CENT VINGT-NEUVIÈME JOURNÉE.
Mardi 14 mai 1946.
Audience de l’après-midi.
Docteur Kranzbühler, vous en avez terminé avec ce témoin ?
Oui.
Le témoin peut se retirer.
Je voudrais maintenant appeler le témoin suivant, le contre-amiral Godt. (Le témoin est introduit.)
Voulez-vous nous donner votre nom ?
Je m’appelle Eberhard Godt.
Voulez-vous répéter après moi ce serment :
« Je jure devant Dieu tout puissant et omniscient que je dirai la pure vérité et que je ne cèlerai, ni n’ajouterai rien. » (Le témoin répète le serment.)
Vous pouvez vous asseoir, si vous le désirez.
Amiral Godt, quand êtes-vous entré en qualité d’aspirant dans la Marine de guerre ?
Le 1er juillet 1918.
Combien de temps avez-vous collaboré avec l’amiral Dönitz et en quelle qualité ?
Depuis janvier 1938, d’abord comme officier de l’État-Major attaché au commandant des sous-marins, puis, à la déclaration de guerre, comme chef du Bureau des opérations.
Chef du Bureau des opérations auprès du commandant des sous-marins ?
D’abord auprès du commandant des sous-marins et, ultérieurement, du Commandant en chef de l’arme sous-marine.
Avez-vous participé depuis 1938 à la rédaction de tous les ordres d’opérations qui étaient élaborés à l’État-Major du chef des sous-marins ?
Oui.
De combien d’officiers se composait cet État-Major au début de la guerre ?
Au début de la guerre, il y avait quatre officiers de marine, un officier du génie et deux officiers d’administration.
Je vais vous montrer maintenant le document GB-83 ; il figure à la page 16 du livre de documents du Ministère Public et consiste en une lettre du commandant de l’arme sous-marine, datée du 9 octobre 1939 et concernant les bases de Norvège. Quelle est l’origine de cette lettre ?
Je m’étais alors rendu à l’Etat-Major des opérations navales à Berlin pour d’autres raisons. A l’occasion de cette visite, on me demanda si le commandant de l’arme sous-marine était intéressé à la création de bases en Norvège, et les exigences à formuler à cet égard.
Vous a-t-on dit de quelle façon on devait s’assurer de ces bases destinées, en Norvège, à la Marine allemande ?
Non.
Le Ministère Public a produit un extrait du Journal de l’État-Major des opérations navales, datant de la même période. C’est, Monsieur le Président, un extrait qui se trouve à la page 15 du livre de documents. Témoin, cet extrait comporte quatre questions : les questions a et d sont relatives à des détails techniques sur les bases de Norvège, tandis que les questions b et c traitent de la possibilité d’acquérir ces bases contre la volonté des Norvégiens, et de la question de leur protection. Quelles sont les questions qui vous ont été posées ?
Puis-je vous demander tout d’abord de me répéter ces questions en détail ?
La première question est celle-ci : quels sont les endroits qui peuvent servir de base en Norvège ?
Cette question m’a été posée.
Voulez-vous me montrer, dans la lettre du Commandant en chef des sous-marins, si on a répondu à cette question et à quel endroit ?
On a répondu à cette question sous le numéro 1 c.
Il précise : « Il est question de Trondheim et de Narvik ».
Oui, c’est exact.
La seconde question est ainsi conçue : « S’il est impossible d’obtenir ces bases sans combat peut-on, contre le gré des Norvégiens, avoir recours à la force ? » Cette question vous a-t-elle été posée ?
Non.
Pouvez-vous dire s’il y a une réponse à cette question dans la lettre du Commandant en chef des sous-marins ?
Non, il n’a pas été répondu à cette question.
La troisième question est : « Quels seraient les moyens de défense de ces bases après leur occupation ? » Cette question vous a-t-elle été posée ?
Non, elle ne m’a pas été posée.
A-t-elle reçu une réponse dans cette lettre ?
Le paragraphe III, d parle de la nécessité de prendre des mesures défensives.
Est-ce que cette référence se rapporte à la quatrième question que je vous pose maintenant ? « Les ports doivent-ils être développés au maximum pour servir de bases, ou offrent-ils déjà des avantages marqués comme lieux éventuels de ravitaillement ? »
Non, ces questions n’ont pas de rapport entre elles.
Cette quatrième question vous a-t-elle été posée ?
Oui.
A-t-elle reçu une réponse ?
Dans cette lettre ? Non.
Que signifient alors les chiffres romains II et III ? Ne répondent-ils pas à la question de savoir s’il convient d’outiller ces ports pour qu’ils puissent servir de bases, ou si on ne peut les utiliser que comme des centres de ravitaillement ?
Ils indiquent les moyens que l’on estimait nécessaires pour les développer au maximum afin d’en faire des bases.
Voulez-vous lire la dernière phrase du document. Il y est dit : « Établissement d’un centre de ravitaillement éventuel en carburant, à Narvik ». N’est-ce pas là une réponse à la question de savoir si un centre d’approvisionnement est suffisant ?
Oui, j’avais sauté cette phrase.
Puis-je résumer en disant que la première et la quatrième questions vous ont été posées, et que vous y avez répondu, tandis que la deuxième et la troisième ne vous ont pas été posées, et que vous n’y avez pas répondu ?
Oui.
Dans le Journal de l’État-Major d’opération navales, on peut lire : « Le Commandant en chef des sous-marins considère que ces ports sont extrêmement précieux, même s’ils ne devaient servir que comme bases temporaires de ravitaillement et d’équipement aux sous-marins de l’Atlantique ». Cela ne signifie-t-il pas que l’amiral Dönitz avait déjà étudié cette question avant votre visite à Berlin ? Ou alors, que veut dire cette note ?
C’était ma propre opinion, que j’étais justifié à donner en ma qualité de chef de l’État-Major d’opérations.
C’était la première fois que ces projets de points d’appui étaient portés à votre connaissance ?
Non. Nous avions déjà étudié la question de savoir si le ravitaillement des sous-marins pouvait être amélioré par l’emploi de bateaux, en Islande, par exemple.
Ces considérations étaient-elles plus ou moins liées à la question de savoir si l’on devait entrer en guerre contre le pays intéressé ?
Non.
Je vais vous soumettre maintenant le document GB-91. Vous le trouverez à la page 18 du livre de documents du Ministère Public. Il s’agit d’un ordre d’opérations donné par le Commandant en chef des sous-marins le 30 mars 1940, pour l’entreprise contre la Norvège. Est-il exact que c’est votre ordre d’opérations ?
Oui.
Combien de jours avant l’entreprise contre la Norvège cet ordre a-t-il été promulgué ?
Environ dix jours.
Le paragraphe II, 5 contient la phrase suivante : « Les forces navales vogueront vraisemblablement sous pavillon britannique au moment de l’entrée dans le port et jusqu’à ce que les troupes aient débarqué, excepté à Narvik ». Est-ce là l’ordre donné par le Commandant en chef des sous-marins à ses bâtiments ?
Non. Ce passage apparaît sous le titre :
« Renseignements sur nos propres forces de combat ».
Que signifie, par conséquent, cette indication ?
Elle signifie que les sous-marins étaient informés du fait que, dans certains cas, nos propres unités pourraient arborer d’autres pavillons.
Mais, quel était l’objet d’une telle mesure ?
Il était indispensable d’éviter les erreurs d’identification possibles.
Y a-t-il dans cet ordre d’autres références à des erreurs d’identification ?
Oui.
Où donc ?
Dans le paragraphe IV, 5.
Veuillez en donner lecture.
Il y est dit : « Veiller à ne pas confondre nos propres unités avec celles de l’ennemi. Après l’ordre... »
Non, seulement cette phrase. Donnait-on ainsi l’ordre aux sous-marins d’attaquer les forces norvégiennes ?
Non.
Voulez-vous montrer sur cet ordre ce qu’on dit à ce propos.
Le paragraphe IV, a, 2, déclare : « Seules, les forces navales ennemies et les transports de troupes doivent être attaqués ».
Qu’entendait-on par « forces ennemies » ?
C’étaient les forces anglaises, françaises et russes — non, pardon, pas les russes. Il est dit également : « Aucune action ne doit être entreprise contre les forces norvégiennes et danoises, à moins qu’elles ne déclenchent une attaque contre nos propres forces ».
Veuillez regarder le paragraphe VI, c.
On y lit : « Les vapeurs ne doivent être attaqués que lorsqu’ils ont été identifiés au-delà de tout soupçon comme étant des transports de troupes ennemis ».
Le Commandant en chef des sous-marins a-t-il eu connaissance des mesures politiques prises à la suite d’incidents causés par les sous-marins ?
Parfaitement.
De quelle manière ?
Les sous-marins avaient reçu l’ordre de communiquer immédiatement par TSF les incidents qui se produiraient et de donner des détails ultérieurement.
Je crois que vous n’avez pas bien compris ma question. Je vous ai demandé si le Commandant en chef des sous-marins était au courant de la façon dont un incident provoqué par un sous-marin était réglé par la suite avec une puissance neutre ?
En général, non.
Pouvez-vous, à ce propos, vous rappeler un cas particulier ?
Je me rappelle le cas du vapeur espagnol Monte Gorbea, à propos duquel j’appris par la suite que l’Espagne avait reçu une promesse d’indemnisation. Je ne sais plus exactement si j’ai reçu ce renseignement par la voie officielle ou si je l’ai appris accidentellement.
Je voudrais maintenant établir les dates de certains ordres que j’ai présentés au Tribunal. Je vous présente l’ordre de guerre permanent n° 171, qui se trouve à la page 159 du volume III du livre de documents. A quelle date fut-il promulgué ?
Je voudrais d’abord le voir.
Je vous en prie.
Cet ordre doit dater de l’hiver 1939-1940, probablement de 1939.
Sur quoi basez-vous votre affirmation ?
Sur la référence contenue au paragraphe 4, a sur l’équipement en grenades sous-marines. Ceci ne fut tenu pour acquis que plus tard. Je la déduis également de la référence contenue en 5, b sur la modification des mots et des signaux lumineux, qui fut décidée alors pour la première fois.
Vous ne pouvez préciser le mois ?
Je présume que c’est le mois de novembre. 555
Je vous soumets maintenant l’ordre de guerre permanent n° 122, que vous trouverez à la page 226 du volume IV du livre de documents. Jusqu’ici, tout ce que nous savons de cet ordre c’est qu’il fut promulgué avant le mois de mai 1940. Pouvez-vous nous donner une date plus précise ?
Il doit avoir été promulgué environ à la même époque que le premier, c’est-à-dire en novembre 1939.
Je vous remercie. Comment la guerre sous-marine fut-elle pratiquement menée par le Commandant en chef des sous-marins ? Veuillez nous l’expliquer.
Tous les ordres basés sur des questions de Droit international émanaient de l’État-Major des opérations navales. Celui-ci se réservait également le droit de fixer le théâtre d’opérations, par exemple, de répartir les sous-marins dans l’Atlantique, dans la Méditerranée et dans la mer du Nord. A l’intérieur de ces zones respectives, la direction de la guerre sous-marine était, d’une façon générale, laissée à l’entière discrétion du Commandant en chef des sous-marins.
Les ordres permanents étaient-ils donnés aux sous-marins oralement ou par écrit ?
Par écrit.
N’y avait-il pas également des directives orales ?
Les directives orales, données personnellement par le Commandant en chef des sous-marins, jouaient un rôle spécial et dépendaient de l’influence qu’il exerçait sur les officiers ; il en était de même pour les commentaires des dispositions contenues dans les ordres écrits.
A quelles occasions cette influence personnelle pouvait-elle s’exercer ?
Surtout à propos des rapports des commandants après chaque mission. Il est probable qu’il n’y a eu que très peu de commandants qui n’aient pas fait de rapport détaillé au commandant des sous-marins après chaque mission.
Était-il possible également de modifier oralement des ordres écrits et de leur donner une interprétation diamétralement opposée ?
Cette possibilité existait peut-être, mais on n’en a jamais usé.
Est-ce que les commandants, dans leur rapport oral, pouvaient se risquer à émettre une opinion contraire à celle du Commandant en chef des sous-marins ?
Absolument. Celui-ci demandait même à ses officiers de lui donner dans chaque cas leur opinion personnelle, de façon à rester en contact direct avec eux, à savoir ainsi exactement ce qui se passait sur le front, et pouvoir redresser la situation chaque fois que cela s’avérait nécessaire.
A-t-on utilisé ces contacts personnels pour la transmission orale d’ordres iniques ?
Non.
Le Ministère Public soutient qu’il existait un ordre — vraisemblablement un ordre oral — interdisant de consigner dans le livre de bord les mesures considérées par le Droit international comme douteuses ou injustifiées. Cette prétention est-elle exacte ?
Non, il n’y avait pas d’ordre général. Je me rappelle seulement deux cas particuliers où il a été ordonné que certains événements ne soient pas consignés sur le livre de bord.
De quels cas s’agit-il ?
Le premier cas fut celui de l’Athenia ; le second celui d’un forceur de blocus allemand, venant du Japon, qui fut coulé par un sous-marin allemand.
Avant de vous demander d’autres précisions, je voudrais savoir la raison pour laquelle on rayait ces événements du livre de bord.
Il fallait garder le secret. Les livres de bord des sous-marins étaient lus par de très nombreuses personnes : d’abord, dans les centres d’instruction de l’arme sous-marine, et ensuite dans de nombreux services du Haut Commandement. On prenait donc grand soin de garder le secret.
En combien d’exemplaires rédigeait-on le livre de bord des sous-marins ?
En six ou huit exemplaires.
La suppression de ces événements du livre de bord signifiait-elle que tous les exemplaires étaient détruits dans chaque service, ou bien certains États-Majors conservaient-ils ces exemplaires ?
Ces comptes rendus étaient envoyés au Commandant en chef des sous-marins, et probablement à l’État-Major des opérations navales.
Existait-il un ordre de guerre permanent pour le règlement de ces incidents ?
Oui.
Quelles étaient ses dispositions ?
Il stipulait que ces incidents devaient faire l’objet d’un rapport radiotélégraphique, et qu’un rapport complémentaire devait être fourni plus tard, soit par écrit, soit oralement.
Cet ordre contient-il une allusion quelconque à l’omission de ces incidents du livre de bord ?
Non.
Voulez-vous me dire comment on procéda à cette altération du livre de bord, dans le cas de l’Athenia ?
Dans le cas de l’Athenia, le lieutenant de vaisseau Lemp déclara à son retour qu’il avait torpillé ce bateau croyant qu’il s’agissait d’un croiseur auxiliaire. Je ne saurais plus vous dire exactement si c’était là la première fois que j’apprenais l’existence d’une telle possibilité, ou si on avait déjà songé à l’éventualité d’un torpillage par un sous-marin allemand. Lemp fut envoyé à Berlin pour y faire son rapport et on ordonna le secret absolu sur cette affaire.
Qui ?
L’État-Major des opérations navales, après qu’un ordre provisoire eut été donné par nos services. J’ai donné l’ordre de supprimer ce fait du livre de bord du sous-marin.
Et cela, bien entendu, sur les ordres de l’amiral Dönitz, n’est-ce pas, qui l’avait ordonné ?
Parfaitement, ou en son nom.
Avez-vous participé au règlement ultérieur de cet incident ?
Dans la mesure seulement où il s’est agi d’infliger une sanction à Lemp. Si mes souvenirs sont exacts, le commandant des sous-marins n’a pris contre lui qu’une sanction disciplinaire ; en sa faveur, jouait en effet le fait que cet incident se produisit dans les premières heures de la guerre, et on prétendit que dans son excitation il n’avait pas cherché à identifier le navire aussi soigneusement qu’il aurait dû le faire.
Vous ai-je bien compris lorsque vous avez déclaré que les détails relatifs au torpillage de l’Athenia ont été conservés à la fois par le Commandant en chef des sous-marins, et, selon vous, par l’État-Major des opérations navales également ?
Je ne puis le dire avec certitude qu’en ce qui concerne le Commandant en chef des sous-marins.
Vous avez parlé tout à l’heure d’un autre cas d’altération d’un livre de bord. Quel est-il ?
Voici comment se produisit l’incident : un forceur de blocus allemand, un navire de commerce revenant du Japon, fut par erreur torpillé par un sous-marin allemand et coulé dans l’Atlantique nord. Cet événement ne fut pas rapporté au livre de bord.
Il s’agissait donc simplement de ne pas révéler l’affaire aux services allemands ?
Oui. Les Anglais furent, je crois, mis au courant de l’affaire par les rescapés, mais on ne devait rien dire aux équipages des autres forceurs de blocus.
De documents soumis au Tribunal par la Défense, il ressort que, jusqu’à l’automne 1942, les sous-marins allemands se sont efforcés de sauver les équipages naufragés tout en sauvegardant la sécurité de leurs unités et sans contrecarrer les ordres reçus. Est-ce conforme aux expériences que vous avez vécues ?
Oui.
Je voudrais vous poser maintenant un certain nombre de questions au sujet de l’ordre du Laconia qui a encore besoin d’être éclairci. Il s’agit du document GB-199. Vous savez que le Ministère Public soutient que cet ordre a été donné à l’effet de tuer les naufragés survivants. Qui l’a formulé ?
Où cela se trouve-t-il ?
Dans le livre de documents du Ministère Public, à la page 36, Monsieur le Président.
Je ne peux plus en parler avec certitude. En somme, cet ordre fut discuté entre le Commandant en chef des sous-marins, le premier officier de l’État-Major, et moi-même. Le commandant des sous-marins expliqua le sens général de l’ordre, puis l’un de nous le rédigea. Il se peut que je l’aie fait moi-même.
En tout cas, l’amiral Dönitz l’a signé ?
Probablement, oui.
L’amiral Dönitz croyait se souvenir que vous et le capitaine Hessler vous étiez opposés à cet ordre. Vous le rappelez-vous ? Si oui, expliquez votre attitude.
Non, je ne me le rappelle pas.
Quel était le sens de cet ordre ?
Il est très clair : il interdisait les mesures de sauvetage.
Pourquoi cette interdiction n’a-t-elle pas été formulée par une référence à l’ordre de guerre permanent n° 154, promulgué au cours de l’hiver 1939-1940 ?
Docteur Kranzbühler, un ordre écrit est certainement éloquent en soi. A moins qu’il n’y ait une expression à double sens, l’ordre doit être interprété d’après le sens usuel des mots.
Je n’avais nullement l’intention d’insister sur cette question, Monsieur le Président. Témoin, je voudrais vous répéter ma dernière question : pourquoi, au lieu de promulguer un nouvel ordre, n’a-t-on pas simplement invoqué l’ordre de guerre permanent n° 154, promulgué au cours de l’hiver 1939-1940 ?
Je me réfère, Monsieur le Président, au document GB-196, qui se trouve à la page 33 du livre de documents du Ministère Public. (Au témoin.) Vous vous souvenez de cet ordre ? Je vous l’ai fait montrer.
Parfaitement. Cet ordre était déjà rapporté lors de la promulgation de l’ordre du Laconia ; d’ailleurs, une simple référence à un ordre déjà promulgué aurait enlevé tout le caractère d’actualité qui est le propre d’un ordre.
Voulez-vous dire qu’en principe vos services ne promulguaient pas d’ordres par référence à des ordres antérieurs ?
On l’évitait dans la mesure du possible, c’est-à-dire presque toujours.
Voulez-vous m’expliquer pourquoi cet ordre fut promulgué secrètement ?
Son émission avait eu lieu après une opération au cours de laquelle nous avions perdu deux navires, et il contenait une réprimande sévère à l’égard des officiers intéressés. Il n’était pas dans nos habitudes de faire des critiques qui puissent être révélées à tous, sauf aux commandants et aux officiers.
En quoi consistait cette réprimande sévère ?
Veuillez nous l’expliquer.
Elle s’explique à la lumière des événements antérieurs, c’est-à-dire des événements qui provoquèrent l’interdiction. Elle est contenue, pour la plus grande part, dans la phrase qui commence ainsi : « Le sauvetage contredit les exigences les plus élémentaires... » Elle est également impliquée par la dureté avec laquelle on a reproché à l’officier d’avoir été faible.
Cela veut-il dire qu’on accusait le commandant d’avoir mis son bâtiment en danger à propos du sauvetage du Laconia, et d’avoir adopté un comportement qui n’était pas imposé par les lois de la guerre ?
Parfaitement, et cela après avoir répété maintes et maintes fois qu’au cours de l’action il était nécessaire de se conformer aux lois de la guerre.
Vous avez été entendu sur cette affaire au lendemain de la capitulation, comme vous me l’avez dit. Vous avez été alors incapable de vous souvenir du texte exact de l’ordre. Comment cela se fait-il ?
Certains ordres devaient être classés dans des dossiers collectifs et on pouvait les voir très fréquemment. Ce n’était pas le cas de l’ordre en question, qui fut classé séparément après sa rédaction. Je ne l’ai pas revu depuis sa promulgation jusqu’à la fin de la guerre.
Sous quelle rubrique un ordre était-il classé dans le dossier ?
« Ordre courant » ou « Message d’avertissement ».
Fut-ce le cas de l’ordre qui nous intéresse ?
C’était mentionné dans le titre de l’ordre considéré. Mais ce ne fut pas le cas ici.
Nous pouvons donc conclure du fait que ce message ne portait pas la rubrique « Ordre courant » ni « Message d’avertissement » qu’il n’appartenait pas à ce dossier ?
Oui.
Comment se fait-il alors que le capitaine de corvette Möhle ait fait état de cet ordre, selon toute apparence jusqu’à la fin de la guerre ?
Le capitaine de corvette Möhle recevait par TSF tous les ordres donnés par le Commandant en chef des sous-marins. Il avait le droit de choisir parmi ces messages ceux qu’il estimait nécessaires à l’instruction des officiers qui allaient prendre la mer. Peu importait que l’ordre portât la mention « Avertissement » ou « Ordre courant ». Il avait manifestement relevé ce message et s’en servait pour instruire les officiers.
Möhle ne vous a-t-il jamais demandé des précisions sur l’interprétation de cet ordre ?
Non.
N’aviez-vous pas appris d’une autre source que cet ordre signifiait qu’il fallait anéantir les survivants ?
Non.
Estimez - vous d’après vos propres expériences que cet ordre a eu ou aurait pu avoir un effet pratique quelconque sur les pertes navales subies par les Alliés ?
Il est très difficile d’en juger. A cette époque, près de 80% des attaques effectuées par des sous-marins allemands l’ont probablement été dans des conditions rendant impossible toute tentative de sauvetage. Elles étaient en effet dirigées contre des convois ou des navires se trouvant dans les zones côtières. Le fait que douze commandants et mécaniciens ont été ramenés comme prisonniers par les sous-marins révèle ce qui s’est passé dans les autres cas. Il est difficile d’affirmer en toute certitude qu’il était possible de procéder dans tous les cas à des mesures de sauvetage. La situation était probablement telle que les marins alliés se sentaient beaucoup plus en sûreté dans leurs bateaux de sauvetage qu’à bord du sous-marin, et ils devaient être ravis de voir celui-ci s’éloigner à l’horizon après l’attaque. Le fait que la présence du sous-marin représentait un danger ressort du cas du Laconia où deux sous-marins furent attaqués par l’aviation alors qu’ils s’employaient à sauver les survivants. Je crois qu’il est absolument impossible de savoir si cet ordre a eu un effet dans un sens ou dans un autre.
Que voulez-vous dire par « dans un sens ou dans un autre » ?
Dans le sens d’une augmentation ou une diminution des pertes en marins ennemis.
Il y a un point que je n’ai pas très bien saisi. Vous avez signalé qu’environ douze capitaines et officiers mécaniciens avaient été faits prisonniers après la promulgation de cet ordre. Voulez-vous dire par là que ce n’est que dans ces seuls cas d’espèce qu’il fut possible, sans compromettre la sécurité du sous-marin, d’exécuter l’ordre qui avait été donné de tirer ces officiers de leurs canots de sauvetage ?
Que cela n’eût été possible que dans ces seuls cas, c’est beaucoup dire, mais c’est une indication sur le nombre de ces cas.
Je voudrais maintenant vous soumettre un ordre adressé par radio au lieutenant de vaisseau Schacht. Il se trouve à la page 36 du livre de documents du Ministère Public. Ce message est également « très secret ». Quelle en est la raison ?
Il s’agit d’un avertissement sévère infligé au commandant.
Dans quelle mesure cette réprimande était-elle justifiée ? Schacht n’avait-il pas reçu des instructions antérieures pour ne sauver que les Italiens ?
Non ; mais on avait supposé que les commandants de sous-marins comprendraient qu’il était très important que les Alliés fussent sauvés, c’est-à-dire de leur épargner la captivité. De plus, au cours des opérations, on avait recommandé à plusieurs reprises aux commandants de se montrer extrêmement prudents.
Puis vint le compte rendu de Schacht qui semblait indiquer qu’il avait contrevenu aux ordres donnés. Envisagée rétrospectivement, l’opération de Schacht a dû avoir lieu avant la promulgation de l’ordre en question, de sorte que l’accusation était en partie injustifiée.
Est-ce qu’à la suite de cet ordre de septembre 1942 les sous-marins entreprirent de nouvelles mesures de sauvetage ?
Oui, dans certains cas isolés.
Le Commandant en chef des sous-marins s’y est-il opposé ?
Je ne m’en souviens pas.
Est-ce qu’à votre connaissance des équipages de sous-marins ont délibérément abattu des naufragés ?
Le seul cas dont j’ai eu connaissance — et ceci après la capitulation — est celui du commandant Eck. Nous avons entendu une radio ennemie faire des allusions à ces événements, mais nous avons été incapables d’en tirer des conclusions.
Je vais vous soumettre maintenant un document GB-203 que le Ministère Public considère comme une preuve de l’exécution des naufragés. C’est le livre de bord du U-244, dont j’ai fait reproduire un extrait à la page 74 du volume II de mon livre de documents. Cet extrait décrit une attaque effectuée par le sous-marin contre un bateau de pêche britannique. Vous avez déjà vu ce livre de bord. Est-ce qu’à son retour le commandant a rendu compte de sa mission ?
Oui.
A-t-il parlé de l’exécution des naufragés ?
Non.
D’après les déclarations d’un survivant du bateau de pêche Noreen Mary, Mac Allister, ce navire avait un canon à son bord. Savez-vous si les canons des bateaux de pêche se trouvaient à l’arrière ou à l’avant ?
Presque toujours à l’avant, en proue.
Vous souvenez-vous, à l’aide de cet extrait, et d’après ce que vous vous rappelez du rapport du commandant, des détails exacts de cet incident ?
Lorsque le sous-marin émergea, il aperçut plusieurs navires escortant des bateaux de pêche non loin du cap Wrath. Il essaya de torpiller un de ces bateaux de pêche.
Docteur Kranzbühler, le témoin essaie-t-il de reconstituer l’incident à l’aide de ces documents ?
Je lui demande de raconter l’incident d’après ce qu’il se rappelle du rapport du commandant, complété par le journal de bord.
Mais il n’a pas dit s’il avait jamais vu ce commandant.
Mais si, Monsieur le Président.
Alors, tout ce qu’il peut nous dire c’est ce que le commandant lui a rapporté.
Parfaitement, Monsieur le Président.
Alors demandez-le lui.
Veuillez, après avoir lu le journal, nous dire ce dont vous vous souvenez.
Un instant, je vous prie. S’il se rappelle ce que le commandant lui a dit, il peut nous le dire ; mais le journal parle de lui-même et le témoin ne peut pas reconstituer l’incident en s’y référant. Il ne peut que nous dire ce que le commandant lui a rapporté.
Parfaitement. (Au témoin.) Voulez-vous nous faire part de vos souvenirs personnels ?
Le commandant déclara qu’il avait rencontré un certain nombre de bateaux de pêche dans le voisinage immédiat des côtes, fait tout à fait exceptionnel pour l’époque. Ayant échoué dans sa tentative d’en torpiller un, il lé coula à coups de canon. Ceci était d’autant plus remarquable que, d’abord, cet incident s’était déroulé extraordinairement près des côtes et qu’ensuite le commandant avait risqué un duel d’artillerie, puisque d’autres bâtiments se trouvaient autour du bateau de pêche bombardé.
Ces autres bateaux étaient-ils aussi armés ?
On devait alors supposer que chaque bateau de pêche était armé.
Le témoin Mac Allister estimait que le sous-marin avait fait surface à 50 yards du bateau de pêche. D’après vos souvenirs et votre expérience personnelle, est-ce possible ?
Je ne me rappelle pas les détails. Mais c’est inhabituel de la part d’un commandant.
Mac Allister déclara également que le sous-marin avait utilisé des obus remplis de fil de fer.
Un instant, je vous prie. Docteur Kranzbühler, le Tribunal estime que le témoin ne doit pas exprimer des opinions semblables. Il doit nous relater des faits dont il a une connaissance précise. Il nous raconte qu’à son avis, il est impossible qu’un officier ait pu faire approcher en surface son sous-marin à 50 yards du navire.
Oui.
Cela n’a aucun intérêt.
Monsieur le Président, je voulais simplement demander au témoin si les sous-marins allemands se servaient d’obus remplis de fil de fer, comme l’affirme le témoin Mac Allister. Cette question n’est pas pertinente ?
Des obus remplis de fil de fer ?
Oui, c’est la question que je voulais lui poser. Témoin, voulez-vous y répondre ?
De tels obus n’existaient pas. 565
Cette attaque du sous-marin contre le Noreen Mary a-t-elle été communiquée aussitôt par radio ? Que savez-vous à ce sujet ?
Vous faites allusion à une communication du sous-marin ?
Non, de la part des Britanniques.
Autant que je m’en souvienne, on a intercepté un message par radio envoyé par un bâtiment britannique et communiquant qu’une attaque par sous-marin avait eu lieu dans la région.
Mention d’un message radio est faite au journal de guerre. C’est un message adressé à 1 h. 27 à Matschulat : il s’agit donc d’un message adressé par vos soins aux commandants de sous-marins : « Un vapeur anglais signale une attaque de la part d’un sous-marin allemand à l’ouest du cap Wrath »
C’est le message destiné à informer le sous-marin qu’on avait intercepté un message radiotélégraphique envoyé par un navire britannique annonçant qu’une attaque avait eu lieu dans ces parages.
Je voudrais maintenant vous poser une question à propos de l’ordre de guerre permanent n° 511, qui se trouve à la page 46 du tome 1 de mon livre de documents. Lorsque j’ai présenté cet ordre au Tribunal, celui-ci n’était pas sûr de la signification du paragraphe 2, que je vais lire :
« Les capitaines et officiers des navires neutres qui peuvent être coulés conformément à l’ordre de guerre permanent n° 101 (par exemple les Suédois, en dehors du trafic de Göteborg), ne doivent pas être pris à bord, car leur internement n’est pas admis par le Droit international ».
Pouvez-vous me dire d’abord après quelles considérations et à la suite de quelles expériences ce paragraphe 2 a été adopté ?
Un jour, un sous-marin ramena en Allemagne un officier uruguayen, dont le navire avait été coulé ; nous craignions de libérer cet officier car il aurait pu raconter ce qu’il avait vu au cours de son internement à bord du sous-marin. Cet ordre avait pour but d’éviter que de pareilles difficultés se reproduisent à l’avenir, car le commandant uruguayen devait être mis en liberté et le fut effectivement.
Que signifie la référence aux « navires neutres qui peuvent être coulés conformément à l’ordre de guerre permanent n° 101 » ?
Puis-je voir cet ordre ? (Le document est remis au témoin.)
Dans l’ordre de guerre permanent n° 101 se trouvent les directives suivantes, sur le torpillage des navires neutres. Une fois dans la zone du blocus, tous les bateaux neutres peuvent en principe être coulés, avec deux grandes exceptions, ou plutôt, deux exceptions générales : la première est faite pour les navires appartenant à certains pays neutres avec lesquels on conclu certains accords pour déterminer les routes de navigation ; la seconde concerne les navires appartenant à certains pays neutres que l’on peut supposer ne pas être exclusivement au service de l’ennemi. En dehors de la zone du blocus, les navires neutres peuvent être coulés, d’abord si leur neutralité n’est pas apparente, chose qui doit les faire considérer comme ennemis, et ensuite si leur attitude n’est pas conforme à celle des bâtiments neutres.
Comme ceux par exemple, qui naviguaient dans des convois ennemis ?
Oui, lorsqu’ils naviguaient en convois, ou s’ils signalaient par radio la présence de sous-marins allemands.
Le paragraphe 2 implique-t-il que les commandants des bâtiments neutres devaient être moins bien ou mieux traités que les commandants de bâtiments ennemis ?
Il ne s’agit pas d’un traitement meilleur ou pire ; il s’agit du problème des prisonniers. On ne devait pas faire de prisonniers, car ce n’était pas possible. La question de savoir S’ils bénéficiaient d’un traitement meilleur ou pire ne fait aucun doute. Les commandants des navires ennemis évitaient généralement d’être pris à bord du sous-marin, probablement parce qu’ils se sentaient plus en sûreté dans leurs canots de sauvetage.
Que savez-vous des ordres donnés au début de l’invasion sur le respect dû aux navires-hôpitaux ?
Au début de l’invasion, prévalait la règle applicable dans toutes les zones, que les navires-hôpitaux ne devaient pas être attaqués. Les commandants opérant dans la zone d’invasion nous apprirent qu’un très important trafic de navires-hôpitaux avait été constaté.
D’où à où ?
Entre les plages de débarquement de Normandie et l’Angleterre. Le Commandant en chef des sous-marins fit alors faire des recherches par les services compétents pour contrôler si le trafic des navires-hôpitaux était aussi intense qu’on l’avait prétendu dans ces rapports. Ce fait fut reconnu exact.
Que voulez-vous dire par là ?
Que le nombre des navires-hôpitaux signalés correspondait au chiffre probable des blessés. Il fut ensuite expressément spécifié qu’à l’avenir les navires-hôpitaux ne devaient pas être attaqués.
Ce respect strict témoigné envers les navires-hôpitaux était-il alors conforme à nos intérêts propres ?
A cette époque, nous n’avions de navires-hôpitaux que dans la mer Baltique, zone à laquelle nos adversaires refusaient de reconnaître l’application de la Convention de Genève. Nous n’avions donc aucun intérêt particulier à respecter les navires-hôpitaux.
Connaissez-vous un cas au cours de cette guerre où un sous-marin allemand ait coulé un navire-hôpital ennemi ?
Non.
Est-ce que le fait s’est produit de la part de l’adversaire ?
Le Tübingen, navire-hôpital allemand, a été, je crois, coulé par des avions anglais en Méditerranée.
Vraisemblablement, à cause d’une erreur d’identification ?
Docteur Kranzbühler, la question des navires-hôpitaux allemands coulés n’est pas pertinente en la matière.
Je voulais simplement montrer par là, Monsieur le Président, qu’une erreur d’identification peut se produire et qu’un navire-hôpital a pu effectivement être victime d’une telle erreur. J’avais donc l’intention de prouver que lorsqu’un navire était coulé, on ne pouvait pas forcément conclure que l’ordre en avait été donné.
Le Tribunal comprend très bien que des erreurs puissent être commises dans la guerre navale. C’est de notoriété publique. Suspendrons-nous l’audience maintenant ?
Oui, Monsieur le Président.
Amiral Godt, vous connaissez l’amiral Dönitz depuis 1934 exactement, et vous avez eu beaucoup affaire à lui. Pendant cette période, s’occupa-t-il de politique ?
A ma connaissance, il ne s’est absolument pas occupé de politique avant sa nomination au poste de commandant en chef de la Marine de guerre. En cette qualité, il lui arriva de faire des discours dépassant le cadre de la Marine. Par exemple, il s’adressa à des ouvriers des docks, fit un discours à la Jeunesse hitlérienne à Stettin et parla à la radio à l’occasion de la « Journée des héros », le 20 juillet. Je ne me souviens pas d’autres cas.
Ces discours n’avaient-ils pas toujours trait aux tâches de la Marine, par exemple, lorsqu’il parla aux dockers à la construction des navires ?
Dans le cas des dockers, oui.
Et de la Jeunesse hitlérienne ?
Aussi.
Et quel était le rapport ?
II s’agissait, je crois, du recrutement pour la Marine.
Choisissait-il ses officiers pour leur valeur militaire ou pour l’idéologie qu’ils soutenaient ?
On ne prenait en considération que leurs qualités personnelles et militaires. Leurs idées politiques n’entraient pas en ligne de compte.
Le Tribunal estime qu’il est très important de savoir si l’amiral Dönitz était ou aurait dû être au courant de certains événements étrangers à la Marine. Pouvez-vous me parler de la composition de son entourage ?
II fréquentait presque exclusivement ses propres officiers et les officiers de son âge. Il n’avait guère d’autres relations en dehors de ces milieux.
Après sa nomination de Commandant en chef de la Marine, les choses ont-elles beaucoup changé ?
Non. Il a probablement eu d’autres contacts avec des personnes appartenant à des milieux différents, mais dans l’ensemble ses relations sont restées les mêmes.
Où vivait-il effectivement depuis sa nomination de Commandant en chef de la Marine ?
Il était la plupart du temps au Quartier Général de l’État-Major des opérations navales près de Berlin.
Vivait-il dans sa famille ou dans son État-Major ?
Il habitait avec sa famille, mais il passait la plus grande partie de sa vie dans son État-Major.
Et où vivait-il lorsque son État-Major fut transféré dans les locaux Koralle dans la région de Berlin, à l’automne 1943 ?
A son Quartier Général, où sa famille habitait également, tout au moins pendant un certain temps ; cependant, ses entrevues officielles se prolongeaient généralement très tard dans la soirée.
Autrement dit, à partir de cette époque, il a vécu constamment au Quartier Général de la Marine ?
Oui.
Plus qu’aucun autre officier vous avez été à même d’étudier de très près la carrière de l’amiral Dönitz. Pouvez-vous me dire quels étaient, d’après vous, les motifs qui inspiraient la promulgation de ses ordres militaires ?
Vous ne pouvez pas parler des motifs. Vous ne pouvez pas prouver les intentions des individus. Vous ne pouvez prouver que leurs paroles et leurs actes.
Monsieur le Président, je crois cependant qu’un officier qui, pendant de longues années, a vécu avec un autre officier, doit connaître dans une certaine mesure les mobiles des actions de celui-ci, en se basant sur la nature de ces actions et sur les confidences reçues. Cependant, je puis poser ma question différemment.
II peut témoigner sur sa personnalité mais ne doit pas essayer de prouver les mobiles de ses actions.
Je vais donc l’interroger sur sa personnalité. (Au témoin.) L’amiral Dönitz ne vous-a-t-il jamais exposé les motifs personnels qui le poussaient à donner un ordre ou à entreprendre quelque chose ?
Jamais.
Docteur Kranzbühler, vous posez exactement la même question.
Je m’excuse, Monsieur le Président, je croyais qu’elle était différente.
Personne ne l’accuse d’avoir été égoïste, mais on l’accuse des différents crimes qui sont énumérés dans l’Acte d’accusation.
Je vais donc lui poser une question se rapportant directement aux allégations du Ministère Public. Celui-ci l’a accusé de cynisme et d’opportunisme, approuvez-vous ce jugement ?
Non.
Quelle est votre opinion ?
J’estime que c’était un homme dont l’esprit était uniquement tourné vers son travail, son devoir, les problèmes maritimes et les hommes qui étaient sous ses ordres.
Monsieur le Président, je n’ai pas d’autres questions à poser au témoin.
Un avocat désire-t-il poser des questions au témoin ? (Pas de réponse.)
Monsieur le Président, je voudrais d’abord mentionner le document que j’ai présenté ce matin aux fins de contre-interrogatoire. Il avait d’ailleurs été déjà présenté : c’était le D-658 (GB-229). C’est le document concernant Bordeaux ; et une discussion s’était élevée sur la question de savoir s’il s’agissait de l’entreprise du commando de Bordeaux. Il était question de savoir s’il émanait de la SKL, c’est-à-dire du journal de l’État-Major des opérations navales ou de celui de quelque formation subordonnée. L’Amirauté m’en a donné confirmation, et je vais présenter l’original à la Défense. Il provient du journal de guerre de la SKL ou État-Major naval d’opérations, numéro 1, partie A de décembre 1942. C’est donc le journal de guerre de l’accusé Raeder et du témoin (Au témoin.) Vous avez dit, témoin, que vous ne vous souvenez pas avoir protesté contre cet ordre du 17 décembre 1942 ?
Oui.
Je vais essayer de rafraîchir vos souvenirs. Voulez-vous regarder le document D-865 ? Monsieur le Président, c’est la pièce GB-458. C’est un extrait de l’interrogatoire subi le 6 octobre par l’amiral Dönitz, je dois dire que le procès-verbal a été rédigé en anglais et que, par conséquent, la traduction allemande ne représente pas nécessairement les paroles exactes de l’amiral. (Au témoin.) Voulez-vous regarder la page 2 de ce document, à la fin du premier paragraphe. C’est la fin du premier paragraphe de la page 207 du texte anglais. L’amiral traite de l’ordre du 17 décembre 1942, et il déclare dans cette dernière phrase du paragraphe en question : « Je me souviens que le capitaine Godt et le capitaine Hessler étaient opposés à ce télégramme. Ils me l’ont déclaré expressément car, disaient-ils, « il pourrait y « avoir une mauvaise interprétation ». Mais je devais transmettre cet ordre à ces bâtiments afin d’éviter ce 1% de pertes. Je devais leur donner une raison afin qu’ils ne se sentissent pas obligés de le faire ».
Vous rappelez-vous maintenant avoir dit à ce moment-là : « Il pourrait y avoir une mauvaise interprétation » ?
Non. Je ne m’en souviens plus.
Il y a un autre extrait à la page 3 du texte anglais, et au bas de la page 2 du texte allemand : « J’ai ainsi envoyé un deuxième télégramme pour éviter de nouvelles pertes. J’en suis complètement et personnellement responsable car les capitaines Godt et Hessler avaient tous deux expressément déclaré qu’ils considéraient le télégramme comme ambigu ou susceptible d’être mal interprété ». Vous en souvenez-vous maintenant ?
Non, je ne me souviens pas de cela.
Voulez-vous regarder une autre déclaration du même genre, à la page 5 du texte anglais, premier paragraphe, à la page 4 du texte allemand, troisième paragraphe ; on lui a posé la question suivante :
« Pourquoi était-il nécessaire d’utiliser une phrase comme celle que je vous ai lue auparavant ? »
Monsieur le Président, vous la trouverez au bas de la page 4 :
« Les efforts déployés pour sauver les membres de l’équipage étaient contraires aux exigences les plus élémentaires de là guerre pour la destruction des navires et des équipages ennemis ». Et dans le premier alinéa de la première phrase, il est répondu : « Ces mots ne correspondent pas au télégramme ; ils ne correspondent nullement à nos actions des années 1939, 1940, 1941 et 1942, comme je vous l’ai montré en détail par l’incident du Laconia J’aimerais insister encore une fois sur le fait que les capitaines Godt et Hessler s’opposaient tous deux violemment à l’envoi de ce télégramme ».
Allez-vous encore affirmer que vous ne vous souvenez pas d’avoir protesté contre l’envoi de ce télégramme ?
J’ai déjà dit à plusieurs reprises que je ne m’en souvenais pas.
Je n’ai pas compris votre réponse. Je ne sais pas...
J’ai répété à plusieurs reprises que je ne pouvais me le rappeler.
Je vais encore vous montrer un autre extrait, le document D-866 qui deviendra GB-469. C’est un autre interrogatoire du 22 octobre.
La première question du document est la suivante :
« Considérez-vous que cet ordre soit contraire aux règles sur les prises promulguées par la Marine allemande au début de la guerre ? » Et la dernière phrase du premier paragraphe de la réponse est : « Godt et Hessler m’ont dit : « N’envoyez pas ce télégramme, car voyez-vous, il pourra un jour sembler bizarre et être « mal interprété ». Vous ne vous souvenez pas d’avoir prononcé ces paroles ?
Non.
Vous étiez un officier d’État-Major expérimenté, n’est-ce pas ?
Oui.
Vous connaissez l’importance qu’il y avait à rédiger très clairement un ordre d’opérations ?
Oui.
Ces ordres que vous promulguiez étaient destinés à de jeunes officiers âgés de 20 à 30 ans ?
Certainement pas 20 ans. Ils approchaient probablement de la trentaine.
Oui. Vous prétendez que cet ordre n’est pas ambigu ?
Oui ; peut-être en détachant une phrase du contexte vous pouvez avoir des doutes, mais non si vous lisez l’ordre complet.
Quelle était la signification des mots : « Le sauvetage va à rencontre des exigences les plus élémentaires de la guerre pour la destruction des navires et des équipages ennemis » ? (Pas de réponse.)
Voulez-vous lui montrer ? (On présente le document au témoin.)
Était-ce simplement un ordre de non-sauvetage ?
C’était une justification du reste de l’ordre qui devait servir à mettre sur un pied d’égalité tous les navires et équipages combattant contre nos sous-marins.
Tous les ordres que vous avez donnés étaient extrêmement clairs ? Avez-vous les documents de la Défense devant vous ?
Je crois que oui. Non.
Regardez le livre de documents Dönitz n° 8 à la page 10. Laissez-moi vous lire simplement le deuxième paragraphe. « Il est instamment recommandé aux sous-marins d’attaquer avec toutes les armes qui sont à leur disposition les navires ennemis reconnus armés, ou annoncés comme tels, d’après les preuves irréfutables qui sont en la possession de l’État-Major des opérations navales ». Puis la phrase suivante : « Dans la mesure où les circonstances le permettent, on s’efforcera d’effectuer le sauvetage de l’équipage, après avoir écarté la possibilité de mettre le sous-marin en danger ».
Aucun commandant ne pouvait mal interpréter cet ordre. Il est parfaitement clair.
Regardez un autre document, le D-642, à la page 103. C’est le paragraphe E de l’ordre de guerre permanent n° 154 ; ce passage se trouve au dernier paragraphe de l’ordre, page 15. Il s’agit de l’ordre sur le non-sauvetage : « Ne sauvez pas les membres des équipages, ne les prenez pas à bord et ne vous occupez pas des canots de sauvetage. Les conditions atmosphériques et l’éloignement de la terre n’ont aucune importance. Ne pensez qu’à la sécurité de votre propre bâtiment et essayez de vous assurer de nouveaux succès le plus rapidement possible. Nous devons nous montrer durs dans cette guerre. L’ennemi l’a déclenchée dans but de nous détruire : nous devons agir en conséquence ».
C’était parfaitement clair ? C’était un ordre de « non-sauvetage » ?
C’était tout aussi clair que l’ordre dont il s’agit.
Nous allons voir un ou deux autres points avant d’y revenir. Un autre ordre se trouve à la page 45 :
« Ordre du Commandant en chef des sous-marins » — je lis la troisième ligne — « de prendre à bord, comme prisonniers, les officiers des navires coulés, avec leurs papiers, s’il est possible de le faire sans mettre en danger le navire et sans nuire à ses moyens de combat ». C’était parfaitement clair ? Les buts sont bien définis ?
Il ne s’agit pas d’un ordre. C’est une simple reproduction du journal de guerre.
Oui, mais elle rapporte les termes de l’ordre. Veuillez passer à la page suivante, au paragraphe 4 :
« Essayer dans tous les cas de faire des prisonniers, si cela peut se faire sans danger pour le sous-marin ». C’est encore parfaitement clair.
Regardez à la page suivante, page 47, le paragraphe 1 de votre ordre du 1er juin 1944. Dernière phrase :
« ...c’est pourquoi tout doit être mis en œuvre pour faire de tels prisonniers, si possible sans mettre le sous-marin en danger ».
Vous nous avez dit que cet ordre du 17 septembre 1942 était un ordre de non-sauvetage. Est-ce exact ?
Oui.
Je vous demande à nouveau le sens de la phrase : « Le sauvetage va à rencontre des exigences les plus élémentaires de la guerre pour la destruction des navires et des équipages ennemis ».
C’est une justification de l’ordre disant qu’il fallait mettre sur un pied d’égalité ces navires armés et équipés pour combattre les sous-marins.
Pourquoi parlez-vous de la destruction des équipages si vous n’y faites pas allusion ?
Il s’agit de savoir si le navire doit être détruit avec son équipage, ce qui est tout autre chose que de détruire les équipages une fois qu’ils ont quitté le navire.
Et c’est tout autre chose que de ne pas sauver les équipages ?
Je ne comprends pas cette question.
La destruction des équipages est différente de leur non-sauvetage ?
II y a destruction tant que le navire et l’équipage sont ensemble.
Vous ne répondez pas à ma question. Je vous la répète : la destruction des équipages est bien différente de leur non-sauvetage ?
La destruction des équipages est différente de leur non-sauvetage.
Ces mots étaient-ils simplement destinés à donner ce que vous appeliez un caractère vivant à cet ordre ?
Colonel Phillimore, le Tribunal a déjà dit au témoin que le document était assez éloquent par lui-même.
Oui. Témoin, regardez le document suivant, dans le livre du Ministère Public ; c’est le D-663, à la dernière phrase, à propos de la destruction projetée des équipages, vous affirmez qu’il n’était pas alors dans votre intention d’y procéder, si vous en aviez eu la possibilité ?
Je croyais que l’on parlait des naufragés.
Oui ; c’est un peu la même chose. Les membres des équipages des bateaux coulés deviennent des naufragés.
Ils deviennent alors des naufragés, oui.
Veuillez maintenant répondre à ma question. Votre intention n’était-elle pas alors de détruire les équipages — ou les naufragés, si vous le préférez — si vous en aviez eu la possibilité ?
Cette question a un double sens. En ce qui concerne les naufragés, non.
Si vous n’êtes pas disposé à répondre à cette question, je passerai outre.
Vous souvenez-vous de l’affaire du capitaine Eck ?
Je ne l’ai apprise qu’après mon arrivée en Allemagne, par des officiers américains et anglais.
Savez-vous qu’il en était à son premier voyage lorsque son sous-marin a coulé, le Peleus, dont les survivants furent mitraillés ? Le savez-vous ?
Oui.
Il appartenait à la cinquième flottille de sous-marins, à Kiel, où Möhle distribuait ses instructions aux capitaines.
C’est possible.
Bien. Si, au lieu de prendre toute la responsabilité de cette entreprise, il s’était retranché derrière cet ordre du 17 septembre 1942, croyez-vous qu’il eût été traduit devant un conseil de guerre pour désobéissance ?
C’eût été possible.
D’après les termes de votre ordre, vous l’affirmez ?
Cette question aurait été tranchée par le conseil de guerre. De plus, comme je l’ai appris, Eck ne s’est pas référé à cet ordre.
Pouvez-vous expliquer au Tribunal comment le témoin Möhle a pu continuer à considérer cet ordre comme un ordre d’anéantissement depuis septembre 1942 jusqu’à la fin de la guerre ?
Je ne sais pas comment Möhle a pu être amené à interpréter cet ordre de cette façon. En tout cas, il ne m’a pas demandé d’explications.
Vous réalisez qu’il a mis sa vie en danger en admettant qu’il a donné une telle interprétation ?
Oui.
Vous savez aussi qu’un autre commandant instruit par lui a été reçu, soit par vous, soit par l’amiral Dönitz, avant son départ ?
Oui.
Ainsi qu’à son retour ?
Presque toujours, oui.
Prétendez-vous sérieusement devant le Tribunal qu’aucun de ces officiers ayant reçu cet ordre d’anéantissement n’a jamais posé de questions, soit à vous-même, soit à l’amiral Dönitz ?
Cet ordre n’a jamais été discuté.
Mais je pense qu’on a fait en sorte que cet ordre soit rédigé en termes sibyllins, afin que tout commandant de sous-marins, prêt à se conduire comme il le faisait, fût couvert par cet ordre. Est-ce exact ?
C’est une supposition.
Et que vous et Hessler aviez essayé d’en envoyer la promulgation ?
Je vous ai déjà dit que je ne m’en souvenais pas.
Monsieur le Président, je n’ai pas d’autres questions à poser.
Y a-t-il d’autres contre-interrogatoires ? Docteur Kranzbühler désirez-vous poser encore quelques questions au témoin ?
Savez-vous que le capitaine Möhle a déclaré devant ce Tribunal qu’il n’avait parlé qu’à très peu d’officiers de l’interprétation à donner à l’ordre du Laconia ?
Je l’ai lu dans la déclaration sous serment que Möhle a faite l’année dernière devant des officiers anglais.
Savez-vous que Möhle a déclaré ici, en personne, qu’il n’a parlé ni avec l’amiral Dönitz, ni avec vous-même, ni avec le capitaine Hessler, de l’interprétation de l’ordre du Laconia, bien qu’il se fût souvent mis en rapport avec votre État-Major ?
Je sais. Je ne puis vous dire maintenant si je le sais par l’affidavit que Möhle a rédigé l’année dernière ou si je le tiens d’une autre source.
On vous a soumis ici la déclaration de l’amiral Dönitz selon laquelle vous et le capitaine
Hessler auriez protesté contre l’ordre du Laconia. Vous avez déclaré que l’amiral Dönitz avait exagéré la portée de votre protestation contre cet ordre, afin d’en prendre pour lui seul toute la responsabilité ?
Un instant, je vous prie. Je ne crois pas, Docteur Kranzbühler, que vous puissiez lui demander s’il est possible que l’amiral Dönitz ait exagéré ses propos.
Monsieur le Président, je retire cette question et je n’en ai pas d’autres à poser.
Le témoin peut se retirer.
Avec la permission du Tribunal, je citerai comme témoin suivant, le capitaine Hessler.
Voulez-vous nous donner votre nom ?
Günther Hessler.
Voulez-vous répéter ce serment après moi :
« Je jure devant Dieu tout puissant et omniscient que je dirai la pure vérité et que je ne cèlerai ni n’ajouterai rien ». (Le témoin répète le serment.)
Vous pouvez vous asseoir.
Capitaine Hessler, à quel moment êtes-vous entré dans la Marine ?
En avril 1927.
Quel est votre dernier grade ?
Capitaine de frégate.
Vous êtes parent de l’amiral Dönitz ? Est-ce exact ?
Oui, j’ai épousé sa fille unique en novembre 1937.
A quel moment êtes-vous entré dans l’arme sous-marine ?
J’ai commencé mon entraînement en avril 1940.
Vous a-t-on alors donné des précisions sur le règlement des prises de guerre ?
Oui, on m’en a parlé.
Utilisait-on le disque des prises que je viens de vous faire remettre ?
Oui, on m’a appris à l’utiliser.
Voulez-vous expliquer brièvement au Tribunal le but de ce disque des prises ?
C’était un système de disques au moyen desquels on pouvait, grâce à un simple procédé mécanique, savoir rapidement comment on devait agir vis-à-vis des navires de commerce neutres ou ennemis ; par exemple, si on devait laisser passer, arraisonner ou couler un navire neutre faisant de la contrebande, Ce disque présentait un autre grand avantage en ce qu’il indiquait en même temps le paragraphe du règlement des prises qui s’appliquait au cas en question. On pouvait ainsi abréger le temps nécessaire à l’identification d’un navire de commerce.
C’est-à-dire que ce disque servait de conseiller juridique au commandant ?
Oui, exactement.
Je remets au Tribunal ce disque comme document Dönitz-95.
Vous a-t-on, au cours de votre entraînement, enseigné l’attitude à adopter vis-à-vis des naufragés ?
Oui, le sauvetage des naufragés est une chose naturelle dans la guerre navale et doit être exécuté, lorsque les conditions militaires le permettent. Dans la guerre sous-marine, le sauvetage des naufragés est absolument impossible. On ne peut en effet prendre tout l’équipage à bord car un sous-marin est trop petit. L’exécution d’autres mesures, comme par exemple s’approcher des bateaux de sauvetage, y mettre les naufragés, remettre des provisions et de l’eau, est pratiquement impossible en raison du danger couru par le sous-marin dans la zone d’opérations.
Peu de temps après avoir reçu ces instructions, vous êtes parti comme commandant ?
Oui.
De quand à quand ?
D’octobre 1940 à novembre 1941.
Dans quelles zones avez-vous navigué ?
Au sud de l’Islande, à l’ouest de la mer du Nord, dans les eaux du Cap Vert et des Açores et à l’ouest de Freetown.
Quels succès avez-vous remportés contre les navires de commerce ?
J’ai envoyé par le fond 21 navires, au total 130.000 tonnes.
Vous avez été décoré de la croix de Chevalier ?
Oui.
Comment vous êtes-vous comporté vis-à-vis des survivants des équipages des bateaux que vous avez coulés ?
Dans la majorité des cas, je me suis trouvé dans l’obligation de quitter sans délai le lieu du combat, en raison du danger naval ou aérien. Dans deux cas, le danger n’a pas été si imminent. J’ai pu porter secours aux canots de sauvetage en m’approchant d’eux.
De quels navires s’agissait-il ?
II s’agissait de deux navires grecs, du Papalemos et du Pandias.
Comment avez-vous secouru les canots de sauvetage ?
J’ai tout d’abord indiqué aux naufragés leur position exacte et je leur ai dit comment ils pouvaient atteindre la terre avec leur canot ; ensuite je leur ai donné de l’eau, produit d’une importance vitale pour des naufragés dans les Tropiques. Dans un cas également, j’ai donné des soins médicaux à plusieurs blessés.
Votre expérience personnelle vous disposait-elle à n’entreprendre qu’avec prudence des mesures de sauvetage ?
Oui, un commandant de sous-marin expérimenté devait se méfier à juste titre de tout navire de commerce et de son équipage. Dans deux cas, cette méfiance m’épargna la destruction. Voici le cas du navire Kalchas navire britannique de 10.000 tonnes que j’ai torpillé au nord du Cap Vert. Il s’était immobilisé, après avoir été touché par la torpille. Il semblait couler, et l’équipage avait gagné les canots de sauvetage. Je me demandais si je devais faire surface afin de lui indiquer tout au moins sa position et lui demander s’il avait besoin d’eau. Un sentiment inexplicable me retint. Je sortis mon périscope le plus possible, et au moment où il dépassait presque entièrement de la surface de l’eau, des marins, qui se tenaient cachés derrière le bastingage, se précipitèrent, mirent en batterie les canons du navire — qui jusqu’alors avait paru entièrement abandonné — et ouvrirent le feu sur mon périscope, de si près que je dus replonger en toute hâte. Les obus tombèrent tout près du périscope mais ne m’atteignirent pas.
Le deuxième cas est celui de l’Alfred Jones que je torpillai au large de Freetown et qui, lui aussi, paraissait couler. Je me demandais si je devais faire surface lorsque je vis, dans un canot de sauvetage, deux marins de la marine de guerre britannique en grande tenue. Cela me rendit méfiant. Je regardai le bateau de plus près — 50 ou 100 mètres — et constatai qu’il n’avait pas été abandonné, mais que des marins se cachaient encore à bord dans tous les coins et recoins possibles, et derrière les cloisons ; lorsque je torpillai le navire, ces cloisons sautèrent et je vis que le navire avait au moins quatre à six canons de 100 et 150 mm. et un grand nombre de lanceurs de grenades sous-marines et de canons antiaériens. Ce n’est que par hasard (les grenades sous-marines n’avaient pas été amorcées) que j’ai pu échapper à la destruction.
Naturellement, après de telles expériences, il est évident que je ne pouvais plus m’occuper des équipages et des survivants sans mettre en danger mon bâtiment.
Quand êtes-vous entré à l’Etat-Major du Commandant en chef des sous-marins ?
En novembre 1941.
Vous étiez le premier officier d’État-Major ?
Oui.
Votre fonction consistait à expliquer aux officiers les ordres donnés, avant qu’ils ne quittent le port ?
Oui.
Quel rapport y avait-il entre les instructions que vous donniez et celles données par les commandants de flottilles, tels que le capitaine de corvette Möhle
Les officiers que je devais instruire recevaient des instructions détaillées sur leur comportement en mer. Les commandants de flottilles en question devaient s’assurer que tous les commandants avaient reçu une copie des ordres les plus récents promulgués par le Commandant en chef des sous-marins. C’étaient plutôt des instructions limitées, en comparaison de celles que je leur donnais.
Est-ce que ces instructions complètes traitaient de la question du sauvetage des naufragés ?
Oui, à peu près dans le même style que l’enseignement que j’avais reçu à l’École des sous-marins.
Cet enseignement fut-il modifié après l’ordre du Laconia de septembre 1942 ?
Oui. Je racontais brièvement l’incident aux commandants et je leur disais : « La décision sur la question de savoir si la situation en mer vous permet de procéder à des mesures de sauvetage ne vous appartient plus. A partir de maintenant, de telles mesures sont interdites ».
Prétendez-vous que jusqu’à la fin de la guerre, c’est-à-dire pendant deux ans et demi, on a continué à instruire les officiers de l’incident du Laconia ou ne l’a-t-on mentionné qu’immédiatement après qu’il se fût produit ?
J’estime qu’à partir de janvier 1943 on n’en plus parlé.
C’est-à-dire qu’on n’a plus parlé de l’incident ?
De l’incident du Laconia
Mais on mentionnait les ordres qui en étaient résulté ?
Oui. Un ordre fondamental avait été donné de ne plus procéder à des manœuvres de sauvetage.
Les officiers n’ont-ils jamais reçu de vous ou d’un autre membre de l’État-Major des instructions ou des suggestions à l’effet de tirer sur les naufragés ?
Jamais.
Avez-vous parlé aux commandants de l’ordre de prendre à bord, si c’était possible, les capitaines et les officiers mécaniciens ?
Oui.
A-t-on souligné qu’il ne devait être renoncé aux mesures de sauvetage que lorsqu’elles mettaient le navire en danger ?
Oui.
Connaissez-vous l’incident du U-386, qui passa à portée d’aviateurs abattus dans le golfe de Biscaye ?
Oui, je me souviens de cet incident.
Vous savez que cet incident a eu lieu en automne 1943 ?
Oui.
Le Commandant en chef des sous-marins avait-il pensé, à ce propos, que le commandant aurait dû tirer sur les aviateurs qui se trouvaient dans des bateaux de caoutchouc ?
Non, au contraire, il était très irrité que le sous-marin n’ait pas ramené l’équipage de l’avion.
D’autres membres de l’État-Major ont-ils avancé l’opinion que je viens d’exprimer ?
Non, nous nous connaissions tous et il est impossible qu’un autre membre de l’État-Major ait eu une opinion divergente.
Le capitaine de corvette Möhle a déclaré qu’il avait demandé au capitaine de corvette Kuppisch, de votre État-Major, des renseignements sur l’ordre du Laconia, et que celui-ci lui avait répondu par le récit de l’incident du U-386, et ceci d’une façon telle qu’on aurait été fondé à croire que le Commandant en chef des sous-marins avait donné l’ordre de tirer sur les naufragés.
Ce n’est pas possible.
Pourquoi pas ?
Parce que Kuppisch s’embarqua à bord de son sous-marin en juillet 1943 et n’est jamais revenu de sa mission. L’incident de l’U-386 eut lieu en octobre 1943, donc plus tard.
Le capitaine Möhle a laissé entendre, dans sa première déclaration, que c’est vous qui lui auriez rapporté l’affairé de l’U-386. Vous lui en aviez parlé ?
Non.
En êtes-vous certain ?
Absolument certain.
Avez-vous entendu parler des commentaires que le capitaine Möhle a donnés sur l’ordre du Laconia ?
Seulement après la capitulation, et par un officier anglais.
Comment expliquez-vous le fait que, parmi le petit nombre d’officiers qui reçurent ces instructions de Möhle, aucun n’ait soulevé la question de l’interprétation de cet ordre ?
Il n’y a qu’une seule explication : ces officiers pensaient que l’interprétation du capitaine Möhle était complètement impossible et en désaccord avec celle donnée par le Commandant en chef des sous-marins.
Ils ne croyaient plus nécessaire d’avoir des éclaircissements ?
Non, ils ne croyaient pas que c’était indispensable.
Les accusations portées par le Ministère Public contre l’amiral Dönitz reposent en majorité sur des extraits des journaux de guerre de l’État-Major naval d’opérations et du Commandant en chef des sous-marins, qui se trouvent entre les mains de l’Amirauté britannique. Comment se fait-il que ces documents soient tous entre les mains de l’Amirauté britannique ?
L’amiral avait exprimé le désir que les journaux de guerre des sous-marins et du Commandant en chef des sous-marins qui se trouvaient dans les archives de la Marine fussent conservés et non pas détruits.
Vous en a-t-il parlé ?
Oui, lorsque je lui ai annoncé que nos propres documents de l’État-Major avaient été complètement détruits.
A-t-il dit pourquoi il désirait que les archives de la Marine fussent conservées ?
Il désirait garder ces documents jusqu’après la guerre ; d’ailleurs, l’État-Major des opérations navales n’avait rien à cacher ?
Est-ce votre opinion ou celle dont l’amiral Dönitz vous a fait part ?
Il m’a dit : « Nous avons la conscience tranquille ».
Peu de temps après la capitulation, vous avez été interrogé à plusieurs reprises au sujet de la guerre sous-marine et vous avez demandé au plus ancien des officiers présents si le commandement allemand des sous-marins était accusé d’actes criminels par la Marine britannique. Est-ce exact ?
Oui.
Quelle réponse vous a-t-on faite ?
Un « non » affirmatif.
Je n’ai pas d’autre question à poser, Monsieur le Président.
Un avocat veut-il poser d’autres questions ? (Pas de réponse.)
Le Ministère Public ?
Avec l’autorisation du Tribunal, je ne contre-interrogerai pas et je me réserverai pour le dernier témoin, puisqu’il s’agit des mêmes questions.
Bien. Un autre membre du Ministère Public veut-il poser des questions ? Docteur Kranzbühler ?
Je n’ai plus d’autres questions à poser au témoin, Monsieur le Président.
Au cours de son interrogatoire, l’accusé Dönitz a rapporté que Godt et Hessler... — c’est vous, n’est-ce pas ?
Oui.
... lui avaient dit : « N’envoyez pas ce télégramme, on pourrait un jour l’interpréter en mauvaise part. » Avez-vous dit cela ?
Je ne m’en souviens plus. Comme officiers spécialistes, nous avions souvent à nous opposer aux ordres ; c’était notre droit et notre devoir. Mais je ne me souviens pas si le capitaine Godt et moi-même avons usé de ce droit dans ce cas précis.
Ensuite, lors de son interrogatoire, l’accusé Dönitz a dit : « Je suis complètement et personnellement responsable de cet ordre, car les capitaines Godt et Hessler ont tous deux déclaré expressément qu’ils considéraient ce télégramme comme ambigu ou susceptible d’être mal interprété. »
Avez-vous dit que ce tétégramme était ambigu ou susceptible d’être mal interprété ?
Je ne m’en souviens pas. Je ne pense pas avoir cru que ce télégramme pouvait être ambigu.
Enfin l’accusé Dönitz a dit : « J’aimerais insister une fois de plus sur le fait que les capitaines Godt et Hessler se sont tous deux violemment opposés à l’envoi du télégramme ».
Prétendez-vous que vous ne vous êtes pas opposé violemment à l’envoi de ce télégramme ?
Il est possible que nous nous soyons opposés à l’envoi de ce télégramme, car nous avions pu estimer qu’il n’était pas nécessaire d’attirer à nouveau l’attention sur ce sujet.
Avez-vous dit quelque chose à l’accusé Dönitz à propos de ce télégramme ?
Lors de la rédaction de ce télégramme, nous en avons parlé, car nous parlions de tous les messages que nous envoyions. Avec le temps, nous avons élaboré des centaines de radiogrammes, de sorte qu’il est impossible de me souvenir de ce que l’on a dit à chaque occasion.
Vous avez commencé votre réponse ainsi :
« Lors de la rédaction de ce télégramme... » Vous souvenez-vous de ce qui s’est passé, lors de la rédaction de ce télégramme ?
Je me souviens simplement qu’à l’occasion de l’incident du Laconia nous avons reçu, rédigé et envoyé de nombreux radiogrammes et, qu’en outre, les opérations se déroulaient dans l’Atlantique, ce qui fait que je ne me souviens plus de ce qui s’est passé lors de la rédaction de ce télégramme.
Vous venez de dire qu’il est possible que vous et le capitaine Godt vous soyez opposés à l’envoi de ce télégramme. C’est là votre réponse ?
C’est en effet possible, mais je ne puis l’affirmer.
C’est bien. Docteur Kranzbühler, le témoin peut se retirer.
Monsieur le Président, ce matin j’ai déjà informé le Ministère Public que je n’appellerai pas le quatrième témoin prévu, l’amiral Eckhardt. Mon interrogatoire des témoins est donc terminé.
Et ceci met un terme à vos explications, n’est-ce pas ?
C’est la conclusion de mes explications. Je désirerais simplement, avec la permission du Tribunal, éclaircir une question qui a trait aux documents.
Le Tribunal a refusé d’admettre tout document se rapportant à la contrebande, au contrôle des ports et au système des navicerts. Ces questions sont pour moi très importantes, si je veux présenter ultérieurement un exposé correct. Puis-je interpréter la décision du Tribunal en disant que ces documents sont inutilisables actuellement comme modes de preuve, mais qu’ultérieurement j’aurai la possibilité de m’en servir pour mon exposé sur les points de Droit ?
Docteur Kranzbühler, le Tribunal estime que c’est une question dont la solution pourra être donnée au moment où vous ferez votre plaidoirie.
Je vous remercie, Monsieur le Président. J’en ai donc terminé avec mes explications.
Nous allons lever l’audience.