CENT TRENTE-TROISIÈME JOURNÉE.
Samedi 18 mai 1946.
Audience du matin.
Monsieur le Président, en ce qui concerne la demande de documents en faveur de l’accusé Seyss-Inquart, une liste de 87 documents a été soumise au Ministère Public. Nous les avons tous examinés dans le texte allemand. Après de multiples entretiens avec l’avocat de l’accusé, nous sommes arrivés à cette conclusion qu’il nous est impossible de donner notre agrément à la présentation de 17 de ces documents. J’ai parlé hier de 20 documents, mais nous avons réduit ce chiffre à 17.
Le document n° 5 sur la liste de l’accusé est un exemplaire de la motion de l’Assemblée nationale allemande en date du 21 février 1919 en faveur de l’Anschluss entre l’Autriche et l’Allemagne. Nous avons dit à l’avocat que nous rejetions ce document comme tout à fait hors de propos et sans aucun intérêt. C’est une motion émanant d’un parlement allemand et il nous semble sans intérêt de connaître l’opinion de cette assemblée sur l’Anschluss en 1919.
Le document n° 10 est un extrait d’un article de journal paru en octobre 1945 et écrit par un certain Walford Selby. C’est un article de critique qui reproche au traité de Saint-Germain de n’avoir pas évité la rupture de l’entité économique austro-hongroise et qui expose ce qu’il appelle les erreurs de 1919. Nous comprenons que si cet article est présenté ainsi que d’autres documents, c’est pour expliquer le fondement économique du mouvement en faveur de l’Anschluss. Malgré les réserves que l’on pourrait faire sur ce mode de preuve, il y a au moins cinq autres documents relatifs à la même question ; nous n’avons pas fait d’objections à leur sujet. Mais nous avons pensé qu’un document de cette sorte, en admettant qu’il soit pertinent, fait certainement double emploi. Les documents 7, 12, 26 et 33 portent tous sur le même sujet, le fondement économique de l’Anschluss et le numéro 10 est long. En conséquence, nous considérons qu’il n’est pas du tout indispensable, qu’il n’ajoute pas grand-chose, qu’il est une source de paperasse et qu’il est cumulatif. Le document n° 11 est un discours prononcé par un certain Dr Schober ; il donne la superficie et le nombre des habitants de la République autrichienne. Nous ne voyons pas de grave objection contre ce genre de preuve, sinon qu’il existe probablement de meilleures sources d’information, si l’accusé tient vraiment à ce que soient établis sa superficie et le chiffre de la population de l’Autriche en 1921. Il nous semble, en outre, que le Tribunal pourrait certainement prendre acte de la superficie et du chiffre de la population de l’Autriche à cette date en se basant sur des publications officielles plus dignes de crédit.
Le document n° 14 est une déclaration de l’ancien Chancelier d’Autriche en 1922 tendant à prouver que l’Autriche appartient à l’Allemagne. Notre objection, ici aussi, repose sur le caractère cumulatif de ce document, étant donné qu’il y a au moins trois autres déclarations à peu près identiques du Dr Rennes, pour lesquelles nous n’avons fait aucune objection.
Le document n° 19 est un extrait d’un livre écrit par un certain Kleinschmied ; ce passage tend à prouver qu’un grand nombre de politiciens vivaient et tiraient profit en Autriche de la propagande en faveur de l’Anschluss. Cela ne nous semble pas très important ni d’un grand secours pour le Tribunal.
Dites-nous, Monsieur Dodd, ce que signifient exactement les mots « vivaient de la propagande ». Cela veut-il dire que leur raison d’être était la propagande ?
Oui. Ces mots tendent à montrer qu’ils se servaient de l’Anschluss comme moyen et comme fin de leurs activités politiques et pour soutenir leur carrière. Le document n° 21 est un extrait du livre de Kunschak, Autriche 1918-1934, qui montre la progression des voix national-socialistes en Autriche entre 1930 et 1932. Cela ne nous semble pas d’une importance essentielle ni d’un grand secours pour le Tribunal. Nous avons fait des objections sur sa pertinence et son utilité.
Le document n° 22 cite un article de la Neue Freie Presse d’août 1932 contre l’emprunt de la Société des Nations. Il tend, lui aussi, à prouver la progression ou la continuité du mouvement en faveur de l’Anschluss. Il existe au moins un document, le n° 23, qui a le même objet et renferme les mêmes arguments.
Le document n° 27 est l’extrait d’un article écrit par Martin Fuschs, Un pacte avec Hitler, qui considère la politique yougoslave en fonction de l’Anschluss entre l’Autriche et l’Allemagne. Le Ministère Public estime qu’il n’y a également aucun intérêt, ni aucune utilité dans les problèmes qui nous préoccupent ici, de connaître l’opinion des Yougoslaves.
Le document n° 31 est un extrait de la Neue Zeitung du 11 janvier 1946, dans lequel Gordon Walker déclare que l’enthousiasme en Autriche après l’Anschluss fut authentique. C’est l’opinion de M. Walker, mais il y a d’un autre côté bien d’autres opinions qui la contredisent. Nous doutons fort que cette opinion soit intéressante et autorisée.
Qui est Gordon Walker ?
Je crois savoir qu’il est membre du parti travailliste anglais et écrivain.
Le numéro 39 est un extrait de Das Archiv datant de 1938. Il rend compte d’une déclaration du sénateur américain Borah, disant que l’Anschluss entre l’Autriche et l’Allemagne était un événement naturel et inévitable et ne concernait en rien les États-Unis. Il ne s’agit pas d’un discours prononcé par l’ex-sénateur Borah au Sénat, mais de son opinion personnelle ; elle ne nous semble pas très utile. Les opinions exprimées ultérieurement par le sénateur Borah ne furent pas tellement utiles. Celle-ci ne nous semble pas susceptible d’être sur ce point très utile au Tribunal.
Le numéro 47 est un extrait du livre de Zernatto, La vérité sur l’Autriche. Zernatto était l’un des sous-secrétaires d’État autrichien, comme le sait le Tribunal. Il quitta son pays après l’Anschluss et vint aux États-Unis où il écrivit ce livre. Il a fait un certain nombre de déclarations relatives, pourrais-je dire, à l’accusé Seyss-Inquart. Le Tribunal saura que ce document n° 47, ainsi que les numéros 48, 50, 54, 55 60 et 61 sont tous des extraits du même livre. Nous estimons que chaque fois que l’auteur rapporte une conversation avec Seyss-Inquart, ces documents offrent un intérêt pour le Tribunal mais lorsqu’il exprime son opinion personnelle, nous doutons de leur pertinence. C’est le cas du numéro 47 qui ne rapporte aucune conversation mais donne son impression personnelle d’après laquelle Seyss-Inquart se serait opposé aux tentatives faites par Léopold.
Nous n’avons pas d’objections à élever contre les documents n° 48, 50 et 54, bien que nous ayons pensé tout d’abord devoir le faire. En les relisant, ces conversations entre Zernatto et Seyss-Inquart nous ont paru présenter quelque intérêt pour le Tribunal. Nous n’éléverons donc pas d’objections contre ces trois documents.
Le document 55 est encore une déclaration tirée du livre de Zernatto selon laquelle Seyss-Inquart n’aurait été qu’un pion sur l’échiquier et aurait été joué par les nazis ou par la nouvelle direction du Parti.
Nous élevons une objection à son encontre pour la raison déjà exprimée : il s’agit là de l’opinion de l’auteur. Il est décédé et l’on ne peut donc pas obtenir son témoignage. De toute façon, son opinion ne peut nous être d’un bien grand secours.
Le numéro 60 est également un extrait du livre de Zernatto qui rapporte une conversation avec un nazi autrichien dont il ne donne pas le nom. Il nous a semblé que tout cela était à la fois trop vague, sans valeur et sans intérêt. Dans le numéro 61, Zernatto exprime encore une opinion personnelle en disant que Seyss-Inquart avait peur de prendre la moindre responsabilité. Je ne tiens pas à insister trop longuement sur nos objections relatives à ces citations. Elles n’ont aucun caractère de gravité, mais je les fais surtout parce que j’aimerais que l’on diminuât la quantité des textes imprimés. Je ne pense pas qu’ils puissent être très utiles à Seyss-Inquart.
Le document n° 68 est le premier document relatif à l’antisémitisme ; c’est un extrait d’une publication intitulée Les éléments du National-Socialisme, de l’évêque Alois Hudal. Il explique l’antisémitisme en Allemagne et en Autriche. Il expose les arguments que le Tribunal a déjà entendu maintes fois lorsqu’il s’est agi d’autres accusés : la disproportion des places occupées par la population juive en Allemagne, etc. Nous faisons objection à ce document, inutile et sans intérêt.
Le numéro 69 est également un extrait du livre de Zernatto relatif aux causes de l’antisémitisme telles que ces personnes les voyaient. C’est son opinion personnelle qu’il exprime et elle ne nous semble pas avoir ici intérêt ni utilité. Le numéro 71 se rapporte à la question slovaque. Je ne pense pas que l’on ait contesté ici que les Slovaques aient réclamé à plusieurs reprises leur autonomie. Cet extrait de Das Archiv de 1938, d’après ce que nous pouvons voir, tend à prouver qu’effectivement ils désiraient l’autonomie. Nous ne pensons pas que ce fait ait beaucoup d’importance dans ce Procès, ni qu’il présente quelque utilité pour le Tribunal ou pour Seyss-Inquart.
Est-ce un document officiel ?
Ce document a été publié dans Das Archiv en 1938 et, en ce sens, c’est un document officiel.
A-t-il paru après la prise de la Slovaquie par l’Allemagne ?
Non, il date de 1938 et a précédé la prise de la Slovaquie.
Je comprends.
Voilà donc nos objections, Monsieur le Président ; je crois que nous avons essayé d’être...
Naturellement, Monsieur Dodd. Nous examinons ces objections uniquement en vue de l’opportunité de la traduction de ces documents. Nous n’examinons pas la question de leur admissibilité et nous ne vous empêcherons pas d’élever des objections après leur traduction.
Oui, Monsieur le Président, je le sais. Nous avons essayé de nous montrer très larges, je crois, pour cette liste. Les extraits ne sont en général pas trop longs. Nous n’avons pas demandé à ce qu’ils soient raccourcis et je ne pense pas que les objections que nous avons émises au sujet de dix-sept documents, sur un total de quatre-vingt-sept, soient trop sévères et de nature à gêner l’accusé Seyss-Inquart.
Monsieur le Président, Messieurs. Je sais que vous estimez ma petite patrie autrichienne non seulement en raison de sa culture très ancienne et de la beauté de ses paysages, mais aussi parce que ce fut le premier pays que Hitler priva de sa liberté. Néanmoins, malgré toute l’estime que vous pouvez avoir pour ce pays, je ne sais pas si, en tant que représentants de grandes Puissances, vous pouvez connaître tous les détails de son histoire. Je crois donc qu’il est de la plus haute importance pour la cause de Seyss-Inquart que vous connaissiez les circonstances et les mobiles des actes de cet homme. Pour ma part, je vois trois raisons qui ont conduit l’Autriche à l’Anschluss. Par-dessus tout, la situation économique désespérée qui traîne depuis 1918 et se prolonge, j’ai le regret de le dire, à l’heure actuelle.
La seconde raison, je serai très bref en ce qui concerne les documents...
Docteur Steinbauer, voulez-vous en venir le plus rapidement possible aux documents proprements dits ; car vous n’ignorez pas que, pour le moment, il s’agit seulement de savoir quels sont les documents qui doivent ou ne doivent pas être traduits.
Parfaitement. La seconde raison est le manque d’unité des partis démocratiques. La troisième, le comportement des Puissances voisines de l’Autriche. C’est en me plaçant à ces divers points de vue que j’ai réuni ces documents.
Le premier est une résolution de l’Assemblée nationale de Weimar. A mon avis, il est important, pour porter un jugement définitif, de constater que l’Anschluss ne fut pas seulement un désir de la population autrichienne, mais un postulat de l’ensemble de l’Allemagne. Cette résolution est très brève et je demande qu’elle ne soit pas rejetée par le Tribunal.
Le second document émane de Sir Selby, qui fut de longues années durant ambassadeur de Grande-Bretagne à Vienne et véritablement ami de notre pays. Dans cet article, il fait allusion à la situation et aux conjonctures économiques en Autriche, qui conduisirent à l’Anschluss. C’est la raison pour laquelle j’ai réclamé ce document.
Le suivant est un discours du Chancelier fédéral, le Dr Schober, qui jouissait d’une grande estime dans le monde entier. Dans ce discours, il souligne le fait que les charges imposées à l’Autriche sont trop lourdes pour ses forces. Il décrit la situation générale sous l’angle d’une faillite.
Le suivant est un discours du Président fédéral actuel, le Dr Karl Renner, qui date de l’année 1922. A cette époque, le Dr Seipel se rendit à Genève et obtint de la Société des Nations, au prix de grandes difficultés, un emprunt qui eut pour nous une grosse importance, étant donné que l’on demandait en même temps à l’Autriche de renoncer à son indépendance pour une période de dix ans, c’est-à-dire de ne pas prendre de mesures en vue de modifier les conditions de l’Anschluss. Renner prit alors position au Parlement contre Seipel. Ce document ne fait nullement double emploi avec le document 33, puisque, grâce à ce document 33, je me propose simplement de montrer la situation économique telle qu’elle se présentait en 1938.
Le document suivant correspond au deuxième point de mon exposé, à savoir la forte propagande politique en faveur de l’Anschluss. De toutes façons, je conteste formellement l’allégation selon laquelle ce document n° 21, qui est très court, ne serait pas pertinent. Je le considère comme extrêmement important pour prouver que ce parti, ce parti nouvellement créé, qui se développa dans le climat favorable pour lui d’une situation économique désespérée décupla, si l’on en juge par le nombre des voix qu’il gagna entre 1930 et 1932, alors que pendant toute cette période il existait une importante opposition politique au Gouvernement.
Le document suivant, le numéro 22, est un article qui montre également la situation économique de l’Autriche à un moment d’une importance historique considérable, à savoir le moment où le Chancelier Dollfuss se rendit à Lausanne afin d’obtenir un nouvel emprunt auprès de la Société des Nations, et où nous fûmes contraints de renoncer pour une nouvelle période de dix ans à envisager l’Anschluss. Ce document n° 22 ne fait pas double emploi avec le suivant, n° 23, puisque l’un montre la position au point de vue politique et l’autre au point de vue économique des membres du Parlement relativement à l’emprunt à la Société des Nations demandé à Lausanne en 1932.
Le suivant est un simple extrait relatif aux positions prises par les différents États limitrophes dans la question de l’Anschluss. J’ai choisi la Yougoslavie parce que ce pays encouragea de la manière la plus énergique l’idée de l’Anschluss dans sa politique extérieure.
En ce qui concerne le document 31, je voudrais ajouter à ce qui a été dit par le représentant du Ministère Public que Gordon Walker n’est pas seulement un membre du Labor Party, mais — ce point est beaucoup plus important — qu’il a été, durant toute la durée de la guerre, chef de la section autrichienne de la radio britannique.
Il se trouvait en Autriche en 1938 et assista personnellement à l’Anschluss. Son jugement est donc extraordinairement important, tel que peut l’être celui d’un étranger éminent.
La même remarque s’applique au document suivant. Le sénateur Borah a été pendant 25 ans le président de la Commission des Affaires étrangères des États-Unis ; je pense que son jugement est digne de retenir l’attention.
Les documents qui viennent ensuite concernent des déclarations du Dr Zernatto. Je tiens à ajouter ici que le Dr Zernatto fut ministre fédéral en Autriche, secrétaire général du Front patriotique ; il était le bras droit de Schuschnigg au moment de l’Anschluss. Il fut un des pères spirituels du plébiscite de Schuschnigg. Il est malheureusement mort en exil en 1940 et je ne peux pas le citer comme témoin ; mais son livre est un document et dit effectivement ce que cet homme a pu constater au cours de ces journées critiques. Je demande instamment que l’on conserve les trois autres documents, qui sont très brefs, dans mon livre de documents.
Les deux documents suivants se rapportent à l’antisémitisme. Ce n’est qu’à contre-cœur que je me suis décidé à les introduire dans mon livre de documents pour les opposer à toute accusation de propagande antisémite portée contre mon client. En effet, le dossier du Ministère Public l’accuse d’avoir été membre d’une organisation antisémite. Cette accusation est injustifiée dans la mesure où l’on attache à cette organisation plus d’importance qu’elle ne mérite en fait. Si le Ministère Public n’insiste pas davantage sur ce sujet, je n’attacherai, pour ma part, aucune importance particulière à ces deux documents.
Le dernier document qui a donné lieu à une objection, le numéro 71, contient l’accord de Pittsbourg conclu entre Masaryk et Hlinka, le führer des Slovaques, accord à l’occasion duquel Masaryk promit solennellement l’autonomie aux Slovaques, promesse qui ne fut pas tenue, ce qui entraîna l’énergique demande d’autonomie de la Slovaquie, qui fut appuyée par Hitler. Ce sont les raisons pour lesquelles je prie le Tribunal de vouloir bien m’accorder également ces documents.
Docteur Steinbauer, le Tribunal examinera la question de ces documents. Docteur Siemers, vous avez la parole.
Messieurs, hier, à propos de la Norvège, j’ai versé les documents 81, 82, 83, 84, 85 et 86. Je vous prie de m’excuser, mais j’ai omis de verser à ce moment-là un autre document relatif à cette question et je voudrais réparer cet oubli. Il s’agit du document déjà admis par le Tribunal sous le numéro Raeder-88. C’est un extrait du Livre Blanc et il se trouve dans mon livre de documents n° 5, aux pages 392 et suivantes. Ce document reproduit l’ordre anglais du 6 avril 1940, relatif aux préparatifs pour l’occupation de la région minière de Narvik dans le nord de la Suède. Comme ce document est connu du Tribunal, il n’est pas nécessaire que je procède à sa lecture. (A l’accusé.) Monsieur le Grand-Amiral, hier nous avions commencé à traiter la question de la Russie. A ma question relative à la directive n° 21 du 18 décembre 1940 (document PS-446), vous avez répondu que la Marine n’était pour rien dans l’élaboration de cette directive. Vous avez déclaré en outre que, conformément aux ordres, la Marine avait entrepris des préparatifs en janvier 1941.
Puis-je me permettre une brève remarque au sujet de cette directive ? Je crois bien que vous avez fait hier une erreur en disant que cette directive avait été signée par Hitler, Keitel et Jodl. L’exemplaire de l’État-Major avait été signé par Hitler. Keitel et Jodl n’avaient fait que le parapher. Il ne peut donc être question de signature de leur part ; de telles directives, lorsqu’elles étaient publiées, portaient la seule signature de Hitler et les autres ne pouvaient que les parapher.
Je m’excuse et vous remercie pour cette rectification.
A ce propos, je me permets de demander au Tribunal de se reporter au document C-35 (USA-132), que l’on trouve dans le livre des documents britanniques, n° 10 (a), à la page 16. C’est un extrait du journal de guerre portant la date du 30 janvier 1941. Il expose les préparatifs de la Marine, conformément à la directive de Hitler, du 18 décembre, dont le paragraphe IV prescrivait des mesures de précaution dans l’éventualité d’une modification de l’attitude de la Russie à l’égard de l’Allemagne, c’est-à-dire uniquement si cette éventualité se produisait. (A l’accusé.) Monsieur le Grand-Amiral à propos de votre exposé de la question russe, le Ministère Public a déposé le document C-66 sous le numéro GB-81. C’est votre rapport du 10 janvier 1944 adressé à l’amiral Assmann et destiné aux archives historiques de la Marine. Ce document se trouve dans le livre des documents britanniques n° 10 (a), à la page 13. Vous y verrez la position de principe de Raeder à l’égard du « Cas Barbarossa », dans le passage portant la lettre « a » et le chiffre 1. Je viens d’apprendre que ce document se trouve également dans le livre de documents 10 (a), à la page 35. Voilà ce que vous avez écrit :
« A ce moment-là, le Führer avait fait connaître son « irrévocable décision » d’entreprendre une campagne à l’Est, en dépit de toutes les critiques. En conséquence, tant que des modifications protondes ne se produiraient pas dans la situation, il était absolument inutile, comme l’expérience nous l’avait prouvé, de formuler de nouvelles mises en garde. En tant que chef des Opérations navales, je ne fus jamais convaincu de l’inéluctable nécessité du Cas Barbarossa.
Avez-vous quelque chose à ajouter à ces déclarations ?
J’aimerais dire à ce sujet que, malgré la publication de cette directive le 18 septembre, je fis un rapport détaillé à la fin du mois de décembre, comme on peut le constater dans le document C-170 auquel j’ai fait hier plusieurs allusions. Dans ce rapport, j’ai cherché à convaincre le Führer que sa décision était une erreur. Cela montre la hardiesse dont j’ai fait preuve ; car lorsque le Führer avait publié une directive, même si elle ne devait être appliquée que dans certaine éventualité, il était impossible, en général, de lui opposer des objections de principe. A part cela, j’ai dit hier tout ce que j’avais à dire.
Monsieur le Grand-Amiral, à propos des objections que vous avez présentées à Hitler au sujet de la Russie, vous avez fait allusion au fait qu’à l’automne on envisageait encore de réaliser l’action Seelöwe, c’est-à-dire de débarquer en Angleterre.
Oui.
D’après votre opinion personnelle ou celle de la Marine, du point de vue stratégique, quand donc cette possibilité cessa-t-elle d’exister ? Autrement dit, quand avez-vous dû renoncer à ce plan ?
Au cours du mois de septembre, nous étions encore persuadés que l’on pourrait entreprendre le débarquement. Le Commandant en chef de l’Armée de terre et moi-même jugions, et Hitler était entièrement de cet avis, que pour débarquer il nous fallait de façon indispensable, la suprématie aérienne. C’est pourquoi nous attendions de voir si nous pourrions obtenir cette suprématie à temps pour le débarquement, que, pour des raisons d’ordre météorologique, nous pouvions entreprendre au plus tard au début du mois d’octobre. Si nous ne pouvions y arriver alors, nous nous trouvions dans l’obligation de repousser le débarquement au mois de mai de l’année suivante. Il s’est avéré que notre supériorité aérienne ne pouvait pas atteindre le degré suffisant ; en conséquence on déclara que le débarquement devait être reporté au printemps de l’année suivante. Il y avait d’autres mesures de préparation à prendre ; en fait, elles le furent. Mais au cours l’hiver, l’idée d’un débarquement fut complètement abandonnée et Hitler décréta que les préparatifs dans les ports de la Manche ne devaient être poursuivis que dans la mesure où ils donneraient aux Britanniques l’impression que ce débarquement aurait lieu. En septembre, j’eus l’impression que Hitler ne s’intéressait plus beaucoup à ce débarquement et que son esprit était entièrement tourné vers la campagne de Russie, qu’il ne pouvait évidemment mener de front avec le débarquement en Angleterre.
J’en viens maintenant à l’accusation qui vous a été adressée par le Ministère Public, selon laquelle vous auriez demandé que la guerre soit entreprise contre les États-Unis. A ce propos, le Ministère Public a présenté le document C-152 (GB-122), qui se trouve dans le livre des documents britanniques n° 10, page 23. C’est un extrait du journal de guerre de l’État-Major naval relatif au rapport fait au Führer par le Commandant en chef de la Marine, c’est-à-dire vous, le 18 mars 1941. Je lis au paragraphe qui porte le chiffre 11 du document : « Le Japon doit prendre des mesures pour s’emparer de Singapour aussi rapidement que possible, parce que l’occasion ne sera jamais plus aussi favorable que maintenant : la flotte britannique tout entière occupée ; non préparation des Etats-Unis pour une guerre contre le Japon ; infériorité de la flotte des États-Unis par rapport à la flotte japonaise. Le Japon fait effectivement des préparatifs en vue de cette action, mais d’après les déclarations d’officiers japonais, ils ne l’entreprendront que lorsque l’Allemagne procédera à son débarquement en Angleterre. L’Allemagne doit, par conséquent, s’efforcer d’amener le Japon à agir immédiatement. Si le Japon s’empare de Singapour, tous les autres problèmes de l’Asie orientale concernant les États-Unis et l’Angleterre seront résolus (Guam, Philippines, Bornéo et Indes Néerlandaises).
« Le Japon désire éviter, si c’est possible, une guerre contre les États-Unis et peut y arriver en s’emparant de Singapour le plus rapidement possible ».
Le Ministère Public interprète votre déclaration en prétendant que vous vouliez pousser la Japon à faire la guerre aux États-Unis. Est-ce exact ?
C’est une des affirmation, les plus inexactes qui aient été formulées contre moi dans l’Acte d’accusation. Il est trop évident que, me trouvant engagé dans une guerre navale contre la Grande-Bretagne et ne disposant que d’une flotte peu importante, je ne désirais pas le moins du monde voir l’Amérique me tomber sur le dos et il a été dit ici à plusieurs reprises que, durant les premières années de la guerre, tous mes efforts ont tendu à éviter à tout prix un conflit avec les États-Unis. L’amiral Wagner a exposé ici d’une manière assez détaillée les restrictions que j’ai imposées à la Marine allemande afin d’éviter tout incident avec les États-Unis. J’ai imposé des restrictions que j’ai eu de la peine à justifier alors que je dirigeais la guerre sous-marine avec des moyens relativement aussi faibles. D’un autre côté, les États-Unis, depuis la fin de 1940, pour le moins, et durant toute l’année 1941, ont influé sur notre conduite de la guerre navale et ont commis des actes que l’on peut nettement qualifier de contraires à la neutralité. Je me contenterai de vous rappeler la réparation des navires de guerre britanniques dans les bassins américains, chose que, jusque là, on considérait comme inadmissible et sans exemple, les ordres de tirer donnés par Roosevelt en juillet et septembre 1941, les attaques contre nos sous-marins par les destroyers Greer et Kearny dans l’Atlantique. Dans deux cas, nos sous-marins ont été poursuivis pendant deux heures avec des grenades sous-marines, jusqu’au moment où nos sous-marins firent surface et ouvrirent le feu endommageant dans un cas, un destroyer. Malgré tout cela, j’informai Hitler, en juin 1941, que nous continuions à n’importuner en aucune manière la Marine marchande américaine, si bien que les navires de commerce des États-Unis traversaient l’Atlantique sans encombre en empruntant les itinéraires de leur choix et étaient a même de donner des renseignements sur nos sous-marins et nos opérations sur mer, sans que nous puissions les en empêcher. Ce qui permettait, en outre, aux Anglais de camoufler leurs unités en navires américains. Et ils ne s’en privèrent pas. La première fois que notre cuirassé de poche, l’Amiral Scheer, lors d’une traversée de l’Atlantique, examina un navire portant pavillon américain, il se trouva qu’il s’agissait du navire britannique Canadian Cruiser. Malgré tout cela, je conseillai au Führer — et il fut parfaitement d’accord avec moi — de ne pas prendre de mesures contre les navires américains. Le fait que nous n’avons pas posé de mines devant Halifax a déjà été établi par l’amiral Wagner. Je n’ai pas besoin de revenir sur ce sujet.
Cette proposition au Japon de s’emparer de Singapour était-elle faite afin d’obtenir de l’aide et un allié contre l’Angleterre avec laquelle vous étiez déjà en guerre ?
Oui, c’est bien cela. Et je voudrais brièvement conter l’évolution des événements qui conduisit à cette proposition. Ma propre initiative n’y fut absolument pour rien, mais au début de l’année 1941, il y eut des négociations politiques avec le Japon, conduites d’un côté par le Führer, et d’un autre côté par le ministre des Affaires étrangères. Je ne fus même pas sollicité de participer à ces négociations, ce qui est regrettable, je dois le dire, car il y eut bien des erreurs dans leur objet. Néanmoins, cela confirme le fait que l’on ne peut pas, à ce sujet, parler d’une conspiration. Le contact fut établi, puis il y eut, en mars je crois, la visite du ministre des Affaires étrangères Matsuoka.
En raison de tous ces événements, le Führer publia, le 5 mars 1941, une directive portant le numéro 24, qui constitue le document C-75 (USA-151).
Je me permets d’attirer l’attention du Tribunal sur le document C-75 (USA-151), qui se trouve dans le livre de documents britannique n° 10 (a), à la page 58. Dans cette directive n° 24, il est dit au paragraphe 3 a :
« Il convient de faire ressortir notre objectif commun dans cette guerre : de vaincre rapidement l’Angleterre et, de cette façon, d’empêcher l’intervention des États-Unis dans la guerre. »
Et trois alinéas plus loin, le paragraphe d stipule : « La prise de Singapour...
Vous dites, à la page 58, la directive 54 relative à la collaboration avec le Japon ?
Je viens d’apprendre, à ma grande surprise, qu’on n’a reproduit dans la traduction anglaise qu’une partie de cette directive. Je prie le Tribunal de me permettre, dans ces conditions, de présenter ultérieurement comme document Raeder le texte complet de cette directive.
L’avez-vous dans votre livre de documents Raeder, Docteur Siemers ?
Non, pas à l’heure actuelle, car j’ignorais qu’il n’avait été que partiellement traduit. Je vous demande donc, Monsieur le Président, la permission de déposer par la suite le document complet.
Très bien.
Je vous remercie. C’était le paragraphe 3 a ; la citation que je vais faire maintenant se trouve au paragraphe 3 d : « La prise de Singapour, position-clé de la Grande-Bretagne en Extrême-Orient, serait un succès décisif pour la conduite générale des opérations militaires des trois Puissances. En outre, des attaques contre d’autres bases navales britanniques et américaines si l’on ne peut empêcher l’entrée des États-Unis dans la guerre, détruiront la puissance de l’ennemi dans cette zone... »
J’attire l’attention du Tribunal sur le fait que le 5 mars, date de la directive, Hitler avait déjà décrété la prise de Singapour. Par conséquent, la suggestion du Grand-Amiral Raeder contenue dans le document C-152, daté du 18 mars, ne peut pas avoir joué un rôle décisif puisqu’à cette date il y avait déjà un ordre de Hitler sur la question.
Puis-je faire une brève observation à ce sujet ? Comme dans tous les cas énumérés ici, intervenait d’abord la décision politique prise par Hitler, Chef de l’État ; il y avait ensuite la directive du Commandant suprême des Forces armées ; puis les commandants en chef des différentes armes en tiraient des conclusions. Ainsi, quand je reçus la directive du 5 mars, j’eus à envisager comment le Japon, après son entrée en guerre, pourrait être utilisé de la manière la plus efficace. Il s’agissait de voir comment nous pourrions, sur mer, porter les atteintes les plus graves à l’Angleterre, notre principal adversaire. A ce propos, j’insistai particulièrement pour que le Japon s’attaquât à Singapour, car certains pensaient que le Japon ferait mieux d’agir contre Vladivostok, ce qui aurait été une grave faute. C’était le cœur même de la puissance britannique en Asie orientale qu’il fallait attaquer.
Mais c’est justement parce que je pensais que la prise de Singapour empêcherait les États-Unis d’entrer en guerre que je fis cette proposition, et non pas pour les précipiter dans la guerre.
A ce propos, je citerai encore le document PS-1877, qui a été présenté contre vous par le Ministère Public. Il porte également le numéro USA-152 et se trouve dans le livre de documents britannique n° 10, à la page 320. C’est une conversation entre le ministre des Affaires étrangères japonais Matsuoka... On me dit à l’instant que ce n’est pas le numéro 320, mais le numéro 319. C’est l’entretien...
Je crois qu’il s’agit du livre de documents n° 10 (a).
Oui, 10 (a), je m’excuse, Monsieur le Président. C’est la conversation entre Matsuoka et Ribbentrop du 29 mars 1941. Il en a déjà été question. On trouve à la page 8 de ce document :
« Le ministre des Affaires étrangères a parlé encore une fois du problème de Singapour. En raison des craintes exprimées par le Japon d’avoir à subir les attaques des sous-marins de la base des Philippines et celles concertées de la flotte britannique de la Méditerranée et de la Home fleet, il s’est entretenu une fois de plus de la situation avec l’amiral Raeder. Ce dernier lui a dit que la flotte britannique serait entièrement occupée dans ses eaux métropolitaines et en Méditerranée cette année et qu’elle sera donc dans l’incapacité de détacher une seule unité en Extrême-Orient. Les sous-marins américains, d’après l’amiral Raeder, seraient tellement inférieurs que le Japon n’aurait pas à s’en préoccuper le moins du monde. » (A l’accusé.) M. von Ribbentrop, en réponse à ma question, a déclaré, le 1er avril 1946, qu’il s’était trompé, et que cette déclaration avait probablement été faite par Hitler. Pourriez-vous, je vous prie, donner une fois pour toutes des éclaircissements à ce sujet ?
Je peux simplement confirmer que je ne me suis jamais entretenu avec M. von Ribbentrop de questions de ce genre ; car il n’y avait malheureusement pas de relations entre le ministère des Affaires étrangères et le Commandement en chef de la Marine, en particulier depuis le jour où le Führer avait interdit que la moindre information fut communiquée par le ministère des Affaires étrangères aux autorités militaires. Je n’aurais jamais fait de telles déclarations, étant donné, d’une part, quelles étaient en contradiction formelle avec mon opinion personnelle et, d’autre part, que sur ce point particulier je n’avais pas de bases suffisantes pour faire de semblables déclarations.
Monsieur le Grand-Amiral, n’était-il pas, au contraire, souvent question à l’État-Major naval de la capacité industrielle des États-Unis, de leur aptitude à la guerre ainsi que de leur potentiel militaire ? N’est-il pas vrai que pour ces raisons on redoutait beaucoup l’entrée en guerre des États-Unis ?
Tout cela était parfaitement clair pour nous jusque dans les moindres détails.
Avez-vous vu, à un moment quelconque au cours de la guerre, le document PS-1877 qui est actuellement sous vos yeux ?
Non, non.
Avez-vous été mis au courant de ces entretiens entre M. von Ribbentrop et le ministre des Affaires étrangères japonais Matsuoka, ainsi que de son entretien avec Oshima ?
Non. Le Führer m’a simplement fait part, et cela ressort du document C-170, des résultats de cet entretien avec Matsuoka. Mais je n’ai pas eu d’entretien avec M. von Ribbentrop.
Messieurs, on vient de me demander de rectifier un terme que je venais d’employer. Pour être juste, je vais le faire. J’ai dit que Hitler, dans sa directive du 5 mars 1941, « avait décrété la prise de Singapour ». Cette expression n’est pas exacte. Il est évident qu’il ne pouvait donner aucun ordre aux Japonais. L’erreur provient du fait que la directive commence par ces mots :Le Führer, en vue de notre collaboration avec le Japon, a ordonné ce qui suit, et à l’alinéa 3 il est dit : « Les instructions suivantes s’appliquent dans ce cas. ». Et dans ces instructions est mentionnée la prise de Singapour. (A l’accusé.) Monsieur le Grand-Amiral, avez-vous jamais, au cours d’un entretien avec qui que ce soit, émis la proposition que le Japon devait attaquer Pearl Harbour ?
Non, il n’en a jamais été question.
Avez-vous entendu parler de ce plan d’attaque contre Pearl Harbour, avant l’attaque elle-même ?
Jamais. La surprise fut totale pour moi et pour l’État-Major naval, lorsque cette attaque eut lieu. C’est méconnaître complètement la mentalité japonaise, que de supposer qu’ils aient pu communiquer chez eux-mêmes un tel plan à une seule personne qui ne dut pas directement participer à cette opération. Déjà en 1904, ils avaient, de la même façon, attaqué les navires russes en surgissant à l’improviste, alors que personne ne s’y attendait.
Messieurs, je me permettrai, à ce propos, de déposer trois documents qui m’ont été accordés. Le premier porte le numéro Raeder-19 et se trouve dans le livre des documents n° 2, à la page 108. Il s’agit du rapport du général américain Marshall qui a été mis à ma disposition grâce à l’obligeance du Tribunal. Dans ce rapport du 1er septembre 1945, le général Marshall déclare à la page 116 : « En vue de fixer quand et comment l’Allemagne et le Japon ont vu la victoire leur échapper, j’ai demandé au général Eisenhower de faire interroger le plus tôt possible par les officiers de son service de renseignements les membres supérieurs du Haut Commandement allemand, actuellement prisonniers de guerre. Les résultats de ces interrogatoires sont d’un intérêt considérable. Par eux, nous avons une image des dissensions qui divisèrent nos ennemis et du manque de plan à longue échéance, qui ont sans doute été, dans ce conflit mondial, des facteurs décisifs aux heures les plus critiques ».
Et deux paragraphes plus loin :
« Néanmoins, on n’a pas encore obtenu la preuve que le Haut Commandement allemand possédait un plan stratégique d’ensemble. Bien que le Haut Commandement approuvât en principe la politique de Hitler, ce fut la stratégie aventureuse de ce dernier qui outrepassa les possibilités militaires de l’Allemagne et entraîna sa défaite. L’histoire du Haut Commandement allemand à partir de 1938 est celle d’un conflit constant de personnalités, à la faveur duquel le pouvoir d’appréciation en matière militaire fut de plus en plus subordonné au pouvoir personnel de Hitler. La premier choc se produisit en 1938 et amena l’élimination de Blomberg, von Fritsch et Beck, et ce fut la fin de l’influence des conservateurs dans la politique étrangère allemande.
« Les campagnes de Pologne, de Norvège, de France et des Pays-Bas donnèrent lieu à de graves divergences entre Hitler et l’État-Major général à propos de détails dans l’exécution des plans stratégiques. Dans chacun de ces cas, l’État-Major était partisan de l’offensive orthodoxe ; Hitler, lui, prônait une conception non orthodoxe d’attaque avec des objectifs lointains en territoire ennemi. Chaque fois, Hitler réussit à faire prévaloir ses conceptions et le surprenant succès de toutes ces campagnes successives haussa le prestige militaire de Hitler à un tel point que ses opinions ne furent plus contredites.
« Sa confiance en lui-même dans le domaine militaire devint illimitée après la victoire de France ; il commença à porter des critiques substantielles contre les idées exprimées par ses généraux, en présence même d’officiers subalternes. Aussi l’État-Major général n’opposa-t-il aucune résistance lorsque Hitler prit la fatale décision d’envahir l’Union Soviétique. »
Et à la page 118, figure un passage relatif à l’Allemagne et au Japon :
« Il n’y a également aucune preuve d’une étroite collaboration stratégique entre le Japon et l’Allemagne. L’État-Major général allemand admettait que le Japon était tenu par son pacte de neutralité avec la Russie, mais espérait que les Japonais immobiliseraient d’importantes forces britanniques et américaines, terrestres, navales et aériennes en Extrême-Orient.
En l’absence de toute preuve contraire, on peut admettre que le Japon agissait également de son propre chef et non pas conformément à un plan stratégique coordonné. »
Il y a en outre dans les documents, qui m’ont été également accordés, Raeder-113 et 114, livre de documents n° 6, aux pages 491, et 497...
Docteur Siemers, vous devriez demander au témoin s’il est d’accord avec les vues du général Marshall ?
Monsieur le Grand-Amiral, admettez-vous les opinions exprimées par le général américain Marshall ?
Je n’ai pas accordé à ces déclarations une attention suffisante. Mais, dans l’ensemble, elles m’ont paru conformes à nos propres opinions, mais je ne peux pas en garantir tous les détails. Pour en parler avec plus de certitude, il faudrait que je puisse les examiner par moi-même ou qu’elles me soient relues.
Je crois que cette appréciation générale est suffisante. Du document Raeder-113, j’aimerais citer le début. « Marshall dit que l’Armée a prévu l’entrée en action du Japon. Washington, le 11 décembre. Le général George C. Marshall ancien chef d’État-Major de l’Armée, a reconnu la nuit dernière que l’Armée savait, plus de dix jours avant le 7 décembre 1941, qu’une action des Japonais sur Pearl Harbour pourrait les porter au delà de la ligne en deçà de laquelle les chefs militaires américains pensaient que les État-Unis auraient à combattre. »
Pour gagner du temps, je m’abstiendrai de lire les détails ; il ressort néanmoins du rapport de Marshall que l’Armée américaine était au courant. Et plus loin sont données les dates du 25 et du 26 novembre. De plus, Marshall assure que des préparatifs ont été entrepris aux États-Unis avant la guerre pour la construction de terrains d’atterrissage pour les bombardiers américains à Rabaul, Port-Moresby et Singapour.
Le document Raeder-114, que je présente également, est une déclaration d’Henry L. Stimson, ancien secrétaire américain à la Guerre en date du 21 mars.
« Henry L. Stimson, ancien secrétaire des États-Unis à la guerre, a révélé que le cabinet de guerre du Président Roosevelt avait discuté et rejeté, neuf jours avant l’attaque japonaise sur Pearl Harbour, la proposition d’une attaque américaine contre les forces japonaises sans avertissement préalable...
« Stimson a relaté que le 28 novembre 1941 il avait été averti de mouvements japonais le long des côtes asiatiques. Le même jour, d’après lui, le cabinet se réunissait et s’entretenait de la signification possible de cette manœuvre japonaise. »
Il est dit plus loin :
« ... si les Japonais pénétraient dans l’isthme de Kra, les Britanniques auraient à combattre et que, s’ils se battaient, nous aurions nous aussi à le faire ». (A l’accusé.) En conséquence, Monsieur le Grand-Amiral, pensez-vous que les États-Unis aient été au courant des projets japonais avant que vous ne le fussiez vous-même ?
Apparemment oui.
J’en viens maintenant à la dernière charge dressée contre vous. Le Ministère Public à présenté le document PS-1807 (GB-227), qui se trouve dans le livre de documents britannique n° 10 (a), a la page 288. Il s’agit du journal de Jodl et de la mention du 16 juin 1942. Je dois m’excuser à nouveau, on me signale qu’il s’agit de la page 287 et non pas 288. Ce passage dit :
« Le 29 mai, l’État-Major naval a demandé l’autorisation d’attaquer les forces navales et aériennes brésiliennes. Il considère qu’une attaque brusquée contre les navires de guerre et de commerce brésiliens serait opportune à l’heure actuelle alors que les mesures de défense sont encore incomplètes et qu’il est encore possible d’agir par surprise, puisque le Brésil mène pratiquement la guerre sur mer contre l’Allemagne. » (A l’accusé.) Le Ministère Public vous accuse de violation de neutralité et de violation de Droit international parce que vous avez fait cette proposition alors que le Brésil était encore neutre. J’attire votre attention sur le fait que la guerre avec le Brésil a éclaté deux mois plus tard, le 22 août 1942. Pourriez-vous me dire en quelques mots comment vous en êtes venu à faire cette proposition ?
A ce moment-là les relations entre le Brésil et l’Allemagne étaient extrêmement mauvaises. Les Allemands étaient poursuivis et brimés. Les intérêts économiques de l’Allemagne étaient gravement lésés. Les Brésiliens étaient déjà entièrement du côté des États-Unis. Ils avaient accordé aux États-Unis des bases aériennes qui devaient être installées le long de la côte brésilienne, ainsi que des stations de renseignements. Ils ont eux-mêmes reconnu avoir détruit un sous-marin allemand. D’autre part, des sous-marins allemands avaient attaqué des navires brésiliens, parce que ces derniers ne portaient pas les signaux lumineux réglementaires et, par conséquent, n’avaient pas pu se faire reconnaître comme navires brésiliens. L’Allemagne avait précédemment demandé à tous les États sud-américains de munir leurs bâtiments d’une signalisation lumineuse de façon à ce que l’on pût distinguer leur nationalité la nuit. Puis, des attaques aériennes avaient été effectuées contre des sous-marins appartenant aux Puissances de l’Axe. Ces attaques aériennes n’avaient pu être entreprises qu’en partant de bases brésiliennes. A la suite d’une requête adressée par l’État-Major naval au Führer, celui-ci prescrivit de demander aux Italiens les informations reçues par leur service de renseignements. L’Italie à son tour confirma que, quelques semaines auparavant, des sous-marins italiens qui opéraient de concert avec les nôtres avaient été attaqués au large de la côte brésilienne. De même, le ministère de l’Air avait fait connaître que des avions brésiliens ou américains venant de bases brésiliennes avaient attaqué des sous-marins de l’Axe. A la suite de cette confirmation, le Führer autorisa l’emploi des armes contre les unités de la marine brésilienne au large des côtes du Brésil. Un plan fut dressé pour qu’un certain nombre de sous-marins qui avaient quitté en juin la côte française pour croiser dans l’Atlantique, se dirigeassent vers la côte brésilienne. Le Führer avait expressément ordonné, non de simples coups d’épingles, mais une action énergique. Cependant, cette action fut remise à plus tard et n’eut pas lieu. Je ne me souviens malheureusement pas exactement pour quelle raison. Mais ce fait peut-être constaté dans notre document qui rapporte ces mentions du journal de guerre.
Messieurs, je crois que le Ministère Public n’aurait pas porté cette accusation au sujet de ce projet si le document PS-1807 qui est un passage du journal de Jodl en date du 16 juin, avait été présenté in extenso. On n’a présenté que la première partie. Aussi, verserai-je au dossier le passage complet sous le numéro Raeder-115. Il se trouve dans le livre de documents n° 6, à la page 500. Selon les déclarations faites ensuite par le général Jodl dans son journal, on voit que la situation a été sainement reconsidérée. J’ai déjà lu la première partie citée par le Ministère Public, c’est-à-dire les deux premières phrases. Voici la suite de ce passage :
« L’ambassadeur Ritter, du ministère des Affaires étrangères, déclare qu’une aggravation du conflit avec le Brésil n’est pas souhaitable en raison de l’attitude de l’Argentine et du Chili et que, avant d’en venir à des mesures de guerre contre le Brésil, il faudrait prendre contact avec le Japon et l’Italie.
« A la suite du rapport du chef de l’État-Major d’opérations de la Wehrmacht, le Führer a ordonné, le 30 mai, que l’État-Major naval devait vérifier, en s’informant à Rome, si les communiqués brésiliens sur les actes d’agression commis sur les sous-marins de l’Axe étaient exacts. Les vérifications faites par l’État-Major naval ont démontré que des sous-marins italiens ont été attaqués les 22 et 26 mai au nord-est du Brésil par des avions venus indiscutablement d’une base brésilienne. En outre, l’État-Major naval transmet le texte d’un communiqué officiel du ministère de l’Air brésilien, relatif à ce combat, et propose d’envoyer dans les parages des principaux ports brésiliens, durant la période du 3 au 8 août, dix sous-marins qui appareilleront du 22 juin au 4 juillet des ports de la France occidentale en compagnie du ravitailleur U-460. L’ordre d’exécution devra être donné aux sous-marins au plus tard le 15 juin. Après avoir entendu au Berghof, dans l’après-midi du 15 juin, le rapport du Commandant en chef de la Marine à ce sujet, le Führer a donné son accord au projet de l’État-Major naval, mais a ordonné néanmoins, avant qu’une décision définitive soit prise, un nouvel examen de la situation politique par le ministère des Affaires étrangères. »
Cela prouve, je crois, que nous nous sommes montrés suffisamment prudents et je citerai le document Raeder-116, que je voudrais présenter maintenant. Il se trouve dans le même livre des documents, à la page 503. C’est un extrait du journal de guerre. A la date du 6 juin il y est dit que les événements ont tellement évolué :
« ... qu’un état de guerre latent existe déjà pratiquement. (Le Brésil, entièrement du côté des États-Unis ; très graves dommages au préjudice des intérêts allemands ; vapeurs brésiliens isolés coulés par des sous-marins, pour défaut de signalisation ; agitation croissante au Brésil ; Brésiliens proclamant avoir déjà coulé un sous-marin allemand patrouillant au large de leur côte.) »
Je voudrais présenter ici un autre extrait du journal de guerre, document Raeder-117, qui se trouve dans le même livre de documents, à la page 509. Je prie le Tribunal de prendre acte de son contenu, je ne citerai que les alinéas 3 et 4. Il est dit dans l’alinéa 3 :
« Lorsque les Brésiliens commencèrent à camoufler leurs navires avec de la peinture et à les armer, l’ordre fut donné le 16 mai 1942 de faire usage des armes à vue sur tout navire sud-américain apparemment armé. »
L’alinéa 4 dit :
« En se basant sur le fait que des sous-marins de l’Axe ont été attaqués par des bâtiments le long des côtes brésiliennes et que le ministère de l’Air brésilien a fait connaître officiellement que des attaques avaient été exécutées par l’aviation brésilienne, l’État-Major naval demanda le 29 mai 1942, par la note confidentielle 12938/42 à l’État-Major d’opérations de la Wehrmacht, l’autorisation de faire usage des armes contre les navires brésiliens de guerre et de commerce. »
Je dépose aussi le document Raeder-118, livre des documents n° 6, page 510. Je prie le Tribunal de bien vouloir prendre acte de ce document. Il n’est pas nécessaire que je cite son contenu, parce qu’il reproduit des faits déjà cités ; je crois que l’alinéa 4 du document 117 que je viens de lire éclairait complètement la question et constitue une réfutation complète de toutes les accusations portées contre la Marine. (A l’accusé.) Avez-vous quelque chose à ajouter à ces déclarations contenues dans le journal de guerre, Monsieur le Grand-Amiral ?
Non, je n’ai absolument rien à ajouter. Tout cela est parfaitement clair.
Monsieur le Grand-Amiral, je vous prierai maintenant, ce sera ma dernière question, de dire au Tribunal dans quelles circonstances vous avez donné votre démission en janvier 1943 ? Préférez-vous, Messieurs, suspendre d’abord l’audience ?
Comptez-vous en avoir pour longtemps ? S’il ne s’agit que de quelques minutes nous continuerons à siéger afin que vous puissiez terminer votre interrogatoire.
Je pense en avoir encore pour dix minutes.
Très bien, veuillez donc continuer.
Voulez-vous nous expliquer comment vous en êtes venu à démissionner en janvier 1943. Mais auparavant, je voudrais encore vous poser la question suivante : avant cette date, aviez-vous déjà pensé à vous démettre de vos fonctions ?
Je voudrais dire très brièvement qu’à plusieurs reprises, avant la guerre, j’ai demandé au Führer de me relever de mes fonctions ou lui ai présenté un ultimatum. Je voudrais, à titre d’exemple, citer deux cas : en novembre 1938, en présence du général Keitel, j’ai présenté un rapport au Führer sur les types de nos bâtiments et de nos plans de construction. A cette occasion, le Führer s’est mis à critiquer de façon inexplicable les résultats déjà obtenus en matière de construction ainsi que tous les travaux en cours, y compris les préparatifs accomplis pour le Bismarck, qu’il déclara défectueux. J’ai pu constater plus tard que des scènes de ce genre se produisaient chaque fois que des personnes de son entourage, très peu versées en ces matières, lui faisaient part de leurs opinions ; il adoptait ces opinions, voulant probablement, ainsi que je l’ai dit moi-même par la suite, vérifier si ce qu’on lui avait dit était effectivement exact.
Ce cas était, néanmoins, tellement flagrant que je ne pus rien faire d’autre que de ramasser tous mes papiers, les mettre dans ma serviette et quitter la pièce. Le général Keitel était présent. Le Führer m’a suivi jusqu’à la porte, m’a prié de revenir, a atténué ses reproches et m’a demandé de ne démissionner sous aucun prétexte.
Le deuxième cas fut purement personnel, mais il est assez caractéristique. Le marin, aide de camp du Führer, qui venait d’être nommé, voulait épouser une jeune fille qui avait une très mauvaise réputation à l’université de Kiel. J’ai déclaré au Führer que, quant à moi, je ne donnerai pas mon consentement. Le Führer se fit présenter cette jeune fille et déclara qu’il n’avait pas d’objection. Je quittai le Berghof et j’envoyai au Führer une lettre par l’intermédiaire d’un officier de l’État-Major, lettre dans laquelle je déclarai que je refusais mon consentement et que cet officier ne resterait pas dans la Marine s’il se mariait ; sinon ce serait moi qui m’en irai. Je demandai à l’officier porteur de ma lettre de m’en rapporter la réponse parce que je désirais une solution immédiate. Le Führer fit attendre cet officier pendant deux jours au Berghof, puis le renvoya avec une lettre où il me disait :
« Très bien, cet officier ne peut pas se marier et rester dans la Marine. D’ailleurs, il ne sera plus mon aide de camp. Un autre prendra sa place. Il occupera un poste quelconque de führer dans la NSKK, auprès de moi, et sera un de mes officiers d’ordonnance au titre du Parti. »
C’était là un trait caractéristique du Führer que de tenir à l’accomplissement de ses volontés au moins dans une certaine mesure ; mais l’homme quitta la Marine : on avait tenu compte de mon opinion. Dans ces circonstances, je déclarai que j’étais prêt à rester à mon poste. Cela se passait au début de 1939 ; au cours du printemps, néanmoins, je demandai à nouveau à être relevé de mon poste ; après avoir servi si longtemps dans la Marine, je ne croyais pas être à même de conserver plus longtemps les honneurs de cette charge. Je suggérai que je pourrais m’en démettre en octobre 1939. Sur le moment, le Führer refusa, puis, le 1er octobre, nous nous sommes trouvés en guerre et j’ai pensé qu’en temps de guerre je ne pouvais quitter la Marine sans raison valable, surtout étant donné que je me considérais comme entièrement responsable des préparatifs et de l’entraînement de la Marine. Au cours de cette guerre, notre collaboration fut constamment agréable, à part de tels incidents ; car le Führer s’efforçait toujours de me montrer certains égards, mais nos rapports devinrent de plus en plus tendus à mesure que la guerre se prolongea. Le Führer devenait plus nerveux quand je lui faisais mes rapports ; il entrait en rage quand s’élevaient des divergences d’opinion ou lorsqu’il s’était produit un incident quelconque : une difficulté technique ou l’échec d’un de nos navires. De plus en plus, son entourage exerçait sur lui son influence avant que je pus m’expliquer et j’étais appelé trop tard auprès de lui pour remettre les choses au point. Il s’ensuivait des scènes désagréables qui m’affectaient considérablement.
Un point sur lequel le Führer était extraordinairement sensible, c’était la question des gros navires. Il était toujours inquiet lorsque nos gros navires étaient en opération en haute mer contre la Marine marchande ennemie. La perte d’un de ces bâtiments comme le Graf Spee ou plus tard le Bismarck atteignait d’après lui, notre prestige, et ces questions-là le préoccupaient beaucoup. Il en fut ainsi jusqu’à la fin de l’année 1942. Ensuite, et c’est cela qui m’affecta le plus, j’échouai dans mes tentatives auprès du Führer, au sujet de la Norvège, de la France et surtout de la Russie. En dernière analyse, il tenait compte bien plus de l’opinion d’une personne du Parti, Terboven par exemple, que de celle d’un vieil officier. Une telle situation ne pouvait être tolérée plus longtemps. Un des traits caractéristiques du Führer était sa terrible méfiance envers et contre tous mais particulièrement à l’égard des vieux officiers qui venaient de l’ancienne Wehrmacht. Il supposait, malgré leur attitude bienveillante, qu’au fond de leur cœur, ils ne partageaient pas les sentiments qu’il attendait d’eux. C’est principalement la question de la Russie qui me fit entrer en conflit avec lui et modifia considérablement l’état de nos relations. L’homme qui s’occupa de tous les journaux de guerre et de tous les comptes rendus de séance, il s’agit de l’amiral Assmann, résuma une fois la situation à l’issue d’une de ces entrevues en écrivant : « Le Commandant suprême de la Marine est en opposition complète avec le Führer sur cette question ».
A la fin de l’année 1942, alors que je venais d’en terminer avec la question norvégienne, il se produisit un incident qui eut une importance décisive. Une attaque aurait dû avoir lieu contre un convoi qui, d’Angleterre, se dirigeait vers Mourmansk ou Arkhangelsk. C’était en décembre, une époque de l’année où, dans ces régions septentrionales, il n’y a qu’une à deux heures de lumière par jour, donc dans des conditions peu favorables pour que de gros navires attaquent un grand nombre de destroyers. Les bâtiments avaient quitté le port accompagnés de destroyers et ils étaient arrivés à la hauteur du convoi au moment du crépuscule. Mais la lueur du crépuscule disparut bientôt et ce fut la nuit. Étant donné que le convoi était accompagné de nombreux destroyers, l’amiral estima qu’il convenait de retirer les gros navires du combat. C’était la décision qui s’imposait, car autrement il aurait risqué de voir ces bâtiments torpillés. Pour cela et aussi parce que les communications radiophoniques furent malencontreusement difficultueuses entre l’amiral et la Direction des opérations navales et même, par instant, coupées par suite de perturbations atmosphériques, le Führer devint excessivement nerveux, quand je lui transmis, à son Quartier Général, les renseignements que j’avais pu obtenir. Toute la journée se passa en questions et réponses et quand vint le soir, je fus dans l’incapacité de lui brosser un tableau exact de la situation. Il fut extrêmement irrité. Il me fit transmettre par le canal de l’amiral Krancke des paroles blessantes et m’ordonna de venir immédiatement ; je compris qu’il ne pouvait en résulter qu’un grave malentendu ; je pris mes dispositions pour ne paraître en sa présence que six jours plus tard, afin que l’atmosphère eût le temps de s’adoucir quelque peu. Le 6 janvier, je pus me rendre auprès de lui avec un rapport complet ; et le soir, au cours d’un entretien auquel assistait également le Feldmarschall Keitel, il fit un discours d’une heure, dans lequel il critiqua violemment tout ce qu’avait fait la Marine, en contredisant formellement tous les jugements qu’il avait précédemment portés sur elle. Je vis par là qu’il voulait provoquer une rupture.
Personnellement, j’étais fermement décidé à profiter de l’occasion pour me démettre de mes fonctions, étant donné qu’il apparaissait de plus en plus nettement que la guerre devenait une guerre essentiellement sous-marine et que je pouvais me retirer à ce moment-là avec une conscience parfaitement pure.
Après la fin de son discours, je le priai de m’accorder un entretien particulier. Le Feldmarschall Keitel et les sténographes se retirèrent et je lui offris ma démission étant donné que les paroles qu’il venait de prononcer m’avaient prouvé qu’il était fort mécontent de moi et que le moment était venu de me démettre. Comme à l’ordinaire, il chercha tout d’abord à m’en dissuader, mais je demeurai inflexible et lui déclarai qu’il fallait, en définitive, nommer un nouveau Commandant en chef de la Marine qui assumerait tout le poids des responsabilités. Il me dit alors que ce serait pour lui une charge très lourde si je partais maintenant, alors que d’une part la situation était très critique — c’était peu avant Stalingrad — et que, d’autre part, on lui avait déjà reproché d’avoir congédié trop de généraux. Aux yeux de l’étranger, mon départ à ce moment-là lui serait imputé. Je lui dis que je ferais de mon mieux pour éviter que l’on interprétât les choses ainsi. S’il tenait à ne pas donner à l’étranger l’impression que j’avais quitté mes fonctions à la suite d’un désaccord, il pouvait me décerner un titre honorifique d’inspecteur général qui ferait croire que j’appartenais encore à la Marine et que mon nom demeurait lié aux choses de la Marine. Cela lui agréa tout de suite, et je lui demandai alors — nous étions le 6 janvier — de bien vouloir me relever de mes fonctions le 30 janvier. A ce moment-là, j’avais accompli dix ans de service sous ses ordres comme Commandant en chef de la Marine. Il accepta ma proposition et me demanda de lui proposer deux successeurs afin de pouvoir choisir.
Le 30 janvier, il me démit personnellement de mes fonctions en me nommant amiral inspecteur de la Marine Il me dit qu’à l’occasion il me consulterait encore, ce qui ne se produisit jamais. Je fus simplement envoyé en mission deux fois : la première, en Bulgarie, pour l’enterrement du roi, et la deuxième, en Hongrie, pour remettre un cadeau du Führer au régent Horthy.
Monsieur le Grand-Amiral, vous n’avez accompli aucune tâche comme amiral inspecteur ?
Non, je n’avais aucune fonction et ne recevais aucun ordre.
Voici enfin ma dernière question. Avez-vous eu l’impression, au cours de l’entretien du 6 janvier 1943, que Hitler était heureux de se débarrasser de vous en raison des nombreuses divergences d’opinion qui vous séparaient et des objections que vous lui faisiez fréquemment sur les questions techniques et politiques relatives à la Norvège, à la France et à la Russie ?
Je crois bien qu’il désirait à ce moment-là se débarrasser de moi, parce que j’étais devenu une gêne pour lui. Il n’avait pas oublié l’incident que j’ai rapporté, où j’avais eu le dernier mot.
Je vous remercie. J’en ai terminé avec l’interrogatoire du Grand-Amiral Raeder.
Le Tribunal siégera aujourd’hui jusqu’à 13 h. 30. Nous suspendons l’audience pendant dix minutes.
D’autres membres de la Défense désirent-ils poser des questions ?
Monsieur le Grand-Amiral, vous souvenez-vous du mémorandum de l’Etat-Major naval du 15 octobre relatif aux possibilités d’intensifier la guerre économique ? Vous le trouverez dans le livre de documents britannique n° 10, pages 96 et 97 du texte anglais.
L’amiral Wagner en a déjà parlé ici. Avez-vous quelque chose à ajouter à sa déposition, au sujet du but et de la signification de ce mémorandum ?
Étant donné que la guerre contre l’Angleterre fut pour nous une surprise, nous ne nous étions jusque là que très peu occupés des questions de détail de la guerre sous-marine. En particulier, nous n’avions pas encore envisagé la question de la guerre sous-marine à outrance dont le rôle fut si important dans cette guerre. C’est pour cette raison que, le 3 septembre, l’officier dont on a récemment cité le nom fut envoyé au ministère des Affaires étrangères afin de discuter de quelques sujets relatifs à cette guerre sous-marine totale pour que nous puissions tirer au clair avec le ministère des Affaires étrangères la question de savoir jusqu’où nous pouvions aller. Ce document qui a joué un rôle ici l’autre jour est le D-851 (GB-451), portant la date du 3 novembre.
Vous voulez dire 3 septembre.
Oui, 3 septembre. Il se rapporte à toutes ces questions. Des entretiens avec les Affaires étrangères eurent alors lieu et c’est d’après les résultats de ces entretiens que le mémorandum sur les sous-marins auquel vous faites allusion a été élaboré à l’OKM et terminé le 15 octobre. Je crois l’avoir présenté le 15 octobre au Führer qui, en principe, approuva son contenu. Mais le seul fait qu’un mémorandum sur la conduite de la guerre sous-marine envisageant les possibilités d’intensifier la guerre sous-marine ne fut rédigé que le 15 octobre démontre combien nous nous étions peu préparés à une telle éventualité.
Ce mémorandum contient, au début la phrase citée par le Ministère Public, sur notre position à l’égard du Droit international, où il est parlé de moralité très élevée dans le combat, de respect du Droit des gens et du désir de baser toutes les mesures militaires sur le Droit international en vigueur dans la mesure du possible. Mais si cela s’avérait impossible et si, en ne les respectant pas, nous pouvions obtenir des succès décisifs pour la guerre, nous étions prêts à prendre cette responsabilité et à nous écarter, en cas de nécessité, du Droit international en vigueur. Cela veut dire que l’on pouvait créer un nouveau Droit international.
Quoi qu’il en soit, ce mémorandum, dans son ensemble, représente une recherche permanente des possibilités de mener une guerre sous-marine sans trop faire de tort aux neutres et en respectant au maximum le Droit international afin qu’elle devienne un facteur de succès dans la décision finale.
On y envisage différentes solutions pour obtenir une intensification de cette guerre ; mais il s’agit toujours de trouver des ripostes aux mesures prises par l’ennemi. On y examine des possibilités comme celle d’un blocus ou la nouvelle conception du siège de l’Angleterre par une guerre sous-marine ; mais le projet conclut qu’en raison du nombre des sous-marins et en vertu d’autres considérations, il n’est pas encore possible d’entreprendre de telles opérations.
Et la conclusion de ce mémorandum est reproduite aux deux dernières pages de ce document. Malheureusement, je n’ai que l’exemplaire allemand devant moi. Au paragraphe D de la conclusion, ces phrases que je vais citer méritent de retenir l’attention...
Où se trouve ce passage ?
Dans le livre de documents n° 10 aux pages 99 et 100, GB-224. Monsieur le Président, un autre extrait du même document a déjà été cité. Il se trouve dans le livre de documents Dönitz n° 3, pages 199 à 203. Mais je ne crois pas qu’il soit nécessaire de s’y reporter ; car le témoin n’en lira qu’une ou deux phrases.
Le paragraphe des « conclusions » dit à l’alinéa 1 :
« 1. La façon actuelle de mener la guerre économique conformément à l’ordonnance des prises ne correspond pas aux exigences militaires pour une sévérité plus grande.
Une grosse part du trafic commercial de nos ennemis qui s’effectue grâce à des navires neutres n’est pas atteinte.
La méthode légale d’arraisonner et de visiter les navires de commerce neutres ne peut plus être suivie en raison de la puissance de l’aviation de reconnaissance et de la défense contre sous-marins à proximité des côtes ennemies. La guerre économique, d’après l’ordonnance des prises, doit donc être limitée et ne peut être menée dans la Baltique et la mer du Nord que par des navires de surface. Dans l’Atlantique, les sous-marins dans les eaux proches des côtes ennemies ne peuvent entreprendre que des attaques sans avertissement de convois, de transports de troupes, et s’ils en ont l’autorisation, de tous les navires de commerce. On ne peut agir conformément à l’ordonnance des prises que dans des cas exceptionnels. L’utilisation de l’aviation de coopération n’est pas possible pour cette guerre économique. Celle-ci est menée dans le cadre du Droit international. Il faut éviter toute possibilité de conflit avec les neutres. »
Voici encore une phrase :
« Si la Direction suprême des opérations de guerre, pour des raisons politiques, ne se décide pas pour le moment à adopter la méthode de guerre économique la plus énergique, le siège, il sera possible d’obtenir plus de résultats dans notre politique d’arrêt du trafic ennemi en intensifiant la pose de mines et en faisant attaquer les installations portuaires ennemies, par notre aviation. On ne peut, néanmoins, s’attendre à aucun résultat décisif d’une guerre économique menée comme elle l’est actuellement. » Document C-157 (GB-224).
Le résultat immédiat de ce mémorandum et de votre rapport au Führer fut l’ordre du 17 octobre ?
Oui. Il prévoyait, premièrement, que tous les navires de commerce ennemis pouraient être torpillés ; et, deuxièmement, mesuré plus sévère, que les navires ayant des passagers à bord mais faisant partie de convois pourraient être torpillés dans un laps de temps très bref après qu’un avertissement leur aurait été donné. Toutes ces mesures collectives correspondaient à notre plan de rendre coup pour coup à l’ennemi, en représailles des actes isolés commis à notre détriment.
Docteur Kranzbühler, si ce long passage que l’accusé vient de lire n’a pas été encore versé au dossier, vous devriez le faire. D’après ce que j’ai compris, il n’a pas encore été déposé.
Monsieur le Président, si cela peut vous être utile, je dirai que j’ai l’intention d’utiliser ce document et que je le déposerai.
A-t-il déjà été déposé ?
Une partie seulement, Monsieur le Président, mais non celle que l’accusé vient de citer. Celle-là, je la citerai plus tard.
Monsieur le Grand-Amiral, vous avez dit auparavant que certains préparatifs avaient été entrepris avant 1935 pour la construction d’une arme sous-marine allemande. L’amiral Dönitz a-t-il été pour quelque chose dans ces préparatifs ?
Pas le moins du monde. Comme on l’a déjà dit, il s’est rendu à l’étranger au cours de la dernière année, mais même auparavant il n’a rien eu à voir avec ces questions.
Vous avez relaté votre départ de votre poste de Commandant en chef de la Marine de guerre. Voulez-vous me dire, s’il vous plait, dans quelles circonstances l’amiral Dönitz est devenu votre successeur ?
Le Führer m’avait ordonné de proposer deux amiraux comme successeurs. Je lui proposai par écrit, tout d’abord, le plus ancien…
Docteur Kranzbühler, qu’est-ce que cela vient faire ici ? Je veux dire : en quoi le fait de savoir comment l’amiral Dönitz est devenu Commandant en chef de la Marine peut-il avoir de l’intérêt dans les questions que nous avons à juger.
Cela a une certaine importance, Monsieur le Président, puisque le Ministère Public prétend que l’amiral Dönitz a succédé à l’amiral Raeder en raison de ses relations politiques ou des services qu’il aurait rendus.
Bien.
Voulez-vous continuer, s’il vous plaît, Monsieur le Grand-Amiral...
Je serai très bref. Je proposai en premier lieu l’amiral Carls, qui était le plus ancien et avait une connaissance approfondie de la guerre sur mer et de la direction des affaires navales. Mais étant donné que le Führer pouvait tenir à manifester la prépondérance qu’il entendait donner à la guerre sous-marine, je proposai l’amiral Dönitz qui faisait autorité dans ce domaine. Les considérations politiques n’entrèrent nullement en ligne de compte. Il s’agissait uniquement d’une nomination sur le plan professionnel et technique.
Je n’ai pas d’autre question à poser.
Monsieur le Président, dans sa lettre du 26 mars, le Tribunal a autorisé la présentation d’un affidavit de l’accusé Raeder en faveur de son co-accusé Keitel, à la condition que le Ministère Public eût la faculté de contre-interroger l’amiral Raeder sur sa déposition.
J’ai fait parvenir l’affidavit au Ministère Public qui n’a pas élevé d’objection. Je demande la permission de déposer cet affidavit relatif aux attributions et à la position de l’accusé Keitel en tant que chef de l’OKW, sous le numéro Keitel-19, puisque le Grand-Amiral Raeder a certifié avoir signé cet affidavit et qu’il consent à ce qu’il en soit fait état. (A l’accusé.) Monsieur le Grand-Amiral, vous connaissez les questions que je vous ai posées et auxquelles, le 19 mars, après avoir consulté votre avocat, vous avez répondu dans une déclaration que vous avez signée ?
Il s’agit de la situation du Feldmarschall Keitel à l’OKW ?
Oui
Je la connais parfaitement.
Je puis donc présenter cet affidavit ? Le Ministère Public en détient une copie.
J’ai encore un petit nombre de questions à poser au Grand-Amiral Raeder mais elles pourront être très simplifiées si le Tribunal y consent. Il s’agit des mêmes questions que celles que j’ai posées la semaine dernière, le 9 mai, au Grand-Amiral Dönitz et qui se rapportent à l’allégation du témoin Dr Gisevius sur l’influence considérable de Keitel et du « cercle de silence » que Keitel aurait, selon lui, tracé autour de Hitler.
Je voudrais simplement demander au Grand-Amiral Raeder, avec la permission du Tribunal, s’il peut confirmer pour la période antérieure à 1943, durant laquelle il a été Commandant en chef de la Marine, l’exactitude des réponses faites par le Grand-Amiral Dönitz en sa présence.
Je prie le Tribunal de décider si, pour gagner du temps, je puis poser cette question générale.
Certainement.
Monsieur le Grand-Amiral, vous avez entendu ma question. Je vous demande si vous pouvez confirmer les réponses que m’a faites, le 9 mai, l’amiral Dönitz et qui concernaient la période antérieure à 1943 ?
Oui, je les confirme.
Une dernière question encore. Au cours de votre interrogatoire, il a été question du document L-79, le dossier appelé « Petit Schmundt ». Vous avez déclaré qu’il était inexact et sans valeur probatoire.
Parfaitement.
Le Dr Siemers a cité une partie de ce document, que le Ministère Public n’a pas lu quand le document a été déposé. Il est question dans cet extrait d’un bureau d’études auprès de l’OKW.
Oui.
Je vous demande de bien vouloir me dire si un tel bureau d’études a été effectivement créé auprès de l’OKW ?
Pas à ma connaissance. Les travaux d’élaboration étaient entrepris par l’État-Major d’opérations qui comprenait des officiers appartenant aux trois armes.
Donc, il n’y eut aucune modification dans la répartition des compétences et des attributions ?
Pas la moindre.
Il s’agit également de la mise au point des conceptions stratégiques et des opérations entre l’OKW et l’État-Major d’opérations d’une part, et, d’autre part, les états-majors des différentes armes de la Wehrmacht, y compris l’État-Major naval.
En ce qui concerne l’État-Major naval, il n’y eut pas de modification.
Et pour les autres armes de la Wehrmacht, savez-vous s’il n’y a pas eu de modification ?
Je ne peux pas le dire. Je n’en sais rien.
Les généraux von Brauchitsch et Halder ont fait des déclarations à ce sujet. Je vous remercie, je n’ai pas d’autre question à poser.
Docteur Nelte, l’affidavit auquel vous avez fait allusion se trouve-t-il dans votre livre de documents ?
Il n’y est pas encore, il y figurera sous le numéro Keitel-19.
Bien. Vous voudrez bien en fournir des traductions au Tribunal ?
Certainement.
Monsieur le Grand-Amiral, vous êtes le doyen du groupe État-Major général et OKW, et c’est vous qui avez appartenu le plus longtemps à ce prétendu groupement ?
Oui.
Comment êtes-vous devenu membre de ce prétendu « groupe » ?
C’est le Président du Reich, le Feldmarschall von Hindenburg qui m’a nommé chef de l’Amirauté. De ce fait, je ne suis pas entré dans un « groupe », je suis devenu Commandant en chef de la Marine. Personne n’a jamais entendu parler de « groupe ».
Le Ministère Public prétend que c’est par un acte volontaire que vous êtes rentré et êtes demeuré dans ce groupe. Les chefs militaires avaient-ils la moindre possibilité de réclamer un poste vacant ?
Non. Il n’en était pas du tout ainsi.
Ainsi, c’étaient les capacités militaires qui importaient.
C’était une question d’obéissance militaire et l’on ne pouvait se porter volontaire.
Avez-vous connu les différents membres de ce groupe à l’époque où vous en faisiez partie ?
Non. Je ne connaissais certainement pas tous les membres des autres parties de la Wehrmacht. Mais, bien entendu, j’en connaissais un certain nombre.
Au sein de la direction purement militaire, y eut-il jamais une conférence portant sur un plan destiné à déclencher des guerres d’agression ?
Non, il n’y eut jamais de conférence semblable. A différentes reprises, on a dit ici comment les choses se passaient : décision politique du Führer, directive donnée par lui et enfin mise au point de l’ordre définitif.
Monsieur le Grand-Amiral, je n’entends pas par là les réunions présidées par Hitler, je ne parle que de réunions purement militaires entre officiers.
Voulez-vous dire au sein des différentes armes de la Wehrmacht ?
Oui, au sein des différentes armes de la Wehrmacht.
Évidemment, au sein de l’État-Major naval, il y eut des conférences sur différents sujets, mais jamais sur des guerres d’agression.
C’est sur ce seul point que portaient mes questions. Le Ministère Public prétend, en outre, que ce groupe incriminé a été créé par le régime national-socialiste. Est-ce exact ?
En aucune façon. Il n’y eut pas de groupe du tout, l’organisation était celle que l’on a décrite plusieurs fois ici.
Comme il en a toujours existé une dans toutes les armées du monde ?
Oui, comme il en toujours existé.
Le Ministère Public a prétendu, en outre, qu’après la prise du pouvoir par Hitler, les chefs militaires supérieurs eurent le choix : collaborer ou laisser le nouveau régime, créer une nouvelle Wehrmacht, c’est-à-dire une Wehrmacht à sa façon, et que, dans ces circonstances, les généraux se sont décidés pour la collaboration. Cette assertion de l’Accusation est-elle exacte ?
Non. En aucun cas, il n’y eut de jonction. Je sais que certains la souhaitaient. Par exemple, une fois en 1934, j’ai averti le Führer que l’on m’avait rapporté que le SA-Gruppenführer Killinger, qui avait appartenu à la Marine et l’avait quittée, ambitionnait de devenir chef de la Direction des opérations navales. Mais je n’eus pas connaissance d’autres tentatives de ce genre. En tout cas, il n’y eut pas de coalition des généraux pour se défendre contre de telles visées.
L’assertion du Ministère Public n’est donc pas exacte ?
Non, elle n’est pas exacte. Ce n’était pas du tout une façon de procéder compatible avec l’esprit militaire que de former un bloc contre quoi que ce fût.
Le Ministère Public prétend, en outre, que le groupe, les généraux en tous cas, s’était laissé gagner par le régime dans l’espoir de conquêtes à venir. Cette assertion est-elle exacte ?
Cette assertion et complètement fausse et bien tirée par les cheveux.
L’effort du Parti pour accaparer le pouvoir en Allemagne fut-il en quoi que ce soit encouragé et soutenu par les militaires ?
J’ignore si cela s’est produit. Voulez-vous parler de la prise du pouvoir ?
Après la prise du pouvoir, le Parti a-t-il, à votre connaissance, été encouragé par les chefs militaires dans ses efforts pour obtenir la domination totale en Allemagne ?
Non.
Hier, dans votre réponse à une question de votre avocat, vous avez décrit les circonstances dans lesquelles vous avez prêté serment à Hitler. Aurait-il été possible à l’un des commandants en chef, à supposer qu’il ait pu avoir une telle idée, de refuser de prêter serment.
Je ne peux pas le dire, mais je ne crois pas qu’aucun de nous ait pu juger nécessaire de refuser de prêter un tel serment.
Le Ministère Public a prétendu, en outre, que les grands chefs militaires approuvaient complètement les principes et les buts du national-socialisme. Cela est-il exact ?
J’ai expliqué hier ici dans quelle mesure on pouvait approuver les principes du national-socialisme et jusqu’à quel point on inculquait ces principes aux soldats. Mais dépasser ces limites était interdit et n’était pas de mise dans la Kriegsmarine. Mais je parle uniquement de la Marine.
Les officiers placés sous vos ordres et qui appartenaient au groupe eurent-ils connaissance de la situation politique et des projets de Hitler, de telle sorte que l’on puisse parler de participation ou d’adhésion à un plan.
Non. Il y avait une interdiction formelle de parler à qui que ce soit des discours dans lesquels Hitler dévoilait des projets et des événements possibles. Les officiers qui n’avaient pas rang de commandants en chef de la Wehrmacht n’étaient mis au courant que lorsque la directive était sur le point d’être adoptée.
Le Ministère Public prétend, en outre...
Je dois expliquer cela brièvement. Toute directive était d’abord élaborée par l’Oberkommando de l’Armée de terre ou de mer. Les officiers étaient informés dès que la directive relative à leur arme était adoptée et cela demandait chaque fois un certain temps.
Le Ministère Public prétend également que les grands chefs militaires n’étaient pas des techniciens mais connaissaient les projets d’agression de Hitler et y souscrivaient. Pouvez-vous me citer des chefs militaires qui, avant que toute action agressive eût été ordonnée, avaient déjà pris position en ce sens ?
Non, je ne peux pas le dire. J’ai expliqué hier comment l’amiral Carls me signala le danger imminent en Norvège ; mais il se contenta de me communiquer ce renseignement, de me signaler le danger et de m’expliquer la situation.
La position de l’ancien Commandant en chef de la Wehrmacht, von Fritsch et celle du chef de l’État-Major Beck en faveur de la guerre sont connues. Je voudrais seulement vous demander si le Commandant en chef de l’Armée de terre, le Feldmarschall von Brauchitsch avait le même point de vue sur la question de la guerre.
Oui, je le crois.
Vous vous êtes hier expliqué en détail au sujet de l’entretien du 5 novembre 1937. J’aimerais...
Docteur Laternser, vous avez posé ces mêmes questions à tous les témoins appartenant à la Marine et à l’Armée qui ont comparu. Le Tribunal vous fait remarquer qu’à propos de ces questions il n’y a pas eu dans les contre-interrogatoires du Ministère Public de controverse sur ces points, si bien que ces témoignages se répètent et sont cumulatifs. Il n’y a aucune raison pour que vous posiez ces questions à tous les témoins appartenant à l’Armée et à la Marine qui comparaissent à la barre des témoins. Il n’en résulte qu’une perte de temps pour le Tribunal. Lorsqu’un témoin a répondu à des questions et que la partie adverse ne procède à leur sujet à aucun contre-interrogatoire, on peut considérer que ces réponses sont admises une fois pour toutes.
Monsieur le Président, il est particulièrement important pour moi, et c’est ce point qui vient d’être abordé, de savoir si une question est inadmissible du fait qu’elle est cumulative aux yeux du Tribunal. Il me serait agréable de fournir quelques courtes explications sur cette question de cumul...
Certainement, Docteur Laternser, mais comprenez ce que le Tribunal vous a dit. Il est souhaitable, en raison même des directives qui nous ont été données dans le Statut, que ce Procès se déroule le plus rapidement possible et que l’on n’apporte pas sans cesse les mêmes témoignages sur les mêmes questions. N’est-ce pas clair ?
Monsieur le Président, si je pouvais présumer que le Tribunal tient pour acquises les preuves que je désire obtenir au moyen de ces questions, je renoncerais volontiers à poser ces questions. Mais comment aurai-je la certitude qu’il en est ainsi tant que je n’aurai pas réussi à apporter des preuves décisives...
J’ai tenu à vous faire remarquer que vous avez posé les mêmes questions à un grand nombre de témoins ; ces questions n’ayant pas entraîné de contre-interrogatoire du Ministère Public, vous pouvez considérer que nous avons pris acte des réponses fournies par les témoins.
Si je suis en droit de tirer cette conclusion, dans ce cas je m’abstiendrai à l’avenir de poser de telles questions. Celles que j’ai encore à poser, Monsieur le Président, sont peu nombreuses. (A l’accusé.) A l’appui des charges dressées dans l’Acte d’accusation contre le groupe de l’État-Major général et de l’OKW, le Ministère Public a présenté deux affidavits, l’un du Feldmarschall von Blomberg et l’autre du général Blaskowitz. Dans ces deux déclarations sous serment, ces généraux expliquent que, dans le milieu des généraux, on pensait généralement avant la guerre que la question du couloir polonais devait être réglée à tout prix, au besoin par la force. L’opinion de ces deux généraux est-elle exacte ? Cette opinion était-elle couramment admise ?
Je n’ai jamais entendu émettre cette opinion. En ma présence, le général von Blomberg n’a jamais fait semblable déclaration. Chez nous, dans la Marine, on ne s’est jamais entretenu de la question polonaise que dans les termes que j’ai déjà rapportés ces jours derniers à savoir que l’on devait éviter à tout prix une attaque de la Pologne par l’Allemagne. La solution politique de cette question...
L’accusé dit qu’il n’en a jamais entendu parler.
C’est pour cette raison que j’ai posé cette question au témoin.
Les questions politiques après 1933 furent traitées et réglées uniquement par Hitler. Il avait déclaré qu’à lui seul il ferait toute la politique.
Il est donc exact que l’opinion exprimée par Blomberg et Blaskowitz n’était pas générale.
Je ne l’ai en aucun cas entendu exprimer. Dans la Marine, elle n’existait pas.
Vous avez assisté aux entretiens du 23 novembre 1939 ?
Oui.
Je voudrais vous poser encore une question à ce sujet. Monsieur le Grand-Amiral, vous souvenez-vous qu’au, cours de ces entretiens, Hitler ait fait des reproches aux généraux parce qu’ils conservaient des idées périmées de chevalerie dont il fallait se défaire ?
Je ne peux pas l’affirmer avec certitude. Je crois néanmoins avoir entendu dire une fois que Hitler était de cet avis.
J’ai une dernière question à vous poser sur le document que votre avocat vous a déjà présenté lors de votre interrogatoire. Il s’agit du document C-66, déposé sous le numéro GB-81. Il se trouve dans le livre de documents n° 10, page 13, ou 10 (a), page 35. A la cinquième page, au dernier paragraphe, vous avez déclaré ce qui suit :
« D’après mes déclarations et mes projets, on peut voir que le Führer escomptait une solution définitive de la campagne de l’Est à l’automne 1941, alors que l’OKH (État-Major général), était très sceptique. »
Monsieur le Grand-Amiral, je voudrais vous demander sur quoi reposait votre scepticisme ?
Autant que je le sache, l’OKH était d’avis qu’il était impossible de terminer une campagne aussi gigantesque dans un laps de temps aussi court ; beaucoup d’autres personnes partageaient cette opinion. Tandis que le Führer s’imaginait qu’avec le concours d’armes nouvelles et de sa stratégie, il pourrait la terminer très rapidement.
Savez-vous si à cet État-Major, à l’OKH, on avait émis des objections de principe avant que ne commençât la campagne de Russie ?
Pour autant que je sache, le Commandant en chef de l’Armée de terre y était très opposé ; mais sur ce point non plus je ne peux me montrer catégorique.
Je vous remercie, je n’ai pas d’autres questions.
Monsieur le Grand-Amiral, au cours de ces débats, il a été déclaré, par l’accusé Göring je crois, que le Feldmarschall von Hindenburg avait émis expressément le vœu que M. von Neurath devînt ministre des Affaires étrangères. Avez-vous eu connaissance de ce fait ?
J’avais appris alors que Hindenburg avait exprimé ce désir et ce fait avait retenu mon attention parce que le Feldmarschall von Hindenburg s’était, jusque-là, réservé la seule prérogative dans le Gouvernement du Reich de nommer le ministre de la Défense et les chefs d’états-majors de l’Armée et de la Marine. C’était la première fois qu’il exprimait un tel désir pour le ministère des Affaires étrangères.
Ce n’était donc pas l’habitude du Feldmarschall de faire des propositions pour les postes ministériels ?
Non. Il avait simplement exprimé le désir de toujours choisir le ministre de la Défense, même dans les précédents cabinets, social-démocrates, démocrates et autres.
Pour quelle raison croyez-vous que le Feldmarschall von Hindenburg ait fait une exception dans le cas de von Neurath ?
Il désirait probablement avoir l’assurance, qu’en toutes circonstances, la politique pacifique qui avait jusque-là prévalu en Allemagne serait poursuivie. Il était convaincu que M. von Neurath conduirait sa politique dans ce sens.
Il avait donc eu une confiance particulière dans l’attitude adoptée jusque-là par M. von Neurath ?
Sans aucun doute.
Vous connaissiez très bien von Neurath ? Étiez-vous au courant de ses conceptions politiques fondamentales ? Quelles étaient les grandes lignes de sa politique ?
M. von Neurath désirait voir le peuple allemand recouvrer progressivement la santé et il voulait obtenir par des moyens pacifiques l’égalité des droits pour le Reich allemand. Avant tout, entretenir de bonnes relations avec l’Angleterre, ce qui était également un des buts de Hindenburg. Et, particulièrement sur ce point, nous étions tous les deux entièrement d’accord.
On peut donc dire que von Neurath était considéré par vous comme le facteur d’une politique d’entente avec l’Angleterre et d’une politique pacifique de compromis.
Oui.
J’ai une deuxième question à vous poser. Monsieur le Grand-Amiral, un certain Fritz Wiedemann, qui fut aide de camp de Hitler de 1935 jusqu’en 1939, a fait une déposition sous serment que le Ministère Public a présenté sous le numéro PS-3037. Dans cet affidavit, M. Wiedemann déclare que le 28 mai 1938, une conférence se tint dans le jardin d’hiver de la Chancellerie du Reich, avec toutes les personnalités du ministère des Affaires étrangères, de l’Armée et des différentes directions. Ce fut une réunion monstre à tel point que l’on se demanda si tous les participants trouveraient place dans le jardin d’hiver. Il dit alors que, outre Göring, le général Beck, le général Keitel et von Brauchitsch, il y avait également MM. von Neurath, von Ribbentrop et vous-même. Au cours de cette réunion, Hitler parla, entre autres choses, de la Tchécoslovaquie et déclara sa volonté inébranlable de faire disparaître la Tchécoslovaquie de la carte du monde. Savez-vous quelque chose sur cette réunion ?
Bien que je me rappelle parfaitement toutes les grandes et importantes réunions, je n’ai pas le moindre souvenir de cette réunion à cette époque. La liste des assistants me paraît d’ailleurs invraisemblable. Je n’ai jamais vu dans la même réunion von Neurath et von Ribbentrop. J’ai des doutes sur le fait que M. von Neurath ait pu se trouver à cette époque à Berlin. Il n’assistait certainement pas à cette réunion. Je ne me souviens pas non plus d’une seule réunion à laquelle aurait assisté von Ribbentrop en qualité de ministre des Affaires étrangères et au cours de laquelle des questions militaires auraient été traitées. Quant à M. Wiedemann, je crois bien ne l’avoir jamais vu dans une réunion au cours de laquelle de telles questions auraient été traitées. En ces cas-là, le Führer renvoyait toujours son aide de camp au préalable. Je crois qu’il y a là une méprise.
Vous auriez sans aucun doute conservé le souvenir d’une déclaration aussi importante du Führer ?
Certainement. Au cours de cet été-là, les opinions du Führer subirent de fortes fluctuations. Je crois qu’à la fin du mois de mai, il y eut en Tchécoslovaquie une mobilisation ou un événement de cette sorte, je ne me rappelle pas exactement. Mais je n’ai assisté alors, autant que je m’en souvienne, à aucune réunion au cours de laquelle une telle déclaration ait été faite.
Je vous remercie. Je n’ai pas d’autre question à poser.
Un autre avocat désire-t-il poser des questions ? (Pas de réponse.) Sir David, il me semble qu’il est trop tard pour commencer le contre-interrogatoire.
Je suis entièrement de votre avis, Monsieur le Président.