CENT TRENTE-DEUXIÈME JOURNÉE.
Vendredi 17 mai 1946.

Audience de l’après-midi.

Dr SIEMERS

J’ai examiné entre temps mes documents et je puis maintenant suivre mon plan primitif qui consiste à déposer les documents au cours de l’interrogatoire du témoin.

En rapport avec le dernier document cité, C-126, « Préparatifs stratégiques », je remets les documents suivants extraits des Livres Blancs qui ont été autorisés et qui traitent des préparatifs stratégiques analogues chez les Alliés. Il s’agit du document Raeder n° 33, un texte du 9 novembre 1939, puis du document Raeder n° 34, lettre du général Gamelin au général Lelong, en date du 13 novembre 1939 ; puis du document Raeder n° 35, deux extraits du journal de Jodl, PS-1809, ayant trait aux mesures prises par l’aviation à propos du Caucase. Je n’ai rien à en dire ; je renvoie simplement aux questions que j’ai posées, le 18 mars, au Reichsmarschall Göring lorsqu’il se tenait à la barre des témoins, sur les plans alliés relatifs à la destruction des champs pétrolifères du Caucase. Enfin, à ce propos, le document Raeder n° 41, dans le livre de documents n° 3, pages 205 et suivantes, qui est une note du Commandant en chef de l’Armée française, le général Gamelin, en date du 16 mars 1940, au sujet de la conduite de la guerre pour 1940, renforcement du blocus, plans relatifs aux pays Scandinaves et, de nouveau, plan de destruction des champs de pétrole russe du Caucase. (A l’accusé.) Amiral, avant d’en venir aux différentes opérations, Grèce, Norvège, etc., je voudrais que vous répondiez à une question qui vous concerne personnellement. Quelles décorations avez-vous reçues de Hitler ?

ACCUSE RAEDER

J’ai reçu de Hitler, à part l’insigne d’or du Parti déjà mentionné, en automne 1939 la croix de Chevalier de la Croix de Fer ; puis en 1941, lors de mon soixante-cinquième anniversaire, une dotation de 250.000 Mark que Hitler me fit remettre par un aide de camp avec une lettre. Lorsqu’à la première occasion je l’en remerciais, il me dit que cette dotation était une distinction analogue à celle que les anciens souverains de la Prusse faisaient à leurs généraux soit en espèces, soit sous forme d’un domaine. Il souligna que le Feldmarschall von Hindenburg et Mackensen avaient également reçu des dotations de sa part.

Dr SIEMERS

J’en viens maintenant à la question grecque. En ce qui concerne la Grèce, le Ministère Public a présenté le document C-12 (GB-226), livre de documents 10, page 1. Il s’agit d’une décision de Hitler transmise par l’OKW, en date du 30 décembre 1939, signée par Jodl, et où il est dit au paragraphe 1 :

« Les navires de commerce grecs doivent être traités en navires ennemis dans la zone interdite délimitée par les Etats-Unis autour de l’Angleterre. »

Cette décision de Hitler intervint à la suite d’un rapport de l’Etat-Major naval. Qu’est-ce qui vous incita à faire ce rapport, quoique la Grèce fût alors neutre ?

ACCUSE RAEDER

A ce moment, notre service de renseignements nous avait fait parvenir de nombreuses informations selon lesquelles des armateurs grecs, au vu et au su du Gouvernement grec, avaient loué leurs navires à l’Angleterre dans des conditions très favorables. Ils naviguaient donc pour le service de l’Angleterre et devaient être traités comme les navires de commerce britanniques. Ces renseignements furent largement confirmés par la suite.

Dr SIEMERS

Je me permets de remettre au Tribunal le document Raeder n° 53, livre de documents n° 3, page 258. Il s’agit du journal de guerre de l’Etat-Major naval du mois de décembre 1939. A la page 259, à la date du 19 décembre, on peut lire ce qui suit :

« La Grèce a affrété environ vingt vapeurs pour le trafic des Etats-Unis vers le Havre et Liverpool. »

Cela confirme les renseignements que le témoin vient de donner.

Et l’inscription suivante, à la même page, en date du 30 décembre :

« En raison des ventes à l’Angleterre et de l’affrètement de nombreux navires grecs à son profit, il est ordonné, avec le consentement du Führer, que les sous-marins traitent en navires ennemis les navires grecs dans la zone maritime comprise entre le 20e degré Ouest et le 2e degré Est et du 44e degré Nord au 62e degré Nord. Attaquer autant que possible sans être vus. »

Je remets le document suivant, le numéro 54. Ce document émane des Livres Blancs. Il est daté du 23 janvier 1940. C’est un rapport de la légation d’Allemagne à La Haye adressé au ministère des Affaires étrangères. Le titre en est : « Affrètement imminent de cinquante à soixante navires grecs par le Gouvernement britannique ». Je n’ai pas besoin de le lire. Puis-je simplement lire le début de la première phrase :

« A la fin novembre de l’année dernière — donc 1939 — la presse anglaise avait communiqué la nouvelle des prétendus affrètements de navires grecs à des armateurs anglais, etc. Il est établi que ces cinquante à soixante navires grecs ont été réellement affrétés.

Quoique du point de vue historique cela ne soit pas tout à fait exact, je voudrais terminer l’ensemble des questions grecques. Il faudrait tout d’abord traiter de la Norvège, mais je désirerais en terminer d’abord avec la Grèce et je parlerai de l’occupation de ce pays.

Dans le document C-152, ou C-167, ou GB-122, dans le livre de documents n° 10 de la Délégation britannique, page 23, le Ministère Public a retenu contre vous le paragraphe 9 de ce document, plus précisément l’alinéa 9 Bf . Il y est dit :

« Le Commandant en chef de la Marine demande confirmation de l’occupation de toute la Grèce, même en cas de règlement pacifique. Le Führer : L’occupation complète est la condition préliminaire de tout règlement. »

Il s’agit dans ce document de votre rapport à Hitler en date du 18 mars 1941. Quelles sont les raisons qui vous ont amené à votre proposition ?

ACCUSE RAEDER

Au début, je ne savais que peu de choses des intentions politiques du Führer au sujet de la Grèce. Je connaissais cependant son instruction n° 20 du 13 décembre 1940.

Dr SIEMERS

Je vous demande pardon. Je dois dire, à l’intention du Tribunal, qu’il s’agit du document PS-1541 (GB-13), livre de documents du Ministère Public britannique 10 (a), page 270. Cette instruction est datée du 13 décembre 1940.

ACCUSE RAEDER

Dans cette instruction, le Führer avait dit que, pour des raisons citées au paragraphe 1, il avait l’intention — et c’est le paragraphe 2 :

« Dès que les conditions atmosphériques seront favorables — probablement en mars — d’envoyer ce groupe via la Bulgarie, prendre possession des côtes nord de la mer Egée et, si c’était nécessaire, d’occuper entièrement la Grèce (Entreprise « Marita »). On peut compter sur l’appui de la Bulgarie. »

Je n’entendis reparler de ces questions que lorsque j’appris que les Anglais avaient débarqué en Grèce méridionale le 3 mars. Nous l’avons appris vers le 5 ou 6 mars. C’est pourquoi j’ai proposé au Führer de faire occuper toute la Grèce afin d’éviter que les Anglais nous attaquent dans le dos, même par des attaques aériennes, installent des aérodromes et fassent obstacle à notre stratégie non seulement en Grèce mais dans toute la Méditerranée orientale.

C’était ainsi qu’au moment où Hitler prenait une décision politique de façon absolument indépendante et sans demander quoi que ce fût à personne, je devais alors, en tant que chef de l’Etat-Major de la Marine, tirer les conclusions stratégiques de cette décision politique et lui présenter mes propositions sur la direction de la guerre navale et la stratégie générale pour autant que cela me concernait. Comme dès le mois de décembre il avait déjà envisagé qu’il faudrait éventuellement occuper la Grèce entière, c’était pour moi le moment de lui faire cette proposition pour la raison que j’ai citée tout à l’heure. Quand je disais « la Grèce entière », cela voulait dire pour moi-même et pour l’Etat-Major naval, toute la côte grecque où les forces navales britanniques pouvaient débarquer.

Dr SIEMERS

Votre proposition a été présentée environ deux semaines après le débarquement des troupes anglaises en Grèce ?

ACCUSE RAEDER

Oui.

Dr SIEMERS

A ce propos, je voudrais présenter le document Raeder n° 58 dans mon livre de documents n° 3, page 271, qui est un extrait du Livre Blanc d’après lequel... Je vous demande pardon, Messieurs, je m’excuse, Sir David a raison, le document 58 a été rejeté. Je le retire donc.

Je soumets à ce propos le document Raeder n° 59, livre de documents 3, page 273 ; il est extrait du Livre Blanc ; c’est le compte rendu de la réunion du Comité de Guerre français, du 26 avril 1940. Il rapporte les conclusions du Comité de Guerre concernant la Norvège, le Caucase, la Roumanie et la Grèce.

Je voudrais aussi soumettre le document Raeder n° 63, livre de documents 3, page 285 ; c’est un discours prononcé par le secrétaire d’Etat britannique pour les Indes, Amery, le 1er décembre 1940, qui révèle les mêmes plans concernant la Grèce, quinze mois avant le moment décrit par le témoin.

J’en arrive maintenant à la Norvège. L’agression contre la Norvège a été citée par le représentant du Ministère Public britannique, M. Elwyn Jones, comme un cas spécial parmi les guerres d’agression du complot nazi, car, a-t-il fait remarquer, dans ce cas précis, Hitler n’avait pas pris cette décision de lui-même, mais c’est vous qui l’aviez convaincu. Ce point étant très important ; je vous demanderai de bien vouloir décrire en détails cette conversation, et je vous demande tout d’abord quand eut lieu le premier entretien entre Hitler et vous ?

ACCUSE RAEDER

Le premier entretien sur la question norvégienne entre Hitler et moi-même eut lieu le 10 octobre 1939, et c’est moi qui l’avais sollicité. La raison en était que nous avions été informés à plusieurs reprises par nos services de renseignements, par l’entremise de l’amiral Canaris, dans la dernière semaine du mois de septembre, que les Anglais avaient l’intention d’occuper des points d’appui en Norvège. Je me souviens que l’amiral Canaris, alors que j’avais reçu des informations de différentes sources, vint en personne, ce qu’il ne faisait que dans les cas importants, me donner en présence de mon chef d’Etat-Major un rapport groupant tous les renseignements qu’il avait reçus. Il s’agissait toujours de points d’appui pour l’Aviation et de points d’appui dans le sud de la Norvège. Tous les rapports mentionnaient Stavanger avec l’aérodrome de Sola, presque tous Trondheim et un ou deux Christiansand. Dans les derniers jours de septembre, j’eus une conversation téléphonique avec le Generaladmiral Carls qui était Commandant en chef du groupe naval Nord et dirigeait donc les opérations navales dans le Skagerrak, le Kattegatt et la mer du Nord. Il avait certainement reçu les mêmes informations et m’annonça qu’il m’avait adressé une lettre privée portant sur la question du danger d’une occupation de la Norvège par les forces britanniques et traitant la question dans son ensemble, inconvénients d’une occupation britannique, nécessité d’une opération préventive, avantages et inconvénients d’une occupation de la Norvège par nos forces, côte norvégienne, points d’appui en Norvège. Jusqu’alors, je ne m’étais pas occupé de la question norvégienne, en dehors du fait que j’avais reçu des renseignements. Au reçu de cette lettre — à peu près vers les derniers jours de septembre ou les premiers jours d’octobre — je me décidai à la montrer au chef d’Etat-Major de l’Etat-Major naval, le chargeant de faire discuter le plus tôt possible à l’Etat-Major naval la question de l’occupation de points d’appui norvégiens par les Britanniques et les autres questions soulevées par l’amiral Carls : avantages et inconvénients d’une extension de la guerre vers le Nord, non seulement par nos forces mais surtout et en premier lieu par l’Angleterre ; intérêt, avantages que nous trouverions à prévenir cette opération mais aussi inconvénient d’avoir à défendre la côte norvégienne. C’est l’origine de ce questionnaire présenté sous la référence C-122 (GB-82), dans lequel on demande quels sont les endroits à considérer comme points d’appui, quels seraient nos moyens de défense si les ports devaient être agrandis et quel serait l’intérêt de ces points d’appui pour nos sous-marins. Ces questions, comme je l’ai déjà dit, furent posées à l’amiral Dönitz, mais sa réponse n’arriva qu’après la présentation de mon exposé, le 10 octobre. Je voudrais faire encore remarquer que je savais pertinemment qu’en occupant ces points nous violerions la neutralité. Mais je connaissais l’accord conclu le 2 septembre entre les Gouvernements allemand et norvégien sur la neutralité et je connaissais la conclusion de cet aide-mémoire, document TC-31 (GB-79), en date du 2 septembre 1939.

Dr SIEMERS

Excusez-moi, Monsieur le Président, je dois indiquer que ce document se trouve dans le livre de documents de la Délégation britannique 10 (a), page 330. (A l’accusé.) Vous avez le document devant vous ?

ACCUSE RAEDER

J’ai le document ; puis-je lire la dernière phrase ?

Dr SIEMERS

C’est le dernier document à la page 329 dans le livre.

ACCUSE RAEDER

La dernière phrase : « Si l’attitude du Gouvernement royal de Norvège devait être différente au cas où sa neutralité serait violée par une autre puissance, le Gouvernement du Reich se verrait naturellement dans l’obligation de défendre les intérêts du Reich, selon les exigences de la situation. »

Dans les jours suivants, je me fis remettre par le chef d’Etat-Major de l’Etat-Major naval tous les documents élaborés par cet Etat-Major les jours précédents et je demandai pour le 10 octobre une audience à Hitler pour lui faire un rapport, car j’estimais que cette affaire était particulièrement importante. Je savais pertinemment que, pour nous, la meilleure solution aurait été une neutralité certaine de la Norvège, et j’ai exprimé l’opinion formulée dans le document C-21 (GB-194). C’est un extrait du journal de guerre de l’Etat-Major naval...

Dr SIEMERS

Dans le livre de documents de la Délégation britannique 10 (a), à la page 6.

ACCUSE RAEDER

Nous trouvons à la troisième page du document allemand, avant-dernier paragraphe, à la date du 13 janvier : « Conférence sur la situation avec le chef de l’Etat-Major naval ».

Dr SIEMERS

Je vous demande pardon, Monsieur le Président, le document C-21 n’a pas été traduit entièrement par le Ministère Public. Ce document se trouve dans notre livre de documents sous la référence Raeder n° 69, et je voudrais le soumettre ici. Il se trouve dans le livre de documents 3, à la page 62.

LE PRESIDENT

Le livre de documents 3 ne va que jusqu’au numéro 64. C’est bien exact ? Ce doit être dans le livre de documents 4.

Dr SIEMERS

Il doit y avoir une erreur dans le livre de documents. Je crois que tout d’abord on n’a traduit dans la table des matières que jusqu’au 64, mais depuis il a été corrigé et complété. On peut trouver ce document dans le livre de documents 4, à la page 317.

LE PRESIDENT

Oui, en haut de la page 317.

Dr SIEMERS (à l’accusé)

Vous pouvez commenter le document.

ACCUSE RAEDER

On trouve au dernier paragraphe :

« Partisan de cette conception, le chef de l’Etat-Major naval est également convaincu que la solution la plus favorable serait le maintien du statu quo qui, par le maintien de la stricte neutralité de la Norvège, permettrait l’utilisation des eaux territoriales norvégiennes en toute sécurité pour les transports maritimes allemands, sans que l’Angleterre fasse un effort sérieux pour mettre en danger ces communications. »

J’ai fait valoir ce point de vue à Hitler dans mon rapport. Dans mon exposé au Führer, j’ai présenté tout d’abord les informations que nous avions reçues. Puis je lui ai décrit le danger que présenterait pour toute notre stratégie l’occupation par les Anglais de points d’appui sur la côte norvégienne, danger que j’estimais très sérieux. J’étais convaincu que cette occupation influencerait et mettrait en danger toute notre stratégie. Si les Anglais occupaient des points d’appui en Norvège, notamment au Sud, ils pourraient, à partir de ces points d’appui, contrôler les détroits de la Baltique et prendre de flanc nos opérations navales lancées de la baie d’Heligoland-Elbe, Jade, Weser, menaçant sérieusement notre seconde issue, tant pour les opérations de la flotte de combat que pour celles des navires de commerce. En outre, à partir de leurs points d’appui en Norvège, ils pourraient également contrôler le trafic aérien, gênant ainsi nos pilotes dans leurs opérations de reconnaissance au-dessus de la Baltique ou d’attaque contre l’Angleterre. En outre, ils pourraient, de Norvège, exercer une forte pression sur la Suède, pression qui aurait pour résultat de gêner les livraisons de minerais de Suède ou les faire cesser par une simple pression politique. Enfin, ils pouvaient paralyser complètement les livraisons de minerais de Narvik en Allemagne et l’on sait que le sort de l’Allemagne dépendait pour beaucoup des envois de minerais de Suède et de Norvège. Ils pouvaient même — et nous avons appris par la suite que cette hypothèse avait été envisagée — attaquer et détruire les mines de Lulea ou s’en emparer.

Toutes ces opérations pouvaient être d’une importance déterminante pour la guerre. Après avoir déclaré à Hitler que, pour nous, la meilleure solution serait la neutralité stricte de la Norvège, j’attirai cependant son attention sur les dangers qu’amènerait pour nous-mêmes une occupation des côtes norvégiennes et des points d’appuis norvégiens. En effet, cette situation intensifierait la guerre navale le long des côtes norvégiennes où les Anglais, même après l’occupation de points d’appui par nos troupes, essaieraient d’empêcher les envois de minerais de Narvik, ce qui pourrait provoquer des combats que nous ne pourrions pas soutenir longtemps avec les faibles effectifs du corps de débarquement. Je n’ai donc fait alors aucune proposition tendant à faire occuper la Norvège ou des points d’appui en Norvège, j’ai seulement fait mon devoir en attirant l’attention du Commandant en chef des Forces armées sur un danger très grave qui nous menaçait et contre lequel nous aurions éventuellement à prendre des mesures d’urgence. Je lui ai également indiqué que des opérations éventuelles pour l’occupation de points d’appui en Norvège pourraient nous coûter très cher. Je lui ai dit à plusieurs reprises, lors de conférences ultérieures, que nous pourrions y perdre toute notre flotte. Je considérais que ce serait encore une chance si nous n’en perdions que le tiers, ce qui s’est effectivement produit. Donc je ne pouvais guère compter tirer une gloire de cette affaire, comme me l’a reproché le Ministère Public. Il y avait de fortes chances pour que ce fût le contraire.

Dr SIEMERS

Je dois faire remarquer au Tribunal que les faits sont exposés de la même façon dans des documents datant du temps de la guerre, à savoir le document Raeder-69, qui vient d’être déposé, qui date du 13 janvier 1940 et qui mentionne cette étude ; il y est dit que cette étude a pour origine la conviction de l’auteur que l’Allemagne ne pouvait supporter l’établissement de l’Angleterre en territoire norvégien et qu’on ne pouvait empêcher un tel développement des opérations qu’en devançant l’Angleterre et en occupant la Norvège avant elle. Le journal de guerre reproduit exactement la déclaration du témoin. Puis-je indiquer à ce propos le document C-66 (GB-81), document du Ministère Public, livre de document britannique 10 (a), page 35. Ce document est daté du 10 janvier 1944 et je prie le Tribunal d’en prendre connaissance sous la mention « Weserübung » — c’était le nom désignant cette opération — se trouve un exposé analogue à celui que vient de faire le témoin. Je ne veux pas le lire, car nous perdrions inutilement du temps.

LE PRESIDENT

Vous dites C-66 ? Cela concerne le « Cas Barbarossa » ? C’est ce que vous voulez dire ?

Dr SIEMERS

C’est la dernière page, la page 39, sous le titre « Weserübung », du livre de documents anglais. Sous le titre « Weserübung » il est fait mention de la lettre de l’amiral Carls citée par le témoin et d’autres idées exposées par le témoin. On les trouve dans l’original allemand sous l’en-tête « Appendice 2 ». Le document Raeder-69 donne une version plus claire, car il date de janvier 1940, trois mois après ces événements, et entre temps on avait pu obtenir, d’autres renseignements, tandis que le document que nous venons de voir est un exposé du mois d’octobre 1939. (A l’accusé.) Monsieur le Grand-Amiral, je dois revenir sur le document C-122 que vous avez déjà cité. Le Ministère Public vous reproche les termes employés : « Le chef de l’Etat-Major naval estime nécessaire de faire connaître au Führer les considérations de cet Etat-Major sur la possibilité d’une extension de la base d’opérations vers le Nord » et croit pouvoir en conclure que votre idée fondamentale était d’étendre les bases d’opérations de la Marine.

ACCUSE RAEDER

J’ai déjà dit tout à l’heure que par possibilité d’une extension des opérations vers le Nord, je songeais aussi bien à l’extension des opérations par les Anglais et ses conséquences qu’à la possibilité de les prévenir en nous procurant naturellement aussi des bases susceptibles de nous être utiles.

Dr SIEMERS

Que répondit Hitler, dans cet entretien du 10 octobre 1939 ?

ACCUSE RAEDER

Hitler n’avait pas encore été saisi de cette question. Cette préoccupation était loin de sa pensée, car il était peu familiarisé avec les conditions de la guerre navale. Il se rendait compte qu’il ne dominait pas ces questions et manquait de sûreté sur ce terrain. Il déclara vouloir étudier la question et je dus lui laisser les notes que j’avais rédigées d’après les renseignements de l’Etat-Major naval pour lui permettre de réfléchir avant de prendre une décision. Il était caractéristique — et ceci est contraire au concept de complot — que Hitler, au moment où je l’ai mis au courant de la question norvégienne, ne mentionna même pas qu’il avait déjà — vraisemblablement au cours de l’été de la même année — été saisi de questions norvégiennes par Rosenberg. Je déduis d’un document qui ne m’a été communiqué qu’ici que M. Rosenberg, dès-le 20 juin 1939, avait adressé au Führer un rapport détaillé sur ses relations avec les milieux politiques norvégiens, relations dont je n’eus moi-même connaissance que le 11 décembre.

Il eût été naturel que le Führer, traitant des questions stratégiques intéressant la Norvège, m’eût dit à cette occasion : « J’ai reçu tel ou tel renseignement sur la Norvège ».

Mais il ne l’a pas fait ; chacun travaillait de son côté. Le Führer nous demanda d’attendre de nouvelles informations, disant qu’il s’occuperait de ces questions.

Dr SIEMERS

Avez-vous par la suite, en octobre, novembre, jusqu’au 11 décembre, reparlé de cette question avec Hitler ?

ACCUSE RAEDER

Non, à cette époque, cette question ne fut jamais soulevée. D’autre part, en septembre, le capitaine de corvette Schreiber avait été nommé attaché auxiliaire puis attaché naval à Oslo ; le service de renseignements et lui-même m’envoyèrent alors de nouvelles informations sur la situation en Norvège et les rumeurs qui couraient au sujet d’un débarquement éventuel des Anglais. Le capitaine Schreiber a été, par la suite, mon principal collaborateur pour les questions norvégiennes et il s’est montré particulièrement capable.

Dr SIEMERS

A ce propos, je voudrais remettre au Tribunal le document Raeder-107, affidavit de l’attaché naval Richard Schreiber, dont il vient d’être question. On le trouve dans mon livre de documents n° 5, à la page 464.

Le 7 septembre 1939, Schreiber fut rappelé en sa qualité d’officier de réserve et envoyé comme attaché naval à Oslo. Il confirme qu’il y a exercé ces fonctions depuis l’automne 1939. Puis-je, avec la permission du Tribunal, lire le paragraphe 1 de cet affidavit, au bas ; de la page 465...

LE PRESIDENT

Nous vous avons dit que nous avions lu tous les documents contre lesquels des objections avaient été formulées. Nous avons admis ce document. Il n’est donc pas nécessaire que vous le lisiez encore une fois.

Dr SIEMERS

Je peux donc me référer à la première partie de cet affidavit.

Monsieur le Président, je désire simplement attirer votre attention sur une petite erreur de traduction qui en altère le sens ; page 466, deuxième paragraphe, à la deuxième ligne, il manque le mot « deutsch », « allemand ». Il y a donc :

« ... Instructions formelles du ministère allemand des Affaires étrangères : respecter du côté allemand... la neutralité norvégienne... » Dans le texte anglais, il y a « of the Foreign Office » au lieu de « of the German Foreign Office ». Je serais reconnaissant qu’on rectifiât cette erreur. (A l’accusé.) Monsieur le Grand-Amiral, vous connaissiez l’affidavit de Schreiber ?

ACCUSE RAEDER

Oui.

Dr SIEMERS

On y cite différentes informations. Vous en avez déjà mentionné une partie. Pendant ces deux mois, avez-vous reçu des renseignements spéciaux ? Est-ce que, entre autres choses — en dehors des ports que vous avez cités — on a mentionné Narvik ?

ACCUSE RAEDER

Si je me souviens bien, c’est le capitaine Schreiber qui fut le premier à mentionner expressément Narvik. Le capitaine Schreiber a eu très vite connaissance de la situation et a lié d’excellentes relations avec des Norvégiens. Je n’eus que le 11 décembre confirmation de tout ce que j’avais appris.

Dr SIEMERS

Voulez-vous, s’il vous plaît, décrire maintenant votre entrevue avec Quisling, le 11 décembre 1939 ?

ACCUSE RAEDER

Puis-je d’abord demander si je puis me servir des documents PS-004 et PS-007 qui, je crois, ont été déposés ? Par exemple, le procès-verbal des conférences du 11 et du 12 décembre, la lettre de Rosenberg jointe à ce procès-verbal et des choses analogues.

Dr SIEMERS

Monsieur le Grand-Amiral, je crois que vous pouvez vous servir de ces documents mais, comme ils sont connus, vous n’avez qu’à citer ce dont vous vous souvenez personnellement.

ACCUSE RAEDER

Bien.

Dr SIEMERS

Mais, à cette occasion, je voudrais vous poser une question : avez-vous connu en leur temps les documents Rosenberg PS-004 et, PS-007 ?

ACCUSE RAEDER

Non, je ne connaissais pas ces documents.

Dr SIEMERS

Vous en avez eu connaissance ici seulement ?

ACCUSE RAEDER

Oui, mais les renseignements contenus dans ces documents, nous les avions déjà aux dates indiquées.

Dr SIEMERS

Voulez-vous dire maintenant ce que vous avez appris de Quisling ?

ACCUSE RAEDER

Jusqu’au 11 décembre, je n’avais jamais eu de relations avec Rosenberg, à part quelques rencontres de loin, encore moins avec Quisling, dont je n’avais jusque-là même pas entendu parler. Le 11 décembre, mon chef d’Etat-Major, Schulte-Mönting me fit savoir que le major Quisling d’Oslo, ancien ministre de la Guerre de Norvège, demandait une entrevue, par l’intermédiaire d’un certain M. Hagelin, pour me faire un rapport sur la situation norvégienne.

M. Hagelin avait été adressé, comme je l’ai déjà dit, à mon chef d’Etat-Major par M. Rosenberg qui le connaissait depuis longtemps. Comme j’estimais très précieux des renseignements sur la situation norvégienne émanant d’une telle source, je me déclarai prêt à recevoir M. Quisling.

Il vint le jour même, dans la matinée, et me décrivit en détails la situation norvégienne, relations du Gouvernement norvégien avec l’Angleterre, renseignements sur le projet anglais de débarquement en Norvège, le présentant comme une affaire particulièrement pressante. Le danger, d’après ses renseignements, était imminent. Il chercha même à fixer une date limite. Il croyait que cela devait avoir lieu avant le 10 janvier, parce qu’il y aurait ensuite une situation politique favorable. Je lui dis que je n’avais pas à m’occuper de la situation politique mais que j’essaierais de lui donner l’occasion de présenter ce rapport au Führer. Pour moi, seule comptait la situation militaire et stratégique et je pouvais lui dire immédiatement que toute tentative entre le 11 décembre et le 10 janvier pour prendre des mesures échouerait à cause du manque de temps et de l’hiver.

Cependant, je trouvai son rapport si important que je lui dis que j’essaierais de lui permettre de le faire directement au Führer pour que ces nouvelles fassent impression sur lui.

Je me rendis le lendemain 12 auprès de Hitler et l’informai de l’entretien que j’avais eu avec Quisling et le priai de le recevoir personnellement pour avoir une impression directe. Je lui dis aussi — ce point figure également dans un des documents — qu’il fallait être particulièrement prudent en de telles affaires, on ne savait jamais dans quelle mesure un chef de parti ne cherchait pas à favoriser simplement les affaires de son parti. C’est pourquoi nos enquêtes devaient être menées très soigneusement, et j’attirai à nouveau l’attention du Führer sur les risques d’une tentative d’occupation des côtes norvégiennes et les inconvénients qui pouvaient en résulter. En somme, je lui présentai la question objectivement, sous ces deux points de vue.

Hitler décida de recevoir M. Quisling avec M. Hagelin. Ces deux derniers étaient ouvertement en liaison avec Rosenberg qui les logeait chez lui, je crois. Rosenberg m’envoya sous pli le procès-verbal d’une réunion rédigé vraisemblablement par Quisling et Hagelin et un aperçu sur la personnalité de Quisling. Dans la lettre qui a été déposée mais qui n’a pas été lue par le Ministère Public figure expressément que Rosenberg connaissait parfaitement la situation politique mais que naturellement il me laissait juge du point de vue militaire de la question qui relevait de ma seule compétence.

Dr SIEMERS

Messieurs, puis-je à ce propos remettre le document Raeder-67, qui figure dans mon quatrième livre de documents, page 309 ? C’est une lettre de Rosenberg à Raeder du 13 décembre 1939, que le Ministère Public n’a pas citée. Il a simplement produit la pièce jointe mentionnée dans cette lettre, une note de Rosenberg, sous le numéro C-65 (GB-85). C-65 et Raeder-67 ne font donc qu’un. C-65 se trouve dans le...

LE PRESIDENT

Vous dites qu’il y a, en dehors du Raeder-67, un autre document auquel vous vous référez ?

Dr SIEMERS

Oui, je me réfère au document Raeder-67 et, avec cette lettre...

LE PRESIDENT

Je l’ai, mais vous parliez aussi d’un autre document ?

Dr SIEMERS

Oui, le document du Ministère Public C-65. C’est une pièce jointe à cette lettre. Les deux ne font qu’un. Ce dernier document se trouve dans le livre de documents britannique 10 (a), à la page 33. Si l’on rapproche ces deux documents, on constate que dans aucun d’eux le côté politique n’est abordé. Ainsi s’explique que le témoin puisse déclarer qu’il ne s’est pas occupé de cette question sous l’angle politique mais uniquement du point de vue militaire, et c’est pourquoi Rosenberg la lui avait transmise.

LE PRESIDENT

Je crois qu’il est temps de suspendre l’audience.

(L’audience est suspendue.)
M. DODD

Monsieur le Président, en ce qui concerne l’accusé Seyss-Inquart, les représentants de la Défense et du Ministère Public se sont rencontrés pour se mettre d’accord sur les documents. Nous nous sommes entendus sur la plupart d’entre-eux mais il en reste vingt à propos desquels nous ne sommes pas d’accord.

LE PRESIDENT

Vingt ?

M. DODD

Oui, vingt. Je crois que nous pourrions régler ces questions en une demi-heure, si le Tribunal peut y consacrer un peu de son temps. Mais cela pourrait durer plus longtemps. Sir David me rappelle que les traducteurs attendent pour poursuivre leur travail.

LE PRESIDENT

Monsieur Dodd, je crois qu’il vaudrait mieux nous en occuper demain matin à 10 heures.

M. DODD

Oui, Monsieur le Président. On nous a suggéré également de faire passer le cas de Seyss-Inquart avant celui de von Papen. Les avocats le désirent et cela nous conviendrait fort bien.

LE PRESIDENT

Très bien.

Dr SIEMERS

Je voudrais parler brièvement encore du document PS-1809, le journal du Generaloberst Jodl, document GB-88, livre de documents britannique 10 (a), page 289.

Je vous demande tout d’abord à quelle époque furent élaborés les plans pour l’occupation de la Norvège ?

ACCUSE RAEDER

Je peux le dire en quelques mots : après l’entretien de Quisling avec le Führer. Le 14 décembre, en ma présence, le Führer ordonna que l’OKW se saisît de cette affaire et la mît à l’étude. Le Führer eut encore deux entretiens avec Quisling, les 16 et 18 décembre, auxquels je n’ai pas assisté ; conformément aux instructions, l’OKW étudia l’affaire et élabora une étude « Nord ».

Le document C-21 que j’ai cité tout à l’heure montre que cette étude « Nord » a été présentée à l’Etat-Major naval le 13 janvier, puis, dans le courant du mois — je crois le 27 janvier — on a entrepris l’élaboration d’une instruction relative au cas « Nord ». Cette instruction fut élaborée suivant les méthodes ordinaires de l’OKW. Le capitaine Krancke y participa en tant qu’expert naval. Cette instruction fut prête le 1er mars 1940 et transmise aux trois armes de la Wehrmacht. Entre temps, nous avions reçu quantité d’informations susceptibles de servir de bases à cette instruction. Ces informations provenaient non seulement du capitaine Schreiber mais aussi de Quisling qui les avait données directement au Führer ; ces informations concernaient les recherches préliminaires menées dans les ports norvégiens par les Anglais et les Français — on citait en particulier l’attaché naval Kermarec — pour se rendre compte des possibilités de débarquement, de la dimension des quais, de la hauteur des ponts de Narvik à la frontière suédoise et autres indications de ce genre. Ces informations nous montraient clairement qu’on projetait un débarquement à très brève échéance. De plus, nous recevions des informations d’ordre politique que Hagelin se procurait grâce à ses relations avec les milieux norvégiens et qui venaient en partie de membres du Storting et de membres du Gouvernement. Ils confirmaient tous que le prétexte de l’aide en Finlande dans le conflit russo-finlandais jouait un certain rôle et signalaient que l’Angleterre pourrait se servir du prétexte de l’aide à la Finlande pour occuper froidement la Norvège, L’instruction relative à l’affaire de Norvège a donc été publiée le 1er mars.

Dans le courant du mois de mars, d’autres informations arrivèrent en grand nombre. Il y avait eu entre temps l’affaire de l’Altmark, dans laquelle il fut établi, toujours par Hagelin, que l’attitude des commandants norvégiens leur avait été dictée et que le Gouvernement norvégien, à la suite des abus commis par les Anglais, n’avait répondu que par des protestations de pure forme.

Dr SIEMERS

Vous venez de dire que cette instruction datait du 1er mars. C’est exact. Le Ministère Public a en effet cité un passage du document PS-1809, les notes du journal de Jodl pour le 5 mars :

« A 15 heures, grande conférence des trois Commandants en chef au sujet de l’opération « Weserübung ». Colère du Feldmarschall, furieux de n’avoir pas encore été instruit de cette affaire. »

Comment se fait-il que le Reichsmarschall Göring n’ait pas été saisi de l’affaire, alors que l’instruction était déjà rédigée ?

ACCUSE RAEDER

Cela me paraît absolument inexplicable. Je n’avais pas qualité pour en parler et je ne peux pas dire pourquoi il n’avait pas encore été saisi de cette affaire.

Dr SIEMERS

S’il y avait eu complot, le second personnage du Reich aurait dû être informé dès le début. Ne vous avait-il jamais parlé de cette affaire ?

ACCUSE RAEDER

Non, je ne m’en souviens pas ; mais ceci montre encore qu’il ne pouvait pas être question, dans l’entourage du Führer, d’un complot. Même le ministre des Affaires étrangères, von Ribbentrop, n’a assisté à aucune réception, à aucune des visites de Quisling et je n’étais pas autorisé à lui en parler.

Dr SIEMERS

Je voudrais encore que vous preniez position au sujet d’une note du journal de Jodl en date du 13 mars :

« Le Führer n’a pas encore donné d’ordre pour la « Weserübung » ; il cherche encore une justification ». Je vous demande de dire comment vous comprenez ces mots ?

ACCUSE RAEDER

Dans la traduction anglaise, si je me souviens bien, il était question d’un « prétexte ». Mais il n’était besoin ni de justification, ni de prétexte, étant donné que dans l’instruction du 1er mars, quinze jours auparavant, on indiquait dans le premier alinéa que les circonstances rendaient nécessaire l’occupation du Danemark et de la Norvège par des détachements de la Wehrmacht. On devait ainsi parer aux attaques des Anglais contre la péninsule Scandinave et la Baltique, assurer la sécurité de nos approvisionnements en minerais du Suède et étendre les bases de départ contre l’Angleterre pour notre Marine et notre Aviation.

Dr SIEMERS

Monsieur le Président, permettez-moi d’attirer votre attention sur le fait qu’il s’agit du document C-174 (GB-89), livre de documents britannique 10 (a), page 113. C’est l’instruction pour le « Cas Weserübung » du 1er mars 1940 qui, comme l’a dit le témoin, contient les justifications. Messieurs, pour prouver que les informations que le témoin nous a déclarées lui avoir été transmises par le service de renseignements de l’amiral Canaris par le capitaine Schreiber etc. correspondaient objectivement aux faits, je me permettrai de présenter quelques documents, à savoir le document Raeder-75, extrait du Livre Blanc, en date du 17 février 1940, dans lequel il est question du débarquement de troupes anglaises à Bergen, Trondheim et Narvik. Il y a aussi quelques pièces jointes qui font ressortir les préoccupations du moment au sujet du minerai suédois. (Document Raeder-77.)

LE PRESIDENT

C’est le Raeder-75, pages 43 et 44 ?

Dr SIEMERS

Excusez-moi, ce n’est pas la page, mais le document Raeder-75, page 340 du livre de documents 4.

Puis le document Raeder-77, extrait également du Livre Blanc : le Président du Conseil et ministre des Affaires étrangères français. Daladier, à l’Ambassadeur de France à Londres, Corbin.

A la page 352 du livre de documents 4... J’ai vu que dans le livre de documents anglais, par suite d’une erreur matérielle, il n’y a pas de titre ni à la page 353, ni à la page 354. Je dois donc signaler que ce document porte la date du 21 février 1940. Cette date figure sur le document original avec le titre : « Intervention en Scandinavie » ; il concerne l’occupation des principaux ports norvégiens, etc. ; il y est encore fait allusion au minerai suédois.

Puis vient le document Raeder-78, page 357 du livre de documents 4 — extrait du journal de guerre de l’Etat-Major naval — notes du 4 mars, où il est dit, à propos du cas de l’Altmark, qu’il est impossible de s’opposer à une opération militaire britannique à travers la Norvège.

Puis le document Raeder-79, à la page 359 du livre de documents 4. Ce sont des notes du Commandant en chef de l’Armée française, le général Gamelin. Là aussi, en raison d’une erreur matérielle, la traduction ne mentionne pas l’en-tête du document à la page 360. Je serais reconnaissant au Tribunal de vouloir bien prendre note du fait que le document porte la date du 10 mars 1940. C’est un document « très secret ». Ce document est fondé sur l’existence, dès le 16 janvier, d’un plan d’intervention armée en Finlande qui rend nécessaire, par mesure de précaution, l’occupation des ports et des aérodromes de la côte norvégienne. Je m’en rapporte, pour le reste, au document.

Je dépose également le document Raeder-80, rapport sur les négociations de la commission « Scandinave » du comité d’études militaire interallié, rapport daté du 11 mars 1940 « très secret », concernant le débarquement à Narvik.

J’en ai terminé avec la Norvège. Monsieur le Grand-Amiral, vous aviez déjà dit, il me semble, que les informations se sont succédé, de plus en plus nombreuses, au cours du mois de mars. Quand Hitler a-t-il donné l’ordre définitif d’occupation ?

ACCUSE RAEDER

A la fin du mois de mars ou au début du mois d’avril, je ne me souviens plus de la date exacte.

Dr SIEMERS

Je crois que cela suffit.

ACCUSE RAEDER

Vous me permettrez de citer encore une information particulièrement importante qui me vient à l’esprit. En février, Quisling m’a rapporté que Lord Halifax avait fait part à l’ambassadeur de Norvège à Londres de l’éventualité de l’occupation de certains points stratégiques norvégiens par les Britanniques. Cette information elle-même nous était parvenue. Je dirai encore — je l’ai déjà souligné tout à l’heure — que, conscient de ma responsabilité, j’ai toujours présenté au Führer les arguments pour et contre cette opération, parce que j’étais conscient de ma responsabilité, car je savais que le Führer prendrait ou non cette décision d’après les informations que je lui fournissais. Mais je ne veux pas dire par là que je décline d’une manière quelconque la responsabilité d’avoir attiré l’attention du Chef suprême de nos Forces armées sur le danger et il est par conséquent évident que je suis, dans une certaine mesure, responsable de toute l’affaire. On m’a enfin reproché d’avoir, dans une lettre qui a été présentée ici — c’est le document C-155 — exprimé devant mes officiers la fierté que j’éprouvais de la réalisation de cette entreprise particulièrement dangereuse. Je tiens à le confirmer, car je crois que je pouvais être fier de ce que la marine, avec des moyens restreints, eût pu réussir cette opération malgré la flotte britannique. Et je reste sur ma position.

Dr SIEMERS

L’Etat-Major naval a-t-il aussi reçu des informations, au courant du mois de mars, au sujet de violations de la neutralité norvégienne, d’incidents dans les eaux territoriales ?

ACCUSE RAEDER

Oui, en mars, dans la seconde quinzaine, il y eut à plusieurs reprises des attaques d’avions britanniques et de forces navales britanniques contre nos navires marchands qui amenaient le minerai de Narvik.

Dr SIEMERS

Monsieur le Président, je me permettrai de présenter d’autres documents en corrélation avec ces faits. Il s’agit du document Raeder-81, livre de documents n° 5, page 372, journal de guerre de l’Etat-Major naval, dans lequel diverses inscriptions indiquent que les cas de violation de la neutralité norvégienne par des Forces armées britanniques se multipliaient. Ce document étant connu, il n’est pas nécessaire que j’en lise des extraits.

Puis le document Raeder-82 du livre de documents n° 5, qui est également un extrait, page 377, du journal de guerre en date du 27 mars, et concerne également les violations de neutralité. Puis le document Raeder-83, page 379, projet de décision de la sixième session du Conseil suprême du 28 mars 1940, dont nous avons déjà parlé hier, où il est question de la justification en Droit international public ; des intérêts vitaux et celle du 5 avril sur la pose de mines dans les eaux territoriales.

Puis Raeder-84, page 384 ; Raeder-85, page 386 qui, comme le précédent, est un extrait du Livre Blanc. J’indiquerai simplement qu’il y est dit : « Le premier transport partira au jour J1, en principe le 5 avril. » Par conséquent, quatre jours avant l’occupation par l’Allemagne.

Le document Raeder-86, qui est un extrait du journal de guerre dont je vous prie de prendre acte, qui signale que plus de 90 des pétroliers norvégiens de la flotte commerciale sont affrétés par l’Angleterre.

Pour conclure la question de la Norvège, je vous prie de bien vouloir vous reporter aux deux documents C-151 et C-115 ; ce sont les documents GB-91 et GB-90, livre de documents britannique 10 (a), aux pages 106 et 62. Ils sont datés du 30 mars 1940 et du 4 avril 1940. Ces documents montrent que les navires destinés à opérer le débarquement devaient arborer le pavillon britannique pour se camoufler. L’Accusation en tire argument contre vous. Quelle est votre position sur ce point ?

ACCUSE RAEDER

C’est une ruse de guerre classique que de faire naviguer des navires de guerre sous pavillon étranger. Mais pour se conformer aux règles, il faut, au moment de l’attaque, au moment où l’on ouvre le feu, hisser son propre pavillon, et cela à temps. Ce fut toujours le cas dans la Marine allemande et en particulier pour nos croiseurs auxiliaires qui, très souvent, battaient pavillon étranger, pour ne pas être signalés par des navires de commerce, mais qui amenaient toujours à temps ce pavillon ; c’est une affaire d’honneur. Mais, en outre, dans ce cas, comme il ressort d’ailleurs du journal de guerre, le 8 septembre...

Dr SIEMERS

Le 8 avril.

ACCUSE RAEDER

Oui, le 8 avril, nous avons, pour certaines raisons, rapporté cet ordre parce que nous avions été informés d’une prochaine opération anglaise et nous craignions qu’il en résultât certaines complications. Cet ordre n’a donc pas été exécuté à ce moment-là. Je crois d’ailleurs que le document où se trouve cet ordre est ici.

Dr SIEMERS

Monsieur le Président, je dépose le document Raeder-89, à la page 400 du livre de documents n° 5, où il est dit expressément, à la date du 8 avril : « L’ordre est rapporté, le pavillon britannique ne sera pas hissé ».

ACCUSE RAEDER

Vous parlez du document C-115 où il est dit que les forceurs de blocus devaient pénétrer par surprise dans le fjord d’Oslo, camouflés en navires de commerce et toujours éteints. Cela aussi constitue une ruse de guerre courante contre laquelle on ne peut pas faire d’objection du point de vue juridique. De même, il n’y a pas d’objection à ce que nous ayons répondu aux demandes d’émission de signaux de reconnaissance en donnant des noms anglais.

Je me permets d’ajouter encore quelque chose... Je n’ai pas pu répondre tout à l’heure parce qu’on m’a interrompu, à la question qui m’a été posée sur l’expression « justification » ou « prétexte », dans le journal de guerre du Generaloberst Jodl. Il ne s’agit pas, comme je l’ai montré, d’une justification que Hitler avait donnée depuis longtemps, mais je crois être sûr qu’il s’agit là d’une note diplomatique par laquelle il comptait, au moment du déclenchement des opérations, justifier son attitude vis-à-vis des Gouvernements norvégien et danois et qu’il n’avait pas encore rédigée, étant donné qu’il ne s’en était pas encore entretenu avec le ministre des Affaires étrangères. Le ministre des Affaires étrangères ne fut informé, comme il l’a déclaré, lui-même ici, que le 3 avril.

Dr SIEMERS

Je crois que ceci va nous permettre de conclure la question de l’occupation de la Norvège. Je ne déposerai plus que le document Raeder-66 sur lequel nous sommes autorisés à nous appuyer ; c’est un rapport du Dr Mosler. Il se trouve dans le volume 4, à la page 291, et, en ce qui concerne les pavillons, je vous renvoie en particulier à l’alinéa 7 de la page 304 qui donne la justification juridique. En outre, je dépose le document Raeder-90 qui se trouve dans le livre de documents n° 5, à la page 402, ainsi que les documents suivants, ceux du moins qui ont été acceptés, à savoir : le document Raeder-91, une lettre de l’amiral Darlan au ministre de la Guerre français Daladier, datée du 12 avril 1940. Le document Raeder-92, à la page 402. Dans ce document est citée la note franco-britannique au Gouvernement norvégien du 8 avril 1940. Je présente ce document parce que cette note représente exactement le point de vue du Dr Mosler.

Puis, le document Raeder-97 et le document Raeder-98. Le 97 se rapporte au Livre Blanc et aux projets du 7 février 1940 concernant les positions-clés des Alliés en Norvège, et le numéro 98 est un extrait du journal de guerre sur les ordres découverts au moment de l’occupation de la Norvège, d’où il ressort qu’on attendait un débarquement britannique selon un plan connu à l’Amirauté britannique sous le nom de « Projet Stratford. » (A l’accusé.) En ce qui concerne la Norvège, je vous demanderai encore, Monsieur le Grand-Amiral, de répondre à la question suivante : Êtes-vous intervenu pendant l’invasion et l’occupation pour que la population norvégienne soit traitée correctement et quelle a été votre attitude en ce qui concerne la situation politique générale en Norvège, c’est-à-dire l’attitude de l’Allemagne à l’égard de la Norvège ?

ACCUSE RAEDER

J’ai toujours été d’avis qu’il fallait bien traiter la population norvégienne. Je savais que Hitler avait malheureusement nommé Terboven commissaire du Reich en Norvège et l’avait chargé de l’administration civile et qu’il lui avait dit, lors de sa nomination, qu’il devait amener à lui la population norvégienne, c’est-à-dire qu’il devait la rendre favorable à l’Allemagne ; il lui dit encore qu’il avait l’intention d’unir la Norvège, en tant qu’Etat souverain, à un Empire germanique Scandinave. L’attitude de Terboven fut absolument opposée à ces principes. Il traita la population norvégienne avec très peu d’égards et on peut dire qu’il sabota les buts poursuivis par Hitler par le traitement qu’il infligea à cette population. J’ai essayé, en accord étroit avec l’amiral Böhm, qui avait été nommé commandant des Forces navales en Norvège, et avec le capitaine Schreiber, l’ancien attaché naval, qui faisait partie de son Etat-Major en qualité d’officier de liaison avec la population norvégienne, j’ai essayé, dis-je, de déjouer les efforts de Terboven. Je suis allé trouver le Führer à différentes reprises et je lui ai montré, en m’appuyant sur les rapports de l’amiral Böhm, qu’il n’atteindrait jamais son but avec Terboven. Je ne sais plus quand exactement Quisling a été désigné par le Führer comme chef du Gouvernement ; il a été ministre-président, mais Terboven a saboté l’activité de Quisling, en lui faisant des difficultés et même en le discréditant auprès de la population. Je crois que le véritable mobile des agissements de Terboven était son désir de rester Gauleiter de Norvège. Tous nos efforts sont restés vains malgré le zèle déployé par le Generaladmiral Böhm pour essayer de réaliser avec la Marine ce qui avait été le but de Hitler : attirer à nous le peuple norvégien. Je ne comprenais pas qu’on voulût, d’une part, attirer la population et que, d’autre part, on sabotât ces efforts de Hitler. Tout cela a duré jusqu’en 1942, époque à laquelle l’amiral Böhm a adressé un rapport dans lequel il concluait que cela ne pouvait pas continuer ainsi et que les intentions de Hitler ne pourraient pas être réalisées. J’ai soumis ce rapport à Hitler, mais comme il n’amena aucun changement — c’était à la fin de l’automne 1942 — cet échec, mon échec, fut une des raisons qui provoquèrent finalement mon départ.

Dr SIEMERS

Avez-vous demandé expressément à Hitler de renvoyer Terboven ?

ACCUSE RAEDER

A plusieurs reprises, et je lui ai proposé de nommer le Generaladmiral Böhm commandant militaire en Norvège et de lui donner des pouvoirs plus étendus, afin qu’il pût réaliser ses buts, c’est-à-dire ceux de Hitler. J’ai proposé au Führer de conclure dès que possible la paix avec la Norvège, car c’était le seul moyen d’obtenir une étroite collaboration entre la Norvège et l’Allemagne et d’attirer à lui la population. J’ai ajouté qu’ainsi cesseraient les tentatives de sabotage des émigrés norvégiens et que, peut-être, les émigrés norvégiens installés en Angleterre reviendraient aussi dans la crainte de manquer l’occasion, surtout dans le domaine de l’Economie. La défense de la Norvège devait être rendue considérablement plus facile par la conclusion de la paix.

Dr SIEMERS

Puis-je, pour compléter, me référer au document Raeder-107, l’affidavit de Schreiber que le Tribunal connaît sous le numéro II en chiffres romains. Schreiber y décrit en détail les efforts déployés par la Marine pour s’opposer à la regrettable tyrannie de Terboven et neutraliser son action. Schreiber déclare aussi que Raeder a essayé, pour la dernière fois en 1942, d’intervenir énergiquement auprès de Hitler pour obtenir la conclusion de la paix entre la Norvège et l’Allemagne. Je crois que la Marine jouissait d’un très bon renom en Norvège. Je crois qu’on peut le considérer comme notoire, sans avoir à le prouver. J’avais demandé un témoin, mais il ne m’a pas été accordé.

A ce propos, je dépose encore le document Raeder-108, qui se trouve dans le livre de documents n° 6, à la page 473. C’est une lettre de Raeder au Generaladmiral Böhm dont on a déjà parlé ici, lettre en date du 23 octobre 1942. Raeder écrit :

« A mon grand regret, je dois vous faire parvenir ci-jointe une lettre du ministre du Reich, Dr Lammers, adressée au ministre-président Quisling, pour que vous en preniez connaissance directement. »

Dans l’annexe, à la page 476, on trouve la lettre de Lammers à Quisling, dont il ressort ce qui suit ; je ne cite, pour simplifier, qu’une phrase :

« Le Führer désire que, pendant la durée de la guerre, il n’y ait pas de négociations, ni de discussions en vue d’un traité de paix définitif ou provisoire entre le Grand Reich allemand et la Norvège, ni sur d’autres mesures susceptibles de fixer ou de préparer la position norvégienne vis-à-vis du Reich après la guerre. »

C’est à cette lettre que le témoin fait allusion lorsqu’il parle de l’échec final de ses efforts et de ceux de Böhm. (A l’accusé.) Monsieur le Grand-Amiral, vous avez eu très peu affaire avec la France, nous pouvons donc être très brefs.

Je vous demanderai simplement ceci : avez-vous jamais essayé d’influer sur les relations politiques entre l’Allemagne et la France ?

ACCUSE RAEDER

Ces interventions, lorsqu’elles ont existé, résultaient tout d’abord du désir de favoriser au maximum la défense de notre territoire.

Mais elles résultaient aussi de raisons humaines. Je me rendais souvent en France, dans nos bases navales, et, au cours de mes voyages, je pouvais avoir un aperçu de la situation en France. J’ai vu qu’un 1940, et même en 1941, la population vivait en somme comme en temps de paix, qu’elle n’était absolument pas troublée par les événements. Je croyais donc que, étant donné que le Führer avait montré tant de modération lors de la conclusion de l’armistice, qu’il devait y avoir là une base sur laquelle on pourrait, en France, où il y avait un Gouvernement de collaboration, obtenir un rapprochement avec l’Allemagne. J’ai appris qu’apparemment Laval pensait sincèrement que seule une collaboration entre la France et l’Allemagne pouvait, dans l’avenir, assurer la paix en Europe. Je lui ai proposé, par conséquent, d’entreprendre lui-même quelque chose dans ce sens. Ce n’était pas son intention, mais je revins à cette idée lorsque j’appris que l’amiral Darlan avait l’intention de collaborer plus étroitement avec notre commandant de la Marine en France, l’amiral Schulze. Cette collaboration se manifesta tout d’abord dans le domaine des informations, où il nous a rendu des services très appréciables. Vers la fin de l’année 1941, début 1942, il exprima le désir de s’entretenir avec moi. Ce désir me fut transmis par l’amiral Schulze ; je soumis cette demande à Hitler en l’appuyant, car je pensais que nous pourrions en tirer quelque profit.

Dr SIEMERS

Que pouvait-on en tirer ?

ACCUSE RAEDER

Je disais que nous pouvions en tirer quelque profit. Le Führer autorisa cette entrevue et me fit connaître ses vues. Cet entretien eut lieu près de Paris, à l’occasion d’un voyage de service, au cours duquel j’avais inspecté les bases navales en France, à la fin du mois de janvier ou au début février 1942. J’eus l’impression que cet entretien était très satisfaisant, ayant estimé que la conclusion d’un traité de paix pouvait être utile pour les deux Etats et que, par ailleurs, il se montrait favorable à l’idée d’une collaboration. Mais il souligna qu’il fallait tout d’abord régler la question sur le plan politique avant de conclure la paix. Je me suis montré conciliant à propos des négociations de la convention d’armistice concernant les pièces de gros calibres sur les grands bâtiments de la Marine française. Je rapportai au Führer les résultats de l’entretien. Mais, là encore, le Führer se montra hésitant et ne voulut pas prendre de décision. Il me dit qu’il devait voir d’abord quelle serait l’évolution de la guerre et quelle devait être son attitude définitive à l’égard de la France. En outre, on créerait un précédent qui pourrait avoir des répercussions sur les autres pays. Donc, ce fut encore un échec. Je ne pus obtenir, comme je l’avais espéré, l’allégement de la défense de la France, et cet échec que je venais d’essuyer à propos de la France fut la seconde raison qui m’incita à demander à être relevé de mes fonctions.

Dr SIEMERS

Je passe maintenant au thème suivant de l’Accusation portée contre vous, la Russie.

Quand avez-vous entendu dire pour la première fois que Hitler voulait entrer en guerre contre la Russie, bien qu’il eût conclu avec elle un pacte de non-agression ?

ACCUSE RAEDER

Je dois tout d’abord rappeler que, pendant l’été 1940, en juillet, août et septembre, nous avons été très occupés, dans la Marine, à préparer un débarquement en Angleterre et que nous ne pouvions donc pas concevoir l’idée de porter la guerre dans un autre pays.

Au mois d’août, j’ai entendu dire dans un service de l’Armée de terre, peut-être même par le Commandant en chef, que des transports de troupe considérables étaient dirigés vers l’Est. J’ai alors demandé à Hitler ce que cela signifiait, et il m’a dit que c’était un camouflage de grande envergure pour masquer ses intentions de débarquement en Angleterre. Il savait très bien que, s’il m’en parlait, je m’opposerais à une entreprise contre la Russie. En septembre, je ne me rappelle plus exactement la date, il m’avoua cependant avoir certaines intentions à l’égard de la Russie. En septembre, j’ai présenté au moins deux rapports, dont le plus important le 26 septembre, dans lequel je lui conseillais très énergiquement, en m’appuyant sur des données précises, de ne pas préparer une campagne contre la Russie et dans cet exposé, prononcé en présence de Keitel et de Jodl, j’insistais surtout sur l’aspect militaire et stratégique de la question, d’une part, parce que je pouvais le faire avec toute l’énergie nécessaire, même en présence d’autres personnes et, d’autre part, parce que je pensais l’impressionner particulièrement en lui faisant entrevoir la possibilité de l’échec d’une opération militaire contre la Russie si nous étions engagés en même temps contre l’Angleterre. Et j’estimais que ces considérations étaient de nature à lui faire abandonner ce projet. Et, le même jour, le 26 septembre, je demandais, après le rapport officiel, un entretien personnel privé avec Hitler. M. Keitel et M. Jodl peuvent attester que c’est ce que je faisais toujours quand je voulais discuter un point important avec le Führer, en dehors du cadre conventionnel, ce qui n’était pas possible devant des témoins. On pouvait dire tout ce qu’on voulait à Hitler, lorsqu’on était seul avec lui, mais on ne pouvait se permettre de telles déclarations en présence d’autres personnes. Le Feldmarschall Keitel et le Generaloberst Jodl le savent tout particulièrement parce que c’étaient eux qui devaient toujours sortir dans ces cas-là. Dans le cas qui nous occupe, j’ai donc fourni à Hitler des explications détaillées, en lui disant que tout d’abord on ne pouvait pas rompre l’accord conclu avec la Russie parce que ce n’était pas moral et parce que ce n’était pas expédient, étant donné que ce pacte nous assurait beaucoup d’avantages et que c’était la base d’une politique saine pour l’Allemagne. Je lui ai dit encore qu’il était impossible d’engager une guerre sur deux fronts, alors qu’il avait toujours prétendu qu’il ne répéterait pas la bêtise du Gouvernement de 1914 et qu’à mon avis il ne fallait à aucun prix en prendre à nouveau la responsabilité. Puis, je lui ai montré une fois encore le rapport dés forces, la nécessité pour la Marine de se concentrer entièrement sur l’attaque contre l’Angleterre, au moment même où nous tendions tous nos efforts pour réussir le débarquement. J’eus l’impression ce jour-là que Hitler était tenté de céder à mes arguments, car, plus tard ou le lendemain, l’aide de camp de la Marine, le capitaine von Puttkammer, m’a rapporté qu’après mon exposé, Hitler aurait abondé en mon sens et reconnu la valeur de mes arguments.

Cela a continué pendant les mois suivants. J’ai fait à plusieurs reprises des rapports de ce genre en présentant toujours les mêmes arguments et, en novembre, j’ai cru, une fois de plus, avoir remporté un succès. A ma grande surprise, ce fut, le 18 décembre, la publication de l’instruction « Barbarossa » n° 21 qui prévoyait l’éventualité d’une guerre avec la Russie soviétique avant la fin de la guerre contre l’Angleterre. Toutefois, il ne s’agissait là que d’une instruction pour un cas éventuel.

C’est le document PS-446 (USA-31), du 18 décembre 1940. Je peux...

Dr SIEMERS

Monsieur le Président, c’est dans le livre de documents 10 (a), à la page 247. (A l’accusé.) Monsieur le Grand-Amiral, le Ministère Public prétend que la Marine et vous avez participé à l’élaboration de cette instruction. Est-ce exact ?

ACCUSE RAEDER

C’est absolument inexact. Ces instructions étaient élaborées après la décision politique prise par le Führer, à l’OKW, à l’Etat-Major d’opérations et, dans cet Etat-Major, il y avait également un officier de Marine et un ou plusieurs de l’Aviation qui étudiaient dans ces instructions, sous la direction du chef de l’Etat-Major d’opérations, les questions intéressant la Marine et l’Aviation. L’instruction était alors adressée aux Commandants en chef de la Wehrmacht, avec ordre de rédiger les instructions en vue de l’application des ordres du Führer. Mais nous n’avions pas la possibilité d’influencer l’élaboration des instructions elles-mêmes puisque nous ne les voyions pas au préalable.

Je veux encore ajouter que le Ministère Public m’a reproché d’avoir exercé une influence sur Hitler, non pas pour des raisons morales, mais d’avoir cyniquement essayé d’obtenir de régler son compte à l’Angleterre avant de tomber sur la Russie. J’ai déjà dit tout à l’heure que je donnais au Führer les autres raisons, quand je pouvais le faire, mais que ce m’était impossible en conférence publique, en présence d’autres personnages et que je ne pouvais pas non plus mentionner ces motifs dans le journal de guerre parce que l’échange de propos assez violents que nous avions dans ces moments-là ne devait pas être porté à la connaissance d’autres personnes par le journal de guerre. En outre, je voudrais mentionner à ce propos le document C-170 (USA-136), qui va du 25 août 1939 au 22 juin 1941 et qui est un résumé de nombreux extraits du journal de guerre de l’Etat-Major naval et des procès-verbaux de mes entretiens avec Hitler, au cours desquels la question russe a été traitée. Il ne s’agit pas là de reproductions textuelles de mes déclarations ou d’extraits littéraux du journal de guerre, il s’agit simplement ici d’un vaste sommaire préparé par l’amiral Assmann pour les archives de la Marine. Je ne veux pas ici vous citer des détails. Je voudrais simplement indiquer que ce document C-170 montre, en de nombreux passages cités, que depuis le début de la guerre eh 1939, j’ai toujours tenté d’user de mon influence sur le Führer dans le sens d’une stabilisation de notre politique à l’Est, sur les bases que j’ai déjà données. Si je citais ici des extraits de ce document, cela nous mènerait trop loin. Mais j’insiste sur ce document qui me paraît absolument convaincant dans ce sens.

Dr SIEMERS

Vous n’avez donc pas collaboré à la rédaction de l’instruction 21 signée par Hitler, Keitel et Jodl ?

ACCUSE RAEDER

Absolument pas.

Dr SIEMERS

Mais par la suite, conformément à cette directive, vous avez exécuté quelques préparatifs qui, d’ailleurs, pour la Marine, ont été très réduits ?

ACCUSE RAEDER

Oui. Nous avons eu une première délibération en janvier, ce qui ressort d’ailleurs de l’un des extraits cités dans le document C-170. Le 4 février, j’ai fait un rapport au Führer sur nos projets et, au mois de mars, la Marine a entrepris certains préparatifs. J’ai déjà dit que pendant toute cette première période, la Marine n’était pas occupée à des opérations de grande envergure ; il s’agissait simplement pour elle de verrouiller le golfe de Finlande en posant des mines et en y laissant quelques petites unités. Je ne sais pas si c’est contenu dans l’instruction 21 ou ailleurs. Sur ma demande instante, le Führer avait ordonné que le centre de gravité de la conduite de la guerre navale restât tourné vers l’Angleterre. Nous ne pouvions donc disposer pour la guerre de Russie que de forces de combat relativement restreintes.

LE PRESIDENT

Docteur Siemers, il vaudrait mieux suspendre l’audience maintenant. Le Tribunal avait cru comprendre que vous espériez en avoir terminé aujourd’hui à midi. Mais nous nous rendons compte qu’il a fallu plus de deux heures pour vos commentaires de ces documents. Quand espérez-vous terminer ?

Dr SIEMERS

Je crois qu’il ne me faut plus maintenant que trois-quarts d’heure environ, une demi-heure à une heure.

LE PRESIDENT

Demain à 10 heures, nous nous occuperons des documents de Seyss-Inquart ; on nous a informés que cela ne prendra guère plus d’une demi-heure.

(L’audience sera reprise le 18 mai 1946 à 10 heures.)