CENT VINGT-CINQUIÈME JOURNÉE.
Jeudi 9 mai 1946.

Audience de l’après-midi.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

J’aborde maintenant la question de ce qui est appelé « la conspiration ». Le Ministère Public vous accuse d’avoir participé, dès 1932, par suite de vos relations avec le Parti, à une conspiration qui avait pour but de mener des guerres d’agression et de commettre des crimes de guerre. Où vous trouviez-vous au début de 1933, lorsque les nationaux-socialistes prirent le pouvoir ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Immédiatement après le 30 janvier 1933 (je crois que c’était le 1er février), je partis en permission aux Indes néerlandaises et à Ceylan, où je suis resté jusqu’à la fin de l’été. Cette permission m’avait été accordée sur la demande du Grand-Amiral Raeder par le Président du Reich, le Generalfeld-marschall von Hindenburg.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Ensuite, vous avez commandé un croiseur à l’étranger ?

ACCUSÉ DÖNITZ

A l’automne 1934, je commandai le croiseur Emden. J’ai fait le tour de l’Afrique par l’Atlantique jusqu’à l’Océan Indien puis je suis revenu.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Vous êtes-vous, avant ce séjour à l’étranger, ou après votre retour en 1935 jusqu’à votre nomination de Commandant en chef de la Marine en 1943, occupé de questions politiques ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Je n’ai pas exercé d’activités politiques avant le 1er mai 1945, date à laquelle j’ai été nommé chef de l’État.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Le Ministère Public a présenté un affidavit de l’ambassadeur Messersmith qui porte le numéro USA-57 (PS-1760) ; les extraits qui nous intéressent se trouvent dans mon livre de documents, volume 2, à la page 100. L’ambassadeur Messersmith y déclare, que de 1930 au printemps de 1934, il a été Consul général des États-Unis d’Amérique à Berlin. Ensuite, il est resté à Vienne jusqu’en 1937, date à laquelle il partit pour Washington. Il donne son opinion sur vous et déclare :

« Voici les personnes que je voyais le plus souvent et auxquelles se réfèrent mes déclarations... » Puis votre nom est mentionné. On a donc l’impression qu’à cette époque vous étiez très actif dans les milieux politiques de Vienne ou de Berlin. Est-ce exact ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Non. J’étais alors capitaine de corvette. A la fin de 1934, j’ai été promu capitaine de frégate.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Avec l’autorisation du Tribunal, j’ai envoyé un questionnaire à l’ambassadeur Messersmith pour savoir sur quoi il basait son jugement. Ce questionnaire est revenu et je le dépose sous le numéro Dönitz-45. Les réponses se trouvent à la page 102 du livre de documents ; je cite :

« Comme je l’ai déjà indiqué dans mes affidavits précédents, j’ai vu l’amiral Dönitz et lui ai parlé à plusieurs reprises durant mon séjour à Berlin et au cours des fréquentes visites que j’y ai faites. Mais je n’ai pas tenu de journal et il m’est impossible d’indiquer avec précision quand et où ces rencontres ont eu lieu ni en quelle qualité l’amiral Dönitz s’y est rendu, ni quels ont été le ou les sujets de nos conversations. Le jugement que je porte sur Dönitz dans mon affidavit précédent est basé sur mes connaissances personnelles et générales dont j’ai indiqué la source. » (A l’accusé.) Monsieur l’amiral, avez-vous rencontré en quelque lieu l’ambassadeur Messersmith et lui avez-vous adressé la parole ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Je ne l’ai jamais vu et c’est la première fois que j’entends prononcer son nom. A l’époque dont il est parlé, je n’étais pas à Berlin ; j’étais à Wilhelmshaven, sur la côte de la mer du Nord ou dans l’Océan Indien. S’il prétend m’avoir parlé, c’est dans l’un quelconque de ces lieux. Puisque ce n’est pas le cas, je crois qu’il se trompe et qu’il commet une erreur sur la personne.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Étiez-vous membre de la NSDAP ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Le 30 janvier 1944, je recevais du Führer l’insigne en or du Parti. Je suppose que suis ainsi devenu membre d’honneur du Parti.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Quand avez-vous fait la connaissance de Hitler et combien de fois l’avez-vous vu avant votre nomination de Commandant en chef de la Marine ?

ACCUSÉ DÖNITZ

J’ai vu Hitler pour la première fois lorsque, en présence du Grand-Amiral Raeder, je l’informai de mon départ à l’étranger comme commandant du croiseur Emden. Je l’ai revu le lendemain de mon retour. Entre l’automne 1934 et la déclaration de guerre en 1939, c’est-à-dire pendant cinq ans, je l’ai vu quatre fois en tout, y compris les deux occasions dont je viens de parler.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Quelles furent les deux autres occasions ? Était-ce à titre politique ou militaire ?

ACCUSÉ DÖNITZ

La première entrevue a eu lieu pour des raisons militaires. Il passait en revue la flotte de la Baltique et je me tenais près de lui sur le pont du vaisseau amiral, lui fournissant des explications, tandis que deux sous-marins simulaient des attaques.

La seconde eut lieu au cours d’une cérémonie donnée en l’honneur des généraux et amiraux lorsque la construction de la nouvelle Chancellerie du Reich, Vossstrasse, fut achevée. C’était en 1938 ou 1939. Je l’ai vu, mais ne lui ai pas parlé.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Combien de fois êtes-vous allé chez le Führer au cours de la guerre jusqu’à votre nomination de Commandant en chef ?

ACCUSÉ DÖNITZ

De 1939 à 1943, je l’ai vu quatre fois ; ce fut toujours à l’occasion de rapports sur la guerre sous-marine et en présence de nombreuses personnes.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

N’avez-vous pas traité avec lui de questions dépassant le cadre militaire ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Non, jamais.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Quand avez-vous été nommé Commandant en chef de la Marine, à la suite du Grand-Amiral Raeder ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Le 30 janvier 1943.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

La guerre qui était alors menée par l’Allemagne revêtait-elle un caractère offensif ou défensif ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Nous étions dans une phase de caractère nettement défensif.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Le poste de Commandant en chef auquel on vous avait nommé était-il à vos yeux d’intérêt politique ou militaire ?

ACCUSÉ DÛNITZ

Il est bien évident que c’était un poste d’intérêt purement militaire ; j’étais le premier soldat de la Marine. Cette nomination n’a également eu lieu que pour des motifs purement militaires et ce sont eux et eux seuls qui ont poussé le Grand-Amiral Raeder à proposer mon nom pour ce poste.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Vous savez, Monsieur l’Amiral, que le Ministère Public tire du fait que vous avez accepté cette nomination de Commandant en chef de la Marine de très importantes conclusions, surtout en ce qui concerne la conspiration. Le Ministère Public prétend que vous avez ainsi donné votre approbation aux événements antérieurs, à tous les efforts déployés par le Parti depuis 1920 ou 1922, ainsi qu’à toute la politique intérieure et extérieure de l’Allemagne depuis 1933. Vous rendiez-vous compte de la signification de cette politique extérieure ? Ne vous a-t-elle pas fait réfléchir ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Cette idée ne m’est jamais venue à l’esprit. Et je ne pense pas non plus qu’il existe un soldat qui, lorsqu’il reçoit un ordre, tiendrait compte de pareilles considérations. Une nomination au poste de Commandant en chef de la Marine représentait pour moi un ordre auquel je n’avais qu’à obéir, tout comme j’aurais obéi à tout autre ordre militaire, a moins d’en être empêché par des raisons de santé. Comme ce n’était pas le cas et comme je pensais pouvoir être utile à la Marine, j’ai évidemment accepté ce commandement avec une profonde conviction. Tout autre attitude aurait constitué une désertion ou un acte de désobéissance.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

En votre qualité de Commandant en chef de la Marine, vous avez donc été en relations étroites avec Hitler. Vous savez aussi quelles sont les conclusions que le Ministère Publie en tire. Dites-moi, je vous prie, quels furent la nature et le fondement de vos relations avec Hitler.

ACCUSÉ DÖNITZ

Pour être bref, je puis peut-être dire que ces relations reposaient sur un triple fondement : Tout d’abord j’acceptais et approuvais les idées nationales-socialistes qui trouvaient leur expression dans l’honneur et la dignité de la nation, sa liberté, son égalité avec les autres nations et sa sécurité. J’approuvais également les principes sociaux sur lesquels elles se fondaient : suppression de la lutte des classes mais respect de chaque individu, sans considération de sa classe et de sa profession ni de sa position dans le monde économique, et, d’autre part, subordination de chacun aux intérêts communs. Bien entendu, je considérais l’autorité de Hitler avec admiration et la reconnaissais avec enthousiasme ; c’est grâce à elle qu’il réussit en temps de paix à atteindre rapidement et sans effusion de sang ses buts nationaux et sociaux.

Deuxièmement, j’étais lié par mon serment. Hitler était devenu légalement le chef de la Wehrmacht qui lui avait juré fidélité. Je considérais le caractère sacré de ce serment comme une chose normale et je crois que l’honorabilité sera toujours en ce monde du côté de celui qui tient parole.

Le troisième lien qui m’attachait à Hitler consistait dans les relations personnelles que j’allais avoir avec lui. Avant d’être Commandant en chef de la Marine, je crois que Hitler ne me connaissait pas. Il ne m’avait vu qu’à de trop rares occasions et toujours en public. Ce qu’allaient devenir mes relations avec lui, lorsque je devins Commandant en chef de la Marine, tout le monde l’a su. Cela débuta mal ; il y eut d’abord l’échec imminent puis effectif de la guerre sous-marine, puis mon refus, auquel s’était déjà livré l’amiral Raeder, de mettre à la ferraille les grandes unités, sous prétexte qu’elles n’avaient aucune valeur combattive susceptible d’amener une supériorité. Je m’étais tenu à ce refus, comme le Grand-Amiral Raeder, et ce n’est qu’après une dispute qu’il donna enfin son consentement. Malgré cela, je constatai bientôt qu’il avait confiance en moi pour les questions de la Marine et que, même en dehors de ce domaine, il me témoignait un respect marqué. Hitler a toujours vu en moi le premier soldat de la Marine. Jamais il ne m’a demandé mon avis sur les questions militaires qui ne concernaient pas la Marine, qu’il s’agisse de l’Armée de terre ou de l’Aviation, car je n’étais pas assez compétent dans ces deux domaines. Bien entendu, il ne m’a jamais consulté sur les questions politiques, qu’elles soient d’ordre intérieur ou extérieur.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Vous dites, Monsieur l’Amiral, qu’il ne vous a jamais demandé de conseils d’ordre politique. Mais pourtant certaines questions politiques étaient liées à la Marine. Ne vous en êtes-vous jamais occupé ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Si par « politique » vous entendez par exemple les délibérations des chefs militaires avec les « grands officiers du national-socialisme », il est évident que je me suis occupé de telles questions, dans la mesure où elles étaient ou devaient devenir du ressort de la Marine.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

En dehors de ces questions, Hitler ne vous a-t-il jamais considéré comme un conseiller d’ordre général, comme le prétend le Ministère Public et comme il l’a conclu de la longue liste des réunions que vous avez eues depuis 1943 avec Hitler à son Quartier Général ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Il ne peut en avoir été question. Comme je l’ai déjà dit, le Führer ne m’a demandé mon avis que dans le domaine de la Marine et de la guerre sur mer qui relevaient absolument et exclusivement de ma compétence.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Selon le tableau présenté, vous avez été entre 1943 et 1945 appelé une ou deux fois par mois au Quartier Général du Führer. Voulez-vous dire au Tribunal ce que vous y faisiez ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Jusqu’aux deux derniers mois avant la débâcle, lorsque le Führer était à Berlin, j’y allais en avion environ toutes les deux ou trois semaines et cela seulement lorsque j’avais une décision à lui demander dans le domaine de la Marine. A ces occasions je participais à la discussion de midi sur la situation générale, où l’État-Major du Führer lui rapportait les événements militaires des dernières 24 heures. Les questions se rapportant à l’Armée de terre et à l’Aviation y étaient de première importance et je ne prenais la parole que lorsque mon expert naval avait besoin de moi pour compléter les rapports qu’il lui arrivait de faire. Puis, au moment fixé par les aides de camp, je faisais le rapport militaire qui avait été le but de mon voyage. N’étaient présents que ceux que ces questions intéressaient ; c’est ainsi que le Feldmarschall Keitel et le Generaloberst Jodl y assistaient lorsqu’il s’agissait de remplacements de troupes. Lorsque je me rendais auprès du Führer, toutes les deux ou trois semaines, — plus tard, en 1944, toutes les six semaines — celui-ci m’invitait à. déjeuner. Ces invitations cessèrent complètement à partir du 20 juillet 1944, jour de l’attentat.

Je n’ai jamais reçu du Führer un ordre qui ait violé en quoi que ce soit les lois de la guerre. Je déclare avec conviction que ni moi, ni personne dans la Marine n’avait connaissance des exterminations massives qui nous ont été révélées par l’Acte d’accusation, ni des camps de concentration.

Je voyais en Hitler une puissante personnalité dont l’intelligence et l’énergie étaient extraordinaires, et dont les connaissances étaient pratiquement universelles : le pouvoir semblait émaner de sa personne et il était doué d’un remarquable don de suggestion. D’autre part, c’est intentionnellement que je lui rendais rarement visite à son Quartier Général, car j’avais l’impression que c’était la meilleure façon de préserver mon initiative, et je sentais qu’il valait mieux que je me dérobe à la forte influence qu’il avait exercée sur moi au cours des deux ou trois jours où j’étais resté auprès de lui. Si je vous dis cela, c’est que j’étais en ce sens certainement plus heureux que son État-Major qui était constamment exposé à l’influence de sa forte personnalité et de son pouvoir suggestif.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Vous venez de dire, Monsieur l’Amiral, que vous n’avez jamais reçu un ordre qui aurait violé les lois de la guerre. Connaissez-vous l’ordre concernant les commandos, de l’automne 1942 ? Ne l’avez-vous pas reçu ?

ACCUSÉ DÖNITZ

J’ai reçu avis de cet ordre après sa publication, lorsque j’étais encore chef de la guerre sous-marine. Pour les soldats du front, cet ordre ne prêtait à aucune équivoque. J’avais l’impression que c’était là une chose très grave, mais dans la section 1 de cet ordre il était déclaré clairement et saris détour que ces membres de l’armée ennemie s’étaient, par leur conduite et par l’exécution de prisonniers, écartés de la Convention de Genève, et qu’en conséquence le Führer avait ordonné des représailles, qui d’ailleurs avaient été publiées dans le communiqué de la Wehrmacht.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

En somme, le soldat qui recevait cet ordre n’avait ni le droit ni la possibilité ni le pouvoir de demander une justification ou une vérification. Cela veut-il dire qu’un tel ordre était justifié ? En votre qualité de chef de la guerre sous-marine, n’avez-vous pas eu affaire à l’exécution de cet ordre ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Non, pas le moins du monde.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Et en votre qualité de Chef suprême de la Marine ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Autant que je m’en souvienne, je ne me suis jamais occupé de cet ordre lorsque j’étais Chef suprême de la Marine. 11 ne faut pas oublier, tout d’abord, que ce décret excluait expressément les prisonniers pris en mer, et ensuite que la Marine n’avait aucune autorité sur terre. Pour cette dernière raison, elle était moins à même qu’une autre d’exécuter une disposition quelconque de cet ordre.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Vous connaissez le document présenté par le Ministère Public dans lequel on raconte comment, au cours de l’été 1943, les membres d’un commando furent tués en Norvège ? C’est le document GB-208. Voici comment cet incident est décrit : l’équipage d’une vedette lance-torpille norvégienne, chargé d’accomplir une mission militaire, a été fait prisonnier dans une île norvégienne. Le document ne dit pas par qui a été capturé l’équipage mais il dit que ses membres portaient un uniforme au moment de leur capture.

Puis ils ont été interrogés par un officier de marine et, sur l’ordre de l’amiral von Schrader, livrés au SD qui les a ensuite fusillés.

Êtes-vous au courant de cet incident ? Ne vous a-t-il pas été rapporté ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Je n’en ai eu connaissance que par le Ministère Public.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Comment expliquez-vous le fait qu’une affaire pareille ne soit pas parvenue à votre connaissance ? N’aurait-elle pas dû vous être rapportée ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Si cet équipage avait été pris par la Marine, l’amiral von Schrader aurait dû sans aucun doute en rendre compte au Chef suprême de la Marine. Je suis également persuadé qu’il l’aurait fait, car les ordres à ce sujet étaient significatifs. De même, je suis sûr que l’expert naval attaché au Haut Commandement de la Marine, qui devait s’occuper de ces questions, m’aurait mis au courant.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Comment jugez-vous cet événement, maintenant qu’il vous a été révélé par le document du Ministère Public ?

ACCUSÉ DÖNITZ

S’il est exact qu’il s’agissait de l’équipage d’une vedette lance-torpilles, chargée d’une mission militaire en mer, il est certain que cette exécution était tout à fait blâmable et en opposition avec les termes de l’ordre concernant les commandos. Mais il ne peut être question de cela, car je ne crois pas que l’amiral von Schrader, que je sais personnellement être un marin particulièrement chevaleresque, eût participé à une action de ce genre. D’après les circonstances de cet incident, d’après le fait qu’il n’a pas été rapporté au Haut Commandement, d’après le fait que, comme il ressort de l’examen des journaux allemands d’alors, il n’a jamais été mentionné dans le communiqué de la Wehrmacht, comme cela aurait dû se faire, je pense que les choses ont dû se passer de la façon suivante : la Police a dû arrêter ces individus dans l’île ; ils ont dû être transportés par mer jusqu’à Bergen et interrogés par un ou deux officiers de Marine ; cet interrogatoire présentait, bien entendu, beaucoup d’intérêt pour la Marine. Ils ont dû ensuite être remis au SD, puisque c’était lui qui avait procédé à l’arrestation. Je ne puis donner aucune autre explication.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Vous voulez donc dire que ces hommes n’ont jamais été entre les mains de la Marine ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Non. Si cela avait été le cas, un compte rendu aurait été adressé au Commandement suprême.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Tout à fait en dehors de cette question, je voudrais vous demander si, en votre qualité de Commandant en chef ou au cours de vos visites au Quartier Général du Führer, vous n’avez pas vécu des faits qui vous ont incité à penser que vous vous sépariez de Hitler ?

ACCUSÉ DÖNITZ

J’ai déjà déclaré que mon activité, même au Quartier Général, était limitée aux affaires de mon service, car c’était une particularité du Führer que de n’écouter une personne que sur les seuls sujets dont elle avait à s’occuper. Il était bien évident qu’au cours des conférences militaires on n’abordait que des questions purement militaires, c’est-à-dire que l’on ne parlait ni de la politique intérieure, ni du SD, ni des SS (sauf lorsque des divisions SS se trouvaient sous les ordres d’un commandant en chef pour accomplir une mission militaire). C’est pourquoi je n’étais absolument pas au courant de toutes ces questions. Comme je l’ai déjà dit, je n’ai jamais reçu du Führer un ordre qui ait violé les lois de la guerre. Je crois donc fermement que dans tous les domaines j’ai su, jusqu’à la fin et jusqu’au dernier homme, éviter à la Marine de se salir par de basses actions. Au cours de la guerre navale, j’ai toujours porté mon attention sur ce qui se passait en mer, et la Marine, si faible qu’elle eût été, a toujours essayé de se montrer à la hauteur de sa tâche. Je n’avais donc aucune raison de rompre avec le Führer.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Un tel motif n’aurait pas forcément été fondé sur un crime ; il aurait pu y avoir des raisons politiques. Vous avez entendu parler à plusieurs reprises de la question de savoir si l’on aurait pu faire un putsch. Êtes-vous entré en contact avec un tel mouvement ou avez-vous envisagé ou fait une tentative de putsch ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Non, le mot « putsch » a été fréquemment prononcé dans cette salle et par une foule de gens. C’est facile à dire, mais je pense qu’il aurait fallu se rendre compte de la portée considérable d’une pareille activité. La nation allemande était engagée dans une guerre qui était pour elle une question de vie ou de mort ; elle était entourée d’ennemis comme une forteresse. Il est clair que, pour en rester à l’exemple de la forteresse, chaque trouble intérieur aurait forcément affecté notre puissance militaire et notre valeur combattive. Par conséquent, celui qui renie sa foi et viole son serment en envisageant et en préparant une révolution au cours de cette lutte pour la vie doit être fermement convaincu de la nécessité d’un tel bouleversement et doit être conscient de sa propre responsabilité. Cependant, toute nation considérerait un tel homme comme un traître, et l’Histoire ne le justifierait pas, à moins que le succès de sa révolution n’ait contribué effectivement à assurer le bien-être et la prospérité du peuple. Ce n’aurait cependant pas été le cas en Allemagne. Si, par exemple, le putsch du 20 juillet avait réussi, l’Allemagne se serait décomposée graduellement. Un combat aurait opposé les détenteurs de la force, ici les SS, là une autre organisation. C’aurait été un chaos complet dans toute l’Allemagne. La forte structure de l’État aurait été anéantie et il en serait résulté une diminution de notre puissance militaire.

LE PRÉSIDENT

Le Tribunal estime que l’accusé fait un long discours politique qui n’a rien à voir avec les questions que nous sommes en train de traiter.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Monsieur le Président, je pensais que le Ministère Public considérait qu’il était important de savoir si un commandant suprême était ou non habilité à procéder à un putsch. Il s’agit de savoir si l’accusé a donné son approbation au système qu’on prétend être criminel. Si le Tribunal considère que la question n’est pas pertinente, je ne veux pas insister.

LE PRÉSIDENT

Je ne crois pas que le Ministère Public ait parlé de la nécessité pour chacun de procéder à un putsch.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Il me semblait que c’était là une opinion du Ministère Public. (A l’accusé.) Monsieur l’Amiral, le Ministère Public a présenté deux documents, l’un de l’hiver 1943 et l’autre de mai 1945, contenant le texte de discours que vous auriez prononcé devant les troupes. Le Ministère Public vous reproche de leur avoir prêché les idées nationales-socialistes. Veuillez définir votre attitude à ce propos.

ACCUSÉ DÖNITZ

Lorsqu’en février 1943, je fus nommé Commandant en chef de la Marine, je devins responsable de tout son potentiel de combat. Un des fondements principaux de notre force dans cette guerre était l’unité de notre peuple et la principale bénéficiaire de cette unité était la Wehrmacht, car toute scission à l’intérieur aurait forcément influé sur les troupes et aurait diminué le moral élevé qui était le leur dans l’accomplissement de leur mission.

La Marine en particulier avait fait à ce propos de très pénibles expériences en 1917-1918, au cours de la première guerre mondiale. C’est pourquoi je me suis efforcé dans tous mes discours de préserver cette unité et d’entretenir le sentiment que nous en étions les garants. C’était normal, et nécessaire, d’autant plus nécessaire que je commandais des troupes. Je ne pouvais tout de même pas prêcher la discorde et la désunion. L’ardeur au combat et la discipline des marins sont restées intactes jusqu’à la fin.

Et je crois que dans tous les pays ce fait pouvait être considéré comme une belle réalisation de la part d’un chef. Telles sont les raisons qui m’ont poussé à parler comme je l’ai fait.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Le 30 avril 1945, vous êtes devenu chef de l’État en succédant à Adolf Hitler. Le Ministère Public en conclut que bien avant cette époque vous avez été un grand confident d’Adolf Hitler, car on ne peut confier la succession d’un État qu’à un homme en qui on a une grande confiance. Voulez-vous me dire comment vous expliquez cette succession et si Hitler vous avait déjà entretenu de cette éventualité ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Depuis le 20 juillet 1944, je n’ai jamais vu Hitler en particulier, mais seulement au cours de conférences militaires. Il ne m’a jamais parlé de cette question et n’y a même jamais fait allusion. C’était d’autant plus normal que, d’après la loi, le maréchal du Reich était son successeur ; et le malentendu fâcheux qui surgit entre le Führer et le maréchal du Reich n’a eu lieu que fin avril 1945, c’est-à-dire à une époque où je ne me trouvais plus à Berlin.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Où étiez-vous ?

ACCUSÉ DÖNITZ

J’étais dans le Holstein. Je ne soupçonnais donc pas le moins du monde, pas plus d’ailleurs que le Führer, que je devais lui succéder.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Comment cela s’est-il produit ? A la suite de quels ordres ou de quelles mesures ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Le soir du 30 avril 1945, j’ai reçu un radiogramme du Grand Quartier Général m’avertissant que le Führer me désignait comme son successeur et que j’étais justifié à prendre dès maintenant toutes les mesures que je jugeais nécessaires.

Le lendemain ; c’est-à-dire le 1er mai, je reçus un autre radiogramme, plus détaillé, me disant que je devais être Président du Reich, le ministre Goebbels Chancelier du Reich, M. Bormann ministre du Parti et Seyss-Inquart ministre des Affaires étrangères.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Avez-vous obtempéré à cet ordre ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Ce radiogramme contredisait le premier qui me laissait entièrement libre de faire ce que je voulais. Pour une question de principe, je ne voulais pas adhérer à ses termes car si je devais prendre des responsabilités on ne devait pas m’imposer de conditions.

En aucun cas, je n’aurais consenti à collaborer avec les personnes mentionnées, à l’exception de M. Seyss-Inquart.

Le matin du 1er mai, de très bonne heure, j’avais déjà eu un entretien avec le ministre des Finances, le comte Schwerin von Krosigk et je le priai de s’occuper des affaires du Gouvernement, dans la mesure où l’on pouvait encore employer une pareille expression. Si j’ai procédé ainsi, c’est parce qu’au cours d’un entretien spontané qui avait eu lieu quelques jours auparavant, j’avais découvert que nous partagions le même point de vue, à savoir que le peuple allemand appartenait à l’Occident chrétien et que la base des futures conditions de vie résidait dans la sécurité légalement établie de la personne et de la propriété individuelle.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Monsieur l’amiral, connaissez-vous ce qu’on a appelé le testament politique d’Adolf Hitler dans lequel vous êtes chargé de continuer la guerre ? N’avez-vous pas reçu un tel ordre ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Non, ce n’est qu’ici que j’ai eu connaissance de ce testament, il y a quelques semaines, quand il fut publié dans la presse. Ainsi que je vous l’ai dit, je n’aurais voulu accepter aucun ordre ni aucune entrave à mon activité, au moment où la situation de l’Allemagne était désespérée et où on me confiait ces responsabilités.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Le Ministère Public a présenté un document dans lequel vous exhortiez, au printemps 1945, les commandants, militaires à tenir jusqu’au bout. C’est le document GB-212. A ce propos, vous êtes accusé d’avoir été un nazi fanatique, prêt à continuer une guerre sans espoir et à sacrifier les femmes et les enfants allemands. Veuillez répondre à cette accusation particulièrement grave.

ACCUSÉ DÖNITZ

Je puis déclarer les choses suivantes : au printemps 1945, je n’étais pas chef de l’État, j’étais soldat. Continuer à combattre ou ne pas continuer constituait une décision politique. Le chef de l’État voulait continuer à combattre. Moi, en ma qualité de soldat, j’avais à obéir. Il est impossible dans un État qu’un soldat dise : « Je continue à combattre » et l’autre « Moi, je ne continue pas ». Je ne pouvais pas donner d’autres conseils et ceci pour les raisons suivantes : Premièrement, à l’Est, la rupture de notre front à tel ou tel endroit signifiait l’anéantissement du peuple qui vivait derrière la ligne de ce front. Nous le savions par expérience et par les rapports qui nous étaient parvenus. Tout le peuple était convaincu que le soldat à l’Est devait faire son devoir dans ces derniers et pénibles mois de la guerre. C’était particulièrement important car autrement les femmes et les enfants allemands auraient péri. La Marine avait un rôle considérable à jouer à l’Est. Elle disposait de 100.000 hommes sur terre et toutes ses unités de surface étaient concentrées dans la Baltique, transportant des troupes, des munitions, des blessés et surtout des réfugiés. L’existence même du peuple allemand dépendait donc, en cette dernière et pénible période, de la ténacité des soldats.

Deuxièmement, si nous avions capitulé dans les premiers mois de l’année ou bien pendant l’hiver 1945, le pays aurait été, d’après ce que nous savions des intentions de l’ennemi, définies à Yalta, atrocement déchiré et divisé, et le territoire aurait été occupé comme il l’est aujourd’hui.

Troisièmement, la capitulation signifiait que les soldats devaient rester sur place et seraient faits prisonniers. C’est-à-dire que si nous avions capitulé en janvier ou février 1945, 2.000.000 de soldats seraient tombés à l’Est entre les mains des Russes. Or, il est certain qu’il aurait été impossible de s’occuper de ces hommes au cours de ce rude hiver. Nous en aurions perdu un grand nombre, car même à l’époque de la capitulation, en mai 1945, c’est-à-dire à une époque déjà avancée du printemps, il n’a pas été possible de se charger des nombreux prisonniers à l’Ouest, dans les conditions requises par la Convention de Genève.

Donc, comme je l’ai déjà dit, puisque l’accord de Yalta aurait été appliqué, nous aurions perdu à l’Est une grande partie des hommes qui n’avaient pas encore été évacués. Lorsque le 1er mai je devins chef de l’État, la situation était différente. Les deux fronts étaient alors si rapprochés qu’en quelques jours les troupes, les civils et les masses de réfugiés pouvaient être transportés de l’Est à l’Ouest. Lorsque le 1er mai je devins chef de l’État, je m’efforçai donc de faire la paix le plus rapidement possible et de capituler, épargnant ainsi le sang allemand, et amenant la population de l’Est à l’Ouest. En conséquence, dès le 2 mai, je fis des propositions de paix au maréchal Montgomery pour le territoire situé en face de son armée, ainsi que pour la Hollande et le Danemark que nous tenions encore solidement. Immédiatement après, je traitai avec le général Eisenhower.

C’est le même principe fondamental — sauver le peuple allemand — qui me poussa, au cours de l’hiver, à envisager la triste nécessité de continuer la lutte.

Il était pénible de voir encore nos villes réduites en miettes par les bombardements et les pertes en vies humaines augmenter aussi bien par ces attaques que par la poursuite du combat. Le nombre des victimes a été de 300.000 à 400.000, dont la plus grande partie a péri au cours de l’attaque aérienne sur Dresde, qui ne présentait aucun intérêt militaire et n’avait jamais été prévue. Cependant, ce chiffre est relativement réduit en comparaison des millions de soldats et de civils que nous aurions perdus à l’Est, si nous avions capitulé au cours de l’hiver.

Il fallait donc, à mon avis, faire ce que j’ai fait, c’est-à-dire, tant que j’étais encore soldat, inviter mes troupes à continuer la lutte, puis, lorsque je devins chef de l’État, capituler immédiatement. Beaucoup de vies allemandes ont été ainsi épargnées.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Je n’ai plus d’autres questions à poser, Monsieur le Président.

LE PRÉSIDENT

Le Tribunal suspendra maintenant l’audience.

(L’audience est suspendue.)
LE PRÉSIDENT

Un autre avocat veut-il poser des questions ?

Dr WALTER SIEMERS (avocat de l’accusé Raeder)

Amiral Dönitz, vous avez déjà expliqué que le Grand-Amiral Raeder et la Marine ne croyaient pas, en été 1939, malgré certains indices de mauvais augure, que la guerre serait déclarée. Puisqu’à cette époque vous avez vu le Grand-Amiral Raeder, je voudrais vous prier d’ajouter brièvement quelques indications à ce sujet. Tout d’abord, je voudrais que vous nous disiez à quelle occasion vous avez eu une longue conversation avec le Grand-Amiral Raeder ?

ACCUSÉ DÖNITZ

L’Amiral Raeder s’embarqua à la mi-juillet 1939, à l’occasion de manœuvres sous-marines dans la Baltique. A la suite de ces manœuvres...

Dr SIEMERS

Puis-je vous demander d’abord de quelles manœuvres il s’agissait ? Se firent-elles sur une large échelle ? Et où eurent-elles lieu ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Tous les sous-marins qui avaient réalisé les performances exigées étaient rassemblés dans la Baltique. Je ne me souviens plus du chiffre exact, mais je crois qu’il y en avait une trentaine. Au cours des manœuvres, je montrai au Grand-Amiral Raeder les possibilités de ces unités.

Dr SIEMERS

Tous ces sous-marins étaient capables de naviguer dans l’Atlantique ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Oui. Il y avait en outre de petits sous-marins de moindre tonnage dont le rayon d’action ne dépassait pas la mer du Nord.

Dr SIEMERS

Ce qui veut donc dire qu’à cette époque vous ne disposiez pas de plus de deux douzaines de sous-marins capables de naviguer dans l’Atlantique ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Ce chiffre est trop élevé. Nous avions alors à peine quinze sous-marins pouvant se rendre dans l’Atlantique. A la déclaration de guerre, nous n’en avions que quinze.

Dr SIEMERS

Vous êtes-vous, au cours de ces manœuvres, entretenu personnellement et seul avec l’Amiral Raeder ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Oui. Le Grand-Amiral Raeder me dit — et il le répéta à Swinemünde dans son dernier discours à tous les officiers présents — que le Führer lui avait déclaré qu’en aucun cas une guerre ne devait être déclenchée à l’Ouest, car ce serait « Finis Germania ». Je demandai une permission qui me fut accordée et, le 24 juillet, très peu de temps après les manœuvres, je me rendis à Bad Gastein, où je passai six semaines de cure. Je vous raconte cela pour vous montrer comment nous considérions alors la situation.

Dr SIEMERS

Mais la guerre éclata bientôt, et vous avez dû interrompre le séjour projeté ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Je fus rappelé à la mi-août par téléphone.

Dr SIEMERS

Ces mots : « Il ne saurait y avoir de guerre avec l’Angleterre » et « Finis Germania » ont-ils été prononcés par Raeder au cours d’une conversation personnelle ou seulement dans son discours de Swinemünde ?

ACCUSÉ DÖNITZ

En esprit, certainement. En ce qui concerne les mots eux-mêmes, je ne me souviens plus de ce qu’il fut dit dans le discours principal ou de ce qui fut dit auparavant. Il a certainement prononcé ces paroles dans son discours.

Dr SIEMERS

Je vous remercie.

Dr LATERNSER

Monsieur l’Amiral, le 30 janvier 1943 vous êtes devenu Commandant en chef de la Marine, et par là même membre d’un groupe qui est accusé ici, l’État-Major et l’OKW ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Oui.

Dr LATERNSER

Je voulais vous demander si, après votre nomination, vous avez discuté, avec l’un ou l’autre des membres de ces groupes, de plans ou de desseins du genre de ceux qui sont définis dans l’Acte d’accusation ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Non, avec aucun d’entre eux.

Dr LATERNSER

Après votre entrée en fonctions, vous avez renvoyé les plus âgés des chefs de la Marine. Pour quelles raisons ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Comme j’étais de plus de dix ans plus jeune que les commandants de la Marine, l’amiral Caris, l’amiral Böhms et d’autres, la situation était évidemment délicate pour nous tous. C’est pourquoi je les ai mis à la retraite, malgré le respect et l’estime réciproques que nous nous témoignions.

Dr LATERNSER

Cette mesure toucha combien de commandants en chef ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Trois ou quatre, je crois.

Dr LATERNSER

Existait-il des relations étroites, tant personnelles qu’officielles, entre la Marine, d’une part, et l’Armée et l’Aviation d’autre part ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Aucune.

Dr LATERNSER

Connaissiez-vous la majeure partie des membres du groupe accusé ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Non. Avant d’être Commandant en chef de la Marine, je ne connaissais que ceux avec lesquels il m’arriva de me trouver dans une même région. Par exemple, quand j’étais en France, je fis la connaissance du maréchal von Rundstedt. Après ma nomination de Commandant en chef, je ne connus que ceux que je rencontrais par hasard au Quartier Général, où ils avaient un rapport à présenter sur la situation militaire.

Dr LATERNSER

Donc, la plupart des membres de ces groupes vous étaient inconnus ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Oui.

Dr LATERNSER

Les commandants en chef que vous connaissiez avaient-ils un but politique commun ?

ACCUSÉ DÖNITZ

En ce qui concerne l’Armée et l’Aviation, je ne puis le dire. Pour la Marine de guerre, la réponse est non. Nous étions militaires, et je m’occupais des capacités et de la personne des soldats ; je ne les considérais pas d’un point de vue politique, dans la mesure où la politique n’influençait pas leur activité de soldats. Je désire citer comme exemple le fait que mon collaborateur le plus étroit qui, à partir de 1934 jusqu’en 1945, m’a toujours accompagné en qualité d’adjoint et plus tard de chef d’État-Major, a toujours beaucoup critiqué — pour être modeste — le national-socialisme, sans pour cela que notre collaboration officielle ou mon attitude à son égard n’en aient été affectées, comme le prouve la longue durée de notre travail en commun.

Dr LATERNSER

Puis-je vous demander le nom de ce chef d’État-Major dont vous venez de parler ?

ACCUSÉ DÖNITZ

L’amiral Godt.

Dr LATERNSER

L’amiral Godt ? Êtes-vous au courant de remarques faites par Hitler au sujet de l’attitude des généraux de l’Armée ? Cette question ne se réfère qu’à ceux qui appartiennent au groupe accusé.

ACCUSÉ DÖNITZ

Naturellement, au cours des discussions sur la situation militaire, j’ai entendu de temps à autre une remarque hâtive sur quelque commandant en chef, mais je ne puis dire aujourd’hui à quel propos ni de qui il s’agissait.

Dr LATERNSER

Vous assistiez très souvent aux discussions qui avaient lieu au Grand Quartier Général du Führer. A ces occasions, avez-vous remarqué que des commandants en chef avançaient en présence de Hitler des idées qui étaient en contradiction flagrante avec les siennes ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Oui, cela s’est certainement produit.

Dr LATERNSER

Pouvez-vous vous souvenir d’un cas particulier ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Je me souviens que lorsqu’on aborda la question du repli dans le secteur nord du front de l’Est, le commandant en chef de ce secteur n’était pas du même avis que le Führer, ce qui provoqua une discussion.

Dr LATERNSER

Ce commandant en chef a-t-il réussi à faire prévaloir ses arguments ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Partiellement, je crois, mais je vous prierais de le demander à un officier de l’Armée, car bien entendu je ne connais pas les détails d’une façon très claire et très sûre.

Dr LATERNSER

Les grands chefs militaires de la Marine de guerre avaient-ils des rapports quelconques avec les Einsatzgruppen du SD ?

ACCUSÉ DÖNITZ

La Marine de guerre ? Non. Quant à l’Armée de terre, je ne le crois pas non plus. Mais je vous demanderais de ne me poser des questions qu’au sujet de la Marine de guerre.

Dr LATERNSER

Oui ; ma question ne concernait que la Marine. Maintenant, quelques questions sur les commandants en chef de la Marine. Ceux-ci avaient-ils des pouvoirs territoriaux étendus ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Non. D’après le fameux KG-40 (organisation militaire de 1940), les commandants en chef de la Marine n’avaient pas d’autorité sur terre. Leur devoir sur terre consistait à défendre les côtes sous les ordres de l’Armée et suivant les secteurs, c’est-à-dire sous l’autorité des divisions stationnées dans chaque secteur particulier. En outre, ils prenaient part au combat sur mer dans les zones côtières.

Dr LATERNSER

De sorte qu’ils n’étaient que de simples officiers commandants de troupes ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Oui.

Dr LATERNSER

Avaient-ils une influence quelconque sur les ordres concernant la guerre sous-marine ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Non, pas la moindre.

Dr LATERNSER

Avaient-ils une influence sur la détermination des bateaux à couler ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Non, aucune.

Dr LATERNSER

Et sur les ordres concernant le traitement des naufragés ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Non.

Dr LATERNSER

Le responsable de ce service, le chef de l’État-Major naval d’opérations appartient également à ce groupe. Quelles étaient les fonctions de ce personnage ?

ACCUSÉ DÖNITZ

C’était lui qui tranchait les questions tactiques, militaires et stratégiques de la Marine.

Dr LATERNSER

Pouvait-il donner des ordres ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Non.

Dr LATERNSER

II avait donc une situation analogue à celle des chefs d’État-Major généraux de l’Armée de terre ou de l’Aviation ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Excusez-moi, je voudrais faire une mise au point. Je suppose que par chef d’État-Major de la Marine vous voulez parler du chef de l’État-Major naval d’opérations. Du temps du Grand-Amiral Raeder, ce titre était le même que celui de « Commandant en chef de la Marine » et le personnage sur lequel vous m’interrogez s’appelait chef de l’État-Major naval d’opérations. Lorsque je pris le commandement de la Marine, le titre de chef de l’État-Major naval d’opérations fut changé en celui de chef des opérations navales, mais il s’agissait de, la même personne placée sous la responsabilité du Commandant en chef de la Marine.

Dr LATERNSER

Y avait-il dans la Marine un État-Major d’amiraux, correspondant à l’État-Major de l’Armée de terre ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Non, cela n’existait pas. Les auxiliaires indispensables à la conduite des opérations provenaient du front, faisaient leur service dans l’État-Major et retournaient au front.

Dr LATERNSER

J’ai encore une dernière question. Le témoin Gisevius a déclaré ici que les chefs militaires suprêmes s’étaient compromis en acceptant des dotations. Est-ce que vous en avez reçues vous-même ?

ACCUSÉ DÖNITZ

En dehors du traitement auquel j’avais droit, je n’ai jamais reçu un sou, un cadeau pu un présent. Cette remarque vaut pour tous les officiers de la Marine.

Dr LATERNSER

Je vous remercie ; je n’ai pas d’autres questions à poser.

Dr NELTE

Vous étiez présent lorsque le témoin Gisevius a été interrogé ici. Ce témoin, sans donner de faits précis, a porté le jugement suivant : « Keitel était l’une des personnalités les plus influentes du Troisième Reich ». Il a dit en outre : « J’ai reçu des renseignements très exacts sur l’influence énorme qu’exerçait Keitel sur tout ce qui touchait à l’Armée et par conséquent sur ceux qui la représentaient devant le peuple allemand ».

Vous qui pouvez en juger, pouvez-vous me dire si cette appréciation sur Keitel est exacte ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Je trouve qu’elle est trop exagérée. Je crois que la position du maréchal Keitel a été déterminée ici d’une façon si claire qu’on devrait maintenant pouvoir se rendre compte de l’inexactitude de ce jugement.

Dr NELTE

Puis-je en déduire que vous trouvez exacte la description de la situation et des fonctions de Keitel telles que l’avaient faite le maréchal du Reich Göring et l’intéressé lui-même ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Oui, elle est parfaitement exacte.

Dr NELTE

Le témoin Gisevius n’a pas émis son jugement d’après des connaissances personnelles mais sur la base de renseignements qu’il avait reçus de l’amiral Canaris. Connaissiez-vous ce dernier ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Je le connaissais du temps où il appartenait encore à la Marine.

Dr NELTE

Plus tard, lorsqu’il occupa les fonctions de chef du service de contre-espionnage à l’OKW, n’avez-vous pas eu des entretiens avec lui ? N’est-il pas venu vous voir en cette qualité ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Après que j’eus été nommé Commandant en chef de la Marine, il vint me trouver et me fit un rapport sur des renseignements qu’il croyait devoir livrer à la Marine, ma sphère d’activité. Mais ce fut son dernier rapport. J’ai reçu de lui ou de son service des renseignements écrits concernant la Marine.

Dr NELTE

Est-il exact de dire que le poste de chef du service de renseignements que détenait l’amiral Canaris, consistant en espionnage, contre-espionnage, sabotage et renseignements, joua un grand rôle dans la conduite de la guerre ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Son organisation ou son service ?

Dr NELTE

Il était le chef de toute l’organisation ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Il était naturellement à la disposition des trois branches des Forces armées. Je Voudrais dire, puisque vous me demandez mon avis sur l’importance de la situation qu’occupait Canaris, que les renseignements qu’il nous fournissait concernant la Marine étaient à mon avis d’intérêt médiocre.

Dr NELTE

Canaris s’est-il plaint à vous de ce que le Feldmarschall Keitel mettait des entraves à son activité, de sorte que ses rapports ne servaient à rien ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Il ne l’a jamais fait et n’aurait pu le faire que lors de son premier rapport, ce qui n’a pas été le cas.

Dr NELTE

A propos de Canaris, je désirerais savoir si vous pouvez me parier de sa personne, et par conséquent du crédit que l’on pouvait accorder à ses renseignements. Aviez-vous foi en lui ?

ACCUSÉ DÖNITZ

L’amiral Canaris, lorsqu’il était dans la Marine, était un officier auquel on n’accordait que peu de confiance. Il était très différent de nous. Il était très primesautier.

LE PRÉSIDENT

Docteur Nelte, peu nous importe de savoir ce que faisait l’amiral Canaris dans la Marine. La seule chose susceptible de nous intéresser serait de savoir ce qu’il faisait lorsqu’il s’occupait du service de renseignements.

Dr NELTE

Ne croyez-vous pas, Monsieur le Président, qu’un personnage qui, étant officier, de Marine, n’inspire pas toute confiance, n’en inspirera pas davantage lorsqu’il sera amiral à l’OKW ? Croyez-vous qu’il aura pu changer en quelques années ? (A l’accusé.) Témoin, je vous remercie cependant pour votre réponse à cette question et je vous prierai de répondre à la suivante : est-il exact que Hitler interdît à toutes les branches des Forces armées de faire des rapports politiques et qu’il leur ordonna de se confiner dans leur sphère d’activité ?

ACCUSÉ DÖNITZ

C’est exact.

Dr NELTE

Le témoin Gisevius a déclaré que le maréchal Keitel avait menacé les officiers qui étaient sous ses ordres de les remettre à la Gestapo s’ils s’occupaient de questions politiques ; je vous demande s’il est exact que, d’après les règlements en vigueur dans la Wehrmacht, la Police (y compris la Gestapo, le SD et la Police criminelle) n’avait aucun pouvoir sur les membres des Forces armées, quel que fût leur grade ?

ACCUSÉ DÖNITZ

C’est exact.

Dr NELTE

Est-il également exact que dans toutes les armes ainsi qu’à l’OKW, on avait toutes les peines du monde à faire valoir ce droit vis-à-vis de la Police ?

ACCUSÉ DÖNITZ

C’est exact.

Dr NELTE

Si bien que cette prétendue menace dont parle Gisevius n’aurait pu être exécutée ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Non.

Dr NELTE

On peut donc dire que tous les officiers de l’OKW à qui on avait fait cette menace le savaient également ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Naturellement. Le soldat relevait de la compétence militaire, et personne ne pouvait s’occuper des affaires des Forces armées.

Dr NELTE

De plus, le maréchal Keitel avait-il, en sa qualité de chef de l’OKW, le droit de disposer des officiers qui y exerçaient une activité, à l’insu et sans le consentement du commandant de l’arme à laquelle appartenaient ces officiers ? Pouvait-il les muter ou les priver de leur poste ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Un officier d’une arme quelconque, la Marine par exemple, pouvait être détaché à l’OKW pour y remplir une fonction bien définie. S’il devait y assumer d’autres fonctions, la Marine à laquelle il appartenait devait naturellement en être avisée.

Dr NELTE

N’est-il pas exact de dire que ces officiers étaient toujours sous la coupe de l’arme à laquelle ils appartenaient, puisque l’OKW ne constituait pas une partie de la Wehrmacht et n’était pas une formation. En d’autres termes, si, par exemple, il devait y avoir une promotion, c’était la Marine qui y procédait ? Si Canaris devait faire l’objet d’une nomination, c’est vous, Commandant en chef de la Marine, qui vous vous en seriez occupé, à supposer, bien entendu, que vous approuviez cette nomination ? C’était une simple question de commandement effectif du personnel.

ACCUSÉ DÖNITZ

Ces officiers étaient détachés à l’OKW. Autant que je m’en souvienne, ils figuraient toujours sur les états de la Marine, sous le titre : « Détachés de la Marine à l’OKW ».

Dr NELTE

Mais ils ne quittaient pas la Marine en tant qu’arme ?

ACCUSÉ DÖNITZ

La promotion de ces officiers était effectuée, je crois, par la direction du personnel de la Marine en accord avec l’OKW, et je crois également que personne ne pouvait être détaché sans le consentement de l’arme à laquelle il appartenait.

Dr NELTE

Le témoin Gisevius a déclaré que certains hommes de l’entourage de Hitler, dont le Feldmarschall Keitel, avaient, pour les questions militaires, formé une étroite conspiration de silence autour de Hitler, de sorte que toute personne qui ne leur plaisait pas ne pouvait l’approcher. Je vous demande s’il était possible au Feldmarschall Keitel de vous empêcher vous, Chef suprême de la Marine, de voir Hitler lorsque vous désiriez lui faire un rapport ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Non.

Dr NELTE

De même le maréchal Keitel avait-il la possibilité d’empêcher le Commandant en chef de l’Aviation de voir Hitler lorsqu’il désirait lui faire un rapport ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Non.

Dr NELTE

Et pour ce qui concernait le Commandant en chef de l’Armée de terre ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Je ne sais pas. Lorsque j’étais Commandant en chef de la Marine, une telle situation ne se présentait jamais.

Dr NELTE

Et avec le chef de l’État-Major de l’Armée ? Pouvait-il, à n’importe quel moment, faire un rapport à Hitler sans passer par le Feldmarschall Keitel ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Le Feldmarschall Keitel n’avait pas la possibilité de retenir qui que ce soit et il ne l’aurait jamais fait.

Dr NELTE

Le témoin Gisevius a déclare, en réponse à une question du Ministère Public, que son groupe faisait suivre, par l’intermédiaire de Canaris, des rapports au Feldmarschall Keitel, concernant les crimes contre l’humanité qui ont été exposés ici par le Ministère Public. Ces rapports auraient été camouflés sous la rubrique « Rapports étrangers ».

Je vous demande si Canaris vous a jamais envoyé ou soumis un tel « rapport étranger » camouflé ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Non, jamais.

Dr NELTE

D’après ce que vous savez de la personnalité du Feldmarschall Keitel, croyez-vous qu’il eût été possible que celui-ci ait réussi à détourner du Führer un important rapport qui lui était soumis ?

ACCUSÉ DÖNITZ

C’eût été impossible, sans aucun doute.’

LE PRÉSIDENT

Je ne crois pas que ce soit là une question pertinente.

Dr NELTE

Je voulais par cette question en terminer avec ce point. Mais j’ai encore une autre question que l’on peut traiter rapidement. Monsieur le Président, dans votre message du 26 mars 1946, vous m’avez autorisé à présenter un affidavit de l’amiral Dönitz relatif aux fonctions et à là situation du chef de l’OKW. Je l’ai reçu, puis transmis au Ministère Public aux fins d’examen, à la date du 13 avril. Je crois savoir qu’il n’y a pas d’objections à cet affidavit. Cependant, l’original n’est pas encore revenu depuis le 13 avril et je ne sais pas si entre-temps le Ministère Public l’a remis ou non au Tribunal.

LE PRÉSIDENT

Je ne sais rien au sujet de l’affidavit dont vous parlez.

Dr NELTE

Je serai donc obligé de poser des questions à l’amiral Dönitz, qui sont pour la plupart les mêmes que celles que j’ai déjà posées au Feldmarschall Keitel lui-même.

LE PRÉSIDENT

Est-ce que le Ministère Public a fait des objections à cet affidavit ?

Dr NELTE

Non, il n’a pas élevé d’objections ; c’est pourquoi, si on me l’avait rendu, je l’aurais présenté comme un document, sans le lire.

LE PRÉSIDENT

Très bien.

Dr NELTE

Je vous remercie.

Dr DIX

Témoin, vous avez déclaré que le SD et la Gestapo, et, en fait, toute la Police, n’avaient aucun pouvoir d’exécution sur les membres de l’Armée et que, par exemple, elles n’avaient pas le droit de les arrêter. Vous ai-je bien compris ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Oui.

Dr DIX

Ne savez-vous pas que tous les officiers, ou presque tous, soupçonnés d’avoir participé au complot du 20 juillet, ont été arrêtés par des membres du SD, envoyés dans les bureaux du SD pour y être interrogés par le SD, emprisonnés par le SD et surveillés par lui sans la participation du moindre organisme militaire.

ACCUSÉ DÖNITZ

Je l’ignore, car après le 20 juillet, autant que je m’en souvienne, un ordre fut donné stipulant que le SD devait donner aux diverses armes les noms des militaires qui avaient participé à ce complot afin de les chasser, et pour sauver surtout le principe de la non-intervention dans les affaires de l’Armée. Par la suite, le SD eut le droit de prendre des mesures.

Dr DIX

Cet ordre a en effet été donné, mais peut-être pourrons-nous l’expliquer si vous répondez aux autres questions que je vais vous poser.

Savez-vous, témoin, que l’interrogatoire des officiers arrêtés à la suite des événements du 20 juillet fut mené exclusivement par des fonctionnaires du SD ou de la Gestapo et non par des officiers du service de la justice militaire ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Je ne puis juger que les deux cas qui se présentèrent dans la Marine. Je fus informé que deux officiers avaient participé au complot ; je les fis interroger et il le reconnurent. Là-dessus, ils furent relevés de leurs fonctions. Mais il est bien évident que leurs interrogatoires ne furent plus dès lors l’œuvre de la Marine. Mais je sais que les tribunaux militaires maritimes ont suivi le cas de ces officiers et leurs interrogatoires.

Dr DIX

Qui releva ces officiers ?

ACCUSÉ DÖNITZ

La Marine.

Dr DIX

Vous, donc ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Oui.

Dr DIX

Savez-vous, témoin, qu’à la suite de recherches sur les événements du 20 juillet, un comité de généraux fut formé sous la présidence du Feldmarschall von Rundstedt ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Oui, je l’ai entendu dire.

Dr DIX

Et que ce comité, sur la base des procès-verbaux du SD, trancha la question de savoir si les officiers intéressés devaient être relevés ou s’ils devaient quitter l’Armée afin de comparaître devant les tribunaux civils, à savoir le Tribunal du peuple ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Je l’ignore.

Dr DIX

Puis-je vous dire que j’estime que l’ordre que vous avez décrit...

LE PRÉSIDENT

Docteur Dix, vous êtes lié par la réponse de l’accusé. Il a dit qu’il n’en savait rien. Vous ne pouvez donc pas lui donner votre version. S’il dit qu’il n’en sait rien, vous devez accepter sa réponse.

Dr DIX

Je voulais simplement lui dire que l’ordre auquel je me suis référé, qui existe réellement et qui traite de la question de savoir si une personne peut être expulsée de l’Armée et remise aux autorités civiles, est en rapport avec ce comité présidé par le Feld-marschall von Rundstedt, qui devait décider si l’officier intéressé devait être renvoyé et, par conséquent, traduit devant le Tribunal du peuple.

LE PRÉSIDENT

J’ai compris que le témoin avait dit qu’il n’en savait rien, et vous devez vous en tenir à cette réponse.

Dr DIX

Puis-je continuer, Monsieur le Président ?

LE PRÉSIDENT

Au nom de qui posez-vous de telles questions ? Vous êtes l’avocat de l’accusé Schacht.

Dr DIX

Les questions de mon confrère concernant Keitel avaient pour but d’établir le degré de confiance qui devait être accordé au témoin Gisevius. La défense de Schacht porte évidemment un très grand intérêt à cette question. La Défense a posé trois questions sur la confiance qu’inspirait Gisevius. Ces questions intéressent aussi mon client.

Puis-je encore ajouter quelque chose ?

LE PRÉSIDENT

Très bien.

Dr DIX

Je pose ces questions, que Votre Honneur conteste, uniquement parce que j’estime que la réponse du témoin est dictée par une erreur. Il a confondu la réglementation généralement adoptée qui exige que le militaire soit relevé de son poste avant que le SD puisse se saisir de sa personne, avec la prescription selon laquelle le comité de von Rundstedt avait à déterminer si l’officier intéressé devait être chassé de l’Armée afin d’être traduit devant le Tribunal du peuple et non pas remis au SD qui ne faisait que procéder à l’instruction préparatoire.

LE PRÉSIDENT

Que voulez-vous lui demander maintenant ?

Dr DIX

Monsieur l’amiral, je pense que vous avez compris ma question, ou dois-je la répéter ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Je ne puis vous en dire plus que je ne l’ai déjà fait.

Dr SERVATIUS

Témoin, avez-vous eu, en tant que Commandant en chef des sous-marins, des rapports officiels quelconques avec Sauckel ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Officiels, non, mais privés, oui.

Dr SERVATIUS

A quelles occasions ?

ACCUSÉ DÖNITZ

On m’informa qu’un sous-marin, qui devait se rendre en croisière pendant six semaines dans l’Atlantique, avait à son bord le Gauleiter Sauckel, qui avait réussi à s’y glisser et qui avait été découvert à la sortie du port. Immédiatement, par radio, je donnai au sous-marin l’ordre de le remettre au plus proche patrouilleur.

Dr SERVATIUS

Quel était le motif de Sauckel ?

ACCUSÉ DÖNITZ

II voulait sûrement se battre. Il voulait de nouveau naviguer.

Dr SERVATIUS

Mais il était Gauleiter. N’avait-il pas de raisons spéciales pour montrer qu’il désirait aussi prendre une part active à la guerre, et non rester à l’arrière ?

ACCUSÉ DÖNITZ

J’étais étonné qu’un Gauleiter eût désiré naviguer. J’ai toujours pensé cependant que c’était un homme courageux.

Dr SERVATIUS

Vous croyez qu’il s’agissait de motifs idéalistes ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Oui, certainement. On ne peut rien attendre d’autre d’un voyage en sous-marin.

Dr SERVATIUS

Je n’ai plus d’autre question à poser.

Dr STEINBAUER

Monsieur l’amiral, vous souvenez-vous qu’en votre qualité de Chef de l’État, vous avez demandé, le 1er mai 1945, au commissaire pour les Pays-Bas, de venir vous voir à Flensburg ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Oui.

Dr STEINBAUER

Vous souvenez-vous aussi qu’à cette occasion, mon client vous a prié d’abroger l’ordre donné antérieurement au commissaire des Pays-Bas, de faire sauter en cas d’attaque toutes les écluses et toutes les digues et de donner l’ordre de rendre les zones minées inoffensives ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Oui. Cela s’accordait avec mes principes, car dès que je suis devenu Chef de l’État, j’ai ordonné que toute destruction dans les pays occupés, par exemple en Tchécoslovaquie, cessât immédiatement.

Dr steinbauer

A la fin de ce rapport, ne vous a-t-il pas demandé la permission de rejoindre son poste dans les Pays-Bas, au lieu de rester en Allemagne ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Oui, il l’a fait à plusieurs reprises. Il a essayé de retourner aux Pays-Bas — le temps était très mauvais — à bord d’une vedette lance-torpilles.

Dr STEINBAUER

Je vous remercie.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Accusé, je voudrais d’abord que vous répondiez à des questions se rapportant à votre passé, sur la période postérieure à votre nomination de chef de la Marine, le 30 janvier 1943. Ce titre vous conférait le rang de ministre du Reich ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Oui, c’est exact.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Vous aviez aussi le droit de participer aux réunions du Cabinet du Reich. De telles réunions ont-elles eu lieu ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Je n’étais habilité à y participer que lorsque le Führer décidait de le réunir ou m’ordonnait de le faire. Tels étaient les termes de l’ordre, quoiqu’il faille ajouter qu’aucune réunion du Cabinet du Reich n’eut lieu à partir de 1943, quand je pris le Commandement en chef de la Marine.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

A partir du moment où vous êtes devenu Commandant en chef de la Marine, l’Allemagne était en quelque sorte dirigée du Quartier Général de Hitler ? N’est-ce pas ?

ACCUSÉ DÖNITZ

C’est exact.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

C’était une dictature militaire dans laquelle le dictateur ne recevait à son Quartier Général que les personnes qu’il voulait ?

ACCUSÉ DÖNITZ

On ne peut parler de dictature militaire. Il n’y avait pas de dictature du tout. Il y avait le secteur militaire et le secteur civil, qui étaient réunis dans les mains de Hitler.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Je comprends. Je vais considérer la dernière partie de votre réponse ; nous ne discuterons pas sur la première partie. Vous l’avez vu 119 jours en un peu plus de deux ans, n’est-ce pas ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Oui, mais il faut dire qu’à partir du 30 janvier 1943, date de ma nomination de Commandant en chef de la Marine, jusqu’à la fin de janvier 1945, — c’est-à-dire en à peu près deux ans — je l’ai vu, je crois, cinquante-sept fois. Ce grand nombre provient du fait que, lors des derniers mois de la guerre, je prenais part aux conférences journalières de midi sur la situation, qui avaient lieu Vossstrasse, à Berlin.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Je voudrais vous poser des questions sur certaines de ces réunions. L’accusé Speer y assistait parfois ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Je ne me souviens pas s’il y assistait en personne. Le ministre Speer, en tant que civil, n’avait rien à voir avec les discussions sur la situation militaire. Mais il est possible, qu’à l’occasion, il y ait assisté lorsqu’il s’agissait, par exemple, de la production de chars ou d’affaires se rapportant directement aux soucis militaires du Führer.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

C’est exactement ce que je voulais vous demander. L’accusé Speer était présent aux conférences où l’on parlait de fournitures, aussi bien de celles de certains services que de la Marine.

ACCUSÉ DÖNITZ

Les questions de fournitures à la Marine n’étaient jamais discutées au cours des grandes conférences militaires. J’en discutais personnellement avec le Führer, d’habitude en présence de Keitel et de Jodl. J’exposais ces affaires au Führer, après m’être mis d’accord avec le ministre Speer à qui j’avais confié toutes les questions concernant l’armement naval, lorsque je fus devenu Commandant en chef de la Marine. Telle était la situation.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Mais, comme tout chef de service, vous vouliez vous renseigner sur les priorités, la main-d’œuvre et le matériel. Vous vouliez savoir comment on allait répartir la main-d’œuvre

ACCUSÉ DÖNITZ

J’ai essayé de provoquer une décision du Führer pour que le ministre Speer reçoive l’ordre de construire le plus grand nombre possible de nouveaux sous-marins. Mais il y avait des limitations quant aux quantités qui devaient être allouées à chaque arme par les services de Speer.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Par conséquent, vous étiez très intéressé par la quantité de la main-d’œuvre affectée à la construction du matériel naval, et vous preniez soin de voir si l’on vous donnait une distribution équitable ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Je regrette infiniment de ne pouvoir répondre à cette question. Je n’ai jamais su, et je ne sais pas encore aujourd’hui, combien d’ouvriers étaient employés par Speer dans les industries navales. Je ne sais pas non plus si le ministre Speer pourrait vous répondre ; car la construction des sous-marins, par exemple, était répartie dans toute l’Allemagne. Les pièces détachées étaient assemblées dans des chantiers navals. Je n’ai donc aucune idée de la main-d’œuvre que ce travail pouvait représenter.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Vous souvenez-vous avoir dit de Speer qu’il était l’homme qui tenait en main la production de l’Europe ? C’était le 17 décembre 1943. Je vais vous présenter le document ; mais vous le rappelez-vous ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Oui, je me le rappelle parfaitement.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Et ne saviez-vous pas parfaitement aussi que Speer utilisait de la main-d’œuvre étrangère amenée dans le Reich ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Je savais naturellement que des ouvriers étrangers se trouvaient en Allemagne. Il est évident que le Commandant en chef de la Marine ne s’occupait pas de la manière dont ces ouvriers avaient été recrutés. Cela ne me regardait pas du tout.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Le Gauleiter Sauckel ne vous a-t-il pas dit, à l’occasion de son voyage, qu’il avait fait entrer 5.000.000 de travailleurs dans le Reich, dont seulement 200.000 étaient volontaires ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Je n’ai eu aucun entretien avec le Gauleiter Sauckel. Je n’ai parlé à quiconque de la question de main-d’œuvre.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Accusé, vous êtes resté chef d’une arme au cours des cinquième et sixième années de la guerre. Est-ce que l’Allemagne, comme tous les autres pays, ne cherchait pas à se procurer de la main-d’œuvre par tous les moyens ? N’aviez-vous pas un besoin urgent de main-d’œuvre, comme tous les autres pays pendant la guerre ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Je crois aussi que nous avions besoin de main-d’œuvre.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Prétendez-vous devant le Tribunal que vous ignoriez, après ces conférences avec Hitler et Speer, que vous obteniez cette main-d’œuvre en forçant les ouvriers étrangers à venir travailler dans le Reich ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Lors de mes conférences avec Hitler et Speer, on ne parla jamais du procédé de recrutement. Les méthodes ne m’intéressaient pas. Je ne m’intéressais qu’au nombre des sous-marins qui pouvaient m’être fournis. Seule m’intéressait la capacité qui pouvait m’être allouée en raison du nombre de sous-marins construits.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Vous dites au Tribunal que vous avez discuté de cette question avec Speer, qui ne vous a jamais dit d’où il tirait sa main-d’œuvre ? C’est là votre réponse ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Oui, c’est là ma réponse, et c’est exact.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Avant de laisser le côté industriel de la question, vous rappelez-vous qu’à certaines réunions, des représentants de l’industrie charbonnière et des transports, ainsi que le Gauleiter Kaufmann, Commissaire du Reich pour la Marine, ont assisté à des entrevues que vous avez eues avec le Führer ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Non.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Vous pouvez me croire, ces hommes étaient présents lors de ces réunions. Est-ce que vous traitiez des problèmes généraux de transport et de navigation ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Jamais. En ce qui concerne les transports par mer, c’est exact. Mais je croyais que vous parliez des transports par terre. J’ai déjà déclaré qu’à la fin de la guerre je m’intéressais énormément au tonnage de la Marine commerciale, car j’en avais besoin pour exécuter les transports militaires de Norvège, ainsi que les transports de réfugiés, et elle ne dépendait pas de moi mais du Gauleiter Kaufmann, Commissaire du Reich pour la Marine marchande. J’assistais donc naturellement aux conférences qui traitaient des transports par mer.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Passons à un autre aspect des 119 jours. Pendant trente-neuf de ces jours, l’accusé Keitel a été présent au Quartier Général, ainsi que l’accusé Jodl.

ACCUSÉ DÖNITZ

Je m’excuse. Je n’ai pas compris la date.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Je recommence. L’accusé Keitel et l’accusé Jodl ont assisté à trente-neuf de ces réunions entre janvier 1943 et avril 1945. Est-il exact que vous ayez discuté ou écouté, en leur présence, la discussion sur la situation stratégique générale ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Je voudrais dire que le mot réunion traduit mal la réalité. Mais, comme je l’ai...

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Dites-nous donc le mot précis.

ACCUSÉ DÖNITZ

Il s’agissait, comme je l’ai déjà dit, de vastes discussions sur la situation militaire. J’y prenais naturellement connaissance des rapports sur la situation de l’Armée. Je l’ai déjà expliqué.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Je voudrais simplement savoir si, au cours de ces deux années, vous avez toujours été à même de connaître et d’apprécier la situation militaire et stratégique. Est-ce exact ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Oui.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

L’accusé Göring a assisté à vingt de ces conférences, et ceci à un double titre : d’abord, en tant que Commandant en chef de la Luftwaffe, puis en tant que politicien. Qu’a-t-il fait au cours de ces vingt réunions ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Le maréchal Göring était présent à la discussion de la situation militaire, en qualité de Commandant en chef de la Luftwaffe.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Si bien que, grâce à l’accusé Göring, vous aviez une connaissance approfondie de la situation aérienne et de la position de la Luftwaffe durant cette période ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Oui, dans la mesure où je pouvais participer à des conférences où l’on traitait toujours les problèmes sous un angle particulier et où des discussions d’ensemble n’avaient jamais lieu. C’est pourquoi je n’ai jamais fait de déclaration sur la situation militaire en dehors de la Marine.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Je veux vous poser une autre question à ce sujet. D’après la question du Dr Latemser, le 29 juin 1944, à part les accusés Keitel, Jodl et Göring, le maréchal von Rundstedt et le maréchal Rommel étaient aussi présents. Puis-je vous rappeler que ceci se passait trois semaines après que les Alliés eussent commencé leur invasion à l’Ouest. Vous avez eu l’occasion, n’est-ce pas, d’apprécier la situation stratégique après l’invasion alliée en Normandie ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Oui, j’ai pu me faire une idée de la situation en Normandie après que l’adversaire y eut pris pied. J’ai été à même de déclarer au Führer quels étaient les moyens de combat que je pouvais utiliser dans ce secteur.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Passons à un autre aspect général du Gouvernement. A un certain nombre d’occasions, le Reichsführer SS Himmler était présent à ces conférences, si je puis m’exprimer ainsi. N’est-ce pas exact ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Oui. Lorsque le Reichsführer SS Himmler assistait à ces réunions — et, d’après moi, cela n’eut lieu qu’une ou deux fois — ce fut en tant que représentant des Waffen SS.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Croyez-moi, il y a assisté au moins sept fois, et Fegelein, qui était son représentant au Quartier Général du Führer, y a sûrement assisté au moins cinq fois. Qu’a déclaré Himmler sur les Waffen SS, sur les activités de la division « Tête-de-Mort » ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Ce ne peut pas être exact. Fegelein a toujours assisté à ces conférences ; il ne les a jamais manquées car il était représentant permanent. Si le Reichsführer assistait à ces conférences, il ne parlait que des Waffen SS, et uniquement de ces divisions de Waffen SS qui agissaient dans le cadre de l’Armée. J’ignore comment s’appelaient ces divisions. Il y avait la division « Tête-de-Mort », je crois, mais il n’y avait pas de division « Viking » ou...

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Parce qu’elles avaient beaucoup à faire dans les camps de concentration ; et vous dites que Himmler n’en a jamais fait mention ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Les divisions « Tête-de-Mort » étaient employées dans les camps de concentration, comme je l’ai appris ici, à Nuremberg, mais il n’en était pas fait mention dans ces discussions. J’ai déjà dit qu’au cours de ces conférences militaires, on ne traitait que de sujets militaires.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

L’accusé Kaltenbrunner n’a assisté qu’une fois, le 26 février 1945, à une réunion de ce genre, où étaient présentes un grand nombre de notabilités SS. De quoi avez-vous parlé avec lui ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Il n’est pas exact que Kaltenbrunner n’ait été présent qu’une seule fois. D’après mes souvenirs, il y a été deux, trois ou quatre fois. En tout cas, dans les derniers mois de la guerre, je l’ai vu deux, trois ou quatre fois. Kaltenbrunner n’y a jamais pris la parole ; il écoutait et faisait acte de présence.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Je voudrais que vous disiez au Tribunal quel était le sujet de la conversation lorsque, non seulement l’accusé Kaltenbrunner, mais encore le SS-Obergruppenführer Steiner, votre propre capitaine de service, et le général Winter étaient présents. Pourquoi tous ces messieurs étaient-ils rassemblés et que disaient-ils ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Quel est ce capitaine ? Et qui est le général Gunther ?

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Le capitaine von Assmann. Il était, je crois, votre officier d’ordonnance, bien que je puisse me tromper. Il y avait aussi le général Winter, le SS-Obergruppenführer Steiner et le SS-Obergruppenführer Kaltenbrunner. De quoi a-t-on parlé le 26 février 1945 ?

ACCUSÉ DÖNITZ

A ce sujet, je dois d’abord préciser un fait : le capitaine Assmann assistait toujours à ces discussions sur la situation générale.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Vous direz quelque chose après, répondez d’abord à ma question. De quoi avez-vous parlé avec ces SS, le 26 février 1945 ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Je ne le sais plus. Je me souviens simplement que Steiner a reçu des ordres concernant les groupes d’armée de Poméranie, qui devaient faire une poussée vers le Sud pour délivrer Berlin. Je crois qu’en présence de Steiner, on a traité cette question qui ne me regardait pas.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Avant de quitter ce sujet, je voudrais que vous vous rappeliez encore : vous avez convenu avec moi qu’à un grand nombre de réunions, Keitel et Jodl étaient présents ; que Göring y assistait un peu moins souvent et exposait la situation de l’Armée et de l’Aviation en Allemagne ; que l’accusé Speer était aussi présent, qui vous donnait la situation de la production ; que Himmler y assistait, ou son représentant Fegelein, pour parler de la Police ; et que vous y assistiez aussi et exposiez la situation de la Marine. Enfin, à toutes les réunions, le Führer était là qui prenait les décisions.

Je vous déclare, accusé, que vous avez joué un rôle plus important que quiconque dans le gouvernement de l’Allemagne, durant ces années, à part Adolf Hitler lui-même.

ACCUSÉ DÖNITZ

A mon avis, cette affirmation n’est pas exacte. Au cours de ces comptes rendus sur la situation générale, ni Speer, ni quiconque ne donnait un tableau complet de son activité. Au contraire, on ne discutait que les questions du jour, d’un très vif intérêt. Comme je l’ai déjà dit, on ne parlait que des événements des dernières 24 heures et on s’entendait sur les mesures à prendre. Dire qu’il y eût là un comité qui exposait la situation générale, est complètement faux. Le Führer était le seul à avoir une vue d’ensemble. Et lors de ces réunions militaires on ne discutait que les événements des dernières 24 heures et les mesures à prendre. Voici les faits. On ne peut donc nullement affirmer que l’un ou l’autre des participants avait une vue générale de la situation ; chacun savait exactement ce qui se passait dans son propre domaine, dont il était responsable. Seul, le Führer connaissait tous les aspects de la situation.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Je ne discuterai pas là-dessus avec vous, mais je pense, accusé, que vous dites — comme tant d’autres accusés l’ont prétendu — que vous ne saviez rien du programme de travail forcé, de l’extermination des Juifs, et des conditions effroyables des camps de concentration. Je suppose que vous allez nous dire que vous ne saviez rien de tout cela ?

ACCUSÉ DÖNITZ

C’est tout à fait normal puisque nous avons appris ici comment toutes ces choses avaient été tenues secrètes ; et si l’on veut bien se rendre compte du fait que chacun, dans cette guerre, devait remplir ses propres devoirs avec le maximum d’énergie, il n’y a pas de quoi s’étonner.

Je vous donnerai un exemple. J’ai appris les conditions dans les camps de concentration...

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Je voulais simplement que vous me répondiez, et vous m’avez déjà répondu.

Je voudrais passer à un sujet qui vous est bien connu : c’est l’ordre de fusiller les commandos, promulgué par le Führer, le 18 octobre 1942. Vous nous avez dit que vous l’avez reçu lorsque vous étiez Commandant en chef des sous-marins. Vous souvenez-vous du document par lequel l’État-Major de la Marine l’a diffusé ? Vous vous souvenez de ce qu’il disait :

« Cet ordre ne doit pas être distribué par écrit aux flottilles ou états-majors de même rang ni aux autres parties de l’Armée. Après notification, les états-majors de régiment ou de rang équivalent assureront le retrait des exemplaires distribués et leur destruction. »

Vous en souvenez-vous ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Oui, j’ai relu cela ici en revoyant cet ordre. Mais d’un autre côté, il est dit que cette mesure avait déjà été diffusée dans le communiqué de la Wehrmacht.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Je veux savoir de vous pourquoi on a pris de telles précautions pour la diffusion secrète de cet ordre dans la Marine ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Je n’ai pas compris cette question. Je ne sais si un secret exceptionnel a été observé. Je crois qu’en 1942, tous les services de la Marine en étaient informés.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

C’était le 28 octobre, dix jours après la promulgation de cet ordre. Je ne veux pas discuter avec vous sur les mots, accusé, mais je vous dis ceci : pourquoi la distribution de cet ordre dans la Marine a-t-elle revêtu ce caractère secret ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Je l’ignore. Ce n’est pas moi qui ai fait la distribution. En ma qualité d’officier, j’ai reçu l’ordre. C’est tout.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Moins de trois mois plus tard, vous avez été nommé Commandant en chef de la Marine. N’avez-vous alors jamais fait d’enquête ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Pardon ?

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Vous n’avez jamais fait d’enquête ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Non, je n’en ai jamais fait. Je vous ai déclaré que j’avais vu cet ordre en ma qualité de commandant des sous-marins et qu’il n’intéressait nullement mon champ d’activités. De plus, une exception formelle était faite en faveur des prisonniers capturés au cours d’engagements navals. Cet ordre n’avait aucune signification pour moi.

Avec le nombre énorme des choses dont j’eus à m’occuper lorsque je devins Commandant en chef de la Marine, il était tout à fait normal que je n’eusse pas pensé à reprendre cette question. Je n’y ai nullement songé.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Je vous fournirai au moment opportun un mémorandum des services de la Marine montrant que la question s’est présentée à vous. Vous en souvenez-vous ?

ACCUSÉ DÖNITZ

Si vous voulez parler de cette note qui se trouve dans mon exposé d’audience, je ne puis que dire qu’elle ne m’a pas été présentée, comme vous pouvez très bien le voir dans la note elle-même.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Je voudrais vous demander, avant que l’audience soit levée, si vous avez approuvé cet ordre ou non ?

ACCUSE DÖNITZ

Je vous l’ai déjà dit…

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Non, vous vous en êtes abstenu. Je voudrais que vous le disiez maintenant au tribunal ; vous pouvez répondre par oui ou par non. Avez-vous approuvé ou non cet ordre ?

ACCUSE DÖNITZ

Aujourd’hui, je n’approuve pas cet ordre puisque j’ai appris ici que son fondement…

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

L’approuviez-vous au moment où vous êtes devenu Commandant en chef de la Marine allemande ?

ACCUSE DÖNITZ

En tant que Commandant en chef de la marine, je n’avais rien à voir avec cet ordre. Lorsque j’étais commandant des sous-marins, comme je vous l’ai dit, je le considérais comme un ordre de représailles. Ce n’était pas à moi de faire une enquête ou de prendre position vis-à-vis du service qui avait donné cet ordre pour savoir s’il était fondé ou non. Je n’avais pas à rechercher si cet ordre était conforme au Droit international. Il ressortait clairement du point 1 de cet ordre que l’ennemi avait violé la Convention de Genève, en tuant des prisonniers, et qu’il fallait prendre des mesures de représailles. Si ces représailles étaient nécessaires, ou si elles étaient pleinement justifiées par les conditions exposées dans le point 1, je ne le savais pas et ne pouvais pas le savoir.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Voici ma dernière question. Je voudrais que vous essayiez d’y répondre directement, si vous le pouvez. Au commencement de 1943, approuviez-vous ou non cet ordre ?

ACCUSE DÖNITZ

Je ne peux pas vous donner de réponse, car au début de 1943, je n’ai pas songé à cet ordre et je n’avais pas à m’en occuper. Je ne peux donc pas vous dire les impressions qui auraient été les miennes à ce sujet. Je puis seulement vous indiquer l’impression qu’il m’a faite lorsque je l’ai reçu en ma qualité de Commandant en chef des sous-marins. Et je puis vous dire en outre qu’aujourd’hui je réprouve cet ordre, après avoir appris qu’il reposait sur un fondement erroné. Je peux vous dire aussi que, personnellement, je désapprouvais toute sorte de représailles, en quelque cas que ce fût.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Je vous poserai d’autres questions sur ce sujet demain, car l’audience va être levée.

(L’audience sera reprise le 10 mai 1946 à 10 heures)