CENT VINGT-QUATRIÈME JOURNÉE.
Mercredi 8 mai 1946.

Audience de l’après-midi.

L’HUISSIER AUDIENCIER

Plaise au Tribunal. L’accusé Streicher, n’assistera pas à l’audience.

LE PRÉSIDENT

Je vais traiter des documents dans l’ordre dans lequel le Dr Kranzbühler s’en est occupé.

Le Tribunal rejette le document 5, à la page 7 du livre de documents, ainsi que le document Dönitz-60, page 152. Le Tribunal autorise le document Dönitz-69, page 170. Le Tribunal rejette le document Dönitz-60, pages 173 à 197. Le Tribunal rejette le document Dönitz-72, page 185. Le Tribunal rejette le document Dönitz-60, page 204. Le Tribunal rejette le document Dönitz-74, page 207. Le Tribunal rejette le document Dönitz-60, page 209. Le Tribunal rejette le document Dönitz-75, page 218. Le Tribunal rejette le document Dönitz-60, pages 219, 222 et 224. Le Tribunal autorise le document Dönitz-60, page 208. Le Tribunal autorise le document Dönitz-60, page 256. Le Tribunal rejette le document Dönitz-81, page 233. Le Tribunal rejette le document Dönitz-82, page 234. Le Tribunal rejette le document Dönitz-85, page 242. Le Tribunal rejette le document Dönitz-89, page 246. Le Tribunal autorise le document Dönitz-9 à la page 11 ainsi que le document Dönitz-10, page 12. Le Tribunal rejette le document Dönitz-12 à la page 18. Le Tribunal autorise le document Dönitz-13, pages 19 à 26, et page 49. Le Tribunal autorise le document Dönitz-19, page 34. Le Tribunal autorise le document Dönitz-29, de la page 54 à la page 59, à l’exception de la page 58. Le Tribunal rejette le document Dönitz-31, page 64. Le Tribunal rejette le document Dönitz-32, page 65. Le Tribunal rejette le document Dönitz-33, page 66. Le Tribunal autorise le document Dönitz-37, page 78. Le Tribunal rejette le document Dönitz-38, page 80. Le Tribunal rejette le document Dönitz-40, page 86. Le Tribunal rejette le document Göring-7, page 89.

En ce qui concerne le document suivant de la page 91, le Tribunal aimerait savoir du Dr Kranzbühler s’il a déjà été déposé ou non. Il figure à la page 91 du livre de documents Dönitz anglais, volume II, page 91 sous la référence C-21 (GB-194).

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

C’est un extrait de document que le Ministère Public a présenté ici, et qui a déjà été déposé.

LE PRÉSIDENT

Très bien. Nous ne nous en occuperons donc pas pour l’instant.

Le Tribunal rejette le document Dönitz-43, page 95. Est autorisé le document Dönitz-90, page 258. Est autorisé le document Dönitz-67, page 96. Est autorisé le document Dönitz-53, page 99. Est rejeté le document Dönitz-47, page 120. Est autorisé le document Dönitz-48, page 122. N’est pas autorisé le document Dönitz-49, page 131. Ne sont pas autorisés les documents Dönitz-51 et 52, pages 134 et 135.

J’en ai terminé.

Le Tribunal lèvera l’audience à 16 h. 45 pour se réunir en chambre du conseil.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Avec l’autorisation du Tribunal, j’appelle comme témoin le Grand-Amiral Dönitz.

(L’accusé Dönitz vient à la barre.)
LE PRÉSIDENT

Voulez-vous nous donner votre nom complet ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Karl Dönitz.

LE PRÉSIDENT

Voulez-vous répéter ce serment après moi :

« Je jure devant Dieu tout puissant et omniscient que je dirai la pure vérité et que je ne cèlerai ni n’ajouterai rien ». (Le témoin répète le serment.)

Vous pouvez vous asseoir.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Monsieur le Grand-Amiral, vous êtes officier de Marine de carrière depuis 1910, n’est-ce pas ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Depuis 1910, je suis marin de carrière et officier depuis 1913.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Pendant la première guerre mondiale, vous êtes resté dans l’arme sous-marine ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Oui, depuis 1916.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Jusqu’à la fin ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Jusqu’à la fin de la guerre.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Quand, après la première guerre mondiale, avez-vous repris à nouveau contact avec l’arme sous-marine ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Le 27 septembre 1935, j’ai été nommé commandant de la flottille sous-marine « Weddigen », la première flottille sous-marine depuis 1918. Pour me préparer à ce commandement, quelques jours avant, c’est-à-dire en septembre 1935, je me suis rendu en Turquie à bord d’un sous-marin afin de combler le long intervalle -depuis 1918.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

De 1918 à 1935, vous ne vous étiez plus occupé de questions sous-marines ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Non, absolument pas.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Quel était votre grade, lorsque vous avez été affecté en 1935 à l’arme sous-marine ?

ACCUSÉ DÖNITZ

J’étais capitaine de frégate.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

De quoi se composait alors l’arme sous-marine allemande ?

ACCUSÉ DÖNITZ

La flottille « Weddigen » que je commandais était composée de trois petites unités de 250 tonnes appelées « Einbäume ». Il y avait en outre en service six bâtiments plus petits qui avaient été mis à la disposition d’une école de sous-mariniers en vue de l’entraînement ; mais cette école n’était pas sous mon commandement. De plus, environ six petites unités analogues avaient été mises en service et prenaient la mer.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Qui vous confia le commandement de cette flottille ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Le Grand-Amiral Raeder.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Le Grand-Amiral Raeder, vous a-t-il alors chargé de préparer les sous-marins en vue d’une guerre déterminée ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Non, j’avais uniquement reçu l’ordre de combler le vide qui existait depuis 1918, d’apprendre aux sous-marins tout d’abord à faire croisière, à plonger, à faire feu.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Avez-vous préparé les sous-marins à la chasse aux navires de commerce ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Oui. J’ai enseigné aux commandants comment ils devaient se comporter s’ils arraisonnaient un vapeur. J’ai fourni aussi une instruction tactique appropriée à chaque commandant.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Voulez-vous dire par là que la préparation à la guerre commerciale était conforme aux règlements sur les prises ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Oui.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

C’est-à-dire que cette préparation concernait l’arraisonnement des navires en haute mer ?

ACCUSÉ DÖNITZ

La seule instruction que j’ai donnée au sujet de la guerre contre les navires de commerce fut une instruction sur le comportement du sous-marin lorsqu’il arrête un navire marchand, qu’il le visite, qu’il s’assure de sa destination, etc. Plus tard, je crois que c’était en 1938, le projet de l’ordonnance allemande sur les prises nous a été communiqué et je l’ai transmis aux flottilles pour l’instruction des commandants.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Vous avez développé pour les sous-marins une nouvelle tactique qu’on a appelée du nom de « Rudeltaktik » (tactique de bande). Qu’est-ce que cette nouvelle tactique avait de particulier, et a-t-elle quelque chose à voir avec la guerre contre les navires marchands d’après l’ordonnance des prises ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Les sous-marins de toutes les Marines avaient, jusqu’à présent, opéré individuellement, contrairement à toutes les autres catégories de navires qui, rassemblés en formations tactiques, tentent de parvenir à un résultat meilleur. Le développement de la tactique de bande, de cette « Rudeltaktik », n’était autre que la rupture avec la manœuvre individuelle de chaque sous-marin et la tentative d’employer ces unités exactement comme les autres catégories de navires de guerre, c’est-à-dire en groupes. Ce rassemblement d’unités était, bien entendu, devenu nécessaire, par exemple lorsqu’il fallait attaquer une formation, qu’il s’agisse d’une formation de navires de guerre, un rassemblement de plusieurs navires de guerre ou encore d’un convoi.

Cette tactique de bande, par conséquent, n’a absolument rien à voir avec la lutte contre les navires de commerce, conformément, à l’ordonnance sur les prises. Ce sont des mesures tactiques en vue de combattre des escadres et, bien entendu, des convois, auxquels le règlement sur les prises ne s’applique pas.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Avez-vous reçu la mission ou même l’obligation de préparer la guerre contre un adversaire déterminé ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Je n’ai pas reçu de mission d’un ordre aussi général. J’étais chargé de développer au mieux l’arme sous-marine, comme il est du devoir de tout officier de toute armée de toute nation, afin d’être prêt à toute éventualité. Mais en 1936 ou 1937, j’ai pris connaissance de ma mission dans le plan de mobilisation de la Kriegsmarine : au cas où la France chercherait à interrompre le réarmement par une attaque sur l’Allemagne, les sous-marins allemands devraient alors, en Méditerranée, attaquer les transports partant d’Afrique du Nord pour la France. J’ai accompli en mer du Nord des manoeuvres dans cet esprit. Si vous me demandez des précisions, c’est là, autant que je me souvienne, la seule mission que j’ai reçue du Haut Commandement de la Marine. Ce devait être en 1936 ou 1937. Autant que je sache, ce plan a été publié dans l’inquiétude où l’on était que l’armement de l’Allemagne, alors encore non armée, pût être interrompu par une mesure quelconque.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

L’arme sous-marine allemande était-elle prête, en 1939, au point de vue technique et tactique, à attaquer l’Angleterre ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Non ; l’arme sous-marine allemande comptait, à l’automne 1939, trente à quarante unités. Cela signifie qu’un tiers environ pouvait être engagé. En vérité, la situation m’apparaissait bien pire encore. Nous avons connu un mois, par exemple, où deux unités seulement étaient en croisière. Avec ce petit nombre de sous-marins, nous ne pouvions pas, bien entendu, faire autre chose que des piqûres d’épingle à une grande puissance navale comme l’Angleterre. Notre impréparation pour la guerre contre l’Angleterre ressort très clairement, à mon avis, du fait que l’armement de la Kriegsmarine au début de la guerre devait être complètement modifié. On avait eu l’intention de construire une flotte homogène qui, bien entendu, étant donné que, proportionnellement, elle était beaucoup plus petite que la flotte anglaise, eût été incapable d’entreprendre une guerre contre l’Angleterre. De nos grands navires, seuls ont pu être terminés ceux qui étaient sur le point de l’être. Tout le reste a été abandonné ou mis à la ferraille : il le fallait afin d’avoir la place suffisante sur les chantiers pour construire des sous-marins. C’est ce qui explique que la guerre sous-marine allemande n’a, au cours des dernières hostilités, débuté qu’en 1942, lorsque les sous-marins qui, au début de la guerre, étaient en cours de construction, ont été prêts à partir au combat. En temps de paix déjà — je veux dire en 1940 par exemple — le remplacement des sous-marins couvrait à peine les pertes.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Le Ministère Public, à plusieurs reprises, a décrit l’arme sous-marine comme une arme agressive. Qu’en dites-vous ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Oui, c’est exact. Le sous-marin a pour mission de s’approcher de l’ennemi et de le torpiller. Par conséquent, à ce point de vue, le sous-marin est une arme agressive.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Voulez-vous dire par là que c’est une arme destinée à une guerre d’agression ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Guerre d’agression ou guerre défensive, c’est là une décision politique. Cela n’a rien à faire en soi avec les considérations militaires. Bien entendu, je peux utiliser un sous-marin dans une guerre défensive, car dans une guerre défensive, il faut aussi que les bateaux de l’ennemi soient attaqués ; mais je peux utiliser un sous-marin également au cours d’une guerre d’agression politique. Si l’on conclut que les Marines qui ont des sous-marins, préparent une guerre d’agression, alors toutes les nations et toutes les Marines de ces nations ont préparé une guerre d’agression et même bien plus que l’Allemagne, car elles avaient deux ou trois fois plus de sous-marins que l’Allemagne.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

En votre qualité de commandant de l’arme sous-marine, avez-vous eu à vous préoccuper de plans de guerre comme tels ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Non, en aucune façon. Mon devoir était de former la flotte sous-marine au point de vue tactique et militaire, d’éduquer mes officiers et mes hommes.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Avant le début de cette guerre, avez-vous émis quelques idées ou fait quelques propositions en cas de guerre contre un adversaire déterminé ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Non, en aucun cas.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Après le début de cette guerre, l’avez-vous fait en envisageant un nouvel adversaire déterminé ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Non, pas davantage.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Le Ministère Public a produit différents documents qui renferment des ordres émanant de vous et adressés aux sous-marins, avant le début de cette guerre : un ordre concernant les sous-marins dans la Baltique, le long des côtes ouest de l’Angleterre et un ordre établi avant l’opération norvégienne pour l’envoi des sous-marins devant la côte norvégienne. Je vous demande donc à quelle époque vous avez été, en votre qualité de commandant d’escadre de sous-marins, ou bien en 1939, de Commandant en chef de la flotte sous-marine, mis au courant des plans de guerre existants ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Je n’ai reçu, de la part du Haut Commandement de la Marine, communication de projets, qu’après leur mise à exécution et seulement si j’avais à y participer en quoi que ce fût. Je ne les ai reçus qu’au moment propre à une prompte exécution de mes tâches militaires.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Voyons, par exemple, le cas de l’entreprise contre la Norvège, Monsieur l’amiral. Quand avez-vous été mis au courant des intentions d’occuper la Norvège et à quelle occasion ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Le 5 mars 1940, j’étais à Wilhelmshaven où se trouvait mon poste de commandement. Je fus appelé par le Haut Commandement de la Marine à Berlin et, lors de cette séance, je fus mis au courant du projet et des ordres que j’avais à exécuter.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Je vous présente maintenant un passage du journal de guerre de l’État-Major naval que je vais présenter au Tribunal sous le numéro Dönitz-6 et qui figure à la page 8 du premier livre de documents : « Le 5 mars 1940, le Commandant en chef de la flotte sous-marine prend part à Berlin à un entretien avec le chef de l’État-Major naval. Sujet de l’entretien : préparatifs en vue de l’occupation, par l’Armée allemande, de la Norvège et du Danemark ». Est-ce là la séance dont vous avez parlé ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Oui.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Dans le cas de la Norvège, ou dans le cas précédent de la guerre contre la Pologne, aviez-vous la possibilité de contrôler si les instructions tactiques que vous deviez transmettre à vos sous-marins étaient données pour l’exécution ou en vue d’une guerre d’agression ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Non, je n’avais ni la possibilité ni même les pouvoirs de le faire. Je voudrais connaître un soldat de quelque nation que ce soit, qui, recevant un ordre militaire quelconque, aurait le droit de se rendre auprès de l’État-Major pour lui demander le droit d’examiner et de justifier si, de son action, résultera une guerre d’agression. Cela signifierait que...

LE PRÉSIDENT

Docteur Kranzbühler, il appartient au Tribunal de trancher la question de Droit et de déterminer s’il s’agit d’une guerre d’agression. Nous ne désirons pas entendre de ce témoin, qui est marin de carrière, son point de vue sur une question de Droit.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Monsieur le Président, je crois que ma question a été mal comprise. Je n’ai pas demandé à l’amiral Dönitz s’il considérait la guerre comme une guerre d’agression, mais je lui ai demandé s’il avait eu la possibilité ou le devoir, en sa qualité de marin, d’examiner si ses ordres avaient pu constituer un moyen en vue d’une guerre d’agression. Il doit donc s’exprimer sur la conception de ses devoirs en sa qualité de marin, et non pas sur la question de savoir s’il s’agissait d’une guerre d’agression.

LE PRÉSIDENT

Il peut naturellement nous parler de ses devoirs. Mais il n’est pas ici pour discuter. Il doit nous donner des faits et nous dire ce qu’il a fait.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Monsieur le Président, ne peut-on pas permettre à un accusé de nous faire part de ses pensées dans un sens ou dans un autre ? J’estime que les reproches du Ministère Public proviennent de là ; l’accusé doit donc avoir la possibilité de s’expliquer sur ces accusations.

LE PRÉSIDENT

Nous sommes disposés à entendre ses déclarations que vous pourrez discuter en son nom. Il n’est pas ici pour argumenter sur des points de Droit. Ce n’est pas l’objet de son témoignage.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Je l’interrogerai donc sur son point de vue, Monsieur le Président. (A l’accusé.) Monsieur le Grand-Amiral, avez-vous effectivement, eu, à propos des ordres que vous avez envoyés avant le début de la guerre aux sous-marins ou bien des ordres que vous avez envoyés avant l’action contre la Norvège, l’impression qu’il s’agissait là d’une guerre d’agression ?

ACCUSÉ DÖNITZ

En ma qualité de soldat, j’ai reçu une mission de soldat, et j’ai eu, bien entendu, l’intention de l’exécuter. Si le Gouvernement, politiquement ou autrement, envisageait une guerre d’agression ou s’il prenait des mesures prophylactiques, il ne m’appartenait pas d’en décider ; cela ne me regardait pas.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

En votre qualité de Commandant en chef de l’arme sous-marine, de qui receviez-vous vos ordres sur la conduite de la guerre sous-marine ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Du chef de l’État-Major naval.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Qui était-ce ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Le Grand-Amiral Raeder.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Quels sont les ordres que vous avez reçus au début de la guerre, je veux dire en septembre 1939, au sujet de la guerre sous-marine ?

ACCUSÉ DÖNITZ

De faire la guerre contre les navires marchands selon le règlement des prises, c’est-à-dire selon l’accord de Londres.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Quels étaient les navires que vous pouviez attaquer d’après cet ordre, sans avertissement préalable ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Je pouvais alors attaquer sans avertissement tout navire qui était protégé par des forces de guerre ou par l’Aviation. En outre, je pouvais me servir de la force contre tout navire qui, lors d’une tentative faite pour l’arraisonner, donnait des nouvelles par radio ou résistait à l’arraisonnement ou n’obéissait pas à l’ordre de stopper.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Il est certain que, quelques semaines après le début de la guerre, s’est produite une aggravation de la guerre contre les navires de commerce ; saviez-vous si une telle aggravation avait été préparée et, le cas échéant, quelles en étaient les causes ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Je savais que l’État-Major naval avait l’intention, selon la façon dont se comporterait l’adversaire, de riposter coup pour coup par une action intensifiée, comme l’ordre le prévoyait.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Quelles étaient alors les mesures que prenait l’adversaire et inversement quelles ont été les enseignements que vous en avez tirés et qui vous ont mené à une intensification de votre action ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Au début de la guerre, nous avons constaté que tous les navires de commerce non seulement utilisaient leurs installations de radio lorsque nous tentions de les arraisonner, mais qu’ils avisaient immédiatement par radio dès qu’à l’horizon ils apercevaient un sous-marin. Il était donc évident que tous les navires de commerce prenaient part à l’organisation de la transmission des nouvelles militaires. De plus, peu de jours après le début de la guerre, nous avons pu constater que ces navires de commerce étaient armés et se servaient de leurs armes.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Quels ordres, du côté allemand, ont suivi ces constatations ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Elles aboutirent d’abord à un ordre, d’après lequel les navires de commerce qui envoyaient des radiogrammes au moment de l’arraisonnement pouvaient être attaqués sans aucun avertissement. Puis, à un second ordre, aux termes duquel nous pouvions attaquer sans avertissement les navires de commerce dont nous reconnaissions l’armement ou dont l’armement avait été annoncé par l’Angleterre.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Cet ordre sur l’attaque des navires de commerce armés date du 4 octobre 1939 ? Est-ce exact ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Je crois que oui.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

N’en vint-on pas, peu après, à un deuxième ordre prévoyant que tous les navires de commerce ennemis pouvaient être attaqués et quelle en fut la cause ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Je crois que l’État-Major naval s’était décidé à le publier, parce que l’Angleterre avait fait savoir officiellement qu’à l’avenir les navires de commerce devaient être armés. En outre, l’Amirauté britannique fit connaître officiellement par la radio, le 1er octobre, que les navires de commerce avaient ordre d’attaquer les sous-marins allemands et, de plus, ainsi que je l’ai déjà dit au début, il était évident que chaque navire marchand faisait partie de l’organisation du service de renseignements de l’adversaire, ses radiogrammes et ses signaux à la vue d’un sous-marin déterminant l’emploi de forces navales ou aériennes.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Avez-vous reçu des comptes rendus de sous-marins expliquant qu’ils avaient été mis en danger par le comportement des navires de commerce ennemis et avaient été ensuite attaqués par des forces navales ou aériennes ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Oui, j’ai reçu toute une série de rapports dans ce sens. Mais comme toutes les mesures prises par l’Allemagne l’étaient toujours environ quatre semaines après qu’il avait été reconnu que l’adversaire agissait ainsi, nous avons eu entre temps des pertes très sérieuses pendant la période où je devais encore m’en tenir à des obligations unilatérales et dangereuses pour moi.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

En parlant de vos obligations, voulez-vous dire par là que vous deviez vous en tenir, dans la guerre contre les navires marchands, au règlement des prises, à une époque où les navires ennemis avaient abandonné leur caractère pacifique ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Oui.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

N’avez-vous pas protesté plus tard contre les instructions de l’État-Major naval qui conduisaient à une aggravation de la lutte contre les navires de commerce, ou avez-vous approuvé ces directives ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Non, je n’ai pas protesté contre ces ordres : au contraire, je les ai considérés comme justifiés, car, ainsi que je vous l’ai déjà dit, l’attitude contraire aurait entraîné pour moi des pertes sérieuses et je serais resté lié par une obligation unilatérale.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Cette aggravation de la guerre contre les navires de commerce, à la suite de cet ordre de tirer sur les navires marchands armés et plus tard de l’ordre d’attaquer tous les navires de commerce ennemis, était-elle fondée sur une décision gratuite du commandement naval, ou bien était-ce là un développement inévitable ?

ACCUSÉ DÖNITZ

C’était un développement, ainsi que je l’ai déjà dit, tout à fait inévitable et nécessaire, car, si des navires de commerce sont armés et s’ils font usage de leurs armes, s’ils envolent des radiogrammes et, par conséquent, s’ils appellent à l’aide, immédiatement le sous-marin est forcé de plonger et de couler sans avertissement. La même évolution a eu lieu dans notre zone de surveillance pour les sous-marins anglais, de même que pour les sous-marins américains et russes.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Si, d’un côté, un navire de commerce envoie un radiogramme et tire, et si, de l’autre côté, le sous-marin attaque de ce fait sans avertissement, quel est celui des deux adversaires qui, selon vous, a l’avantage ? Est-ce le sous-marin ou le navire de commerce ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Dans une zone où l’ennemi ne patrouille pas régulièrement sur mer ou dans les airs, c’est-à-dire le long de la côte, le sous-marin a l’avantage. Mais dans toutes les autres zones, le navire qui porte des armes essentielles de combat contre le sous-marin a l’avantage, et le sous-marin est par conséquent forcé de se comporter vis-à-vis de ce navire comme si c’était un navire de guerre ; il est alors obligé de plonger et il perd sa vitesse. Dans toutes les zones de haute mer, à l’exception des côtes le long desquelles on peut toujours patrouiller, l’avantage reste au navire de commerce armé.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Êtes-vous d’avis que les ordres donnés par l’État-Major naval sont restés dans les limites de ce qui était devenu nécessaire en raison des mesures prises par l’ennemi, ou bien ont-ils allés au delà de cette nécessité militaire ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Ils restèrent, sans aucun doute, dans le cadre de ce qui était nécessaire. J’ai déjà expliqué que les mesures envisagées étaient toujours prises graduellement après avoir été soigneusement étudiées par l’État-Major naval. Cette étude approfondie peut aussi avoir été motivée par le fait que, politiquement, il fallait éviter toute aggravation inutile à l’Ouest.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Monsieur le Grand-Amiral, les ordres dont nous parlons reposaient uniquement, à l’époque, sur les expériences faites par l’Allemagne et sans qu’on eût une connaissance exacte des ordres qui avaient été donnés du côté britannique. Je voudrais vous parler de ces ordres dont nous avons eu connaissance par une décision du Tribunal et je vous demande si ces différents ordres coïncident avec vos expériences ou s’ils signifient autre chose ? Je dépose les ordres de l’Amirauté britannique sous le numéro Dönitz-67 ; ce document figure à la page 168 du livre de documents. Comme vous le savez, il s’agit d’un manuel de la Marine britannique de 1938. Je me réfère à la page 164, aux comptes rendus sur l’ennemi.

ACCUSÉ DÖNITZ

Je ne vois là aucun numéro de page.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

C’est le chapitre D.M.S. 3-1-55, relatif à la radio. Il porte le titre : « Comptes rendus sur l’ennemi ».

ACCUSÉ DÖNITZ

Oui.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Je vous lis ce paragraphe :

« Aussitôt que le capitaine d’un navire marchand remarque qu’un navire ou un avion ennemi est en vue, son devoir primordial et le plus important est de rendre compte par radio du genre d’unité et de la position de l’ennemi. Un tel rapport peut, s’il est fait rapidement, sauver non seulement le navire, mais encore beaucoup d’autres, car il peut donner ainsi une occasion qui peut ne pas se reproduire d’amener la destruction de l’assaillant par un de nos navires de guerre ou par un de nos avions. »

Suivent quelques détails que je n’ai pas l’intention de lire, sur la manière et le moment d’envoyer ces signaux. Est-ce que cet ordre est conforme à votre expérience ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Oui. Cet ordre ne met pas seulement en lumière une directive pour envoyer des messages par radio si l’on est arraisonné par un sous-marin, ce qui justifie déjà, selon le droit des gens, l’usage par le sous-marin de la force des armes contre le bateau en question, mais il va encore plus loin : dès qu’un navire ennemi est en vue, il faut en rendre compte par radio afin qu’il puisse être attaqué en temps voulu.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Tout cela est bien conforme aux expériences faites par vos sous-marins ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Absolument.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

J’attire votre attention maintenant sur le paragraphe D.M.S. 2, VII, page 165. C’est le paragraphe sur l’ouverture du feu : « Conditions d’ouverture du feu ».

« a) En cas d’attitude de l’ennemi conforme au droit des gens Comme l’armement n’est conçu que dans un but purement défensif, il ne doit donc être employé que contre un ennemi qui cherche manifestement à capturer ou à couler le navire de commerce. A la déclaration de guerre, il faut présumer que l’ennemi agira conformément au droit des gens et, pour cette raison, on ne devra pas ouvrir le feu tant qu’il n’est pas établi qu’il a l’intention de faire une prise. Dès qu’il est clair qu’on devra opposer une résistance pour éviter la capture, il faut faire feu immédiatement.

« b) En cas d’attitude de l’ennemi contraire au droit des gens. Si la poursuite de la guerre devait malheureusement montrer que l’ennemi en est arrivé à violer le droit des gens et à attaquer les navires de commerce sans avertissement, il serait alors admissible d’ouvrir le feu sur les navires, sous-marins et avions ennemis, même si ces derniers n’ont pas encore attaqué ou n’ont pas encore envisagé l’arraisonnement, dans le cas où une telle action est de nature à empêcher l’ennemi, de gagner une position favorable d’attaque... »

Cet ordre est-il conforme aux expériences faites et, en particulier, le paragraphe a et le paragraphe b ?

ACCUSÉ DÖNITZ

En pratique, entre le système a et le système b, il n’y a pas de différence. Je voudrais faire remarquer, en rapport avec cela, le paragraphe D.M.D., 3, III, page 167, sous le chiffre IV ; c’est le dernier paragraphe de b, sous ce chiffre.

LE PRÉSIDENT

Un instant, voulez-vous dire b, V ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Je vois là b, IV. Il y a...

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Ce n’est pas imprimé, Monsieur le Président.

ACCUSÉ DÖNITZ

« Les navires dotés d’un armement défensif doivent ouvrir le feu pour maintenir l’ennemi à distance » — c’est le paragraphe b, IV — « au moment où l’on estime qu’il envisage manifestement une prise et qu’il se rapproche tellement qu’il compromet ainsi une tentative de fuite. »

C’est-à-dire que si le navire aperçoit un sous-marin — dont on doit admettre qu’en temps de guerre il ne navigue pas pour rien — il ouvrira le feu pour sa propre défense aussitôt qu’il sera à portée d’armes, c’est-à-dire dès que le sous-marin sera à portée de ses canons. Le navire ne peut se comporter autrement qu’en utilisant ses canons pour l’attaque.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Monsieur le Grand-Amiral, est-ce que les navires ennemis armés se sont, en fait, comportés de la manière qui vient d’être décrite, c’est-à-dire ont-ils réellement tiré dès qu’un sous-marin s’est présenté à leur portée ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Oui ; autant que je m’en souvienne, le premier compte rendu nous est parvenu d’un sous-marin vers le 6 septembre 1939.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Dans cet ordre, se trouve encore un complément A.M.S. I, 118, 13 juin 1940, page 165. On y lit :

« En se référant au D.M.S., partie I, article 53, il faut désormais considérer comme établi que l’ennemi a adopté dans les opérations sous-marines et aériennes l’attaque des navires de commerce sans avertissement. Il faut donc considérer les dispositions de l’alinéa b de cet article comme étant en vigueur ».

L’ordre b précédemment lu est entré en vigueur le 13 juin 1940, autant que je puisse le voir. Voulez-vous dire que, pratiquement déjà, dès le début de la guerre, on a agi conformément à cet ordre b ?

ACCUSÉ DÖNITZ

J’ai déjà dit qu’entre l’utilisation défensive ou offensive de l’armement d’un navire contre un sous-marin, il n’y a pratiquement aucune différence. C’est une discrimination purement théorique, mais si l’on veut faire pareille discrimination il n’y a aucun doute que la publication du rapport Reuter, du 9 septembre je crois, qui disait à tort que nous faisions une guerre sous-marine illimitée, était destinée à faire savoir aux capitaines de navires que le cas « b » était en vigueur.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Je vous présente maintenant une directive sur l’usage des grenades sous-marines par les navires de commerce. C’est à la page 168. Le titre est : « Liste de références D », la date : le 14 septembre 1939 : « Les instructions suivantes sont parvenues à tous les W.P.S. : Il a été décidé d’installer un train unique de grenades sous-marines avec un déclencheur à main et trois charges sur tous les navires de commerce armés défensivement et filant douze nœuds et davantage ». Suivent des détails et, à la fin, une remarque sur l’entraînement des équipages à la manœuvre des grenades sous-marines. La liste de distribution mentionne de nombreux officiers de marine. Cette utilisation de grenades sous-marines sur les navires marchands correspond-elle à vos observations ? A-t-on observé des attaques de ce genre de la part de ces navires ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Oui, de façon répétée.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Peut-on, parlant d’un bâtiment qui file douze nœuds et plus, dire qu’une attaque à la grenade contre un sous-marin constitue une mesure défensive ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Non, toute attaque à la bombe contre un sous-marin est indiscutablement une mesure offensive. Si le sous-marin plonge, il est inoffensif sous l’eau et le navire en surface qui veut lancer la grenade sous-marine s’approche autant que possible de la position présumée du sous-marin, afin d’envoyer la charge d’une façon aussi précise que possible au-dessus de lui. Un torpilleur, un destroyer, un navire de guerre en un mot, n’attaque pas autrement un sous-marin.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Vous fondez par conséquent votre comportement à l’égard des navires ennemis sur les tactiques employées par les navires marchands ennemis ? Il y a cependant des navires neutres qui ont souffert de ce comportement et le Ministère Public le reproche expressément au commandement des sous-marins allemands. Avez-vous une déclaration à faire là-dessus ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Les navires de commerce neutres n’étaient, d’après les ordres donnés par l’État-Major naval, attaqués sans avertissement que s’ils se trouvaient dans une zone d’opérations désignée clairement au préalable ou, bien entendu, s’ils ne se comportaient pas comme des navires neutres, mais comme des navires faisant acte d’hostilité.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Le Ministère Public a présenté un document d’après lequel les neutres avaient été informés, dès janvier 1940, des diverses zones dans lesquelles l’attaque sans avertissement était autorisée. Je crois que c’est le document GB-194. Je vous lis la phrase que le Ministère Public vous reproche.

LE PRÉSIDENT

Voulez-vous nous indiquer la page ?

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

C’est la page 30 du livre de documents britannique, page 30 du livre de documents du Ministère Public, Monsieur le Président. (A l’accusé.) Je veux simplement lire la phrase qui vous est reprochée :

« Dans le canal de Bristol, l’attaque sans avertissement est autorisée contre tous navires, là où il est possible de simuler des explosions de mines. »

Cet ordre est celui du 1er janvier 1940. Voulez-vous me dire si, à cette époque, les neutres étaient, en fait, déjà prévenus des dangers qui existaient ’pour eux dans cette zone ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Oui. L’Allemagne avait prévenu les neutres le 24 novembre 1939, par l’envoi d’une note, et les avait mis en garde contre ce danger en leur conseillant de se conformer aux méthodes employées par les États-Unis d’Amérique qui, pour éviter le moindre incident, avaient interdit à leurs navires de circuler dans les eaux anglaises.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Je vais vous présenter cette note dont vous parlez et je vais la remettre en même temps au Tribunal, sous le numéro Dönitz-73, page 206 du livre de documents 4. C’est un extrait du journal de guerre de l’État-Major naval, du 24 novembre 1939. En voici le texte :

« Aux missions suivant liste ci-jointe. Télégramme. Suite à ordre télégraphique du 22 octobre. Prière de communiquer au gouvernement local : depuis l’avertissement donné le (mettre la date), relatif à l’utilisation des navires anglais et français, les deux faits nouveaux suivants doivent être signalés :

« a) Les États-Unis ont interdit à leurs navires de naviguer au delà d’une zone bien délimitée.

« b) De nombreux navires marchands ennemis ont été armés. On sait que ces navires armés ont reçu comme instructions d’employer leurs armes dans un but agressif également, et d’éperonner les sous-marins.

« Ces deux faits nouveaux donnent au Gouvernement du Reich l’occasion de « renouveler et de renforcer l’avertissement suivant :

« En raison des opérations de guerre menées avec une fréquence « croissante et « avec toutes les ressources de la technique moderne « autour des Iles Britanniques « et à proximité de la côte française, « la sécurité des navires neutres ne peut plus « être tenue pour acquise. Lé Gouvernement allemand recommande donc « instamment, pour la traversée de la mer du Nord, de choisir la route qui est au « sud et à l’est de la zone de surveillance allemande. Dans l’intérêt du maintien « ultérieur de la tranquillité du trafic des États neutres, et en vue de prévenir les « pertes en vies humaines et en biens neutres, le Gouvernement du Reich se voit, « de plus, obligé de recommander de prendre d’urgence des mesures législatives à « l’instar de celles prises par le Gouvernement des États-Unis qui, en prévision « des dangers de la guerre moderne sur mer, a interdit à ses navires de naviguer « dans une zone nettement délimitée dans « laquelle, d’après les propres termes du « président des États-Unis, le trafic des navires américains peut être mis en danger « par l’action des belligérants.

« Le Gouvernement du Reich se voit obligé de faire remarquer qu’il décline toute « responsabilité pour les faits résultant de la non-observation des « recommandations et des avertissements donnés. »

C’est la note dont vous parlez, Monsieur le Grand-Amiral ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Oui.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

En d’autres termes, ces torpillages de navires qui ont eu lieu à partir du 1er janvier 1940 dans le canal de Bristol étaient donc justifiés en droit, à votre avis ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Oui. Les zones dans lesquelles il y avait des opérations de guerre continuelles des deux côtés étaient strictement délimitées. Les neutres étaient expressément avertis du danger qui régnait dans ces zones ; s’ils s’y hasardaient, il leur fallait aussi supporter le risque de dommages et de pertes. L’Angleterre a agi de même dans sa zone d’opérations dans nos eaux.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Puisque vous considériez ces torpillages comme justifiés, pourquoi avez-vous alors recommandé d’attaquer sans vous découvrir pour maintenir la fiction qu’il y avait eu explosion ’du fait d’une mine ? N’est-ce pas le signe d’une mauvaise conscience ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Non, il n’existe pas, pendant la guerre l’obligation de communiquer à l’adversaire les moyens de combat. Cela n’est pas une question de légalité, mais d’opportunité politique ou militaire.

L’Angleterre ne nous pas dit non plus quels moyens de combat elle avait employés dans sa zone d’opérations, et je sais quelles difficultés j’ai eues lorsque j’ai été plus tard Commandant en chef de la Marine, pour arriver à utiliser avec économie des piètres moyens dont nous disposions. Lorsqu’à cette époque, en ma qualité de commandant des sous-marins, j’ai reçu des ordres pour simuler autant que possible des explosions de mines, j’ai considéré cela comme une mesure militaire opportune, parce que le service de renseignements ne savait pas si on devait employer des dragueurs de mine ou des sous-marins. En somme, pour ceux qui menaient la guerre, c’était un avantage militaire. Je crois aujourd’hui encore que les raisons politiques ont dû influer sur cette décision, afin d’éviter des complications politiques avec les neutres.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Vous parlez de complications avec les neutres. Comment pouvaient-elles surgir, à votre avis, si ces mesures de guerre navale étaient justifiées ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Nous avions vu, pendant la première guerre mondiale, l’importance du rôle de la propagande ; c’est pourquoi je pense que notre Gouvernement, nos chefs politiques, ont dû donner cet ordre pour ces raisons-là aussi.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

De votre propre chef, vous ne saviez rien sur ces raisons politiques ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Rien du tout.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Jusqu’à présent, vous avez parlé des ordres que recevaient les sous-marins, d’abord pour combattre les navires ennemis et ensuite pour combattre les navires neutres ou les arraisonner. Est-ce que ces ordres ont été effectivement suivis ? C’était du domaine de votre responsabilité, au premier chef, n’est-ce pas ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Aucun commandant de sous-marin n’a intentionnellement enfreint un ordre ou n’a omis de l’exécuter. Naturellement, étant donné le nombre considérable des opérations de guerre qui ont eu lieu par milliers, pendant les cinq ans et demi de guerre, il y a eu quelques rares cas individuels où, par erreur, cet ordre n’a pas été suivi.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Comment une telle erreur pouvait-elle se produire ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Tout marin sait combien il est facile de commettre des erreurs d’identification, non seulement en cas de guerre, mais même en temps de paix en raison du manque de visibilité, des conditions atmosphériques et d’autres facteurs.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Est-il possible qu’à la limite des zones d’opérations, des sous-marins aient torpillé même s’ils se trouvaient hors de ces zones ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Évidemment, c’est également possible. Car chaque marin sait que, par exemple, au bout de quelques jours de mauvais temps, on peut facilement faire une erreur en déterminant la position. Cela peut se produire non seulement dans le cas du sous-marin, mais encore dans celui du vapeur qui se figure avoir été hors de la zone d’opérations lors du torpillage. Des cas de ce genre sont extrêmement difficiles à élucider.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Qu’avez-vous fait, en votre qualité de Commandant en chef de l’arme sous-marine, quand vous avez eu connaissance d’un cas de ce genre, dans lequel un sous-marin aurait transgressé ses ordres, même par erreur ?

ACCUSÉ DÖNITZ

L’essentiel, c’est de prendre des mesures préventives ; nous y parvenions par un entraînement poussé et un examen approfondi avant qu’un commandant prenne la mer. Cet entraînement avait eu lieu même en temps de paix si bien que chez nous, dans l’arme sous-marine, nous avions pour devise : « Nous sommes une entreprise solide ». La seconde mesure, en temps de guerre, consistait en ce que chaque commandant, avant de partir et lorsqu’il revenait de sa mission, devait me rendre compte personnellement de ce qui s’était passé ; avant de partir, il recevait ses instructions de moi.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Excusez-moi, Monsieur le Grand-Amiral, ce ne fut plus les cas lorsque vous êtes devenu Commandant en chef ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Cette politique fut restreinte à partir de 1943, lorsque je devins Commandant en chef, mais cela se produisit encore quelques fois. En tout cas, c’était la règle absolue de mon temps lorsque j’étais commandant de l’arme sous-marine, de sorte qu’une mission quelconque de la part d’un commandant ne pouvait être considérée comme complète et satisfaisante que lorsqu’il m’avait rendu compte en détail de tout ce qu’il avait fait. Si je constatais alors une faute, une négligence de la part d’un commandant, je prenais une décision selon les cas, et voyais s’il y avait lieu d’appliquer une mesure disciplinaire ou de le déférer devant un tribunal militaire aux fins de lui infliger une peine.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

J’ai trouvé une remarque dans un document du Ministère Public, GB-198, à la page 230 du livre de documents 4. Je voudrais vous la lire. C’est un journal du Commandant en chef de l’arme sous-marine, c’est-à-dire de vous-même. Je lis la mention du 25 septembre 1942 :

« Le sous-marin U-512 signale que le Monte Gorbea a été reconnu comme navire neutre avant d’être torpillé. Les prétendus soupçons qu’il s’agissait d’un navire anglais camouflé sont insuffisants et ne justifient pas le torpillage. Le commandant aura à répondre de sa conduite devant un tribunal militaire. Tous les sous-marins en mer sont avisés. »

Deux jours plus tard, le 27 septembre 1942, est encore émis un message général par radio. Je lis :

« Message à tous. Le Commandant en chef de la Marine a personnellement et expressément ordonné à nouveau que tous les commandants de sous-marins observent de la façon la plus stricte les ordres sur le traitement des navire neutres. Le fait de passer outre à ces ordres peut avoir des conséquences politiques incalculables. Ces ordres doivent être immédiatement portés à la connaissance de tous les commandants. »

Voulez-vous me dire ce qu’il est advenu du tribunal militaire dont vous parliez dans votre journal de guerre ?

ACCUSÉ DÖNITZ

J’avais avisé par radio le commandant qu’il aurait à son retour à répondre devant un tribunal militaire du torpillage du bateau. Le commandant n’est pas revenu de sa mission avec son sous-marin. C’est pourquoi il n’a pu se présenter devant le tribunal militaire.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Avez-vous eu connaissance d’autres occasions où les tribunaux militaires ont eu à apprécier les difficiles devoirs des commandants de sous-marins ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Oui. Je me souviens du cas du lieutenant de vaisseau Krämer, qui a été acquitté par le tribunal militaire parce qu’il avait été prouvé qu’avant de tirer, il avait encore une fois consigné les données de son périscope et essayé d’identifier le navire — c’était un navire allemand, forceur de blocus — . Malgré cela, il avait estimé que c’était un autre bateau, un bateau ennemi, et qu’il était justifié en l’envoyant par le fond. Il n’y avait donc pas eu négligence. C’est pourquoi il a été acquitté par le tribunal militaire.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

En tenant compte des résultats de vos mesures d’entraînement du personnel, avez-vous l’impression que ces mesures étaient suffisantes pour que les commandants de sous-marins aient continué à suivre vos ordres ? Ou bien les commandants de sous-marins n’ont-ils plus suivi, à la fin, les ordres tels qu’ils leur étaient donnés ?

ACCUSÉ DÖNITZ

A mon avis, il est inutile de s’entretenir de cette question. Les faits parlent d’eux-mêmes dans leur sobriété. Pendant ces cinq ans et demi, plusieurs milliers d’engagements navals ont eu lieu par sous-marins. Le nombre des incidents est extrêmement réduit et je sais que ce résultat ne peut être attribue qu’à l’unité de commandement de tous nos commandants de sous-marins ainsi qu’à leur formation particulière et à leur responsabilité.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Monsieur le Grand-Amiral, je crois que vous pouvez parler un peu plus vite.

Le Ministère Public a produit un document, GB-195, page 32 du livre de documents du Ministère Public. Dans ce document, est mentionné un ordre du Führer du 18 juillet 1941, qui stipule :

« Dans la zone initiale d’opérations qui correspond à la zone prohibée par les États-Unis à leurs navires et qui ne comprend pas la route entre les États-Unis et l’Islande, l’attaque des convois anglais ou américains ou des navires de commerce américains naviguant sans escorte est autorisée. » Relativement à cet ordre du Führer, le Ministère Public a qualifié votre attitude de cynique et d’opportuniste. Voulez-vous, s’il vous plaît, expliquer au Tribunal ce que signifie exactement cet ordre ?

ACCUSÉ DÖNITZ

En août 1940, l’Allemagne avait délimité cette zone d’opérations dans les eaux anglaises. Nous avons toujours excepté des attaques sans avertissement menées dans cette zone les navires américains parce que, je crois, les chefs politiques voulaient éviter tout incident avec les États-Unis. Je dis, les chefs politiques. Le Ministère Public m’a reproché, par ce traitement et ce comportement différent à l’égard des neutres, une adresse et une faculté d’adaptation remarquables qui proviennent ou qui provenaient du cynisme ou de l’opportunisme. Il est pourtant évident que la façon d’agir d’un État à l’égard des pays non-belligérants est une affaire purement politique et que, tout particulièrement, lorsqu’une nation se trouve en guerre, le problème est exclusivement tranché par les chefs politiques.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Vous voulez dire, en somme, que vous n’aviez rien à voir avec le règlement de cette question ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Je veux dire qu’en ma qualité de militaire, je n’avais pas la moindre influence sur les chefs politiques si ceux-ci pensaient qu’il fallait traiter ainsi tel ou tel neutre. Dans ce cas précis, je voudrais pourtant, d’après ma connaissance des ordres reçus par l’intermédiaire du chef de l’État-Major naval, dire d’abord que les chefs politiques ont tout fait pour éviter qu’un incident quelconque se produisît en mer avec les États-Unis. Premièrement : ainsi que je l’ai déjà dit, il avait été interdit aux sous-marins d’arraisonner les navires américains. Deuxièmement...

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Un instant, Monsieur le Grand-Amiral. Les arraisonner où ? Dans la zone d’opérations ou hors de cette zone ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Partout, d’abord.

Deuxièment, la zone américaine de sécurité de 300 milles marins était admise sans discussion par l’Allemagne bien que, d’après le droit des gens, une zone de trois milles fût suffisante. Troisièmement...

LE PRÉSIDENT

Docteur Kranzbühler, il n’y a pas lieu, en la matière, de faire une distinction entre les États-Unis et les autres neutres. Quelle différence cela fait-il ?

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

A propos du document GB-195, que j’ai présenté, le Ministère Public a accusé le Grand-Amiral Dönitz d’avoir été cynique et opportuniste dans la conduite de la guerre sous-marine, c’est-à-dire d’avoir bien traité certains neutres et mal certains autres. Ce reproche a été expressément formulé et je voudrais donner à l’amiral Dönitz l’occasion d’y répondre. Il a déjà dit qu’il n’avait pas eu à s’occuper de la question en elle-même.

LE PRÉSIDENT

Que peut-il dire de plus ?

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Monsieur le Président, d’après les principes du Statut, un soldat peut être rendu responsable des ordres qu’il a exécutés. Je pense pour cela qu’il lui faut pouvoir déclarer s’il a eu l’impression qu’on lui avait donné des ordres cyniques et opportunistes ou bien si, au contraire, il n’a pas été d’avis que tout avait été fait pour éviter un conflit et que les ordres effectivement donnés étaient nécessaires et se justifiaient.

LE PRÉSIDENT

Vous en avez terminé avec cet ordre concernant les navires américains ?

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Oui, j’ai pratiquement terminé. (A l’accusé.) Voulez-vous nous dire encore quelque chose sur ce troisième point, Monsieur le Grand-Amiral ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Je voudrais encore donner deux bu trois explications sur ce sujet.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Je crois que c’est possible.

LE PRÉSIDENT

Docteur Kranzbühler, vous pouvez continuer, mais le Tribunal espère que vous traiterez brièvement ce point qui lui semble de très peu d’importance.

ACCUSÉ DÖNITZ

Par exemple, j’ai proposé qu’on mouillât des mines devant Halifax, le port anglais de la Nouvelle-Ecosse, et devant Reykjavik, deux bases qui étaient importantes pour les vaisseaux de guerre et pour les navires de commerce. La direction politique, le Führer, refusèrent parce qu’ils voulaient éviter toute possibilité de friction avec les États-Unis.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Puis-je résumer votre impression en disant que vous estimiez que les ordres sur la manière de traiter les bateaux américains ne laissaient apparaître ni opportunisme, ni cynisme, mais que l’on manifestait la plus grande réserve pour éviter un conflit avec les États-Unis ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Parfaitement. Cela alla même si loin que, lorsque les destroyers américains reçurent, au cours de l’été 1941, l’ordre d’attaquer les sous-marins allemands, c’est-à-dire avant la déclaration de la guerre, quand les États-Unis étaient encore neutres, il me fut d’abord interdit de répondre. Je fus obligé ainsi d’interdire cette zone à mes sous-marins même pour attaquer les destroyers britanniques, afin d’éviter qu’un navire américain, un jour ou l’autre, pût être pris par erreur pour un britannique par un sous-marin allemand.

LE PRÉSIDENT

L’audience est levée.

(L’audience sera reprise le 9 mai 1946, à 10 heures.)