaire — mais parce que dans tous ses efforts et toutes ses activités il doit avoir pour but de ne jamais utiliser le métier qu’il a appris et qu’il exerce. Un soldat, un officier de carrière qui n’est pas pacifiste par conviction a manqué sa carrière. C’est pourquoi j’ai toujours été un adversaire de tout excès dans ce domaine et j’ai toujours désavoué le militarisme, alors que j’ai toujours considéré que le métier des armes, quand il est conscient de ses responsabilités, est une des professions les plus nobles que puisse exercer un citoyen.

Dr DIX

George Messersmith, qui était alors, comme vous le savez, consul général dès États-Unis à Berlin, déclare dans une des diverses déclarations sous serment dont le Ministère Public a fait état que vous lui avez, à plusieurs reprises, parlé des intentions agressives des nazis. Voulez-vous en parler ?

ACCUSÉ SCHACHT

Je voudrais faire observer tout d’abord qu’il va sans dire que je n’ai jamais fait une pareille déclaration ni à M. Messersmith, ni à qui que ce soit. Mais je voudrais encore faire une déclaration relative aux trois affidavits de M. Messersmith déposés par le Ministère Public. M. Messersmith prétend avoir eu avec moi des contacts fréquents et de nombreuses conversations privées. Je déclare ici, en faisant appel à toute ma mémoire, que j’ai peut-être parlé deux ou trois fois dans ma vie à M. Messersmith. Celui-ci qualifie ces rapports de contacts fréquents et de nombreuses conversations privées. Il prétend aussi que ses fonctions officielles l’auraient mis en contact avec moi, lorsque j’étais président de la Reichsbank et ministre de l’Économie du Reich. Je ne me souviens pas avoir vu une seule fois M. George Messersmith dans mon bureau.

M. George Messersmith se contente de ce petit nombre de conversations pour tracer un portrait de ma personne. Il me qualifie de cynique, d’ambitieux, d’égoïste, de vaniteux, de fourbe. Je ne suis malheureusement pas en mesure de donner une image aussi complète du caractère de M. Messersmith. Je ne peux que contester le crédit qu’on peut lui accorder et je me fonderai sur une remarque d’ordre général de M. Messersmith. Dans son affidavit du 30 août 1945, PS-2385, M. George Messersmith dit :

« Lorsque le parti nazi prit le pouvoir en Allemagne, il ne représentait qu’une petite partie de la population allemande. »

Je constate en revanche qu’avant même que le parti nazi eût pris le pouvoir en Allemagne, il disposait de 40% de la totalité des sièges du Reichstag. C’est ce que M. Messersmith appelle une petite partie de la population allemande. Si les rapports diplomatiques sont toujours aussi dignes de foi, il n’est pas étonnant que les peuples ne s’entendent pas.

Mais je voudrais encore formuler une mise au point sur une remarque particulière de M. Messersmith. Il prétend, comme je l’ai dit tout à l’heure, que ses fonctions officielles l’ont mis en rapport avec moi, en ma qualité de ministre de l’Économie du Reich. Dans son affidavit du 28 août, PS-L1.760, M. Messersmith déclare, et je cite :

« Pendant la vague des événements terroristes des mois de mai et juin 1934, j’avais déjà rejoint mon poste de chargé d’affaires américain à Vienne. »

Or, ce n’est qu’en 1934 que j’ai été nommé ministre de l’Économie, qu’en août 1934, alors que M. Messersmith avait déjà rejoint son poste à Vienne depuis mai 1934. Cela ne l’empêche pas de prétendre que ses fonctions officielles l’avaient mis en rapports fréquents avec moi, en ma qualité de ministre de l’Économie. Je crois que cela suffit à ramener à leur exacte valeur les souvenirs de cet homme.

Dr DIX

A ce propos, le Ministère Public s’est référé à plusieurs reprises au journal de l’ancien ambassadeur à Berlin.

Après le pogrom du 9 novembre 1938, je parlai de ces événements à l’occasion de la fête de Noël aux jeunes employés de la Reichsbank. Je leur dis, en présence de nombreux auditeurs, parents et chefs du Parti, que j’espérais qu’ils n’avaient pas pris part à ces choses qui devaient faire rougir de honte tout Allemand honnête ; que s’ils l’avaient fait, ils devaient quitter le plus vite possible la Reichsbank, car dans une institution telle que cette banque, fondée sur la confiance et la bonne foi, on n’avait pas besoin de gens qui ne respectaient pas la vie et la propriété des autres.

Dr DIX

Puis-je vous interrompre un instant, Docteur Schacht, et attirer l’attention du Tribunal sur le document Schacht n° 34, qui a déjà été déposé et qui constitue la déclaration sous la foi du serment du Dr Schniewind — à la page 118 du texte allemand et à la page 126 du texte anglais — . Ce document a pour objet l’incident que vient de mentionner le Dr Schacht. Il est très court ; on y lit : « Il est bien connu qu’au cours de la fête de Noël de la Reichsbank, en décembre 1938, il » — le Dr Schacht — « a déclaré dans son allocution aux jeunes employés : « Il y a quelques semaines se sont produits dans notre pays des événements qui sont une honte pour la culture et doivent faire rougir de honte tout Allemand honnête. J’ose espérer qu’aucun de vous, parmi les jeunes employés, n’y a participé, car pour celui-là il n’y aurait plus de place à la Reichsbank ». (A l’accusé.) Je m’excuse. Continuez, je vous prie, si vous avez quelque chose à ajouter.

ACCUSÉ SCHACHT

En août 1934, lorsque je pris la direction du ministère de l’Économie du Reich, je posai dès l’abord et tout naturellement à Hitler la question suivante : « Comment les Juifs doivent-ils être traités dans l’Économie ? » Hitler me répondit alors textuellement : « Dans le domaine économique, les Juifs peuvent avoir exactement la même activité que jusqu’à présent ».

Telles furent les directives que me donna Hitler, et pendant tout le temps où j’ai dirigé le ministère de l’Économie, je m’y suis conformé. Je dois dire d’ailleurs que toutes les quelques semaines, surgissait un conflit avec un Gauleiter ou un autre fonctionnaire du Parti, dans une affaire de ce domaine. Je ne pouvais évidemment pas protéger les Juifs contre les mauvais traitements, car cela relevait de l’autorité du procureur général et non de la mienne ; mais dans le domaine économique, j’ai aidé tous les Juifs qui s’adressaient à moi à rentrer dans leurs droits, et dans chaque cas je suis intervenu auprès de Hitler contre les Gauleiter et fonctionnaires du Parti, parfois en menaçant de donner ma démission. Je crois devoir faire remarquer que le pogrom de novembre 1938 ne put avoir lieu qu’après que j’eus quitté mon poste. Si j’avais encore été en fonctions, ce pogrom n’aurait certainement pas pu avoir lieu.

Dr DIX

Le témoin Gisevius a déjà déclaré qu’à partir de 1933 votre jugement sur Adolf Hitler avait subi des changements profonds. Je vous demande maintenant, car ceci est très important, de faire au Tribunal, d’une manière aussi complète et en même temps aussi brève que possible, une description de l’évolution de votre opinion et de votre jugement sur Adolf Hitler au cours de ces années.

ACCUSÉ SCHACHT

Au cours de mes précédentes dépositions, j’ai déjà dépeint Hitler comme un primaire et je maintiens mon point de vue. Il n’avait pas une instruction suffisante, mais il avait énormément lu, avait acquis des connaissances étendues et jonglait avec elles avec une extraordinaire adresse dans tous les débats et les discussions. Il n’y a aucun doute qu’à certains égards il était un homme de génie. Il lui venait des idées que personne d’autre n’aurait eues, et qui parfois permettaient de surmonter de grandes difficultés avec la plus étonnante simplicité, et parfois aussi la plus étonnante brutalité. Il possédait un génie vraiment diabolique de la psychologie des masses. Alors que ni moi, ni certains autres — par exemple le général von Witzleben qui m’en a parlé un jour — ne nous y laissions prendre au cours de nos conversations particulières avec lui, il exerçait sur d’autres une influence extraordinaire ; et il était, en particulier, malgré sa voix au timbre désagréable, capable d’exalter jusqu’à la frénésie, des foules énormes massées dans une salle.

Je crois qu’à l’origine il n’avait pas de mauvaises tendances ; il croyait sans aucun doute vouloir le bien, mais peu à peu il devint la victime de ce charme qu’il exerçait sur les foules, car celui qui s’aventure à séduire la foule est en fin de compte mené et séduit par elle, et c’est cette influence réciproque entre chef et disciples qui, à mon avis, contribua à l’entraîner sur la mauvaise voie des instincts de la foule, que devraient toujours éviter les chefs politiques.

Il y avait chez Hitler autre chose d’admirable. C’était un homme d’une énergie indomptable, d’une volonté qui surmontait tous les obstacles. Ce n’est à mon avis que grâce à ces deux traits de caractère : psychologie des masses et force de volonté, qu’il dut le fait que près de 40% et plus tard presque 50% de tout le peuple allemand l’ait suivi. Que puis-je ajouter d’autre ?

Dr DIX

Bien ; je tenais beaucoup à ce que vous fassiez connaître l’évolution de votre opinion. Vous avez dit que votre changement d’attitude envers Hitler avait pour origine l’affaire Fritsch ; vous êtes le témoin le plus qualifié pour nous exposer l’évolution de votre attitude, non pas celle de Hitler, mais la vôtre propre.

ACCUSÉ SCHACHT

Excusez-moi. Je crois qu’il y a là une erreur fondamentale. Il semblerait que j’aie été un jour un disciple convaincu de Hitler. Je ne l’ai jamais été, bien au contraire. Plus encore, et par souci du bien de mon pays et de mes compatriotes, je mis en œuvre toutes mes forces, dès que Hitler eut pris le pouvoir, pour canaliser cette force et la maintenir dans certaines limites. C’est pourquoi je ne pouvais pas me permettre de rompre avec Hitler. Il n’y aurait eu rupture que si j’avais été son allié auparavant ; je n’ai jamais eu avec lui de liens étroits, mais je faisais partie de son cabinet parce qu’il se trouvait qu’il était au pouvoir et que je considérais comme de mon devoir de mettre en œuvre toutes mes forces pour le bien de mon peuple et de mon pays.

Dr DIX

Très bien, mais à quel moment, dans quelles conditions et sous quelle influence avez-vous déployé l’activité que nous a exposée le témoin Gisevius ?

ACCUSÉ SCHACHT

C’est à l’époque du prétendu putsch de Röhm, le 30 juin 1934, que je commençai de critiquer sérieusement l’attitude des hitlériens. A l’époque — et je désire faire remarquer dès l’abord que ces choses se passèrent d’une manière tout à fait inattendue pour moi — je dis à Hitler : « Comment avez-vous pu faire exécuter tout simplement ces gens ? Vous auriez pu, à tout le moins, instituer un quelconque tribunal sommaire ». Hitler avala, si je puis dire, ces remarques, murmura quelques paroles au sujet des « nécessités révolutionnaires », mais il ne me contredit pas vraiment.

Puis, au cours de la seconde moitié de l’année 1934 et de la première moitié de l’année 1935, je remarquai que j’avais eu tort de croire que Hitler désapprouvait ce que je considérais comme des excès ou un manque de mesure de la part des gens du Parti et qu’il avait eu l’intention de restaurer une atmosphère d’ordre. Hitler ne fit rien pour faire cesser les excès commis par les membres du Parti ou des groupes du Parti. Il avait très probablement en tête l’idée dont a parlé récemment, ou aujourd’hui même je crois, un témoin : laisser aux SA les mains libres ; c’est-à-dire laisser à la grande masse des membres du Parti, à titre de divertissement, certaines libertés qui, en aucun cas, ne sont compatibles avec un ordre de choses normal dans l’État. Ma méfiance s’accrut au cours des mois suivants et, pour la première fois, en mai 1935, je saisis l’occasion de lui en parler de façon tout à fait officielle. Je ne sais pas si vous voulez que je parle de ces choses maintenant, mais je suis prêt à le faire.

Dr DIX

Je considère comme important que le Tribunal apprenne par vous-même comment, à partir de votre position originelle vis-à-vis de Hitler, que vous venez de décrire, vous en êtes venu à conspirer contre lui.

ACCUSÉ SCHACHT

Le changement décisif dans mon attitude fut causé par l’affaire Fritsch, à partir du moment où je dus reconnaître — et cette révélation ne s’imposa pas d’une manière fulgurante mais elle mit des semaines et des mois à se cristalliser dans mon esprit — que Hitler projetait une guerre ou, tout au moins, n’était pas prêt à tout faire pour éviter la guerre. Je me dis alors qu’un danger terrible nous menaçait et que seule la violence pouvait faire échec à la violence. Toute possibilité de propagande politique dans le peuple allemand était exclue. Il n’y avait pas de liberté de réunion, ni de liberté de parole, ni de liberté de presse ; il n’était même pas possible de s’entretenir en petit comité. On était espionné depuis A jusqu’à Z, et le moindre mot prononcé devant un auditoire de plus de deux personnes constituait un danger de mort. Il n’y avait donc qu’une seule possibilité de lutte contre ce système de terreur qui excluait toute réforme démocratique et toute critique raisonnable, et c’était la violence. Et c’est ainsi que j’en vins à penser qu’en face de la terreur hitlérienne, seul un coup d’état, une tentative de putsch et finalement un attentat étaient possibles.

Dr DIX

Est-il exact de dire, comme l’a fait Gisevius, que le facteur décisif qui vous fit changer d’opinion eut pour origine vos impressions et vos expériences au moment de l’affaire Fritsch ?

ACCUSÉ SCHACHT

La crise Fritsch, en dehors de l’atmosphère de mensonges inhérente à toutes les entreprises et manifestations du Parti, me donna la certitude absolue qu’un changement fondamental se produisait dans l’orientation politique ; car, dans l’espace de dix jours, Blomberg fut éliminé, Fritsch fut éliminé, Neurath fut éliminé, et Hitler, non seulement nomma un homme aussi peu compétent en politique étrangère que Ribbentrop, mais aussi annonça, dans le discours qu’il fit au Reichstag peu de temps après, que le réarmement devait encore être intensifié. Ce fut donc la crise Fritsch qui fut le facteur décisif de mon changement d’opinion, me fit renoncer à tenter plus avant d’agir par des voies pacifiques et de canaliser ce torrent et me persuada que seule la violence pourrait en avoir raison.

Dr DIX

Afin de donner une idée de l’importance de la crise Fritsch, je désirerais ici encore citer le document que je voulais déposer au moment du témoignage de Gisevius et que je n’ai pu citer parce que le Ministère Public n’en disposait pas. Les mêmes remarques sur la crise Fritsch, qu’ont faites Gisevius et, à l’instant, le Dr Schacht, ont été faites par un officier intelligent et ayant une connaissance précise des choses politiques à l’étranger. C’est le document n° 15 de mon livre de documents. Il figure à la page 41 du texte anglais et à la page 35 du texte allemand ; c’est un rapport biennal du chef d’État-Major de l’Armée américaine au ministre de la Guerre, pour la période du 1er juillet 1943 au 30 juin 1945. J’en cite une phrase :

« L’histoire du Haut Commandement allemand depuis 1938 est celle d’un conflit permanent de personnalités, dans lequel le jugement militaire était de plus en plus subordonné aux ordres personnels de Hitler. Le premier éclat se produisit en 1938 et eut pour résultat le renvoi de von Blomberg, de von Fritsch et de Beck et la disparition des dernières influences conservatrices de la politique étrangère allemande. »

Ainsi donc, ici également, ce changement a été clairement compris. Pour conclure, je voudrais vous poser, Docteur Schacht, la question suivante : avez-vous seulement été déçu par Hitler ou avez-vous eu l’impression qu’il vous trompait ? Pouvez-vous répondre à cela ?

ACCUSÉ SCHACHT

Je répondrai que je n’ai jamais eu l’impression d’avoir été déçu par Hitler, car je n’attendais de lui pas plus que ce qu’on en pouvait attendre, connaissant sa personnalité. Mais, en revanche, je me suis considéré au plus haut degré comme dupé, trompé et abusé par lui, car toutes les promesses qu’il avait faites au peuple allemand et à moi-même, il ne les tint pas par la suite. Il avait promis l’égalité des droits à tous les citoyens et, sans tenir compte de leurs capacités, il accorda à ses partisans des privilèges que n’avaient pas les autres citoyens. Il avait promis d’accorder aux Juifs la même protection qu’aux étrangers ; il les priva de tous droits et de toute protection législative. Il avait promis de lutter contre le mensonge politique et, avec son ministre Goebbels, il ne fit jamais rien d’autre que de répandre le mensonge et la tromperie politiques. Il avait promis au peuple allemand de maintenir les principes du véritable christianisme, et il toléra et favorisa des mesures qui méprisaient, avilissaient et outrageaient les institutions de l’Église.

Sur le terrain de la politique étrangère, il s’était toujours opposé à la guerre sur deux fronts, et il l’entreprit lui-même. Il méprisa et enfreignit toutes les lois de la République de Weimar, auxquelles il avait prêté serment quand il fut nommé Chancelier. Il mobilisa la Gestapo pour lutter contre la liberté individuelle. Il rendit impossible tout échange libre des idées et des informations. Il gracia des criminels pour les prendre à son service. Il fit tout pour ne pas tenir ses promesses. Il trompa, dupa le monde, l’Allemagne et moi.

Dr DIX

Revenons à la période de la prise du pouvoir. En novembre 1932, vous avez déclaré publiquement que Hitler deviendrait Chancelier du Reich. Comment avez-vous été amené à faire cette déclaration ?

ACCUSÉ SCHACHT

Cette déclaration eut pour origine le fait que Hitler remporta aux élections de 1932, 40% des sièges du Reichstag pour son parti. C’est là un événement qui, si je suis bien informé, ne s’était jamais produit depuis la formation du Reichstag, c’est-à-dire depuis 1871. Pour moi, démocrate et partisan d’un gouvernement parlementaire démocratique, il était impossible de ne pas charger cet homme de la formation du cabinet. Je n’aurais pu envisager d’autre possibilité. Il ne pouvait y avoir qu’une seule autre possibilité : un gouvernement de militaires. Mais déjà, le cabinet von Papen, quoique ayant obtenu sur certains points les pleins pouvoirs présidentiels, n’avait pu se maintenir en face du parlement, et lorsque M. Schleicher essaya d’établir un régime militaire sans la participation des nazis, il échoua après quelques semaines parce qu’il se trouvait devant l’alternative de la guerre civile ou de sa démission.

Hindenburg et, au début, Schleicher lui-même, encore que par la suite il ait agi différemment, avaient toujours été d’avis que la Wehrmacht ne pourrait pas faire face à une guerre civile ; et Hindenburg n’était absolument pas disposé à tolérer une guerre civile. Mais il se vit, bien contre son gré, contraint par la nécessité à mettre les rênes du Gouvernement entre les mains de l’homme qui, grâce à l’agitation qu’il avait fait naître et à l’incapacité des gouvernements précédents, grâce aussi à la politique inconsidérée des pays étrangers envers l’Allemagne, avait gagné la majorité des électeurs allemands.

Dr DIX

Vous savez que le Ministère Public vous accuse d’avoir favorisé l’arrivée au pouvoir de Hitler et du régime nazi. Aussi vous demanderai-je si, entre les élections de juillet 1932 et le jour où Hitler devint Chancelier, c’est-à-dire le 30 janvier 1933, vous avez parlé publiquement en faveur de Hitler.

ACCUSÉ SCHACHT

Je déclarerai tout d’abord que Hitler avait acquis le pouvoir dès juillet 1932 en gagnant 230 sièges au Reichstag. Tout ce qui suivit n’est que la conséquence de ces élections au Reichstag. Au cours de toute cette période, à l’exception de la seule interview que vous avez mentionnée et au cours de laquelle je n’ai rien dit de plus, sinon que Hitler deviendrait Chancelier du Reich conformément aux principes et aux règles démocratiques, durant toute cette période, dis-je, je n’ai pas écrit ni prononcé publiquement une seule parole en faveur de Hitler.

Dr DIX

Pendant cette période, à l’occasion de la réorganisation du cabinet, êtes-vous intervenu auprès de Hindenburg en faveur de l’attribution à Hitler du poste de Chancelier ?

ACCUSÉ SCHACHT

Je n’ai jamais contribué, par des conversations avec qui que ce soit d’influent, qu’il s’agisse de Hindenburg, de Meissner ou d’autres, à exercer aucune influence en faveur de Hitler. Je n’ai pris aucune part à la nomination de Hitler au poste de Chancelier.

Dr DIX

Le Ministère Public vous accuse à ce sujet d’avoir, en novembre 1932, mis le prestige de votre nom à la disposition de Hitler, et il se réfère à une déclaration faite par le Dr Goebbels dans son livre : Du Kaiserhof à la Chancellerie. Que pouvez-vous dire à ce sujet ?

ACCUSÉ SCHACHT

Je ne me serais jamais attendu à ce que cet apôtre de la vérité qu’est le Dr Goebbels pût encore être mobilisé contre moi ici, mais ce n’est vraiment pas ma faute si M. Goebbels a commis une erreur.

Dr DIX

Le Ministère Public déclare aussi que vous auriez procuré à Hitler les fonds nécessaires aux élections au Reichstag du 5 mars et cela, au cours d’une réunion d’industriels au sujet de laquelle nous disposons de l’affidavit de l’industriel von Schnitz-ler, document EC-439 (USA-618). Qu’avez-vous à dire à ce sujet ? C’est la pièce n° 3 de notre livre de documents page 11 du texte anglais.

ACCUSÉ SCHACHT

En février 1933, donc au moment où Hitler était déjà Chancelier et où les élections du 5 mars devaient servir de base pour la constitution d’un nouveau gouvernement, Hitler me demanda si, à l’occasion d’une réunion que Göring devait convoquer et qui aurait pour but de réunir des fonds pour les élections, je ne voulais pas jouer le rôle de banquier. Je n’avais aucune raison de refuser. La réunion eut lieu le 26 février. Mais le représentant du Ministère Public a présenté la chose comme si, au cours de cette réunion, j’étais intervenu pour obtenir des fonds électoraux. Le Ministère Public, cependant, a présenté lui-même un document, D-203, qui est apparemment le compte rendu du discours électoral prononcé par Hitler ce soir-là.

Dr DIX

Puis-je vous interrompre un instant ? Je voudrais indiquer au Tribunal que c’est là notre document n° 2 et qu’il figure à la page 9 du texte anglais.

Excusez-moi. Voulez-vous continuer, je vous prie.

ACCUSÉ SCHACHT

« Le Dr Schacht proposa à l’assemblée la constitution d’un fonds électoral de, si j’ai bonne mémoire, 3.000.000 de Reichsmark. Ce fonds devait être réparti entre les deux « alliés » proportionnellement à leur puissance à cette époque.

« Le Dr Stein proposa que la Deutsche Volkspartei fût incluse, suggestion qui, si je me souviens bien, fut acceptée. Le montant des cotisations de chaque firme ne fut pas discuté. »

Ceci montre que-ces fonds ne furent pas collectés au profit du seul parti nazi, mais pour le parti nazi et le groupe national qui était son allié et dans lequel figuraient, par exemple, M. von Papen et Hugenberg, et qu’au cours de la réunion le bénéfice en fut même étendu à un troisième groupe : la Deutsche Volkspartei. C’était donc un fonds collectif destiné aux partis qui faisaient une campagne électorale commune, et non pas un fonds nazi.

D-203. Le document se termine sur la phrase suivante : « Göring... passa très adroitement à la nécessité, pour les milieux qui ne participaient pas à la lutte politique, de faire tout au moins les quelques sacrifices financiers indispensables ».Il ressort donc très clairement de ce rapport déposé par le Ministère Public lui-même que ce n’est pas moi qui ai réclamé des fonds, mais Göring. Je n’ai fait qu’administrer ces fonds par la suite, et dans l’affidavit Schnitzler, document EC-439, le Ministère Public a soigneusement passé sous silence les passages importants qui ne sont pas à ma charge mais parlent en ma faveur. Je citerai donc ces deux phrases, qui sont les suivantes ; je regrette d’avoir à les citer en anglais car je n’ai que le texte anglais sous les yeux :

Dr DIX

Le Ministère Public a fait mention des lois qui furent promulguées après la prise du pouvoir et qui introduisaient et finalement confirmèrent le règne totalitaire des nazis. Il nous faut examiner la question de votre responsabilité personnelle, puisque vous avez été plus tard membre du cabinet. Je dois donc examiner avec vous le détail de ces lois ; mais pour le moment, je ne ferai que vous les rappeler en gros.

Il y a d’abord la loi des pleins pouvoirs, puis la loi sur l’interdiction des partis et la constitution d’un parti unique, la loi sur l’unité du Parti et de l’État, la loi sur l’expropriation de la SPD et des syndicats, la loi sur les associations de fonctionnaires, la loi sur la limitation légale des professions pour les Juifs, la loi instituant les tribunaux populaires, enfin, la loi qui légalisait les meurtres du 30 juin 1934 et la loi sur la réunion des fonctions de chancelier et de président du Reich dans la personne de Hitler.

Quelle est, en votre qualité de membre du cabinet, votre part de responsabilité personnelle dans ces lois ?

ACCUSÉ SCHACHT

Au moment où toutes ces lois furent promulguées, je n’étais pas membre du cabinet. Je n’y disposais pas d’une voix, ce qui ne me fut accordé qu’après le 1er août 1934, date à laquelle fut instituée cette dernière et désastreuse loi sur la fusion des fonctions de chancelier et de président. Cette loi non plus, je n’ai pas pris part à sa discussion, ni à son vote. Je n’ai pris aucune part à aucune de ces lois.

Dr DIX

Je ne sais pas si je l’ai mentionné, mais je désire vous mettre en garde contre un malentendu. Cela ne vaut pas pour la loi sur la réunion des fonctions de chancelier et de président dans la personne de Hitler, après la mort de Hindenburg.

ACCUSÉ SCHACHT

Bien entendu. Je n’y ai pas participé non plus.

Dr DIX

Pour quelle raison ?

ACCUSÉ SCHACHT

Parce que je n’étais pas encore membre du cabinet. J’avais reçu ma nomination de ministre, le 3 ou le 4 août. Je n’ai pas pris part à la discussion de cette loi, je ne l’ai pas votée et je ne l’ai pas signée.

Dr DIX

Mais l’Acte d’accusation déclare que vous étiez membre du Reichstag. En tant que membre du Reichstag, vous auriez donc dû voter ces lois, car après 1935 tous les votes du Reichstag furent unanimes ?

ACCUSÉ SCHACHT

Oui. Malheureusement, il y a beaucoup d’inexactitudes dans l’Acte d’accusation. De toute ma vie je n’ai été membre du Reichstag, et un simple coup d’œil dans le manuel du Reichstag aurait appris au Ministère Public qu’à cette époque non plus je n’étais pas membre du Reichstag. Je n’ai rien eu à faire avec toutes ces lois, ni en tant que membre du cabinet, ni en tant que membre du Reichstag, car à cette époque je n’étais ni l’un ni l’autre.

Dr DIX

Adolf Hitler a-t-il vraiment prêté serment à la constitution de Weimar ?

ACCUSÉ SCHACHT

Bien entendu, Adolf Hitler prêta serment à la constitution de Weimar quand il devint Chancelier du Reich, devant le président Hindenburg. En prononçant ce serment, il jura, non seulement de respecter la constitution, mais aussi toutes les lois à moins qu’elles ne fussent modifiées légalement.

Dr DIX

La constitution de Weimar fut-elle jamais formellement abrogée ?

ACCUSÉ SCHACHT

La constitution de Weimar ne fut jamais abrogée.

Dr DIX

Le « Führerprinzip » a-t-il, à votre avis, été posé légalement ou constitutionnellement ?

ACCUSÉ SCHACHT

Le « Führerprinzip » n’a jamais été posé par aucune loi, et la tentative faite par la suite pour atténuer par là la responsabilité individuelle des ministres — y compris la mienne — en disant qu’il était entré dans la coutume, n’est pas soutenable. La responsabilité des ministres continua d’exister — la mienne aussi — et, seules, la terreur et les menaces de violence de Hitler y faisaient échec.

Dr DIX

La question de savoir si la loi des pleins pouvoirs s’appliquait au Führer ou au cabinet, si le premier cabinet après 1933 était un cabinet national-socialiste ou une combinaison des partis de droite, ainsi que la question de l’évolution de Hitler vers l’autocratisme dictatorial, toutes ces questions, je les ai déjà posées au témoin Lammers. Nous n’y reviendrons pas. Avez-vous quelque chose à ajouter à la déposition de Lammers ?

ACCUSÉ SCHACHT

Je ne ferai que deux remarques. Dans son discours au Reichstag, le 23 mars 1933, Hitler a déclaré :

« C’est le désir sincère du Gouvernement national... »

Donc, non pas du Gouvernement national-socialiste, comme on l’a toujours dit plus tard, mais du Gouvernement national.

Une autre remarque : dans la proclamation à la Wehrmacht que le ministre de la Guerre von Blomberg fit en février 1933, on trouve cette phrase : « Je prends ces fonctions avec la ferme volonté de maintenir la Reichswehr, ainsi que mes prédécesseurs m’en ont laissé la mission, comme un élément de puissance de l’État, placé au-dessus des partis. »

Ces faits, ainsi que d’autres déjà mentionnés, m’ont convaincu que nous nous trouvions en face d’un cabinet de coalition nationale que Hitler, par ses méthodes de terreur et de violence, transforma en une pure dictature nazie.

Dr DIX

Cette citation mentionnée par Schacht figure dans notre livre de documents, pièce n° 4, page 14 du texte anglais.

Quand vous êtes devenu ministre de l’Économie...

LE PRÉSIDENT

Il est cinq heures et nous allons suspendre l’audience.

Dr DIX

Puis-je poser une question ? Continuerons-nous demain, car c’est demain le 1er mai, et nous ne savons pas exactement si le Tribunal doit siéger demain.

LE PRÉSIDENT

Oui, le Tribunal siégera demain.

(L’audience sera reprise le 1er mai 1946 à 10 heures.)